Décision de la Commission des sanctions du 11 décembre 2019 à l'égard de la société Bloomberg LP

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
AMF, 11 déc. 2019, n° SAN-2019-17
Numéro : SAN-2019-17
Identifiant AMF : SAN-2019-17

Sur les parties

Texte intégral

La Commission des sanctions

COMMISSION DES SANCTIONS Décision n° 18 du 11 décembre 2019

Procédure n° 18/16 Décision n° 18

Personne mise en cause :

 La société Bloomberg LP Société de droit américain immatriculée dans l’Etat de New York Ayant élu domicile au cabinet d’avocats Linklaters LLP, 25 rue de Marignan à Paris (75008).

La 1ère section de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (ci-après : « AMF ») :

Vu le règlement MAR, notamment ses articles 12.1, 15 et 21 ;

Vu le code monétaire et financier, notamment son article L. 621-15 ;

Après avoir entendu au cours de la séance publique du 15 novembre 2019 :

— M. Bruno Gizard, en son rapport ;

- M. Benjamin Mauduit, représentant le col ège de l’AMF ;

- La société Bloomberg LP, représentée par la responsable de son bureau parisien, Mme Géraldine Amiel, et assistée par ses conseils Mes Arnaud de La Cotardière et Jean-Charles Jaïs, avocats au sein du cabinet Linklaters LLP ;

- MM. Jean-Pierre Vogel et Alexandre Carayon, interprètes.

La mise en cause ayant eu la parole en dernier.

17 place de la Bourse – 75082 Paris cedex 2 – tél. 01 53 45 60 00 – fax 01 53 45 63 20 www.amf-france.org

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FAITS

La société de droit américain Bloomberg LP (ci-après, « Bloomberg ») a été créée en 1981 par M. Michael Bloomberg. Elle est spécialisée dans l’information économique et financière à destination, notamment, des professionnels de marché.

Son agence de presse, dénommée Bloomberg News, assure la diffusion de ces informations par l’intermédiaire des terminaux Bloomberg et de différents médias.

Bloomberg dispose de près de 180 bureaux répartis dans le monde, dont la majorité est dotée d’une rédaction ainsi que d’un service dédié à la commercialisation de terminaux.

Certaines de ces rédactions exercent une activité, appelée Speed Desk, consistant en la publication d’informations financières en temps réel, extraites de communiqués de presse ou d’autres sources et relayées sous forme de flash ou alertes.

Au mois de novembre 2016, le Speed Desk du bureau parisien de Bloomberg comptait trois journalistes.

Le 22 novembre 2016, entre 16h06m04s et 16h07, deux de ces journalistes ont publié diverses dépêches sur les terminaux Bloomberg reprenant, en substance, le contenu d’un communiqué de presse intitulé « Vinci lance une révision de ses comptes consolidés pour l’année 2015 et le 1er semestre 2016 », reçu à 16h05. A la suite de la diffusion de ces dépêches, dont le contenu a également été relayé peu après par d’autres médias, le cours du titre Vinci a enregistré une baisse de 18,28 %.

Entre 16h14m07s et 16h16m32s, Bloomberg a supprimé les dépêches précitées et publié cinq rectificatifs.

Cette publication a été suivie d’autres dépêches et nouvelles, dans le même sens, diffusées à 16h21, 16h27, 16h28 et 16h52.

À 17h02, Vinci a publié sur son site internet un communiqué de presse officiel démentant « formellement l’ensemble des informations figurant dans [l]e faux communiqué » relayé par Bloomberg dans ses dépêches diffusées à partir de 16h06 et maintenues en ligne jusqu’à 16h16.

PROCEDURE

Le 23 novembre 2016, le secrétaire général de l’AMF a décidé d’ouvrir une enquête sur l’information financière et le marché du titre Vinci à compter du 1er janvier 2016. Le 27 septembre 2018, il a décidé de disjoindre cette enquête en deux enquêtes distinctes portant, pour la première, sur les informations diffusées par Bloomberg sur la société Vinci à compter du 1er janvier 2016, et pour la seconde, sur l’information financière et le marché du titre Vinci à compter de la même date.

Le 22 mai 2018, la direction des enquêtes et des contrôles de l’AMF a adressé à Bloomberg une lettre l’informant de manière circonstanciée des faits éventuel ement susceptibles de lui être reprochés au regard des constats des enquêteurs ainsi que de la faculté qui lui était offerte de présenter des observations dans le délai d’un mois.

Bloomberg a déposé des observations le 25 juin 2018.

L’enquête a donné lieu à l’établissement d’un rapport daté du 8 octobre 2018.

Le 22 octobre 2018, la commission spécialisée n°3 du collège de l’AMF, constituée en application de l’article L. 621-2 du code monétaire et financier, a décidé de notifier un grief à Bloomberg.

La notification de grief adressée à cette dernière le 10 décembre 2018, lui reproche d’avoir diffusé, entre 16h06m04s et 16h16m32s, des informations qu’elle aurait dû savoir fausses et susceptibles de fixer le cours

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du titre Vinci à un niveau anormal ou artificiel, en violation des dispositions des articles 12.1, 15 et 21 du règlement du Parlement Européen et du Conseil n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché (ci-après, « règlement MAR »).

Conformément aux dispositions de l’article R. 621-38 du code monétaire et financier, une copie de cette notification de grief a été transmise le 10 décembre 2018 à la présidente de la commission des sanctions, qui a désigné M. Bruno Gizard en qualité de rapporteur le 13 décembre 2018.

Par lettre du 7 janvier 2019, Bloomberg a été informée qu’el e disposait d’un délai d’un mois, en application de l’article R. 621-39-2 du code monétaire et financier, pour demander la récusation du rapporteur dans les conditions prévues par les articles R. 621-39-3 et R. 621-39-4 du même code.

Les 12 février et 26 juin 2019, Bloomberg a produit des observations et pièces en réponse à la notification de grief.

Le 23 juillet 2019, le rapporteur a entendu Bloomberg qui a communiqué, le 31 juillet 2019, des éléments complémentaires.

Le rapport du rapporteur a été déposé le 23 septembre 2019.

Par lettre du 23 septembre 2019, à laquelle était jointe une copie de ce rapport, Bloomberg a été convoquée à la séance de la commission des sanctions du 15 novembre 2019 et informée qu’el e disposait d’un délai de quinze jours pour présenter des observations en réponse à ce rapport, conformément au III de l’article R. 621-39 du code monétaire et financier.

Par lettres du 10 octobre 2019, la mise en cause a été avisée de la composition de la formation de la commission des sanctions appelée à délibérer à l’issue de cette séance ainsi que du délai de quinze jours dont elle disposait, en application de l’article R. 621-39-2 du code monétaire et financier, pour demander, conformément aux articles R. 621-39-3 et R. 621-39-4 du même code, la récusation d’un ou de plusieurs de ses membres.

Le 14 octobre 2019, Bloomberg a déposé des observations en réponse au rapport du rapporteur.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1. Il est reproché à Bloomberg d’avoir diffusé des informations qu’elle aurait dû savoir fausses et susceptibles d’avoir une influence sensible sur le cours du titre Vinci, en l’occurrence, en le fixant à un niveau anormal ou artificiel, en méconnaissance des dispositions des articles 12.1 c), 15 et 21 du règlement MAR.

I. Sur les textes applicables

2. Les faits reprochés à Bloomberg, qui se sont déroulés le 22 novembre 2016 entre 16h06m04s et 16h16m32s, seront analysés à la lumière des textes en vigueur à cette date.

1. Sur la définition et l’interdiction des manipulations de marché

3. Aux termes de l’article 12.1 c) du règlement MAR, entré en vigueur le 3 juillet 2016 et non modifié depuis : « 1. Aux fins du présent règlement, la notion de « manipulation de marché » couvre les activités suivantes :

[…] c) diffuser des informations, que ce soit par l’intermédiaire des médias, dont l’internet, ou par tout autre moyen, qui donnent ou sont susceptibles de donner des indications fausses ou trompeuses en ce qui concerne l’offre, la demande ou le cours d’un instrument financier, d’un contrat au comptant sur matières premières qui lui est lié ou d’un produit mis aux enchères sur la base des quotas d’émission, ou fixent ou sont susceptibles de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d’un ou de plusieurs instruments financiers, d’un contrat au comptant sur matières premières qui leur est lié ou d’un produit mis aux enchères sur la base des quotas d’émission, y compris le fait de répandre des rumeurs, alors que la personne ayant procédé à une telle diffusion savait ou aurait dû savoir que ces informations étaient fausses ou

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trompeuses […] ».

4. L’article 15 du même règlement dispose ensuite : « Une personne ne doit pas effectuer des manipulations de marché ni tenter d’effectuer des manipulations de marché ».

2. Sur les dispositions spécifiques aux journalistes

5. Aux termes de l’article 21 du règlement MAR, entré en vigueur le 3 juillet 2016 et non modifié depuis : « Aux fins de l’article 10 [divulgation illicite d’informations privilégiées], de l’article 12 [manipulations de marché], paragraphe 1, point c), et de l’article 20 [Recommandations d’investissement et statistiques], lorsque des informations sont divulguées ou diffusées et lorsque des recommandations sont produites ou diffusées à des fins journalistiques ou aux fins d’autres formes d’expression dans les médias, cette divulgation ou cette diffusion d’informations est appréciée en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste, à moins que : / a) les personnes concernées ou les personnes étroitement liées à celles-ci ne tirent, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en question ; ou / b) la divulgation ou la diffusion n’ait lieu dans l’intention d’induire le marché en erreur quant à l’offre, à la demande ou au cours d’instruments financiers ».

II. Sur le défaut de clarté et de prévisibilité des articles 12 et 21 du règlement MAR combinés invoqué par Bloomberg

6. A titre principal, Bloomberg argue du défaut de clarté et de prévisibilité des articles 12 et 21 combinés du règlement MAR au motif que le dernier texte renvoie à des « règles ou codes régissant la profession de journaliste » alors qu’il n’en existe aucune définition en France.

7. Elle en déduit que l’élément légal du manquement qui lui est reproché fait défaut, de sorte que la commission ne peut prononcer une sanction de nature pénale à son égard, sauf à méconnaître le principe de légalité des délits et des peines consacré par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après, la « Charte des droits fondamentaux »), la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après, la « CSDH ») et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (ci-après, la « DDHC »).

8. En application du II c) de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, la commission des sanctions peut prononcer des sanctions à l’encontre de : « Toute personne qui, sur le territoire français ou à l’étranger : / 1° S’est livrée ou a tenté de se livrer à une opération d’initié ou à une manipulation de marché, au sens des articles 8 ou 12 du règlement (UE) n° 596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché […] ».

9. La notification de grief adressée à Bloomberg se fonde sur l’article 12 précité du règlement MAR ainsi que sur l’article 15 de ce règlement, qui rappelle l’interdiction générale d’effectuer des manipulations de marché.

10. Le manquement reproché à Bloomberg est donc bien prévu et réprimé par les textes applicables à l’époque des faits.

11. La commission des sanctions n’est pas compétente pour examiner la conformité des dispositions critiquées du règlement MAR tant au regard de la DDHC, que de la Charte des droits fondamentaux ou encore de la CSDH.

12. Le moyen de Bloomberg pris de l’absence d’élément légal du manquement de diffusion d’information fausse ou trompeuse ne peut donc être examiné.

13. A titre subsidiaire, Bloomberg sollicite la transmission à la Cour de justice de l’Union européenne des questions préjudicielles suivantes : « 1.1 Les articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés contreviennent-ils au principe de légalité des délits et des peines, tel que garanti par l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, dès lors que faisant l’objet des deux interprétations

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contradictoires suivantes, ils manqueraient en clarté et en prévisibilité : selon la première, seuls les journalistes ayant diffusé une information fausse ou trompeuse à des fins journalistiques et se trouvant dans l’une des situations écrites au a) ou au b) de l’article 21 sont susceptibles de poursuite; selon la seconde, les journalistes ayant diffusé une information fausse ou trompeuse à des fins journalistiques sont susceptibles de poursuite sous réserve qu’il soit tenu compte […] des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste? / 1.2 En cas de réponse négative à la question 1.1, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de la personne poursuivie, impose-t-il d’interpréter les articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés comme n’autorisant la poursuite que de journalistes ayant diffusé une information fausse ou trompeuse à des fins journalistiques et se trouvant dans l’une des situations écrites au a) ou au b) de l’article 21 ? / 1.3 En cas de réponses négatives aux questions 1.1 et 1.2, les articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés doivent-ils être interprétés conformément à la seconde interprétation proposée à la question 1.1 ou bien autrement ? / 2. En cas de réponse négative à la première question 1.1 et si les articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés doivent être interprétés conformément à la seconde interprétation proposée à la question 1.1 : / 2.1: les articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés contreviennent-ils au principe de légalité des délits et des peines, tel que garanti par l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, dans la mesure où ils font dépendre la caractérisation du manquement de la violation des « règles ou codes régissant la profession de journaliste », alors même qu’il n’existe, dans certains Etats Membres tel que la France, aucune régulation contraignante, de nature conventionnelle, législative, ou règlementaire, régissant la profession de journaliste ? / 2.2 : en cas de réponse négative à la question 2.1, la juridiction nationale ou toute autre autorité nationale compétente a-t-elle le pouvoir de déterminer que des chartes et autres textes non contraignants puissent constituer

« des règles ou codes régissant la profession de journaliste » pour l’application des articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés ? / 2.3 : en cas de réponse positive à la question 2.2, la juridiction nationale ou toute autre autorité nationale compétente a-t-elle le pouvoir de déterminer, pour la première fois, à l’occasion d’une procédure de sanction d’un journaliste ou organe de presse, le sens qu’il convient d’accorder à la formule « des règles ou codes régissant la profession de journaliste » pour l’application des articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés sans contrevenir au principe de légalité des délits et des peines, tel que garanti par l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne et sans porter une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse garantie par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux ? / 3. Dans l’hypothèse ou un journaliste a diffusé une information fausse ou trompeuse à des fins journalistiques du fait qu’il a été victime d’un montage manipulatif, une condamnation au titre des articles 12, 15 et 21 du Règlement MAR combinés constituerait-elle par nature une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse garantie par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux ? ».

14. Aux termes de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : / a) sur l’interprétation des traités, / b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. / Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour ».

15. La commission des sanctions de l’AMF, dont la loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité a institué la séparation des organes de contrôle, d’enquête et de poursuite et garantit l’indépendance statutaire, est seule compétente pour statuer sur les manquements notifiés par le collège de cette autorité. Dans ce cadre, elle applique des règles de droit à l’issue d’une procédure de sanction contradictoire.

16. Elle doit dès lors être qualifiée de juridiction au sens de l’article 267 précité du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

17. Ses décisions étant, en application de l’article L. 621-30 alinéa 3 du code monétaire financier, susceptibles de recours, la commission des sanctions dispose, sans que cela soit une obligation, de la faculté de transmettre à la Cour de justice de l’Union européenne les questions préjudicielles présentées

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par Bloomberg si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour qu’elle puisse se prononcer sur le grief notifié à cette dernière.

18. Il convient donc de rechercher si, comme le soutient Bloomberg, il existe un doute sérieux sur la validité ou l’interprétation des dispositions critiquées.

19. La première question préjudicielle proposée par Bloomberg porte sur l’interprétation de ces dispositions.

20. Seuls les textes obscurs ou incomplets peuvent être sujets à interprétation.

21. L’article 21 déjà cité du règlement MAR prévoit que le caractère il icite de la diffusion d’une information fausse ou trompeuse effectuée « à des fins journalistiques […] est appréci[é] en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste », à moins que les personnes concernées ou celles qui leur sont étroitement liées n’aient retiré, directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de cette diffusion ou que la diffusion n’ait eu lieu dans l’intention d’induire le marché en erreur quant à l’offre, à la demande ou au cours d’instruments financiers.

22. Ainsi, l’article 21 du règlement MAR ne subordonne pas l’engagement de poursuites et la sanction d’un journaliste du chef de diffusion d’une information fausse ou trompeuse à la démonstration de ce que l’intéressé aurait retiré un avantage de cette diffusion ou agi dans le dessein de tromper le marché, ni même ne le suggère. Il n’écarte le régime spécifique applicable aux journalistes lorsqu’ils diffusent des informations à des fins journalistiques que dans l’hypothèse où l’un ou l’autre de ces deux cas est constaté.

23. Il n’existe donc aucune ambiguïté ni sur les termes de la disposition critiquée ni sur les situations auxquelles elle a vocation à s’appliquer, ni sur la méthode d’appréciation préconisée pour les manquements concernés, c’est-à-dire qui tienne compte des règles ou codes régissant la profession de journaliste.

24. Il n’y a dès lors pas lieu de transmettre la première question préjudicielle posée par Bloomberg.

25. La deuxième question préjudicielle repose sur l’absence de règles ou codes régissant la profession de journaliste.

26. Le considérant 77 du règlement MAR énonce : « Le présent règlement respecte les droits fondamentaux et observe les principes consacrés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après dénommée « charte »). En conséquence, le présent règlement devrait être interprété et appliqué conformément à ces droits et principes. En particulier, lorsque le présent règlement fait référence à des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans d’autres médias, ainsi qu’aux règles ou codes régissant la profession de journaliste, il convient de tenir compte de ces libertés tel es qu’elles sont garanties dans l’Union et dans les États membres et consacrées par l’article 11 de la charte et par d’autres dispositions pertinentes ».

27. L’article 11 de la Charte des droits fondamentaux, intitulé « Liberté d’expression et d’information », dispose : « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières/ 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ».

28. Aux termes de l’article 10 de la CSDH : « I.Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière […]2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, […] à la prévention du crime, […] à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles […] ».

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29. Les mesures prévues au 2 de cet article constituent une atteinte au droit à la liberté d’expression garantie aux journalistes par son 1. Mais cette ingérence est prévue par la loi et poursuit le but légitime de protection des marchés financiers et des investisseurs. Elle est nécessaire dans une société démocratique dont l’économie doit être protégée.

30. Ainsi, la liberté des journalistes de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées bénéficie d’une protection très étendue mais comporte également des devoirs et des responsabilités, au premier rang desquels figure l’obligation de s’assurer de l’authenticité des informations destinées à être publiées.

31. C’est donc à tort que Bloomberg se prévaut de l’absence de « règles ou codes régissant la profession de journaliste » en droit français.

32. Il n’y a donc pas non plus lieu de transmettre la deuxième question préjudicielle posée par Bloomberg.

33. La dernière question préjudicielle proposée par Bloomberg ne porte ni sur l’interprétation ni sur la validité des articles 12 et 21 du règlement MAR mais sur la question de droit posée par la présente procédure de sanction. Il n’y a donc pas davantage lieu de la transmettre.

34. Aucune question préjudicielle ne sera donc posée à la CJUE.

III. Sur le manquement de diffusion de fausses informations notifié à Bloomberg

35. Pour soutenir que Bloomberg aurait dû savoir que les informations qu’elle a diffusées à partir de 16h06m04s et jusqu’à 16h16m32s étaient fausses et susceptibles de fixer ce cours à un niveau anormal ou artificiel, la notification de grief relève, d’une part, qu’en dépit du contenu alarmant du communiqué de presse reçu par Bloomberg le 22 novembre 2016 à 16h05, les vérifications élémentaires n’ont pas été réalisées par les deux journalistes du Speed Desk agissant au nom et pour le compte de Bloomberg, et d’autre part, que cette dernière ne disposait pas, à l’époque des faits, de mesures suffisantes pour éviter la publication des dépêches litigieuses relayant le contenu de ce communiqué.

36. Bloomberg conclut à l’absence de caractérisation du manquement qui lui est reproché.

37. Elle expose que la seule lecture du communiqué de presse litigieux ne faisait pas apparaître qu’il s’agissait d’un faux. Selon la mise en cause, le ton, l’absence de faute d’orthographe et l’apparence du faux communiqué, à savoir sa mise en page soignée, les références exactes à certains dirigeants de Vinci ou à ses commissaires aux comptes, la mention du véritable porte-parole de Vinci ainsi que la vraisemblance du pied du communiqué, qui contenait un lien permettant de se désinscrire de la liste de diffusion de Vinci et alertait le destinataire sur le traitement automatisé des données, en mentionnant les coordonnées du véritable correspondant CNIL de Vinci, ne différenciaient pas ce communiqué d’un véritable communiqué de presse établi par Vinci. Par suite, les seuls indices du caractère frauduleux du communiqué étaient, selon elle, le nom de domaine utilisé et le numéro de téléphone portable du « contact médias », que seule une connaissance experte de Vinci permettait d’identifier et qu’il ne peut être reproché aux deux journalistes du Speed Desk de ne pas avoir détecté.

38. Elle estime l’existence d’une précédente tentative de fraude concernant Vinci dénuée de caractère probant dès lors qu’elle n’avait pas pour effet de rendre cette société davantage susceptible de faire l’objet d’une nouvelle attaque.

39. Bloomberg fait ensuite valoir qu’elle avait bien mis en place, malgré l’absence de toute obligation légale en ce sens, des procédures internes visant à s’assurer de la fiabilité des informations publiées que les deux journalistes du Speed Desk ont délibérément méconnues. Elle conteste, dès lors, l’imputabilité du manquement commis par ces derniers. La condamner dans ces conditions reviendrait, selon elle, à exiger la quasi-infaillibilité d’une agence de presse et constituerait ainsi une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et à la liberté de la presse au sens de l’article 10 de la CSDH.

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40. Il convient de déterminer, d’une part, si Bloomberg s’est livrée, en connaissance de cause, à la diffusion par l’intermédiaire des médias d’informations fausses fixant ou étant susceptibles de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours du titre Vinci, en méconnaissance des articles 12 et 15 du règlement MAR, et d’autre part, si ce manquement peut être regardé comme caractérisé au regard des dispositions de l’article 21 du même règlement.

1. Sur la diffusion par Bloomberg de fausses informations susceptibles d’avoir une influence sur le cours du titre Vinci

41. Le 22 novembre 2016, à 16h05, Bloomberg ainsi que d’autres agences de presse ont reçu un communiqué de presse intitulé « VINCI lance une révision de ses comptes consolidés pour l’année 2015 et le premier semestre 2016 » indiquant : « Vinci a annoncé aujourd’hui son intention de réviser ses comptes consolidés par l’exercice 2015 ainsi que pour le premier semestre 2016. Les résultats d’un audit interne mené par le groupe Vinci ont en effet révélé que certains transferts irréguliers avaient été effectués des dépenses d’exploitation vers le bilan, en dehors de tous principes comptables reconnus. Le montant de ces transferts s’élèverait à 2.490 millions d’euros pour l’exercice comptable 2015 et 1.065 millions d’euros pour le premier semestre 2016. Selon l’audit interne, les résultats opérationnels seraient de 1.225 millions d’euros pour 2015 et de 641 mil ions d’euros pour le premier semestre 2016. Le groupe reporterait donc une perte nette pour 2015 ainsi que pour le premier semestre 2016. / Vinci a rapidement informé ses auditeurs externes (KPMG Audit et Deloitte & Associés) de la découverte de ces transferts. Le 21 Novembre, KPMG a informé Vinci qu’au vu de ces irrégularités, son audit des comptes consolidés de l’année 2015 et du premier semestre 2016 ne sauraient être valides. / Vinci publiera des comptes non audités pour l’exercice 2015 ainsi que pour le premier semestre 2016 dès que possible. Une fois que le nouvel audit sera achevé, Vinci publiera de nouveaux comptes audités pour les deux périodes. Le groupe a par ailleurs lancé une révision complète des règles internes au sein de sa direction financière. / La compagnie a licencié Christian Labeyrie, directeur général adjoint et directeur financier de Vinci. / Vinci a informé l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) de ces évènements. / La révision des résultats opérationnels pour 2015 et 2016 devrait rester sans conséquence sur la trésorerie du groupe et n’affectera ni les clients ni les prestations du groupe Vinci. / « Notre équipe de direction est très choquée par ces découvertes », a dit Xavier Huillard, Président-Directeur Général de Vinci. « Nous nous engageons à ce que Vinci respecte les plus hauts standards éthiques dans la conduite des affaires du groupe ». / « Nos clients ainsi que nos employés doivent garder confiance en la viabilité du groupe Vinci et en son engagement sur le long terme. Nos services ne sont en aucun cas affectés par ces évènements et notre engagement à satisfaire les besoins de nos clients reste une priorité. Les rumeurs qui circulent sur une procédure d’insolvabilité sont totalement fausses » a ajouté le Président Directeur Général de Vinci. « Nous nous engageons à mettre en place les changements nécessaires au sein du Groupe ». / Le groupe Vinci tiendra une conférence de presse demain ».

42. Ce communiqué, envoyé depuis l’adresse de messagerie électronique contact.abonnement@vinci.group, mentionnait comme « Contact médias » M. Paul Alexis Bouquet, dont il indiquait le numéro de téléphone portable, et comportait en pied de page les deux liens hypertextes suivants http://www.vinci.group/vinci.nsf/fr/communiques/pages/20161122-1557.htm et https://www.vinci.group/abonnement/desinscrire.htm suivis de la précision selon laquelle « Les informations recueillies font l’objet d’un traitement informatique destiné à l’envoi des communiqués de presse VINCI. Le destinataire des données est la Direction de la Communication VINCI. VINCI s’engage à ne pas utiliser ces informations à des fins de prospection et à ne pas transmettre votre adresse de courrier électronique à des tiers. Vous disposez d’un droit d’accès, de modification, de rectification et de suppression des données vous concernant (loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978). Pour toute demande, adressez-vous à VINCI, Correspondant CNIL, 1, cours Ferdinand de Lesseps, F-92851 Rueil-Malmaison Cedex, France ».

43. Entre 16h06m04s et 16h07, deux journalistes du Speed Desk de Bloomberg, ont publié les dépêches suivantes : « *Vinci to revise consolidated accounts / *Vinci review follows internal audit / *Vinci to review consolidated accounts for 2015, 1h 2016 / *Vinci fired CFO Christian Labeyrie / *Vinci has informed AMF of events / * Vinci fired CFO Christian Labeyrie / *Vinci sees 2015 FY net loss / *Vinci sees 2015 FY net loss / *Vinci: internal audit shows real 2015 operating profit EU1.23B / *Vinci says directors very shocked by discovery » (traduction libre : « *Vinci va réviser ses comptes consolidés / *La révision lancée par Vinci fait

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suite à un audit interne / *Vinci va réviser les comptes consolidés de l’exercice 2015 et pour la première moitié de 2016 / *Vinci a licencié son directeur financier Christian Labeyrie / *Vinci a informé l’AMF des événements / *Vinci a licencié son directeur financier Christian Labeyrie / *Vinci anticipe une perte nette pour l’exercice 2015 / *Vinci anticipe une perte nette pour l’exercice 2015 / *Vinci : un audit interne révèle un bénéfice d’exploitation réel pour 2015 de 1,23 milliards d’euros / *Vinci annonce que ses dirigeants sont très choqués par cette découverte »).

44. À 16h08, les deux journalistes ont été alertés par l’un de leurs col ègues, ancien correspondant attitré de Vinci, sur le fait que cette société avait déjà fait l’objet d’un faux communiqué de presse adressé à Bloomberg en 2014.

45. L’examen sommaire du communiqué de presse réalisé par ce journaliste a permis d’identifier que le nom de domaine mentionné dans le communiqué reçu, à savoir « vinci.group » ne correspondait pas à celui du site internet officiel de Vinci.

46. La publication des dépêches a alors été interrompue à l’initiative de la responsable du bureau parisien de Bloomberg et des recherches ont été réalisées à l’effet de vérifier l’authenticité du communiqué de presse relayé par les dépêches précitées, consistant notamment à contacter l’un des porte-paroles de Vinci ainsi que le contact désigné dans le communiqué, aux coordonnées figurant dans celui-ci et à celles dont Bloomberg disposait. L’intéressé, qui a finalement pu être joint à 16h10, a démenti le contenu du communiqué litigieux et annoncé l’envoi d’une communication officielle de Vinci en ce sens.

47. Entre 16h14m07s et 16h16m32s, Bloomberg a supprimé les dépêches précitées et publié les cinq rectificatifs suivants : « *Vinci says hasn’t sent statement on accounts / *Correct: Vinci not revising accounts / *Correct: Vinci statement was false / *Correct: Vinci says CFO has not been fired / *Vinci shares fall 18 % in Paris, most in almost 17 years » (traduction libre : « *Vinci indique qu’elle n’a pas transmis de communiqué sur ses comptes / *Correction : Vinci ne révise pas ses comptes / *Correction : le communiqué de Vinci était faux / *L’action Vinci chute de 18 % à Paris, la plus importante depuis presque 17 ans »), suivis d’une nouvelle dépêche, diffusée à 16h21, selon laquelle : « Vinci said it didn’t send any statement on its accounts or its management, a spokesman for the company said by phone » (traduction libre : « Vinci a indiqué qu’elle n’avait pas transmis de communiqué sur ses comptes ou ses dirigeants, a indiqué un porte-parole de la société joint par téléphone »).

48. À 16h27, Bloomberg a reçu un second communiqué de presse concernant Vinci intitulé « Urgent : Vinci victime d’une tentative de désinformation à caractère diffamatoire ». Ce communiqué, envoyé à partir de l’adresse de messagerie électronique vinci@vinci-group.com expliquait : « Vinci vient de subir une très grave tentative de désinformation à caractère diffamatoire. Au travers d’un faux communiqué de presse usurpant l’identité de Vinci et renvoyant à un faux responsable de la communication du groupe, des personnes malveillantes ont porté atteinte à notre groupe en détournant des informations ayant fui de nos bureaux. Vinci dément formellement et totalement le licenciement de Christian Labeyrie, nous faisons part de notre indignation devant de tels procédés et précisons que le Groupe et Christian Labeyrie porteront plainte contre ces agissements ».

49. La réception de ce communiqué de presse, qui s’est finalement révélé lui aussi faux, a été suivie de la publication par Bloomberg de plusieurs dépêches et nouvelles, entre 16h27 et 16h52.

50. À 17h02, Vinci a publié, sur son site internet, un communiqué de presse officiel intitulé « Démenti de Vinci » aux termes duquel elle indiquait : « Un faux communiqué de presse Vinci a été publié par Bloomberg le 22 novembre à 16h05. Vinci dément formellement l’ensemble des « informations » figurant dans ce faux communiqué et étudie toutes les actions judiciaires à donner suite à cette publication ».

51. En premier lieu, la publication des dépêches litigieuses, dont le caractère inexact a été confirmé par Vinci, s’analyse en une diffusion de fausse information en application de l’article 12.1 c) du règlement MAR.

52. En deuxième lieu, cette diffusion, intervenue sur les terminaux Bloomberg, a été effectuée « par l’intermédiaire des médias, dont internet, ou tout autre moyen » au sens de cet article.

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53. En troisième lieu, la découverte d’irrégularités comptables nécessitant une révision des comptes consolidés de Vinci au titre de l’exercice 2015 et du premier semestre de l’exercice 2016, entraînant une perte nette en lieu et place de profits pour la période considérée, ainsi que du licenciement de son directeur financier, était de nature à conduire les investisseurs à céder leurs titres.

54. Le cours de la bourse a ainsi chuté de plus de 18,28 % au cours des huit minutes ayant suivi la publication, par Bloomberg, de dépêches relayant ces informations, avant de se réajuster à la hausse une fois le contenu de ces dépêches démenti.

55. Il s’ensuit que les informations fausses étaient de nature à fixer le cours du titre Vinci à un niveau anormal et artificiel au sens de l’article 12.1 c) précité du règlement MAR.

56. En quatrième lieu, il résulte de la chronologie des faits que la publication des dépêches critiquées, qui a débuté, au plus tard, une minute après la réception du communiqué de presse en cause, n’a été précédée d’aucune vérification de la part des journalistes du Speed Desk.

57. Bloomberg a expliqué en ce sens aux enquêteurs, et reprend en substance dans ses observations successives, que « dans la mesure où le communiqué de presse de Vinci est apparu authentique (bonne présentation de la ligne consacrée à la date, date, liens, nom du porte-parole mentionné à la fin et avertissement), ils n’ont pas cherché à obtenir confirmation ».

58. La brièveté du délai, une minute, séparant la réception du communiqué de presse, d’une longueur de 590 mots, et la publication de la première dépêche exclut cependant que les intéressés aient pu prendre connaissance de l’intégralité de celui-ci et s’assurer de la véracité des références à l’identité des dirigeants de Vinci, de ses commissaires aux comptes ainsi que de son correspondant CNIL, ce que n’ont pas contesté les deux journalistes.

59. Ce communiqué, adressé à Bloomberg en cours de séance de bourse, faisait état d’irrégularités comptables très graves imputables au directeur financier de Vinci ayant perduré pendant près d’un an et demi. La très grande gravité de ces informations, combinée à l’heure de diffusion du communiqué, qui laissait présager une chute brutale et immédiate du cours de bourse, appelait à une vigilance accrue de la part des journalistes.

60. Le communiqué litigieux comportait, en outre, des caractéristiques dans sa formulation qui auraient dû alerter les journalistes, et renvoyait vers un nom de domaine qui n’est pas celui du site internet officiel de Vinci.

61. Si l’inexactitude de celui-ci pouvait légitimement ne pas être détectée d’emblée eu égard à sa forte ressemblance avec le véritable nom de domaine de Vinci, il reste que les vérifications, qui s’imposaient à raison des circonstances relevées ci-dessus, auraient dû permettre aux journalistes d’identifier cet indice significatif du caractère frauduleux du communiqué de presse.

62. Bloomberg est mal venu de relativiser la portée de la connaissance de la tentative de fraude dont Vinci avait précédemment fait l’objet en 2014, puisque c’est précisément cette connaissance, dont les deux journalistes ont été informés par l’ancien correspondant attitré de Vinci moins de trois minutes après la réception du faux communiqué et de deux minutes après la publication de la première dépêche, qui les a décidés à entreprendre des recherches en vue de vérifier l’authenticité du communiqué de presse reçu le 22 novembre 2016 à 16h05.

63. Enfin, les deux journalistes du Speed Desk ont confirmé, lors de leur audition par les enquêteurs, avoir eu conscience que la publication de dépêches relayant ces informations pouvait entraîner une baisse significative du cours du titre Vinci.

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64. Ainsi, Bloomberg aurait dû savoir que les informations diffusées étaient fausses et susceptibles de fixer le cours du titre Vinci à un niveau anormal ou artificiel, de sorte que la dernière condition énoncée par l’article 12.1 c) du règlement MAR est-elle aussi remplie.

65. L’ensemble des éléments constitutifs du manquement est caractérisé à l’égard de Bloomberg, auteur de la diffusion reprochée et donc du manquement.

2. Sur l’application de l’article 21 du règlement MAR

66. La diffusion, par Bloomberg, des informations issues du communiqué de presse litigieux avait pour finalité l’information du public. Elle a donc été effectuée « à des fins journalistiques » au sens de l’article 21 du règlement MAR.

67. Aucune pièce du dossier de la procédure ne tend à démontrer que Bloomberg aurait bénéficié d’un avantage en contrepartie de la diffusion de ces informations ni qu’elle y aurait procédé dans le dessein de tromper le marché.

68. Il convient donc d’apprécier le manquement qui lui est reproché « en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste ».

69. Comme il a été dit ci-dessus, le droit des organes de presse de communiquer des informations au public est protégé à la condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations fiables et précises dans le respect de la déontologie journalistique, au titre de laquelle s’impose, au premier chef, la vérification de l’authenticité des informations préalablement à leur publication.

70. Le recueil des règles de bonne conduite élaboré par Bloomberg, intitulé Bloomberg Way, qui doit, selon les explications fournies par ses représentants lors de leur audition par le rapporteur, « être appliqu[é]

de manière constante et contraignante, par tout le monde » rappelle cette exigence, en page 57 : « Start by verifying the release to make sure it’s authentic » (traduction libre : « Commencez par vérifier le communiqué afin de vous assurer qu’il est authentique »).

71. Ce recueil préconise notamment, en page 103 : « When a story or a person quoted in a story accuses another person of dishonest, unethical or illegal conduct or report other facts that may harm a person’s reputation, we must reasonably evaluate the evidence that supports those assertions » (ce qui peut être traduit par « Lorsqu’un article, ou une personne citée dans un article, accuse une personne de s’être comportée de manière malhonnête, non éthique ou illégale, ou rapporte des faits susceptibles de nuire à la réputation d’une personne, il convient d’apprécier avec soin les éléments de preuve corroborant ces allégations »).

72. Les représentants de Bloomberg ont souligné auprès du rapporteur le caractère fondamental de la vérification par les journalistes des informations publiées dans les termes suivants : « Notre métier consiste à col ecter de l’information provenant de sources variées et de les publier rapidement pour nos clients, une fois qu’elles sont vérifiées. Le mot clé c’est l’information. Or, nous avons pour habitude de dire que si ce n’est pas vrai, ce n’est pas de l’information. C’est en cela que consiste le métier de journaliste ».

73. Il ressort de la chronologie rappelée ci-avant que la publication des dépêches reprenant le contenu du faux communiqué de presse reçu n’a été précédée d’aucune vérification par les journalistes du Speed Desk, qui n’ont d’ailleurs même pas pris le temps, au préalable, de lire ce document en intégralité.

74. Il résulte des pièces de la procédure que les postes informatiques de ces journalistes étaient équipés d’un logiciel dénommé NQUE permettant de contrôler l’origine des adresses électroniques à partir desquelles leur sont envoyées des informations et de classer les courriels reçus en trois catégories, ceux provenant d’adresses déjà identifiées comme non fiables (Blocked Senders), l’email est alors bloqué, ceux provenant d’adresses validées par le système (Trusted Senders), l’email apparaît alors en vert, et

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ceux provenant d’adresses non encore enregistrées dans le système ou inconnues, l’email apparaît alors en rouge.

75. Les journalistes ont indiqué aux enquêteurs, l’une qu’elle n’utilisait pas le logiciel NQUE à l’époque des faits et l’autre, qu’il ne l’utilisait que pour d’autres fonctions. Il en résulte que sa consultation n’était pas mécaniquement imposée par le système.

76. Bloomberg allègue que la publication des dépêches litigieuses est imputable à la violation flagrante de ses procédures internes par les deux journalistes du Speed Desk, et notamment, à l’ignorance, par ces derniers, de l’avertissement émis par l’outil NQUE.

77. Cependant, les investigations réalisées par les enquêteurs ont révélé que seules huit des quarante entreprises composant l’indice boursier du CAC 40 bénéficiaient d’adresses électroniques répertoriées dans le logiciel NQUE, qui était en cours de déploiement. Par suite, les correspondances adressées par les trente-deux entreprises restantes, ainsi que par tous les autres correspondants non encore validés, généraient mécaniquement des messages de non-enregistrement.

78. En toute hypothèse, les déclarations des représentants de Bloomberg devant le rapporteur établissent que les messages d’avertissement générés par le logiciel pouvaient être ignorés par les journalistes, qui avaient la possibilité de les faire disparaître en « cliqu[ant] une fois » et de procéder ensuite à la publication de dépêches fondées sur un courriel émanant d’une source non identifiée comme fiable.

79. La représentante de Bloomberg a confirmé en séance que Vinci n’était pas répertorié dans l’outil NQE à l’époque des faits.

80. Bloomberg ne peut donc reprocher aux journalistes du Speed Desk d’avoir ignoré l’avertissement notifié consécutivement à la réception du faux communiqué de presse concernant Vinci.

81. La méconnaissance par les deux journalistes de ses procédures internes invoquée par Bloomberg doit encore être relativisée à la lumière du caractère modeste des sanctions qui leur ont été infligées, leurs rémunérations variables s’étant élevées, pour l’année concernée, respectivement, à 3 000 euros et à 2 000 euros, en lieu et place des 4 500 euros et 3 000 euros initialement annoncés, et pour l’un d’entre eux, son salaire fixe ayant augmenté de 2,4 %.

82. En l’espèce, il a été vu que les articles 12.1 c),15 et 21 du règlement MAR prévoient et répriment les manipulations de marché sans ambiguïté et qu’ils poursuivent des buts légitimes au regard de l’article 10. 2 de la CSDH. De même, il a été retenu que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique.

83. Au regard de la nécessité de cette exigence, de l’intérêt public de protéger le marché et les investisseurs, retenir le caractère illicite de la diffusion d’information critiquée ne traduit pas une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des journalistes.

84. Il s’ensuit que le manquement de Bloomberg à l’obligation d’abstention de diffuser des informations fausses ou trompeuses énoncée par les articles 12.1 c) et 15 du règlement MAR, est constitué.

SANCTION ET PUBLICATION

85. Aux termes de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, dans sa version en vigueur entre le 1er octobre et le 11 décembre 2016, non modifiée depuis dans un sens plus favorable : « II.- La commission des sanctions peut, après une procédure contradictoire, prononcer une sanction à l’encontre des personnes suivantes : […] / c) Toute personne qui, sur le territoire français ou à l’étranger, s’est livrée ou a tenté de se livrer à une opération d’initié ou s’est livrée à une manipulation de cours, à la diffusion d’une fausse information ou à tout autre manquement mentionné au premier alinéa du I de l’article L. 621-14, dès lors que ces actes concernent : – un instrument financier […] III. – Les sanctions applicables sont : […] /

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c) Pour les personnes autres que l’une des personnes mentionnées au II de l’article L. 621-9, auteurs des faits mentionnés aux c à g du II, une sanction pécuniaire dont le montant ne peut être supérieur à 100 mil ions d’euros ou au décuple du montant des profits éventuellement réalisés ; les sommes sont versées au Trésor public ».

86. Le manquement pris de la diffusion, par Bloomberg, d’informations dont elle aurait dû avoir connaissance du caractère inexact et susceptible de fixer le cours du titre Vinci à un niveau anormal ou artificiel peut être sanctionné sur le fondement du II c) de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier et dans les limites du III c) du même article. En l’absence de profit retiré par Bloomberg de ce chef, cette dernière encourt une sanction pécuniaire d’un montant maximum égal à 100 mil ions d’euros.

87. Le III ter de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, dans sa rédaction en vigueur depuis le 11 décembre 2016, définit comme suit les critères à prendre en compte pour déterminer la sanction : « III ter. – Dans la mise en œuvre des sanctions mentionnées aux III et III bis, il est tenu compte notamment : – de la gravité et de la durée du manquement ; / – de la qualité et du degré d’implication de la personne en cause ; / – de la situation et de la capacité financières de la personne en cause, au vu notamment de son patrimoine et, s’agissant d’une personne physique de ses revenus annuels, s’agissant d’une personne morale de son chiffre d’affaires total ; / – de l’importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne en cause, dans la mesure où ils peuvent être déterminés ; / – des pertes subies par des tiers du fait du manquement, dans la mesure où elles peuvent être déterminées ; / – du degré de coopération avec l’Autorité des marchés financiers dont a fait preuve la personne en cause, sans préjudice de la nécessité de veiller à la restitution de l’avantage retiré par cette personne ; / – des manquements commis précédemment par la personne en cause ; / – de toute circonstance propre à la personne en cause, notamment des mesures prises par elle pour remédier aux dysfonctionnements constatés, provoqués par le manquement qui lui est imputable et le cas échéant pour réparer les préjudices causés aux tiers, ainsi que pour éviter toute réitération du manquement ».

88. L’absence totale de vérifications réalisées antérieurement à la publication des dépêches litigieuses confère au manquement commis par Bloomberg une particulière gravité en raison de l’importance de l’information, qui a entraîné une chute du cours de Vinci de 18,28 % et la perte de 6,5 millions d’euros pour les investisseurs qui ont cédé leurs titres sur sa base. Une telle carence est d’autant plus regrettable que Bloomberg bénéficie d’une influence et d’une notoriété très fortes qui rendent les marchés financiers et les autres organes de presse particulièrement attentifs aux informations qu’elle diffuse.

89. Il sera aussi retenu que les informations publiées par Bloomberg ont ensuite été relayées par d’autres publications qui, les tenant pour acquises, ont-elles aussi contribué dans une moindre mesure à la chute de 18,28 % enregistrée par le cours du titre Vinci.

90. Si elle connaît les éléments concernant Bloomberg fournis par les enquêteurs qui figurent ci-dessus dans l’exposé des faits, la commission se trouve, en revanche, dans l’impossibilité de prendre en compte sa situation financière, que Bloomberg n’a pas souhaité communiquer, ses derniers comptes sociaux n’étant pas publics.

91. En considération des éléments dont dispose la commission, il y a lieu de prononcer à l’encontre de Bloomberg une sanction pécuniaire de cinq millions d’euros.

92. Aux termes du V de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier, dans sa version en vigueur au 1er juin 2019 : « La décision de la commission des sanctions est rendue publique dans les publications, journaux ou supports qu’elle désigne, dans un format proportionné à la faute commise et à la sanction infligée. Les frais sont supportés par les personnes sanctionnées. / La commission des sanctions peut décider de reporter la publication d’une décision ou de publier cette dernière sous une forme anonymisée ou de ne pas la publier dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes : / a) Lorsque la publication de la décision est susceptible de causer à la personne en cause un préjudice grave et disproportionné, notamment, dans le cas d’une sanction infligée à une personne physique, lorsque la publication inclut des données à caractère personnel ; / b) Lorsque la publication serait de nature à perturber gravement la stabilité du système financier, de même que le déroulement d’une enquête ou d’un contrôle en cours […] ».

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93. La publication de la présente décision n’est ni susceptible de causer à la personne mise en cause un préjudice grave et disproportionné, ni de nature à perturber gravement la stabilité du système financier ou le déroulement d’une enquête ou d’un contrôle en cours. Elle sera donc ordonnée sans anonymisation.

PAR CES MOTIFS,

Et ainsi qu’il en a été délibéré par Mme Marie-Hélène Tric, présidente de la commission des sanctions, Mme Edwige Belliard, M. Bernard Field, Mme Anne Le Lorier et Mme Ute Meyenberg, membres de la 1ère section de la commission des sanctions, en présence de la secrétaire de séance, la commission des sanctions :

— Prononce à l’encontre de la société Bloomberg LP une sanction pécuniaire de 5 000 000 € (cinq millions d’euros) ;

— Ordonne la publication de la présente décision sur le site Internet de l’Autorité des marchés financiers et fixe à cinq ans, à compter de la date de la présente décision, la durée de son maintien en ligne de manière non anonyme.

Fait à Paris, le 11 décembre 2019,

La Secrétaire de séance,

La Présidente,

Martine Gresser

Marie-Hélène Tric

Cette décision peut faire l’objet d’un recours dans les conditions prévues à l’article R. 621-44 du code monétaire et financier.

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Décision de la Commission des sanctions du 11 décembre 2019 à l'égard de la société Bloomberg LP