Cour d'appel de Paris, 20 novembre 2013, n° 12/02931

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CA Paris, 20 nov. 2013, n° 12/02931
Juridiction : Cour d'appel de Paris
Numéro(s) : 12/02931
Décision précédente : Tribunal de commerce de Paris, 30 janvier 2012, N° 2009061231

Texte intégral

Grosses délivrées REPUBLIQUE FRANCAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 4

ARRÊT DU 20 NOVEMBRE 2013

(n° , 10 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : 12/02931

Décision déférée à la Cour : Jugement rendu le 31 Janvier 2012 par le Tribunal de Commerce de PARIS – RG n° 2009061231

APPELANTES

SARL GOOGLE FRANCE

38 avenue de l’Opéra

75002 PARIS

Société GOOGLE INC

1600 Amphitheatre Parkway Mountain View CA

94043 CALIFORNIE

ETATS UNIS

Représentées par Me Benjamin MOISAN de la SCP REGNIER – BEQUET – MOISAN, avocat au barreau de PARIS, toque : L0050

Assistées de Me Antoine WINCKLER plaidant pour le Cabinet Cleary GOTTLIEB Steen & Hamilton LLP

INTIMÉE

SAS BOTTIN CARTOGRAPHES Agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

16 Rue Edouard Nieuport

92150 SURESNES

Représentée par Me Luc COUTURIER, avocat au barreau de PARIS, toque : L0061

Assistée de Me Laurence MITRANI de la SCP FONTAINE-MITRANI-AARPI, avocat au barreau de PARIS, toque G0038

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 15 Octobre 2013, en audience publique, après qu’il ait été fait rapport par Madame Irène LUC, conformément aux dispositions de l’article 785 du Code de Procédure Civile devant la Cour composée de :

Madame Françoise COCCHIELLO, Président

Madame Irène LUC, Conseiller, raporteur

Madame Claudette NICOLETIS, Conseiller

qui en ont délibéré

Greffier, lors des débats : Madame Denise FINSAC

ARRÊT :

— CONTRADICTOIRE

— par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

— signé par Madame Françoise COCCHIELLO, Président et par Madame Denise FINSAC, Greffier auquel la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat stagiaire.

*****

Vu le jugement du 31 janvier 2012 du Tribunal de commerce de Paris qui a débouté les sociétés Google France et Google Inc de leur demande de mise hors de cause de la société Google France, condamné solidairement les sociétés Google France et Google Inc pour abus de position dominante à payer à la société Bottin Cartographes une somme de 500.000€ à titre de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis, ordonné la publication du présent jugement dans les quotidiens Wall Street journal, Herald Tribune, Le Monde, Le Figaro, La Tribune et Les Echos, sans que le coût de chacune des publications puisse dépasser la somme de 5.000 euros HT, condamné solidairement les sociétés Google France et Google Inc au paiement d’une somme de 15.000€ au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, ordonné l’exécution provisoire de la présente décision sauf en ce qui concerne les publications et sans constitution de garantie et débouté les parties de toutes leurs autres demandes plus amples ou contraires ;

Vu l’appel des sociétés Google Inc et Google France et leurs conclusions du 13 septembre 2013 dans lesquelles elles demandent à la Cour de prononcer un sursis à statuer dans la présente instance jusqu’à l’adoption d’une décision définitive de la Commission européenne se prononçant sur les plaintes similaires des sociétés HotMaps et Streetmap, de déclarer les demandes de Bottin Cartographes à l’encontre de Google France irrecevables et mettre cette dernière hors de cause, la société Google France n’intervenant pas dans la commercialisation des services GOOGLE MAPS, à titre principal, juger que les sociétés Google Inc. et Google France n’ont pas violé les articles L. 420-2 et L. 420-5 du Code de commerce, en conséquence, infirmer le jugement du Tribunal de commerce en ce qu’il a condamné les sociétés Google Inc. et Google France sur le fondement de l’article L. 420-2 du Code de commerce, le confirmer en ce qu’il a rejeté les demandes de la société Bottin Cartographes sur le fondement de l’article L. 420-5 du Code de commerce et la demande de Bottin Cartographes visant à ordonner à Google d’avoir à justifier la mise en place, auprès de sa clientèle, de propositions commerciales portant sur la publicité ciblée prévue aux conditions d’utilisation du service Google Maps API, sous astreinte de 20.000 euros par jour de retard, en conséquence, condamner la société Bottin Cartographes à rembourser aux sociétés Google Inc. et Google France la somme de 515.000 euros qui lui a été versée à titre provisoire, conformément à la décision du Tribunal, et annuler l’injonction de publication prononcée par celui-ci, débouter la société Bottin Cartographes de l’ensemble de ses demandes au titre de l’appel incident ; à titre subsidiaire, constater que sa demande de dommages-intérêts est infondée, constater que sa demande d’injonction, visant à ordonner à Google de cesser de délivrer sans contrepartie publicitaire et/ou financière la version gratuite de Google Maps API, est irrecevable en tant que demande nouvelle et, subsidiairement, infondée, constater que la demande de publication de la société Bottin Cartographes est infondée, en tout état de cause, condamner la société Bottin Cartographes à verser aux sociétés Google Inc. et Google France la somme de 35.000 euros chacune en application de l’article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de la société Bottin Cartographes, du 26 septembre 2013, dans lesquelles elle demande à la Cour de déclarer l’appel interjeté par les sociétés Google infondé et les débouter de toutes leurs demandes, fins et conclusions, déclarer la société Bottin Cartographes recevable et fondé en son appel incident, déclarer irrecevable la demande des sociétés Google de surseoir à statuer, cette demande étant nouvelle en appel ; en conséquence, confirmer le jugement déféré, sauf en ce qu’il a débouté la société Bottin Cartographe de ses demandes sur le fondement de l’article L 420-5 du Code de commerce et de sa demande d’astreinte, et statuant à nouveau, accueillir ces deux demandes, en toute hypothèse, condamner solidairement les sociétés Google France et Google Inc. à verser à Bottin Cartographe la somme complémentaire de 744 000 à titre de dommages intérêts en réparation des préjudices subis, ainsi que celle de 50.000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;

SUR CE,

Considérant qu’il résulte de l’instruction les faits suivants :

La société Bottin Cartographes est spécialisée dans le secteur de la cartographie multimédia et plus particulièrement dans le domaine de la création d’applications web de plans d’accès et cartes permettant la localisation d’adresses et l’édition d’itinéraires en ligne. Les cartes réalisées sont exclusivement destinées à être intégrées aux sites internet des sociétés clientes de la société Bottin Cartographes. Cette clientèle est notamment constituée de collectivités locales, de grandes enseignes de la distribution, d’entreprises du secteur immobilier, de la restauration ainsi que du secteur bancaire.

Depuis 2004, la société Google a développé un nouveau moteur de recherches géographique dénommé « Google Maps », fonctionnel en France depuis le mois d’avril 2005 en « version bêta », et depuis 2007 dans sa version définitive.

Proposé gratuitement par Google sur le portail de son moteur de recherche, ce service consiste en une application Web de cartographies permettant la localisation d’adresses, l’édition d’itinéraires et le repérage de centres d’intérêt à proximité d’une adresse donnée.

Parallèlement à ce service proposé gratuitement aux internautes, la société Google propose aux entreprises éditrices de sites Web un service GOOGLE MAPS API (Application Programming Interface), gratuit pour les entreprises clientes dans sa version de base et payant pour un service enrichi, appelé « Google Maps API Premier ».

Les produits cartographiques créés par la société Bottin Cartographes sont similaires à ceux offerts gratuitement par Google via Google Maps API, définis comme étant « un service de cartographie permettant d’insérer une carte Google dans un site internet ».

Les sociétés Bottin Cartographes et Google se trouvent ainsi en situation de concurrence directe en France depuis 2005, proposant toutes deux aux entreprises des modules de cartes, plans et itinéraires personnalisés à intégrer à leur site web, à partir de données géographiques acquises auprès de sociétés spécialisées, telles Teleatlas, Navteq et d’intervenants locaux.

La société Bottin Cartographes estime que la mise à disposition gratuite aux entreprises de « Google Maps API » constitue une pratique de prédation de la société Google, celle-ci ne finançant pas ce service par de la publicité et ne percevant donc aucun revenu pour une prestation qui a nécessairement un coût. Cette pratique de prédation constituerait selon elle à la fois une pratique d’abus de position dominante, qualifiable sur le fondement de l’article L.420-2 du Code de commerce et de prix abusivement bas, au visa de l’article L. 420-5 du Code de commerce.

Par exploit du 24 juillet 2009, la société Bottin Cartographes a donc assigné les sociétés Google France et Google Inc devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins de les voir condamner pour avoir pratiqué des prix abusivement bas et avoir abusé de leur position dominante en pratiquant des prix prédateurs, au double visa des articles L. 420-2 et L.420-5 du Code de commerce.

Par jugement prononcé le 31 janvier 2012, le Tribunal de commerce de Paris a estimé que la société Google France était personnellement impliquée dans les transactions en cause et a refusé de la mettre hors de la cause. Il a estimé que les sociétés Google Inc et Google France, en position dominante sur le marché des moteurs de recherche, l’étaient aussi sur celui de la cartographie en ligne permettant la géolocalisation de points de vente sur les sites Web des entreprises et qu’en vendant gratuitement le service « Google Maps API », sans être rémunérées par la perception de revenus publicitaires, elles ne pouvaient nécessairement pas couvrir leurs coûts et étaient responsable d’un pratique de prix prédateurs, constitutive d’un abus de position dominante. Le Tribunal a écarté la qualification de prix abusivement bas, les clients des sociétés Google n’étant pas des « consommateurs » au sens de l’article L.420-5 du Code de commerce.

Sur la demande de sursis à statuer

Considérant que dans un souci de bonne administration de la justice, les sociétés Google demandent à la Cour de surseoir à statuer dans l’attente de la décision définitive de la Commission européenne portant sur des pratiques identiques ;

Considérant que la société Bottin Cartographes relève que la demande des sociétés Google de surseoir à statuer est irrecevable et mal fondée aux motifs d’une part, que la demande est nouvelle en appel et d’autre part, que l’appelante ne démontre pas l’identité des faits entre les plaintes dont elle argue et la présente instance ;

Considérant que si la demande n’est pas tardive, celle-ci faisant suite à la plainte de la société Streetmap en date du 29 mars 2012, qui est postérieure au jugement du Tribunal de commerce du 31 janvier 2012, la preuve n’est pas établie de l’identité des pratiques en cause ; que les sociétés appelantes elles-mêmes font état d’une décision de la Commission, regroupant plusieurs plaintes contre Google et qui aurait écarté les pratiques en cause de ses préoccupations de concurrence et également d’une décision du BundesKartellamt qui aurait clos une plainte identique ; que la conséquence de telles constatations ne consiste évidemment pas dans la nécessité de surseoir, la Commission et le Bundeskartellamt ayant la faculté de ne pas instruire une affaire qui ne correspond pas à leurs priorités de politique de concurrence, sans que cette faculté ne permette d’en inférer le caractère licite des pratiques en cause, au regard du droit de la concurrence ; que dès lors, il n’y a pas lieu de surseoir à statuer ;

Sur la demande de mise hors de cause de la société Google France

Considérant que si les sociétés Google soutiennent que la société Google France n’est pas impliquée dans l’exploitation des services proposés par Google, ce qui la rendrait étrangère à l’instance, la société Bottin Cartographe expose que la demande de mise hors de cause de la société Google France doit être rejetée, en ce que la société Google France est présentée en France comme gestionnaire de la cartographie Web et qu’elle exerce une activité effective dans le secteur de la cartographie sur le territoire national ;

Considérant, en l’espèce, que la société Google France a pour objet d’après son rapport de gestion du 31/12/2008, de poursuivre et développer « son activité d’intermédiation en matière de vente de publicité en ligne, de promotion sous toutes ses formes de la publicité en ligne et de promotion directe d’autres produits et services » ; que, selon les termes du rapport du commissaire aux comptes du 31/12/2011 (page 15), elle exerce une « activité d’assistance marketing et de services support au profit de la société Google Ireland » et perçoit, pour cette activité une rémunération proportionnelle aux ventes réalisées sur le territoire français ou aux coûts engagés par Google France, qui lui permettent d’être indemnisée de ses frais de personnel ; qu’elle effectue par ailleurs une activité de recherche et développement pour le compte de la société Google Inc ;

Considérant que la filiale Google France exerce en France une activité de service résumée plus haut dans son objet social ; que les éléments recueillis par la société intimée démontrent qu’elle exerce, pour le compte de la société Google Inc et son autre filiale, Google Ireland, une activité importante de prospection de clients et de lobbying ; qu’elle constitue en France le seul interlocuteur des clients de Google ; que l’ensemble de la gestion et du suivi commercial des clients français de la société Google Inc est assuré par ses salariés ; qu’elle dispose en effet à titre personnel et permanent, de moyens matériels, techniques et humains nécessaires à son activité sur le territoire français ; qu’elle semble donc constituer, au sens du droit de la concurrence, une entreprise unique avec sa maison-mère ; qu’elle propose, sous son nom propre, le site « Google.fr », avec son moteur de recherche dite naturelle, et les services Adwords et Adsense, ainsi que le service Google Maps, accessible gratuitement sur le portail ;

Considérant que les sociétés appelantes ne démontrent pas que l’activité de cartographie serait réalisée de manière autonome par la société Google Inc., ne versant aux débats aucune pièce de nature à convaincre la Cour ; qu’à supposer même que les contrats portant sur le service Google Maps API soient conclus et signés par Google Inc, ce qui n’est pas établi en l’espèce, il n’en demeure pas moins que la société Google France est l’interlocuteur des clients internautes en France et est ainsi associée aux pratiques en cause, pour lesquelles elle est solidairement tenue ;

Considérant, en définitive, que le jugement déféré sera confirmé en ce qu’il a rejeté la demande de mise hors de cause de la société Google France ;

Sur les pratiques

Considérant que si les sociétés Google font valoir que la société Bottin Cartographe n’a pas rapporté la preuve qu’elles auraient violé les articles L. 420-2 et L. 420-5 du Code de commerce et auraient eu un comportement non conforme aux usages et pratiques d’Internet, celle-ci soutient que les sociétés Google ont abusé de leur position dominante et ont commis des pratiques de prix abusivement bas en offrant des services gratuits à leurs clients par le biais de Google Maps API ;

Sur l’abus de position dominante

Considérant que selon l’article 420-2 du Code de commerce, « Est prohibée, dans les conditions prévues à l’article L. 420-1, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées. Est en outre prohibée, dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées au I de l’article L. 442-6 ou en accords de gamme » ;

Considérant que la démonstration d’une pratique d’abus de position dominante suppose préalablement de définir le marché pertinent, la position dominante de l’opérateur et l’abus ;

Sur le marché pertinent

Considérant que les parties ne contestent pas l’existence d’un marché de la publicité en ligne et d’un marché de la cartographie en ligne permettant la géolocalisation de points de vente sur les sites Web des entreprises sur lequel elles sont en concurrence ; qu’elles ne contestent pas le caractère substituable de leurs services ;

Sur la position dominante

Considérant que les sociétés Google contestent être en position dominante sur le marché affecté, à savoir celui de la cartographie en ligne permettant la géolocalisation de points de vente sur les sites Web des entreprises ;

Considérant que, selon les donnée du dossier, la part de Google sur ce marché pertinent serait comprise entre 40 et 60 % ; qu’en l’état, il en découle à tout le moins une position prééminente ;

Considérant, en tout état de cause, que la société Google est en position dominante sur le marché de la publicité en ligne ;

Considérant que le droit de la concurrence prohibe des abus commis sur des marchés connexes, où l’opérateur n’est pas nécessairement dominant ; que cependant, quand un opérateur en position dominante sur un marché commet un abus sur un marché connexe où il ne détient pas de position dominante, la démonstration du lien de causalité entre la position dominante et l’abus nécessite que soient établies « des circonstances particulières », ainsi que la Cour de justice des communautés européennes l’a rappelé dans un arrêt du 14 novembre 1996, Tetra Pack (§ 27) ; que ces circonstances particulières sont relatives, notamment, aux cas dans lesquels la position dominante sur un premier marché donne à l’entreprise concernée une « position prééminente » ou un pouvoir de dissuasion sur un marché connexe non dominé où a été commis l’abus, de telle sorte que le pouvoir de marché détenu sur le marché dominé s’étend aussi au marché non dominé ;

Considérant que le lien de connexité entre les marchés dominé et non dominé résulte d’une appréciation au cas par cas, à partir d’un faisceau d’indices tirés de la nature même des marchés concernés (mêmes demandeurs ou offreurs sur les deux marchés ; marchés bifaces ; existence d’un rapport vertical entre les deux marchés ) ou encore de la stratégie de l’entreprise en position dominante elle-même qui établit un lien entre les deux marchés en intervenant sur ces deux marchés ;

Considérant que la Cour d’appel a rappelé dans un arrêt du 20 novembre 2001, Française des jeux, où était contesté le lien de connexité entre le marché des jeux où la Française des jeux détenait une position dominante et le marché de la maintenance informatique où elle avait commis un abus (en subventionnant sa filiale afin qu’elle pratique des prix inférieurs à ses coûts variables) : « (') l’abus de position dominante commis sur un marché distinct du marché dominé peut être sanctionné dès lors qu’existent un lien de connexité suffisant entre les deux marchés et un rapport de causalité entre la domination de l’un des marchés et les pratiques relevées sur l’autre ; (') les marchés peuvent être non seulement liés par nature mais aussi du fait même de l’entreprise dominante, lorsque celle-ci établit par son comportement un lien de connexité entre les deux marchés ; (') tel est notamment le cas lorsqu’elle finance abusivement, par des transferts de ressources provenant de la rente dégagée grâce à la position dominante détenue sur le marché dominé, l’activité concurrentielle exercée par sa filiale sur un marché distinct, en lui permettant l’application des prix inférieurs à ses coûts variables » ;

Considérant qu’en l’espèce reste à démontrer le lien de connexité entre le marché de la publicité en ligne et celui de la cartographie en ligne permettant la géolocalisation de points de vente sur les sites Web des entreprises ;

Considérant que la société Bottin démontre qu’un lien de causalité naturel existe entre les deux marchés et que ce lien est revendiqué par Google elle-même, qualifiant les marchés de marchés biface ;

Considérant en effet que Google Maps est en accès libre sur le portail du moteur de recherche Google ; que ce service est donc proposé comme accessoire du moteur de recherche aux internautes consommateurs finals ; mais que ce service, adapté aux besoins des entreprises, est proposé aux entreprises pour enrichir leurs propres sites Web ; que, par nature, les deux services sont connexes, faisant appel aux mêmes matières premières ; que Google justifie fonder son modèle économique de gratuité du service Google Maps API par la publicité réalisée sur le moteur de recherche et les revenus provenant des entreprises adhérentes au service payant de Google Maps API ; qu’elle prétend financer ses ventes à prix nuls sur le service Google Maps API par les revenus que lui procurent Google Maps et Google Maps API Premier ; que le lien de connexité est donc établi par Google elle-même ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les sociétés Google, en position dominante sur le marché de la publicité en ligne, sont susceptibles d’avoir commis un abus sur le marché de la cartographie en ligne permettant la géolocalisation de points de vente sur les sites Web des entreprises où elle détiennent une position prééminente, les deux marchés étant connexes ;

Sur l’abus

Considérant qu’il y a prédation lorsqu’une entreprise dominante adopte un comportement prédateur en supportant des pertes ou en renonçant à des bénéfices à court terme, et ce délibérément, de façon à évincer ou à pouvoir évincer un ou plusieurs de ses concurrents réels ou potentiels en vue de renforcer ou de maintenir son pouvoir de marché, portant de ce fait préjudice aux consommateurs ;

Considérant que la concurrence par les prix étant l’essence même du droit de la concurrence, il est important de ne pas décourager les baisses de prix, raison pour laquelle les éléments constitutifs de l’infraction de prix prédateurs sont particulièrement exigeants ; que ces critères ont été fixés par la jurisprudence communautaire dans les arrêts Akzo (du 3 juillet 1991, 62/86), Tetra Pak (du 14 novembre 1996, C-333/94) et France Télécom (du 2 avril 2009, C-202/07) de la Cour de justice ;

Considérant que la preuve de la prédation peut être apportée dans différents cas de figure, selon la position des prix de vente par rapport à différents niveaux envisageables de coûts (coût variable moyen, coût total moyen et, dans des cas plus complexes, coût incrémental) ; que l’objet anticoncurrentiel de la politique de prix est présumé, si les prix de vente sur le marché où l’éviction des concurrents est recherchée, sont inférieurs au coût moyen variable de l’entreprise en cause, sauf pour cette dernière à apporter une preuve contraire, compatible avec les faits de l’espèce et étayée par une explication convaincante de son comportement ; que dans un second cas de figure, si les prix de vente en cause sont inférieurs aux coûts moyens totaux de l’entreprise, mais supérieurs à ses coûts variables, une telle constatation constitue un simple indice que cette politique de prix a un objet anticoncurrentiel et la pratique de prédation ne sera établie que si l’autorité de concurrence ou la partie poursuivante apporte la preuve que le comportement de l’entreprise adopté en matière de prix s’inscrit dans une stratégie de prédation, c’est-à-dire une stratégie visant le découragement des concurrents et la récupération ultérieure des pertes initialement subies ;

Considérant que les sociétés Google exposent que pour effectuer le test de coûts, il convient de prendre en compte les coûts qui ne seraient pas supportés par Google si elle arrêtait de fournir le service Google Map API, en excluant les coûts communs, à savoir les « coûts encourus pour l’achat et la collecte de cartes », et donc en ne gardant au titre des coûts variables que des coûts « particulièrement limités », ne couvrant essentiellement que les « coûts minimes d’infrastructures liés au trafic généré par les cartes insérées sur le site Web des entreprises (électricité, computation et transmission des données), ainsi que certains coûts de licence liés à des cas spécifiques d’utilisation des cartes» et les coût fixes spécifiquement encourus pour proposer les services Google Maps API, « à savoir les coûts d’ingénierie relatifs aux programmes informatiques API et le coût de service d’assistance technique et de l’équipe commerciale dédiée à Google Maps API for Business » ; qu’il faudrait ensuite comparer ces coûts aux revenus perçus sur ce produit, à savoir les revenus publicitaires perçus au titre de la consultation de Google Map sur le moteur de recherche et les revenus provenant de la version payante de Google Map API ; que Google prétend tirer de chacun de ses 250 clients de la version payante de Google Map API la somme de 10 000 dollars par an, soit une somme totale de 2 millions 500 euros ; qu’en soi, cette somme couvrirait les coûts très peu élevés du service Google Map API ;

Considérant que la société Bottin expose que les cartes utilisées sur le site Web des entreprises ne sont pas identiques aux cartes de Google Map figurant sur le moteur de recherche ; qu’elle atteste par la production de constats d’huissier, que les cartes accessibles sur le moteur de recherche mentionnent l’environnement concurrentiel d’un point donné, tandis que ces mentions disparaissent sur les cartes figurant sur les sites Web des entreprises clientes du service Google Map API ; qu’elles avancent donc que les cartes ont été modifiées et que ce travail effectué sur les cartes génère un coût non pris en compte par Google ; qu’elle expose, qu’en cas d’entreprises multiproduits, où les coûts fixes sont importants, une part d’entre eux doit être réintégrés dans les coûts pertinents ;

Considérant qu’il n’est pas contesté que le service Google Map API est rendu gratuitement aux entreprises, et n’est pas financé par de la publicité figurant sur les sites Web concernés, contrairement à ce qui est prévu dans les conditions générales de Google ; que seul est rémunéré le service premium payant concernant un faible nombre d’abonnés ;

Considérant en premier lieu que la société intimée démontre supporter des coûts pour acheter les cartes qu’elle vend ensuite aux entreprises et verse aux débats des factures attestant de ces coûts ; qu’elle atteste que les cartes accessibles sur le moteur de recherche de Google sont retravaillées pour être proposées dans le service Google Map API, ce qui est source de coûts pour Google ; qu’elle soutient à juste titre que Google ne peut comparer les coûts afférents à l’activité Google Map API à tous les revenus publicitaires tirés de Google Map, sur son moteur de recherche et sur Google Map Premium et prétend que les coûts spécifiques à l’activité litigieuse ne sont pas couverts par les revenus de cette activité ;

Considérant en deuxième lieu que la société Google ne démontre pas couvrir ses coûts ; que si elle expose en effet n’encourir aucun frais spécifiques correspondant à la transformation des cartes, celle-si étant similaires de son point de vue, elle n’apporte aucune preuve de la perception de revenus auprès des usagers de Google Map Premium ;

Considérant qu’elle ne verse aux débats aucun élément comptable, se retranchant derrière le secret des affaires ; qu’elle ne peut reprocher à la société plaignante de ne pas apporter la preuve de la prédation, celle-ci ne pouvant, à ce stade, en l’absence de tout accès à la comptabilité de l’entreprise, qu’établir des présomptions, à partir des données du marché dont elle dispose ;

Considérant que si les sociétés Google versent aux débats une étude réalisée par le cabinet CRA, faisant ressortir que les coûts totaux de Google Map API seraient couverts et concluant à l’absence de prédation et si la méthodologie annoncée par l’expert ne semble pas à priori critiquable, celle-ci étant fondée sur les critères Akzo, aucun détail n’est fournie à la Cour de nature à lui permettre d’exercer au moins un contrôle minimal de cohérence des calculs effectués ; que si l’expert prétend avoir vérifié les critères d’allocation des coûts de Google, la Cour ne peut davantage contrôler a minima cette assertion, devant se contenter de trois pages conclusives, plus que démonstratives ;

Considérant que si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties ; que les conclusions d’une telle expertise doivent être corroborées par d’autres indices ; qu’en l’espèce, ces conclusions sont d’autant moins suffisantes que les éléments du calcul n’y figurent pas et qu’elles ne sont pas corroborées par d’autres pièces du dossier des sociétés Google ;

Considérant en troisième lieu que si les sociétés Google reprochent aussi à la société Bottin de ne pas démontrer la possibilité de récupérer ses pertes et si elles tentent d’établir cette impossibilité en alléguant le caractère fortement concurrentiel du marché affecté, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour apprécier cette assertion, qui ne peut donc venir corroborer les conclusions lapidaires de l’expertise pour disculper les sociétés Google ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour statuer ;

Considérant que selon les dispositions de l’article L462-3 du Code de commerce, «L’Autorité peut être consultée par les juridictions sur les pratiques anticoncurrentielles définies aux articles L. 420-1, L. 420-2,L. 420-2-1et L. 420-5 ainsi qu’aux articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et relevées dans les affaires dont elles sont saisies. Elle ne peut donner un avis qu’après une procédure contradictoire. Toutefois, si elle dispose d’informations déjà recueillies au cours d’une procédure antérieure, elle peut émettre son avis sans avoir à mettre en oeuvre la procédure prévue au présent texte.

L’Autorité de la concurrence peut transmettre tout élément qu’elle détient concernant les pratiques anticoncurrentielles concernées, à l’exclusion des pièces élaborées ou recueillies au titre du IV de l’article L. 464-2, à toute juridiction qui la consulte ou lui demande de produire des pièces qui ne sont pas déjà à la disposition d’une partie à l’instance. Elle peut le faire dans les mêmes limites lorsqu’elle produit des observations de sa propre initiative devant une juridiction.

Le cours de la prescription est suspendu, le cas échéant, par la consultation de l’Autorité.

L’avis de l’Autorité peut être publié après le non-lieu ou le jugement » ;

Considérant qu’il y a lieu, avant-dire-droit sur les pratiques, de consulter l’Autorité de la concurrence à l’effet de donner un avis sur le caractère de pratique anticoncurrentielle de la pratique alléguée par la société Bottin, au regard des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce, ce qui implique, l’examen du marché pertinent, du marché affecté, de la position de la société Google sur ce marché et de la constitution de l’abus de prédation ;

PAR CES MOTIFS

— ÉCARTE l’exception de sursis à statuer soulevée par les sociétés Google,

— ÉCARTE la demande de mise hors de cause de la société Google France,

— ET, AVANT-DIRE-DROIT sur le surplus des prétentions respectives des parties,

— SURSEOIT A STATUER

— INVITE l’Autorité de la concurrence à donner son avis sur le caractère de pratique anticoncurrentielle, au regard des articles 102 du TFUE et L 420-2 du Code de commerce, de la pratique alléguée par la société Bottin, et par conséquent, sur le marché pertinent, le marché affecté, la position de la société Google sur ce marché, et la constitution de l’abus de prédation à partir du test de coûts pertinents,

— ORDONNE la transmission à l’Autorité de la concurrence de la copie du rapport du cabinet CRA, des dernières conclusions des parties, ainsi que du présent arrêt ;

— INVITE cette dernière à donner son avis dans un délai de 8 mois à compter de la réception desdites pièces ;

— RÉSERVE les dépens.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

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Textes cités dans la décision

  1. Code de commerce
  2. Code de procédure civile
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Cour d'appel de Paris, 20 novembre 2013, n° 12/02931