CEDH, Commission (plénière), S.A. PRESSOS COMPANIA NAVIERA c. la BELGIQUE, 6 septembre 1993, 17849/91

  • Navire·
  • Pilotage·
  • Abordage·
  • Arbitrage·
  • Navigation·
  • Effet rétroactif·
  • Responsabilité·
  • Gouvernement·
  • Dommage·
  • Sociétés

Chronologie de l’affaire

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
CEDH, Commission (Plénière), 6 sept. 1993, n° 17849/91
Numéro(s) : 17849/91
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 4 janvier 1991
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28 mai 1985, série A n° 94, pp. 35-35, pars. 71-72
Cour Eur. D.H. Arrêt "relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique" du 23 juillet 1968, série A n° 6, p. 34, par. 10
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : partiellement recevable ; partiellement irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-25453
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1993:0906DEC001784991
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

                                FINALE

                          SUR LA RECEVABILITE

                 de la requête No 17849/91

                 présentée par la S.A. PRESSOS COMPANIA NAVIERA

                 et autres

                 contre la Belgique

                              __________

      La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en

chambre du conseil le 6 septembre 1993 en présence de

      MM.  C.A. NØRGAARD, Président

           A. WEITZEL

           F. ERMACORA

           E. BUSUTTIL

           G. JÖRUNDSSON

           A.S. GÖZÜBÜYÜK

           J.-C. SOYER

           H. DANELIUS

           C.L. ROZAKIS

      Mme  J. LIDDY

      MM.  L. LOUCAIDES

           J.-C. GEUS

           M. PELLONPÄÄ

           G.B. REFFI

           M.A. NOWICKI

           I. CABRAL BARRETO

           N. BRATZA

      M.  H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;

      Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de

l'Homme et des Libertés fondamentales ;

      Vu la requête introduite le 4 janvier 1991 par la S.A. PRESSOS

COMPANIA NAVIERA et 25 autres requérants (dont la liste est jointe à

la présente décision) contre la Belgique et enregistrée le

27 février 1991 sous le No de dossier 17849/91 ;

      Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le

14 juillet 1992 et les observations en réponse présentées par les

requérants le 23 octobre 1992 ;

      Vu les conclusions des parties développées à l'audience du

6 septembre 1993 ;

      Après avoir délibéré,

      Rend la décision suivante :

EN FAIT

      La requête est introduite par vingt-six requérants et requérantes

(voir liste annexée) dont vingt-cinq sont des propriétaires et des

mutuelles d'armement de navires, tandis que le vingt-sixième intervient

en sa qualité de curateur d'une société de ce type. Devant la

Commission, ils sont représentés par Maîtres L. Simont, P. Lemmens,

R. Dalcq et D. Lagasse, avocats au barreau de Bruxelles.

      Les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés par les

parties, peuvent se résumer comme suit :

I.    a. Par jugement du tribunal d'arrondissement

(arrondissementsrechtbank) de Middelburg, Pays-Bas, du 24 avril 1985,

la première requérante, la S.A. Pressos Compania Naviera, fut, en sa

qualité de propriétaire du navire "Argentic", rendue responsable de

dommages causés à un autre navire lors d'un abordage.

      Le 10 juin 1987, elle a assigné l'Etat belge devant le tribunal

de première instance de Bruxelles, estimant que l'abordage avait été

provoqué par des fautes commises par le pilote qui avait été mis à sa

disposition dans le cadre d'un service de pilotage organisé par l'Etat

belge (auquel a succédé, depuis le 1er janvier 1989, la Région

flamande).

      b. A une date non déterminée, les deuxième et troisième

requérantes, respectivement la société Interocean Shipping Company et

la société Zephir Shipping Corporation, saisirent les tribunaux belges

d'une action en indemnité pour des dommages causés à des navires leur

appartenant suite à des fautes commises par le pilote mis à leur

disposition par l'Etat. En juillet 1990, ces actions étaient pendantes

devant la cour d'appel de Bruxelles, après que le tribunal de première

instance de Bruxelles ait rendu une décision défavorable aux

requérants.

      c. Par jugement du tribunal de commerce d'Anvers du 19 juin 1986,

la quatrième requérante, la société Cory Maritime Ltd, fut, en sa

qualité de propriétaire du navire "Pass of Brander", condamnée au

paiement d'une indemnité pour des dommages résultant d'un accident de

navigation survenu le 6 janvier 1983.

      Estimant que les dommages avaient été causés par des fautes

commises par le pilote mis à leur disposition par la société C.V.

Brabo, organisatrice du service du pilotage, la quatrième requérante

introduisit une action en garantie contre cette société. En juillet

1990, cette action était pendante devant la cour d'appel d'Anvers,

après que le tribunal de première instance d'Anvers ait rendu une

décision favorable à la requérante.

      d. Suite à un accident de navigation survenu le 23 novembre 1986,

la cinquième requérante, la société Malaysian Inter Shipping

Corporation Berhad, introduisit une action contre l'Etat belge pour les

dommages causés à son navire "Bunga Kantan", estimant qu'ils avaient

été causés par des fautes du pilote. Par ailleurs, l'Etat belge et la

ville d'Anvers introduisirent une action contre la requérante pour les

dommages causés par le navire. En juillet 1990, les actions étaient

pendantes devant le tribunal de commerce d'Anvers.

      e. Suite à un abordage survenu le 25 janvier 1987 entre le navire

"Olympic Dream" et le navire "August Thyssen" appartenant à la sixième

requérante, celle-ci, la société City Corporation, introduisit une

action en indemnité contre l'Etat belge estimant que l'abordage avait

été causé par des fautes commises par les pilotes mis à la disposition

de chacun des navires par l'Etat belge. En juillet 1990, l'action était

pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles.

      f. Suite à un abordage survenu le 27 octobre 1985, la société

Compagnie Maritime d'Affrètement introduisit une action en indemnité

contre la septième requérante, la société Kukje Shipping Company Ltd.

Cette action visait à obtenir réparation des dommages causés à son

navire "Ville du Ponant III" par le navire "Superstar" appartenant à

la septième requérante, société pour laquelle la neuvième requérante,

la société The London Steam-Ship Owner's Mutual Insurance Association

Ltd, intervient en qualité de club maritime. Ces deux requérantes et

le huitième requérant, M. Young Byung Kim - curateur de la septième

requérante - agissant "pour autant que nécessaire", appelèrent l'Etat

belge en garantie, estimant que l'abordage avait été causé par des

fautes du pilote mis à disposition par l'Etat. En juillet 1990,

l'affaire était toujours pendante devant les juridictions belges.

      g. Suite à un accident de navigation survenu le 1er octobre 1983,

la ville d'Anvers introduisit une action en indemnité pour les dommages

causés par le navire "Cygnus Ace" appartenant à la dixième requérante,

la société Ocean Car Carriers Company Ltd, et affrétée et gérée par la

onzième requérante, la société Kansai Kisen K.K. La Société nationale

des chemins de fer belges intervint ultérieurement à l'instance pour

l'indemnisation des dommages qu'elle avait subis. La onzième requérante

assigna en intervention et en garantie la société C.V. Brabo,

organisatrice du service de pilotage, sur la base des fautes commises

par le pilote. Entre-temps, la onzième requérante avait été citée une

nouvelle fois par la ville d'Anvers pour des dommages causés par le

même navire le 23 novembre 1984. Dans cette cause, la onzième

requérante appela l'Etat belge en intervention et garantie estimant que

l'accident avait été causé par des fautes commises par le pilote mis

à sa disposition par l'Etat. En juillet 1990, les deux affaires étaient

pendantes devant le tribunal de commerce d'Anvers.

      h. Suite à un abordage survenu le 31 mars 1988 et dans lequel

était impliqué le navire "Andes" lui appartenant, la douzième

requérante, la société Furness Withy (Shipping) Ltd, demanda au

président du tribunal de commerce d'Anvers de désigner un expert aux

fins de déterminer les responsabilités des parties en cause. Le rapport

de l'expert aurait fait apparaître que l'abordage était la conséquence

d'une faute du pilote. En juillet 1990, aucune action au fond n'avait

cependant été intentée dans le cadre de cette affaire.

      i. Suite à un accident de navigation survenu le 8 décembre 1984,

la ville d'Anvers introduisit une action en indemnité pour les dommages

causés par le navire "Donnington" appartenant à la treizième

requérante, la société M.H. Shipping Company, et géré et affrété par

la quatorzième requérante, la société Powell Duffryn Shipping Limited.

La treizième requérante cita alors en garantie l'Etat belge et le

directeur du service de pilotage d'Anvers pour fautes commises par le

pilote. Par jugement du 9 mars 1989, le tribunal de commerce d'Anvers

déclara fondée la demande de la ville d'Anvers. En juillet 1990,

l'action en garantie était toujours pendante.

      j. Suite à un accident de navigation survenu le 20 mars 1985, la

ville d'Anvers introduisit une action en indemnité pour les dommages

causés par le navire "Marie Delmas" appartenant à la quinzième

requérante, la Société navale chargeurs Delmas-Vieljeux. La requérante

appela, d'une part, en garantie la Société C.V. Brabo, organisatrice

du service de pilotage, et demanda, d'autre part, la condamnation de

cette dernière au paiement d'une indemnité pour les dommages subis par

son navire, estimant que l'accident avait été causé par des fautes du

pilote. En juillet 1990, l'affaire était pendante devant le tribunal

de commerce d'Anvers.

      k. Suite à un accident de navigation survenu le 26 juillet 1985,

la S.A. Euro-Silo introduisit une action en indemnité pour les dommages

causés par le navire "Leandros" appartenant à la seizième requérante,

la société Merit Holdings Corporation. La requérante appela, d'une

part, l'Etat belge en garantie et demanda, d'autre part, la

condamnation de l'Etat au paiement d'une indemnité pour les dommages

subis par son navire, estimant que l'accident avait été provoqué par

des fautes du pilote. En juillet 1990, l'affaire était pendante devant

le tribunal de commerce de Gand qui avait, par jugement du

18 octobre 1988, rouvert les débats à la requête de l'Etat belge aux

fins de permettre aux parties de formuler leurs observations et défense

relativement à une nouvelle loi sur le pilotage des bâtiments de mer

du 30 août 1988 (voir infra).

      l. Suite à un accident de navigation survenu à une date non-

déterminée, la ville d'Anvers et la S.A.P. Roegiers et Co.

introduisirent une action en indemnité pour les dommages causés par le

navire "Quitauna" appartenant à la dix-septième requérante, la société

Petrobas Brasileiro, pour laquelle la dix-huitième requérante, la

société The United Kingdom Mutual Steam Ship Assurance Association

(Bermuda) Ltd, intervient en qualité de club maritime. La dix-septième

requérante appela alors l'Etat belge en garantie sur base des fautes

commises par le pilote. En juillet 1990, cette affaire était pendante

devant le tribunal de commerce d'Anvers.

      m. Suite à un accident de navigation survenu le 27 octobre 1984,

la société propriétaire du navire "Fethiye" - dont la dix-neuvième

requérante, la société Koctug Gemi Isletmeciligi ve Ticaret A.S., a

repris les droits et obligations - fut citée en paiement d'indemnités

pour les dommages causés par ce bâtiment à deux autres navires. Cette

société appela, d'autre part, l'Etat belge en garantie et demanda,

d'autre part, la condamnation de l'Etat au paiement d'une indemnité

pour les dommages subis par son propre navire, estimant que l'accident

avait été provoqué par des fautes du pilote.

      n. Suite à un abordage survenu le 21 mars 1984, la vingtième

requérante, la société Initial Maritime Corporation, fut citée en

paiement d'indemnités pour les dommages causés par le navire "Acritas"

lui appartenant à un autre navire. La requérante appela alors l'Etat

belge en garantie sur base des fautes commises par les pilotes de

chacun des navires. Elle assigna également l'Etat belge en paiement

d'une indemnité pour les dommages causés à son propre navire. En

juillet 1990, ces affaires étaient pendantes devant le tribunal de

commerce d'Anvers.

      o. Suite à un accident de navigation survenu le 26 avril 1986,

la vingt-et-unième requérante, la société North River Overseas S.A.,

cita l'Etat belge en paiement d'une indemnité pour les dommages causés

à son navire "Federal Huron" par le navire "Carolina" sur base des

fautes commises par les pilotes de chacun des bâtiments. La requérante

fut elle-même assignée par le propriétaire du "Carolina" et par 72 des

destinataires de la cargaison de ce navire, en réparation des dommages

subis par eux. En juillet 1990, ces affaires étaient pendantes devant

le tribunal de commerce d'Anvers.

      p. Suite à un abordage survenu le 29 septembre 1985, la vingt-

deuxième requérante, la société Federal Pacific Ltd, assigna l'Etat

belge pour les dommages causés à son navire "Federal St Laurent" par

le navire "Bonny" sur base des fautes commises par les pilotes de

chacun des bâtiments. La requérante fut elle-même assignée par le

propriétaire du "Bonny" en réparation des dommages causés à ce navire.

En juillet 1990, ces affaires étaient pendantes devant le tribunal de

commerce d'Anvers.

      Suite à un abordage survenu le 9 juillet 1986 et impliquant le

navire "Federal Rhine" appartenant également à la vingt-deuxième

requérante, le président du tribunal de commerce d'Anvers chargea un

expert de donner un avis sur les causes et circonstances des dommages

subis par les installations portuaires. A la demande de la requérante,

cette ordonnance fut, par la suite, étendue à l'Etat belge,

organisateur du service de pilotage. En juillet 1990, aucune action au

fond n'avait encore été intentée dans le cadre de cette affaire.

      q. Suite à un accident de navigation survenu le 6 février 1987,

la vingt-troisième requérante, la société Conbulkships (3) Ltd, cita

l'Etat belge en paiement d'une indemnité pour les dommages subis par

son navire "Cast Otter" en raison de fautes commises par le pilote.

En juillet 1990, la cause était pendante devant le tribunal de première

instance de Bruxelles.

      r. Suite à un échouage survenu le 28 juin 1979, la vingt-

quatrième requérante, la S.A. Compagnie belge d'affrètement

(Cobelfret), assigna l'Etat belge, conjointement avec quatre anciens

copropriétaires, en paiement d'une indemnité pour les dommages causés

au navire "Belvaux" dont elle est entre-temps devenue l'unique

propriétaire. En juillet 1990, l'affaire était pendante devant le

tribunal de première instance de Bruxelles.

      Suite à un accident de navigation survenu au port d'Anvers le 4

janvier 1988, la vingt-quatrième requérante introduisit une procédure

en responsabilité civile contre la ville d'Anvers, qu'elle tenait pour

responsable de vices de la voie navigable et de défaut de signalisation

ou de fautes de ses remorqueurs, ainsi que contre la société C.V.

Brabo, organisatrice du service de pilotage,qu'elle tenait pour

responsable d'erreurs ou d'omissions de son pilote. En juillet 1990,

l'affaire était toujours pendante, après qu'un expert eut été désigné.

      s. Suite à un abordage survenu le 11 décembre 1983, la vingt-

cinquième requérante, la Société Naviera Uralar S.A., fut citée en

paiement d'indemnités pour les dommages causés par le navire "Uralar

Quarto" lui appartenant aux installations d'un tiers. Par jugement du

19 février 1987, le tribunal de commerce d'Anvers condamna la

requérante au paiement des dommages. La requérante interjeta appel et

appela l'Etat belge en garantie, estimant que l'abordage avait été

provoqué par des fautes du pilote.

      Par arrêt du 26 octobre 1988, la cour d'appel d'Anvers condamna

la requérante au paiement des dommages. Elle déclara par ailleurs

l'action en garantie de la requérante non-fondée en raison de la loi

du 30 août 1988 sur le pilotage des bâtiments de mer. Cette loi, ayant

un effet rétroactif pour une période de 30 ans, prévoyait que

l'organisation d'un service de pilotage ne pouvait être rendu,

directement ou indirectement, responsable du dommage causé par un

navire piloté et résultant d'une faute d'un membre de son personnel

agissant dans l'exercice de ses fonctions, que cette faute consiste en

un fait ou une omission (v. infra, point II). La vingt-cinquième

requérante introduisit un pourvoi en cassation contre cet arrêt (voir

infra, point IV).

      t. Suite à un abordage survenu le 24 janvier 1977, la vingt-

sixième requérante, la Société B.P. Tanker Company Ltd, cita l'Etat

belge en paiement d'une indemnité sur la base de fautes commises par

le pilote. Cette affaire est pendante devant le tribunal de première

instance de Bruxelles.

II.   Les navires de commerce qui pénètrent dans l'estuaire de l'Escaut

doivent avoir à leur bord un pilote. Cette obligation a cependant une

portée limitée. En effet, si le capitaine d'un navire ne se fait pas

assister d'un pilote, il ne peut être sanctionné pénalement, mais il

doit de toute façon acquitter les droits de pilotage. A cet égard,

l'exposé des motifs d'un projet de loi sur le pilotage présenté par le

Gouvernement aux Chambres, projet qui fut à la base de la loi du

3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer, explique que le

navire bénéficie des installations de balisage et d'éclairage et qu'il

ne faut pas encourager la pratique consistant à ne pas faire appel à

un pilote. La véritable obligation qui pèse donc sur les capitaines de

navires de commerce pénétrant dans l'estuaire de l'Escaut est donc de

payer, en tout état de cause, des droits de pilotage.

III.  Le pilotage des bâtiments de mer est un service public organisé

par l'Etat dans l'intérêt de la navigation. Il est principalement régi

par la loi du 3 novembre 1967 précitée.

      L'article 3 de la loi du 3 novembre 1967 prévoit qu'est

normalement de "la compétence exclusive de l'Etat le pilotage de

bâtiments de mer à l'entrée, à la sortie et à l'intérieur des voies

maritimes et des ports de mer, ainsi que dans les fleuves, rivières et

canaux ouverts à la navigation maritime".

      En pratique, les services de pilotage sont assumés soit

directement par l'Etat, soit par des sociétés privées.

      L'article 5 par. 1 de la loi du 3 novembre 1967 dispose que "le

pilotage consiste dans l'assistance donnée aux capitaines des bâtiments

de mer par des pilotes nommés par le Ministre qui a le service de

pilotage dans ses attributions. Le pilote opère comme le conseiller du

capitaine. Ce dernier est seul maître de la conduite et des manoeuvres

du bâtiment".

      A propos de cette disposition, l'exposé des motifs du projet de

loi qui fut à la base de la loi du 3 novembre 1967 s'exprime comme

suit :

           "L'article 5 définit le pilotage et partant, détermine la

           nature du rôle du pilote dans cette opération. Il règle

           donc une question juridique importante. Puisqu'il s'agit

           d'assistance, le pilote ne se substitue pas au capitaine

           qui demeure seul maître de la direction et des manoeuvres

           de son navire. Le pilote n'est que son conseiller pour la

           route à suivre. Il s'agit en l'occurrence d'une

           confirmation de la règle qui est actuellement en vigueur et

           que l'on retrouve entre autres dans un arrêt (de la Cour de

           cassation) du 19 mars 1896...".

      La Section de législation du Conseil d'Etat a, dans son avis sur

le projet de loi, considéré que celui-ci "consacre par un texte exprès

une interprétation ancienne selon laquelle le pilote n'est que le

conseiller du capitaine". Comme le projet disposait que "le capitaine

est seul responsable de la conduite et des manoeuvres du navire", le

Conseil d'Etat a suggéré que le mot "responsable" soit remplacé par

"seul maître" puisqu'il semblait que "l'intention du Gouvernement ne

soit pas de déroger par ce texte au droit commun de la responsabilité".

En se référant, sans autre précision, au droit commun de la

responsabilité, le Conseil d'Etat s'est référé aux règles appliquées

à ce moment par les juridictions judiciaires, règles selon lesquelles

l'Etat était à l'abri d'actions en dommages et intérêts mais le pilote

pouvait être assigné personnellement par la victime ou l'armateur sur

la base de l'article 1382 du Code civil. La formulation du projet

aurait donc eu pour conséquence que le pilote aurait échappé à toute

responsabilité personnelle vis-à-vis de l'armateur.

      Lors de l'examen du projet de loi précité, la commission

compétente de la Chambre des Représentants s'est également penchée sur

le problème de la responsabilité du pilote et du capitaine. Après avoir

rappelé la jurisprudence constante déjà citée dans l'exposé des motifs,

la commission a estimé que la règle selon laquelle le pilote est le

conseiller du capitaine "revêt une importance fondamentale et est

d'ailleurs heureuse tant sur le plan économique que sur le plan social.

En effet, les accidents maritimes peuvent provoquer des dommages très

importants : il serait peu avantageux pour les ayants droit à une

indemnité de trouver en face d'eux quelqu'un dont les moyens financiers

ne sont évidemment pas à la mesure des circonstances". Elle a également

ajouté que cette règle était conforme aux tendances fondamentales du

système juridique belge, se référant au dernier alinéa de l'article 251

du Code de commerce qui dispose que "la responsabilité légale

éventuelle des armements en matière d'abordage subsiste également dans

le cas où l'abordage est causé par la faute d'un pilote même lorsque

celui-ci est obligatoire". En outre, la commission a modifié le libellé

du texte néerlandais "afin de ne pas laisser planer de doute sur la

responsabilité du capitaine".

      La question de la responsabilité du dommage causé par un abordage

est réglée par l'article 251 alinéa 3 de la loi maritime (c'est-à-dire

le livre II du Code du commerce) qui dispose que dans ce cas, le

dommage doit être indemnisé par le navire qui l'a provoqué. L'alinéa 7

du même article ajoute que la règle énoncée est également valable quand

l'abordage est causé par la faute du pilote, même dans le cas où

l'appel aux services de ce pilote est obligatoire.

      Par ailleurs, l'article 64 de la loi maritime énonce que le

capitaine est tenu d'être en personne sur son navire, à l'entrée ou à

la sortie des ports, havres et rivières.

      La jurisprudence en vigueur avant 1983 considérait, d'une manière

générale, que le pilote était le préposé du capitaine, du propriétaire

ou de l'armateur. Suivant le droit belge de la responsabilité civile,

cette qualification de préposé comportait des conséquences bien

précises. En effet, l'article 1384 du Code civil dispose :

           "On est responsable non seulement du dommage que l'on cause

           de son propre fait, mais encore de celui qui est causé par

           le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses

           que l'on a sous sa garde.

           Le père et la mère sont responsables du dommage causé par

           leurs enfants mineurs.

           Les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs

           domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils

           les ont employés.

           (...)"

      La jurisprudence en vigueur avant 1983 considérait donc que la

responsabilité de l'Etat ne pouvait, de ce fait, être mise en cause,

celui-ci ne pouvant être considéré comme étant directement ou

indirectement responsable d'une faute du pilote.

      En 1983, la Cour de cassation nuança cependant les principes

établis quant à la responsabilité pour des fautes du pilote. Dans son

arrêt du 15 décembre 1983, elle se prononça comme suit :

           "Attendu qu'il ressort de ces dispositions légales que, en

           cas d'abordage causé par la faute d'un navire, le

           propriétaire de ce navire est tenu de réparer les dommages

           que ladite faute a causé aux victimes de l'abordage; qu'il

           ne se déduit toutefois, ni de l'article 251 de la loi

           maritime, ni de l'article 64 de cette loi, aux termes

           duquel le capitaine est tenu d'être en personne dans son

           navire, à l'entrée et à la sortie des ports, havres ou

           rivières, que le propriétaire ne puisse exercer de recours

           contre les tiers dont la responsabilité pourrait être

           engagée sur la base d'autres dispositions légales,

           notamment des articles 1382 ou 1384 du Code civil;

           Attendu que le capitaine, seul maître de la conduite et des

           manoeuvres du bâtiment conformément à l'article 5 de la loi

           du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer,

           n'est investi d'aucune autorité à l'égard du pilote qui,

           suivant le même texte légal, opère comme son conseiller".

      La loi du 30 août 1988 modifia le système de responsabilité des

organisateurs d'un système de pilotage. L'article unique de cette loi

insère un article 3 bis dans la loi du 3 novembre 1967. Cette

disposition est ainsi libellée :

           "par. 1er. L'organisateur d'un service de pilotage ne peut

           être rendu, directement ou indirectement, responsable d'un

           dommage subi ou causé par le navire piloté, lorsque ce

           dommage résulte d'une faute de l'organisateur lui-même ou

           d'un membre de son personnel agissant dans l'exercice de

           ses fonctions, que cette faute consiste en un fait ou une

           omission.

           L'organisateur d'un service de pilotage ne peut non plus

           être  rendu, directement ou indirectement, responsable du

           dommage qui résulte d'une défaillance ou d'un vice des

           appareils destinés à fournir des informations ou des

           directives aux bâtiments de mer, appartenant ou utilisés

           par le service de pilotage.

           Pour l'application du présent article, on entend par :

           1° organisateur : l'autorité publique et l'administration

           portuaire qui organisent le service de pilotage ou le

           donnent en concession, ainsi que le concessionnaire dudit

           service ;

           2° service de pilotage :

           a) le service qui met à la disposition du capitaine d'un

           bâtiment de mer un pilote qui opérera auprès de celui-ci en

           qualité de conseiller ;

           b) tout service qui, notamment par observations radar ou

           par sondage des eaux accessibles aux bâtiments de mer,

           fournit des informations ou des directives à un bâtiment de

           mer, même lorsqu'il n'y a pas de pilote à bord ;

           3° navire piloté : tout bâtiment de mer qui fait appel au

           service de pilotage au sens du 2° a et/ou b ci-dessus.

           Le navire est responsable du dommage visé à l'alinéa 1er.

           Le membre du personnel qui, par son fait ou son omission,

           n'est responsable que s'il a commis une faute

           intentionnelle ou une faute grave.

           Le membre du personnel n'est tenu de réparer le dommage

           qu'il a causé par sa faute grave qu'à concurrence de cinq

           cent mille francs par événement dommageable. Le Roi peut

           adapter ce montant en tenant compte de la situation

           économique.

           par. 2. Le paragraphe précédent entre en vigueur le jour de

           sa publication au Moniteur belge. Il a un effet rétroactif

           dans le temps pour une période de trente ans à compter de

           ce jour."

      Au cours des travaux parlementaires, l'effet rétroactif prévu par

le paragraphe 2 de l'article 3 bis avait été, entre autres, justifié

par l'intérêt budgétaire de l'Etat : en tant qu'organisateur principal

de services de pilotage, celui-ci s'était trouvé confronté, suite à

l'arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 1983 renversant la

jurisprudence en matière de responsabilité pour les fautes du pilote,

confronté avec une cinquantaine d'actions en responsabilité portant sur

plusieurs milliards de francs belges. Il fut également relevé que ledit

arrêt avait créé une situation en porte-à-faux par rapport à la

législation en vigueur dans les pays voisins, où l'Etat n'était

nullement responsable pour les fautes du pilote. Il fut en outre

expliqué que l'annulation de la possibilité de recours du propriétaire

contre l'organisateur du pilotage ne constituait pas un obstacle

insurmontable, dès lors que le propriétaire du navire ne tirait pas

seulement un avantage commercial de l'intervention du service de

pilotage, mais qu'il se faisait encore assurer contre de tels risques

et, qu'en cas de responsabilité, il pouvait en outre invoquer la

limitation de la responsabilité en vertu d'accords internationaux,

limitation que l'Etat ne pouvait par contre jamais invoquer. Il fut

enfin précisé que la rétroactivité ne serait applicable qu'aux affaires

en cours, pour lesquelles elle annulerait toute action récursoire

contre l'Etat.

IV.   Les vingt-trois premiers requérants ont introduit, par lettres

recommandées envoyées les 14, 16 et 17 mars 1989, des recours en

annulation contre la loi du 30 août 1988, recours fondés principalement

sur les articles 6 et 6 bis de la Constitution.  Ces recours furent

portés devant la Cour d'arbitrage.

      En vertu des articles 107 ter, par. 2, de la Constitution et 1er

de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, la Cour

est compétente pour statuer sur des recours en annulation d'une loi,

d'un décret ou d'une ordonnance. Sa compétence est toutefois limitée

aux moyens d'annulation fondés sur la violation, d'une part, de règles

déterminant les compétences respectives de l'Etat, des Communautés et

des Régions et, d'autre part, des articles 6, 6bis et 17 de la

Constitution. Ces dernières dispositions constitutionnelles concernent,

respectivement, le droit à l'égalité, l'interdiction de discrimination

et la liberté d'enseignement.

      Par ordonnance du 21 mars 1989, la Cour décida de joindre les

recours des vingt-trois premiers requérants. Par ordonnance du même

jour, le président de la Cour d'arbitrage décida de les soumettre à la

Cour en séance plénière.

      Le 3 mai 1989, la vingt-quatrième requérante introduisit des

mémoires sur base de l'article 87 par. 2 de la loi organique du

6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, se prévalant d'un intérêt à

voir annuler la loi du 30 août 1988 et demandant à être reçue, à

l'appui du recours en annulation, en qualité de partie intervenante.

      Le Président de la Chambre des représentants, l'Exécutif flamand

(la Région flamande ayant succédé, le 1er janvier 1989, à l'Etat belge

comme service organisateur du pilotage) et le Conseil des Ministres

introduisirent chacun un mémoire respectivement les 11, 17 et

18 mai 1989. Ces mémoires furent notifiés aux autres parties le

25 mai 1989.

      L'Exécutif flamand, le Conseil des Ministres et les 23 premiers

requérants introduisirent des mémoires en réponse les 9, 21 et

23 juin 1989.

      Par ordonnance du 7 février 1990, la Cour déclara les affaires

jointes en l'état et fixa l'audience au 6 mars 1990.

      La Cour d'arbitrage rendit son arrêt le 5 juillet 1990.

      La Cour décida d'abord que les vingt-trois premiers requérants

justifiaient de l'intérêt requis pour agir devant elle, au motif qu'ils

pouvaient être directement et défavorablement affectés par les

dispositions légales attaquées en leur qualité d'usagers d'un service

de pilotage.

      La Cour décida ensuite que la vingt-quatrième requérante avait

intérêt à intervenir devant elle dans les recours en annulation, en

tant que propriétaire de navires qui étaient concernés par un dommage

au moment où un pilote belge se trouvait à bord.

a.    Dans leur premier et second moyens, les deuxième et troisième

requérantes soutenaient que la loi du 30 août 1988 violait les

articles 6 et 6 bis de la Constitution, essentiellement pour deux

motifs. Elles faisaient, d'une part, valoir que ceux qui avaient subi

un dommage par la faute d'un service de pilotage étaient traités

différemment que ceux ayant subi un dommage par la suite d'une faute

commise par un autre service public et soulevèrent, d'autre part, que

les membres du personnel d'un service de pilotage étaient traités

autrement que les autres membres du personnel, aussi bien du secteur

public que du secteur privé, dont l'intervention ou la négligence avait

causé un dommage à autrui. Elles expliquaient que seul l'argument

d'économie était pertinent et qu'il ne suffisait pas à justifier

pareille discrimination, d'autant que le but d'économie pouvait être

poursuivi par d'autres moyens, tels que contracter une assurance ou

améliorer la navigation sur l'Escaut.

      Pour justifier l'exonération de responsabilité de l'organisation

d'un service de pilotage, les diverses autorités belges à l'instance

avaient d'abord fait valoir que la loi litigieuse était fondée sur la

recherche d'une harmonisation avec les pays voisins de la Belgique, où

existaient des régimes de responsabilité analogues dans le domaine du

pilotage et, plus particulièrement, sur le souci d'arriver, dans

l'intérêt de la navigation sur l'Escaut, à une harmonisation aussi

grande que possible avec la législation néerlandaise. Elles avaient

également fait valoir que la loi recherchait une analogie avec le

régime jurisprudentiel belge de responsabilité pour les travailleurs

mis à la disposition d'un tiers, expliquant que l'exonération de

responsabilité se justifiait par le fait que l'autorité n'est plus en

mesure de contrôler le pilote une fois celui-ci à bord du bateau.  Cela

est au contraire possible pour le propriétaire du navire, par

l'intermédiaire du capitaine qui est seul maître de la conduite et des

manoeuvres du bâtiment conformément à l'article 5 de la loi du

3 novembre 1967. Elles invoquèrent aussi la spécificité du droit

maritime, expliquant, entre autres, que le risque du propriétaire du

navire était couvert par des assurances maritimes et que le

propriétaire pouvait lui-même invoquer une limitation de responsabilité

en vertu de traités internationaux. Elles mirent enfin en exergue

l'évolution technique intervenue dans le domaine régi par la loi.

      Pour justifier la limitation de la responsabilité personnelle du

pilote, les autorités belges à l'instance se fondèrent également sur

la nécessité d'une harmonisation avec les pays voisins et rappelèrent

l'intention de mettre sur pied un régime qui soit le plus proche

possible du régime néerlandais. Elles soulignèrent, par ailleurs, que

l'avantage de la limitation de la responsabilité était également

accordé à d'autres personnes concernées par la navigation maritime.

Enfin, elles expliquèrent que l'on avait tenu compte du fait que le

dommage subi à la suite d'une faute commise par un pilote est souvent

plus important que le dommage provoqué par d'autres préposés et est

sans proportion avec la fortune du pilote.

      La Cour d'arbitrage releva d'abord que la loi du 30 août 1988

introduisait un régime spécial de responsabilité civile en matière de

réparation des dommages causés par des fautes commises dans le

fonctionnement du service de pilotage. Ce régime spécial prévoit, d'une

part, l'exonération de responsabilité en faveur des organisateurs d'un

service de pilotage et, d'autre part, l'obligation de dédommagement

imposé au propriétaire du navire. Il prévoit enfin l'exclusion de la

responsabilité personnelle des membres du personnel des services de

pilotage, sauf cas de faute grave ou intentionnelle, et sa limitation

à 500.000 FB en cas de faute grave.

      La Cour d'arbitrage considéra ensuite que l'on ne pouvait déduire

du simple fait que la loi incriminée s'écartait de certaines décisions

judiciaires que le législateur avait introduit une distinction

contraire aux articles 6 et 6 bis de la Constitution. Elle rappela que

le principe d'égalité serait toutefois violé si la "spécificité de la

situation régie par la loi critiquée n'était pas objectivement

identifiable, et en outre si, compte tenu des effets de la mesure

critiquée et de la nature des principes en cause, il n'existait pas de

rapport raisonnable de proportionnalité entre cette mesure et le but

visé".

      Après avoir examiné le régime juridique spécial de la loi de 1988

et observé que plusieurs règles déjà contenues dans la loi du

3 novembre 1967 ajoutaient à la spécificité de la situation régie par

ladite loi, la Cour d'arbitrage considéra qu'il pouvait être "admis que

le législateur <avait estimé> que les catégories auxquelles s'adressait

la loi incriminée <étaient>, principalement en raison de leur

intégration dans l'activité maritime, assez spécifiques pour justifier

un régime de responsabilité particulier.

      Examinant ensuite l'effet rétroactif donné à la loi, la Cour

d'arbitrage s'exprima en ces termes :

           "L'élément rétroactif que comporte le système spécial de

           responsabilité instauré en matière de pilotage porte

           atteinte au principe fondamental de la sécurité juridique,

           selon lequel le contenu du droit doit en principe être

           prévisible et accessible de sorte que le sujet de droit

           puisse prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences

           d'un acte déterminé au moment où cet acte se réalise.

           Cette atteinte au principe n'est pas, dans les

           circonstances de l'espèce, disproportionnée par rapport à

           l'objectif général visé par la législation attaquée. Le

           législateur a entendu maintenir dans la législation sur le

           pilotage le système de responsabilité qu'il n'avait pas

           voulu modifier en 1967 et que la jurisprudence antérieure

           à 1983 ainsi que la doctrine déduisaient de l'article 5

           de la loi de 1967 sur le pilotage ainsi que des articles 64

           et 251 de la loi maritime (Livre II, titre II, du Code de

           commerce) ; de plus, il a pris en compte les conséquences

           budgétaires importantes découlant de façon imprévue pour

           les pouvoirs publics concernés de la modification de la

           jurisprudence.

           Compte tenu de tous ces éléments, l'exonération de

           responsabilité pour les organisateurs d'un service de

           pilotage et la limitation de la responsabilité personnelle

           des pilotes ne peuvent être considérées, même en tant que

           la loi rétroagit, comme ne satisfaisant pas aux exigences

           des articles 6 et 6 bis de la Constitution."

b.    La Cour d'arbitrage examina ensuite divers moyens introduits par

les vingt-trois premiers requérants et portant sur le fait que la loi

aurait pour effet d'établir une distinction entre, d'une part, les

personnes qui pouvaient se prévaloir d'une décision passée en force de

chose jugée dans une contestation mettant en cause la responsabilité

du service de pilotage ou du pilote et, d'autre part, les personnes

dont les actions relatives à pareilles contestations n'avaient pas

encore été tranchées définitivement.

      La Cour d'arbitrage se prononça, à cet égard, en ces termes :

           "Que la loi soit rétroactive ou non, elle crée, en fixant

           le moment où elle produit ses effets, une distinction entre

           les rapports juridiques qui tombent dans son champ

           d'application et les rapports qui y échappent. Cette

           distinction n'implique pas en soi de violation des articles

           6 et 6 bis de la Constitution.

           La Cour ne peut annuler la disposition incriminée que si

           l'effet rétroactif entraîne une distinction qui n'est ni

           objective ni raisonnable.

           Les requérants affirment que la loi incriminée introduit

           une distinction injustifiée entre, d'une part, les litiges

           terminés (causae finitae) qui ne tombent pas dans le champ

           d'application de la loi et, d'autre part, les litiges en

           cours (causae pendentes) qui tombent, eux, dans le champ

           d'application de la loi. L'octroi d'un effet rétroactif à

           une règle de droit signifie en principe que cette règle

           s'applique aux rapports juridiques nés et non

           définitivement accomplis avant son entrée en vigueur ;

           cette règle ne peut alors être applicable qu'à des litiges

           en cours et futurs et n'a aucune influence sur des litiges

           terminés.

           Selon un principe fondamental de notre ordre juridique, les

           décisions judiciaires ne peuvent être modifiées que par la

           mise en oeuvre de voies de recours.  En limitant selon la

           distinction critiquée l'effet de la loi dans le passé, le

           législateur a voulu respecter ce principe et n'a donc pas

           établi de distinction contraire aux articles 6 et 6 bis de

           la Constitution."

c.    La Cour d'arbitrage examina enfin des moyens des requérants tirés

de la violation de l'article 11 de la Constitution belge et de

l'article 1 du Protocole additionnel.

      Elle rappela d'abord qu'il lui appartenait de contrôler la

conformité des lois, décrets et ordonnances au prescrit de l'article

6 bis de la Constitution. Elle estima que dans le cas d'espèce, elle

pouvait vérifier si la législation incriminée introduisait une

discrimination dans la jouissance du droit à la propriété, accordé par

l'article 11 de la Constitution et l'article 1 du Protocole

additionnel.

      Elle considéra ensuite qu'en modifiant un régime légal

d'indemnisation de dommage sans remettre en cause les créances dont le

titre était une décision judiciaire, le législateur n'avait introduit

aucune distinction injustifiée, la protection assurée par les

dispositions précitées ne couvrant que la propriété déjà acquise.

V.    Le 26 janvier 1990, la Cour de cassation examina le pourvoi en

cassation introduit par la vingt-cinquième requérante contre l'arrêt

rendu le 26 octobre 1988 par la cour d'appel d'Anvers, qui avait rejeté

son action en garantie contre l'Etat belge au motif que la loi du

30 août 1988 en avait enlevé tout fondement légal (voir supra, point

I, s.)

      Par arrêt du 26 janvier 1990, la Cour de cassation posa une

question préjudicielle à la Cour d'arbitrage, au sujet de la

constitutionnalité de la loi précitée. Cette question était ainsi

libellée :

           "L'article 3bis, par. 2, inséré dans la loi du

           3 novembre 1967 par la loi du 30 août 1988, est-il

           illicitement discriminatoire, en violation des articles 6

           et 6 bis de la Constitution en, a) conférant un effet

           rétroactif à la disposition contenue dans le premier           paragraphe de l'article 3bis, b) en conférant à cette mêm

           disposition un effet rétroactif pour une période de trente

           ans et c) en imposant l'application de cette disposition

           aux contestations pendantes et non aux contestations déjà

           résolues ?".

      Par arrêt du 22 novembre 1990, n° 36/90, la Cour d'arbitrage

répondit à la question préjudicielle. Elle a confirmé que

l'article 3bis, par. 2, inséré dans la loi du 3 novembre 1967 par la

loi du 30 août 1988, ne violait pas les articles 6 et 6bis de la

Constitution.

      La Cour d'arbitrage releva d'abord que l'élément rétroactif que

comportait le système spécial de responsabilité instauré en matière de

pilotage portait atteinte au principe fondamental de la sécurité

juridique, selon lequel le contenu du droit doit en principe être

prévisible et accessible de sorte que le sujet de droit puisse prévoir,

à un degré raisonnable, les conséquences d'un acte déterminé au moment

où cet acte se réalise. Elle estima cependant que "cette atteinte au

principe n'<était> pas, dans les circonstances de l'espèce,

disproportionnée par rapport à l'objectif général visé par la

législation attaquée", eu égard au fait que le législateur <avait>

entendu maintenir dans la législation sur le pilotage le système de

responsabilité qu'il n'avait pas voulu modifier en 1967 et que la

jurisprudence antérieure à 1983 ainsi que la doctrine déduisaient de

l'article 5 de la loi de 1967 sur le pilotage ainsi que des articles 64

et 251 de la loi maritime (Livre II, titre II, du Code de commerce) ;

de plus, il <avait> pris en compte les conséquences budgétaires

importantes découlant de façon imprévue pour les pouvoirs publics

concernés de la modification de la jurisprudence".

      Se prononçant sur le fait que la loi avait un effet rétroactif

de trente ans, la Cour constata qu'il ressortait des travaux

préparatoires que l'on avait opté en faveur de ce délai parce que

toutes les demandes d'indemnisation viennent en principe à expiration

à l'issue du délai de trente ans. Elle estima que ce choix était lié

au raisonnement du législateur qu'elle avait précédemment décrit dans

le cadre de l'examen de la première sous-question posée par la Cour de

cassation. Elle estima en conséquence que ce choix n'était pas

discriminatoire et ne violait pas les articles 6 et 6bis de la

Constitution.

      Se prononçant sur la troisième sous-question de la Cour de

cassation, la Cour d'arbitrage rappela, d'une part, que toute loi,

qu'elle soit ou non rétroactive, crée, en fixant le moment où elle

produit ses effets, une distinction entre les rapports juridiques qui

tombent dans son champ d'application et les rapports qui y échappent

et, d'autre part, que les dispositions constitutionnelles n'étaient

violées que si la mise en vigueur de la loi entraînait une distinction

qui n'était ni objective, ni raisonnable. Constatant que l'effet

rétroactif ne peut être applicable qu'à des litiges en cours et futurs

et n'a aucune influence sur les litiges terminés, la Cour estima qu'en

limitant de la sorte l'effet de la loi dans le passé, le législateur

avait voulu respecter le principe selon lequel les décisions

judiciaires ne peuvent être modifiées que par la mise en oeuvre des

voies de recours.

      Par arrêt du 19 avril 1991, la Cour de cassation rejeta le

pourvoi de la vingt-cinquième requérante. Se fondant sur la réponse de

la Cour d'arbitrage à sa question préjudicielle, la Cour de cassation

rejeta un premier moyen tiré de la violation des articles 6 et 6bis de

la Constitution, estimant que le législateur avait justifié le régime

instauré par la loi du 30 août 1988 d'une manière raisonnable et

objective.

      La Cour de cassation déclara par ailleurs irrecevable un moyen

tiré de la violation de l'article 1 du Protocole additionnel, après

avoir observé que la vingt-cinquième requérante n'avait pas invoqué

cette disposition "lors de l'instruction de la cause devant la cour

d'appel, qu'elle n'<avait> pas soutenu davantage que son action en

garantie constituait une créance susceptible d'être considérée comme

une 'propriété' au sens de cette disposition conventionnelle" et "que

l'arrêt ne constatait pas davantage l'existence d'une telle créance".

Elle rappela à cet égard qu'un moyen qui n'avait pas été soumis à

l'appréciation du juge du fond, ni examiné d'office par celui-ci, ne

pouvait être invoqué devant elle que si les éléments de faits

nécessaires à la décision apparaissent dans la décision attaquée ou des

pièces auxquelles elle pouvait avoir égard.

      La Cour de cassation rejeta enfin un moyen par lequel la vingt-

cinquième requérante faisaient valoir qu'en intervenant directement

dans un procès en cours, la loi empêchait le juge de trancher les

litiges tels qu'ils avaient été soumis devant eux, méconnaissant ainsi

l'indépendance des tribunaux et l'égalité des armes devant exister

entre les parties. La Cour de cassation se prononça en ces termes :

           "Attendu que la mission et l'obligation du juge est

           d'appliquer la loi au litige dont il est saisi ; que la

           circonstance que telle est sa mission et son devoir est

           sans influence sur son indépendance ; qu'une loi

           rétroactive applicable à des litiges en cours, même si

           l'Etat est partie à la cause, n'entrave pas l'indépendance

           du juge dans l'accomplissement de sa mission et dans

           l'exécution de son devoir ; que l'éventuelle pression

           exercée sur le juge par une telle loi n'est autre que la

           pression que toutes les lois exercent sur lui ; que le fait

           que l'arrêt applique une telle loi ne constitue pas une

           violation du droit à une instruction équitable de la cause

           par un tribunal indépendant".

GRIEFS

1.    Les requérants se plaignent du fait que la loi du 30 août 1988

institue un régime de responsabilité qui ne leur permet plus d'obtenir

des dommages et intérêts pour les atteintes fautives à leur patrimoine,

du moins pas au-delà d'une somme de 500.000 FB, montant maximum auquel

un membre du personnel de pilotage peut encore être tenu. Eu égard au

dommage subi et à leur éventuelle obligation de dédommager des tiers,

ils estiment que la loi les oblige à supporter une charge exorbitante,

de sorte que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt

général et les impératifs de la sauvegarde de leurs droits de propriété

a été rompu, en violation de l'article 1 du Protocole additionnel.

2.    Les requérants soutiennent également que la loi du 30 août 1988

a entravé leur recours au tribunal au sujet de contestations portant

sur leurs droits et obligations de caractère civil de telle manière que

leurs droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 de la

Convention, se trouve atteint dans sa substance même. Ils expliquent

que la loi a créé une immunité en faveur des organisateurs de services

de pilotage et une quasi-immunité en faveur des membres de leur

personnel, en dérogation du droit commun de la responsabilité civile.

De la sorte, ils ne peuvent plus faire trancher par un tribunal la

question de la responsabilité civile de ceux-ci.

3.3.  Les requérants se plaignent en outre que dans la mesure où elle

prévoit un effet rétroactif pour une période de trente ans, la loi du

30 août 1988 les prive rétroactivement de leurs créances contre les

organisations de services de pilotage ou les membres de leur personnel.

Elles font valoir que cette privation de propriété n'a pas un objectif

d'utilité publique et qu'elle ne ménage en outre pas un rapport

raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but

visé. Elles ajoutent que dans le chef des requérantes de nationalité

étrangère, ladite loi méconnaît les principes généraux de droit

international. Quant à ce grief également, elles invoquent l'article 1

du Protocole additionnel.

4.    Les requérants rappellent que la loi du 30 août 1988 a un effet

rétroactif pour une période de trente ans à dater de sa publication au

Moniteur belge, c'est-à-dire jusqu'au 17 septembre 1958. Ils constatent

donc que la loi institue un régime de responsabilité portant sur des

demandes en réparation nées après le 17 septembre 1958 qui est

applicable aux litiges non encore tranchés, mais n'est par contre pas

applicable aux litiges pour lesquels il y a une décision ayant acquis

force de chose jugée ou contre laquelle il n'existe plus aucune voie

de recours ordinaire. Elles se plaignent en conséquence du fait que la

loi a opéré "une distinction qui dépend uniquement du moment où les

juges statuent ou ont statué sur les demandes de réparation dont ils

ont été saisis". Observant que cette distinction porte sur leurs

créances à l'égard des pilotes et organisateurs des services de

pilotage, ils invoquent l'article 14 de la Convention, combiné avec

l'article 1 du Protocole additionnel.

5.    Les requérants font enfin valoir qu'en intervenant directement

dans des procès en cours ou à intenter, la loi empêche les juges de

trancher les litiges tels qu'ils ont été présentés devant eux. Elle

méconnaît ainsi l'indépendance des tribunaux et l'égalité des armes qui

doit exister entre les parties. Quant à ce grief, les requérants

invoquent l'article 6 par. 1 de la Convention.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

      La requête a été introduite le 4 janvier 1991 et enregistrée le

27 février 1991.

      Le 30 mars 1992, la Commission a décidé d'inviter le Gouvernement

belge à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le

bien fondé des griefs tirés de l'article 6 de la Convention et de

l'article 1 du Protocole additionnel.

      Le 2 avril 1993, la Commission a décidé d'inviter les parties à

lui présenter oralement, au cours d'une audience contradictoire, des

observations sur la recevabilité et le bien fondé de la requête.

      L'audience à eu lieu le 6 septembre 1993.

      Les parties ont comparu comme suit :

      Pour le Gouvernement

      Monsieur Jan LATHOUWERS, du Ministère de la Justice, en qualité

      d'Agent du Gouvernment

      Me Jean-Marie NELISSEN GRADE, avocat à la Cour de cassation, en

      qualité de conseil

      Me Rusen ERGEC, avocat au barreau de Bruxelles, en qualité de

      conseil

      Me Jan VAN DE VELDE, du Ministère des Communications,

      conseiller

      Pour les requérants

      Me Lucien SIMONT, avocat à la Cour de cassation,

      conseil

      Me Roger O. DALCQ, avocat au barreau de Bruxelles,

      conseil

      Me Dominique LAGASSE, avocat au barreau de Bruxelles,

      conseil

      Me Paul LEMMENS, avocat au barreau de Bruxelles,

      conseil

      Monsieur Geoffrey FLETCHER, associé-gérant, de la SPRL LANGLOIS

      et Cie -la mandataire des requérantes-, assistait également à

      l'audience.

EN DROIT

1.    Les requérants se plaignent du fait que la loi du 30 août 1988

institue un régime de responsabilité qui ne leur permet plus d'obtenir

des dommages et intérêts pour les atteintes fautives à leur patrimoine,

du moins pas au-delà d'une somme de 500.000 FB, montant maximum auquel

un membre du personnel de pilotage peut encore être tenu. Eu égard au

dommage subi et à leur éventuelle obligation de dédommager des tiers,

ils estiment que la loi les oblige à supporter une charge exorbitante,

de sorte que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt

général et les impératifs de la sauvegarde de leurs droits de propriété

a été rompu, en violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-

1).

      Les requérants font en outre valoir que dans la mesure où elle

prévoit un effet rétroactif pour une période de trente ans, la loi du

30 août 1988 les prive rétroactivement de leurs créances contre les

organisations de services de pilotage ou les membres de leur personnel.

Ils font valoir que le caractère rétroactif de cette privation de

propriété n'a pas un objectif d'utilité publique et qu'il ne ménage en

outre pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens

employés et le but visé. Ils ajoutent que dans le chef des requérantes

de nationalité étrangère, l'effet rétroactif de la loi méconnaît les

principes généraux de droit international.

      Le Gouvernement soulève sur ce point une objection tirée du non-

épuisement des voies de recours internes.

      Le Gouvernement examine d'abord la situation des vingt-quatre

premiers requérants qui ont introduit des recours en annulation devant

la Cour d'arbitrage, recours rejetés par arrêt du 5 juillet 1990. Il

explique qu'ils auraient dû poursuivre ou commencer des procédures

devant les juridictions civiles qui sont incontestablement compétentes

pour connaître d'un grief tiré de l'article 1 du Protocole additionnel

(P1-1) puisque celui-ci a des effets directs dans le droit interne et

prévaut sur toute disposition légale interne, fût-elle postérieure, qui

lui serait contraire (Cass. 27 mai 1971, Pas, 1971, I, 886).

      Si le juge avait constaté une contradiction entre la loi

litigieuse et la Convention, il aurait refusé d'appliquer la loi et

tout obstacle à l'action en responsabilité aurait été levé. Il ajoute

que l'autorité de chose jugée qui s'attache à l'arrêt de la Cour

d'arbitrage ne concernait, eu égard à la compétence de cette

juridiction, que les griefs tirés de l'article 1 du Protocole

additionnel combiné avec l'interdiction de discrimination contenue aux

articles 6 (P1-1+6) et 6 bis de la Constitution et non un grief tiré

de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) lu isolément, comme le

confirme l'arrêt rendu le 19 avril 1991 par la Cour de cassation dans

la cause de la vingt-cinquième requérante.

      Quant à la vingt-cinquième requérante, le Gouvernement relève que

si elle a soulevé un grief tiré de cette disposition considérée

isolément devant la Cour de cassation, cette juridiction a déclaré le

grief irrecevable au motif qu'il n'avait pas été soumis au juge du

fond. N'ayant pas respecté les règles applicables à la procédure devant

la Cour de cassation, la vingt-cinquième requérante n'a donc pas épuisé

les voies de recours internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la

Convention.

      Quant à la vingt-sixième requérante, le Gouvernement relève

qu'elle n'a ni poursuivi son action devant les juridictions civiles,

ni agi devant la Cour d'arbitrage.

      Les requérants font valoir qu'ils ont fait usage des recours

disponibles et adéquats qui leurs étaient ouverts en droit belge.

      Les vingt-quatre premiers requérants observent qu'ils ont épuisé

le seul recours existant leur permettant d'obtenir l'annulation de la

loi litigieuse. Si des procédures civiles existent également, celles-ci

ne permettent pas de résoudre leur problème : elles peuvent par

hypothèse éliminer certains aspects du mal dont elles se plaignent,

mais non en supprimer la cause. Ils observent en outre que dans

certains litiges relatifs aux accidents de navigation impliquant leurs

navires, elles mettaient en cause des sociétés privées organisant le

pilotage et non l'Etat. Agir contre une société privée ne saurait

constituer un recours contre l'acte positif de l'Etat mis en cause.

      La vingt-cinquième requérante fait valoir que dans la mesure où

la cour d'appel d'Anvers avait fait application de l'immunité conférée

à l'Etat par la loi du 30 août 1988, soulever la question de l'atteinte

à la propriété (comme l'exigeait la Cour de cassation en son arrêt du

19 avril 1991) aurait eu pour conséquence d'inviter la cour d'appel à

se prononcer sur une question qui, eu égard à la décision de cette

juridiction d'appliquer sans réserve la loi de 1988, s'avérait

nécessairement sans intérêt pour l'issue du litige.

      La vingt-sixième requérante soutient que les recours qu'elle

aurait pu introduire auraient été voués à l'échec compte tenu des

décisions rendues par la Cour d'arbitrage et la Cour de cassation.

      La Commission rappelle qu'aux termes de l'article 26 (art. 26)

de la Convention, un requérant est tenu de faire un "usage normal" des

recours "vraisemblablement efficaces et suffisants" pour porter remède

à ses griefs (cf. No 5577/72 et 5583/72, déc. 15.12.75, D.R. 4

pp. 4, 151 ; No 11208/84, déc. 4.3.86, D.R. 46 pp. 182, 195).

      La Commission constate que les vingt-quatre premiers requérants

ont exercé le seul recours leur permettant d'obtenir l'annulation de

la loi du 30 août 1988 mais, sauf à exercer une actio popularis, cette

annulation ne leur aurait rien apporté de plus par rapport à une

décision judiciaire écartant l'application de cette loi. Subsiste

cependant la question de savoir si une action devant les juridictions

civiles constitue un recours vraisemblablement efficace et suffisant

pour porter remède à l'atteinte alléguée à l'article 1 du Protocole

additionnel (P1-1).

      La Commission observe à cet égard que les requérants ne

contestent pas que les juridictions civiles auraient pu écarter

l'application de la loi. Cependant, eu égard aux termes de l'arrêt

rendu par la Cour de cassation le 19 avril 1991 dans le cadre du

pourvoi introduit par la vingt-cinquième requérante contre l'arrêt de

la cour d'appel d'Anvers du 26 octobre 1988 et aux termes de cette

dernière décision, il apparaît à la Commission que l'introduction d'une

action ou la poursuite des actions déjà engagées devant les

juridictions civiles étaient dépourvues de toute chance de succès.

      Quant à la vingt-cinquième requérante, la Commission partage le

point de vue qu'elle expose : celle-ci n'aurait pu inviter la cour

d'appel à se prononcer sur l'existence d'une créance sous l'empire des

règles applicables avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 août 1988

alors que cette cour a statué sur base de cette loi conférant une

immunité absolue à l'Etat.

      Cette question étant sans intérêt pour la solution du litige

soumis à la cour d'appel, on ne saurait reprocher à la vingt-cinquième

requérante de ne pas l'avoir soumise au juge du fond. Il faut donc

considérer que cette requérante a satisfait à la condition de

l'épuisement des voies de recours internes.

      Enfin, eu égard aux arrêts rendus par la Cour d'arbitrage le

5 juillet 1990 et par la Cour de cassation le 19 avril 1991, il

apparaît que tant la poursuite de l'instance par la vingt-sixième

requérante devant les juridictions civiles que l'introduction d'une

action devant la Cour d'arbitrage par cette requérante étaient vouées

à l'échec. Pareille circonstance est de nature à dispenser cette

requérante, conformément aux principes de droit international

généralement reconnus, de poursuivre ou d'introduire de telles actions.

      Dans ces circonstances, la Commission estime que les requérants

doivent être considérés comme ayant épuisé les voies de recours

internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention. Dès lors,

l'exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes ne

saurait être retenue.

      Quant au bien-fondé de la requête, le Gouvernement explique

d'abord que l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) ne s'applique

pas en l'espèce, puisque les requérants ne peuvent se prétendre

propriétaires d'un "bien" au sens de cette disposition. En effet, la

prétendue atteinte ne concerne ni des biens existants, ni même des

créances d'indemnité actuelles et exigibles, mais seulement des

prétentions, des droits en expectative. A titre subsidiaire, le

Gouvernement fait valoir que même si l'article 1 du Protocole

additionnel (P1-1) s'applique en l'espèce, les exigences de cette

disposition ont été pleinement respectées.

      Il explique que la loi visait à préserver la sécurité juridique

et les intérêts budgétaires fondamentaux de l'Etat compromis par les

effets imprévisibles d'un revirement soudain de jurisprudence, ainsi

qu'à s'aligner sur les régimes de responsabilité des pays environnants.

Il ajoute que la rétroactivité était la seule mesure concevable pour

atteindre le but d'utilité publique poursuivi par le législateur. Il

soutient en outre, se fondant sur l'arrêt rendu par la Cour dans

l'affaire Lithgow (Cour eur. D.H., arrêt Lithgow du 8 juillet 1986,

série A n° 102, p. 50, par. 20) que les objectifs d'utilité publique

poursuivis constituaient des "circonstances exceptionnelles",

justifiant l'absence de paiement d'une indemnité pour compenser la

privation de propriété, à supposer qu'une telle privation ait existé

en l'espèce.

      Les requérants font valoir qu'en droit belge, le droit à

réparation existe à partir du moment où est apparu le dommage, le

jugement ultérieur qui consacre son existence n'ayant qu'un caractère

déclaratif. Ils ajoutent que la question de l'évaluation du dommage ne

peut se confondre avec celle de l'existence d'un droit à indemnité. Ils

font donc valoir que du fait qu'ils avaient subi un dommage causé par

la faute de l'Etat, suite aux accidents de navigation, ils détenaient

une créance d'indemnité actuelle, certaine et exigible, même si aucune

décision judiciaire passée en force de chose jugée n'avait reconnu leur

créance. Ils ajoutent que suite à l'arrêt de la Cour de cassation du

15 décembre 1983, ils avaient en outre une "espérance légitime" de

pouvoir obtenir des dommages-intérêts pour tout accident causé par des

fautes du pilote même en cas de litige survenant après la promulgation

de la loi du 30 août 1988. Ils observent que la loi, même sans tenir

compte de son effet rétroactif, a supprimé cette espérance. Il faut

voir dans cette "espérance légitime", aux fins de l'article 1 du

Protocole additionnel (P1-1), un élément de la propriété en question,

à savoir la propriété du navire. Ils estiment donc que la loi constitue

une ingérence dans leur droit au respect de leurs "biens". Ils font

valoir que la loi n'a pas respecté un rapport raisonnable de

proportionnalité entre le but visé et la charge qui lui est (ou a été)

imposée. Quant à l'effet rétroactif de la loi, ils estiment que l'on

ne peut raisonnablement soutenir que celui-ci visait un but d'utilité

publique, aucune des raisons invoquées par le Gouvernement ne pouvant

justifier pareil effet. Ils ajoutent que le Gouvernement n'a nullement

démontré qu'il existait des circonstances exceptionnelles justifiant

l'absence de tout dédommagement des propriétaires privés de leur

propriété du fait de l'effet rétroactif de la loi.

      Ils font enfin valoir que selon la jurisprudence de la Cour, les

principes de droit international prévoient une indemnisation prompte,

adéquate et effective au profit d'étrangers privés de leur propriété

et rappellent que la plupart d'entre eux sont des personnes physiques

ou morales étrangères.

      Au vu des arguments avancés par les parties, la Commission

considère que les griefs soulevés par les requérants au titre de

l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) soulève des questions de

fait ou de droit complexes qui appellent un examen de fond.

      Il s'ensuit que cette partie de la requête ne saurait être

déclarée manifestement mal fondée, au sens de l'article 27 par. 2

(art. 27-2) de la Convention. A cet égard, elle doit, dès lors, être

déclarée recevable, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été

relevé.

2.    Les requérants soutiennent également que la loi du 30 août 1988

a entravé leur recours au tribunal au sujet de contestations portant

sur leurs droits et obligations de caractère civil d'une manière telle

que leur droit d'accès à un tribunal se trouve atteint dans sa

substance même. Ils expliquent que la loi a créé une immunité en faveur

des organisateurs de services de pilotage et une quasi-immunité en

faveur des membres de leur personnel, en dérogation du droit commun de

la responsabilité civile. De la sorte, ils ne peuvent plus faire

trancher par un tribunal la question de la responsabilité civile de

ceux-ci. Ils ajoutent qu'en intervenant directement dans des procès en

cours ou à intenter, la loi empêche les juges de trancher les litiges

tels qu'ils ont été présentés devant eux. Elle méconnaît ainsi

l'indépendance des tribunaux et l'égalité des armes qui doit exister

entre les parties. Quant à ce grief, les requérants invoquent l'article

6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

      Le Gouvernement soulève à cet égard une objection tirée du non-

épuisement des voies de recours internes.

      En ce qui concerne les vingt-quatre premiers requérants, il

observe que bien que la Cour d'arbitrage fût manifestement compétente

pour s'assurer du respect de l'article 6 (art. 6) de la Convention par

le biais des articles 6 et 6bis de la Constitution, ces requérants ne

lui ont  proposé aucun grief à cet égard. Ils pouvaient en outre faire

valoir l'atteinte portée à l'article 6 (art. 6) de la Convention devant

les juridictions civiles ; or ils n'ont pas entamé ou poursuivi

pareille action. Ils n'ont dès lors pas épuisé les voies de recours

internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention, comme

d'ailleurs la vingt-sixième requérante qui s'est abstenue de tout

recours devant les juridictions civiles ou devant la Cour d'arbitrage.

Par contre, le Gouvernement constate que la vingt-cinquième requérante

a soulevé un grief relatif à l'équité des procédures se fondant sur

l'article 6 (art. 6) de la Convention devant la Cour de cassation. Elle

a donc, elle, épuisé les voies de recours internes.

      Rappelant que les articles 6 (art. 6) et 6bis de la Constitution

garantissent le droit à l'égalité et l'interdiction de toute

discrimination, les requérants observent qu'ils ne se plaignent

nullement d'une violation de l'article 14 (art. 14) de la Convention,

qui interdit la discrimination, en combinaison avec l'article 6

(art. 6) de la Convention. Le grief, qui, selon le Gouvernement, aurait

pu être soulevé devant la Cour d'arbitrage est donc étranger à ceux

présentés devant la Commission. Quant à la possibilité de soulever les

présents griefs devant les juridictions civiles, les requérants

rappellent que la violation de l'article 6 (art. 6) a été soulevée

devant la Cour de cassation par la vingt-cinquième requérante et que

cette Cour a rejeté ce grief. L'arrêt rendu par cette Cour démontre que

si les autres requérants devaient soulever ces griefs devant une

instance civile, il s'agirait d'un recours voué à l'échec.

      De l'avis de la Commission, le fait que les requérants n'aient

pas invoqué l'article 6 (art. 6) de la Convention devant la Cour de

cassation est sans pertinence, puisqu'ils n'auraient pu soulever un

grief fondé sur l'article 6 (art. 6) qu'en combinant cette disposition

avec le principe de non-discrimination garanti par les articles 6

(art. 6) et 6bis de la Constitution belge et l'article 14 (art. 14) de

la Convention.

      En ce qui concerne la possibilité d'introduire ou de poursuivre

une action devant les juridictions civiles, la Commission estime qu'eu

égard à l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans le cadre de

l'action intentée par la vingt-cinquième requérante, ces actions

étaient vouées à l'échec. Il ne saurait donc être reproché aux

requérants de ne pas avoir, à l'exception de la vingt-cinquième

requérante, introduit ou poursuivi une action devant les juridictions

civiles.

      Dans ces circonstances, la Commission estime que les requérants

doivent être considérés comme ayant satisfait à la condition de

l'épuisement des voies de recours internes au sens de l'article 26

(art. 26) de la Convention. Dès lors, l'exception tirée du non-

épuisement des voies de recours internes ne saurait être retenue.

      Quant au bien fondé des griefs, le Gouvernement soulève d'abord

que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n'est pas applicable

à la présente cause, cette disposition édictant des garanties d'ordre

purement procédural et ne garantissant aux droits et obligations de

caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l'ordre juridique

des Etats contractants. En modifiant les règles de fond applicables aux

litiges en cours ou à venir, la loi du 30 août 1988 n'a nullement

limité le droit d'accès à un tribunal des requérants, sauf à confondre

ce droit avec celui d'obtenir gain de cause. En outre, le droit d'accès

n'est pas absolu et il peut être limité si le but poursuivi est

légitime et si les moyens employés se trouvent dans un rapport

raisonnable de proportionnalité. Tel est le cas en l'espèce, de l'avis

du Gouvernement qui se réfère aux motifs déjà exposés à cet égard à

propos des griefs tirés de la violation de l'article 1 du Protocole

additionnel (P1-1).

      En ce qui concerne l'effet rétroactif de la loi, le Gouvernement

se réfère aux motifs exposés à cet égard dans l'arrêt de la Cour de

cassation du 19 avril 1991. Il ajoute que de surcroît, toute loi, même

non rétroactive, est susceptible de produire les effets dénoncés par

les requérants. Il est en effet admis que toute nouvelle loi s'applique

immédiatement aux effets des situations nées sous le régime de la loi

antérieure qui se produisent ou se prolongent sous l'empire de la loi

nouvelle.

      Les requérants expliquent que pour que le droit à un tribunal

soit respecté, il ne suffit pas qu'une personne puisse saisir un

tribunal, il faut encore que le degré d'accès procuré par la

législation nationale suffise pour assurer ce droit eu égard au

principe de prééminence du droit dans une société démocratique. Or, la

loi du 30 août 1988, vu son caractère radical, restreint à ce point

leurs droits qu'ils ne peuvent plus inviter un juge à se prononcer sur

le bien fondé d'une demande en réparation fondée sur des fautes de

pilotage. Les limitations apportées à leur droit d'accès sont telles

que ledit droit se trouve atteint dans sa substance même. En outre, les

limitations ne poursuivent pas, selon les requérants qui se réfèrent

aux motifs exposés à cet égard à propos des griefs tirés de la

violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1), un but

légitime et ne respectent pas un rapport raisonnable de

proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par

ailleurs, les requérants soutiennent que le Gouvernement a pu, grâce

à l'effet rétroactif de la loi, s'assurer un avantage normalement

inaccessible aux parties. En outre, il est évident que la loi a été

directement, sinon exclusivement, inspirée par la crainte de voir

l'Etat succomber dans nombre de procès.

      Les requérants soutiennent à cet égard que l'effet rétroactif ne

s'explique que par la circonstance que l'Etat belge était partie dans

certains litiges, actuels ou virtuels, le législateur étant de la sorte

simplement venu à l'aide de l'Etat en difficulté dans nombre de procès.

      Au vu des arguments avancés par les parties, la Commission

considère que les griefs soulevés par les requérants au titre de

l'article 6 (art. 6) de la Convention soulève des questions de fait ou

de droit complexes qui appellent un examen de fond.

      Il s'ensuit que cette partie de la requête ne saurait être

déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2

(art. 27-2) de la Convention. A cet égard, elle doit, dès lors, être

déclarée recevable, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été

relevé.

3.    Les requérants rappellent que la loi du 30 août 1988 a un effet

rétroactif pour une période de trente ans à dater de sa publication au

Moniteur belge, c'est-à-dire à partir du 17 septembre 1958. Ils

constatent donc que la loi institue un régime de responsabilité portant

sur des demandes en réparation nées après le 17 septembre 1958 qui est

applicable aux litiges non encore tranchés, mais n'est par contre pas

applicable aux litiges pour lesquels il y a une décision ayant acquis

force de chose jugée ou contre laquelle il n'existe plus aucune voie

de recours ordinaire. Elles se plaignent en conséquence du fait que la

loi a opéré "une distinction qui dépend uniquement du moment où les

juges statuent ou ont statué sur les demandes de réparation dont ils

ont été saisis". Observant que cette distinction porte sur leurs

créances à l'égard des pilotes et organisateurs des services de

pilotage, ils invoquent l'article 14 de la Convention, combiné avec

l'article 1 du Protocole additionnel (art. 14+P1-1).

      Rappelant que l'article 14 (art. 14) de la Convention n'a pas

d'existence indépendante et est appelé à se combiner avec au moins une

des clauses normatives de la Convention, le Gouvernement soutient

d'abord que l'article 14 (art. 14) ne trouve pas à s'appliquer en

l'espèce, puisque l'article 1 du Protocole additionnel, disposition qui

se combine selon les requérants avec l'article 14 (art. 14), ne trouve

pas application dans la présente affaire à défaut pour les requérants

de posséder un "bien" ou une "propriété" au sens de l'article 1 du

Protocole additionnel (P1-1).

      Subsidiairement, le Gouvernement explique que le présent grief

ne met aucunement en cause des situations comparables, les justiciables

parties aux litiges terminés et ceux parties à des litiges en cours se

trouvant dans des situations fondamentalement différentes. La

distinction n'est en outre pas propre aux lois rétroactives. Toute loi

crée en effet, en fixant le moment où elle produit ses effets, une

distinction entre les rapports juridiques qui tombent dans son champ

d'application et les rapports qui y échappent. De surcroît,

l'introduction d'une distinction entre causae finitae et causae

pendentes par la loi du 30 août 1988 a entendu sauvegarder le respect

dû aux décisions judiciaires passées en force de chose jugée. Par

ailleurs, eu égard au délai légal de prescription des actions en

responsabilité qui est de trente ans, le recours à une rétroactivité

de trente ans était la seule mesure adéquate pour réaliser les

objectifs légitimes prévus par la loi, dont la nécessité de rétablir

la sécurité juridique.

      Les requérants font d'abord valoir que l'article 1 du Protocole

additionnel (P1-1) s'applique en l'espèce, de sorte que l'article 14

de la Convention trouve également application. Ils expliquent ensuite

que les mêmes relations juridiques sont en cause aussi bien dans les

litiges en cours que dans les litiges terminés. Il s'agit donc de

situations identiques et seule la célérité que les parties ou le juge

auront mis à résoudre le litige étant, dans le système instauré par la

loi du 30 août 1988, de nature à les départager.

      Les requérants admettent que la distinction avait pour but de

sauvegarder le respect dû aux décisions passées en force de chose jugée

et que ce motif peut passer pour légitime. Ils allèguent toutefois

qu'il n'existe pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre le

but visé et les moyens employés. Ils ajoutent que l'arrêt de la Cour

de cassation du 15 décembre 1983 ne compromettait nullement la sécurité

juridique, mais s'inscrivait dans la logique d'une jurisprudence

constante. Il est donc surprenant de justifier la rétroactivité de

trente ans, par la nécessité de rétablir la sécurité juridique.

      Se pose d'abord la question de savoir si l'article 14 (art. 14)

de la Convention trouvait à s'appliquer en l'espèce. La Commission

n'estime cependant pas nécessaire de procéder à l'examen de cette

question, le grief étant irrecevable pour un autre motif.

      La Commission rappelle que l'article 14 (art. 14) de la

Convention n'interdit pas toute distinction de traitement dans

l'exercice des droits et libertés garantis par la Convention. Elle se

reporte à cet égard à la jurisprudence de la Cour européenne (Cour eur.

D.H., arrêt "relatif à certains aspects du régime linguistique de

l'enseignement en Belgique" du 23 juillet 1968, série A n° 5, p. 34,

par. 10 ; Cour eur. D.H., arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28

mai 1985, série A n° 94, pp. 34-35, pars. 71, 72) concernant les

critères pour apprécier la différence de traitement : justification

objective et raisonnable d'une mesure et rapport raisonnable de

proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

      La Commission observe que la loi du 30 août 1988 avait pour but

de rétablir le système juridique de responsabilité existant avant

l'arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 1983 et de l'appliquer

à tous les litiges portant sur la responsabilité pour les fautes

commises par le pilote, ce qui a justifié l'effet rétroactif donné à

la loi pour une durée de trente ans. Dans son arrêt du

22 novembre 1990, la Cour d'arbitrage, répondant à la question

préjudicielle posée par l'arrêt de la Cour de cassation du

26 janvier 1990, constata qu'il ressortait des travaux préparatoires

de la loi du 30 août 1988 que l'on avait opté en faveur de ce délai

parce que toutes les demandes d'indemnisation viennent en principe à

expiration à l'issue du délai de trente ans.

      Cependant, en droit belge, l'effet rétroactif ne peut être

applicable qu'à des litiges en cours et n'a aucune influence sur les

litiges terminés. Par son effet rétroactif, la loi crée donc une

distinction entre ces deux catégories de litiges. De l'avis des

parties, cette distinction a pour but de sauvegarder le respect dû aux

décisions passées en force de chose jugée.

      Les requérants ne contestent pas que ce but peut passer pour

légitime. Il apparaît qu'en limitant de la sorte dans le passé l'effet

de la loi aux seules causes n'ayant pas encore été définitivement

réglées, la législation a voulu respecter le principe, jugé fondamental

dans l'ordre juridique belge selon la Cour d'arbitrage, selon lequel

les règles judiciaires ne peuvent être modifiées que par la mise en

oeuvre des voies de recours. Cette circonstance constitue un élément

objectif et raisonnable susceptible de justifier la distinction faite

entre les litiges en cours et les litiges terminés.

      Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal

fondé, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.

      Par ces motifs, la Commission, à la majorité,

      DECLARE RECEVABLES, tous moyens de fond réservés, les griefs par

      lesquels les requérants font valoir que la loi du 30 août 1988

      et l'effet rétroactif de cette loi constituent une atteinte au

      droit au respect de leur bien garanti par l'article 1 du

      Protocole additionnel (P1-1), ainsi que les griefs fondés sur

      l'article 6 (art. 6) de la Convention par lesquels les requérants

      font valoir que ladite loi, en intervenant directement dans les

      procès en cours, méconnait l'indépendance des tribunaux et le

      principe de l'égalité des armes et les prive en outre d'un droit

      d'accès effectif à un tribunal ;

      DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour le surplus.

Le Secrétaire de la Commission         Le Président de la Commission

       (H.C. KRÜGER)                        (C.A. NØRGAARD)

                                ANNEXE

                  LISTE DES REQUERANTS ET REQUERANTES

1.    La société de droit grec PRESSOS COMPANIA NAVIERA S.A. ayant son

      siège au Pirée (Grèce), Notara Street 117 ;

2.    La société de droit libérien INTEROCEAN SHIPPING COMPANY,

      ayant son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

3.    La société de droit libérien ZEPHIR SHIPPING CORPORATION, ayant

      son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

4.    La société de droit anglais CORY MARITIME LTD, c/o Panocean

      Anco, ayant son siège à Londres El 6PL (Royaume-Uni), Tillard

      House, Blossom Street 1-4 ;

5.    La société de droit malaisien MALAYSIAN INTERNATIONAL SHIPPING

      CORPORATION BERHAD, ayant son siège à Kuala Lumpur, Selangor

      04-09 (Malaisie), 2nd floor, Wisma MISC, 2 Jalan Conlay, P.O. Box

      10371 ;

6.    La société de droit libérien CITY CORPORATION, ayant son siège

      à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

7.    La société de droit sud-coréen KUKJE SHIPPING COMPANY LTD, ayant

      son siège à Séoul (Corée du Sud), 91-1 Sogong-Dong, Jung-Gu ;

8.    Monsieur YOUNG Byung Kim, domicilié à Séoul (Corée du Sud),

      Center Building, 3rd floor, 91-I, Sogong-Dong, Jung-Gu, en sa

      qualité de curateur de la requérante sub 7 ;

9.    La société de droit anglais THE LONDON STEAM-SHIP OWNERS' MUTUAL

      INSURANCE ASSOCIATION LTD, ayant son siège à Londres EC3

      (Royaume-Uni), Leadenhall Street 52 ;

10.   La société de droit libérien OCEAN CAR-CARRIERS COMPANY LTD,

      ayant son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

11.   La société de droit japonais KANSAI KISEN K.K. ayant son siège

      à Tokyo (Japon), 9-9, 1-Chome Yaesu, Chuo-Ku ;

12.   La société de droit anglais FURNESS WITHY (SHIPPING) LTD, ayant

      son siège à Redhill, Surrey (Royaume-Uni), Furness House,

      Brighton Road 53 ;

13.   La société de droit anglais M. H. SHIPPING COMPANY, ayant son

      siège à Londres EC2P 2AA (Royaume-Uni), Bishopsgate 41 ;

14.   La société de droit anglais POWELL DUFFRYN SHIPPING LIMITED,

      ayant son siège à Newcastle upon Tyne NE99 1TD (Royaume-Uni),

      Eldon Court, Percy Street ;

15.   La société de droit français SOCIETE NAVALE CHARGEURS DELMAS-

      VIELJEUX, ayant son siège à 75008 Paris (France), avenue

      Matignon 16 ;

16.   La société de droit libérien MERIT HOLDINGS CORPORATION, ayant

      son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

17.   La société de droit brésilien PETROBAS BRASILEIRO, ayant son

      siège à Rio de Janeiro R.J. (Brésil), Avenida do Chile 65, 12

      Andar ;

18.   La société du droit des Bermudes THE UNITED KINGDOM MUTUAL STEAM

      SHIP ASSURANCE ASSOCIATION (BERMUDA) LTD, ayant son siège à

      Hamilton (Bermudes), Mercury House, Front Street ;

19.   La société de droit turc KOCTUG GEMI ISLETMECILIGI ve TICARET

      A.S., ayant son siège à Istanbul (Turquie), Bankalar Caddesi,

      Bozkurt General Han Kat 5, 80000 - Karaköy ;

20.   La société de droit libérien INITIAL MARITIME CORPORATION, ayant

      son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

21.   La société de droit panaméen NORTH RIVER OVERSEAS S.A., ayant son

      siège à Panama (République de Panama), Torre Bancosur, 53rd

      Street, 18th floor, Obarrio ;

22.   La société de droit libérien FEDERAL PACIFIC LTD (LIBERIA), ayant

      son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;

23.   La société du droit des îles Caïman CONBULKSHIPS (3) LTD, ayant

      son siège à Georgetown (Iles Caïman), Royal Bank Building ;

24.   La société anonyme de droit belge COMPAGNIE BELGE D'AFFRETEMENT

      (COBELFRET), ayant son siège à Anvers (Belgique), Sneeuwbeslaan

      14 ;

25.   La société de droit espagnol NAVIERA URALAR S.A., ayant son siège

      à Bilbao (Espagne), c/o la société anonyme Northern Shipping

      Service, ayant son siège social à Anvers, Sinte-Katelijnevest 54;

26.   La société de droit anglais B.P. TANKER COMPANY Ltd., ayant son

      siège à Londres EC24 9BU (Royaume-Uni), British House, Moorelane

Extraits similaires
highlight
Extraits similaires
Extraits les plus copiés
Extraits similaires

Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
  2. Code civil
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Commission (plénière), S.A. PRESSOS COMPANIA NAVIERA c. la BELGIQUE, 6 septembre 1993, 17849/91