CEDH, Cour (quatrième section), TUNC c. la TURQUIE, 1er avril 2003, 32432/96

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 1er avr. 2003, n° 32432/96
Numéro(s) : 32432/96
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 4 décembre 1995
Jurisprudence de Strasbourg : Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, pp. 15-16, § 44
Guerra et autres c. Italie, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 223, §§ 43-44
Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-44166
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2003:0401DEC003243296
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

DÉCISION FINALE

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 32432/96
présentée par Talat TUNÇ
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 1er avril 2003 en une chambre composée de

SirNicolas Bratza, président,
MmeE. Palm,
M.R. Türmen,
MmeV. Strážnická,
MM.M. Fischbach,
J. Casadevall,
R. Maruste, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 4 décembre 1995,

Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,

Vu la décision partielle du 16 novembre 1999 de l’ancienne première section de la Cour,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :


EN FAIT

Le requérant, Talat Tunç, est un ressortissant turc, né en 1958. A l’époque des faits  il résidait à Yeleğen, district d’Uşak, et était agriculteur. Ayant d’abord assumé lui-même la défense de ses intérêts devant la Cour, depuis 20 mai 2000, le requérant est représenté par Me Teoman Ergül, avocat au barreau de Manisa.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1.L’instruction menée quant au meurtre de la mère du requérant  

Le 21 septembre 1994, le parquet d’Eşme (Uşak) fut avisé par des  gendarmes qu’une femme avait été trouvé morte dans sa maison à Yeleğen. Il s’agissait de F. Tunç, mère du requérant (« la défunte »).

Plusieurs personnes, dont le requérant et un certain T. İnce, furent appréhendés par des gendarmes et placés en garde à vue dans les locaux du commandement de la gendarmerie du village d’Eşme (« la gendarmerie »). Ils étaient soupçonnés du meurtre en question, présumé commis entre la nuit du 18 septembre 1994, où la circoncision d’un enfant avait été célébrée (« la fête ») à Yeleğen, et le lendemain matin.

Toujours le 21 septembre, à 14 h 20, une autopsie fut pratiquée sur le corps de la défunte, en présence du procureur de la République d’Eşme (« le procureur »). L’examen révéla que la mort était survenue à la suite de fractures multiples au crâne du fait de coups portées au moyen d’un objet lourd, et qu’avant cela la défunte avait été battu à coups de bâton. Le médecin légiste fit des prélèvements de sang, de cheveux, de poils et d’ongles sur le corps ; il aperçu également des poils entre les mains de la défunte. Ces spécimens   furent envoyés au laboratoire criminalistique du commandement général de la Gendarmerie à Ankara, en même temps que des morceaux de bois et de pierres ensanglantés et d’autres objets suspects retrouvés sur le lieu du crime, à savoir deux couteaux.

A 17 h 15, le requérant et T. İnce furent examinés par un médecin de l’hôpital civil d’Eşme. Le rapport établi en conséquence fit état de deux lésions linéaires superficielles de deux et quatre centimètres de long sur le tibia gauche du requérant, susceptibles d’être survenues 2 ou 3 jours auparavant. Le médecin précisa que les jours de l’intéressé n’étaient pas en danger. Le médecin releva sur le corps de T. İnce une dizaine de traces d’hyperémie et des ecchymoses.  

Entre-temps, le procureur recueillit les déclarations de H Tunç, épouse du requérant, laquelle affirma que ce dernier n’avait aucun problème particulier avec la défunte, qu’elle s’était rendu à la fête accompagnée de son mari et qu’ils étaient rentrés ensemble à la maison.

Le 23 septembre, un objet métallique entaché fut découvert devant la véranda du requérant. Sur ce, H. Tunç fut de nouveau convoqué  par le procureur. Elle changea radicalement sa version initiale des faits. Exposant avoir eu peur la première fois, elle déclara notamment qu’en réalité le soir du 18 septembre elle s’était rendue  seule à la fête, tandis que son mari était allé boire avec T. İnce. Ceux-ci seraient venus ensemble à la fête, plus tard. Elle aurait quitté la fête vers 23 heures, alors que le requérant serait rentré vers 3 heures du matin. Pendant les deux jours suivants, il n’aurait pas quitté la maison, alors que normalement il avait l’habitude de descendre chaque jour au centre pour s’enivrer et jouer. Au demeurant, H. Tunç déclara avoir entendu qu’une semaine avant la fête son mari s’était violemment disputé avec sa mère au sujet d’une somme d’argent qu’il avait dépensée dans la débauche de table.

Le parquet transmit au laboratoire l’objet métallique en question ainsi que des prélèvements sanguins du requérant et de T. İnce.

Le 28 septembre, le laboratoire fit parvenir au parquet son rapport d’expertise. Il y était indiqué qu’aucune analyse n’avait pu être effectuée sur les deux couteaux, du fait de la quantité infime de sang sur ces objets. Cependant, les tâches sur l’objet métallique examiné ne provenaient assurément pas du sang de la défunte. Aucun résultat concernant la pierre et les bâtons ne figurait dans le rapport. Du reste, nul autre élément signifiant n’avait pu être relevé, sauf que le groupe sanguin de la victime ne correspondait pas à ceux des deux suspects, et que les poils retrouvés entre les mains de la défunte semblaient être les siens.

Le même jour, un sous-officier de la gendarmerie entendit derechef  H. Tunç qui confirma sa seconde version des faits. Il interrogea ensuite le requérant qui avoua avoir tué sa mère après la fête, dans un état d’ébriété et suite à une crise de colère. Il s’exprima ainsi :

« (...) C’est moi qui ai tué Fatma Tunç, ma mère. Le 18.09.1994, (...) vers 18 h 30 - 19 heures, je suis passé chez T. İnce. T. a égorgé un poulet pour manger (...) Nous avons fini une grande bouteille de rakı [genre d’eau-de-vie anisée] à trois, avec T. et son frère D.. Mais D. n’en a bu que très peu. A ce moment là, j’ai vu ma mère Fatma Tunç se diriger vers le lieu de la fête (...) vers 20 heures – 20 h 30, nous nous y sommes rendus, nous aussi. J’ai encore bu cinq ou six verres de rakı. La fête a pris fin vers minuit. Ma femme et mes enfants étaient déjà rentrés à la maison, avant minuit. Quand je suis rentré dans le village, tous les cafés étaient fermés. Je suis passé devant le bistrot fermé que gérait autrefois mon grand-frère Ş. Tunç, décédé l’année dernière. Quand j’ai vu l’enseigne de son bistrot, j’ai été saisi d’émotion, j’ai tiré deux coups avec mon fusil de chasse sur l’enseigne. J’avais tiré aussi quelques coups en l’air pendant la fête. Ensuite, je me suis dirigé vers la chaumière où je loge en été. J’ai croisé, sur mon chemin, à côté de la fontaine, des bergers. Il s’agissait de H.İ, et E.İ., bergers de notre village. J’ai parlé cinq ou dix minutes avec eux puis ils sont partis. Ensuite, j’ai vu deux autres bergers, O.I et U.C.. J’ai un peu bavardé avec eux aussi. J’aurais passé au total une demie heure avec les quatre bergers. Ensuite, comme j’avais bu de l’alcool, j’ai changé d’avis et, au lieu de rentrer à la chaumière, je suis retourné sur le lieu de la fête. Il y avait du crachin. L’organisateur de la fête, M. İnce, était en train de retirer le tabac pour le protéger de la pluie. Il ne m’avait pas vu ; je l’ai surpris en criant ‘qu’est-ce que tu fous là ?’ (...) Pour plaisanter, je lui ai demandé ‘est-ce que je te fais peur ?’. Il m’a répondu ‘bien sûr que tu me fais peur. N’es-tu pas saoul, rentre donc chez toi’. Ensuite, je me suis dirigé vers chez ma mère. Je ne me souviens pas trop, mais il devait être environ trois heures du matin. J’ai laissé mon fusil sur les feuilles à côté du platane, près de chez ma mère. Lorsque je suis entré chez elle, ma mère n’était pas encore endormie. Je lui ai demandé si ma fille pouvait aménager dans une des pièces de sa maison du village, le temps de finir ses études. J’ai précisé que je pourrais lui payer un loyer. Elle m’a répondu ‘tu n’es pas mon fils, et ta femme n’est pas ma belle-fille, va te faire fout..’, elle m’a insulté. Comme j’avais bu de l’alcool, j’ai saisi le bâton qui se trouvait à côté de la porte, et j’ai cogné sur elle au hasard, trois ou quatre fois. Elle est tombée. Elle s’est relevée, et comme le bâton était cassé, j’ai pris la pierre en forme de carré, qui se trouvait à trois ou quatre mètres de la porte d’entrée. Avec la pierre, j’ai donné un ou deux coups sur sa tête. Elle n’était plus en mesure de se relever, je suis parti. J’ai jeté la pierre devant la maison. J’avais fait une vingtaine de mètres, je l’ai entendue crier, d’une voie sourde. J’ai continué mon chemin. J’ai repris mon fusil et je suis rentré à ma chaumière. Sur le chemin, je me suis arrêté à la fontaine, pour laver mon pantalon. Je n’avais pas vu s’il y avait du sang ou pas, je me suis lavé quand même. Quand je suis rentré, il devait être quatre heures ou quatre heures et demi. J’ai appelé ma femme, elle s’est levée du lit pour me demander ‘qu’est-ce qui se passe ?’  Je lui ai répondu ‘rien, va te recoucher’. Je me suis déshabillé et je me suis couché. (...) Le lendemain matin, je me suis levé vers onze heures. J’ai de nouveau lavé mon pantalon, et ma chemise. Ils ont séché en une heure et demi ou deux heures. Je les ai remis, ma chemise bleue et mon pantalon en jean. Je n’ai pas parlé de l’incident à ma femme ou à mes enfants. (...) Cela m’a pris environ dix minutes, de tuer ma mère. J’étais ivre, je regrette mon acte. »

Selon le procès-verbal de déposition, le requérant ne demanda pas l’assistance d’un avocat.

Après cet interrogatoire, le requérant fut conduit devant le procureur, de même que H. Tunç. Le requérant y réitéra ses aveux, et H. Tunç, ses dires précédant du 23 septembre.

Vers 23 h 10, le requérant fut conduit de nouveau devant le médecin de l’hôpital civil d’Eşme. Celui-ci conclut à l’absence d’un quelconque élément pathologique. Le requérant n’y affirma pas avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue.

Le matin du 29 septembre, très tôt, le requérant comparut devant le juge unique du tribunal de paix d’Eşme, lequel ordonna sa mise en détention provisoire. Tel qu’il ressort du procès verbal y afférent, le requérant confirma devant ledit juge, sans réserve, ses aveux faits à la gendarmerie ainsi qu’au parquet.

Toujours le 29 septembre, pendant la journée, le procureur entendit quatre autres personnes ayant participé à la fête.

Par une lettre du 3 octobre 1994, le requérant forma opposition, devant le procureur, contre l’ordonnance de détention provisoire rendue à son égard. Contestant fermement les accusations portées contre lui, il exposa avoir été, lors de sa garde à vue, torturé pendant huit jours dans le but d’extorsion d’aveux. Sans donner de précisions sur les sévices qu’il aurait subis, il affirma que les gendarmes, après l’avoir fait avouer, l’avaient menacé de recommencer la torture s’il tentait de les dénoncer au médecin ou au parquet.

Il semble que le procureur ne donna aucune suite à ces demandes et fit retourner la lettre d’opposition au requérant.

2.L’action publique ouverte contre le requérant pour matricide

Le 10 octobre 1994, le procureur de la République près la Cour d’assises d’Alaşehir (« la Cour d’assises ») mit le requérant en accusation pour matricide volontaire et requit sa condamnation en application de l’article 450 § 1 du code pénal combiné avec son article 50 § 1. Se fondant notamment sur les aveux maintes fois réitérés du requérant, il concluait que ce dernier avait volontairement tué sa mère, alors qu’il était sous l’emprise de l’alcool et en proie à la colère.

Lors de la première audience tenue le 8 novembre 1994 devant la Cour d’assises, le requérant exprima son désir d’assumer lui-même sa défense et plaida non coupable, reniant toutes ses déclarations antérieures utilisées à sa charge. Il répéta que les déclarations faites à la gendarmerie étaient obtenues sous la torture et qu’il dut les réitérer devant le procureur et le juge du tribunal de paix menacé par ses tortionnaires, à savoir une équipe de personnes vêtues en civil. Ces mêmes personnes l’auraient même menacé de mort s’il retirait ses aveux devant les instances judiciaires. Le requérant expliqua qu’il ne savait pas si ses tortionnaires étaient de la gendarmerie ou de la police, soulignant toutefois que les gendarmes en uniforme qui avaient recueilli sa déposition ne l’avaient pas maltraité.

Par une lettre adressée le 11 novembre 1994 à la commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale, le requérant exposa avoir été, lors de sa garde à vue de neuf jours, torturé par deux hommes arrivés dans une voiture privée immatriculée 64 DR 718. Il allégua avoir été entièrement dénudé et s’être vu infligé des électrochocs, alors qu’il était assis, les mains et pieds attachés à sa chaise. La procédure déclenchée à la suite de cette lettre est exposée ci-dessous, au point 4.

Lors de l’audience du 29 novembre 1994, İ. Tunç, frère du requérant, fut entendu en tant que témoin. Il déclara que trois semaines auparavant il avait entendu leur mère dire que le requérant lui avait demandé de l’argent. Les juges entendirent aussi l’épouse du requérant, qui confirma que la nuit de l’incident son mari était rentré à la maison vers trois heures du matin.

Le 27 décembre 1994, la cour d’assises auditionna les trois bergers, Ö.Y., U.C. et H.A. cités par le requérant. Ceux-ci déclarèrent avoir échangé quelques mots avec le requérant, ivre, vers une heure et demie du matin.

Toujours à la demande du requérant, sa belle-sœur Ü. Tunç comparut également devant les juges du fond. Elle déclara avoir vu, environ deux mois après l’incident, une chemise d’homme avec des taches de sang traînée dans la gueule d’un chien. Elle expliqua avoir brûlé cette chemise. Un autre témoin, L.I., dît avoir été témoin d’une dispute entre Ü. Tunç et l’épouse du requérant, du fait que la première avait brûlé la chemise en question. Selon Ü. Tunç, confrontée à ce témoignage, l’épouse du requérant serait convaincue que son mari n’était pas l’auteur du crime.

Le 9 février 1995, un rapport psychiatrique établi à la demande des juges du fond fut versé au dossier de l’affaire. D’après ce rapport, il n’existait aucune circonstance psychique ou extérieure susceptible d’ôter la responsabilité pénale du requérant.

Lors de la dernière audience qui eût lieu le 18 avril 1995, T. İnce, qui était le deuxième suspect au début de l’instruction, fut entendu en tant que témoin. Celui-ci déclara avoir vu la défunte, environ trois semaines avant l’incident, en train de porter une vitre pour remplacer celle que le requérant aurait sciemment cassé chez elle.

Le 18 avril 1995, la Cour d’assises rendit son jugement. Elle déclara le requérant coupable de matricide volontaire et le condamna à la peine capitale. Cependant, considérant que l’intéressé avait subi une « provocation légère de la part de la victime » au sens l’article 51 § 1 du code pénal et qu’il avait fait des « aveux sincères lors de l’instruction », la cour d’assises commua la peine capitale en une peine d’emprisonnement de trente ans. Le requérant fut également frappé d’une interdiction définitive de la fonction publique.

Avant de parvenir à cette conclusion, les juges du fond entendirent onze témoins, dont H. Tunç et T. İnce, et tinrent notamment compte du rapport d’autopsie, du constat des lieux du crime, du rapport médical du 9 février 1995, du casier  judiciaire du requérant et, finalement, de ses aveux exprimés lors de l’instruction, lesquels, bien que niés par la suite, n’avaient cependant jamais été démentis par une autre preuve. Dans son jugement, la cour d’assises tint d’emblée comme établi l’existence d’un conflit de longue date entre le requérant et sa mère. Au demeurant elle se prononça comme suit :

«  (...) Il ressort du dossier que le corps de la victime, qui vivait seule dans une maison en dehors du village, a été retrouvé quelques jours après son décès et que l’on ne dispose d’aucune déclaration de la part d’un témoin oculaire de la mort en cause. Même si le prévenu Talat Tunç a, lors du procès, plaidé n’avoir jamais commis l’acte dont il était accusé, cela n’a pas paru crédible eu égard à ses aveux pendant la phase d’instruction ainsi qu’au déroulement des faits. Bien que le prévenu ait, durant le procès, prétendu avoir subi, pendant son interrogatoire à la gendarmerie, des pressions de la part de l’équipe qui l’avait interrogé, mais qu’il ne connaissait pas, pareil moyen de défense ne saurait passer pour convaincant face au rapport [médical]. Par ailleurs, l’on observe que le prévenu qui,  le 28 septembre 1994 avait fait des déclarations à la gendarmerie ainsi qu’au procureur de la République, a explicitement passé aux aveux le 29 septembre 1994, lorsqu’il était entendu par le juge de paix. Même si la cour devait supposer un instant que les dires du prévenu pendant le procès sont véridiques, en d’autres termes, que celui-ci fût contraint d’accepter les faits sous le pression infligée à la gendarmerie,  il n’y avait toutefois aucune raison pour que le lendemain, il réitère ses aveux devant le juge de paix ».

La cour d’assises considéra en outre que les aveux du requérant devant les autorités judiciaires, corroboraient dans tous leurs détails avec les données obtenues à partir de l’autopsie de la victime, les témoignages et les pièces à conviction ensanglantées retrouvées sur le lieu du crime.

Selon toute vraisemblance, tout au long de cette phase de son procès le requérant avait assumé lui même sa défense.

Le 24 avril 1995, le requérant se pourvut contre ce jugement devant la Cour de cassation par un  mémoire introductif, où il dénonça T. İnce comme étant le vrai meurtrier de sa mère, en faisant notamment remarquer que le jour du crime H. İnce, le père de T. İnce, lui avait dit que son fils s’était échappé de la maison.

Le 13 septembre 1995, le requérant pria le barreau d’Ankara de lui désigner un avocat.

Alors qu’aucun avocat n’était encore désigné, le requérant fit suivre son  mémoire introductif du 24 avril 1995 par d’autres mémoires explicatifs et finalement par un mémoire ampliatif déposé le 18 septembre 1995. Demandant à bénéficier d’une audience publique, il relata en détail tant sa version des faits que les sévices qui lui auraient été infligés pour lui extorquer des aveux et les menaces qu’il aurait subies pour se taire devant les magistrats. Il dénonça derechef les personnes venues dans la voiture immatriculée  64 DR 718. Par ailleurs, il attira l’attention sur le fait que contrairement à ce qui est indiqué dans ses aveux, il n’a jamais lavé son pantalon en jean depuis qu’il l’a acheté ; il expliqua avoir en vain sollicité devant les juges du fond une expertise sur ce pantalon, ses empreintes digitales et le morceau de pierre trouvé sur les lieux du crime. Au demeurant, il dénonça son camarade T. İnce comme le vrai meurtrier :

« (...) L’assassin de ma mère est T. İnce, le complice de mon frère [İ. Tunç]. En 1992, T. İnce et L. Tekin avaient ensemble enlevé une femme pour İ. Tunç [aux fins d’un mariage]. Ils ont été puni pour cela et tombés en prison. Personne ne s’est occupé de T. İnce, lorsqu’il était en prison où il se serait même querellé avec mon frère İ. (...) En présence de L. Tekin il aurait dit ‘moi, j’ai enlevé une fille pour İ. et je purge 20 mois de prison, alors qu’il ne m’aide même pas ; de plus, il me bat, alors que toi, ils t’aident ; quand je sortirai, je ne les pardonnerai pas, si j’en trouve l’occasion’.  Quand il était sorti de la prison, la famille de la fille [qui avait é té enlevée] l’avait sommé de quitter le village ; il ne pouvait même pas aller au café. Le jour de l’incident vers 12 heures, son père H. İnce a dit que son fils avait fui la maison [qui se] trouve à environ 800 m, du lieu du crime. Il a dû tuer ma mère, en lui disant ‘vous ne m’avez pas aidé dans la prison, ton fils m’a même battu et, maintenant, c’est la famille de la fille qui est derrière moi’, ce pour mettre l’affaire sur le dos de la famille de la fille. Le 21.9.1994, jour où l’incident a été connu, de peur que l’on ne le suspecte, il s’est enfui au village de Cevizler. Quand les gendarmes l’ont ramené à l’hôpital pour le faire examiner, on a constaté 4 ou 5 blessures. Comment a-t-il pu les avoir ? J’ai raconté tout cela devant le tribunal, on ne m’a pas écouté, ni fait une quelconque recherche (alors que j’avais déposé une plainte au sujet de T. İnce, celle-ci n’a pas été versée dans mon dossier. (...) »

Dans son mémoire, le requérant demandait en outre la vérification des faits et des preuves suivantes :

« 1- La disparition de mes déclarations faites au commissariat les 21 et 26 septembre 1994 ; 2- Ma [femme] a été maintenue 9 jours au commissariat avec moi, sous la pression, à ce point qu’elle est tombée malade et conduite à l’hôpital ; il est sûr que, ramenée le 28.9.1994, elle a été mise sous pression et que l’on lui a extorqué des dépositions contradictoires à force de pressions et d’injures ; c’est la première fois que ma femme a vu un commissariat, elle a dû parler [ainsi]par peur] ; 3- De 21 jusqu’au 29.9.1994, pendant 9 jours, des gens arrivés dans la voitures immatriculée 64 DR 718 m’ont infligé des électrocutions partout sur le corps. Ils m’ont dit qu’ils bais... ma femme (...) et qu’ils me ramèneraient pour me torturer à mort, si je disais devant le juge ou le docteur qu’ils m’avaient torturé ; ils ne m’ont laissé rien dire de plus que de ce qui était écrit sur mes déclarations extorquées ; c’est cette même déclaration qu’ils ont rédigée au parquet ainsi que devant le juge et qu’ils m’ont fait signer ; pendant la torture, ils m’ont forcé à dire avoir cogné la tête de ma mère avec une pierre d’environ 5 kilos. Je prie respectueusement que cette pierre soit examinée par l’institut médico-légal pour savoir si elle a bien été utilisée sur un homme, qu’une autopsie soit effectuée, le cas échéant, sur le cadavre de ma mère et qu’on ordonne une expertise sur mon pantalon en jean que je n’ai pas encore lavé ; 4- J’avais sollicité (...) que mes empreintes digitales ainsi que mon pantalon soient transmis à l’institut médico-légal, ce qui ma été refusé ; 5- Aux alentours du lieu du crime, après un mois et demi, une chemise ensanglantée serait trouvée et Ü. Tunç, l’épouse de İ. Tunç, l’aurait fait disparaître en la brûlant, sans que l’on puisse déterminer à qui elle appartenait ; pourquoi n’a-t-on pas enquêté à fond cette circonstance ? ; 6- İ. Tunç me diffame, alors que je suis innocent, car il est en conflit avec moi ; or sur la base de ses affirmations, on me torture, on me condamne, sans aucune vérification (...) ; 7- Comme je l’ai déjà exposé, c’est T. İnce qui a tué ma mère ; je demande que l’on examine ses dépositions au commissariat, les [raisons] des blessures constatées sur lui et de sa fuite à un autre village, et le témoignage de L. Tekin avec qui il avait parlé dans la prison (...). »

Le 21 septembre 1995, le barreau d’Ankara informa le requérant du nom de l’avocate commise d’office à savoir Me A. Gür et l’invita à prendre contact avec celle-ci. Cependant, par la suite, il semble qu’en application de l’article 138 du code de procédure pénale, le barreau d’Ankara fut appelé à désigner d’office un autre avocat pour représenter le requérant devant la Cour de cassation : d’après la lettre du barreau, datée le 13 octobre 1995, il s’agissait cette fois-ci de Me H.A. Avcı.

Quoi qu’il en soit, il ne ressort guère du dossier que Me Avcı ait effectivement participé à l’audience devant la Cour de cassation qui, par un arrêt du 30 octobre 1995, confirma le jugement attaqué en toutes ses dispositions, sans toutefois se prononcer sur les moyens de cassation qui avaient été présentés par le requérant.

Le prononcé de cet arrêt eut lieu le 2 novembre 1995, en l’absence du requérant et de Me Avcı.

Personnellement informé de cette décision, le requérant s’adressa le 1er décembre 1995 au procureur de la République d’Alaşehir pour qu’il introduise un recours en rectification d’arrêt. Malgré la pénurie du dossier quant à l’issue de cette procédure, tout laisse à penser que ce recours a été rejeté par le procureur et qu’en conséquence la condamnation du requérant devint définitive. 

3.La procédure quant à la plainte du requérant contre ses présumés tortionnaires

Tel qu’exposé ci-dessus, d’abord le 8 novembre 1994 devant la Cour d’assises puis le 11 novembre 1994 dans sa lettre adressée à la commission des droits de l’homme de l’Assemblée nationale, le requérant porta plainte contre ses prétendus tortionnaires.

Le 9 décembre 1994,  la commission susmentionnée enjoignit le parquet d’Uşak d’enquêter sur les allégations du requérant et de lui communiquer les résultats.

Le 26 décembre 1994, le procureur de la République d’Alaşehir recueillit la déposition du requérant quant à sa lettre du 11 novembre 1994.  Celui-ci réitéra ses dires en ajoutant de plus que, lors de ses interrogatoires,  il avait les yeux bandés mais qu’il avait néanmoins vu deux hommes en civil, arrivés le jour de son arrestation dans une voiture immatriculée 64 DR 718. Lors des interrogatoires, il avait reconnu les voix de ces deux personnes qui, pendant 8 jours, lui ont infligé des électrocutions sur les orteils et le pénis, l’ont dénudé et arrosé d’eau froide. Il continua ainsi :

« (...) Au parquet ainsi qu’au tribunal, ils m’ont demandé si je voulais un avocat et j’ai dit que je n’en voulais pas. Devant le procureur et le tribunal, je n’ai pas dit que j’avais été torturé. Car les deux civils qui m’avaient interrogé à la gendarmerie m’ont menacé de me faire revenir pour interroger et torturer (...). A la fin des interrogatoires à la gendarmerie, avant de m’amener devant le procureur, il m’ont montré à un docteur à l’Hôpital d’Eşme. Le médecin m’a demandé si j’avais des blessures et, moi, j’ai répondu ‘je n’en ai pas actuellement’. En effet, on ne m’avait pas battu, mais seulement électrocuté. Lorsque j’ai dit que je n’avais pas de blessures (...), le médecin ne m’a pas examiné. Je ne savais pas si j’avais des traces sur les parties où les câbles électriques étaient branchés. Je porte plainte contre ces deux personnes en civil qui m’ont torturé. Je n’ai pas tué ma mère. J’ai dit l’avoir tuée du fait des tortures (...). »

Le lendemain, le procureur écrivit au commandement de la gendarmerie d’Eşme demandant à ce que les deux personnes mises en cause soient identifiées et invitées au parquet. Le même jour, il demanda également au parquet d’Eşme d’instruire l’affaire et de lui informer de son issue.       

Le commandement en question fit parvenir au procureur « le registre des missions du personnel informateur ». D’après le registre, deux sous-officiers, à savoir  A.E. Özükurt et H. Kutlu, accompagnés du même chauffeur, étaient envoyés à deux reprises au village de Yeleğen pour enquêter sur le meurtre de F. Tunç. Selon les inscriptions, la première mission avait débuté le 21 septembre 1994, à 10 h 30, et terminé le lendemain, à 01 h 00 ; la seconde avait commencé le 28 septembre 1994, à 16 h 00 et achevé le lendemain à 01 h 30. Ces missions avaient été ordonnées par le commandant de la gendarmerie départementale d’Uşak.

Le 4 janvier 1995, le procureur interrogea M.Yavuz, commandant de la gendarmerie du district d’Eşme, quant à la plainte du requérant. M.Yavuz, contestant les allégations de mauvais traitements, exposa ce qui suit :

« (...) comme l’auteur n’était encore pas identifié, deux agents civils, membres du service des informations du commandement général de la gendarmerie du département d’Uşak, dont la spécialité était ce genre d’enquêtes, ont été envoyés au district. (...). Ils sont venus sur le lieu du crime, à savoir la maison où l’on avait découvert le cadavre. (...) Quelques jours après la découverte du corps, ils sont revenus au district et sont retournés le soir même ; cependant, il se pourrait que je me trompe, je ne me rappelle pas bien ; hormis le premier jour (...) ils sont revenus une seconde fois et (...) allés dans le village où le cadavre avait été découvert ; jusqu’à ce jour, ils étaient informés sur ce que l’on avait déjà recueilli comme renseignement en parlant avec nous ; de fait, lorsqu’il étaient revenus, le huitième jour de la garde à vue du prévenu, l’on a eu avec ces deux agents civils un échange d’information au poste de la gendarmerie. (...) Comme l’incident avait eu lieu dans le village de Yeleğen, en ma qualité de commandant du poste central de la gendarmerie du ressort de ce village, c’est moi-même qui ai interrogé Talat Tunç. J’ai recueilli sa déposition une fois, le dernier jour, et je l’ai personnellement tapée à la machine, en présence du sergent (...) M. Aksoy. (...) étant entendu que la garde à vue [de l’intéressé] était en train d’arriver à son terme, j’ai recueilli ses déclarations ce dernier jour, vers 22 – 23 heures. Comme les dépositions de son épouse étaient contradictoires, le prévenu s’est senti coincé ; malgré son effort de donner des réponses évasives et n’ayant pu expliquer les contradictions par rapport aux déclarations des autres témoins et suspects, il est passé aux aveux. A ce moment là j’ai rapporté ses déclarations avec le sergent (...) ; le deux agents civils n’ont pas participé à l’interrogatoire, seulement le jour où le prévenu était arrêté, ils lui avaient  posé, en ma présence, quelques questions, mais ils ne sont jamais restés seuls avec lui (...) ».

Convoqués par le procureur le 4 janvier 1995, les deux agents mis en cause, A.E. Özükurt et H. Kutlu, confirmèrent les déclarations du commandant M.Yavuz. Ils soulignèrent qu’ils étaient effectivement arrivés au village à bord d’un véhicule immatriculé 64 DR 718 mais repoussèrent toute accusation de torture. De fait, ils se seraient limités à attirer l’attention du commandant M. Yavuz quant aux doutes pesant sur le requérant qui, selon les villageois interrogés, avait bien des raisons pour commettre ce meurtre.

Le 5 janvier 1995, le procureur entendit le sergent M. Aksoy qui, lui aussi, ne fit que confirmer les dires des trois personnes précitées.  

Le jour même, le procureur de la République d’Eşme rendit une ordonnance de non-lieu à l’encontre des deux agents civils mis en cause. Se référant aux certificats médicaux établis au début et à la fin de la garde à vue du requérant, le procureur conclut : « dés lors que, hormis ses propres aveux selon lesquels il a commis le crime, les déclarations contradictoires de son épouse ainsi que les dépositions d’autres témoins constituent également une charge contre le prévenu. Il s’en déduit du contenu du dossier que les allégations qu’il a formulées dans sa plainte, un mois et demi après [les faits], s’avèrent sans aucun fondement, il n’y donc pas lieu de déclencher des poursuites. »

Cette ordonnance fut communiquée au requérant le 10 mars 1995. Par une lettre datée du 13 mars 1995 il y fit opposition, conformément à l’article 164 du code de procédure pénale. Cette lettre parvint au procureur le 20 mars 1995 par le truchement de la direction pénitentiaire. Le requérant s’y plaignait de l’indifférence totale du parquet face à ces allégations, ce à l’image de ce qui avait été déjà fait concernant son opposition formée en vain le 3 octobre 1994.

Le 24 mars 1995, la cour d’assises de Salihli écarta l’opposition du requérant. 

4.La demande de révision du procès du requérant

Alors que la condamnation du requérant était devenue définitive courant le mois de décembre 1995, il ressort du dossier que le 17 janvier 1996 un procureur, non identifié, estima devoir convoquer Ö. Tunç. Celui-ci déclara :

« L’incident a eu lieu il y a longtemps. Si je me rappelle bien (...), avec T. İnce, on avait  quitté la fête vers 22 ou 23 heures. M. İnce m’avait d’ailleurs dit de le ramener à la maison, chez ses parents car il était soûl. Il était très ivre, je l’ai ramené chez [ses parents] et je leur ai dit, voilà, je vous confie votre fils, il est très ivre, prenez en soin. Le jour de l’incident, lors de la fête, T. İnce et A. Tunç se sont un peu disputés, mais ils ne se sont pas cognés. Comme il était très ivre, il est tombé par terre plusieurs fois (...) ».

Cela étant, par une lettre du 19 décembre 1997 adressée au président de la Cour de cassation le requérant demanda la réouverture de son dossier. Relatant les mauvais traitements qui lui auraient été infligés pour qu’il passe aux aveux, il affirma notamment n’avoir pas été en mesure de faire entendre ses témoins à décharge et déplora la manière expéditive avec laquelle ses moyens de défense ont été écartés jusqu’alors, ainsi que le classement sans suite de ses nombreuses requêtes auprès du procureur de la République d’Eşme. Au demeurant, il fit valoir le rapport médical du 21 septembre 1994 faisant état de nombreuses traces sur le corps de T. İnce, ainsi que la déposition de L. Tekin qui, emprisonné en même temps que T. İnce,  avait été témoin des menaces de vengeance qu’il avait proférées contre la famille Tunç.    

Le président transmit cette lettre, accompagnée du dossier de l’affaire, à la cour d’assises d’Alaşehir considérant qu’elle tenait lieu d’une demande de révision du procès. Le 5 janvier 1998, le procureur de la République près cette juridiction requit le rejet de cette demande, faute de motifs sérieux.

Par un jugement du 8 janvier 1998, la cour d’assises débouta le requérant au motif que les moyens de révision invoqués en l’espèce avaient déjà été examinés au stade de cassation.

Ce jugement était susceptible d’appel et le requérant a emprunté, selon toute vraisemblance, cette voie, mais en vain. En effet, par une lettre du 31 juillet 1998 le requérant saisit le procureur général près la Cour de cassation et demanda derechef la réouverture de son dossier. L’examen de la correspondance entre les parquets par rapport à cette lettre permet de comprendre que ces derniers ont considéré que la demande du requérant tenait lieu d’un recours en rectification d’arrêt de la Cour de cassation et ils l’ont d’ailleurs traitée dans ce sens. 

Quoi qu’il en soit, le 19 octobre 1998 le procureur général écarta le recours au motif que l’arrêt du 30 octobre 1995 de la Cour de cassation répondait amplement aux moyens que le requérant faisait valoir.

Cette décision fut notifiée au requérant durant la première semaine de  novembre 1998.

5. La réouverture de l’enquête sur le meurtre de Fatma Tunç

Le 16 mars 1999, le procureur de la République d’Alaşehir enjoignit le parquet d’Eşme d’initier une nouvelle enquête sur le meurtre de Fatma Tunç, compte tenu – selon le Gouvernement – de l’insistance du requérant à acclamer son innocence. 

Le parquet d’Eşme communiqua les résultats d’enquête par une lettre du 22 novembre 1999, accompagnant un état des lieux et des procès verbaux de témoignages.  

Dans sa lettre, le procureur d’Eşme exposa qu’aucun nouvel élément, autre que ceux considérés lors du procès du requérant, n’avait été décelé s’agissant du meurtre de F. Tunç. Il précisa en outre que les personnes interrogées ne se souvenaient plus des détails de l’incident. Parmi les agents de l’Etat étant intervenus dans l’instruction de l’affaire, seul H. Diker, rédacteur de la déposition du requérant au parquet d’Eşme avait pu être convoqué et A. Tekin, ayant participé à l’audition du requérant par le juge de paix, n’avait pu être entendu pour cause de mutation.

Tel qu’il ressort des pièces fournies au parquet d’Alaşehir, l’enquête complémentaire fut effectuée le 19 novembre 1999, en commençant par l’établissement d’un croquis  en vue d’évaluer les distances séparant la maison de la victime de la chaumière du requérant, de la maison de H. İnce, père de T. İnce, de la maison de U. İnce où la fête s’était déroulée, de la fontaine où le requérant avait rencontré les bergers et, enfin, de la brasserie du frère du requérant.

Ensuite, le procureur entendit 13 témoins, dont D.A. Ercan, le maire du village de Hürriyet à Yeleğen, déclara :

« (...) la région où se trouve la chaumière de Fatma Tunç (...) relève de mon ressort en tant que maire (...). La fontaine qui se trouve entre la maison de Fatma Tunç et le puits de Tosçu (...) que je vous avais indiqué, ne fonctionnait ni à l’époque du crime ni avant. (...) »    

Quant aux autres déclarations, notamment en ce qui concerne T. İnce, peuvent se résumer comme suit :

Le témoin Ö.Tunç :

« (...) lorsque je ramenais T. İnce chez ses parents, je ne me rappelle pas avoir remarqué des égratignures ou des blessures sur les parties visibles de son corps. Si cela avait été le cas j’aurais dû m’en souvenir. Cependant, lors de la fête, quand T . s’était disputé avec son oncle A. Tunç, je me souviens (...) de ce que A. Tunç avait donné quelques coups de poings à T. İnce et l’avait bousculé. (...) D’après moi, il est possible que les blessures et égratignures ultérieurement constatées sur T. İnce soient survenues pendant sa dispute avec A. Tunç. (...) Je ne sais pas si T. İnce est sorti ou non de sa maison (...). »

H. İnce, père de T. İnce :

« (...) Par la suite, j’ai vu Ö. Tunç accompagner mon fils T. (...). Mon épouse l’a amené vers l’intérieur de la maison. Je n’ai pas vu de blessures sur T..  Toutefois, à peine 5 ou 10 minutes passées, (...) lorsque j’ai parlé avec mon épouse M., elle m’a dit que le visage de T. avait été griffé et qu’il saignait. (...) Une demi-heure après que Ö. avait ramené  T., Talat Tunç se présenta devant la maison, un fusil de chasse à l’épaule (...). Apparemment très ivre, il a demandé à voir T.. Comme je ne voulais pas que T. parte avec lui, je lui ai menti en répondant que T. était retourné à la fête (...). Sur ce j’ai vu Talat Tunç se diriger vers la maison de U. İnce. (...) Après nous avoir ramené T. , Ö. Tunç est aussitôt parti. Lorsque Ö. est venu chez nous, moi et mon épouse étions seuls à la maison. (...) Une demi-heure après le départ de Talat Tunç, je me suis endormi. Je n’ai pas vu T. quitter la maison par la suite. D’ailleurs,  Ö. avait ramené T. dans un état d’ébriété extrême et inconscient ; il n’était pas en état de sortir. (...) ».

M. İnce, mère de T. İnce :

« (...) Ö. Tunç avait  ramené mon fils T. dans un état ivre mort (...) je l’ai accompagné dans la chambre arrière. Il s’y est couché. (...) Beaucoup de temps s’est passé et je ne me rappelle pas si T. avait des blessures, cependant, d’après Ö. Tunç, il aurait échangé des coups avec son oncle A. (...). Talat est arrivé chez nous de la direction du lieu de la fête et a demandé T.. Ce soir là je me suis couché très tard. T. n’a pas quitté la maison. Il n’avait d’ailleurs pas la force pour se lever. (...) Avant sa mort, un jour (...) Fatma Tunç m’avait dit : ‘Talat veut que sa fille reste dans ma maison au centre ville du district, mais je ne l’accepterai pas (...) ne dis rien à Talat sinon il va me battre, me tuer’ (...) ».       

M. İnce, père de U. İnce :

« (...) vers 20 heures, Talat et T. sont arrivés à la fête organisée dans la maison de mon fils U. İnce, alors que Talat avait un fusil en main ; ils ont tiré une ou deux fois en l’air et ont bu, alors qu’à leur arrivée déjà ils étaient en état d’ébriété. Par la suite, sous l’effet de l’alcool, T. İnce avait commencé à trébucher et s’écrouler ici et là. A un moment, il y a eu une dispute entre lui et A. Tunç, après quoi, moi-même et quelques autres invités avons réclamé qu’il soit ramené à la maison ; Ö. Tunç quitta alors la fête avec T. İnce. Talat Tunç resta, lui aussi avait des gestes impertinents et d’ailleurs je lui ai également dit d’aller se coucher. Il est parti une demi-heure après T.. (...) Vers 2 h 30 Talat Tunç est retourné seul au lieu de la fête. Je lui ai dit (...) de rentrer. Il était complètement ivre. Il m’a même demandé si j’avais peur de lui (...). »

H. Tunç, épouse du requérant :

« (...) Avec mes enfants, je suis restée à la fête jusqu’à 22 heures et après j’ai demandé à mon époux Talat de rentrer ; il m’a dit qu’il ne viendrait pas, alors je suis  rentrée avec les enfants. Si je me rappelle bien, Talat avait une chemise bleue. T. İnce était complètement soûl, en dansant il était tombé une ou deux fois (...). Il s’est même battu avec son oncle A. Tunç qui lui a donné quelques coups de poings. Mon mari Talat est retourné à la maison vers 3 heures et il s’est endormi. J’avais entendu ma belle-mère Fatma dire que de temps en temps T. İnce lui demandait de l’argent. Talat n’avait aucun conflit avec sa mère. Moi, je suis resté environ une semaine en garde à vue. A la gendarmerie, ils ne m’ont infligé aucune pression matérielle, mais ils m’ont beaucoup crié dessus ‘dis la vérité !’. (...) D’après Talat Tunç, il aurait été torturé ; moi je n’ai rien vu de tel (...). »

İ. Tunç, frère du requrant :

« (...) T. s’était totalement soûlé, il ne pouvait se tenir début. En dansant (...) T. İnce est tombé par terre une ou deux fois. Il s’est même fait des égratignures au visage et aux mains ; tout le monde l’a vu. (...) A ma connaissance, il n’y avait aucun problème entre ma mère Fatma et T. İnce, tandis que, depuis toujours, ma mère Fatma et mon frère Talat ne s’entendaient point (...). »

U. Tunç, l’organisateur de la fête :

« (...) lors de leur dispute, A. Tunç a blessé son neveu T. İnce en lui administrant des gifles et des coups de poing. Lorsqu’il dansait, T. est même tombé et, de ce fait, ses mains et bras ont été blessés de manière visible (...). »

H. Diker, fonctionnaire au parquet d’Eşme :

« (...) J’exerce en tant que dactylo au parquet d’Eşme. Le 28 septembre 1994 (...) le procureur de garde, U.B., m’a (...) demandé de venir au palais (...). Vers 21 h 45, Talat Tunç est arrivé du commandement de la gendarmerie du district, accompagné  de gendarmes. (...) Talat Tunç a demandé à M. le procureur s’il pouvait fumer ; celui-ci l’a autorisé, mais le prévenu ayant dit n’avoir pas de cigarettes sur lui, M. le procureur lui a tendu (...) son paquet de Harman et il lui a allumé une cigarette. Comme sa déposition allait être recueillie, on lui a demandé s’il voulait un avocat pour sa défense ; il a répondu ne pas en vouloir et qu’il allait assurer lui même sa défense. (...) Pendant qu’il déposait, Talat Tunç allumait de temps en temps des cigarettes que M. le procureur lui avait données. Lorsqu’il se mettait à parler des faits sans rapport avec l’incident, M. le procureur voulait que les dires soient dactylographiés de manière succincte ; alors, Talat Tunç coupait la parole de M. le procureur et s’exclamait ‘vous ne dictez pas tout, dictez tout ce que je raconte’ ; c’est pourquoi la déposition de Talat Tunç a duré tellement longtemps. (...) Par la suite (...) Talat Tunç a été conduit, accompagné des gendarmes, au bureau du juge de paix (...). Comme il était très tard et qu’il n’y avait pas de greffier, j’ai aidé M. le juge lors de l’audition. Lorsque le juge de paix voulut qu’il [soit succinct] (...), Talat Tunç a refusé et s’est mis à raconter longuement en détail comment il a commis le meurtre. Pendant l’interrogatoire, les gendarmes attendaient dehors, devant la porte. (...) ».

La Cour ne dispose d’aucune information quant à l’issue de cette enquête complémentaire.

Cependant, l’avocat commis d’office à la demande du Greffe par le barreau de Manisa informe la Cour de ce que depuis le 20 mai 2002 l’intéressé se trouvait en liberté. En l’absence d’autres explications plausibles, cela permet d’inférer que, dans l’intervalle, le requérant fut admis au bénéfice de la loi d’amnistie no 4616 du 21 décembre 2000.


B.  Le droit et la pratique internes pertinents

1.La poursuite des actes de mauvais traitements 

Le code pénal turc érige en infraction le fait pour un agent public de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements). Les obligations incombant aux autorités quant à la conduite d’une enquête préliminaire au sujet de faits et omissions susceptibles de constituer pareilles infractions que l’on porte à leur connaissance sont régies par les articles 151 à 153 du code de procédure pénale (« CPP »). Le procureur qui, de quelque manière que ce soit, est avisé d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction a été commise est obligé d’instruire les faits afin de décider s’il y a lieu ou non d’engager des poursuites (article 153 CPP).

Si le procureur conclut à un non lieu, l’ordonnance y afférente est notifiée au plaignant. Dans les quinze jours à compter de cette notification, l’intéressé peut former opposition devant le président de la Cour d’assises dans le ressort du lieu le plus proche à celui de la juridiction dont relève le procureur (article 164 et 165 CPP). Au cas où l’opposition est écartée, aucune action publique ne peut être intentée au sujet de la plainte originelle, à moins qu’il y ait de nouveaux faits et de nouvelles preuves.

2.Les recours civils et administratifs contre des actes de mauvais traitements

En vertu de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.

L’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce :

« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel. (...)             

L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »

Cette disposition consacre une responsabilité objective de l’Etat, laquelle entre en jeu quand il a été établi que dans les circonstances d’un cas donné, l’Etat a manqué à son obligation de maintenir l’ordre et la sûreté publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et cela sans qu’il faille établir l’existence d’une faute délictuelle imputable à l’administration. Sous ce régime, l’administration peut donc se voir tenue d’indemniser quiconque est victime d’un préjudice résultant d’actes commis par des personnes non identifiées.

Sur le terrain du code des obligations, les personnes lésées du fait d’un acte illicite ou délictuel peuvent introduire une action en réparation pour le préjudice tant matériel (articles 41–46) que moral (article 47). En la matière, un tribunal civil peut statuer sur un grief même en l’absence de poursuites pénales et, au demeurant, il n’est lié ni par les considérations ni par le jugement d’une juridiction répressive reconnaissant l’innocence d’une personne accusée, si pareil jugement se fonde sur l’insuffisance des preuves pour établir la responsabilité pénale du prévenu (article 53). Cependant, d’après la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsqu’une juridiction pénale arrive à la conclusion que « l’acte reproché n’a pas été commis par l’accusé » ou qu’« aucun acte délictueux n’a eu lieu », le juge civil est lié par de telles conclusions, en tant que « fait établi ».

Toutefois, en vertu de l’article 13 de la loi no 657 sur les employés de l’Etat, les personnes ayant subi un dommage du fait de l’exercice d’une fonction relevant du droit public peuvent, en principe, ester en justice uniquement contre l’autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause et pas directement contre celui-ci (articles 129 § 5 de la Constitution, 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n’est toutefois pas absolue. Lorsque l’acte en question est qualifié d’illicite ou de délictuel et, par conséquent, perd son caractère d’acte ou de fait « administratif », les  juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l’auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d’engager la responsabilité conjointe de l’administration en sa qualité d’employeur de l’auteur de l’acte (article 50 du code des obligations). 

3.  La valeur probante des éléments recueillis lors de l’instruction préliminaire

Il ressort des principes jurisprudentiels du droit pénal turc que l’interrogatoire d’un suspect est un moyen de défense devant profiter à ce dernier, et non une mesure destinée à obtenir des preuves à charge. Si les déclarations qui en sont issues peuvent entrer en ligne de compte dans l’appréciation par le juge de la réalité factuelle concernant une affaire, elles doivent néanmoins être faites de plein gré, étant entendu que toute déclaration extorquée par le recours à des pressions ou à la force n’a aucune valeur probante. Aux termes de l’article 247 CPP, tel qu’interprété par la Cour de cassation, pour qu’un procès-verbal d’interrogatoire contenant des aveux faits à la police ou au parquet puisse constituer une preuve à charge, il est impératif que ceux-ci soient réitérés devant le juge. Sinon, la lecture lors de l’audience de pareils procès-verbaux à titre de preuve est prohibée, et, dès lors, on ne saurait y puiser un motif pour fonder une condamnation. Cela dit, même un aveu réitéré à l’audience ne saurait passer – à lui seul – pour un élément de preuve déterminant : il faut qu’il soit étayé par des éléments de preuve complémentaires.

GRIEFS

Le requérant allègue en premier lieu la violation de l’article 3 de la Convention. Il affirme avoir été, lors de sa garde à vue de neuf jours, interrogé sous la torture par une équipe de personnes vêtues en civil, afin de lui extorquer des aveux sur le meurtre de sa mère. A cet égard, il allègue également, en substance, une violation de l’article 13 de la Convention, se plaignant de l’absence d’une enquête effective quant à la plainte formelle qu’il avait déposée contre ses présumés tortionnaires.

Le requérant fait en outre grief de ce que sa cause n’a pas été entendue équitablement comme le veut l’article 6 § 1 de la Convention, notamment dans la mesure où il aurait été condamné sur la seule base de ses aveux extorqués sous la torture et où il n’a pu faire valoir ses preuves à décharge ni assurer sa confrontation avec les témoins l’ayant mis en cause.

Dans ses observations écrites en réponse à celles du Gouvernement, parvenues le 17 juillet 2002, le représentant du requérant allègue de plus une violation du droit à une procédure contradictoire lors de la phase de cassation, du fait de la non-communication de l’avis du procureur général quant à la recevabilité du pourvoi intenté en l’espèce et dénonce un manque de diligence grave de la part des juges du fond qui ont laissé au requérant le choix d’assumer lui-même sa défense tout au long d’un procès fondé sur une accusation de matricide passible de la peine de mort.

EN DROIT

Le requérant allègue avoir été condamné pour matricide par un jugement rendu à l’issue d’un procès inéquitable, car fondé exclusivement sur des aveux qui lui ont été extorqués lors de sa garde à vue, sous la torture.

Il se plaint d’une violation des articles 3 et 6 § 1 de la Convention et, en substance, de l’article 13 combiné avec l’article 3. Ces dispositions, en leur parties pertinentes, se lisent ainsi :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Article 6 §§ 1 et 3

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

(...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

I. SUR LA RECEVABILITÉ ET LE BIEN-FONDÉ DES GRIEFS      

A. Articles 3 et 13 de la Convention

1.Les arguments des parties au litige

a.Gouvernement

Le Gouvernement soulève d’abord une exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes et articulée en deux branches :

En premier lieu, il cite la voie de recours administrative, dont l’exercice se fonde sur les articles 125, 129 de la Constitution et 2 du code de procédure administrative no 2577. A ce sujet, il soumet un exemple d’arrêt rendu par le Conseil d ’Etat et où une réparation a été accordée dans un cas de décès dû à des tortures infligées pendant une garde à vue par des membres des forces de sécurité (arrêt du 30 mars 1983, dossier no 1982/206 – décision no 1983/665).

Il affirme ensuite que le requérant aurait pu intenter avec succès une action en dommages et intérêts, sur le terrain du code des obligations. Là encore, il renvoie à une décision, en l’occurrence l’arrêt du 17 novembre 1986 (décision no 1986/7786) rendu par la Cour de cassation dans une affaire concernant une demande en réparation pour torture, et rappelle que, en vertu de l’article 53 dudit code, la circonstance qu’un accusé ait été acquitté pour insuffisance de preuves ne lie pas la juridiction civile, notamment lorsque que celui-ci a pu être identifié par le demandeur. Le Gouvernement cite en outre l’affaire de M. Cafer Erdoğan, victime de tortures pendant la garde à vue : dans cette affaire, le tribunal civil de première instance débouta M. Erdoğan, car les juridictions répressives, appelées à connaître de sa plainte contre les présumés tortionnaires, avaient établi l’existence de tortures, mais avaient néanmoins conclu qu’il n’était pas « légalement prouvé que les prévenus aient commis » l’acte de torture en question. Or la Cour de cassation infirma cette décision, au motif notamment que :

« (...) toutes les preuves réunies démontrent que Münir, commissaire du poste de la police, était présent lors de l’interogatoire et que le policier Hayrettin avaient recueilli les déclarations de l’intéressé ; partant, de toute évidence, la torture ne pouvait être infligé en dehors de leur connaissance (...) ».         

Quand au bien-fondé, le Gouvernement soutient que le grief du requérant est sans aucun fondement. Il fait valoir que le seul élément médical faisant état de quelques traces et égratignures sur le corps du requérant est le certificat du 21 septembre 1994 délivré juste avant son placement en garde à vue. Or, d’après le gouvernement, ces traces, résultant de toute évidence de la résistance de la défunte, ne se rapporteraient à aucun acte de torture. Par ailleurs, le Gouvernement rappelle que le second certificat médical délivré à la fin de la garde à vue du requérant suffit à réfuter les allégations du requérant et soumet à la Cour les documents relatifs à l’enquête  irréprochablement menée en ce qui les concerne.

b. Requérant

Le représentant du requérant ne prend pas de position quant à la question d’épuisement des voies de recours internes invoquées par le Gouvernement. Il soutient qu’en l’espèce, l’absence d’une enquête effective au sujet des allégations de torture du requérant a privé celui-ci de la  possibilité d’obtenir les preuves qui lui auraient permis d’appuyer ses prétentions devant les instances civiles et pénales. Il rappelle que pendant les interrogatoires son client aurait été entièrement dénudé, attaché à une chaise, les yeux bandés, et on lui aurait administré des électrochocs sur ses orteils ainsi que sur ses organes génitaux, tout en l’arrosant d’eau froide pour en exacerber l’effet.

Sur ce point, il met notamment en exergue le fait qu’il n’aurait pas été difficile d’établir la véracité de ces allégations si le requérant, dans le mois ayant suivi la fin de sa garde à vue, avait passé un examen médical détaillé, y compris une IRM et un test psychologique dans un établissement à l’écart de toute influence. Or nul n’a cherché a vérifier les allégations du requérant, alors qu’elles s’avéraient défendables, ne serait-ce que pour trois raisons : premièrement, la durée de garde à vue imposée en l’espèce était illégale et rien dans le dossier n’explique  pourquoi on a attendu jusqu’au 28 septembre 1994 pour mettre au net les aveux du requérant, sans jamais chercher à l’interroger jusqu’alors, durant huit jours. Deuxièmement, les déclarations des deux agents du service des informations permettraient de déduire qu’à cette dernière date, après 21 heures, le requérant a dû passer aux aveux car il était « coincé » ; or force est d’observer qu’aucune des soi-disant preuves invoquées par ces agents n’est nouvelle ni de nature à « coincer » en tant que tel un présumé criminel dont la résistance n’a, semble-t-il, pas pu être brisée pendant huit jours. Enfin, en tout état de cause, le seul fait de maintenir quelqu’un pendant huit jours en garde à vue, assis sur une chaise, emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

2. L’appréciation de la Cour

La Cour estime ne pas devoir examiner la question de savoir s’il y a eu en l’espèce épuisement des voies de recours internes, car à supposer même que ce fût le cas, elle considère que cette partie de la requête ne saurait être retenue pour les motifs qui suivent. 

En effet, la Cour note qu’en ce qui concerne les griefs formulés sur le terrain de l’article 3 et, en substance, de l’article 13 de la Convention, la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 est bien celle du 24 mars 1995 par laquelle la cour d’assises de Salihli a écarté l’opposition du requérant contre l’ordonnance de non-lieu qui avait été rendue à l’encontre des deux agents civils mis en cause. Il s’ensuit que les griefs dont il s’agit présentés plus de six mois après cette date, à savoir le  4 décembre 1995, s’avèrent tardifs, étant entendu que nul n’a argué devant la Cour de l’existence des circonstances particulières susceptibles d’interrompre le délai en question.

A cet égard, que le Gouvernement n’ait pas excipé de la règle des six mois ne tire à aucune conséquence, dès lors qu’il appartient à la Cour d’en contrôler d’office le respect : comme elle l’a déjà énoncé maintes fois, même en l’absence d’observations de la part du Gouvernement défendeur au sujet de cette règle, celle-ci constitue un facteur important de sécurité juridique visant à empêcher la constante remise en cause du passé ; elle marque les limites temporelles du contrôle assuré par la Cour et indique, aussi bien aux requérants qu’aux autorités nationales, la période au delà de laquelle ce contrôle n’est plus possible (voir, par exemple, Michael Joseph Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I).

Partant, la Cour déclare la requête irrecevable conformément à l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, en tant qu’elle se rapporte aux articles 3 et 13.


B. Article 6 de la Convention

1.Les arguments des parties au litige

a.Gouvernement

Le Gouvernement expose que devant le procureur de la République puis devant le juge de paix le requérant a réitéré, sans aucune réserve, ses aveux de matricide faits à la gendarmerie. Pour le Gouvernement, à supposer même que ses allégations de mauvais traitements soient fondées, rien n’expliquerait pourquoi le requérant ne se serait pas exprimé à ce sujet jusqu’à l’audience du 8 novembre 1994 devant la cour d’assises d’Alaşehir.

Le gouvernement rappelle que lors de l’instruction préliminaire, parmi les témoignages recueillis, trois ont joué sur l’appréciation des juges du fond : ceux des deux frères du requérant et de son voisin T. İnce. Le Gouvernement souligne que, selon ces témoignages –du reste, mentionnés dans le jugement de condamnation – il y avait un conflit de longue date entre la victime et son fils ainsi que l’épouse de celui-ci. De plus, avant le meurtre, le requérant aurait forcé sa mère à lui céder la propriété d’un bien sis au village de Yeleğen et, tel que relaté par T. İnce, lorsque celle-ci refusa, il serait même allé jusqu’à casser les vitres de sa maison. Le Gouvernement ajoute que ce genre de conflits est monnaie courante dans les régions rurales de la Turquie et, finalement, attire l’attention sur le fait qu’en l’espèce le requérant n’a pu fournir aucun alibi pour démentir la version des faits sur laquelle s’est basée le jugement de la cour d’assises.

b.Requérant

Le représentant du requérant plaide qu’en l’espèce son client a été victime de ses deux frères qui, à la suite du meurtre, ont tout tenté pour qu’il paraisse le suspect principal afin d’obtenir un part d’héritage plus important. A cette fin, ils auraient ébruité la responsabilité de leur frère de l’assassinat. D’ailleurs, le requérant et son épouse auraient été immédiatement appréhendés du fait de ces rumeurs. Ainsi, le « suspect » étant désigné, les autorités n’avaient qu’à « trouver des preuves », ce qu’elles auraient, du reste, mal fait tout au long de l’enquête dirigée par la gendarmerie à l’insu du parquet compétent. Cet en effet au parquet que ce devoir incombait au premier chef, en application de l’article 154 du code de procédure pénale.

D’abord, contrairement aux deux égratignures décelées sur le corps du requérant – lesquelles, d’après celui-ci, provenaient des griffures d’un chiot –, nul n’aurait cherché jusqu’au 17 janvier 1996 à vérifier l’origine des traces bien plus nombreuses constatées sur T. İnce.

Ensuite, le croquis des lieux versé au dossier de l’enquête par le commandant M. Yavuz et celui que le requérant a présenté à la Cour démontreraient, de par leur différence de précision, le manque de sérieux dans la conduite de l’instruction préliminaire : par exemple, contrairement à ce que le croquis officiel illustre, la chaumière du requérant était à plusieurs kilomètres de celle de sa mère.  

Par ailleurs, les autorités auraient omis d’entendre M. Koç, le conducteur  du taxi ayant ramené le requérant à Yeleğen.

Quand aux aveux du requérant, ceux-ci faisaient référence à un pantalon qu’il aurait lavé dans la fontaine, chose impossible, car la fontaine en question était sèche depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, le requérant avait plusieurs fois affirmé que les vêtements qu’il portait ce jour-là se trouvaient encore quelque part et intacts ; or nul n’a pensé à les retrouver et les envoyer pour expertise étant entendu qu’aucun lavage ne saurait totalement éliminer la matière sanguine.

En ce qui concerne l’expertise criminalistique effectuée à la gendarmerie, celle-ci pécherait par insuffisance : les analyses sanguines du requérant et de T. İnce auraient été cantonnés à quatre facteur rhésus, alors qu’en Turquie il existerait des laboratoires qui étaient équipés pour identifier jusqu’à plus de vingt facteurs sanguins. Cela étant, aucun relevé d’empreintes digitales n’aurait non plus été effectué sur les morceaux de bois et de verre, ni sur le bloc de pierre censé être l’arme du crime.

D’après le représentant du requérant, les juridictions pénales, loin de remédier à ces manquements, n’auraient fait que contribuer à l’iniquité jusqu’alors commise.

En l’espèce, le requérant, fort de son innocence, n’avait pas sollicité l’assistance d’un avocat. Cela étant, nonobstant le fait qu’en pratique on lui aurait certainement refusé pareille assistance pendant la période de garde à vue, la question cruciale serait de savoir comment les autorités ont pu réduire une personne, jugée pour une infraction passible de la peine de mort, à présenter lui-même sa défense.

A ce sujet, Me Ergül déplore l’inadvertance avec laquelle le procès du requérant a été initié, conduit et clôturé, en l’absence d’un conseil. Selon lui, les magistrats n’auraient rien voulu voir d’autre que « les aveux, la reine des preuves » et auraient puisé un mobile de meurtre dans les querelles familiales, les mésententes entre épouses et belles-mères, et les conflits d’héritiers, comme si pareils problèmes étaient propres à la famille du requérant.

Par exemple, les juges qui n’ont pas estimé utile de faire expertiser les vêtements du requérant, ne se seraient pas non plus penchés sur la question de savoir pourquoi Ü. Tunç, épouse de l’un des frères du requérant, a détruit la chemise ensanglantée qu’elle avait découverte.

Finalement, le représentant du requérant, se référant à l’arrêt Göç c. Turquie (arrêt du 11 juillet 2002 [GC], no 36590/97, CEDH 2002-V) met en exergue l’absence de communication au requérant des observations écrites du procureur général concernant le pourvoi en cassation intenté.

2. L’appréciation de la Cour

La Cour a procédé à un examen préliminaire des faits et des arguments des parties au litige quant au restant des griefs présentés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention et elle en a considéré la substance après s’être rassurée qu’il n’y avait aucun autre obstacle à leur recevabilité.

Elle relève d’emblée que, dans ses observations écrites, le conseil du requérant a invoqué deux nouveaux moyens concernant l’absence d’un défenseur pour assister le requérant lors du procès litigieux et la non-communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation. Sans doute, ces moyens, auxquels le Gouvernement était à même de répliquer, ne figuraient-ils pas expressément dans la requête de l’intéressé, mais présentent une connexion manifeste avec ceux qui s’y trouvaient exposés quant au respect du droit à un procès équitable et tirés de l’utilisation des aveux illégalement obtenus ainsi que de l’impossibilité pour le requérant de présenter effectivement sa cause y compris ses preuves et d’assurer sa confrontation avec les témoins à charge.

A cet égard, il faut se rappeler qu’une fois régulièrement saisie, la Cour peut connaître de toutes les questions de fait ou de droit surgissant en cours d’instance et, maîtresse de la qualification juridique à donner aux faits ainsi soumis à son contrôle, elle a compétence pour examiner ceux-ci, au besoin d’office, à la lumière de la Convention tout entière (voir, mutatis mutandis, Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, pp. 15-16, § 44, et Guerra et autres c. Italie, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-I, p. 223, §§43-44).

Partant, la Cour estime devoir également examiner ces nouveaux griefs, ensemble avec les doléances primitives du requérant, dès lors qu’ils se rattachent étroitement aux faits qui constituent l’objet de ces dernières. Cela étant, il convient par ailleurs de noter que les droits auxquels l’ensemble de ces griefs se rapportent non seulement sont inhérents aux notions de « procédure contradictoire » et d’« égalité des armes », comprises dans la notion même de procès équitable inscrite à l’article 6 § 1 de la Convention  invoqué par la partie requérante, mais aussi se déduisent des garanties énoncées aux alinéas b) c) et d) de l’article 6 § 3.

S’étant placée sur le terrain de ces dispositions lues comme un tout, la Cour estime que les griefs dont il s’agit soulèvent des questions de fait et de droit suffisamment complexes ne pouvant être résolues à ce stade de la procédure et ne sauraient dès lors être écartés comme étant manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

En conclusion, la Cour déclare la requête recevable en tant qu’elle porte sur l’article 6 §§ 1 et 3, alinéas b), c) et d) de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à la majorité,

Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs du requérant tirés de l’article 6 de la Convention  ;

Déclare la requête irrecevable pour le surplus.

Michael O’BoyleNicolas Bratza
GreffierPrésident

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Textes cités dans la décision

  1. CODE PENAL
  2. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (quatrième section), TUNC c. la TURQUIE, 1er avril 2003, 32432/96