CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE C.N. ET V. c. FRANCE, 11 octobre 2012, 67724/09

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Chronologie de l’affaire

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Aziber Didot-seïd Algadi · Gazette du Palais · 13 juin 2023

carole-vercheyre-grard.fr · 22 août 2019

Malheureusement, l'esclavage des enfants en France n'a pas totalement disparu. Une décision de la Cour de Cassation rendue en avril dernier me permet de rappeler qu'il existe dans notre pays des moyens légaux pour lutter contre cette exploitation des enfants et sanctionner ceux qui ne les respectent pas. (Arrêt n°559 du 3 avril 2019 (16-20.490) – Cour de cassation – Chambre sociale) Dans cette affaire, une jeune fille née au Maroc avait fait l'objet dans ce pays d'une adoption selon un droit local ('kafala') par les époux Y…, résidents en France. Comme elle n'avait pas la nationalité …

 

Dalloz · 6 décembre 2018
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 11 oct. 2012, n° 67724/09
Numéro(s) : 67724/09
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Van Droogenbroeck c. Belgique, 9 juillet 1980, série B no 44
Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)
Siliadin c. France, no 73316/01, CEDH 2005-VII
Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, série A no 70
Références à des textes internationaux :
Article 225 du code pénal
Organisation mentionnée :
  • Organisation Internationale du Travail
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Violation de l'article 4 - Interdiction de l'esclavage et du travail forcé (Article 4-1 - Servitude ; Article 4-2 - Travail obligatoire ; Travail forcé) ; Non-violation de l'article 4 - Interdiction de l'esclavage et du travail forcé (Article 4-1 - Servitude ; Article 4-2 - Travail obligatoire ; Travail forcé) ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation
Identifiant HUDOC : 001-113407
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2012:1011JUD006772409
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE C.N. ET V. c. FRANCE

(Requête no 67724/09)

ARRÊT

STRASBOURG

11 octobre 2012

DÉFINITIF

11/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire C.N. et V. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

 Dean Spielmann, président,
 Mark Villiger,
 Karel Jungwiert,
 Boštjan M. Zupančič,
 Ann Power-Forde,
 Angelika Nußberger,
 André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 67724/09) dirigée contre la République française et dont deux ressortissantes de cet Etat, Mmes C.N. et V. (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 23 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les requérantes (article 47 § 3 du règlement).

2.  Les requérantes sont représentées par Mme Bénédicte Bourgeois, responsable du service juridique du Comité Contre l’Esclavage Moderne. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Les requérantes allèguent en particulier qu’elles ont été maintenues en état de servitude et assujetties à un travail forcé ou obligatoire au domicile des époux M. et que la France a failli à ses obligations positives résultant de l’article 4 de la Convention.

4.  Le 19 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Les requérantes, Mmes C.N. et V., sont deux sœurs, ressortissantes françaises, nées respectivement en 1978 et 1984 au Burundi.

6.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7.  Mme C. N. (« la première requérante » ci-après) est arrivée en France en 1994, à l’âge de seize ans. Mme V. (« la seconde requérante » ci-après) ainsi que leurs trois sœurs cadettes arrivèrent en France en 1995. La seconde requérante était alors âgée de dix ans. Leur arrivée fut rendue possible par l’intermédiaire de leur tante, Mme N. épouse M., ressortissante burundaise.

8.  Le départ des requérantes de leur pays d’origine, le Burundi, faisait suite à la guerre civile survenue en 1993, pendant laquelle leurs parents auraient été tués. Lors d’un déplacement au Burundi, Mme M. organisa un conseil de famille. Aux termes d’un procès-verbal en date du 25 février 1995, il fut décidé de confier la tutelle et la garde des requérantes et de leurs sœurs cadettes à Mme M. et à son époux, M. M. Le conseil de famille considéra que les époux, vivant en France, étaient les seuls membres de la famille « capables de prendre en charge [les requérantes] et de [leur] assurer une éducation et une formation appropriée ».

9.  M. M., ancien ministre du gouvernement burundais, occupait un poste de fonctionnaire auprès de l’UNESCO. Il jouissait à ce titre d’une immunité diplomatique. Les époux M. étaient propriétaires d’un pavillon à Ville d’Avray dans le département des Hauts de Seine. Ils avaient sept enfants, dont l’un était handicapé. Le pavillon comprenait quatre chambres.

10.  Dès leur arrivée, les requérantes furent logées dans ce qu’elles décrivent comme étant une cave non aménagée et mal chauffée, située au sous-sol du pavillon. Le Gouvernement précise qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une cave mais d’une chambre au sous-sol avec une porte qui s’ouvrait sur le jardin et une fenêtre. La pièce comportait une chaudière, une machine à laver et deux lits. Au début de leur séjour, les requérantes partageaient cet endroit avec leurs trois jeunes sœurs.

11.  Les époux M. effectuèrent à cette même époque des démarches auprès d’une église évangélique en vue de confier les trois jeunes sœurs des requérantes à des familles d’accueil, à l’exception des vacances scolaires. Elles furent effectivement accueillies par deux familles en 1995 et 1996. En juin 1996, alors que deux des trois sœurs étaient parties pour quelques semaines chez les époux M., la famille d’accueil, dépositaire de l’autorité parentale, ne put les récupérer qu’à la suite d’une action en justice au mois d’avril 1997.

12.  Les requérantes déclarent qu’elles furent, dès leur arrivée, chargées de s’occuper de l’ensemble des tâches ménagères et domestiques que réclamait l’entretien du pavillon et de la famille M., composée alors de neuf personnes. Elles allèguent avoir ainsi été utilisées comme « bonnes à tout faire ». La première requérante, plus âgée, affirme qu’elle devait de plus s’occuper du fils handicapé des époux M. et de l’entretien du jardin. Elles n’obtinrent, selon leurs allégations, aucune rétribution en échange, ni aucun jour de repos.

13.  Les requérantes affirment qu’elles n’avaient pas accès à la salle de bain et ne disposaient que de toilettes de fortune, sans aucune hygiène. Le Gouvernement soutient que leur accès à la salle de bain n’était pas interdit mais limité à des horaires spécifiques pendant la journée. Les requérantes ajoutent qu’elles ne pouvaient pas non plus manger à la table familiale. Elles ne se seraient nourries que de pâtes, de riz et de pommes de terre et, le cas échéant, des restes de plats de viande de la famille M. Elles n’auraient eu aucun loisir.

14.  La seconde requérante fut scolarisée fin mai 1995 à l’école élémentaire de la commune de Ville d’Avray, puis à la section d’enseignement général et professionnel adapté d’un collège de Versailles à partir de la rentrée scolaire 1997. Non francophone, elle rencontra des difficultés à s’intégrer, ce qui accentua, selon elle, son isolement. Sa tante s’opposa néanmoins à ce qu’elle rencontre la psychologue scolaire en dépit de la proposition de l’équipe pédagogique de l’école. La seconde requérante ne bénéficia pas non plus d’un soutien scolaire dans l’apprentissage de la lecture du fait, selon elle, que son suivi aurait impliqué une cantine payante. Malgré ces difficultés, elle obtint de bons résultats scolaires. Lorsqu’elle rentrait de l’école, la seconde requérante devait faire ses devoirs puis aider sa sœur dans les tâches ménagères.

15.  La première requérante ne fut jamais scolarisée et ne bénéficia d’aucune formation professionnelle. Elle était occupée toute la journée à accomplir les tâches ménagères et à garder son cousin handicapé. Le Gouvernement fait observer que la requérante a admis, lors de la procédure pénale subséquente, qu’elle avait elle-même refusé d’être scolarisée.

16. Le 19 décembre 1995, le service public départemental d’action sociale des Hauts de Seine procéda à un signalement d’enfants en danger auprès du procureur de la République de Nanterre. D’après le rapport de ce service, il existait un risque d’exploitation de ces enfants « à des tâches ménagères notamment ». Après enquête de la brigade des mineurs, le dossier fut classé sans suite.

17.  La première requérante eut dix-huit ans le 23 mars 1996. Elle soutient qu’aucune démarche auprès des autorités préfectorales ne fut effectuée par les époux M. pour régulariser sa situation. Selon le Gouvernement, elle n’était pas en situation irrégulière puisqu’elle était inscrite sur le passeport diplomatique de sa tante.

18.  A partir de septembre 1997, la seconde requérante fut confrontée au refus de sa tante de lui acheter le titre de transport pour le bus la transportant jusqu’au collège. La requérante rapporte que, lorsque son oncle lui achetait en cachette la « carte orange » (carte de transport), sa tante était très mécontente et menaçait de la frapper. A défaut d’avoir obtenu le règlement de son titre de transport, la seconde requérante devait soit effectuer le trajet à pied jusqu’à son collège, distant de quarante-cinq minutes à pied du domicile, soit emprunter le bus en fraudant. La requérante soutient qu’il en était de même s’agissant des frais de cantine scolaire que sa tante refusait de régler.

19.  En juillet 1998, la seconde requérante, restée plusieurs mois sans recevoir des soins dentaires urgents, rapporte avoir dû effectuer elle-même des démarches auprès d’un cabinet dentaire situé à côté de son collège. Elle ajoute qu’elle ne put obtenir les soins d’orthodontie qu’avait préconisés le dentiste. Quant à la première requérante, elle allègue avoir été hospitalisée à trois reprises sous l’identité de sa cousine, à la suite de coups reçus par l’un des fils de la famille.

20.  Par ailleurs, les requérantes affirment qu’elles subissaient quotidiennement des brimades physiques et verbales de la part de leur tante. Cette dernière les menaçait régulièrement de les renvoyer au Burundi pour les punir et faisait des allusions négatives à leurs parents décédés. La seconde requérante fait part de ce que sa tante a une fois menacé de la frapper avec un balai – alors qu’elle était malade et dans son lit – pour qu’elle nettoie la cuisine.

21.  Le 4 janvier 1999, l’association « Enfance et Partage » signala la situation des requérantes au parquet de Nanterre, précisant que ces dernières étaient hébergées dans des conditions contraires à la dignité humaine, qu’elles étaient logées dans le sous-sol du pavillon non chauffé et insalubre de la famille M., que la première requérante était utilisée comme « bonne à tout faire », chargée de s’occuper du fils aîné, handicapé, que leur tante refusait d’acheter des titres de transport et de régler les frais de cantine scolaire à la plus jeune et, enfin, que les deux jeunes filles dénonçaient des mauvais traitements et des agressions physiques de la part de leur tante. Les requérantes s’enfuirent du domicile le jour suivant et furent prises en charge par cette même association.

22.  Le 7 janvier 1999, le parquet de Nanterre demanda la mainlevée de l’immunité diplomatique de M. M. au directeur général de l’UNESCO.

23.  Le 27 janvier 1999, ce dernier fit droit à la demande du parquet de Nanterre, à titre exceptionnel et dans le cadre d’une enquête sur une suspicion de mauvais traitements. L’immunité de l’épouse de M. M., la tante des requérantes, fut également levée.

24.  Le 29 janvier 1999, une enquête préliminaire fut ouverte sur instruction du procureur de la République de Nanterre.

25.  Le 2 février 1999, les policiers procédèrent à l’audition des deux requérantes qui confirmèrent les termes du signalement effectué par « Enfance et Partage ». Elles précisèrent cependant le rôle modérateur de leur oncle vis-à-vis de son épouse. La seconde requérante indiqua que, lors de la première procédure en 1995, elle n’avait pas osé se confier aux policiers par peur de représailles des époux M.

26.  Le même jour, l’association « Enfance et Partage » remit aux services de police des photographies du sous-sol du pavillon prises en novembre 1998 par les requérantes. Les photographies confirmèrent les conditions déplorables d’hygiène et l’insalubrité des lieux.

27.  Le 3 février 1999, M. M. fut entendu par les services de police. Il expliqua n’avoir rien à se reprocher et déclara avoir aidé les requérantes en les ramenant en France. Il indiqua aussi que son épouse, Mme M., était partie au Burundi le 15 janvier 1999. Il se plaignait par ailleurs de l’incidence d’un article de presse du 28 janvier 1999 le mettant en cause son épouse et lui.

28.  Les policiers démontrèrent que, contrairement aux déclarations de M. M., son épouse avait rejoint le Burundi le 2 février 1999, soit quelques jours après la parution de l’article de presse.

29.  M. M. refusa l’accès à son pavillon aux enquêteurs, prétextant que son avocat n’était pas disponible. Il indiqua par ailleurs que des travaux d’aménagement de son pavillon étaient actuellement en cours.

30.  Le 16 février 1999, une information judiciaire fut ouverte contre les époux M. du chef d’atteintes à la dignité de la personne (articles 225-14 et 225-15 du code pénal) et de violences volontaires n’ayant pas entraîné une incapacité de travail supérieure à huit jours sur mineure de quinze ans par personne ayant autorité à l’encontre de Mme M. Des réquisitions de mandat d’arrêt furent prises à l’égard de celle-ci, et une mesure de contrôle judiciaire à l’égard de M. M.

31.  Les requérantes se constituèrent parties civiles.

32.  Les 22 avril et 3 mai 1999, les requérantes furent entendues par le magistrat instructeur. Elles confirmèrent leurs précédentes déclarations et précisèrent que leur situation au domicile des époux M. s’était progressivement aggravée. La seconde requérante déclara ainsi au juge d’instruction que, lors du premier signalement et de la première enquête en 1995-1996, elle n’avait rien dit aux policiers car « cela ne se passait pas [encore] trop mal » avec sa tante (état de fait que confirma la première requérante lors d’une audition ultérieure le 30 juin 2000). Les requérantes soulignèrent le rôle prépondérant de leur tante qui n’hésitait pas à les frapper et à les réveiller en pleine nuit à la moindre contrariété. La première requérante déclara qu’elle avait même dû dormir une nuit hors du domicile. Les requérantes confirmèrent le rôle modérateur de leur oncle, qu’elles trouvaient trop absent du domicile. Elles déclarèrent que celui-ci tempérait souvent son épouse et qu’il leur avait acheté des tickets de transport ou des vêtements en cachette.

33.  Le 29 avril 1999, M. M. fut mis en examen des chefs d’atteinte à la dignité de la personne, faits prévus et réprimés par les articles 225-14 et 225-15 du code pénal.

34.  Le 30 juin 1999, les rapports d’examen médico-psychologique des deux requérantes requis par le juge d’instruction furent déposés au cabinet de ce dernier. Il ressortait de ces rapports que les requérantes ne présentaient pas de troubles psychiques caractérisés ni de décompensation anxio‑dépressive, mais que l’impact psychologique produit par les faits dont elles avaient été victimes se caractérisait par une souffrance morale, à laquelle se rajoutait, s’agissant de la première requérante, un vécu de peur et des sentiments d’abandon, la menace d’être renvoyée au Burundi étant représentée en elle comme une menace de mort d’une part, et l’abandon de ses petites sœurs d’autre part. S’agissant de la seconde requérante, le rapport établit qu’un retour au Burundi était ressenti comme étant « encore pire » que de rester chez les époux M.

35.  Les 30 juin et 14 septembre 1999, le juge d’instruction constata la non-comparution de Mme M. à deux reprises. Celle-ci justifia son absence par le fait qu’elle était au Burundi. Elle ne fut pas entendue avant le 15 juin 2000.

36.  Des investigations menées au domicile des époux M. sur commission rogatoire indiquèrent que le sous-sol du pavillon avait été entièrement réaménagé après le départ des requérantes.

37.  Le 5 février 2001, le juge d’instruction au tribunal de grande instance de Nanterre rendit une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel à l’encontre de Mme M. pour les chefs de violences volontaires n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail supérieure à huit jours sur mineur de moins de quinze ans par personne ayant autorité (faits prévus et réprimés par l’article 222-13 du code pénal) en ce qui concernait la seconde requérante, et pour les chefs de soumission de personnes, en abusant de leur vulnérabilité ou de leur situation de dépendance, à des conditions de travail (concernant la première requérante) ou d’hébergement (concernant les deux requérantes) incompatibles avec la dignité humaine (faits prévus et réprimés par les articles 225-14 et 225-15 du code pénal). Le juge d’instruction requit dans cette même ordonnance un non-lieu partiel à l’encontre de M. M. pour les faits de délit d’atteinte à la dignité de la personne.

38.  Le 7 février 2001, les requérantes firent appel de l’ordonnance de non-lieu partiel.

39.  Le 18 décembre 2002, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles ordonna un supplément d’information afin de déterminer la portée et l’étendue de la levée de l’immunité accordée par le directeur général de l’UNESCO à M. M. et de savoir si cette levée de l’immunité valait pour l’enquête et l’instruction préparatoire seulement ou pour toute l’instance.

40.  Le 30 avril 2003, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles infirma l’ordonnance de non-lieu du 5 février 2001 et ordonna le renvoi de M. M. devant le tribunal correctionnel pour des faits de soumission contraire à la dignité de la personne commis à l’égard des requérantes, ainsi qu’à l’égard de leurs trois jeunes sœurs. Quant à la portée de la levée de l’immunité de juridiction de celui-ci, la cour constata que cette immunité était dépourvue d’effet en ces termes :

« Considérant que les termes explicites de la lettre adressée le 20 janvier 2003 à la Cour par le responsable du service du protocole du Ministère des affaires étrangères, au nom du Ministre, habilité à interpréter et à apprécier l’étendue de l’immunité accordée par celles-ci aux diplomates, ont permis de lever toute incertitude sur la situation de Monsieur [M.] ;

qu’il en résulte, en effet, que celui-ci a cessé ses fonctions à l’U.N.E.S.C.O. le 30 novembre 2001 ;

que s’agissant des actes commis en dehors de l’exercice de ses fonctions, il ne bénéficie plus de l’immunité diplomatique ;

qu’il s’en déduit qu’il n’existe aucun obstacle à l’exercice de l’action publique ; »

41.  M. M. se pourvut en cassation contre cet arrêt.

42.  Le 12 avril 2005, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirma l’absence d’immunité de juridiction au bénéfice de M. M., mais cassa l’arrêt du 30 avril 2003 de la cour d’appel en ce qu’il avait ordonné le renvoi de M. M. devant le tribunal correctionnel également pour les faits commis à l’encontre des trois sœurs des requérantes, faits restés en dehors de la saisine du juge d’instruction.

43.  Le 22 janvier 2007, le tribunal correctionnel de Nanterre rejeta les exceptions d’irrecevabilité soulevées par les époux M. qui invoquaient leur immunité diplomatique. Le tribunal renvoya l’affaire à l’audience du 17 septembre 2007 pour statuer au fond.

44.  Par un jugement du 17 septembre 2007, le tribunal correctionnel de Nanterre déclara les époux M. coupables de l’ensemble des faits qui leur étaient reprochés. M. M. fut condamné à douze mois d’emprisonnement assortis du sursis ainsi qu’à une amende délictuelle de 10 000 euros (EUR). Mme M. fut condamnée à quinze mois d’emprisonnement assortis du sursis ainsi qu’à une amende délictuelle de 10 000 EUR. Les deux prévenus furent également condamnés solidairement à verser la somme de 24 000 EUR à titre de dommages-intérêts à la première requérante, et à verser un euro symbolique à la seconde requérante conformément à ce qu’elle avait demandé. Les passages pertinents du jugement se lisent comme suit :

« (...) Il résulte de l’information que [les requérantes] qui se trouvaient dans une situation de totale dépendance au moment des faits, étant orphelines, mineures et dépourvues de leurs papiers, étaient hébergées, par leur oncle et leur tante, dans des conditions d’hygiène déplorables, dans le sous-sol d’un pavillon non chauffé et insalubre, que les photos versées à la procédure par le conseil des parties civiles (...) attestent de l’état des lieux dans lesquelles elles ont séjourné de 1995 à 1999, qu’elles n’avaient pas accès à la salle de bain et qu’elles devaient, pour se laver, aller chercher des seaux d’eau à la cuisine, et que l’aînée [la première requérante] était employée comme bonne à tout faire par le couple [M.] sans jour de repos ni rétribution.

De plus, il a été établi qu’il n’était pas envisagé de payer ni les frais de cantine scolaire, ni les tickets de carte orange pour [la seconde requérante] qui devait se rendre à pied au collège distant de plusieurs kilomètres par une route bordée de bois.

Il a été également démontré que les prévenus refusaient d’apporter des soins médicaux dont elles avaient besoin, et alors même que M. [M.] les avait affiliées à la Caisse de sécurité sociale de l’UNESCO.

Si certaines déclarations des jeunes filles traduisent plutôt un comportement passif de la part de Monsieur [M.] qui semblait ne pas vouloir affronter la forte personnalité de son épouse, celui-ci ne pouvait ignorer la différence de traitement réservée à ses nièces et à ses propres enfants.

Il ne saurait invoquer ses absences répétées pour prétendre ne pas connaître cette situation. D’ailleurs, il convient de rappeler qu’il s’était opposé à la prise de photographies du sous-sol par les services de police puis s’était empressé de faire aménager celui-ci de manière très confortable après sa garde à vue.

Dès lors, les éléments matériel et intentionnel de l’infraction d’atteinte à la dignité humaine à l’égard des deux prévenus sont réunis. Il convient de les retenir dans les liens de la prévention. »

45.  Les époux M. interjetèrent appel contre ce jugement les 24 et 25 septembre 2007.

46.  Le 29 juin 2009, la cour d’appel de Versailles infirma le jugement sur le délit de soumission de plusieurs personnes vulnérables dont au moins un mineur à des conditions de travail et d’hébergement indignes, relaxa les époux M. de ce chef et débouta les requérantes de leurs demandes en réparation du préjudice résultant de ce délit. Elle confirma néanmoins la culpabilité de Mme M. du délit de violences volontaires aggravées à l’encontre de la seconde requérante. Elle fut condamnée à une amende délictuelle de 1 500 EUR et à payer la somme d’un euro de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral à ce titre.

47.  Les passages pertinents de l’arrêt se lisent comme suit :

« Sur les faits de soumission de plusieurs personnes vulnérables dont au moins un mineur à des conditions de travail et d’hébergement indignes :

Considérant qu’il n’est pas contesté que Mme [M.] est allée chercher ses nièces alors qu’une guerre civile sévissait au Burundi qui a fait près de 250 000 morts et laissé environ 50 000 orphelins ; (...) que les éléments de la procédure attestent que les époux [M.] ont payé le voyage de leurs nièces du Burundi en France ; qu’il est ainsi établi que leur souci était de protéger ces membres de la famille en plaçant ces enfants hors de danger ou de tout péril imminent ; (...)

Considérant qu’aux termes de l’article 225-14 du code pénal en vigueur au moment des faits l’infraction d’atteinte à la dignité de la personne était caractérisée par le fait de soumettre une personne en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine et était puni de la peine de deux ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende ; que la législation actuelle punit plus sévèrement ces faits et donne du délit une définition plus large ; (...) que la loi nouvelle plus sévère ne peut rétroagir ;

Considérant qu’en l’espèce si les conditions d’hébergement et d’exécution de travaux ménagers ou domestiques étaient mauvaises, inconfortables et blâmables, elles ne sauraient être qualifiées de dégradantes au regard du contexte et des circonstances de mise en œuvre d’une solidarité familiale loin de toute perspective économique ou d’exploitation du travail d’autrui ; que les conditions d’hébergement et de travail offertes par les prévenus à leurs nièces ne participaient pas d’une volonté d’abaissement de l’être humain portant atteinte à leurs droits essentiels mais de la mise en œuvre d’une obligation de secours ; (...)

Considérant (...) qu’il ne peut leur [les époux M.] être fait grief de ne pas avoir demandé à leurs propres enfants qui partageaient déjà leur chambre (...) de renoncer à leur confort ; qu’il ne peut leur être raisonnablement reproché d’avoir offert plus à leurs enfants qu’à leurs nièces ; (...)

Considérant qu’il résulte des éléments de la procédure que la chaudière permettant le chauffage de tout le pavillon se trouvait au sous-sol ; que la température qui régnait dans la pièce où avaient été logées les plaignantes au moment des constatations par les enquêteurs sur commission rogatoire était supérieure à vingt degrés ;

Considérant qu’il résulte des déclarations de la fille des prévenus (...) et des aveux même de [la seconde requérante] que leur tante ne leur avait pas interdit formellement l’accès à la salle de bains mais cherchait à en rationaliser l’utilisation au regard du nombre de personnes amenées à s’en servir ; (...)

Considérant (...) que même si les initiatives pour garantir l’insertion de [la première requérante] auraient pu être plus nombreuses, il n’en demeure pas moins que Mme [M.] avait fait appel aux services sociaux pour rechercher une aide ; que dès lors le fait pour [la première requérante] qui ne parlait pas français et qui a reconnu qu’elle ne souhaitait pas être scolarisée, de participer activement aux tâches ménagères et domestiques en sa qualité d’aînée de la fratrie, fût-ce sans être payée, ne caractérise pas des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine ni un asservissement en tant qu’objet de production ou une atteinte aux droits essentiels de la personnalité et s’analyse comme une contrepartie à son accueil permanent et à son entière prise en charge au sein d’une famille déjà très nombreuse ; qu’il ne ressort pas des éléments de la procédure que les époux [M.] aient bénéficié d’un quelconque enrichissement économique du fait de l’hébergement et de l’accueil de leurs nièces qui représentaient pour eux une charge financière nouvelle assumée par obligation morale ;

Qu’il résulte des témoignages que les conditions d’hébergement et de travail étaient compatibles avec la dignité humaine de[s] [requérantes] ; qu’il n’est pas établi que les prévenus aient abusé de la vulnérabilité ou de la dépendance dans laquelle se trouvaient leurs nièces orphelines ;

Considérant que, dès lors, l’élément intentionnel des délits de soumission de personnes vulnérables dont au moins un mineur à des conditions de travail et d’hébergement indignes n’est pas caractérisé ; que les éléments constitutifs de l’infraction n’étant pas réunis, il y a lieu d’infirmer le jugement entrepris sur ce chef de prévention (...).

Sur les faits reprochés à [Mme M.] de violences volontaires aggravées par deux circonstances sur [la seconde requérante], mineure de 15 ans par personne ayant autorité :

Considérant que [la seconde requérante] avait confié aux policiers que sa tante la frappait quand elle demandait la carte orange ou quand son oncle lui avait payé cette carte (...) ; qu’elle allègue avoir ainsi reçu des gifles notamment lorsqu’elle avait par mégarde fait tomber une assiette ; qu’elle relate un épisode où sa tante avait voulu la frapper à coup de balai et un autre où celle-ci l’avait violemment griffée à la main ; (...).

Considérant qu’il n’est pas contestable que [la seconde requérante] était mineure de quinze ans entre janvier 1995 et le 10 décembre 1998 ; qu’elle était sous l’autorité de sa tante, étant orpheline et recueillie par cette dernière ; que l’information a établi que Mme [M.] criait, réprimandait et menaçait d’un retour en Afrique [la seconde requérante] ;

Considérant que les faits sont établis (...) ; que l’infraction est caractérisée dans tous ses éléments (...) ; qu’il convient de confirmer le jugement déféré sur la déclaration de culpabilité de [Mme M.] des faits de violences aggravées (...). »

48.  Les requérantes formèrent un pourvoi en cassation à l’encontre de cet arrêt le 3 juillet 2009. Mme M. se pourvut également en cassation. En revanche, le procureur général ne forma pas de pourvoi.

49.  Le 23 juin 2010, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérantes et de Mme M. Le passage pertinent de l’arrêt se lit comme suit :

« Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la cour d’appel a, sans insuffisance ni contradiction, et en répondant aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, exposé les motifs pour lesquels elle a estimé que la preuve de l’infraction reprochée de soumission de personnes vulnérables ou dépendantes dont au moins un mineur à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine n’était pas rapportée à la charge des prévenus, en l’état des éléments soumis à son examen, et a ainsi justifié sa décision déboutant les parties civiles de leurs prétentions. (...) »

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Code pénal en vigueur à l’époque des faits

Article 225-13

« Le fait d’obtenir d’une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, la fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli est puni de deux ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende. »

Article 225-14

« Le fait de soumettre une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de deux ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende. »

Article 225-15

« Les infractions définies aux articles 225-13 et 225-14 sont punies de cinq ans d’emprisonnement et de 1 000 000 F d’amende lorsqu’elles sont commises à l’égard de plusieurs personnes. »

B.  Code pénal tel qu’amendé par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure

Article 225-13

« Le fait d’obtenir d’une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 Euros d’amende. »

Article 225-14

« Le fait de soumettre une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 Euros d’amende. »

Article 225-15

« Les infractions définies aux articles 225-13 et 225-14 sont punies de sept ans d’emprisonnement et de 200 000 Euros d’amende lorsqu’elles sont commises à l’égard de plusieurs personnes.

Lorsqu’elles sont commises à l’égard d’un mineur, elles sont punies de sept ans d’emprisonnement et de 200 000 Euros d’amende.

Lorsqu’elles sont commises à l’égard de plusieurs personnes parmi lesquelles figurent un ou plusieurs mineurs, elles sont punies de dix ans d’emprisonnement et de 300 000 Euros d’amende. »

Article 225-15-1

« Pour l’application des articles 225-13 et 225-14, les mineurs ou les personnes qui ont été victimes des faits décrits par ces articles à leur arrivée sur le territoire français sont considérés comme des personnes vulnérables ou en situation de dépendance. »

C.  Jurisprudence citée par les requérantes

50.  Cour de cassation, pourvoi no 08-80787, 13 janvier 2009 :

« (...) Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, des articles 225-14 du code pénal, 1382 du code civil, 2, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

en ce que l’arrêt a relaxé Affiba Z... du chef du délit de soumission d’une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ; (...)

Attendu qu’il résulte des pièces de procédure qu’Affiba Z..., qui a employé et logé Marthe X..., née le 22 mars 1979 en Côte-d’Ivoire, de décembre 1994, date de son arrivée illégale sur le territoire national, à l’âge de 15 ans et demi, jusqu’en 2000, a été renvoyée devant le tribunal correctionnel des chefs d’aide à l’entrée et au séjour irrégulier, d’emploi d’un étranger démuni d’un titre de travail, d’obtention de services non rétribués de la part d’une personne vulnérable et de soumission de la même personne à des conditions de travail et d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ; que l’arrêt attaqué, statuant sur les appels de la prévenue, de la partie civile et du ministère public, a confirmé le jugement en ce qu’il avait déclaré Affiba Z... coupable des trois premières infractions et en ce qu’il l’avait relaxée du chef de la dernière ;

Attendu qu’après avoir relevé, par motifs propres et adoptés, que Marthe X..., dont Affiba Z... avait conservé le passeport, avait été chargée par celle-ci d’exécuter, en permanence, sans bénéficier de congés, des tâches domestiques, rétribuées par quelque argent de poche ou envoi de subsides en Côte-d’Ivoire, l’arrêt retient, pour confirmer la décision de relaxe, que la jeune fille disposait des mêmes conditions de logement que les membres de la famille et qu’elle était l’objet de l’affection véritable de la prévenue ; que les juges en déduisent l’absence d’atteinte à la dignité humaine ;

Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, alors que tout travail forcé est incompatible avec la dignité humaine, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, n’a pas justifié sa décision au regard des textes susvisés ; (...)

Casse et annule l’arrêt susvisé de la cour d’appel de Paris (...) en ses seules dispositions relatives à l’action civile (...) »

III.  LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

51.  La Cour renvoie aux paragraphes 49 à 51 de l’arrêt Siliadin c. France (no 73316/01, CEDH 2005‑VII) et aux paragraphes 137 à 174 de l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)) qui exposent les dispositions pertinentes des conventions internationales relatives au travail forcé, à la servitude, à l’esclavage et à la traite des êtres humains (Convention de Genève du 25 septembre 1926 prohibant l’esclavage ; Convention no 29 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé du 28 juin 1930 ; Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage du 30 avril 1956 ; Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ; Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée dit « Protocole de Palerme » de décembre 2000 ; Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005) ainsi que les extraits pertinents des travaux du Conseil de l’Europe en la matière (recommandations 1523 du 26 juin 2001 et 1623 du 22 juin 2004 de l’Assemblée parlementaire ; rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains).

52.  Il convient également d’ajouter à cet exposé les extraits suivants du rapport global en vertu de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, « Le coût de la coercition », adopté par la Conférence internationale du travail en 1999 :

« 24.  Dans la définition qu’en donne l’OIT, pour qu’il y ait travail forcé, deux éléments doivent être réunis: le travail ou le service est exécuté sous la menace d’une peine et contre la volonté de la personne. Tous les travaux des organes de contrôle de l’OIT ont servi à préciser ces deux aspects. La peine en question n’est pas nécessairement une mesure pénale et peut consister en une perte de droits et de privilèges. La menace de rétorsion peut par ailleurs revêtir les formes les plus diverses, pouvant aller, dans les cas les plus extrêmes, jusqu’à la violence ou à la contrainte physique, voire aux menaces de mort adressées à la victime ou à ses proches. Il existe des formes de menaces plus subtiles, parfois d’ordre psychologique: travailleurs en situation illégale menacés d’être dénoncés à la police ou aux services d’immigration, jeunes femmes contraintes de se prostituer dans les villes éloignées et que l’on menace de dénoncer aux notables de leurs villages – autant de situations que le BIT a régulièrement été amené à examiner. Il peut être recouru aussi à des mesures d’ordre pécuniaire, y compris le prélèvement d’une partie du salaire en remboursement de dettes; l’employeur peut exiger que le travailleur lui remette ses pièces d’identité ou le contraindre à travailler en le menaçant de les confisquer.

25.  S’agissant de l’offre de travail ou de service « de plein gré », les organes de contrôle de l’OIT ont examiné diverses facettes du problème et se sont intéressés notamment à la forme et à l’objet du consentement, à l’incidence des contraintes extérieures ou des pressions indirectes, ainsi qu’à la possibilité d’annuler un accord librement consenti. On constate là encore qu’il existe toute une variété de formes subtiles de contraintes. Les victimes du travail forcé sont fréquemment des personnes qui, initialement, se sont engagées de leur plein gré dans un travail – même s’il a fallu pour cela abuser de leur confiance – et qui comprennent plus tard qu’elles ne sont plus libres de le quitter, entravées qu’elles sont par des liens qui peuvent être de nature juridique, physique ou psychologique. On peut toutefois considérer que le consentement initial est sans valeur s’il a été obtenu par une escroquerie ou un abus de confiance. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

53.  La seconde requérante allègue qu’elle a été soumise à des traitements inhumains et dégradants par sa tante et que l’Etat a failli à son obligation de protection. Elle invoque l’article 3 de la Convention qui est libellé comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

54.  La Cour relève que les violences infligées à la seconde requérante par sa tante ont été établies par les juridictions internes, notamment par la cour d’appel de Versailles (voir les extraits pertinents de l’arrêt au paragraphe 47 ci-dessus).

55.  Cependant, la Cour estime qu’à supposer que les faits en cause relèvent de l’article 3 de la Convention, la seconde requérante ne pourrait plus se prétendre victime d’une violation de cette disposition. Elle constate en effet que Mme M. a été définitivement condamnée par les juridictions internes du chef de violences aggravées. En outre, la seconde requérante a obtenu réparation du préjudice subi par l’octroi de dommages-intérêts à hauteur du montant qu’elle avait réclamé. En revanche, la Cour examinera ci-dessous si les mauvais traitements infligés à la seconde requérante relèvent de l’article 4 de la Convention dans la mesure où ils seraient liés à l’exploitation alléguée.

56.  Dans ces circonstances, la Cour conclut que la seconde requérante ne peut plus se prétendre « victime », au sens de l’article 34, d’une violation de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DE LA CONVENTION

57.  Les requérantes affirment avoir été tenues en servitude et assujetties à un travail forcé ou obligatoire par les époux M. Elles allèguent que le manquement de l’Etat français à ses obligations positives en la matière a emporté violation de l’article 4 de la Convention.

58.  En ses parties pertinentes, l’article 4 est ainsi libellé :

« 1.  Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.

2.  Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.

(...) »

A.  Sur la recevabilité

59.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Sur l’existence d’un « travail forcé ou obligatoire » au sens de l’article 4 § 2 de la Convention

a)  Thèse des parties

60.  La première requérante affirme qu’elle a été employée comme une « bonne à toute faire » par le couple M. sans jour de repos, ni rétribution. Elle se réveillait tôt, se couchait tard et devait parfois se lever la nuit pour s’occuper du fils handicapé des époux M. Elle souligne que, durant les quatre années passées au domicile des époux M., elle n’a bénéficié d’aucune formation professionnelle lui permettant de trouver un autre travail et de s’émanciper de leur tutelle. Elle rappelle qu’il a été établi par la cour d’appel de Versailles que les conditions de travail et d’hébergement étaient « mauvaises, inconfortables et blâmables ». Elle soutient qu’elle n’a jamais offert de son plein gré d’accomplir des tâches ménagères et domestiques dans de telles conditions. Au contraire, elle les exécutait sous la menace d’un retour au Burundi, pays qui signifiait pour elle la mort et l’abandon de ses petites sœurs.

61.  La première requérante déclare également qu’elle était maintenue par les époux M. dans une situation administrative irrégulière sur le territoire français. Sur ce dernier point, dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, la requérante fait observer que, quand bien même il serait établi qu’elle et la seconde requérante étaient inscrites sur le passeport diplomatique de leur tante, elle restait soumise, en tant qu’étrangère, à l’obligation de présenter un titre de séjour régulier aux agents de police en cas de contrôle d’identité. Elle fait également remarquer que, d’après l’accord du 2 juillet 1954 conclu entre le Gouvernement et l’UNESCO exonérant les membres de la famille des diplomates « vivant à leur charge » des formalités relatives au séjour, sa situation sur le territoire français n’était régulière que pour autant qu’elle était hébergée au domicile des époux M. et qu’elle restait « à la charge » de ces derniers. Elle n’avait donc pas la possibilité de loger et d’exercer un travail rémunéré en-dehors du domicile des époux M. et était, dans ces conditions, sous « la dépendance accrue » de ces derniers. De ces circonstances résulte, selon la première requérante, la preuve de ce qu’elle exécutait le travail en cause sous la contrainte.

62.  La seconde requérante, scolarisée, soutient qu’elle devait seconder, voire remplacer, la première requérante dans les tâches ménagères et domestiques lorsqu’elle rentrait de l’école. Elle considère que les époux M. les traitaient, elle et la première requérante, comme des « chiens » étant donné que même une « bonne » était payée pour le travail accompli. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, elle précise que le fait qu’elle ait été scolarisée n’exclut pas la qualification de travail forcé ou obligatoire ou de servitude pour les travaux ménagers effectués en-dehors des horaires scolaires. En effet, elle fait valoir que le seul fait que le travail en cause ait été accompli pendant des horaires spécifiques ne suffit pas à établir qu’elle se soit offerte de son plein gré pour l’accomplir, ni qu’elle l’ait exécuté en l’absence de la menace d’une peine quelconque. En l’occurrence, elle affirme que sa tante la menaçait constamment de la renvoyer au Burundi et qu’elle la maltraitait lorsqu’elle refusait d’obtempérer à ce qui était exigé d’elle. Les actes de violence commis à son encontre par sa tante ayant été sanctionnés par les juridictions internes, il ne fait aucun doute qu’elle exécutait le travail en cause sous la menace d’une peine. Elle souligne, enfin, qu’étant âgée de dix à quatorze ans à l’époque des faits, elle ne peut pas être considérée comme ayant donné son consentement à l’accomplissement de ces tâches, qui n’étaient ni isolées, ni ponctuelles.

63.  Les requérantes en concluent que, fournissant sous contrainte aux époux M. des travaux pour lesquels elles ne s’étaient pas offertes de leur plein gré, elles ont été soumises à un travail forcé ou obligatoire.

64.  Le Gouvernement exclut d’emblée que la seconde requérante ait été soumise à un travail forcé. Il argue, en effet, qu’elle n’était associée aux travaux ménagers que de manière accessoire au même titre que les autres membres du foyer.

65.  Le Gouvernement admet que la première requérante a été plus lourdement sollicitée par les époux M. pour l’entretien de leur foyer, n’étant pas scolarisée et étant l’aînée de la fratrie. Cependant, il soutient que l’existence de la menace d’une peine quelconque ou d’une contrainte n’était pas caractérisée à son égard. Il souligne que sa tante avait fait appel aux services sociaux pour chercher une aide à son profit et qu’elle lui avait trouvé un emploi rémunéré. Ces éléments permettraient d’infirmer l’idée selon laquelle Mme M. aurait cherché à maintenir la requérante dans un état de dépendance.

66.  Le Gouvernement en conclut que ni la première ni la seconde requérante ne sont fondées à soutenir qu’elles ont été soumises à un travail forcé ou obligatoire au sens de l’article 4 § 2 de la Convention.

b)  Tierce intervention du « Aire Centre »

67.  Le « Aire Centre », organisation non gouvernementale qui a pour objet de promouvoir le droit européen des droits de l’homme et d’assister les personnes les plus vulnérables dans la défense de leurs droits, soutient que la notion de « contrôle » de l’individu est un élément crucial et commun à toutes les formes d’exploitation de la personne visées à l’article 4 de la Convention. Il insiste sur les aspects psychologiques de ce « contrôle » dans la mesure où celui-ci s’exerce en relation avec l’état de vulnérabilité de la victime. Il relève que la notion de « contrôle » n’est pas définie dans la Convention et appelle la Cour à en préciser le sens et le degré exigé par l’article 4, à la lumière des instruments internationaux pertinents. Le « Aire Centre » demande également à la Cour de donner des indications plus précises, à l’attention des Etats, des organisations non gouvernementales et surtout des victimes, quant à ce que les notions de l’article 4 englobent précisément.

c)  Appréciation de la Cour

68.  La Cour rappelle que l’article 4 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Le premier paragraphe de cet article ne prévoit pas de restrictions et ne souffre d’aucune dérogation, même en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation aux termes de l’article 15 § 2 de la Convention (Siliadin, précité, § 112).

69.  Elle rappelle également que, sur le fondement de l’article 4 de la Convention, l’Etat peut aussi bien être tenu responsable de ses agissements directs que de ses défaillances à protéger efficacement les victimes d’esclavage, de servitude, de travail obligatoire ou forcé au titre de ses obligations positives (Siliadin, précité, §§ 89 et 112 ; Rantsev, précité, §§ 284-288).

70.  La Cour examinera d’abord la question de savoir si les requérantes ont été assujetties à un travail forcé ou obligatoire, puis par la suite, si elles ont été maintenues en servitude par les époux M.

71.  La Cour a considéré, dans les affaires Van der Mussele c. Belgique (23 novembre 1983, § 32, série A no 70) et Siliadin (précité, § 116), dans des termes largement inspirés de ceux de l’article 2 § 1 de la Convention no 29 sur le travail forcé de 1930 de l’OIT, que le « travail forcé ou obligatoire au sens de l’article 4 § 2 de la Convention européenne désigne un travail exigé sous la menace d’une peine quelconque et, de plus, contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci ne s’est pas offert de son plein gré ».

72.  En l’espèce, la Cour observe que la première et la seconde requérantes affirment avoir accompli un travail, sous la forme de tâches ménagères et domestiques au domicile des époux M., sans y avoir consenti.

73.  Cependant, la Cour n’est pas convaincue que les requérantes ont été placées dans une situation similaire quant à l’importance du travail accompli. Elle rappelle, à cet égard, que la première requérante, non scolarisée, était chargée de l’ensemble des tâches ménagères et domestiques au domicile des époux M. et qu’elle devait s’occuper de leur fils handicapé. Elle travaillait sept jours sur sept, sans aucun jour de repos ni rétribution, se levait tôt et se couchait tard (devant même parfois se lever la nuit pour s’occuper du fils handicapé des époux M.) et n’avait aucun loisir. En comparaison, la seconde requérante était scolarisée et disposait de temps pour faire ses devoirs en rentrant de l’école. Elle aidait ensuite la première requérante dans les tâches ménagères.

74.  Afin d’éclairer la notion de « travail » au sens de l’article 4 § 2 de la Convention, la Cour précise que tout travail exigé d’un individu sous la menace d’une « peine » ne constitue pas nécessairement un « travail forcé ou obligatoire » prohibé par cette disposition. Il convient en effet de prendre en compte, notamment, la nature et le volume de l’activité en cause. Ces circonstances permettent de distinguer un « travail forcé » de ce qui relève de travaux qui peuvent raisonnablement être exigés au titre de l’entraide familiale ou de la cohabitation. Dans ce sens, la Cour a notamment eu recours, dans l’affaire Van der Mussele c. Belgique (23 novembre 1983, § 39, série A no 70), à la notion de « fardeau disproportionné » pour déterminer si un avocat stagiaire était soumis à un travail obligatoire lorsqu’il était exigé de lui qu’il assure à titre gracieux la défense de clients en qualité d’avocat commis d’office.

75.  S’agissant des faits de l’espèce, la Cour considère que la première requérante a été forcée de fournir un travail d’une telle importance que sans son aide, les époux M. auraient dû avoir recours à une employée de maison professionnelle et donc rémunérée. Elle estime en revanche que la seconde requérante n’a pas démontré de façon suffisante qu’elle contribuait à l’entretien du foyer des époux M. de façon démesurée. En outre, s’il n’est pas contesté que la seconde requérante a été victime d’actes de maltraitance par sa tante, il n’est pas établi que ces actes étaient directement liés à l’exploitation alléguée, c’est-à-dire au travail en cause. La Cour est donc d’avis que les mauvais traitements infligés à la seconde requérante par sa tante ne relèvent pas du champ d’application de l’article 4.

76.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que seule la première requérante remplit la première des conditions du « travail forcé ou obligatoire », au sens de l’article 4 § 2 de la Convention, consistant en ce que l’individu ait accompli un travail sans s’y être offert de son plein gré. Reste à savoir si ce travail a été effectué « sous la menace d’une peine quelconque ».

77.  La Cour relève que, dans le rapport global « le coût de la coercition » adopté par la Conférence internationale du travail en 1999 (voir paragraphe 52 ci-dessus), la notion de « peine » est définie de manière large, ce que confirme l’expression d’une peine « quelconque ». Ainsi, si la « peine » peut aller jusqu’à la violence ou la contrainte physique, elle peut également revêtir une forme plus subtile, d’ordre psychologique, telle que la dénonciation de travailleurs en situation illégale à la police ou aux services d’immigration (ibid.).

78.  En l’espèce, la Cour constate que Mme M. menaçait régulièrement les requérantes de les renvoyer au Burundi, pays qui signifiait, pour la première requérante, la mort et l’abandon de ses jeunes sœurs (voir paragraphe 34 ci‑dessus). Elle relève également que, selon ses observations, la première requérante exécutait le travail qu’on exigeait d’elle sous la menace d’un renvoi dans son pays d’origine (voir paragraphe 60 ci-dessus). De l’avis de la Cour, un renvoi au Burundi était donc considéré par la première requérante comme une « peine » et la menace d’un tel renvoi comme la « menace » de l’exécution de cette « peine ».

79.  La Cour en conclut que la première requérante a été soumise à un « travail forcé ou obligatoire », au sens de l’article 4 § 2 de la Convention, par les époux M. Elle est d’avis, à l’inverse, que la seconde requérante était placée dans une situation différente qui ne relève pas de la disposition précitée.

2.  Sur l’existence d’une « servitude » au sens de l’article 4 § 1 de la Convention

a)  Thèse des parties

80.  Sous l’angle de cette seconde qualification, les requérantes réitèrent leurs allégations exprimées ci-dessus (paragraphes 61 et 63) à propos du travail qu’elles ont dû effectuer pour les époux M. La seconde requérante précise, en réponse aux observations du Gouvernement selon lesquelles elle n’aurait pas été tenue en servitude au motif qu’elle n’avait pas fourni un travail à temps plein, que la Cour dans l’affaire Siliadin avait tenu compte, parmi d’autres éléments, des horaires excessifs de la requérante pour conclure à l’existence d’une servitude mais qu’elle n’avait pas accordé à cette circonstance de fait un poids déterminant. En effet, dans cette affaire, la Cour a défini la servitude comme étant une « obligation de prêter ses services sous l’empire de la contrainte », sans préciser l’ampleur de ces services.

81.  Les requérantes allèguent qu’elles étaient tenues dans une dépendance administrative et financière totale vis-à-vis des époux M. et qu’elles n’avaient pas d’autre choix que de rester à leur domicile et de continuer à travailler à leur service. La première requérante souligne en particulier qu’elle n’avait aucun espoir que sa situation évolue, réitérant ses observations énoncées aux paragraphes 60 et 61 ci-dessus concernant l’absence de formation professionnelle et sa situation irrégulière sur le territoire français. Quant à la seconde requérante, elle affirme qu’en tant que mineure confiée à la tutelle de son oncle et de sa tante, elle ne pouvait loger qu’au domicile de ces derniers et n’était pas en mesure de se soustraire à la situation qui lui était imposée.

82.  Les requérantes soutiennent que leur prise en charge par les époux M. relevait de la tromperie au même titre que les circonstances qui ont présidé au recrutement de la requérante dans l’affaire Siliadin. Selon elles, la véritable intention des époux M. était toute autre que celle de se substituer à leurs parents défunts aux fins de leur dispenser des soins et d’assurer leur éducation. Sur ce point, la seconde requérante affirme qu’à cause du travail imposé par les époux M., sa scolarité a été tenue en échec et qu’elle a dû être orientée vers un établissement adapté aux élèves en difficulté en 1996, alors même qu’elle avait été qualifiée par ses professeurs au collège d’élève intelligente et vive. En outre, elle fait observer que les époux M. n’ont pas pris soin de sa santé et de son développement. Ainsi, elle n’a pas bénéficié de soins dentaires appropriés et a été privée de tout loisir et de toute activité ludique, artistique ou sportive propres aux enfants de son âge.

83.  Les requérantes en concluent qu’elles ont été obligées de vivre et de travailler sans rémunération sur la propriété d’autrui, faits constitutifs d’un état de servitude. En sus, elles allèguent que les époux M., qui les ont hébergées à des fins d’exploitation au moyen de tromperie et abusant de leur vulnérabilité, ont commis des agissements qui relèvent de la traite d’êtres humains au sens de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains.

84.  Le Gouvernement réfute cette thèse. Il fait observer que la seconde requérante ne fournissait pas un travail à plein temps et qu’elle était scolarisée. Elle a admis auprès du juge d’instruction qu’elle disposait d’un temps pour faire ses devoirs lorsqu’elle rentrait de l’école. Il précise que ses bulletins scolaires au collège témoignent de résultats très satisfaisants.

85.  Le Gouvernement estime que les conditions de vie au domicile des époux M. n’atteignaient pas un seuil d’indignité et que si l’accès à la télévision et à la salle de bain était restreint à certains horaires, cet accès ne leur était pas interdit. Il fait encore observer que les requérantes sont arrivées en France avec l’aval du conseil de famille réuni au Burundi et que leur prise en charge par les époux M. leur offrait de meilleures perspectives que celles des orphelines de guerre dans leur pays d’origine. Il considère que la situation des requérantes n’est en rien assimilable à un cas de traite. Loin d’être présentées comme des domestiques, les requérantes étaient considérées comme des membres de la famille par les époux M. Le Gouvernement soutient qu’elles ne se trouvaient pas en situation administrative irrégulière en France puisqu’elles étaient inscrites sur le passeport diplomatique de leur tante.

86.  Le Gouvernement en conclut que les requérantes n’ont pas été victimes de servitude au sens de l’article 4 § 1. Néanmoins, il est d’avis que leur situation, notamment celle de la plus jeune des requérantes, relevait de la maltraitance. Il souligne que Mme M. a été condamnée à ce titre par les juridictions internes.

b)  Tierce intervention du « Aire Centre »

87.  La tierce intervention du « Aire Centre » portant globalement sur les notions de « travail forcé ou obligatoire » et de « servitude », il est renvoyé au paragraphe 67 ci-dessus.

c)  Appréciation de la Cour

88.  La Cour constate d’emblée que les requérantes allèguent avoir été victimes d’agissements relevant de la traite des êtres humains, se référant à cet égard à la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Certes, la Cour a pu affirmer, dans l’affaire Rantsev c. Chypre et Russie, que la traite des êtres humains relève en soi de la portée de l’article 4 de la Convention dans la mesure où il s’agit sans aucun doute d’un phénomène contraire à l’esprit et au but de cette disposition (précité, § 279). Toutefois, elle considère que les faits de l’espèce concernent avant tout des agissements qui relèvent du « travail forcé » et de la « servitude », concepts juridiques spécifiquement prévus dans la Convention. En effet, la Cour estime que la présente affaire présente plus de similitudes avec l’affaire Siliadin qu’avec l’affaire Rantsev.

89.  La Cour rappelle ensuite que la servitude prohibe une « forme de négation de la liberté, particulièrement grave » (voir le rapport de la Commission dans l’affaire Van Droogenbroeck c. Belgique, 9 juillet 1980, § 80, série B no 44). Elle s’analyse en effet en une « obligation de prêter ses services sous l’empire de la contrainte » (Siliadin, précité, § 124). A ce titre, elle est « à mettre en lien avec la notion d’esclavage qui la précède » aux termes de l’article 4 § 1 de la Convention (ibid.).

90.  Ayant égard à la Convention supplémentaire relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions ou pratiques analogues à l’esclavage du 30 avril 1956, la Commission a estimé que la notion de servitude englobe « en plus de l’obligation de fournir à autrui certains services (...) l’obligation pour le « serf » de vivre sur la propriété d’autrui et l’impossibilité de changer sa condition » (rapport de la Commission dans l’affaire Van Droogenbroeck, précité, § 79).

91.  Au vu de ces critères, la Cour observe que la servitude constitue une qualification spéciale du travail forcé ou obligatoire ou, en d’autres termes, un travail forcé ou obligatoire « aggravé ». En l’occurrence, l’élément fondamental qui distingue la servitude du travail forcé ou obligatoire, au sens de l’article 4 de la Convention, consiste dans le sentiment des victimes que leur condition est immuable et que la situation n’est pas susceptible d’évoluer. A cet égard, il suffit que ce sentiment repose sur des éléments objectifs suscités ou entretenus par les auteurs des agissements.

92.  En l’espèce, la première requérante avait la conviction que sa situation administrative sur le territoire français était dépendante de son hébergement par les époux M. et qu’elle ne pouvait pas s’émanciper de leur tutelle sans risquer de se trouver en situation irrégulière. Ce sentiment était renforcé lors d’événements tels que son hospitalisation sous le nom d’une de ses cousines (voir paragraphe 19 ci-dessus). En outre, la requérante n’était pas scolarisée (son refus de l’être alors qu’elle était encore mineure ne saurait être pris en considération par la Cour) et ne bénéficiait d’aucune formation professionnelle lui permettant d’espérer travailler un jour contre une rémunération et en dehors du domicile des époux M. N’ayant aucun jour de repos, ni aucun loisir, elle n’avait pas la possibilité de nouer des contacts à l’extérieur lui permettant de demander de l’aide. Ainsi, la Cour considère que la première requérante avait le sentiment que sa condition, à savoir le fait d’effectuer un travail forcé ou obligatoire au domicile des époux M., ne pouvait pas évoluer et que cette condition était immuable, d’autant plus qu’elle a duré quatre années (voir, mutatis mutandis, Siliadin, précité, §§ 126‑129). Cette situation a commencé quand elle était mineure et s’est poursuivie quand elle est devenue majeure. La Cour estime donc que la première requérante a bien été maintenue en état de servitude par les époux M.

93.  La Cour n’a pas la même appréciation concernant la seconde requérante. Contrairement à sa sœur aînée, elle était scolarisée et avait ainsi la possibilité d’évoluer dans une autre sphère que celle du domicile des époux M. Elle a pu acquérir les bases de la langue française, comme en témoignent ses bons résultats scolaires. Elle était aussi moins isolée que sa sœur. C’est ainsi qu’elle a pu signaler sa situation à l’infirmière du collège. Enfin, elle disposait de temps pour faire ses devoirs lorsqu’elle rentrait de l’école (voir paragraphe 14 ci-dessus). La Cour estime donc que la seconde requérante n’était pas tenue en servitude par les époux M.

94.  En conclusion, la Cour considère que la situation de la première requérante relevait de l’article 4 §§ 1 et 2 de la Convention au titre, respectivement, de la servitude et du travail forcé. Quant à la seconde requérante, la Cour ayant déterminé que sa situation ne relevait pas de l’article 4 §§ 1 et 2, l’Etat ne saurait être tenu responsable d’aucune violation de la disposition précitée à son égard.

95.  Il importe désormais d’examiner la question de savoir si l’Etat a rempli ses obligations positives découlant de cette disposition.

3.  Sur les obligations positives incombant à l’Etat défendeur au titre de l’article 4 de la Convention

a)  Thèse des parties

96.  Les requérantes soutiennent que la législation pénale française, telle qu’elle était en vigueur au moment des faits, ne permettait pas de réprimer efficacement le travail forcé ou obligatoire ou la servitude. Elles se réfèrent à l’arrêt Siliadin (précité) dans lequel la Cour a considéré que les articles 225-13 et 225-14 du code pénal ne visaient pas spécifiquement les droits garantis par l’article 4 de la Convention mais concernaient, de manière plus restrictive, l’exploitation par le travail et la soumission à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine. Les requérantes affirment que cette carence de la législation française a été paradoxalement confirmée par un arrêt de la Cour de cassation du 13 janvier 2009 (voir paragraphe 50 ci-dessus) qui a procédé à une interprétation évolutive des articles 225-13 et 225-14 du code pénal.

97.  Les requérantes mettent également en cause l’absence de pourvoi en cassation du procureur général à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel qui a prononcé la relaxe des époux M. du délit visé à l’article 225-14 du code pénal. Elles font observer qu’en l’absence de pourvoi du procureur général, cette relaxe est devenue définitive et que la Cour de cassation n’a été saisie que du volet civil de l’affaire. Elles soulignent que, dans l’arrêt Siliadin, la Cour avait tenu compte de l’absence de pourvoi du procureur général pour conclure à la violation des obligations positives qui incombaient à la France en vertu de l’article 4 de la Convention.

98.  Les requérantes considèrent, plus généralement, que les autorités de poursuite françaises ont une conception particulièrement restrictive des notions de traite des êtres humains, de servitude et de travail forcé. Elles affirment, en particulier, que de nombreuses affaires de traite d’êtres humains à des fins de servitude domestique font l’objet d’un classement sans suite par le ministère public. En outre, la qualification des faits dans ces affaires ne reflètent souvent ni l’ensemble, ni la gravité des éléments constitutifs d’un asservissement.

99.  A cet égard, les requérantes invoquent l’obligation pour les Etats de mener une enquête effective dès lors qu’ils ont connaissance de faits relevant des articles 2 ou 3 de la Convention. Elles font valoir que la Cour a clairement énoncé l’existence d’une telle obligation pour les droits garantis à l’article 4 de la Convention dans son arrêt Rantsev c. Chypre et Russie du 7 janvier 2010. En l’espèce, les requérantes rappellent que le signalement d’enfants en danger effectué par les services sociaux auprès du procureur de la République en 1995 a abouti à un classement sans suite. L’ouverture d’une information judiciaire n’est intervenue en 1999 qu’à la suite d’un second signalement. Les requérantes allèguent que leur état d’exploitation s’est poursuivi de 1995 à 1999 alors même que le procureur avait connaissance des faits. Par ailleurs, les requérantes se plaignent de ce qu’en 1999, l’information judiciaire n’a été ouverte que du seul chef d’infraction visé à l’article 225-14 du code pénal et que le renvoi de M. M. devant les juridictions de jugement n’a tenu qu’aux requérantes, le procureur de la République s’étant abstenu de relever appel de l’ordonnance du juge d’instruction disant n’y avoir lieu à poursuivre. Enfin, les requérantes s’interrogent sur l’existence d’une volonté effective des autorités judiciaires, en l’occurrence des juges de la cour d’appel de Versailles, d’aboutir à la punition des responsables des actes litigieux.

100.  Le Gouvernement soutient, à titre principal, que la relaxe des époux M. en appel s’explique par le fait que les requérantes n’ont pas été victimes de traitements contraires à l’article 4 de la Convention.

101.  A titre subsidiaire, le Gouvernement fait valoir que l’enquête menée en 1995 par la brigade des mineurs au domicile des époux M. s’est achevée par un classement sans suite faute d’élément probant. En effet, les requérantes auraient « répugné » à révéler les faits litigieux et n’auraient pas confié aux autorités d’enquête d’éléments permettant de qualifier une infraction. Le Gouvernement souligne que le second signalement, en 1999, a donné lieu à la procédure pénale qui fait l’objet de la présente requête.

102.  Sur l’absence de pourvoi en cassation du procureur général, le Gouvernement fait valoir que celui-ci n’exerce sa faculté de se pourvoir en cassation que lorsqu’il estime que l’arrêt de la cour d’appel est entaché d’une erreur de droit. Dès lors, il ne saurait découler, ni de l’article 13 de la Convention, ni des obligations positives de l’article 4, aucun caractère automatique du pourvoi du procureur général, sauf à le priver de son rôle fondamental dans la procédure pénale. Le Gouvernement fait observer qu’en l’espèce, le procureur a estimé qu’aucune erreur de droit n’exigeait de saisir la Cour de cassation. En outre, le Gouvernement fait valoir que, la règle selon laquelle la partie civile ne peut se pourvoir en cassation qu’en ce qui concerne ses intérêts civils, n’empêche pas la Cour de cassation d’apprécier la conformité au droit de l’arrêt de la cour d’appel rendu sur l’action publique. Il soutient que le volet pénal de la procédure conditionne le volet civil de celle-ci. En l’espèce, la Cour de cassation a estimé que la cour d’appel avait pu, sans insuffisance, contradiction ou violation de la loi, estimer que la preuve de l’infraction n’était pas rapportée.

b)  Tierce intervention du « Aire Centre »

103.  Le « Aire Centre » affirme que la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains est l’instrument de référence pour déterminer les obligations positives incombant à l’Etat en vertu de l’article 4 de la Convention. Ainsi, l’article 4, tel qu’interprété à la lumière de l’article 10 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, exigerait des autorités compétentes qu’elles soient en mesure d’identifier les victimes d’agissements contraires à l’article 4. A l’aune de cette même Convention du Conseil de l’Europe et en particulier son article 4 c), le « Aire Centre » invite la Cour à prendre en considération la vulnérabilité particulière de l’enfant dans la détermination des obligations positives de l’Etat.

c)  Appréciation de la Cour

104.  La Cour rappelle qu’il découle de l’article 4 de la Convention des obligations positives pour les Etats (Siliadin, précité, § 89). La Cour distinguera, en l’espèce, entre l’obligation positive de criminaliser et de réprimer effectivement les agissements visés par l’article 4 (ibid., § 112) et l’obligation procédurale d’enquêter sur les situations d’exploitation potentielle dès lors que les faits ont été portés à la connaissance des autorités (mutatis mutandis, Rantsev, précité, § 288).

i.  L’obligation positive de criminaliser et de réprimer effectivement tout acte visé à l’article 4

105.  Pour s’acquitter de cette obligation, les Etats doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant le travail forcé ou obligatoire, la servitude et l’esclavage (Siliadin, précité, §§ 89 et 112 ; mutatis mutandis Rantsev, précité, § 285). Ainsi, pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 4, il faut prendre en compte le cadre juridique et réglementaire en vigueur (Rantsev, précité, § 284).

106.  La Cour rappelle que, dans l’arrêt Siliadin, elle a considéré que les articles 225-13 et 225-14 du code pénal alors en vigueur n’avaient pas assuré à la requérante, qui était mineure, une protection concrète et effective contre les actes dont elle avait été victime (Siliadin, précité, § 148). Pour parvenir à cette conclusion, la Cour avait relevé que ces dispositions étaient susceptibles d’interprétations variant largement d’un tribunal à l’autre (ibid., § 147). Elle avait également fait observer que le procureur général ne s’était pas pourvu en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel ayant relaxé les auteurs des actes litigieux et que, dès lors, la Cour de cassation n’avait été saisie que du volet civil de l’affaire (ibid., § 146). Insistant sur le fait que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme impliquait une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales, la Cour avait conclu, dans l’arrêt Siliadin, à la violation des obligations positives qui incombaient à l’Etat français en vertu de l’article 4 de la Convention.

107.  En l’espèce, la Cour constate que l’état du droit dans la présente affaire est le même que celui qui prévalait dans l’affaire Siliadin. Les modifications législatives qui sont intervenues en 2003 (voir « droit et pratique internes pertinents ») ne sauraient donc infirmer le constat de la Cour à cet égard. En outre, de même que dans l’affaire Siliadin, l’absence de pourvoi du procureur général à l’encontre de l’arrêt d’appel ayant abouti à la relaxe des époux M. du chef du délit visé à l’article 225-14 du code pénal a eu pour conséquence que la Cour de cassation n’a été saisie, dans les circonstances de l’espèce, que du volet civil de l’affaire.

108.  La Cour ne voit pas de raison en l’espèce de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Siliadin. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 4 de la Convention à l’égard de la première requérante au titre de l’obligation positive de l’Etat de mettre en place un cadre législatif et administratif permettant de lutter efficacement contre la servitude et le travail forcé.

ii.  L’obligation procédurale d’enquêter sur les situations d’exploitation potentielle

109. Pour être effective, l’enquête doit être indépendante des personnes impliquées dans les faits. Elle doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit là, cependant, d’une obligation de moyens et non de résultat (Rantsev, précité, § 288). Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans tous les cas, mais lorsqu’il est possible de soustraire l’individu à une situation dommageable, l’enquête doit être menée d’urgence (ibid.).

110.  La Cour relève qu’une enquête a bien eu lieu en 1995 et qu’elle a été diligentée par la brigade des mineurs. Au terme de cette enquête, le procureur de la République a estimé qu’il n’existait pas d’éléments permettant de caractériser une infraction ; la Cour ne saurait remettre en cause son appréciation des faits en l’absence d’élément permettant de conclure à une diligence insuffisante de sa part. En outre, la Cour souligne que les requérantes ont admis, devant le juge d’instruction, que leur situation au domicile des époux M. ne s’était pas encore aggravée à cette époque au point qu’elle était devenue insupportable (voir paragraphe 32 ci‑dessus). La seconde requérante a également reconnu qu’elle n’avait pas pleinement exposé sa situation aux policiers en 1995 (voir paragraphe 25 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne voit aucune preuve de la mauvaise volonté des autorités de poursuivre et d’identifier les responsables, d’autant plus qu’en 1999, une nouvelle enquête a eu lieu et a abouti à la procédure pénale dont la Cour est saisie.

111.  La Cour estime donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Convention à l’égard de la première requérante au titre de l’obligation procédurale de l’Etat de mener une enquête effective sur les cas de servitude et de travail forcé.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

112.  Les requérantes se plaignent également ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif dans la mesure où il n’y pas eu, à la suite de leur plainte, d’investigations effectives, propres à conduire à la punition des responsables. Elles invoquent l’article 13 de la Convention qui dispose :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

113.  La Cour relève que ce grief se confond avec celui tiré de la violation des obligations positives procédurales de l’article 4 qui constituent, à cet égard, une lex specialis vis-à-vis des obligations générales de l’article 13. Or, après avoir examiné le bien-fondé du grief tiré de l’absence d’enquête effective dans le cadre de l’examen des obligations positives découlant de l’article 4, la Cour a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de cette disposition de ce chef.

114.  La Cour n’estime donc pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de la violation de l’article 13.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

115.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

116.  La première requérante réclame 24 000 EUR au titre du préjudice matériel. Elle rappelle, en effet, que le tribunal correctionnel de Nanterre lui avait octroyé 24 000 EUR de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi. Cependant, la cour d’appel de Versailles ayant prononcé la relaxe des époux M. des chefs des infractions prévues aux articles 225-14 et 225-15 du code pénal, la première requérante fut déboutée de toutes ses demandes au titre de l’action civile.

117.  La seconde requérante ne sollicite pas de réparation au titre du préjudice matériel.

118.  Les requérantes réclament chacune 15 000 EUR au titre du dommage moral. Elles arguent du fait qu’elles ont été placées dans une situation contraire à l’article 4 de la Convention pendant quatre années sans que les auteurs des faits ne soient condamnés et sans que la première enquête diligentée en 1995 ne mette fin à cette situation.

119.  Le Gouvernement rappelle que le tribunal correctionnel de Nanterre avait octroyé à la première requérante la somme de 24 000 EUR en réparation de l’ensemble de son préjudice, sans en distinguer les dimensions morale et matérielle, lesquelles sont malaisément discernables. Le Gouvernement est d’avis que cette somme de 24 000 EUR doit être considérée comme une réparation de l’ensemble du préjudice subi par la requérante. Il reconnaît cependant qu’à ce préjudice s’ajoute le grief spécifique résultant de la nécessité de saisir la Cour aux fins de faire constater une violation des droits garantis par l’article 4 de la Convention. Il estime ainsi qu’en cas de constat de violation de l’article 4 par la Cour, la somme globale de 30 000 EUR apparaîtrait comme une juste réparation du préjudice subi par la première requérante.

120.  S’agissant de la seconde requérante, le Gouvernement rappelle que celle-ci n’a jamais demandé devant les juridictions nationales d’autre réparation de son préjudice que l’attribution d’un euro symbolique. En outre, elle se trouvait dans une situation distincte de celle de la première requérante à plusieurs égards. Il estime donc que, si la Cour devait constater une violation de l’article 4 de la Convention s’agissant de la seconde requérante, la somme de 6 000 EUR devrait être octroyée à cette dernière en réparation de son préjudice moral.

121.  La Cour constate d’emblée qu’elle n’a conclu à aucune violation de la Convention à l’égard de la seconde requérante. En conséquence, il n’y a pas lieu d’accorder une satisfaction équitable à celle-ci. S’agissant de la première requérante, la Cour rappelle qu’elle a conclu à une violation de l’article 4 dans la mesure où la législation pénale de l’Etat défendeur n’avait pas assuré à celle-ci une protection concrète et effective contre les agissements dont elle a été victime, agissements constitutifs de servitude et de travail forcé. Statuant en équité, la Cour octroie à la première requérante la somme de 30 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt. Elle considère, en accord avec le Gouvernement, que cette somme est octroyée au titre de l’ensemble des préjudices subis par la première requérante.

B.  Frais et dépens

122.  Dans leurs observations initiales, les requérantes expliquèrent qu’elles ne s’estimaient pas en mesure, à ce stade de la procédure, de chiffrer la totalité des frais et dépens exposés. Elles précisèrent que leurs demandes chiffrées seraient transmises à la Cour dès qu’elles seraient connues.

123.  Le Gouvernement constate qu’aucune demande de remboursement des frais et dépens n’a été faite dans les formes prescrites par la Cour.

124.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate avec le Gouvernement qu’aucune demande chiffrée de remboursement des frais et dépens ne lui est parvenue dans les formes et délais. Dans ces conditions, aucune somme au titre des frais et dépens exposés par la première requérante ne saurait être octroyée à cette dernière.

C.  Intérêts moratoires

125.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable à l’exception du grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention concernant la seconde requérante ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 4 de la Convention à l’égard de la première requérante au titre de l’obligation positive de l’Etat de mettre en place un cadre législatif et administratif permettant de lutter efficacement contre la servitude et le travail forcé ;

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Convention à l’égard de la première requérante au titre de l’obligation procédurale de l’Etat de mener une enquête effective sur les cas de servitude et de travail forcé ;

4.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Convention à l’égard de la seconde requérante ;

5.  Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de la violation de l’article 13 ;

6.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser à la première requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 30 000 EUR (trente mille euros) pour l’ensemble de ses préjudices, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek Dean Spielmann
 Greffière Président

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE C.N. ET V. c. FRANCE, 11 octobre 2012, 67724/09