CEDH, Commission (plénière), S.A. PRESSOS COMPANIA NAVIERA c. la BELGIQUE, 6 septembre 1993, 17849/91
Chronologie de l’affaire
Commentaire • 0
Sur la décision
Référence : | CEDH, Commission (Plénière), 6 sept. 1993, n° 17849/91 |
---|---|
Numéro(s) : | 17849/91 |
Type de document : | Recevabilité |
Date d’introduction : | 4 janvier 1991 |
Niveau d’importance : | Importance faible |
Opinion(s) séparée(s) : | Non |
Conclusions : | partiellement recevable ; partiellement irrecevable |
Identifiant HUDOC : | 001-25453 |
Identifiant européen : | ECLI:CE:ECHR:1993:0906DEC001784991 |
Sur les parties
- Juge : Paul Lemmens
Texte intégral
FINALE
SUR LA RECEVABILITE
de la requête No 17849/91
présentée par la S.A. PRESSOS COMPANIA NAVIERA
et autres
contre la Belgique
__________
La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en
chambre du conseil le 6 septembre 1993 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
A. WEITZEL
F. ERMACORA
E. BUSUTTIL
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
J.-C. SOYER
H. DANELIUS
C.L. ROZAKIS
Mme J. LIDDY
MM. L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
M. PELLONPÄÄ
G.B. REFFI
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
N. BRATZA
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 4 janvier 1991 par la S.A. PRESSOS
COMPANIA NAVIERA et 25 autres requérants (dont la liste est jointe à
la présente décision) contre la Belgique et enregistrée le
27 février 1991 sous le No de dossier 17849/91 ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le
14 juillet 1992 et les observations en réponse présentées par les
requérants le 23 octobre 1992 ;
Vu les conclusions des parties développées à l'audience du
6 septembre 1993 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
La requête est introduite par vingt-six requérants et requérantes
(voir liste annexée) dont vingt-cinq sont des propriétaires et des
mutuelles d'armement de navires, tandis que le vingt-sixième intervient
en sa qualité de curateur d'une société de ce type. Devant la
Commission, ils sont représentés par Maîtres L. Simont, P. Lemmens,
R. Dalcq et D. Lagasse, avocats au barreau de Bruxelles.
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés par les
parties, peuvent se résumer comme suit :
I. a. Par jugement du tribunal d'arrondissement
(arrondissementsrechtbank) de Middelburg, Pays-Bas, du 24 avril 1985,
la première requérante, la S.A. Pressos Compania Naviera, fut, en sa
qualité de propriétaire du navire "Argentic", rendue responsable de
dommages causés à un autre navire lors d'un abordage.
Le 10 juin 1987, elle a assigné l'Etat belge devant le tribunal
de première instance de Bruxelles, estimant que l'abordage avait été
provoqué par des fautes commises par le pilote qui avait été mis à sa
disposition dans le cadre d'un service de pilotage organisé par l'Etat
belge (auquel a succédé, depuis le 1er janvier 1989, la Région
flamande).
b. A une date non déterminée, les deuxième et troisième
requérantes, respectivement la société Interocean Shipping Company et
la société Zephir Shipping Corporation, saisirent les tribunaux belges
d'une action en indemnité pour des dommages causés à des navires leur
appartenant suite à des fautes commises par le pilote mis à leur
disposition par l'Etat. En juillet 1990, ces actions étaient pendantes
devant la cour d'appel de Bruxelles, après que le tribunal de première
instance de Bruxelles ait rendu une décision défavorable aux
requérants.
c. Par jugement du tribunal de commerce d'Anvers du 19 juin 1986,
la quatrième requérante, la société Cory Maritime Ltd, fut, en sa
qualité de propriétaire du navire "Pass of Brander", condamnée au
paiement d'une indemnité pour des dommages résultant d'un accident de
navigation survenu le 6 janvier 1983.
Estimant que les dommages avaient été causés par des fautes
commises par le pilote mis à leur disposition par la société C.V.
Brabo, organisatrice du service du pilotage, la quatrième requérante
introduisit une action en garantie contre cette société. En juillet
1990, cette action était pendante devant la cour d'appel d'Anvers,
après que le tribunal de première instance d'Anvers ait rendu une
décision favorable à la requérante.
d. Suite à un accident de navigation survenu le 23 novembre 1986,
la cinquième requérante, la société Malaysian Inter Shipping
Corporation Berhad, introduisit une action contre l'Etat belge pour les
dommages causés à son navire "Bunga Kantan", estimant qu'ils avaient
été causés par des fautes du pilote. Par ailleurs, l'Etat belge et la
ville d'Anvers introduisirent une action contre la requérante pour les
dommages causés par le navire. En juillet 1990, les actions étaient
pendantes devant le tribunal de commerce d'Anvers.
e. Suite à un abordage survenu le 25 janvier 1987 entre le navire
"Olympic Dream" et le navire "August Thyssen" appartenant à la sixième
requérante, celle-ci, la société City Corporation, introduisit une
action en indemnité contre l'Etat belge estimant que l'abordage avait
été causé par des fautes commises par les pilotes mis à la disposition
de chacun des navires par l'Etat belge. En juillet 1990, l'action était
pendante devant le tribunal de première instance de Bruxelles.
f. Suite à un abordage survenu le 27 octobre 1985, la société
Compagnie Maritime d'Affrètement introduisit une action en indemnité
contre la septième requérante, la société Kukje Shipping Company Ltd.
Cette action visait à obtenir réparation des dommages causés à son
navire "Ville du Ponant III" par le navire "Superstar" appartenant à
la septième requérante, société pour laquelle la neuvième requérante,
la société The London Steam-Ship Owner's Mutual Insurance Association
Ltd, intervient en qualité de club maritime. Ces deux requérantes et
le huitième requérant, M. Young Byung Kim - curateur de la septième
requérante - agissant "pour autant que nécessaire", appelèrent l'Etat
belge en garantie, estimant que l'abordage avait été causé par des
fautes du pilote mis à disposition par l'Etat. En juillet 1990,
l'affaire était toujours pendante devant les juridictions belges.
g. Suite à un accident de navigation survenu le 1er octobre 1983,
la ville d'Anvers introduisit une action en indemnité pour les dommages
causés par le navire "Cygnus Ace" appartenant à la dixième requérante,
la société Ocean Car Carriers Company Ltd, et affrétée et gérée par la
onzième requérante, la société Kansai Kisen K.K. La Société nationale
des chemins de fer belges intervint ultérieurement à l'instance pour
l'indemnisation des dommages qu'elle avait subis. La onzième requérante
assigna en intervention et en garantie la société C.V. Brabo,
organisatrice du service de pilotage, sur la base des fautes commises
par le pilote. Entre-temps, la onzième requérante avait été citée une
nouvelle fois par la ville d'Anvers pour des dommages causés par le
même navire le 23 novembre 1984. Dans cette cause, la onzième
requérante appela l'Etat belge en intervention et garantie estimant que
l'accident avait été causé par des fautes commises par le pilote mis
à sa disposition par l'Etat. En juillet 1990, les deux affaires étaient
pendantes devant le tribunal de commerce d'Anvers.
h. Suite à un abordage survenu le 31 mars 1988 et dans lequel
était impliqué le navire "Andes" lui appartenant, la douzième
requérante, la société Furness Withy (Shipping) Ltd, demanda au
président du tribunal de commerce d'Anvers de désigner un expert aux
fins de déterminer les responsabilités des parties en cause. Le rapport
de l'expert aurait fait apparaître que l'abordage était la conséquence
d'une faute du pilote. En juillet 1990, aucune action au fond n'avait
cependant été intentée dans le cadre de cette affaire.
i. Suite à un accident de navigation survenu le 8 décembre 1984,
la ville d'Anvers introduisit une action en indemnité pour les dommages
causés par le navire "Donnington" appartenant à la treizième
requérante, la société M.H. Shipping Company, et géré et affrété par
la quatorzième requérante, la société Powell Duffryn Shipping Limited.
La treizième requérante cita alors en garantie l'Etat belge et le
directeur du service de pilotage d'Anvers pour fautes commises par le
pilote. Par jugement du 9 mars 1989, le tribunal de commerce d'Anvers
déclara fondée la demande de la ville d'Anvers. En juillet 1990,
l'action en garantie était toujours pendante.
j. Suite à un accident de navigation survenu le 20 mars 1985, la
ville d'Anvers introduisit une action en indemnité pour les dommages
causés par le navire "Marie Delmas" appartenant à la quinzième
requérante, la Société navale chargeurs Delmas-Vieljeux. La requérante
appela, d'une part, en garantie la Société C.V. Brabo, organisatrice
du service de pilotage, et demanda, d'autre part, la condamnation de
cette dernière au paiement d'une indemnité pour les dommages subis par
son navire, estimant que l'accident avait été causé par des fautes du
pilote. En juillet 1990, l'affaire était pendante devant le tribunal
de commerce d'Anvers.
k. Suite à un accident de navigation survenu le 26 juillet 1985,
la S.A. Euro-Silo introduisit une action en indemnité pour les dommages
causés par le navire "Leandros" appartenant à la seizième requérante,
la société Merit Holdings Corporation. La requérante appela, d'une
part, l'Etat belge en garantie et demanda, d'autre part, la
condamnation de l'Etat au paiement d'une indemnité pour les dommages
subis par son navire, estimant que l'accident avait été provoqué par
des fautes du pilote. En juillet 1990, l'affaire était pendante devant
le tribunal de commerce de Gand qui avait, par jugement du
18 octobre 1988, rouvert les débats à la requête de l'Etat belge aux
fins de permettre aux parties de formuler leurs observations et défense
relativement à une nouvelle loi sur le pilotage des bâtiments de mer
du 30 août 1988 (voir infra).
l. Suite à un accident de navigation survenu à une date non-
déterminée, la ville d'Anvers et la S.A.P. Roegiers et Co.
introduisirent une action en indemnité pour les dommages causés par le
navire "Quitauna" appartenant à la dix-septième requérante, la société
Petrobas Brasileiro, pour laquelle la dix-huitième requérante, la
société The United Kingdom Mutual Steam Ship Assurance Association
(Bermuda) Ltd, intervient en qualité de club maritime. La dix-septième
requérante appela alors l'Etat belge en garantie sur base des fautes
commises par le pilote. En juillet 1990, cette affaire était pendante
devant le tribunal de commerce d'Anvers.
m. Suite à un accident de navigation survenu le 27 octobre 1984,
la société propriétaire du navire "Fethiye" - dont la dix-neuvième
requérante, la société Koctug Gemi Isletmeciligi ve Ticaret A.S., a
repris les droits et obligations - fut citée en paiement d'indemnités
pour les dommages causés par ce bâtiment à deux autres navires. Cette
société appela, d'autre part, l'Etat belge en garantie et demanda,
d'autre part, la condamnation de l'Etat au paiement d'une indemnité
pour les dommages subis par son propre navire, estimant que l'accident
avait été provoqué par des fautes du pilote.
n. Suite à un abordage survenu le 21 mars 1984, la vingtième
requérante, la société Initial Maritime Corporation, fut citée en
paiement d'indemnités pour les dommages causés par le navire "Acritas"
lui appartenant à un autre navire. La requérante appela alors l'Etat
belge en garantie sur base des fautes commises par les pilotes de
chacun des navires. Elle assigna également l'Etat belge en paiement
d'une indemnité pour les dommages causés à son propre navire. En
juillet 1990, ces affaires étaient pendantes devant le tribunal de
commerce d'Anvers.
o. Suite à un accident de navigation survenu le 26 avril 1986,
la vingt-et-unième requérante, la société North River Overseas S.A.,
cita l'Etat belge en paiement d'une indemnité pour les dommages causés
à son navire "Federal Huron" par le navire "Carolina" sur base des
fautes commises par les pilotes de chacun des bâtiments. La requérante
fut elle-même assignée par le propriétaire du "Carolina" et par 72 des
destinataires de la cargaison de ce navire, en réparation des dommages
subis par eux. En juillet 1990, ces affaires étaient pendantes devant
le tribunal de commerce d'Anvers.
p. Suite à un abordage survenu le 29 septembre 1985, la vingt-
deuxième requérante, la société Federal Pacific Ltd, assigna l'Etat
belge pour les dommages causés à son navire "Federal St Laurent" par
le navire "Bonny" sur base des fautes commises par les pilotes de
chacun des bâtiments. La requérante fut elle-même assignée par le
propriétaire du "Bonny" en réparation des dommages causés à ce navire.
En juillet 1990, ces affaires étaient pendantes devant le tribunal de
commerce d'Anvers.
Suite à un abordage survenu le 9 juillet 1986 et impliquant le
navire "Federal Rhine" appartenant également à la vingt-deuxième
requérante, le président du tribunal de commerce d'Anvers chargea un
expert de donner un avis sur les causes et circonstances des dommages
subis par les installations portuaires. A la demande de la requérante,
cette ordonnance fut, par la suite, étendue à l'Etat belge,
organisateur du service de pilotage. En juillet 1990, aucune action au
fond n'avait encore été intentée dans le cadre de cette affaire.
q. Suite à un accident de navigation survenu le 6 février 1987,
la vingt-troisième requérante, la société Conbulkships (3) Ltd, cita
l'Etat belge en paiement d'une indemnité pour les dommages subis par
son navire "Cast Otter" en raison de fautes commises par le pilote.
En juillet 1990, la cause était pendante devant le tribunal de première
instance de Bruxelles.
r. Suite à un échouage survenu le 28 juin 1979, la vingt-
quatrième requérante, la S.A. Compagnie belge d'affrètement
(Cobelfret), assigna l'Etat belge, conjointement avec quatre anciens
copropriétaires, en paiement d'une indemnité pour les dommages causés
au navire "Belvaux" dont elle est entre-temps devenue l'unique
propriétaire. En juillet 1990, l'affaire était pendante devant le
tribunal de première instance de Bruxelles.
Suite à un accident de navigation survenu au port d'Anvers le 4
janvier 1988, la vingt-quatrième requérante introduisit une procédure
en responsabilité civile contre la ville d'Anvers, qu'elle tenait pour
responsable de vices de la voie navigable et de défaut de signalisation
ou de fautes de ses remorqueurs, ainsi que contre la société C.V.
Brabo, organisatrice du service de pilotage,qu'elle tenait pour
responsable d'erreurs ou d'omissions de son pilote. En juillet 1990,
l'affaire était toujours pendante, après qu'un expert eut été désigné.
s. Suite à un abordage survenu le 11 décembre 1983, la vingt-
cinquième requérante, la Société Naviera Uralar S.A., fut citée en
paiement d'indemnités pour les dommages causés par le navire "Uralar
Quarto" lui appartenant aux installations d'un tiers. Par jugement du
19 février 1987, le tribunal de commerce d'Anvers condamna la
requérante au paiement des dommages. La requérante interjeta appel et
appela l'Etat belge en garantie, estimant que l'abordage avait été
provoqué par des fautes du pilote.
Par arrêt du 26 octobre 1988, la cour d'appel d'Anvers condamna
la requérante au paiement des dommages. Elle déclara par ailleurs
l'action en garantie de la requérante non-fondée en raison de la loi
du 30 août 1988 sur le pilotage des bâtiments de mer. Cette loi, ayant
un effet rétroactif pour une période de 30 ans, prévoyait que
l'organisation d'un service de pilotage ne pouvait être rendu,
directement ou indirectement, responsable du dommage causé par un
navire piloté et résultant d'une faute d'un membre de son personnel
agissant dans l'exercice de ses fonctions, que cette faute consiste en
un fait ou une omission (v. infra, point II). La vingt-cinquième
requérante introduisit un pourvoi en cassation contre cet arrêt (voir
infra, point IV).
t. Suite à un abordage survenu le 24 janvier 1977, la vingt-
sixième requérante, la Société B.P. Tanker Company Ltd, cita l'Etat
belge en paiement d'une indemnité sur la base de fautes commises par
le pilote. Cette affaire est pendante devant le tribunal de première
instance de Bruxelles.
II. Les navires de commerce qui pénètrent dans l'estuaire de l'Escaut
doivent avoir à leur bord un pilote. Cette obligation a cependant une
portée limitée. En effet, si le capitaine d'un navire ne se fait pas
assister d'un pilote, il ne peut être sanctionné pénalement, mais il
doit de toute façon acquitter les droits de pilotage. A cet égard,
l'exposé des motifs d'un projet de loi sur le pilotage présenté par le
Gouvernement aux Chambres, projet qui fut à la base de la loi du
3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer, explique que le
navire bénéficie des installations de balisage et d'éclairage et qu'il
ne faut pas encourager la pratique consistant à ne pas faire appel à
un pilote. La véritable obligation qui pèse donc sur les capitaines de
navires de commerce pénétrant dans l'estuaire de l'Escaut est donc de
payer, en tout état de cause, des droits de pilotage.
III. Le pilotage des bâtiments de mer est un service public organisé
par l'Etat dans l'intérêt de la navigation. Il est principalement régi
par la loi du 3 novembre 1967 précitée.
L'article 3 de la loi du 3 novembre 1967 prévoit qu'est
normalement de "la compétence exclusive de l'Etat le pilotage de
bâtiments de mer à l'entrée, à la sortie et à l'intérieur des voies
maritimes et des ports de mer, ainsi que dans les fleuves, rivières et
canaux ouverts à la navigation maritime".
En pratique, les services de pilotage sont assumés soit
directement par l'Etat, soit par des sociétés privées.
L'article 5 par. 1 de la loi du 3 novembre 1967 dispose que "le
pilotage consiste dans l'assistance donnée aux capitaines des bâtiments
de mer par des pilotes nommés par le Ministre qui a le service de
pilotage dans ses attributions. Le pilote opère comme le conseiller du
capitaine. Ce dernier est seul maître de la conduite et des manoeuvres
du bâtiment".
A propos de cette disposition, l'exposé des motifs du projet de
loi qui fut à la base de la loi du 3 novembre 1967 s'exprime comme
suit :
"L'article 5 définit le pilotage et partant, détermine la
nature du rôle du pilote dans cette opération. Il règle
donc une question juridique importante. Puisqu'il s'agit
d'assistance, le pilote ne se substitue pas au capitaine
qui demeure seul maître de la direction et des manoeuvres
de son navire. Le pilote n'est que son conseiller pour la
route à suivre. Il s'agit en l'occurrence d'une
confirmation de la règle qui est actuellement en vigueur et
que l'on retrouve entre autres dans un arrêt (de la Cour de
cassation) du 19 mars 1896...".
La Section de législation du Conseil d'Etat a, dans son avis sur
le projet de loi, considéré que celui-ci "consacre par un texte exprès
une interprétation ancienne selon laquelle le pilote n'est que le
conseiller du capitaine". Comme le projet disposait que "le capitaine
est seul responsable de la conduite et des manoeuvres du navire", le
Conseil d'Etat a suggéré que le mot "responsable" soit remplacé par
"seul maître" puisqu'il semblait que "l'intention du Gouvernement ne
soit pas de déroger par ce texte au droit commun de la responsabilité".
En se référant, sans autre précision, au droit commun de la
responsabilité, le Conseil d'Etat s'est référé aux règles appliquées
à ce moment par les juridictions judiciaires, règles selon lesquelles
l'Etat était à l'abri d'actions en dommages et intérêts mais le pilote
pouvait être assigné personnellement par la victime ou l'armateur sur
la base de l'article 1382 du Code civil. La formulation du projet
aurait donc eu pour conséquence que le pilote aurait échappé à toute
responsabilité personnelle vis-à-vis de l'armateur.
Lors de l'examen du projet de loi précité, la commission
compétente de la Chambre des Représentants s'est également penchée sur
le problème de la responsabilité du pilote et du capitaine. Après avoir
rappelé la jurisprudence constante déjà citée dans l'exposé des motifs,
la commission a estimé que la règle selon laquelle le pilote est le
conseiller du capitaine "revêt une importance fondamentale et est
d'ailleurs heureuse tant sur le plan économique que sur le plan social.
En effet, les accidents maritimes peuvent provoquer des dommages très
importants : il serait peu avantageux pour les ayants droit à une
indemnité de trouver en face d'eux quelqu'un dont les moyens financiers
ne sont évidemment pas à la mesure des circonstances". Elle a également
ajouté que cette règle était conforme aux tendances fondamentales du
système juridique belge, se référant au dernier alinéa de l'article 251
du Code de commerce qui dispose que "la responsabilité légale
éventuelle des armements en matière d'abordage subsiste également dans
le cas où l'abordage est causé par la faute d'un pilote même lorsque
celui-ci est obligatoire". En outre, la commission a modifié le libellé
du texte néerlandais "afin de ne pas laisser planer de doute sur la
responsabilité du capitaine".
La question de la responsabilité du dommage causé par un abordage
est réglée par l'article 251 alinéa 3 de la loi maritime (c'est-à-dire
le livre II du Code du commerce) qui dispose que dans ce cas, le
dommage doit être indemnisé par le navire qui l'a provoqué. L'alinéa 7
du même article ajoute que la règle énoncée est également valable quand
l'abordage est causé par la faute du pilote, même dans le cas où
l'appel aux services de ce pilote est obligatoire.
Par ailleurs, l'article 64 de la loi maritime énonce que le
capitaine est tenu d'être en personne sur son navire, à l'entrée ou à
la sortie des ports, havres et rivières.
La jurisprudence en vigueur avant 1983 considérait, d'une manière
générale, que le pilote était le préposé du capitaine, du propriétaire
ou de l'armateur. Suivant le droit belge de la responsabilité civile,
cette qualification de préposé comportait des conséquences bien
précises. En effet, l'article 1384 du Code civil dispose :
"On est responsable non seulement du dommage que l'on cause
de son propre fait, mais encore de celui qui est causé par
le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses
que l'on a sous sa garde.
Le père et la mère sont responsables du dommage causé par
leurs enfants mineurs.
Les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs
domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils
les ont employés.
(...)"
La jurisprudence en vigueur avant 1983 considérait donc que la
responsabilité de l'Etat ne pouvait, de ce fait, être mise en cause,
celui-ci ne pouvant être considéré comme étant directement ou
indirectement responsable d'une faute du pilote.
En 1983, la Cour de cassation nuança cependant les principes
établis quant à la responsabilité pour des fautes du pilote. Dans son
arrêt du 15 décembre 1983, elle se prononça comme suit :
"Attendu qu'il ressort de ces dispositions légales que, en
cas d'abordage causé par la faute d'un navire, le
propriétaire de ce navire est tenu de réparer les dommages
que ladite faute a causé aux victimes de l'abordage; qu'il
ne se déduit toutefois, ni de l'article 251 de la loi
maritime, ni de l'article 64 de cette loi, aux termes
duquel le capitaine est tenu d'être en personne dans son
navire, à l'entrée et à la sortie des ports, havres ou
rivières, que le propriétaire ne puisse exercer de recours
contre les tiers dont la responsabilité pourrait être
engagée sur la base d'autres dispositions légales,
notamment des articles 1382 ou 1384 du Code civil;
Attendu que le capitaine, seul maître de la conduite et des
manoeuvres du bâtiment conformément à l'article 5 de la loi
du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer,
n'est investi d'aucune autorité à l'égard du pilote qui,
suivant le même texte légal, opère comme son conseiller".
La loi du 30 août 1988 modifia le système de responsabilité des
organisateurs d'un système de pilotage. L'article unique de cette loi
insère un article 3 bis dans la loi du 3 novembre 1967. Cette
disposition est ainsi libellée :
"par. 1er. L'organisateur d'un service de pilotage ne peut
être rendu, directement ou indirectement, responsable d'un
dommage subi ou causé par le navire piloté, lorsque ce
dommage résulte d'une faute de l'organisateur lui-même ou
d'un membre de son personnel agissant dans l'exercice de
ses fonctions, que cette faute consiste en un fait ou une
omission.
L'organisateur d'un service de pilotage ne peut non plus
être rendu, directement ou indirectement, responsable du
dommage qui résulte d'une défaillance ou d'un vice des
appareils destinés à fournir des informations ou des
directives aux bâtiments de mer, appartenant ou utilisés
par le service de pilotage.
Pour l'application du présent article, on entend par :
1° organisateur : l'autorité publique et l'administration
portuaire qui organisent le service de pilotage ou le
donnent en concession, ainsi que le concessionnaire dudit
service ;
2° service de pilotage :
a) le service qui met à la disposition du capitaine d'un
bâtiment de mer un pilote qui opérera auprès de celui-ci en
qualité de conseiller ;
b) tout service qui, notamment par observations radar ou
par sondage des eaux accessibles aux bâtiments de mer,
fournit des informations ou des directives à un bâtiment de
mer, même lorsqu'il n'y a pas de pilote à bord ;
3° navire piloté : tout bâtiment de mer qui fait appel au
service de pilotage au sens du 2° a et/ou b ci-dessus.
Le navire est responsable du dommage visé à l'alinéa 1er.
Le membre du personnel qui, par son fait ou son omission,
n'est responsable que s'il a commis une faute
intentionnelle ou une faute grave.
Le membre du personnel n'est tenu de réparer le dommage
qu'il a causé par sa faute grave qu'à concurrence de cinq
cent mille francs par événement dommageable. Le Roi peut
adapter ce montant en tenant compte de la situation
économique.
par. 2. Le paragraphe précédent entre en vigueur le jour de
sa publication au Moniteur belge. Il a un effet rétroactif
dans le temps pour une période de trente ans à compter de
ce jour."
Au cours des travaux parlementaires, l'effet rétroactif prévu par
le paragraphe 2 de l'article 3 bis avait été, entre autres, justifié
par l'intérêt budgétaire de l'Etat : en tant qu'organisateur principal
de services de pilotage, celui-ci s'était trouvé confronté, suite à
l'arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 1983 renversant la
jurisprudence en matière de responsabilité pour les fautes du pilote,
confronté avec une cinquantaine d'actions en responsabilité portant sur
plusieurs milliards de francs belges. Il fut également relevé que ledit
arrêt avait créé une situation en porte-à-faux par rapport à la
législation en vigueur dans les pays voisins, où l'Etat n'était
nullement responsable pour les fautes du pilote. Il fut en outre
expliqué que l'annulation de la possibilité de recours du propriétaire
contre l'organisateur du pilotage ne constituait pas un obstacle
insurmontable, dès lors que le propriétaire du navire ne tirait pas
seulement un avantage commercial de l'intervention du service de
pilotage, mais qu'il se faisait encore assurer contre de tels risques
et, qu'en cas de responsabilité, il pouvait en outre invoquer la
limitation de la responsabilité en vertu d'accords internationaux,
limitation que l'Etat ne pouvait par contre jamais invoquer. Il fut
enfin précisé que la rétroactivité ne serait applicable qu'aux affaires
en cours, pour lesquelles elle annulerait toute action récursoire
contre l'Etat.
IV. Les vingt-trois premiers requérants ont introduit, par lettres
recommandées envoyées les 14, 16 et 17 mars 1989, des recours en
annulation contre la loi du 30 août 1988, recours fondés principalement
sur les articles 6 et 6 bis de la Constitution. Ces recours furent
portés devant la Cour d'arbitrage.
En vertu des articles 107 ter, par. 2, de la Constitution et 1er
de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, la Cour
est compétente pour statuer sur des recours en annulation d'une loi,
d'un décret ou d'une ordonnance. Sa compétence est toutefois limitée
aux moyens d'annulation fondés sur la violation, d'une part, de règles
déterminant les compétences respectives de l'Etat, des Communautés et
des Régions et, d'autre part, des articles 6, 6bis et 17 de la
Constitution. Ces dernières dispositions constitutionnelles concernent,
respectivement, le droit à l'égalité, l'interdiction de discrimination
et la liberté d'enseignement.
Par ordonnance du 21 mars 1989, la Cour décida de joindre les
recours des vingt-trois premiers requérants. Par ordonnance du même
jour, le président de la Cour d'arbitrage décida de les soumettre à la
Cour en séance plénière.
Le 3 mai 1989, la vingt-quatrième requérante introduisit des
mémoires sur base de l'article 87 par. 2 de la loi organique du
6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, se prévalant d'un intérêt à
voir annuler la loi du 30 août 1988 et demandant à être reçue, à
l'appui du recours en annulation, en qualité de partie intervenante.
Le Président de la Chambre des représentants, l'Exécutif flamand
(la Région flamande ayant succédé, le 1er janvier 1989, à l'Etat belge
comme service organisateur du pilotage) et le Conseil des Ministres
introduisirent chacun un mémoire respectivement les 11, 17 et
18 mai 1989. Ces mémoires furent notifiés aux autres parties le
25 mai 1989.
L'Exécutif flamand, le Conseil des Ministres et les 23 premiers
requérants introduisirent des mémoires en réponse les 9, 21 et
23 juin 1989.
Par ordonnance du 7 février 1990, la Cour déclara les affaires
jointes en l'état et fixa l'audience au 6 mars 1990.
La Cour d'arbitrage rendit son arrêt le 5 juillet 1990.
La Cour décida d'abord que les vingt-trois premiers requérants
justifiaient de l'intérêt requis pour agir devant elle, au motif qu'ils
pouvaient être directement et défavorablement affectés par les
dispositions légales attaquées en leur qualité d'usagers d'un service
de pilotage.
La Cour décida ensuite que la vingt-quatrième requérante avait
intérêt à intervenir devant elle dans les recours en annulation, en
tant que propriétaire de navires qui étaient concernés par un dommage
au moment où un pilote belge se trouvait à bord.
a. Dans leur premier et second moyens, les deuxième et troisième
requérantes soutenaient que la loi du 30 août 1988 violait les
articles 6 et 6 bis de la Constitution, essentiellement pour deux
motifs. Elles faisaient, d'une part, valoir que ceux qui avaient subi
un dommage par la faute d'un service de pilotage étaient traités
différemment que ceux ayant subi un dommage par la suite d'une faute
commise par un autre service public et soulevèrent, d'autre part, que
les membres du personnel d'un service de pilotage étaient traités
autrement que les autres membres du personnel, aussi bien du secteur
public que du secteur privé, dont l'intervention ou la négligence avait
causé un dommage à autrui. Elles expliquaient que seul l'argument
d'économie était pertinent et qu'il ne suffisait pas à justifier
pareille discrimination, d'autant que le but d'économie pouvait être
poursuivi par d'autres moyens, tels que contracter une assurance ou
améliorer la navigation sur l'Escaut.
Pour justifier l'exonération de responsabilité de l'organisation
d'un service de pilotage, les diverses autorités belges à l'instance
avaient d'abord fait valoir que la loi litigieuse était fondée sur la
recherche d'une harmonisation avec les pays voisins de la Belgique, où
existaient des régimes de responsabilité analogues dans le domaine du
pilotage et, plus particulièrement, sur le souci d'arriver, dans
l'intérêt de la navigation sur l'Escaut, à une harmonisation aussi
grande que possible avec la législation néerlandaise. Elles avaient
également fait valoir que la loi recherchait une analogie avec le
régime jurisprudentiel belge de responsabilité pour les travailleurs
mis à la disposition d'un tiers, expliquant que l'exonération de
responsabilité se justifiait par le fait que l'autorité n'est plus en
mesure de contrôler le pilote une fois celui-ci à bord du bateau. Cela
est au contraire possible pour le propriétaire du navire, par
l'intermédiaire du capitaine qui est seul maître de la conduite et des
manoeuvres du bâtiment conformément à l'article 5 de la loi du
3 novembre 1967. Elles invoquèrent aussi la spécificité du droit
maritime, expliquant, entre autres, que le risque du propriétaire du
navire était couvert par des assurances maritimes et que le
propriétaire pouvait lui-même invoquer une limitation de responsabilité
en vertu de traités internationaux. Elles mirent enfin en exergue
l'évolution technique intervenue dans le domaine régi par la loi.
Pour justifier la limitation de la responsabilité personnelle du
pilote, les autorités belges à l'instance se fondèrent également sur
la nécessité d'une harmonisation avec les pays voisins et rappelèrent
l'intention de mettre sur pied un régime qui soit le plus proche
possible du régime néerlandais. Elles soulignèrent, par ailleurs, que
l'avantage de la limitation de la responsabilité était également
accordé à d'autres personnes concernées par la navigation maritime.
Enfin, elles expliquèrent que l'on avait tenu compte du fait que le
dommage subi à la suite d'une faute commise par un pilote est souvent
plus important que le dommage provoqué par d'autres préposés et est
sans proportion avec la fortune du pilote.
La Cour d'arbitrage releva d'abord que la loi du 30 août 1988
introduisait un régime spécial de responsabilité civile en matière de
réparation des dommages causés par des fautes commises dans le
fonctionnement du service de pilotage. Ce régime spécial prévoit, d'une
part, l'exonération de responsabilité en faveur des organisateurs d'un
service de pilotage et, d'autre part, l'obligation de dédommagement
imposé au propriétaire du navire. Il prévoit enfin l'exclusion de la
responsabilité personnelle des membres du personnel des services de
pilotage, sauf cas de faute grave ou intentionnelle, et sa limitation
à 500.000 FB en cas de faute grave.
La Cour d'arbitrage considéra ensuite que l'on ne pouvait déduire
du simple fait que la loi incriminée s'écartait de certaines décisions
judiciaires que le législateur avait introduit une distinction
contraire aux articles 6 et 6 bis de la Constitution. Elle rappela que
le principe d'égalité serait toutefois violé si la "spécificité de la
situation régie par la loi critiquée n'était pas objectivement
identifiable, et en outre si, compte tenu des effets de la mesure
critiquée et de la nature des principes en cause, il n'existait pas de
rapport raisonnable de proportionnalité entre cette mesure et le but
visé".
Après avoir examiné le régime juridique spécial de la loi de 1988
et observé que plusieurs règles déjà contenues dans la loi du
3 novembre 1967 ajoutaient à la spécificité de la situation régie par
ladite loi, la Cour d'arbitrage considéra qu'il pouvait être "admis que
le législateur <avait estimé> que les catégories auxquelles s'adressait
la loi incriminée <étaient>, principalement en raison de leur
intégration dans l'activité maritime, assez spécifiques pour justifier
un régime de responsabilité particulier.
Examinant ensuite l'effet rétroactif donné à la loi, la Cour
d'arbitrage s'exprima en ces termes :
"L'élément rétroactif que comporte le système spécial de
responsabilité instauré en matière de pilotage porte
atteinte au principe fondamental de la sécurité juridique,
selon lequel le contenu du droit doit en principe être
prévisible et accessible de sorte que le sujet de droit
puisse prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences
d'un acte déterminé au moment où cet acte se réalise.
Cette atteinte au principe n'est pas, dans les
circonstances de l'espèce, disproportionnée par rapport à
l'objectif général visé par la législation attaquée. Le
législateur a entendu maintenir dans la législation sur le
pilotage le système de responsabilité qu'il n'avait pas
voulu modifier en 1967 et que la jurisprudence antérieure
à 1983 ainsi que la doctrine déduisaient de l'article 5
de la loi de 1967 sur le pilotage ainsi que des articles 64
et 251 de la loi maritime (Livre II, titre II, du Code de
commerce) ; de plus, il a pris en compte les conséquences
budgétaires importantes découlant de façon imprévue pour
les pouvoirs publics concernés de la modification de la
jurisprudence.
Compte tenu de tous ces éléments, l'exonération de
responsabilité pour les organisateurs d'un service de
pilotage et la limitation de la responsabilité personnelle
des pilotes ne peuvent être considérées, même en tant que
la loi rétroagit, comme ne satisfaisant pas aux exigences
des articles 6 et 6 bis de la Constitution."
b. La Cour d'arbitrage examina ensuite divers moyens introduits par
les vingt-trois premiers requérants et portant sur le fait que la loi
aurait pour effet d'établir une distinction entre, d'une part, les
personnes qui pouvaient se prévaloir d'une décision passée en force de
chose jugée dans une contestation mettant en cause la responsabilité
du service de pilotage ou du pilote et, d'autre part, les personnes
dont les actions relatives à pareilles contestations n'avaient pas
encore été tranchées définitivement.
La Cour d'arbitrage se prononça, à cet égard, en ces termes :
"Que la loi soit rétroactive ou non, elle crée, en fixant
le moment où elle produit ses effets, une distinction entre
les rapports juridiques qui tombent dans son champ
d'application et les rapports qui y échappent. Cette
distinction n'implique pas en soi de violation des articles
6 et 6 bis de la Constitution.
La Cour ne peut annuler la disposition incriminée que si
l'effet rétroactif entraîne une distinction qui n'est ni
objective ni raisonnable.
Les requérants affirment que la loi incriminée introduit
une distinction injustifiée entre, d'une part, les litiges
terminés (causae finitae) qui ne tombent pas dans le champ
d'application de la loi et, d'autre part, les litiges en
cours (causae pendentes) qui tombent, eux, dans le champ
d'application de la loi. L'octroi d'un effet rétroactif à
une règle de droit signifie en principe que cette règle
s'applique aux rapports juridiques nés et non
définitivement accomplis avant son entrée en vigueur ;
cette règle ne peut alors être applicable qu'à des litiges
en cours et futurs et n'a aucune influence sur des litiges
terminés.
Selon un principe fondamental de notre ordre juridique, les
décisions judiciaires ne peuvent être modifiées que par la
mise en oeuvre de voies de recours. En limitant selon la
distinction critiquée l'effet de la loi dans le passé, le
législateur a voulu respecter ce principe et n'a donc pas
établi de distinction contraire aux articles 6 et 6 bis de
la Constitution."
c. La Cour d'arbitrage examina enfin des moyens des requérants tirés
de la violation de l'article 11 de la Constitution belge et de
l'article 1 du Protocole additionnel.
Elle rappela d'abord qu'il lui appartenait de contrôler la
conformité des lois, décrets et ordonnances au prescrit de l'article
6 bis de la Constitution. Elle estima que dans le cas d'espèce, elle
pouvait vérifier si la législation incriminée introduisait une
discrimination dans la jouissance du droit à la propriété, accordé par
l'article 11 de la Constitution et l'article 1 du Protocole
additionnel.
Elle considéra ensuite qu'en modifiant un régime légal
d'indemnisation de dommage sans remettre en cause les créances dont le
titre était une décision judiciaire, le législateur n'avait introduit
aucune distinction injustifiée, la protection assurée par les
dispositions précitées ne couvrant que la propriété déjà acquise.
V. Le 26 janvier 1990, la Cour de cassation examina le pourvoi en
cassation introduit par la vingt-cinquième requérante contre l'arrêt
rendu le 26 octobre 1988 par la cour d'appel d'Anvers, qui avait rejeté
son action en garantie contre l'Etat belge au motif que la loi du
30 août 1988 en avait enlevé tout fondement légal (voir supra, point
I, s.)
Par arrêt du 26 janvier 1990, la Cour de cassation posa une
question préjudicielle à la Cour d'arbitrage, au sujet de la
constitutionnalité de la loi précitée. Cette question était ainsi
libellée :
"L'article 3bis, par. 2, inséré dans la loi du
3 novembre 1967 par la loi du 30 août 1988, est-il
illicitement discriminatoire, en violation des articles 6
et 6 bis de la Constitution en, a) conférant un effet
rétroactif à la disposition contenue dans le premier paragraphe de l'article 3bis, b) en conférant à cette mêm
disposition un effet rétroactif pour une période de trente
ans et c) en imposant l'application de cette disposition
aux contestations pendantes et non aux contestations déjà
résolues ?".
Par arrêt du 22 novembre 1990, n° 36/90, la Cour d'arbitrage
répondit à la question préjudicielle. Elle a confirmé que
l'article 3bis, par. 2, inséré dans la loi du 3 novembre 1967 par la
loi du 30 août 1988, ne violait pas les articles 6 et 6bis de la
Constitution.
La Cour d'arbitrage releva d'abord que l'élément rétroactif que
comportait le système spécial de responsabilité instauré en matière de
pilotage portait atteinte au principe fondamental de la sécurité
juridique, selon lequel le contenu du droit doit en principe être
prévisible et accessible de sorte que le sujet de droit puisse prévoir,
à un degré raisonnable, les conséquences d'un acte déterminé au moment
où cet acte se réalise. Elle estima cependant que "cette atteinte au
principe n'<était> pas, dans les circonstances de l'espèce,
disproportionnée par rapport à l'objectif général visé par la
législation attaquée", eu égard au fait que le législateur <avait>
entendu maintenir dans la législation sur le pilotage le système de
responsabilité qu'il n'avait pas voulu modifier en 1967 et que la
jurisprudence antérieure à 1983 ainsi que la doctrine déduisaient de
l'article 5 de la loi de 1967 sur le pilotage ainsi que des articles 64
et 251 de la loi maritime (Livre II, titre II, du Code de commerce) ;
de plus, il <avait> pris en compte les conséquences budgétaires
importantes découlant de façon imprévue pour les pouvoirs publics
concernés de la modification de la jurisprudence".
Se prononçant sur le fait que la loi avait un effet rétroactif
de trente ans, la Cour constata qu'il ressortait des travaux
préparatoires que l'on avait opté en faveur de ce délai parce que
toutes les demandes d'indemnisation viennent en principe à expiration
à l'issue du délai de trente ans. Elle estima que ce choix était lié
au raisonnement du législateur qu'elle avait précédemment décrit dans
le cadre de l'examen de la première sous-question posée par la Cour de
cassation. Elle estima en conséquence que ce choix n'était pas
discriminatoire et ne violait pas les articles 6 et 6bis de la
Constitution.
Se prononçant sur la troisième sous-question de la Cour de
cassation, la Cour d'arbitrage rappela, d'une part, que toute loi,
qu'elle soit ou non rétroactive, crée, en fixant le moment où elle
produit ses effets, une distinction entre les rapports juridiques qui
tombent dans son champ d'application et les rapports qui y échappent
et, d'autre part, que les dispositions constitutionnelles n'étaient
violées que si la mise en vigueur de la loi entraînait une distinction
qui n'était ni objective, ni raisonnable. Constatant que l'effet
rétroactif ne peut être applicable qu'à des litiges en cours et futurs
et n'a aucune influence sur les litiges terminés, la Cour estima qu'en
limitant de la sorte l'effet de la loi dans le passé, le législateur
avait voulu respecter le principe selon lequel les décisions
judiciaires ne peuvent être modifiées que par la mise en oeuvre des
voies de recours.
Par arrêt du 19 avril 1991, la Cour de cassation rejeta le
pourvoi de la vingt-cinquième requérante. Se fondant sur la réponse de
la Cour d'arbitrage à sa question préjudicielle, la Cour de cassation
rejeta un premier moyen tiré de la violation des articles 6 et 6bis de
la Constitution, estimant que le législateur avait justifié le régime
instauré par la loi du 30 août 1988 d'une manière raisonnable et
objective.
La Cour de cassation déclara par ailleurs irrecevable un moyen
tiré de la violation de l'article 1 du Protocole additionnel, après
avoir observé que la vingt-cinquième requérante n'avait pas invoqué
cette disposition "lors de l'instruction de la cause devant la cour
d'appel, qu'elle n'<avait> pas soutenu davantage que son action en
garantie constituait une créance susceptible d'être considérée comme
une 'propriété' au sens de cette disposition conventionnelle" et "que
l'arrêt ne constatait pas davantage l'existence d'une telle créance".
Elle rappela à cet égard qu'un moyen qui n'avait pas été soumis à
l'appréciation du juge du fond, ni examiné d'office par celui-ci, ne
pouvait être invoqué devant elle que si les éléments de faits
nécessaires à la décision apparaissent dans la décision attaquée ou des
pièces auxquelles elle pouvait avoir égard.
La Cour de cassation rejeta enfin un moyen par lequel la vingt-
cinquième requérante faisaient valoir qu'en intervenant directement
dans un procès en cours, la loi empêchait le juge de trancher les
litiges tels qu'ils avaient été soumis devant eux, méconnaissant ainsi
l'indépendance des tribunaux et l'égalité des armes devant exister
entre les parties. La Cour de cassation se prononça en ces termes :
"Attendu que la mission et l'obligation du juge est
d'appliquer la loi au litige dont il est saisi ; que la
circonstance que telle est sa mission et son devoir est
sans influence sur son indépendance ; qu'une loi
rétroactive applicable à des litiges en cours, même si
l'Etat est partie à la cause, n'entrave pas l'indépendance
du juge dans l'accomplissement de sa mission et dans
l'exécution de son devoir ; que l'éventuelle pression
exercée sur le juge par une telle loi n'est autre que la
pression que toutes les lois exercent sur lui ; que le fait
que l'arrêt applique une telle loi ne constitue pas une
violation du droit à une instruction équitable de la cause
par un tribunal indépendant".
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent du fait que la loi du 30 août 1988
institue un régime de responsabilité qui ne leur permet plus d'obtenir
des dommages et intérêts pour les atteintes fautives à leur patrimoine,
du moins pas au-delà d'une somme de 500.000 FB, montant maximum auquel
un membre du personnel de pilotage peut encore être tenu. Eu égard au
dommage subi et à leur éventuelle obligation de dédommager des tiers,
ils estiment que la loi les oblige à supporter une charge exorbitante,
de sorte que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt
général et les impératifs de la sauvegarde de leurs droits de propriété
a été rompu, en violation de l'article 1 du Protocole additionnel.
2. Les requérants soutiennent également que la loi du 30 août 1988
a entravé leur recours au tribunal au sujet de contestations portant
sur leurs droits et obligations de caractère civil de telle manière que
leurs droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 de la
Convention, se trouve atteint dans sa substance même. Ils expliquent
que la loi a créé une immunité en faveur des organisateurs de services
de pilotage et une quasi-immunité en faveur des membres de leur
personnel, en dérogation du droit commun de la responsabilité civile.
De la sorte, ils ne peuvent plus faire trancher par un tribunal la
question de la responsabilité civile de ceux-ci.
3.3. Les requérants se plaignent en outre que dans la mesure où elle
prévoit un effet rétroactif pour une période de trente ans, la loi du
30 août 1988 les prive rétroactivement de leurs créances contre les
organisations de services de pilotage ou les membres de leur personnel.
Elles font valoir que cette privation de propriété n'a pas un objectif
d'utilité publique et qu'elle ne ménage en outre pas un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but
visé. Elles ajoutent que dans le chef des requérantes de nationalité
étrangère, ladite loi méconnaît les principes généraux de droit
international. Quant à ce grief également, elles invoquent l'article 1
du Protocole additionnel.
4. Les requérants rappellent que la loi du 30 août 1988 a un effet
rétroactif pour une période de trente ans à dater de sa publication au
Moniteur belge, c'est-à-dire jusqu'au 17 septembre 1958. Ils constatent
donc que la loi institue un régime de responsabilité portant sur des
demandes en réparation nées après le 17 septembre 1958 qui est
applicable aux litiges non encore tranchés, mais n'est par contre pas
applicable aux litiges pour lesquels il y a une décision ayant acquis
force de chose jugée ou contre laquelle il n'existe plus aucune voie
de recours ordinaire. Elles se plaignent en conséquence du fait que la
loi a opéré "une distinction qui dépend uniquement du moment où les
juges statuent ou ont statué sur les demandes de réparation dont ils
ont été saisis". Observant que cette distinction porte sur leurs
créances à l'égard des pilotes et organisateurs des services de
pilotage, ils invoquent l'article 14 de la Convention, combiné avec
l'article 1 du Protocole additionnel.
5. Les requérants font enfin valoir qu'en intervenant directement
dans des procès en cours ou à intenter, la loi empêche les juges de
trancher les litiges tels qu'ils ont été présentés devant eux. Elle
méconnaît ainsi l'indépendance des tribunaux et l'égalité des armes qui
doit exister entre les parties. Quant à ce grief, les requérants
invoquent l'article 6 par. 1 de la Convention.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 4 janvier 1991 et enregistrée le
27 février 1991.
Le 30 mars 1992, la Commission a décidé d'inviter le Gouvernement
belge à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le
bien fondé des griefs tirés de l'article 6 de la Convention et de
l'article 1 du Protocole additionnel.
Le 2 avril 1993, la Commission a décidé d'inviter les parties à
lui présenter oralement, au cours d'une audience contradictoire, des
observations sur la recevabilité et le bien fondé de la requête.
L'audience à eu lieu le 6 septembre 1993.
Les parties ont comparu comme suit :
Pour le Gouvernement
Monsieur Jan LATHOUWERS, du Ministère de la Justice, en qualité
d'Agent du Gouvernment
Me Jean-Marie NELISSEN GRADE, avocat à la Cour de cassation, en
qualité de conseil
Me Rusen ERGEC, avocat au barreau de Bruxelles, en qualité de
conseil
Me Jan VAN DE VELDE, du Ministère des Communications,
conseiller
Pour les requérants
Me Lucien SIMONT, avocat à la Cour de cassation,
conseil
Me Roger O. DALCQ, avocat au barreau de Bruxelles,
conseil
Me Dominique LAGASSE, avocat au barreau de Bruxelles,
conseil
Me Paul LEMMENS, avocat au barreau de Bruxelles,
conseil
Monsieur Geoffrey FLETCHER, associé-gérant, de la SPRL LANGLOIS
et Cie -la mandataire des requérantes-, assistait également à
l'audience.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent du fait que la loi du 30 août 1988
institue un régime de responsabilité qui ne leur permet plus d'obtenir
des dommages et intérêts pour les atteintes fautives à leur patrimoine,
du moins pas au-delà d'une somme de 500.000 FB, montant maximum auquel
un membre du personnel de pilotage peut encore être tenu. Eu égard au
dommage subi et à leur éventuelle obligation de dédommager des tiers,
ils estiment que la loi les oblige à supporter une charge exorbitante,
de sorte que le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt
général et les impératifs de la sauvegarde de leurs droits de propriété
a été rompu, en violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-
1).
Les requérants font en outre valoir que dans la mesure où elle
prévoit un effet rétroactif pour une période de trente ans, la loi du
30 août 1988 les prive rétroactivement de leurs créances contre les
organisations de services de pilotage ou les membres de leur personnel.
Ils font valoir que le caractère rétroactif de cette privation de
propriété n'a pas un objectif d'utilité publique et qu'il ne ménage en
outre pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens
employés et le but visé. Ils ajoutent que dans le chef des requérantes
de nationalité étrangère, l'effet rétroactif de la loi méconnaît les
principes généraux de droit international.
Le Gouvernement soulève sur ce point une objection tirée du non-
épuisement des voies de recours internes.
Le Gouvernement examine d'abord la situation des vingt-quatre
premiers requérants qui ont introduit des recours en annulation devant
la Cour d'arbitrage, recours rejetés par arrêt du 5 juillet 1990. Il
explique qu'ils auraient dû poursuivre ou commencer des procédures
devant les juridictions civiles qui sont incontestablement compétentes
pour connaître d'un grief tiré de l'article 1 du Protocole additionnel
(P1-1) puisque celui-ci a des effets directs dans le droit interne et
prévaut sur toute disposition légale interne, fût-elle postérieure, qui
lui serait contraire (Cass. 27 mai 1971, Pas, 1971, I, 886).
Si le juge avait constaté une contradiction entre la loi
litigieuse et la Convention, il aurait refusé d'appliquer la loi et
tout obstacle à l'action en responsabilité aurait été levé. Il ajoute
que l'autorité de chose jugée qui s'attache à l'arrêt de la Cour
d'arbitrage ne concernait, eu égard à la compétence de cette
juridiction, que les griefs tirés de l'article 1 du Protocole
additionnel combiné avec l'interdiction de discrimination contenue aux
articles 6 (P1-1+6) et 6 bis de la Constitution et non un grief tiré
de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) lu isolément, comme le
confirme l'arrêt rendu le 19 avril 1991 par la Cour de cassation dans
la cause de la vingt-cinquième requérante.
Quant à la vingt-cinquième requérante, le Gouvernement relève que
si elle a soulevé un grief tiré de cette disposition considérée
isolément devant la Cour de cassation, cette juridiction a déclaré le
grief irrecevable au motif qu'il n'avait pas été soumis au juge du
fond. N'ayant pas respecté les règles applicables à la procédure devant
la Cour de cassation, la vingt-cinquième requérante n'a donc pas épuisé
les voies de recours internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la
Convention.
Quant à la vingt-sixième requérante, le Gouvernement relève
qu'elle n'a ni poursuivi son action devant les juridictions civiles,
ni agi devant la Cour d'arbitrage.
Les requérants font valoir qu'ils ont fait usage des recours
disponibles et adéquats qui leurs étaient ouverts en droit belge.
Les vingt-quatre premiers requérants observent qu'ils ont épuisé
le seul recours existant leur permettant d'obtenir l'annulation de la
loi litigieuse. Si des procédures civiles existent également, celles-ci
ne permettent pas de résoudre leur problème : elles peuvent par
hypothèse éliminer certains aspects du mal dont elles se plaignent,
mais non en supprimer la cause. Ils observent en outre que dans
certains litiges relatifs aux accidents de navigation impliquant leurs
navires, elles mettaient en cause des sociétés privées organisant le
pilotage et non l'Etat. Agir contre une société privée ne saurait
constituer un recours contre l'acte positif de l'Etat mis en cause.
La vingt-cinquième requérante fait valoir que dans la mesure où
la cour d'appel d'Anvers avait fait application de l'immunité conférée
à l'Etat par la loi du 30 août 1988, soulever la question de l'atteinte
à la propriété (comme l'exigeait la Cour de cassation en son arrêt du
19 avril 1991) aurait eu pour conséquence d'inviter la cour d'appel à
se prononcer sur une question qui, eu égard à la décision de cette
juridiction d'appliquer sans réserve la loi de 1988, s'avérait
nécessairement sans intérêt pour l'issue du litige.
La vingt-sixième requérante soutient que les recours qu'elle
aurait pu introduire auraient été voués à l'échec compte tenu des
décisions rendues par la Cour d'arbitrage et la Cour de cassation.
La Commission rappelle qu'aux termes de l'article 26 (art. 26)
de la Convention, un requérant est tenu de faire un "usage normal" des
recours "vraisemblablement efficaces et suffisants" pour porter remède
à ses griefs (cf. No 5577/72 et 5583/72, déc. 15.12.75, D.R. 4
pp. 4, 151 ; No 11208/84, déc. 4.3.86, D.R. 46 pp. 182, 195).
La Commission constate que les vingt-quatre premiers requérants
ont exercé le seul recours leur permettant d'obtenir l'annulation de
la loi du 30 août 1988 mais, sauf à exercer une actio popularis, cette
annulation ne leur aurait rien apporté de plus par rapport à une
décision judiciaire écartant l'application de cette loi. Subsiste
cependant la question de savoir si une action devant les juridictions
civiles constitue un recours vraisemblablement efficace et suffisant
pour porter remède à l'atteinte alléguée à l'article 1 du Protocole
additionnel (P1-1).
La Commission observe à cet égard que les requérants ne
contestent pas que les juridictions civiles auraient pu écarter
l'application de la loi. Cependant, eu égard aux termes de l'arrêt
rendu par la Cour de cassation le 19 avril 1991 dans le cadre du
pourvoi introduit par la vingt-cinquième requérante contre l'arrêt de
la cour d'appel d'Anvers du 26 octobre 1988 et aux termes de cette
dernière décision, il apparaît à la Commission que l'introduction d'une
action ou la poursuite des actions déjà engagées devant les
juridictions civiles étaient dépourvues de toute chance de succès.
Quant à la vingt-cinquième requérante, la Commission partage le
point de vue qu'elle expose : celle-ci n'aurait pu inviter la cour
d'appel à se prononcer sur l'existence d'une créance sous l'empire des
règles applicables avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 août 1988
alors que cette cour a statué sur base de cette loi conférant une
immunité absolue à l'Etat.
Cette question étant sans intérêt pour la solution du litige
soumis à la cour d'appel, on ne saurait reprocher à la vingt-cinquième
requérante de ne pas l'avoir soumise au juge du fond. Il faut donc
considérer que cette requérante a satisfait à la condition de
l'épuisement des voies de recours internes.
Enfin, eu égard aux arrêts rendus par la Cour d'arbitrage le
5 juillet 1990 et par la Cour de cassation le 19 avril 1991, il
apparaît que tant la poursuite de l'instance par la vingt-sixième
requérante devant les juridictions civiles que l'introduction d'une
action devant la Cour d'arbitrage par cette requérante étaient vouées
à l'échec. Pareille circonstance est de nature à dispenser cette
requérante, conformément aux principes de droit international
généralement reconnus, de poursuivre ou d'introduire de telles actions.
Dans ces circonstances, la Commission estime que les requérants
doivent être considérés comme ayant épuisé les voies de recours
internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention. Dès lors,
l'exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes ne
saurait être retenue.
Quant au bien-fondé de la requête, le Gouvernement explique
d'abord que l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) ne s'applique
pas en l'espèce, puisque les requérants ne peuvent se prétendre
propriétaires d'un "bien" au sens de cette disposition. En effet, la
prétendue atteinte ne concerne ni des biens existants, ni même des
créances d'indemnité actuelles et exigibles, mais seulement des
prétentions, des droits en expectative. A titre subsidiaire, le
Gouvernement fait valoir que même si l'article 1 du Protocole
additionnel (P1-1) s'applique en l'espèce, les exigences de cette
disposition ont été pleinement respectées.
Il explique que la loi visait à préserver la sécurité juridique
et les intérêts budgétaires fondamentaux de l'Etat compromis par les
effets imprévisibles d'un revirement soudain de jurisprudence, ainsi
qu'à s'aligner sur les régimes de responsabilité des pays environnants.
Il ajoute que la rétroactivité était la seule mesure concevable pour
atteindre le but d'utilité publique poursuivi par le législateur. Il
soutient en outre, se fondant sur l'arrêt rendu par la Cour dans
l'affaire Lithgow (Cour eur. D.H., arrêt Lithgow du 8 juillet 1986,
série A n° 102, p. 50, par. 20) que les objectifs d'utilité publique
poursuivis constituaient des "circonstances exceptionnelles",
justifiant l'absence de paiement d'une indemnité pour compenser la
privation de propriété, à supposer qu'une telle privation ait existé
en l'espèce.
Les requérants font valoir qu'en droit belge, le droit à
réparation existe à partir du moment où est apparu le dommage, le
jugement ultérieur qui consacre son existence n'ayant qu'un caractère
déclaratif. Ils ajoutent que la question de l'évaluation du dommage ne
peut se confondre avec celle de l'existence d'un droit à indemnité. Ils
font donc valoir que du fait qu'ils avaient subi un dommage causé par
la faute de l'Etat, suite aux accidents de navigation, ils détenaient
une créance d'indemnité actuelle, certaine et exigible, même si aucune
décision judiciaire passée en force de chose jugée n'avait reconnu leur
créance. Ils ajoutent que suite à l'arrêt de la Cour de cassation du
15 décembre 1983, ils avaient en outre une "espérance légitime" de
pouvoir obtenir des dommages-intérêts pour tout accident causé par des
fautes du pilote même en cas de litige survenant après la promulgation
de la loi du 30 août 1988. Ils observent que la loi, même sans tenir
compte de son effet rétroactif, a supprimé cette espérance. Il faut
voir dans cette "espérance légitime", aux fins de l'article 1 du
Protocole additionnel (P1-1), un élément de la propriété en question,
à savoir la propriété du navire. Ils estiment donc que la loi constitue
une ingérence dans leur droit au respect de leurs "biens". Ils font
valoir que la loi n'a pas respecté un rapport raisonnable de
proportionnalité entre le but visé et la charge qui lui est (ou a été)
imposée. Quant à l'effet rétroactif de la loi, ils estiment que l'on
ne peut raisonnablement soutenir que celui-ci visait un but d'utilité
publique, aucune des raisons invoquées par le Gouvernement ne pouvant
justifier pareil effet. Ils ajoutent que le Gouvernement n'a nullement
démontré qu'il existait des circonstances exceptionnelles justifiant
l'absence de tout dédommagement des propriétaires privés de leur
propriété du fait de l'effet rétroactif de la loi.
Ils font enfin valoir que selon la jurisprudence de la Cour, les
principes de droit international prévoient une indemnisation prompte,
adéquate et effective au profit d'étrangers privés de leur propriété
et rappellent que la plupart d'entre eux sont des personnes physiques
ou morales étrangères.
Au vu des arguments avancés par les parties, la Commission
considère que les griefs soulevés par les requérants au titre de
l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1) soulève des questions de
fait ou de droit complexes qui appellent un examen de fond.
Il s'ensuit que cette partie de la requête ne saurait être
déclarée manifestement mal fondée, au sens de l'article 27 par. 2
(art. 27-2) de la Convention. A cet égard, elle doit, dès lors, être
déclarée recevable, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été
relevé.
2. Les requérants soutiennent également que la loi du 30 août 1988
a entravé leur recours au tribunal au sujet de contestations portant
sur leurs droits et obligations de caractère civil d'une manière telle
que leur droit d'accès à un tribunal se trouve atteint dans sa
substance même. Ils expliquent que la loi a créé une immunité en faveur
des organisateurs de services de pilotage et une quasi-immunité en
faveur des membres de leur personnel, en dérogation du droit commun de
la responsabilité civile. De la sorte, ils ne peuvent plus faire
trancher par un tribunal la question de la responsabilité civile de
ceux-ci. Ils ajoutent qu'en intervenant directement dans des procès en
cours ou à intenter, la loi empêche les juges de trancher les litiges
tels qu'ils ont été présentés devant eux. Elle méconnaît ainsi
l'indépendance des tribunaux et l'égalité des armes qui doit exister
entre les parties. Quant à ce grief, les requérants invoquent l'article
6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
Le Gouvernement soulève à cet égard une objection tirée du non-
épuisement des voies de recours internes.
En ce qui concerne les vingt-quatre premiers requérants, il
observe que bien que la Cour d'arbitrage fût manifestement compétente
pour s'assurer du respect de l'article 6 (art. 6) de la Convention par
le biais des articles 6 et 6bis de la Constitution, ces requérants ne
lui ont proposé aucun grief à cet égard. Ils pouvaient en outre faire
valoir l'atteinte portée à l'article 6 (art. 6) de la Convention devant
les juridictions civiles ; or ils n'ont pas entamé ou poursuivi
pareille action. Ils n'ont dès lors pas épuisé les voies de recours
internes au sens de l'article 26 (art. 26) de la Convention, comme
d'ailleurs la vingt-sixième requérante qui s'est abstenue de tout
recours devant les juridictions civiles ou devant la Cour d'arbitrage.
Par contre, le Gouvernement constate que la vingt-cinquième requérante
a soulevé un grief relatif à l'équité des procédures se fondant sur
l'article 6 (art. 6) de la Convention devant la Cour de cassation. Elle
a donc, elle, épuisé les voies de recours internes.
Rappelant que les articles 6 (art. 6) et 6bis de la Constitution
garantissent le droit à l'égalité et l'interdiction de toute
discrimination, les requérants observent qu'ils ne se plaignent
nullement d'une violation de l'article 14 (art. 14) de la Convention,
qui interdit la discrimination, en combinaison avec l'article 6
(art. 6) de la Convention. Le grief, qui, selon le Gouvernement, aurait
pu être soulevé devant la Cour d'arbitrage est donc étranger à ceux
présentés devant la Commission. Quant à la possibilité de soulever les
présents griefs devant les juridictions civiles, les requérants
rappellent que la violation de l'article 6 (art. 6) a été soulevée
devant la Cour de cassation par la vingt-cinquième requérante et que
cette Cour a rejeté ce grief. L'arrêt rendu par cette Cour démontre que
si les autres requérants devaient soulever ces griefs devant une
instance civile, il s'agirait d'un recours voué à l'échec.
De l'avis de la Commission, le fait que les requérants n'aient
pas invoqué l'article 6 (art. 6) de la Convention devant la Cour de
cassation est sans pertinence, puisqu'ils n'auraient pu soulever un
grief fondé sur l'article 6 (art. 6) qu'en combinant cette disposition
avec le principe de non-discrimination garanti par les articles 6
(art. 6) et 6bis de la Constitution belge et l'article 14 (art. 14) de
la Convention.
En ce qui concerne la possibilité d'introduire ou de poursuivre
une action devant les juridictions civiles, la Commission estime qu'eu
égard à l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans le cadre de
l'action intentée par la vingt-cinquième requérante, ces actions
étaient vouées à l'échec. Il ne saurait donc être reproché aux
requérants de ne pas avoir, à l'exception de la vingt-cinquième
requérante, introduit ou poursuivi une action devant les juridictions
civiles.
Dans ces circonstances, la Commission estime que les requérants
doivent être considérés comme ayant satisfait à la condition de
l'épuisement des voies de recours internes au sens de l'article 26
(art. 26) de la Convention. Dès lors, l'exception tirée du non-
épuisement des voies de recours internes ne saurait être retenue.
Quant au bien fondé des griefs, le Gouvernement soulève d'abord
que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n'est pas applicable
à la présente cause, cette disposition édictant des garanties d'ordre
purement procédural et ne garantissant aux droits et obligations de
caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l'ordre juridique
des Etats contractants. En modifiant les règles de fond applicables aux
litiges en cours ou à venir, la loi du 30 août 1988 n'a nullement
limité le droit d'accès à un tribunal des requérants, sauf à confondre
ce droit avec celui d'obtenir gain de cause. En outre, le droit d'accès
n'est pas absolu et il peut être limité si le but poursuivi est
légitime et si les moyens employés se trouvent dans un rapport
raisonnable de proportionnalité. Tel est le cas en l'espèce, de l'avis
du Gouvernement qui se réfère aux motifs déjà exposés à cet égard à
propos des griefs tirés de la violation de l'article 1 du Protocole
additionnel (P1-1).
En ce qui concerne l'effet rétroactif de la loi, le Gouvernement
se réfère aux motifs exposés à cet égard dans l'arrêt de la Cour de
cassation du 19 avril 1991. Il ajoute que de surcroît, toute loi, même
non rétroactive, est susceptible de produire les effets dénoncés par
les requérants. Il est en effet admis que toute nouvelle loi s'applique
immédiatement aux effets des situations nées sous le régime de la loi
antérieure qui se produisent ou se prolongent sous l'empire de la loi
nouvelle.
Les requérants expliquent que pour que le droit à un tribunal
soit respecté, il ne suffit pas qu'une personne puisse saisir un
tribunal, il faut encore que le degré d'accès procuré par la
législation nationale suffise pour assurer ce droit eu égard au
principe de prééminence du droit dans une société démocratique. Or, la
loi du 30 août 1988, vu son caractère radical, restreint à ce point
leurs droits qu'ils ne peuvent plus inviter un juge à se prononcer sur
le bien fondé d'une demande en réparation fondée sur des fautes de
pilotage. Les limitations apportées à leur droit d'accès sont telles
que ledit droit se trouve atteint dans sa substance même. En outre, les
limitations ne poursuivent pas, selon les requérants qui se réfèrent
aux motifs exposés à cet égard à propos des griefs tirés de la
violation de l'article 1 du Protocole additionnel (P1-1), un but
légitime et ne respectent pas un rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par
ailleurs, les requérants soutiennent que le Gouvernement a pu, grâce
à l'effet rétroactif de la loi, s'assurer un avantage normalement
inaccessible aux parties. En outre, il est évident que la loi a été
directement, sinon exclusivement, inspirée par la crainte de voir
l'Etat succomber dans nombre de procès.
Les requérants soutiennent à cet égard que l'effet rétroactif ne
s'explique que par la circonstance que l'Etat belge était partie dans
certains litiges, actuels ou virtuels, le législateur étant de la sorte
simplement venu à l'aide de l'Etat en difficulté dans nombre de procès.
Au vu des arguments avancés par les parties, la Commission
considère que les griefs soulevés par les requérants au titre de
l'article 6 (art. 6) de la Convention soulève des questions de fait ou
de droit complexes qui appellent un examen de fond.
Il s'ensuit que cette partie de la requête ne saurait être
déclarée manifestement mal fondée au sens de l'article 27 par. 2
(art. 27-2) de la Convention. A cet égard, elle doit, dès lors, être
déclarée recevable, aucun autre motif d'irrecevabilité n'ayant été
relevé.
3. Les requérants rappellent que la loi du 30 août 1988 a un effet
rétroactif pour une période de trente ans à dater de sa publication au
Moniteur belge, c'est-à-dire à partir du 17 septembre 1958. Ils
constatent donc que la loi institue un régime de responsabilité portant
sur des demandes en réparation nées après le 17 septembre 1958 qui est
applicable aux litiges non encore tranchés, mais n'est par contre pas
applicable aux litiges pour lesquels il y a une décision ayant acquis
force de chose jugée ou contre laquelle il n'existe plus aucune voie
de recours ordinaire. Elles se plaignent en conséquence du fait que la
loi a opéré "une distinction qui dépend uniquement du moment où les
juges statuent ou ont statué sur les demandes de réparation dont ils
ont été saisis". Observant que cette distinction porte sur leurs
créances à l'égard des pilotes et organisateurs des services de
pilotage, ils invoquent l'article 14 de la Convention, combiné avec
l'article 1 du Protocole additionnel (art. 14+P1-1).
Rappelant que l'article 14 (art. 14) de la Convention n'a pas
d'existence indépendante et est appelé à se combiner avec au moins une
des clauses normatives de la Convention, le Gouvernement soutient
d'abord que l'article 14 (art. 14) ne trouve pas à s'appliquer en
l'espèce, puisque l'article 1 du Protocole additionnel, disposition qui
se combine selon les requérants avec l'article 14 (art. 14), ne trouve
pas application dans la présente affaire à défaut pour les requérants
de posséder un "bien" ou une "propriété" au sens de l'article 1 du
Protocole additionnel (P1-1).
Subsidiairement, le Gouvernement explique que le présent grief
ne met aucunement en cause des situations comparables, les justiciables
parties aux litiges terminés et ceux parties à des litiges en cours se
trouvant dans des situations fondamentalement différentes. La
distinction n'est en outre pas propre aux lois rétroactives. Toute loi
crée en effet, en fixant le moment où elle produit ses effets, une
distinction entre les rapports juridiques qui tombent dans son champ
d'application et les rapports qui y échappent. De surcroît,
l'introduction d'une distinction entre causae finitae et causae
pendentes par la loi du 30 août 1988 a entendu sauvegarder le respect
dû aux décisions judiciaires passées en force de chose jugée. Par
ailleurs, eu égard au délai légal de prescription des actions en
responsabilité qui est de trente ans, le recours à une rétroactivité
de trente ans était la seule mesure adéquate pour réaliser les
objectifs légitimes prévus par la loi, dont la nécessité de rétablir
la sécurité juridique.
Les requérants font d'abord valoir que l'article 1 du Protocole
additionnel (P1-1) s'applique en l'espèce, de sorte que l'article 14
de la Convention trouve également application. Ils expliquent ensuite
que les mêmes relations juridiques sont en cause aussi bien dans les
litiges en cours que dans les litiges terminés. Il s'agit donc de
situations identiques et seule la célérité que les parties ou le juge
auront mis à résoudre le litige étant, dans le système instauré par la
loi du 30 août 1988, de nature à les départager.
Les requérants admettent que la distinction avait pour but de
sauvegarder le respect dû aux décisions passées en force de chose jugée
et que ce motif peut passer pour légitime. Ils allèguent toutefois
qu'il n'existe pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre le
but visé et les moyens employés. Ils ajoutent que l'arrêt de la Cour
de cassation du 15 décembre 1983 ne compromettait nullement la sécurité
juridique, mais s'inscrivait dans la logique d'une jurisprudence
constante. Il est donc surprenant de justifier la rétroactivité de
trente ans, par la nécessité de rétablir la sécurité juridique.
Se pose d'abord la question de savoir si l'article 14 (art. 14)
de la Convention trouvait à s'appliquer en l'espèce. La Commission
n'estime cependant pas nécessaire de procéder à l'examen de cette
question, le grief étant irrecevable pour un autre motif.
La Commission rappelle que l'article 14 (art. 14) de la
Convention n'interdit pas toute distinction de traitement dans
l'exercice des droits et libertés garantis par la Convention. Elle se
reporte à cet égard à la jurisprudence de la Cour européenne (Cour eur.
D.H., arrêt "relatif à certains aspects du régime linguistique de
l'enseignement en Belgique" du 23 juillet 1968, série A n° 5, p. 34,
par. 10 ; Cour eur. D.H., arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28
mai 1985, série A n° 94, pp. 34-35, pars. 71, 72) concernant les
critères pour apprécier la différence de traitement : justification
objective et raisonnable d'une mesure et rapport raisonnable de
proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
La Commission observe que la loi du 30 août 1988 avait pour but
de rétablir le système juridique de responsabilité existant avant
l'arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 1983 et de l'appliquer
à tous les litiges portant sur la responsabilité pour les fautes
commises par le pilote, ce qui a justifié l'effet rétroactif donné à
la loi pour une durée de trente ans. Dans son arrêt du
22 novembre 1990, la Cour d'arbitrage, répondant à la question
préjudicielle posée par l'arrêt de la Cour de cassation du
26 janvier 1990, constata qu'il ressortait des travaux préparatoires
de la loi du 30 août 1988 que l'on avait opté en faveur de ce délai
parce que toutes les demandes d'indemnisation viennent en principe à
expiration à l'issue du délai de trente ans.
Cependant, en droit belge, l'effet rétroactif ne peut être
applicable qu'à des litiges en cours et n'a aucune influence sur les
litiges terminés. Par son effet rétroactif, la loi crée donc une
distinction entre ces deux catégories de litiges. De l'avis des
parties, cette distinction a pour but de sauvegarder le respect dû aux
décisions passées en force de chose jugée.
Les requérants ne contestent pas que ce but peut passer pour
légitime. Il apparaît qu'en limitant de la sorte dans le passé l'effet
de la loi aux seules causes n'ayant pas encore été définitivement
réglées, la législation a voulu respecter le principe, jugé fondamental
dans l'ordre juridique belge selon la Cour d'arbitrage, selon lequel
les règles judiciaires ne peuvent être modifiées que par la mise en
oeuvre des voies de recours. Cette circonstance constitue un élément
objectif et raisonnable susceptible de justifier la distinction faite
entre les litiges en cours et les litiges terminés.
Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal
fondé, au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission, à la majorité,
DECLARE RECEVABLES, tous moyens de fond réservés, les griefs par
lesquels les requérants font valoir que la loi du 30 août 1988
et l'effet rétroactif de cette loi constituent une atteinte au
droit au respect de leur bien garanti par l'article 1 du
Protocole additionnel (P1-1), ainsi que les griefs fondés sur
l'article 6 (art. 6) de la Convention par lesquels les requérants
font valoir que ladite loi, en intervenant directement dans les
procès en cours, méconnait l'indépendance des tribunaux et le
principe de l'égalité des armes et les prive en outre d'un droit
d'accès effectif à un tribunal ;
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour le surplus.
Le Secrétaire de la Commission Le Président de la Commission
(H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)
ANNEXE
LISTE DES REQUERANTS ET REQUERANTES
1. La société de droit grec PRESSOS COMPANIA NAVIERA S.A. ayant son
siège au Pirée (Grèce), Notara Street 117 ;
2. La société de droit libérien INTEROCEAN SHIPPING COMPANY,
ayant son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
3. La société de droit libérien ZEPHIR SHIPPING CORPORATION, ayant
son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
4. La société de droit anglais CORY MARITIME LTD, c/o Panocean
Anco, ayant son siège à Londres El 6PL (Royaume-Uni), Tillard
House, Blossom Street 1-4 ;
5. La société de droit malaisien MALAYSIAN INTERNATIONAL SHIPPING
CORPORATION BERHAD, ayant son siège à Kuala Lumpur, Selangor
04-09 (Malaisie), 2nd floor, Wisma MISC, 2 Jalan Conlay, P.O. Box
10371 ;
6. La société de droit libérien CITY CORPORATION, ayant son siège
à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
7. La société de droit sud-coréen KUKJE SHIPPING COMPANY LTD, ayant
son siège à Séoul (Corée du Sud), 91-1 Sogong-Dong, Jung-Gu ;
8. Monsieur YOUNG Byung Kim, domicilié à Séoul (Corée du Sud),
Center Building, 3rd floor, 91-I, Sogong-Dong, Jung-Gu, en sa
qualité de curateur de la requérante sub 7 ;
9. La société de droit anglais THE LONDON STEAM-SHIP OWNERS' MUTUAL
INSURANCE ASSOCIATION LTD, ayant son siège à Londres EC3
(Royaume-Uni), Leadenhall Street 52 ;
10. La société de droit libérien OCEAN CAR-CARRIERS COMPANY LTD,
ayant son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
11. La société de droit japonais KANSAI KISEN K.K. ayant son siège
à Tokyo (Japon), 9-9, 1-Chome Yaesu, Chuo-Ku ;
12. La société de droit anglais FURNESS WITHY (SHIPPING) LTD, ayant
son siège à Redhill, Surrey (Royaume-Uni), Furness House,
Brighton Road 53 ;
13. La société de droit anglais M. H. SHIPPING COMPANY, ayant son
siège à Londres EC2P 2AA (Royaume-Uni), Bishopsgate 41 ;
14. La société de droit anglais POWELL DUFFRYN SHIPPING LIMITED,
ayant son siège à Newcastle upon Tyne NE99 1TD (Royaume-Uni),
Eldon Court, Percy Street ;
15. La société de droit français SOCIETE NAVALE CHARGEURS DELMAS-
VIELJEUX, ayant son siège à 75008 Paris (France), avenue
Matignon 16 ;
16. La société de droit libérien MERIT HOLDINGS CORPORATION, ayant
son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
17. La société de droit brésilien PETROBAS BRASILEIRO, ayant son
siège à Rio de Janeiro R.J. (Brésil), Avenida do Chile 65, 12
Andar ;
18. La société du droit des Bermudes THE UNITED KINGDOM MUTUAL STEAM
SHIP ASSURANCE ASSOCIATION (BERMUDA) LTD, ayant son siège à
Hamilton (Bermudes), Mercury House, Front Street ;
19. La société de droit turc KOCTUG GEMI ISLETMECILIGI ve TICARET
A.S., ayant son siège à Istanbul (Turquie), Bankalar Caddesi,
Bozkurt General Han Kat 5, 80000 - Karaköy ;
20. La société de droit libérien INITIAL MARITIME CORPORATION, ayant
son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
21. La société de droit panaméen NORTH RIVER OVERSEAS S.A., ayant son
siège à Panama (République de Panama), Torre Bancosur, 53rd
Street, 18th floor, Obarrio ;
22. La société de droit libérien FEDERAL PACIFIC LTD (LIBERIA), ayant
son siège à Monrovia (Libéria), Broad Street 80 ;
23. La société du droit des îles Caïman CONBULKSHIPS (3) LTD, ayant
son siège à Georgetown (Iles Caïman), Royal Bank Building ;
24. La société anonyme de droit belge COMPAGNIE BELGE D'AFFRETEMENT
(COBELFRET), ayant son siège à Anvers (Belgique), Sneeuwbeslaan
14 ;
25. La société de droit espagnol NAVIERA URALAR S.A., ayant son siège
à Bilbao (Espagne), c/o la société anonyme Northern Shipping
Service, ayant son siège social à Anvers, Sinte-Katelijnevest 54;
26. La société de droit anglais B.P. TANKER COMPANY Ltd., ayant son
siège à Londres EC24 9BU (Royaume-Uni), British House, Moorelane
Textes cités dans la décision