Cour d'appel de Rouen, 1ère ch. civile, 16 mars 2022, n° 19/03050

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CA Rouen, 1re ch. civ., 16 mars 2022, n° 19/03050
Juridiction : Cour d'appel de Rouen
Numéro(s) : 19/03050
Décision précédente : Tribunal de grande instance de Rouen, EXPRO, 13 mai 2019, N° 18/00073
Dispositif : Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée

Sur les parties

Texte intégral

N° RG 19/03050 – N° Portalis DBV2-V-B7D-IH34

COUR D’APPEL DE ROUEN

1ère CHAMBRE CIVILE

ARRÊT DU 16 MARS 2022

EXPROPRIATION

DÉCISION DÉFÉRÉE :

[…]


Juge de l’expropriation de Rouen du 14 mai 2019

APPELANTE – PARTIE EXPROPRIANTE :

SOCIÉTÉ HEROUVILLAISE D’ECONOMIE MIXTE ET AMENAGEMENT (SHEMA)

[…]


Les Rives de l’Orne

[…]

[…]

représentée par Me Jean-Christophe LE COUSTUMER, avocat au barreau de Caen

INTIMES – PARTIE EXPROPRIEES :

Monsieur A X

né le […] à Lillebonne

[…]

[…]

comparant à l’audience représenté par Me Maxime DEBLIQUIS, avocat au barreau de Rouen et assisté par Me Pierre-Xavier BOYER

Madame Z X

née le […] à […]

[…]

[…]

représenté par Me Maxime DEBLIQUIS, avocat au barreau de Rouen et assisté par Me Pierre-Xavier BOYER Madame D E épouse X

née le […] à Bolbec

[…]

[…]

représenté par Me Maxime DEBLIQUIS, avocat au barreau de Rouen et assisté par Me Pierre-Xavier BOYER

Madame B X

née le […] à […]

[…]

[…]

représenté par Me Maxime DEBLIQUIS, avocat au barreau de Rouen et assisté par Me Pierre-Xavier BOYER

EN PRESENCE DE :

Monsieur le commissaire du Gouvernement


Direction Régionale des Finances Publiques – France Domaine

[…]

[…]

représenté par M. Christian FABRE, inspecteur divisionnaire des finances publiques muni de son arrêté de délégation de signature

COMPOSITION DE LA COUR :


En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 01 décembre 2021 sans opposition des avocats devant Mme Jocelyne LABAYE, conseillère, rapporteur en présence de Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre,


Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :

Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre

Mme Jocelyne LABAYE, conseillère

M. Jean-François MELLET, conseiller

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme Z F,

DEBATS :
A l’audience publique du 1er décembre 2021, où l’affaire a été mise en délibéré au 09 février 2022, le délibéré a été prorogé au 16 mars 2022

ARRET :


CONTRADICTOIRE


Prononcé publiquement le 16 mars 2022, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,

signé par Mme WITTRANT, présidente de chambre et par Mme F, greffier.

* * * * *

* * *


Depuis 2009, la ville de Port-Jérôme-sur-Seine (anciennement Notre Dame de Gravenchon) a engagé une opération de renouvellement urbain de son centre ville dite C’ur de Ville, ce projet, à vocation d’habitat et de commerce, a pour but d’améliorer le dynamisme du commerce de proximité, de créer des liaisons entre les quartiers du centre ville et de densifier la population en créant trois cents nouveaux logements avec aménagement d’espaces piétonniers et création d’espaces verts.


Ce projet s’est concrétisé par la création puis la réalisation d’une zone d’aménagement concerté. Par délibération en date du 16 mai 2013, la ZAC Coeur de Ville a été créée, puis sa réalisation a été approuvée par délibération du 26 juin 2014. La mise en 'uvre avait été concédée à la Société H é r o u v í l l a i s e d ' E c o n o m i e M i x t e e t A m é n a g e m e n t ( l a S h é m a ) p a r l a c o m m u n e d e Port-Jérôme-sur-Seine par un contrat rendu exécutoire le 21 janvier 2011. Ce contrat habilitait notamment la Shéma à mener toute procédure relative à la maîtrise foncière des biens compris dans l’opération.


Un arrêté préfectoral a été pris le 4 mai 2015, ouvrant les enquêtes publique et parcellaire. Un arrêté pris le 16 novembre 2015, a déclaré d’utilité publique au profit de la commune de Notre Dame de Gravenchon (devenue Port-Jérôme-sur-Seine) le projet d’aménagement et d’équipement des terrains de la ZAC Coeur de ville.


Au cours de la phase projet, il est apparu nécessaire de procéder à différentes acquisitions d’immeubles situés sur l’avenue du Président Kennedy, dont partie de l’ensemble immobilier appartenant aux consorts X, M. A X, Mmes Z et B X.


Par arrêté en date du 27 juillet 2017, la préfète de la Seine-Maritime a prescrit l’ouverture d’une enquête parcellaire complémentaire portant sur les parcelles de l’indivision X, cadastrées section AP n°268 et 271 (pour partie), l’enquête s’est tenue du 12 au 27 septembre 2017. A l’issue de cette enquête, la cessibilité totale de la parcelle AP 268 et la cessibilité partielle de la parcelle AP 271 ont été prononcées par arrêté préfectoral du 24 avril 2018.

M. A X et Mme Z X ont saisi le préfet de la Seine-Maritime, le 22 juin 2018, d’un recours gracieux à l’encontre de cet arrêté du 24 avril 2018, recours qui a été implicitement rejeté. M. A X et Mme Z X ont ensuite saisi le tribunal administratif de Rouen.


U n e o r d o n n a n c e d ' e x p r o p r i a t i o n d u 5 n o v e m b r e 2 0 1 8 a e n v o y é l a c o m m u n e d e Port-Jérôme-sur-Seine en possession des immeubles expropriés, parcelle AP n° 268 en totalité, parcelle […] pour partie, 845 m² sur 1458 m².
Par courrier recommandé avec accusé de réception daté du 2 août 2018, la société Shéma par l’intermédiaire de son conseil, a formulé une proposition d’indemnisation, à hauteur de 155 000 euros, auprès des consorts X, que ces derniers ont rejetée par lettre recommandée avec demande d’avis de réception du 5 septembre 2018.


Le juge de l’expropriation a été saisi, par les consorts X, d’une demande de réquisition de l’emprise totale de leur bien, le 07 septembre 2018 (procédure n° […]) et par la Shéma, le 16 octobre 2018, aux fins de fixation des indemnités dues à l’indivision X (procédure n° 18/00081).


Par jugement du 14 mai 2019, le juge de l’expropriation a :


- reçu les consorts X en leurs demandes, et l’intervention volontaire de

M. A et Mme D X en qualité d’exploitants locataires du bail commercial,


- ordonné la jonction des procédures référencées sous les numéros 18/00081 et […], en une procédure référencée […],


- fait droit à la demande de réquisition d’emprise totale des trois copropriétaires indivis portant sur la parcelle cadastrée section AP 271 (partie hors cessibilité) située avenue du Président Kennedy à Port-Jérôme-sur-Seine,


- fixé l’indemnité totale de dépossession due par la Shéma aux trois copropriétaires indivis, A, Z, et B X, à la somme de 166 000 euros, dont 150 000 euros au titre de l’indemnité principale et 16 000 euros au titre du réemploi, dans le cadre de l’expropriation de la parcelle AP 268 et partie de la parcelle AP 271,


- fixé le prix d’acquisition de la portion hors cessibilité de la parcelle AP 271, couvrant 613 m² résiduels, à la somme de 308 700 euros,


- fixé l’indemnité d’éviction totale et les indemnités accessoires qui seront dues par la Shéma à M. A X et Mme D E épouse X, exploitant le fonds de commerce sur la parcelle AP 271, à la somme totale de 562 600 euros, dont 360 000 euros au titre de la perte du fonds de commerce et 202 600 euros au titre des indemnités accessoires pour cessation d’activité commerciale prématurée,


- condamné la Shéma à payer à M. A, Mmes Z, B et D X, la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,


- laissé les dépens de première instance à la charge de la Shéma.


La Société Hérouvíllaise d’Economie Mixte et Aménagement (la Shéma) a interjeté appel du jugement le 27 juin 2019. Les consorts X ont formé appel incident ainsi que le commissaire du Gouvernement.


Par jugement en date du 2 juillet 2020, le tribunal administratif de Rouen a annulé l’arrêté de cessibilité du 24 avril 2018 ayant fondé l’ordonnance d’expropriation en date du 5 novembre 2018, et ce, en tant que ledit arrêté de cessibilité portait pour partie sur la parcelle cadastrée […]. Aucune des parties n’a formé appel, ce jugement est définitif.

* * * *


Dans ses dernières conclusions du 11 février 2021 notifiées par le greffe par lettre recommandée avec demande d’avis de réception du 12 février 2021, la Shéma demande à la cour de la déclarer recevable en son appel, et statuant à nouveau,

à titre principal,


- fixer, dans le cadre de l’expropriation de la parcelle AP 268 l’indemnité totale de dépossession à la somme de 23 000 euros, dont 20 000 euros au titre de l’indemnité principale et 3 000 euros au titre du remploi,


- débouter les trois copropriétaires indivis A, Z et B X de leur demande de réquisition d’emprise totale portant sur la parcelle cadastrée section AP 271 (partie hors cessibilité) située avenue Kennedy à Port-Jérôme-sur-Seine,


- débouter les trois copropriétaires indivis A, Z et B X de leurs autres demandes ;

subsidiairement,


- fixer, dans le cadre de l’expropriation de la parcelle AP 268 et la partie de la parcelle AP 271, l’indemnité totale de dépossession due aux trois copropriétaires indivis, A, Z et B X, à la somme de 155 000 euros, dont

140 000 euros au titre de l’indemnité principale et 15 000 euros au titre du remploi,


- fixer le prix d’acquisition de la portion hors cessibilité de la parcelle AP 271, couvrant 613 m² résiduels, à la somme de 246 400 euros,


- débouter M. A X et Mme D E épouse X en qualité d’exploitant du fonds de commerce de toutes leurs demandes d’indemnisation au titre la perte de leur fonds, qu’il s’agisse de l’indemnité d’éviction du fonds ou des indemnités accessoires ;

très subsidiairement,


- fixer l’indemnité d’éviction due à M. A X et Mme D E épouse X à la somme de 180 000 euros au titre de la perte du fonds de commerce,


- réserver les indemnités accessoires dues à M. A X et Mme D E épouse X,


- débouter M. A X et Mme D E épouse X, Mme Z X et Mme B X de leur appel incident et de toutes leurs demandes,


- condamner solidairement M. A, Mme Z, B et Mme D X au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.


Dans leurs dernières conclusions du 18 mars 2021 notifiées par le greffe par lettre recommandée avec demande d’avis de réception du 19 mars, les consorts X demandent à la cour de déclarer recevable mais mal fondée la Shéma en son appel, par conséquent, de :


- débouter la Shéma de l’intégralité de ses demandes,


- déclarer recevable mais mal fondé le commissaire du Gouvernement en son appel incident,

par conséquent,
- débouter le commissaire du Gouvernement de l’intégralité de ses demandes,


- recevoir leur appel incident et le déclarer bien fondé ;

statuant à nouveau,


- fixer les indemnités d’expropriation due par la Shéma et revenant aux propriétaires expropriés, M. A X, Mme Z X et Mme B X, comme suit :

. à titre d’indemnité principale : 170 000 euros

. à titre d’indemnité de remploi : 18 000 euros


- fixer l’indemnité d’éviction totale qui sera due par la Shéma au titre de la perte du fonds de commerce, à la somme de 633 700 euros à parfaire,

pour le surplus,


- confirmer le jugement entrepris ;

à titre subsidiaire,


- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

à titre infiniment subsidiaire, dans le cas où le jugement dont appel serait infirmé en ce qu’il a fait droit à la demande de réquisition d’emprise totale des trois copropriétaires, indivis portant sur la parcelle cadastrée section AP 271 (partie hors cessibilité),


- fixer l’indemnité de dépréciation due par la Shéma et revenant aux propriétaires expropriés, M. A X, Mme Z X et Mme B X, à la somme de 200 000 euros,


- fixer l’indemnité d’éviction devant revenir à M. A X et Mme D E épouse X, en suite de l’expropriation partielle de la parcelle cadastrée section […], à la somme de 836 300 euros, à parfaire, à titre principal et à la somme de 821 400 euros à parfaire, à titre subsidiaire ;

en tout état de cause,


- condamner la Shéma, ou toute partie succombante, à leur verser une somme de

5 000 euros, au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,


- condamner la Shéma, ou toute partie succombante, aux entiers frais et dépens de première instance et d’appel.


Au terme de son mémoire du 3 décembre 2019, le commissaire du Gouvernement conclut qu’il plaise à la cour d’infirmer le jugement du 14 mai 2019 et de fixer dans le cadre de l’expropriation de la parcelle AP 268 et la partie de la parcelle AP 271 l’indemnité totale de dépossession due par la Shéma aux consorts X à la somme de 155 000 euros dont 140 000 euros au titre de l’indemnité principale et

15 000 euros au titre de l’indemnité de remploi.

MOTIVATION 1 – Sur la portée du jugement du tribunal administratif de Rouen en date du 2 juillet 2020


La Shéma, fait valoir que l’ordonnance d’expropriation est devenue partiellement sans base légale à la suite du jugement, devenu définitif, du tribunal administratif de Rouen. Elle en déduit que le bien concerné doit être rétrocédé à ses propriétaires. Elle a écrit aux consorts X, par le biais de leur conseil, pour leur proposer de leur rétrocéder à ses frais la partie de la parcelle AP 271 concernée. Cette rétrocession intervenue, les débats sur l’indemnisation de la partie de la parcelle expropriée AP 271 n’auraient donc plus lieu d’être, de même que les débats sur la réquisition d’emprise totale, laquelle trouvait son fondement dans les difficultés alléguées par les consorts X tenant à la circulation et l’accès à leur fonds de commerce.


Les consorts X ont une interprétation différente de la portée du jugement du juge administratif et estiment que la Shéma soutient à tort que les débats sur l’indemnisation de la partie de la parcelle expropriée AP 271 n’auraient plus lieu d’être.


Ils remarquent en premier lieu que la rétrocession de la partie de la parcelle […] concernée par l’annulation partielle de l’arrêté du 24 avril 2018, n’est pas intervenue et que la Shéma n’a fait aucune diligence en ce sens. Ils soulignent ensuite que l’arrêté de cessibilité a été annulé en tant qu’il ne comportait pas de document d’arpentage permettant la délimitation précise de la partie de la parcelle […] à exproprier. Il est loisible à la Shéma de régulariser l’arrêté de cessibilité en faisant réaliser un document d’arpentage.


Les consorts X notent d’ailleurs que cette régularisation serait conforme aux objectifs de la commune de Port-Jérôme-sur-Seine et de la Shéma puisque la parcelle est incluse dans le périmètre de la ZAC 'Coeur de Ville’ et rappellent que le commissaire enquêteur avait considéré que l’acquisition de la totalité de la parcelle AP 271 était nécessaire à la réalisation de l’opération projetée et à son économie générale arguant d’une jurisprudence selon laquelle les exigences d’intérêt général peuvent s’opposer à la restitution d’un bien dont l’ordonnance d’expropriation avait été privée de base légale.


En outre, ils font valoir que des constructions existantes, sont à cheval sur les parcelles […] et AP n°268 et qu’il n’est pas envisageable pour eux, que la maison, qui est leur maison de famille, puisse en effet faire l’objet d’un démembrement ou d’une mesure de démolition partielle. Aussi, selon eux, les débats sur l’indemnisation de la partie de la parcelle expropriée AP 271 ainsi que ceux sur la réquisition d’emprise totale, ne sont pas devenus sans objet et conservent tout leur intérêt dans le cadre de la présente procédure.


Selon l’article L 223-2 du code de l’expropriation, sans préjudice de l’article L 223-1, en cas d’annulation par une décision définitive du juge administratif de la déclaration d’utilité publique ou de l’arrêté de cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge que l’ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale et demander son annulation. Après avoir constaté l’absence de base légale de l’ordonnance portant transfert de propriété, le juge statue sur les conséquences de son annulation.


L’article R 223-2 du même code précise : à peine d’irrecevabilité de sa demande tendant à faire constater le manque de base légale de l’ordonnance d’expropriation, l’exproprié saisit le juge dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision définitive du juge administratif annulant la déclaration d’utilité publique ou l’arrêté de cessibilité.


L’action en annulation n’est ouverte qu’à l’exproprié, il n’est pas tenu de vouloir reprendre son bien. S’il n’exerce pas l’action, l’autorité expropriante ne peut pas contraindre l’exproprié à reprendre son bien. En l’espèce, les consorts X n’ont pas exercé l’action, la proposition amiable pour une rétrocession du terrain par acte notarié n’a pas abouti.
L’annulation de l’arrêté de cessibilité est sans effet sur l’ordonnance d’expropriation et le transfert de la propriété, la Shéma reste propriétaire des biens, la procédure sur l’indemnisation doit se poursuivre.

2 - Sur les dates de références et la qualification des biens


La date de référence applicable à la consistance et à l’usage effectif du bien exproprié est la date de la dernière modification du règlement du plan local d’urbanisme sur la zone laquelle est intervenue par délibération du 24 septembre 2015. Cette modification est devenue opposable aux tiers le 9 octobre 2015. En conséquence, l’appréciation de la consistance du bien exproprié doit se faire à la date de référence du 9 octobre 2015.


Pour la qualification de terrain à bâtir, l’enquête publique préalable à la déclaration d’utilité publique ayant débuté le 8 juin 2015, la date de référence est celle du 8 juin 2014. Ces deux dates ne sont pas contestées par les parties.


A la date de référence du 8 juin 2014, les biens, situés en zone urbanisée, zone UC au plan local d’urbanisme de Port-Jérôme-sur-Seine, sont raccordés à tous les réseaux, la qualification de terrains à bâtir au sens des dispositions du code de l’expropriation n’est pas contestée par les parties.

3 – Sur l’indemnisation de l’emprise expropriée (AP 268 et AP 271 pour partie)


La Shéma rappelle l’estimation réalisée par France Domaine, basée sur des termes de comparaison de ventes de maison d’habitation dans des secteurs de nature équivalente, à hauteur de 140 000 euros, pour les deux parcelles. Pour l’appelante, pour estimer le bien à 150 000 euros, le jugement a retenu à tort 'une excellente situation de l’emprise face à l’hôtel de Ville, offrant des potentialités sérieuses'. L’indemnisation au titre de la parcelle AP 268 doit se faire indépendamment de celle de la partie AP 271 expropriée pour partie. Les termes de comparaison proposés par les consorts X ne peuvent être retenus s’agissant de biens occupés et en bon état.


Les consorts X soulignent que le premier juge a pris en compte le mauvais état de la maison avant de retenir une valorisation, du fait de son emplacement, ce que ne critiquent pas réellement tant la Shéma que le commissaire du Gouvernement. Ils produisent des éléments de comparaison et des estimations par agence immobilière pour demander une valeur de 170 000 euros.


Le commissaire du Gouvernement rappelle que la Shéma a offert 140 000 euros, évaluation du service des domaines, soit 120 000 euros pour la maison d’habitation et 20 000 euros pour les dépendances, valeur basée sur les évaluations qu’il rappelle. Il a été constaté lors du transport que la maison et les dépendances sont très dégradés, non habitables. Dès lors, la valeur de 140 000 euros doit être retenue.


Selon l’article L 321-1 du code de l’expropriation, les indemnités allouées couvrent l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation. Selon l’article L 321-3 du même code, le jugement distingue, notamment, dans la somme allouée à chaque intéressé, l’indemnité principale et, le cas échéant, les indemnités accessoires en précisant les bases sur lesquelles ces diverses indemnités sont allouées. L’article L 322-1 précise que le juge fixe le montant des indemnités d’après la consistance des biens à la date de l’ordonnance portant transfert de propriété, mais l’article L322-2, que les biens sont estimés à la date de la décision de première instance, et que, sous réserve de l’application des dispositions des articles L 322-3 à L 322-6, est seul pris en considération l’usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l’ouverture de l’enquête prévue à l’article L 1 ou, dans le cas prévu à l’article L 122-4, un an avant la déclaration d’utilité publique.


Il résulte de la description du service de France Domaine, ayant procédé à une visite des lieux, que les biens litigieux sont ainsi constitués :
- parcelle AP 271 (pour partie) : emprise de 845 m², en nature de jardin et parking non aménagé (affecté à l’usage du commerce) à détacher d’une parcelle d’une contenance de 1458 m², avec, sur la parcelle, une maison d’habitation de construction 1931 élevée sur cave partielle avec toiture ardoises et partie terrasse, inoccupée et en mauvais état, d’une surface habitable de 108 m²,


- parcelle AP 268 (en totalité) d’une superficie de 411 m² en nature de jardin comprenant des petites dépendances : un abri de jardin de 100 m², une petite réserve de 12 m² et un garage de 25 m².


Les biens expropriés appartiennent à trois copropriétaires indivis, M. A, Mmes Z et B X.


L’emprise expropriée concerne donc un terrain de 1 256 m² (AP 268 et AP 271 pour partie) avec une maison d’habitation et des dépendances. Il a été constaté lors du transport sur les lieux que les biens, non entretenus, sont très dégradés, la maison ancienne, construite en 1931, est vide et inhabitable.


Le premier juge a estimé que, compte tenu de l’excellente situation de l’emprise, face à l’hôtel de ville, et dont une partie n’est pas construite, offrant des potentialités sérieuses, il convenait de retenir une valeur, pour le moins équivalente à la moyenne des trois termes cités par le commissaire du Gouvernement, soit 1 200 euros du m² pour la maison d’habitation outre la somme de 20 000 euros pour les dépendances comme offerte par la Shéma.


Les consorts X produisent des termes de comparaison pour des ventes de biens immobiliers avec terrain situés à Port-Jérôme-sur-Seine, la moyenne des prix de vente étant de 1 673 euros/m² en surface utile (biens d’une surface comprise entre 79 et 101 m² de surface utile, prix compris entre 1 351 et 1 835 euros/m²). Cependant, ces éléments ne sont pas adaptés, concernant des pavillons récents, situés en secteur urbain et pavillonnaire, occupés et en excellent état. Sont également versées deux évaluations par des agences immobilières (Démare Immobilier et De Toit en Toit) pour des valeurs comprises entre 160 000 et 170 000 euros. Il s’agit toutefois d’estimations susceptibles de négociation, non de prix de vente effectifs.


L’évaluation par le service des domaines citée par la Shéma et le commissaire du Gouvernement relève l’état 'passable’ de la maison mais souligne 'son emplacement et ses potentialités’ pour fixer le prix à 1 140 euros du m².


Les consorts X remarquent justement que la surface non bâtie (plus de

1000 m²) présente un intérêt significatif, au regard de la situation géographique de la parcelle et de sa constructibilité.


Le commissaire du Gouvernement donne des éléments de comparaison de ventes de biens dans la même commune, pour des biens d’une surface se situant entre 80 et

145 m², pour des prix entre 1 125 et 1 217 euros/m², la moyenne des prix de transaction est de 1 182 euros/m², arrondie à 1 200 euros par le juge de l’expropriation, prix qui, compte tenu des éléments ci-dessus, sera retenu, soit

130 000 euros pour la maison d’habitation et 20 000 euros pour les dépendances.


Le jugement sera confirmé en ce qu’il a fixé l’indemnité à la somme de 166 000 euros, dont 150 000 euros au titre de l’indemnité principale et 16 000 euros au titre du réemploi, dont le calcul n’est pas contesté, pour l’expropriation de la parcelle AP 268 et partie de la parcelle AP 271.
La Shéma soutient que le jugement entrepris est mal fondé en droit. En effet, seul le propriétaire du bien concerné pourrait être recevable à formuler une demande de réquisition d’emprise totale, il n’est ainsi pas juridiquement fondé de considérer, comme l’a fait le premier juge, que les difficultés alléguées dans l’exercice d’une activité commerciale exercée par des tiers sont constitutives d’une impossibilité d’utilisation du bien immobilier concerné.


Les consorts X H, dans la défense de leurs intérêts, une confusion entre le statut de propriétaires de M. et Mme A et D X et leur statut de commerçants exerçant une activité commerciale sur la partie restante de la parcelle AP 271 non expropriée.


La Shéma soutient que, depuis le début de l’opération d’aménagement en 2012, il n’a jamais été question d’évincer M. et Mme X et de mettre un terme à leur activité commerciale. D’ailleurs, M. A X et son épouse se sont vus régulièrement proposer des solutions de transfert de leur activité commerciale, propositions qu’ils ont systématiquement refusées ou auxquelles ils n’ont pas donné suite, sans démontrer que ces offres ne permettraient pas une réinstallation de leur activité commerciale à l’identique de celle aujourd’hui exercée. Si la réquisition devait être confirmée par la cour, la Shéma qui deviendrait propriétaire des murs commerciaux concernés, pourrait quoi qu’il en soit maintenir l’exercice de l’activité commerciale de M. et Mme X.


S’agissant du parking, la commune s’est engagée fermement et publiquement, notamment lors de la délibération adoptée par le conseil municipal de la commune le 27 juin 2019 relayée par la presse, à permettre la poursuite de l’activité du bar-tabac-brasserie et à maintenir l’offre de stationnement à l’arrière du commerce sur la partie partiellement expropriée et l’acquisition de l’emprise partielle doit permettre d’aménager un parking plus large, intégrant celui existant actuellement.


La Shéma ajoute, en ce qui concerne l’impossibilité de livrer le tabac de façon sécurisée, que l’accès actuel des véhicules de livraison de tabac, s’effectue déjà par le chemin d’accès appartenant à la commune, parcelle AP 270, le fait que la commune soit devenue propriétaire des parcelles AP 268 et 271 ne modifie en rien cette situation juridique. Le conseil municipal a ainsi acté le principe de proposer une convention à M. et Mme X qui leur garantira l’exercice de leur activité dans les conditions actuelles en leur consentant notamment un droit de passage précaire et révocable sur ses propriétés avec une solution de parking et d’accès à leur commerce pour livraison. En outre, un parking public existe sur une parcelle voisine de celle expropriée.


S’agissant du prix du bien hors emprise, la Shéma rappelle avoir offert une somme totale de 386 400 euros dont 120 000 euros, aujourd’hui 140 000 euros pour les parcelles AP 268 et partie de la AP 271, soit 246 400 euros pour la partie hors emprise, ce qui, selon elle, est un montant déjà raisonnable pour un bâtiment qui présente un état de vétusté manifeste. Ce montant correspond à l’évaluation du commissaire du gouvernement après déduction de 10 % des 276 000 euros retenus à raison du caractère occupé du bien. La Shéma observe que l’utilisation de la méthode d’évaluation dite du rendement aboutirait, avec un loyer annuel inscrit au bail actualisé à ce jour de 9 477 euros, et un rendement brut à 5 %, à une valeur du bien de 189 000 euros.


La Shéma indique produire une étude du cabinet comptable MoinsEgalPlus, laquelle aboutit à une valorisation du fonds de commerce pour des valeurs allant de 150 à
Pour les consorts X, l’opération de recomposition urbaine du secteur Kennedy/Messager avec une opération de déconstruction de l’ensemble des bâtiments vétustes et reconstruction de nouveaux bâtiments, nécessite l’acquisition de la totalité de la parcelle AP 271, nécessaire à la réalisation de l’opération projetée. Selon le commissaire enquêteur dans son rapport de 2015, la Shéma ne peut donc, comme elle le fait, soutenir que l’activité commerciale serait maintenue dans l’hypothèse où elle deviendrait propriétaire des murs commerciaux. L’arrêté de cessibilité litigieux va les priver de leur droit de propriété et va porter atteinte au principe de liberté de commerce et d’industrie.


Les consorts X affirment que la partie non expropriée de la parcelle, dont ils sont propriétaires, ne répondra plus aux nécessités actuelles du commerce de bar-tabac-brasserie. La circonstance que M. et Mme X soient les exploitants de ce commerce n’a aucune incidence. Les conséquences seraient les mêmes avec d’autres locataires.

M. A X et Mme D X considèrent que leur demande est recevable, dans le cadre, à titre principal, de la procédure au titre de la demande de réquisition d’emprise totale, et à titre subsidiaire, dans le cadre de la procédure en fixation des indemnités découlant de l’expropriation partielle.


Ils affirment que l’activité de tabac nécessite la livraison de cinquante à soixante-dix cartons par quinzaine, les livraisons de ce type de marchandise doivent être effectuées, par des véhicules spécialisés, tel que des camions de dix-neuf tonnes ou des fourgons sécurisés. Pour atteindre le point de livraison, soit la réserve qui se situe sur la partie arrière du bâtiment commercial, le cheminement doit s’effectuer par la parcelle AP n°268, laquelle est expropriée. Il est impossible, pour un camion de dix-neuf tonnes, compte tenu de ses dimensions et de la configuration des lieux, de pouvoir se rendre au point de réserve en passant par la partie non expropriée, la largeur du passage libre au droit de la barrière est de 3,40 mètres, la hauteur de passage libre en sous face de l’enseigne drapeau est de quatre mètres. Une livraison directement dans le commerce n’est pas possible ainsi que l’a relevé la juridiction de première instance et comme le confirme la société de livraison qui explique ne pouvoir se garer devant l’établissement sans occasionner de gêne pour la circulation.


L’assureur de M. X lui aurait indiqué qu’il refuserait de poursuivre ses garanties si l’accès au commerce pour les livraisons était modifié selon les modalités envisagées à ce jour. La desserte pourrait être mise à mal par les travaux dans le secteur, qui nécessiterait la mise en place d’un calendrier par rapport aux livraisons, ce que la société Logista, opérateur logistique historique du marché de tabac en France, a d’ores et déjà refusé de faire.


Les consorts X indiquent que la parcelle […], déclarée partiellement cessible, comporte à ce jour une aire de stationnement automobile, d’une capacité d’une vingtaine de véhicules, qui est implantée sur la partie de la parcelle cadastrée section […], non concernée par l’arrêté de cessibilité. Cette aire de stationnement sera toutefois supprimée par l’expropriation envisagée, contraignant M. X à aménager un parking pour sa clientèle sur la seule partie de la parcelle AP 271 restant lui appartenir, trop exiguë pour ce faire.


Selon lui, le parking invoqué par la Shéma sur la parcelle voisine est quotidiennement rempli dès lors qu’il se situe à proximité d’autres commerces, comme l’a constaté le premier juge qui note qu’il est 'très fréquenté, et non certainement disponible pour la clientèle du bar'.


Les promesses de la ville d’aménager un parking provisoire pour les besoins de l’exploitation commerciale des époux X ne constituent pas un engagement écrit, certain, et transmissible à un acquéreur éventuel des murs ou du fonds, puisque provisoire et résultant d’un simple article de presse. Le projet de convention de juin 2019 invoqué par la Shéma visant un droit de passage 'précaire et révocable’ qui prendra fin, au plus tard, le 31 décembre 2022 ou jusqu’à la cessation d’activité du commerce, ne permet pas de céder normalement le fonds. M. X a réalisé un sondage auprès de sa clientèle pour laquelle la possibilité de stationner dans le parking existant attaché au commerce était un des éléments déterminant de leur venue à 97 %.


Les propositions de relogement ne donnaient pas des conditions d’exploitation identiques. Elles n’étaient manifestement pas sérieuses, légitimant l’ensemble de leurs refus selon les époux X.


Sans un parking privé et sans un accès réglementaire de livraison, l’activité commerciale de M. X subira nécessairement une perte de chiffre d’affaires significative, compromettant la pérennité de l’exploitation comme établi par les conclusions du cabinet d’expertise comptable de M. X, société Cerfrance Seine Normandie.


S’agissant de l’évaluation du bien hors emprise, pour les intimés, rien ne permet de remettre en cause la sincérité de l’évaluation opérée par le juge de l’expropriation à hauteur de 308 700 euros, il a justement repris les termes de comparaison soumis par les parties, qui concernaient un bâtiment à usage mixte avenue Kennedy sur la commune. Pour les consorts X, les estimations mises en avant par la Shéma sont critiquables et l’estimation du commissaire du Gouvernement n’est pas pertinente. Les termes de comparaison produits par le commissaire du Gouvernement, portent sur des locaux commerciaux mais certains ne sont pas situés dans même commune, les intimés donnent leurs propres termes de comparaisons


Ils aboutissent à une évaluation de 208 625,25 euros pour la partie commerciale outre 71 000 euros pour la partie dépendance et 30 000 euros pour la partie habitation (chiffres du commissaire du Gouvernement ) soit une valeur totale de

309 625,25 euros, arrondie à 310 000 euros. Ils demandent en conséquence confirmation du jugement et la somme de 308 700 euros.


Dans l’hypothèse où la demande d’emprise totale serait admise, le transfert de propriété qui en serait la conséquence entraînera, selon les intimés, la nécessité d’indemniser les exploitants du chef de la perte de valeur de leur fonds de commerce de bar-tabac-brasserie, l’activité commerciale étant remise en question, de façon certaine, dans sa pérennité. Ils produisent une évaluation par leur expert comptable et une seconde par un expert judiciaire, critiquant celle produite par la Shéma, ils demandent 633 700 euros, à parfaire, pour le fonds de commerce, outre des préjudices accessoires : le coût de licenciement des trois salariés, le montant des pénalités sur rupture des contrats de financement, la perte de droits à la retraite résultant d’un arrêt prématuré d’activité pour M. X, la perte de revenus entre le revenu d’activité de ce dernier et la pension qui lui serait versée à ce jour le tout pour 202 600 euros, soit un total de 836 300 euros. Toutefois, l’actualisation des indemnités accessoires a été établie à la somme de 187 700 euros, les époux X demandent cette somme subsidiairement.


Le commissaire du Gouvernement estime que les différentes pièces justificatives produites par M. X n’ont pas établi l’obligation d’un accès privé et sécurisé au local de livraison. Il remarque qu’existent plusieurs lieux de stationnement à proximité du commerce. Il en résulte que l’accès de la clientèle au commerce X ne sera pas affecté par l’expropriation. Il rappelle que les consorts X ont toujours décliné toute offre de relogement.


En conséquence, considérant que l’exploitation du commerce n’est pas impactée par l’expropriation partielle réalisée et que toute concertation a abouti à une situation de blocage de la part des consorts X, selon le commissaire du Gouvernement la demande de réquisition d’emprise totale doit à l’évidence être rejetée.


Pour le commissaire du Gouvernement, le rejet de la réquisition d’emprise totale entraîne ipso facto le rejet de l’indemnisation d’éviction au titre du fonds de commerce exploité par M. et Mme A X. Si la cour confirmait le transfert de propriété au profit de la Shéma de la portion acquise en sus de la partie expropriée, les droits du locataire que M. et Mme X tirent de leur bail continueraient à s’exercer sans qu’il y ait arrêt de l’activité commerciale et donc perte du fonds de commerce. En conséquence, l’indemnité d’éviction au titre du fonds de commerce doit être rejetée, de même que l’intégralité des indemnités accessoires qui découleraient d’une cessation d’activité notamment le licenciement des salariés, la perte de droits à la retraite ou perte de revenus, et autres.


Selon l’article L 242-1 du code de l’expropriation lorsque l’expropriation ne porte que sur une portion d’immeuble bâti et si la partie restante n’est plus utilisable dans les conditions normales, l’exproprié peut demander au juge l’emprise totale, l’article L 242-2 précise que si la demande d’emprise totale est admise, le juge fixe, d’une part, le montant de l’indemnité d’expropriation, d’autre part, le prix d’acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée.


La décision du juge emporte transfert de propriété dans les conditions du droit commun en ce qui concerne la portion d’immeuble non soumise à la procédure de l’expropriation.


La parcelle restant hors emprise d’une surface de 613 m² comprend un bâtiment à usage mixte abritant au rez-de-chaussée un commerce de bar-tabac-brasserie d’une surface de 129 m² et les dépendances du commerce dont 70 m² de réserve, outre un logement type F4 à l’état d’usage, de 96 m², ainsi qu’une cour. M. A X a acheté le fonds de commerce en octobre 2000 suite au décès de son père, précédent exploitant.


Les consorts X affirment que la partie non expropriée de la parcelle, dont ils sont propriétaires, ne répondra plus aux nécessités actuelles du commerce de bar-tabac-brasserie, ils demandent l’indemnisation de leur préjudice au titre de la perte de leur activité commerciale, le commerce ne pouvant plus être exercé dans des conditions normales.


Toutefois, seule la propriété immobilière entre dans le champ d’application de la réquisition d’emprise totale, il convient de distinguer les droits de M. A X, Mmes Z et B X, propriétaires de la parcelle expropriés, des droits de M. A X et Mme D X, son épouse, exploitants du fonds de commerce implanté sur la parcelle. Il sera noté que, selon le bail du 19 février 2001, les bailleurs du fonds de commerce sont M. A X, Mmes Z et B X mais également Mmes I J et K L.


En l’espèce, il convient de rechercher si l’emprise sur une partie de la parcelle A 271 porte atteinte comme le soutiennent les consorts X à la commercialité de la partie restante de la parcelle et à la possibilité pour les propriétaires de la parcelle de garder une affectation professionnelle des lieux soit par leur exploitation directe soit par leur location.


Le premier juge a estimé que 'le projet d’aménagement, mis en oeuvre par étapes successives, comprend à terme, l’acquisition de la partie non expropriée de la parcelle AP 271, aux fins de démolition et reconstruction de logements’ et que 'le calendrier mis en 'uvre par la Shéma ne saurait nuire aux intérêts des propriétaires impacts.' Toutefois, les recommandations du commissaire enquêteur peuvent ne pas être suivies par l’expropriant et il ne peut être retenu que la parcelle sera nécessairement expropriée, ce qui demeure, en l’état du dossier produit, hypothétique.


Une offre d’achat de la parcelle et du fonds de commerce avait été faite aux consorts X en novembre 2014 par la Shéma laquelle proposait d’acheter le bâtiment comprenant le fonds de commerce, en conservant l’exploitation et le bail au profit de M. X. La proposition n’a pas abouti.


La Shéma a fait trois offres de relogement de l’activité commerciale, en novembre 2018, en juillet 2019. Les offres ont été refusées par les consorts X qui arguent de conditions d’exploitation différentes notamment pour les motifs suivants : locaux plus petits, loyer plus onéreux, absence de surface d’habitation.
Le juge de l’expropriation a retenu que l’expropriation partielle ampute la parcelle de son parking privé d’environ vingt véhicules, certes non aménagé, mais indispensable au type de commerce exploité de bar-tabac-brasserie. Il retient que les conditions de livraison des cigarettes, à raison de cinquante à soixante-dix à cartons par quinzaine, sont totalement modifiées, voire rendues impossibles : l’espace laissé disponible n’est pas suffisant pour permettre l’accès, après manoeuvre sur la voie publique d’un camion de dix-neuf tonnes au point de livraison actuel et sécurisé, dans la réserve du commerce. Il en déduit que la suppression du parking privé et de l’accès réglementaire de livraison, compromet de façon certaine la pérennité de l’exploitation, le commerce devant alors abandonner la vente du tabac, pour ne conserver que la fonction de bar et brasserie, d’où une perte de clientèle et de chiffre d’affaires confirmée par le cabinet d’expertise comptable des exploitants.


Toutefois, la parcelle est située en centre ville à proximité d’un grand axe de communication, l’avenue du Président Kennedy ; elle est proche de l’hôtel de ville. Il existe plusieurs lieux de stationnement, notamment sur la parcelle AP 272 contiguë appartenant à la ville, sur l’avenue Henri Messager et devant la Maison de la Presse. Le bail commercial de 2001 indique l’existence d’une cour mais ne mentionne pas de parking. M. X dit avoir effectué un sondage auprès de ses clients quant à l’importance de la possibilité de stationner à proximité dans le choix du commerce. Ce sondage n’est pas significatif au regard de critères objectifs : la configuration des lieux et des parkings proches alors qu’il a été organisé dans le cadre de la relation personnelle et partiale entre le commerçant et les clients. En outre, la ville a pris un engagement, certes non officialisé actuellement par un écrit, mais acté par délibération du conseil municipal de la commune le 27 juin 2019, avec rédaction d’un projet de convention, de maintenir l’offre de stationnement à l’arrière du commerce sur la partie partiellement expropriée.


Les consorts X font également valoir l’impossibilité d’être livrés pour les marchandises liées à l’activité tabac. Les camions de dix-neuf tonnes ne pourraient pas accéder à la réserve sécurisée située à l’arrière du bâtiment, faute de pouvoir manoeuvrer, et la livraison à la réserve étant seule possible pour des raisons de sécurité et d’assurance. La société Logista, distributeur, et la société Auger, transporteur, indiquent que des camions de grande taille (40 m²) ne peuvent se garer sur l’avenue, devant l’établissement sans gêner la circulation, qu’une livraison directement dans le bar ne serait pas sécurisée. Il n’est toutefois pas justifié de l’obligation d’être livré par un véhicule de dix-neuf tonnes, même si la livraison comporte de nombreux cartons. Même si l’assureur de M. X, M. C, indique que les livraisons de tabac doivent être effectuées dans la réserve sécurisée et les produits y être stockés, faute de quoi le contrat sera résilié, rien ne s’oppose à la livraison par des véhicules plus petits. En outre, comme relevé par le commissaire du Gouvernement, en milieu urbain, il n’ait pas justifié, de façon légale ou réglementaire, de l’obligation impérieuse de constituer un accès privé sécurisé afin d’exploiter un débit de tabac.


Les fournisseurs d’un commerce s’adaptent à la configuration des lieux pour les livraisons qui peuvent être plus fréquentes et de moindre envergure.


Le passage situé le long du bâti à usage commercial présente une largeur de

3,40 mètres pour entrer dans la partie restante de la cour. Un camion de dix-neuf tonnes aurait 2,55 mètres de large, la hauteur sous la pancarte est de 4 mètres ; la hauteur d’un dix-neuf tonnes serait de

4,20 mètres. Toutefois, cette pancarte qui indiquait l’emplacement du parking peut être enlevée, un dix-neuf tonnes peut pénétrer dans la cour (marche avant, marche arrière) même s’il ne peut pas y manoeuvrer. Au surplus, l’accès actuel des véhicules de livraison de tabac, s’effectue déjà par un chemin d’accès appartenant à la commune, parcelle AP 270 (précédemment achetée aux époux X) et AP 268 expropriée. Cet accès perdurera sur engagement pris de la Shéma.


Les consorts n’invoquent pas d’autres arguments.


Il en résulte que, contrairement à ce qu’a estimé le premier juge, il n’est pas démontré que la propriété à usage commerciale ne serait plus utilisable dans des conditions normales ; il n’y a aucune atteinte à la commercialité des lieux, le jugement sera infirmé et la demande d’emprise totale rejetée.


La demande d’emprise totale étant rejetée, il n’y a pas lieu d’examiner la demande d’indemnisation des consorts X pour la perte du fonds de commerce dans ce cadre.

5 – Sur les demandes d’indemnisation formées au titre de l’éviction de leur fonds de commerce par M. A X et Mme D X en leur qualité de locataires


La Shéma note à nouveau une confusion entre le statut de propriétaire de M. A X et son statut de commerçants exerçant avec son épouse une activité commerciale sur la partie restante de la parcelle AP 271 non expropriée.


Elle relève que, selon les intimés, l’expropriation partielle de la parcelle AP 271 provoquerait une dépréciation de la valeur du reste de la propriété située sur cette même parcelle du fait des difficultés alléguées dans l’exercice de l’activité commerciale de bar-tabac-brasserie ; que cependant, l’impact de l’expropriation sur l’exercice de l’activité commerciale en question n’est en rien lié avec une quelconque dépréciation de la propriété concernée puisque l’activité commerciale est hors périmètre d’expropriation. En outre, la somme de 200 000 euros, sollicitée au titre de la dépréciation du surplus, est totalement dénuée de fondement et de justification.


La Shéma conclut au rejet des demandes, l’expropriation partielle de la parcelle n’entraînant pas l’éviction du fonds de commerce, pour les motifs qui justifiaient le rejet de la demande d’emprise totale, s’agissant du parking et des livraisons, de l’engagement de la ville à maintenir l’activité commerciale.


Les consorts X soutiennent qu’il n’existe aucune confusion juridique entre leur qualité de propriétaires et/ou d’exploitants, s’estiment fondés à demander une indemnité de dépréciation dans la mesure où ils démontrent que, dans le cadre d’une réquisition d’emprise totale ou de la situation découlant de l’expropriation partielle de la parcelle […], la perte de leur fonds de commerce est inévitable. Ils ajoutent que, dans la mesure où la situation est directement liée à l’expropriation, elle relève de la compétence du juge de l’expropriation. Ils sollicitent également une indemnité d’éviction.


La dépréciation est pour eux notamment fondée sur la circonstance qu’à la suite de l’expropriation partielle, le surplus ne répondra plus aux nécessités actuelles du commerce existant de bar-tabac-brasserie. Ils reprennent la même argumentation liée aux contraintes engendrées par leur commerce : la nécessité de disposer de places de stationnement pour la clientèle, la nécessité de recevoir les marchandises (tabac, cigarettes, les cigares et autres produits de l’industrie de tabac) dans des conditions réglementaires et hautement sécurisées. La seule perte du parking privatif attaché à ce commerce, du fait de l’expropriation partielle, dévalorise le bien immobilier qui contient ce commerce, et donc nécessairement sa valeur vénale, qu’il y ait ou non, à proximité ou non un parking public ouvert en permanence. Il en est de même sur les conditions de livraison des marchandises, indispensable au bon fonctionnement du commerce, voire même à sa pérennité dès lors que l’activité de tabac représente une part essentielle de l’activité de M. X. Les consorts X réclament à ce titre la somme de 200 000 euros.


S’agissant de l’indemnité d’éviction, M. A X et Mme D X soutiennent que l’activité commerciale est directement impactée par l’expropriation partielle de la parcelle […], ils expliquent qu’ils se sont fait connaître auprès de la Shéma mais aucune offre ne leur a été notifiée par cette dernière pour la perte, inévitable, de leur fonds de commerce du fait de la perte de la partie de la parcelle qui servait de parking et qui permettait également au camion de livraison de pouvoir atteindre le point de livraison actuel et sécurisé que constitue la réserve du commerce. Sans un parking privé et sans un accès réglementaire de livraison, l’activité commerciale de M. X subira une perte de chiffre d’affaires significative, compromettant la pérennité de l’exploitation. Se basant sur les études déjà visées plus avant, M. et Mme X réclament la somme de 633 700 euros, à parfaire, pour la valorisation du fonds de commerce la somme 202 600 euros à parfaire, pour les autres préjudices découlant de la perte de fonds de commerce. L’actualisation des indemnités accessoire a été établie à la somme de 187 700 euros, les époux X demandent la somme totale de 836 300 euros, subsidiairement, celle de

821 400 euros.


Le commissaire du Gouvernement fait valoir que le rejet de la réquisition d’emprise totale entraîne ipso facto le rejet de l’indemnisation d’éviction au titre du fonds de commerce exploité par M. et Mme A X et le rejet de l’intégralité des indemnités accessoires (licenciement des salariés, perte de droits à la retraite ou perte de revenus).


Le juge de l’expropriation est compétent pour connaître de la dévalorisation d’un bien consécutive à une expropriation. Les indemnités allouées doivent couvrir l’intégralité du préjudice causé par l’expropriation. L’indemnité de dépréciation du surplus doit correspondre à un préjudice résultant directement de l’expropriation.


Les consorts X invoquent la suppression du parking privé et l’impossibilité de livrer les produits de tabac dans des conditions sécurisés pour conclure à une perte totale du fonds de commerce, inévitable à terme, pour demander, s’agissant des propriétaires expropriés, une indemnité de dépréciation et, s’agissant de M. A X et Mme D E épouse X, une indemnité d’éviction et des indemnités accessoires.


Toutefois, la cour a estimé, selon les motifs détaillés au paragraphe 4, que la parcelle continuerait d’être utilisable dans des conditions normales. Il n’est pas démontré qu’il n’y aura plus de possibilité de livrer la marchandise à la réserve et la suppression d’une partie de la cour servant de parking non aménagé sera palliée par présence de parkings ouverts au public proches du commerce.


En leur qualité d’exploitants du fonds de commerce et donc de locataires des lieux, les consorts X ne caractérisent pas l’existence d’une dépréciation du fonds d’une part, liée à l’expropriation d’autre part, la production d’éléments comptables étant insuffisants à ce titre.


Les demandes seront rejetées.

6 – Sur les autres demandes


Tant l’appelante que les intimés succombent sur partie de leurs demandes et prétentions, en conséquence, il ne sera pas alloué d’indemnité sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et les dépens d’appel seront partagés, les dispositions du jugement relatives à l’indemnité de procédure et aux dépens étant confirmées.

PAR CES MOTIFS


Statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,


Confirme le jugement en ce qu’il a :


- reçu les consorts X en leurs demandes, et l’intervention volontaire de

M. A et Mme D X en qualité d’exploitants locataires du bail commercial,


- fixé l’indemnité totale de dépossession due par la Shéma aux trois copropriétaires indivis, A, Z, et B X, à la somme de 166 000 euros, dont 150 000 euros au titre de l’indemnité principale et 16 000 euros au titre du réemploi, dans le cadre de l’expropriation de la parcelle AP 268 et partie de la parcelle AP 271,


- condamné la Shéma à payer à M. A, Mmes Z, B et D X, la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,


- laissé les dépens de première instance à la charge de la Shéma,


L’infirme sur le surplus,


Statuant à nouveau et y ajoutant,


Déboute M. A X, Mme Z X et Mme B X de leur demande de réquisition d’emprise totale portant sur la partie de la parcelle cadastrée section AP 271 non expropriée,


Déboute M. A X, Mme Z X et Mme B X de leur demande d’indemnité pour dépréciation du surplus,


Déboute M. A X et Mme D E épouse X de leurs demandes au titre de l’éviction de leur fonds de commerce tant en leur qualité de propriétaires expropriés que de locataires du fonds,


Déboute les parties de leur demande sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,


Fait masse des dépens d’appel et condamne d’un part, la société Shéma et d’autre part, M. A X, Mme Z X et Mme B X, Mme D E épouse X à en supporter chacun la moitié.


Le greffier, La présidente de chambre, 1. M N O P

4 – Sur la demande d’emprise totale sur la partie restante de l’emprise foncière

180 000 euros, selon la méthode d’évaluation choisie (avec un chiffre d’affaires moyen sur 2016 à 2018 de 291 656 euros et un résultat comptable moyen sur les mêmes années de 55 928 euros). L’appelante estime inopérante la méthode d’évaluation retenue par l’expert Cartier qui a écarté la méthode basée sur l’EBE, (au motif d’un potentiel développement provenant d’une éventuelle possibilité d’ouverture du commerce le soir) pourtant reconnue assez unanimement comme la plus pertinente. Le coût des préjudices accessoires n’est pas justifié, le jugement doit être infirmé sur tous ces points.
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Cour d'appel de Rouen, 1ère ch. civile, 16 mars 2022, n° 19/03050