CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE NAVALNYY c. RUSSIE, 15 novembre 2018, 29580/12 et autres

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Chronologie de l’affaire

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www.revuedlf.com · 3 novembre 2020

Par Laurence Burgorgue-Larsen, Professeure de droit public à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et auteure, notamment, de Les 3 Cours régionales des droits de l'homme in context. La justice qui n'allait pas de soi. Paris, Pedone, 2020, 588 p. Quel paradoxe. Alors que des voix en provenance de milieux divers s'élèvent de façon commode et simplificatrice contre la Cour européenne des droits de l'homme – celles d'anciens hauts fonctionnaires rompant les us et coutumes de la discrétion[1], en passant par celles de chroniqueurs médias devenus les apôtres d'un nouveau « prêt à penser » …

 

Roseline Letteron · Liberté, Libertés chéries · 19 novembre 2019

Dans sa décision Oboto c. Russie du 19 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme que les "Flashmobs", définies comme des réunions pacifiques, sont protégées par l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le requérant est un ressortissant russe, condamné pour avoir participé, en janvier 2009, à un rassemblement qui n'avait pas été déclaré. Certes, l'amende était modeste, 1000 roubles, soit 22 € à l'époque des faits, mais la sanction pose une question de principe. Car l'intéressé ne participait pas à une manifestation, au …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 15 nov. 2018, n° 29580/12 et autres
Numéro(s) : 29580/12, 36847/12, 11252/13, 12317/13, 43746/14
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, 21 octobre 2010
Barankevitch c. Russie, n° 10519/03, § 28, 26 juillet 2007
Berladir et autres c. Russie, n° 34202/06, § 39, 10 juillet 2012
Blečić c. Croatie [GC], n° 59532/00, § 65, CEDH 2006 III
Blokhin c. Russie [GC], n° 47152/06, CEDH 2016
Broniowski c. Pologne [GC], n° 31443/96, § 192, CEDH 2004-V
Bukta et autres c. Hongrie, n° 25691/04, § 37, CEDH 2007 III
Buzadji c. République de Moldova [GC], n° 23755/07, CEDH 2016 (extraits)
Centre de Ressources Juridiques Au Nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], n° 47848/08, § 158, CEDH 2014
Ceylan c. Turquie [GC], n° 23556/94, § 34, CEDH 1999 IV
Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, CEDH 2003 X
Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], n° 33348/96, CEDH 2004 XI
Demicoli c. Malte, 27 août 1991, §§ 31-34, série A n° 210
Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, §§ 82 83, série A n° 22
Ezelin c. France, 26 avril 1991, série A n° 202
Fáber c. Hongrie, n° 40721/08, § 47, 24 juillet 2012
Fábián c. Hongrie [GC], n° 78117/13, § 90, CEDH 2017 (extraits)
Gorzelik et autres c. Pologne [GC], n° 44158/98, § 90, CEDH 2004 I
Jussila c. Finlande [GC], n° 73053/01, CEDH 2006 XIV
Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, CEDH 2016 (extraits)
Kasparov et autres c. Russie (n° 2), n° 51988/07, 13 décembre 2016
Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], n° 37553/05, CEDH 2015
Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, §§ 216-312, 7 février 2017
Leyla Şahin c. Turquie [GC], n° 44774/98, CEDH 2005 XI
Maestri c. Italie [GC], n° 39748/98, § 30, CEDH 2004 I
Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], n° 18030/11, § 163, CEDH 2016
Makhmoudov c. Russie, n° 35082/04, 26 juillet 2007
Malofeyeva c. Russie, n° 36673/04, 30 mai 2013
Menecheva c. Russie, n° 59261/00, §§ 95-98, CEDH 2006 III
Merabishvili c. Géorgie [GC], n° 72508/13, 28 novembre 2017
Mikhaïlova c. Russie, n° 46998/08, §§ 57-69, 19 novembre 2015
Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], n° 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits)
Navalnyye c. Russie, n° 101/15, §§ 83-84, 17 octobre 2017
Navalnyy et Ofitserov c. Russie, nos 46632/13 et 28671/14, § 119, 23 février 2016
Navalnyy et Yashin c. Russie, n° 76204/11, §§ 43-44, 4 décembre 2014
Nemtsov c. Russie, n° 1774/11, 31 juillet 2014
Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, § 50, série A n° 73
Perinçek c. Suisse [GC], n° 27510/08, CEDH 2015
Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 45, série A n° 222
Primov et autres c. Russie, n° 17391/06, 12 juin 2014
Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, CEDH 2018
Roman Zakharov c. Russie [GC], n° 47143/06, § 232, CEDH 2015
Samüt Karabulut c. Turquie, n° 16999/04, § 35, 27 janvier 2009
Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000 VIII
Sergueï Kouznetsov c. Russie, n° 10877/04, 23 octobre 2008
Simeonovi c. Bulgarie [GC], n° 21980/04, CEDH 2017 (extraits)
Stanev c. Bulgarie [GC], n° 36760/06, §§ 254-55, CEDH 2012
Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 85, CEDH 2001 IX
Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005 X
Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 79, CEDH 2014 (extraits)
Taranenko c. Russie, n° 19554/05, § 65, 15 mai 2014
K. et T. c. Finlande [GC], n° 25702/94, CEDH 2001-VII
Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], n° 30985/96, § 84, CEDH 2000 XI
Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A n° 44
Ždanoka c. Lettonie [GC], n° 58278/00, § 98, CEDH 2006 IV
Références à des textes internationaux :
Décision du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur l’exécution de l’arrêt Lashmankin et autres c. Russie, (no 57818/09) adopté le 7 février 2017 à la réunion 1318 (CM/Del/Dec(2018)1318/H46 21);Mémorandum de suivi sur la liberté de réunion en Fédération de Russie du 5 septembre 2017 du Commissaire aux droits de l’homme
Référence au règlement de la Cour : Article 53
Organisations mentionnées :
  • Commission de Venise
  • Cour de justice de l'Union européenne
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exceptions préliminaires rejetées (Art. 35) Conditions de recevabilité ; (Art. 35-1) Épuisement des voies de recours internes ; Exception préliminaire rejetée (Art. 35) Conditions de recevabilité ; (Art. 35-1) Épuisement des voies de recours internes ; Exception préliminaire rejetée (Art. 35) Conditions de recevabilité ; (Art. 35-1) Délai de six mois ; Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières) ; Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative ; Article 6-1 - Procès équitable) ; Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative ; Article 6-1 - Procès équitable) ; Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique) ; Violation de l'article 18+5-1 - Limitation de l'usage des restrictions aux droits (Article 18 - Restrictions dans un but non prévu) (Article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté ; Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières) ; Violation de l'article 18+11-1 - Limitation de l'usage des restrictions aux droits (Article 18 - Restrictions dans un but non prévu) (Article 11 - Liberté de réunion et d'association ; Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique) ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral ; Dommage matériel ; Satisfaction équitable) ; Etat défendeur tenu de prendre des mesures générales (Article 46-2 - Mesures générales)
Identifiant HUDOC : 001-187880
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2018:1115JUD002958012
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE NAVALNYY c. RUSSIE

(Requêtes no 29580/12 et 4 autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Navalnyy c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Guido Raimondi, président,
 Angelika Nußberger,
 Linos-Alexandre Sicilianos,
 Ganna Yudkivska,
 Robert Spano,
 Ledi Bianku,
 André Potocki,
 Aleš Pejchal,
 Faris Vehabović,
 Dmitry Dedov,
 Armen Harutyunyan,
 Georges Ravarani,
 Pauliine Koskelo,
 Tim Eicke,
 Jolien Schukking,
 Péter Paczolay,
 Lado Chanturia, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 janvier et 19 septembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouvent cinq requêtes (nos 29580/12, 36847/12, 11252/13, 12317/13 et 43746/14) dirigées contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksey Anatolyevich Navalnyy (« le requérant »), a saisi la Cour, respectivement, le 14 mai 2012, le 28 mai 2012, le 30 novembre 2012, le 14 janvier 2013 et le 6 juin 2014, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Mes O. Mikhaylova, K. Terekhov, A. Maralyan et K. Moskalenko, avocats à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par le représentant de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir d’abord M. G. Matyushkin, puis M. M. Galperin, qui a succédé à celui-ci.

3.  Le requérant voyait dans son arrestation à sept reprises, alors qu’il participait à des événements publics, des violations de son droit à la liberté de réunion pacifique et de son droit à la liberté. Il soutenait que les arrestations, les détentions et les poursuites administratives dont il avait fait l’objet avaient eu pour but d’entraver son droit à la liberté de réunion pour des raisons politiques. Il soutenait enfin que ses procès administratifs conduits devant les juridictions internes n’avaient pas respecté les garanties du procès équitable.

4.  Le 28 août 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Chacune des parties a produit des observations écrites sur celles présentées par l’autre.

5.  Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Une chambre de cette section, composée de Luis López Guerra, président, de Helena Jäderblom, Helen Keller, Dmitry Dedov, Branko Lubarda, Pere Pastor Vilanova, Alena Poláčková, juges, ainsi que de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section, a rendu un arrêt le 2 février 2017. À l’unanimité, elle a prononcé la jonction des requêtes et les a déclarées recevables. Elle a conclu, à l’unanimité également, à la violation de l’article 11 de la Convention pour chacun des sept épisodes dénoncés, de l’article 5 § 1 à raison des sept arrestations et des deux mises en détention provisoire dont il avait fait l’objet, et de l’article 6 § 1 pour six des procès administratifs, mais non pour celui qui avait porté sur les événements du 5 mars 2012. Elle a estimé, toujours à l’unanimité, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les autres griefs formulés sur le terrain de l’article 6, le grief de violation de l’article 14, ni le grief de violation de l’article 18 combiné avec l’article 11. Par quatre voix contre trois, elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner le grief de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention. À l’arrêt était joint le texte de l’opinion partiellement dissidente commune aux juges López Guerra, Keller et Pastor Vilanova, et de l’opinion partiellement dissidente de la juge Keller.

6.  Le 26 avril 2017 et le 2 mai 2017 respectivement, le Gouvernement et le requérant ont l’un et l’autre demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément aux articles 43 de la Convention et 73 du règlement de la Cour (« le règlement »). Le 29 mai 2017, le collège de la Grande Chambre a fait droit à ces demandes.

7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8.  Le requérant et le Gouvernement ont chacun produit des observations écrites.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 24 janvier 2018.

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M. M. Galperin, agent,
Mme Y. Borisova,
M. P. Smirnov,
Mme M. Zinoveva,
MM. N. Chestnykh,
 R. Lesnikov,
 V. Oleynik,
 D. Gazizov, conseillers ;

–  pour le requérant
Mmes A. Maralyan,
 O. Mikhaylova, conseils,
M. A. Navalnyy, requérant.
 

La Cour a entendu Mes Maralyan et Mikhaylova, M. Navalnyy et M. Galperin en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à ses questions.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  Le requérant est né en 1976 et réside à Moscou.

11.  Le requérant est un militant politique, chef de file de l’opposition, engagé dans la lutte contre la corruption et auteur d’un blog populaire. Les cinq requêtes examinées en l’espèce concernent sept arrestations dont il a fait l’objet alors qu’il participait à différents événements publics.

12.  Les faits de la cause, tel qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent être résumés comme suit.

A.  L’arrestation du requérant le 5 mars 2012

13.  Le 5 mars 2012, à Moscou, sur la place Pouchkine, le requérant participa à un rassemblement qui débuta à 19 heures. Cet événement, qui visait à protester contre les fraudes dont auraient été entachées les élections présidentielles russes, avait reçu l’aval des autorités municipales.

14.  À la fin du rassemblement, à 21 heures, M. P., député de la Douma d’État, s’adressa aux participants, invitant chacun à rester sur les lieux pour participer à des débats informels, lesquels commencèrent vers 21 h 30 et réunirent environ 500 personnes. Le requérant allègue qu’il est resté avec d’autres personnes sur la place Pouchkine pour prendre part à un rassemblement avec le député et que les participants sont restés pacifiquement dans la zone piétonne de cette place sans gêner l’accès à celle-ci ni la circulation. Le Gouvernement affirme que le requérant tenait une réunion irrégulière en l’absence de notification préalable et qu’il scandait des slogans politiques.

15.  À 22 h 45, la police arriva sur les lieux et arrêta le requérant ainsi que de nombreuses autres personnes. Le requérant fut conduit au poste de police du district Tverskoy.

16.  Le même soir, deux policiers dressèrent un procès-verbal d’infraction administrative, indiquant que le requérant avait été arrêté à 22 h 45 « dans une fontaine » de la place Pouchkine, qu’il avait participé à une réunion publique irrégulière et qu’il avait refusé d’obtempérer à des sommations de dispersion faites par la police. Le requérant fut inculpé de manquement à la procédure prévue pour la conduite d’événements publics, infraction réprimée par l’article 20 § 2 du code des infractions administratives. Il fut libéré le 6 mars 2012 à 12 h 15.

17.  Le 15 mars 2012, le juge de paix du circuit no 369 du district Tverskoy examina les chefs d’infractions administratives retenus contre le requérant. Ce dernier contesta l’authenticité des procès-verbaux de la police et la déposition des deux policiers, affirmant qu’il avait été arrêté par d’autres agents ; mais son moyen fut rejeté. Sur la base des dépositions écrites et des témoignages des deux policiers, le juge de paix déclara le requérant coupable de participation à une réunion publique irrégulière conduite en l’absence de notification préalable et il le condamna, en vertu de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, à une amende de 1 000 roubles russes (RUB), soit environ 25 euros (EUR) courants.

18.  Le 10 avril 2012, le tribunal du district Tverskoy de Moscou examina l’appel formé par le requérant. Celui-ci était absent mais représenté par un avocat. Le tribunal interrogea un autre témoin oculaire, un journaliste. Ce témoin déclara qu’avant son arrestation, le requérant se tenait « dans une fontaine, main dans la main avec d’autres personnes » et scandait des slogans politiques. Il confirma que les agents qui avaient emmené le requérant dans le fourgon de police étaient les mêmes que ceux qui avaient signé le procès‑verbal et comparu en première instance. Le tribunal visionna deux enregistrements vidéo produits par le requérant. Il constata que le député de la Douma d’État avait effectivement appelé à un rassemblement public, mais il conclut qu’au moment de son arrestation, le requérant participait non pas à un événement de ce type avec le député mais à une réunion de protestation. Il confirma le jugement du 15 mars 2012.

B.  Les deux arrestations du requérant le 8 mai 2012

19.  Le 8 mai 2012, le requérant participa à une « sortie » nocturne, une réunion informelle de militants consistant à se retrouver pacifiquement dans un lieu public pour discuter de l’actualité. Dans le cadre de cette sortie, plusieurs douzaines de militants se réunirent pour débattre de l’investiture de M. Poutine dans ses fonctions de président de la Fédération de Russie, intervenue la veille. À cette même date, la circulation des véhicules et partiellement celle des piétons avaient été restreintes dans certaines zones du centre de Moscou en raison des festivités organisées à l’occasion de l’investiture du président et de la Journée de la victoire.

20.  À 4 heures selon le Gouvernement, ou à 4 h 30 selon le requérant, ce dernier et 170 personnes environ empruntèrent le passage Lubyanskiy. Ils s’arrêtèrent sur les marches d’un bâtiment public pour prendre une photographie de groupe. Alors que le requérant prenait ce cliché, il fut arrêté par la police antiémeute. À 8 heures, il fut conduit au poste de police, où les policiers dressèrent un procès-verbal d’infraction administrative. Il fut inculpé de manquement à la procédure prévue pour la conduite d’événements publics, au sens de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives. Le même jour, à 10 h 50, il fut libéré.

21.  Toujours le 8 mai 2012, à 23 h 55 selon le Gouvernement ou à 23 heures selon le requérant, ce dernier descendit la rue Bolshaya Nikitskaya au sein d’un groupe d’une cinquantaine de personnes. D’après le requérant, ces personnes restèrent sur le trottoir, ne déployèrent aucune banderole, n’utilisèrent aucun matériel de sonorisation et ne causèrent aucun trouble. Elles furent encerclées par la police antiémeute et le requérant fut arrêté sans sommation ni avertissement.

22.  Le même soir, à 23 h 58, le requérant fut conduit au poste de police, où les policiers dressèrent un procès-verbal d’infraction administrative. Il fut une nouvelle fois inculpé de manquement à la procédure prévue pour la conduite d’événements publics, au sens de l’article 20 § 2 (2) du code des infractions administratives. Le 9 mai 2012, à 2 h 50, il fut libéré.

23.  Le 30 mai 2012, la juge de paix du circuit no 387 du district Basmannyy examina les chefs d’infraction administrative retenus contre le requérant pour les faits survenus dans le passage Lubyanskiy. Le requérant n’assista pas à l’audience mais fut représenté par son avocat. Celui-ci dit que son client n’avait pas participé à une réunion irrégulière et n’avait scandé aucun slogan. Il demanda à la juge de paix d’admettre comme éléments de preuve certains enregistrements vidéo et d’entendre certains témoins, mais la juge refusa. Sur la base des dépositions écrites de deux policiers, elle reconnut le requérant coupable de participation à un rassemblement conduit avant 7 heures, en violation de la règlementation, et elle le condamna, en vertu de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, à une amende de 1 000 RUB. Ce jugement fut prononcé en intégralité le 1er juin 2012. Il fut confirmé le 6 juillet 2012 par le tribunal du district Basmannyy de Moscou.

24.  Le 1er juin 2012, le juge de paix du circuit no 380 du district Presnenskiy de Moscou examina les chefs d’infraction administrative retenus contre le requérant pour les faits survenus rue Bolshaya Nikitskaya. Le requérant n’assista pas à l’audience mais fut représenté par son avocat. Celui-ci dit que son client n’avait pas participé à une réunion irrégulière et n’avait scandé aucun slogan. Le juge de paix interrogea trois témoins oculaires ainsi que le policier qui avait procédé à l’arrestation. Ce policier déclara qu’il avait arrêté le requérant parce que celui-ci marchait au sein d’un large groupe de personnes qui gênaient la circulation et scandaient des slogans politiques. Les témoins oculaires déclarèrent que le requérant avait descendu la rue avec une cinquantaine ou une soixantaine de personnes, que la police leur avait barré la route et avait commencé à les arrêter sans le moindre avertissement, et qu’eux-mêmes n’avaient entendu ni slogans ni sons amplifiés. Le juge refusa d’admettre comme éléments de preuve des enregistrements vidéo et écarta les dépositions des témoins oculaires, estimant que ceux-ci étaient partiaux parce qu’ils étaient vraisemblablement des partisans du requérant. Ce dernier fut reconnu coupable de participation à un rassemblement conduit au mépris de la règlementation. Il fut condamné, en vertu de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, au paiement d’une amende de 1 000 RUB. Ce jugement fut confirmé le 25 juin 2012 par le tribunal du district Presnenskiy de Moscou.

C.  L’arrestation du requérant le 9 mai 2012

25.  Le 9 mai 2012, à 5 heures, le requérant arriva sur la place Kudrinskaya, à Moscou, afin de participer à un rassemblement informel avec un député de la Douma d’État et d’assister aux festivités de la Journée de la victoire. Cette « sortie » rassemblait 50 à 100 personnes discutant pacifiquement de l’actualité. Selon le requérant, il ne s’agissait pas d’une manifestation : il n’y aurait eu aucune banderole ni aucun bruit, et personne n’aurait scandé de slogans ni prononcé de discours.

26.  À 6 heures, la police antiémeute arriva sur les lieux du rassemblement et arrêta le requérant sans sommation ni avertissement. Le requérant a produit un enregistrement vidéo de cette arrestation.

27.  À 8 h 50, le requérant fut conduit au poste de police du district Strogino. À 11 h 50, les policiers le fouillèrent, puis ils dressèrent un procès‑verbal d’infraction administrative. Le requérant dit avoir été retenu au poste de police pendant plus de trois heures avant d’être conduit devant le juge de paix. Le Gouvernement confirme que le requérant a bien été retenu au poste de police avant d’être conduit devant un juge, mais il ne précise pas pendant combien de temps.

28.  Toujours le 9 mai 2012, à une heure non précisée, le requérant fut conduit devant le juge de paix du circuit no 375 du district Presnenskiy de Moscou. Il pria le juge de paix de convoquer et d’interroger les policiers qui l’avaient arrêté, d’admettre comme éléments de preuve des enregistrements vidéo et d’interroger trois témoins oculaires. Le juge rejeta toutes ces demandes à l’exception de celle tendant à l’audition de témoins oculaires. Ces derniers déclarèrent qu’un rassemblement public avec un député de la Douma d’État avait été conduit dans le but de discuter de l’actualité politique, que personne n’avait scandé de slogans, fait du bruit ni gêné la circulation, et que la police n’avait formulé aucune sommation ni aucun avertissement avant d’arrêter le requérant. Sur la base des dépositions écrites de deux policiers, le juge estima établi que le requérant avait pris part à un rassemblement public irrégulier et qu’il n’avait pas obtempéré à une sommation légale de dispersion faite par la police. Il conclut également que le requérant avait scandé les slogans « la Russie sans Poutine ! » et « Poutine, voleur ! » et refusé de quitter la place, alors que celle-ci devait être évacuée pour les besoins des festivités de la Journée de la victoire. Il écarta les déclarations des trois témoins oculaires au motif qu’elles ne concordaient pas quant au nombre de personnes présentes sur les lieux, au nombre des policiers qui avaient arrêté le requérant et à l’heure à laquelle celui-ci était arrivé au rassemblement. Le requérant fut reconnu coupable de refus d’obtempérer à une sommation légale de la police, infraction réprimée par l’article 19 § 3 du code des infractions administratives, et condamné à quinze jours de détention administrative.

29.  Le 10 mai 2012, le requérant fit appel de ce jugement.

30.  Le 12 décembre 2012, le tribunal du district Presnenskiy de Moscou statua en appel. Le requérant avait demandé que soient entendus les policiers dont les procès-verbaux et les dépositions avaient servi au juge de paix à fonder son jugement ainsi que huit témoins oculaires, et que soit admis comme élément de preuve l’enregistrement vidéo de son arrestation. Le tribunal rejeta ces demandes et confirma le jugement du 9 mai 2012.

D.  L’arrestation du requérant le 27 octobre 2012

31.  Le 27 octobre 2012, le requérant prit part sur la place Loubianka à une manifestation statique, ou « piquet » (пикетирование), qui s’inscrivait dans une série d’événements pacifiques du même type organisés à Moscou devant les bâtiments abritant le Service fédéral de sécurité et le Comité d’investigation russe afin de protester « contre les répressions et la torture ». Selon le requérant, cette action était un piquet individuel (одиночное пикетирование) qui n’avait pas à être préalablement notifié à l’autorité publique compétente. Au total, une trentaine de personnes y prirent part consécutivement.

32.  À 15 h 30, la police arrêta le requérant devant le 9, rue Maroseyka alors qu’il descendait la rue accompagné d’un groupe de personnes. Le requérant affirme que, au moment de son arrestation, il avait fini de participer au piquet et descendait pacifiquement la rue en marchant sur le trottoir, sans scander aucun slogan et ni porter aucune banderole, mais suivi d’un groupe de personnes, notamment des journalistes, dont il estimait le nombre à « deux douzaines ». Le Gouvernement soutient pour sa part que le requérant a participé à une marche irrégulière conduite en l’absence de notification préalable. Le requérant fut emmené au poste de police à 16 h 10, puis inculpé de manquement à la procédure prévue pour la conduite d’événements publics, au sens de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives. Il fut libéré le même jour à 19 h 17.

33.  Le 30 octobre 2012, la juge de paix du circuit no 387 du district Basmannyy examina les chefs d’infraction administrative. Elle interrogea trois témoins oculaires convoqués à la demande du requérant, mais rejeta les demandes que celui-ci avait formées aux fins de faire convoquer et entendre les policiers qui l’avaient arrêté et d’obtenir l’admission comme éléments de preuve d’un enregistrement vidéo des événements en cause et du compte rendu écrit d’une ONG qui avait observé les piquets. Les trois témoins oculaires entendus à la demande du requérant déclarèrent qu’après avoir quitté le piquet celui-ci avait descendu la rue entouré de journalistes et accompagné d’un autre militant avec qui il discutait, qu’il était resté sur le trottoir sans scander de slogans ni déployer de banderoles tandis que plusieurs autres participants au piquet étaient restés debout avec leurs banderoles à une certaine distance les uns des autres, et qu’il avait été arrêté sans avertissement ni explication. Se fondant sur les procès-verbaux de deux policiers, la juge estima établi que le requérant avait organisé et mené le groupe d’une trentaine de personnes et avait ainsi conduit une marche sans l’autorisation des autorités locales, et que le groupe était parti de la place Loubianka pour se diriger vers le centre de détention de Lefortovo et avait bloqué la route devant le 9, rue Maroseyka et donc entravé la circulation. Elle écarta les dépositions faites en faveur du requérant au motif qu’elles contredisaient les pièces du dossier. Elle déclara le requérant coupable de participation à une marche qui n’avait pas été dûment notifiée aux autorités et le condamna, en vertu de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, au paiement d’une amende de 30 000 RUB (soit environ 740 EUR courants).

34.  Le 7 décembre 2012, le tribunal du district Basmannyy confirma le jugement du 30 octobre 2012.

E.  Les deux arrestations du requérant le 24 février 2014

35.  Le 24 février 2014, à midi, le requérant se rendit au tribunal du district Zamoskvoretskiy de Moscou pour assister à une audience publique au cours de laquelle devait être prononcé le jugement rendu dans le procès de militants accusés d’avoir participé à des troubles de grande ampleur survenus sur la place Bolotnaya, à Moscou, le 6 mai 2012. L’accès au tribunal était bloqué par un cordon de policiers et des fourgons de police, et le requérant ne put y pénétrer. Il resta donc à l’extérieur, avec d’autres personnes qui souhaitaient assister à l’audience. Selon lui, alors qu’il se tenait debout en silence, la police, qui se serait soudain ruée sur la foule, l’arrêta en l’absence de sommation, d’avertissement ou de motif. Selon la version officielle, il avait tenu une réunion irrégulière et scandé des slogans politiques.

36.  Le même jour, à 12 h 50, le requérant fut conduit au poste de police. Il fut inculpé de manquement à la procédure prévue pour la conduite d’événements publics, au sens de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, et libéré à 15 heures.

37.  Plus tard ce jour-là, vers 19 h 45, le requérant participa à une réunion publique pacifique organisée à la suite du prononcé du jugement rendu dans le procès relatif aux troubles de grande ampleur survenus sur la place Bolotnaya, par lequel plusieurs militants avaient été condamnés à des peines de prison. La réunion, à laquelle prirent part environ 150 personnes, se déroula dans la rue Tverskaya. Le requérant fut arrêté alors qu’il discutait avec un journaliste sur le trottoir. Il affirme n’avoir reçu aucune sommation ni aucun avertissement et ne pas avoir résisté à la police. Le procès-verbal de la police indique que, alors qu’il était assis dans le véhicule de police, il faisait des signes de la main en direction de la foule pour essayer d’attirer l’attention des médias, et qu’il manifestait ainsi son refus d’obtempérer à une sommation de la police et sa résistance à des agents dans l’exercice de leurs fonctions.

38.  Toujours le 24 février 2014, à 20 h 20, le requérant fut conduit au poste de police du district Tverskoy, où les policiers dressèrent un procès-verbal d’infraction administrative. Il fut inculpé de refus d’obtempérer à une sommation légale de la police, au sens de l’article 19 § 3 du code des infractions administratives, et placé en retenue administrative.

39.  Le lendemain, 25 février, à une heure non précisée, le requérant fut conduit devant le juge du tribunal du district Tverskoy, qui examina l’accusation d’infraction à l’article 19 § 3 du code des infractions administratives. Il demanda à faire entendre deux témoins oculaires, ce qui fut accepté. Ces témoins déclarèrent que la police n’avait fait aucune sommation ni donné aucun avertissement au requérant avant de l’arrêter. Le juge admit comme élément de preuve et visionna l’enregistrement des événements litigieux, et il interrogea les deux policiers dont les procès-verbaux avaient servi à fonder les charges. Il estima établi que le requérant avait participé à un rassemblement irrégulier et refusé d’obtempérer à une sommation légale de dispersion faite par la police. Le requérant fut reconnu coupable de refus d’obtempérer à une sommation légale de la police au sens de l’article 19 § 3 du code des infractions administratives, et condamné à sept jours de détention administrative.

40.  Le 7 mars 2014, le tribunal du district Zamoskvoretskiy de Moscou examina les charges relatives à la participation alléguée du requérant, le 24 février 2014, à une réunion publique non autorisée devant l’enceinte de ce même tribunal. Le requérant demanda à faire entendre deux témoins oculaires présents au tribunal ce jour-là ainsi que les deux policiers dont les procès‑verbaux avaient servi à fonder les charges. Ces demandes furent rejetées. Le tribunal admit au dossier un enregistrement vidéo des événements litigieux mais décida de ne pas prendre connaissance de la teneur de cet enregistrement, observant qu’il n’était pas daté et qu’il ne retraçait pas les événements dans leur séquence complète. Se fondant sur les procès-verbaux rédigés par deux policiers, il déclara le requérant coupable de participation à un rassemblement qui n’avait pas été notifié à l’autorité compétente conformément à la procédure prévue par la loi, et il le condamna, sur la base de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, au paiement d’une amende de 10 000 RUB (soit environ 200 EUR).

41.  Le 24 mars 2014, la cour de Moscou confirma le jugement du 25 février 2014.

42.  Le 22 mai 2014, elle confirma le jugement du 7 mars 2014.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

43.  Le droit interne pertinent en la matière est résumé dans les arrêts Kasparov et autres c. Russie (no 21613/07, § 35, 3 octobre 2013), Navalnyy et Yashin c. Russie (no 76204/11, §§ 43-44, 4 décembre 2014), Novikova et autres c. Russie (nos 25501/07 et 4 autres, §§ 67-69, 26 avril 2016, et Lashmankin et autres c. Russie, (nos 57818/09 et 14 autres, §§ 216-312, 7 février 2017). Les dispositions qui intéressent directement la présente affaire sont reproduites ci-dessous.

44.  L’article 55 § 3 de la Constitution russe dispose :

« Les droits et libertés de l’homme et du citoyen ne peuvent être limités par la loi fédérale que dans la mesure où cela est nécessaire à la protection des fondements du système constitutionnel, de la morale, de la santé, des droits et des intérêts légitimes des tiers, ou afin d’assurer la défense et la sécurité nationales. »

45.  Au moment des faits, la loi fédérale sur les réunions, rassemblements, manifestations, marches et piquets (loi no 54-FZ du 19 juin 2004 – « la loi relative aux événements publics ») disposait, en ses parties pertinentes :

Article 2
Définitions générales

« (...)

1.  Un événement public est une action ouverte et pacifique accessible à tous prenant la forme d’une réunion (собрание), d’un rassemblement (митинг), d’une manifestation (демонстрация), d’une marche (шествие) ou d’un piquet (пикетирование), ou diverses combinaisons de ces formes, organisée à l’initiative de citoyens de la Fédération de Russie, de partis politiques ou d’autres associations publiques, ou d’associations à caractère religieux. Il peut faire intervenir l’usage de véhicules. Il a pour buts la libre expression et la libre formation des opinions et la manifestation de revendications sur des questions relatives à la vie politique, économique, sociale et culturelle du pays ou à la politique étrangère. (...) »

Article 3
Principes régissant la conduite d’événements publics

« Un événement public repose sur les principes suivants :

1. Légalité – respect des dispositions de la Constitution de la Fédération de Russie, de la présente loi fédérale et des autres actes législatifs de la Fédération de Russie ;

(...) »

Article 5
Organisateur d’un événement public

« (...)

4.  L’organisateur d’un événement public :

1)  notifie à l’autorité exécutive [ou municipale] (...) l’événement public conformément à l’article 7 de la présente loi fédérale. »

Article 7
Notification des événements publics

« L’organisateur d’un événement public (autre qu’une réunion ou un piquet individuel) en notifie la conduite par écrit à l’autorité exécutive [ou municipale] (...) quinze jours au plus tôt et dix jours au plus tard avant la date prévue de l’événement public (...) »

Article 16
Motifs de suppression d’un événement public

« Un événement public peut être supprimé :

1.  en cas de risque réel pour la vie ou la santé du public ou pour les biens des personnes physiques ou morales ;

2.  si ses participants commettent des actes illégaux ou si ses organisateurs méconnaissent délibérément les dispositions de la présente loi fédérale relatives à la procédure régissant la conduite d’événements publics ;

3.  [disposition introduite à la suite de la réforme législative du 8 juin 2012] si ses organisateurs ne respectent pas les obligations énoncées à l’article 5, paragraphe 4, de la présente loi fédérale. »

Article 17
Procédure de suppression d’un événement public

« 1.  S’il a été décidé de supprimer un événement public, le représentant de l’autorité exécutive [ou municipale] (...) :

1)  enjoint à l’organisateur de l’événement public de le supprimer, en en exposant les raisons, et lui signifie cette injonction par écrit dans un délai de vingt-quatre heures ;

2)  fixe un délai pour l’exécution de l’injonction de suppression de l’événement public ;

3)  si l’organisateur ne se conforme pas à l’injonction de suppression de l’événement public, s’adresse directement aux participants et leur accorde un délai supplémentaire exécuter l’injonction.

2.  En cas de non-respect de l’injonction de suppression de l’événement public, la police prend toutes les mesures nécessaires pour la faire appliquer (...)

3.  La procédure de suppression d’un événement public énoncée au paragraphe 1 ci‑dessus ne s’applique pas en cas de troubles de grande ampleur, d’émeutes, d’incendie volontaire ou d’autres situations d’urgence (...)

4.  Le refus d’obtempérer à une sommation légale des agents de police ou la résistance à ceux-ci par des participants à un événement public peut engager la responsabilité juridique de ces derniers. »

Article 18
Garantie du bon déroulement d’un événement public

« 1.  Les organisateurs d’événements publics, les responsables et les autres citoyens ne sont pas autorisés à empêcher les participants à un événement public d’exprimer leurs opinions d’une manière qui ne trouble pas l’ordre public et qui ne méconnaît pas la procédure de conduite des événements publics. »

46.  Avant le 8 juin 2012, les dispositions pertinentes du code des infractions administratives du 30 décembre 2001 se lisaient ainsi :

Article 19 § 3
Refus d’obtempérer à une sommation légale d’un agent de police (...)

« Le fait de ne pas obtempérer à un ordre ou à une sommation légaux formulés par un agent de police (...) dans l’exercice de ses fonctions officielles de maintien de l’ordre et de la sécurité publics ou d’entraver l’exercice par un agent de police de ses fonctions officielles est punissable d’une amende de 500 à 1 000 roubles ou d’une peine de détention administrative de quinze jours au maximum. »

Article 20 § 2
Manquements à la procédure prévue pour l’organisation et la conduite de
réunions, rassemblements, manifestations, marches ou piquets publics

« 1.  Le manquement à la procédure prévue pour l’organisation de réunions, rassemblements, manifestations, marches ou piquets publics est puni d’une amende administrative d’un montant allant de dix à vingt fois le salaire minimum, payable par les organisateurs.

2.  Le manquement à la procédure prévue pour la conduite de réunions, rassemblements, manifestations, marches ou piquets publics est puni d’une amende administrative d’un montant allant de 1 000 à 2 000 roubles pour les organisateurs et de 500 à 1 000 roubles pour les participants. »

Article 27 § 2
Transfert de personnes au poste de police

« 1.  Lorsqu’un procès-verbal d’infraction administrative dont l’établissement est obligatoire ne peut être dressé sur le lieu de constatation de l’infraction, la personne mise en cause est transférée, c’est-à-dire conduite de force, au poste de police aux fins de l’établissement du procès-verbal :

1)  par la police (...)

(...)

2.  Le transfert est effectué aussi rapidement que possible.

3.  Le transfert est consigné dans un procès-verbal de transfert, un procès-verbal d’infraction administrative ou un procès-verbal de retenue administrative. Si la personne transférée en fait la demande, copie du procès-verbal de transfert lui est remise. »

Article 27 § 3
Retenue administrative

« 1.  à titre exceptionnel, une personne peut faire l’objet d’une mesure de retenue administrative, c’est-à-dire d’une restriction de liberté de courte durée, lorsque pareille mesure est nécessaire pour permettre aux autorités de vérifier promptement et adéquatement si elle a réellement commis l’infraction administrative qui lui est reprochée ou d’assurer l’exécution d’une peine imposée par un jugement rendu sur une infraction administrative. (...)

(...)

3.  Si la personne retenue en fait la demande, sa famille, le service administratif de son lieu de travail ou d’études ou son avocat sont informés du lieu où elle se trouve.

(...)

5.  Les droits et obligations conférés par le présent code à la personne retenue lui sont expliqués, et cette explication est consignée dans le procès-verbal de retenue administrative. »

Article 27 § 4
Procès-verbal de retenue administrative

« 1.  La retenue administrative est consignée dans un procès-verbal (...)

2.  (...) Si la personne retenue en fait la demande, copie du procès-verbal de retenue administrative lui est remise. »

Article 27 § 5
Durée de la retenue administrative

« 1.  La durée de la retenue administrative ne peut excéder trois heures, sauf dans les cas prévus aux paragraphes 2 et 3 du présent article.

2.  Les personnes visées par une procédure administrative portant sur des infractions se rapportant au franchissement illégal de la frontière russe (...) peuvent faire l’objet d’une retenue administrative d’une durée maximale de quarante-huit heures.

3.  Les personnes visées par une procédure administrative portant sur des infractions passibles, entre autres sanctions administratives, d’une peine de détention administrative (административный арест), peuvent être faire l’objet d’une retenue administrative d’une durée maximale de quarante-huit heures.

4.  La durée de la retenue administrative commence à courir à partir du moment où [la personne] transférée en vertu de l’article 27 § 2 est conduite [au poste de police] ou, dans le cas d’une personne en état d’ébriété, à partir du moment où elle est dégrisée. »

47.  Le 8 juin 2012, le code des infractions administratives a été modifié (loi no 65-FZ), en particulier quant aux points suivants.

–  Le manquement à la procédure d’organisation et de conduite d’événements publics par l’organisateur est désormais passible de 10 000 à 20 000 RUB d’amende ou de 40 heures de travaux d’intérêt général au maximum (article 20 § 2 (1)).

–  L’organisation ou la conduite d’un événement public non notifié à l’autorité publique compétente est désormais passible de 20 000 à 30 000 RUB d’amende ou de 50 heures de travaux d’intérêt général au maximum (article 20 § 2 (2)).

–  Les peines prévues pour les actions ou omissions mentionnées ci‑dessus sont alourdies si celles-ci entravent la circulation des piétons ou des véhicules, ou si elles portent atteinte à l’intégrité des personnes ou des biens (article 20 § 2 (3) et (4)). Des infractions distinctes peuvent être constatées lorsqu’un participant à un événement ne respecte pas la procédure de conduite de l’événement (§ 5) et que ce manquement porte atteinte à l’intégrité des personnes ou des biens (§ 6).

–  Le délai de prescription de l’infraction réprimée par l’article 20 § 2 a été porté de deux mois à un an (article 4 § 5).

48.  Le 26 juin 2018, la Cour suprême de la Fédération de Russie, en formation plénière, a adopté la résolution « sur certaines questions apparues au cours de l’examen judiciaire d’affaires administratives et d’infractions administratives se rapportant à l’application de la législation relative aux événements publics ». De manière à assurer la cohérence de la pratique judiciaire, elle a communiqué aux magistrats des directives sur l’application de la législation, surtout la loi relative aux événements publics et le code des infractions administratives, aux fins de la résolution des litiges administratifs et de la mise en jeu de la responsabilité pour infraction administrative, indiquant ceci en particulier :

–  le défaut de notification d’un événement public par l’organisateur de celui-ci relève de l’article 20 § 2 (2-4) du code, tandis que la conduite d’un événement public refusé par les autorités est constitutive pour l’organisateur de celui-ci d’une infraction relevant de l’alinéa (1) de cette même disposition (§§ 28-29 de la résolution de la Cour suprême) ;

–  le refus par le participant à un événement public d’obtempérer à une sommation ou instruction légale de la police relève de l’article 20 § 2 (5) du code des infractions administratives, qui en pareil cas s’analyse en une lex specialis par rapport à l’article 19 § 3 (1) du code (§ 33 de la résolution) ;

–  la notion d’événement non autorisé comprend aussi bien les événements conduits en l’absence de notification que ceux dont la notification a été rejetée par les autorités compétentes ;

–  le transfert dans un poste de police aux fins de l’établissement d’un procès-verbal d’infraction administrative et/ou d’un procès-verbal de retenue administrative dans des cas exceptionnels n’est justifié que s’il est impossible par un autre moyen de cerner l’infraction commise, d’en identifier l’auteur, d’instruire l’affaire correctement et en temps voulu, ou de faire exécuter la sanction administrative ; en particulier, la retenue administrative peut se justifier s’il existe un risque avéré que l’auteur persiste à commettre les actes illégaux ou s’enfuie, si ce dernier est sans domicile fixe, ou s’il faut accomplir des actes de procédure ou obtenir des preuves (§ 40 de la résolution).

III.  ÉLÉMENTS PERTINENTS

49.  À la date de l’adoption du présent arrêt, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe continue de surveiller l’exécution en cours de l’arrêt Lashmankin et autres (précité). Dernièrement, au cours de sa 1318e réunion (juin 2018, DH), il a adopté une décision (CM/Del/Dec(2018)1318/H46‑21) dans laquelle, au sujet des mesures générales, il a notamment dit ceci :

« [Les délégués des ministres]

6.  rappellent également que le Secrétaire Général a indiqué récemment que le Conseil de l’Europe était prêt à aider la Fédération de Russie dans ses travaux d’amélioration de sa législation en matière de liberté de réunion ;

7.  relèvent, en ce qui concerne la pratique judiciaire, un certain nombre de développements positifs se traduisant par une série de décisions de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême ces dernières années, y compris un aperçu de la pratique des instances internationales et de la jurisprudence de la Cour européenne concernant la liberté de réunion, préparé par la Cour suprême, ainsi que les efforts de cette dernière pour adopter des lignes directrices additionnelles à l’attention des tribunaux internes sur certaines questions soulevées dans des affaires administratives et des affaires d’infractions administratives concernant l’application de la législation relative à la procédure pour l’organisation et la conduite d’événements publics, et encouragent ces développements ;

8.  soulignent en outre le besoin d’adopter rapidement des mesures complémentaires, que ce soit au niveau de la règlementation, des mesures de formation ou de sensibilisation, permettant de garantir que la pratique des autorités municipales concernées et de la police s’aligne sur les exigences de la Convention, y compris en ce qui concerne l’usage de la force, les dispersions forcées et l’arrestation de participants, et soulignent l’intérêt potentiel d’une large diffusion des lignes directrices préparées par la Commission de Venise et l’OSCE (CDL-AD(2014)046 – également disponibles en russe). »

50.  En ses parties pertinentes, le Mémorandum de suivi du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur la liberté de réunion en Fédération de Russie, en date du 5 septembre 2017 (en anglais : https://rm.coe.int/follow-up-memorandum-on-freedom-of-assembly-in-the-russian-federation-/16807517aa), est ainsi libellé (traduction du greffe) :

Dispersion de rassemblements pacifiques et arrestation des participants

« 21.  Si assurer la sécurité des participants et l’ordre public en général est assurément un souci légitime, cela ne doit pas se traduire par un manque de tolérance vis-à-vis des événements publics pacifiques qui n’ont pas reçu l’aval des autorités. La réforme en 2012 de la législation en la matière a élargi les motifs de dispersion des rassemblements publics, en y incluant notamment les irrégularités dans l’organisation ou le déroulement de ces événements, irrégularités dont certaines ne sont pas clairement définies dans la loi. Comme indiqué au paragraphe 15 ci-dessus, l’une des préoccupations exprimées par le Conseil présidentiel au sujet de la réforme de 2012 était précisément le manque de clarté quant au point de savoir quelles actions ou omissions sont susceptibles de mettre en jeu la responsabilité administrative. Les précisions apportées auparavant par la Cour constitutionnelle, selon laquelle seules des considérations impérieuses d’ordre public (veskiye dovody) peuvent justifier l’interdiction de l’événement public, ne semblent guère avoir eu de portée en pratique. Ainsi par exemple, une réunion pacifique conduite spontanément à l’occasion du verdict du procès « Bolotnaya » en février 2014 a été violemment dispersée et ses participants arrêtés par centaines parce que l’événement n’avait pas été autorisé au préalable par les autorités.

(...)

23.  On a aussi rapporté une intolérance croissante à l’égard d’événements publics non autorisés dont les participants étaient pourtant pacifiques et relativement peu nombreux, même à l’égard de piquets individuels, qui ne sont pas soumis à la procédure d’autorisation. Les exemples suivants sont des illustrations de cette tendance : l’arrestation et la conduite au poste de police de six militants qui avaient lu à haute voix la Constitution russe devant le bâtiment de la Douma d’État le 12 septembre 2016 ; l’arrestation à Beslan, violente selon certaines sources, puis la condamnation à des travaux d’intérêt général, de cinq mères de victimes de l’attentat terroriste de septembre 2004, qui souhaitaient en commémorer le 12e anniversaire en portant des T-shirts avec des inscriptions critiquant les autorités ; l’arrestation de personnes, dont des mineurs, qui avaient participé individuellement à des piquets avec du ruban adhésif sur la bouche en brandissant des feuilles de papier blanc le 1er juillet 2017 à Moscou ; l’arrestation de quatre défenseurs des droits des animaux qui avaient formé un piquet à une distance de 50 mètres les uns des autres à Ekaterinbourg le 7 juin 2017.

24.  La nécessité de maintenir l’ordre public ne doit pas être interprétée d’une façon qui viderait de son sens le droit à la liberté de réunion pacifique. Selon les normes internationales, lorsque le régime juridique interne prévoit une procédure de notification, celle-ci devrait avoir pour finalité de permettre aux autorités publiques de faciliter l’exercice du droit à la liberté de réunion. Le défaut de notification aux autorités d’un rassemblement ne le rend pas illégal et ne devrait pas servir de motif pour le disperser. (...)

25.  Le Commissaire salue l’initiative du Conseil des droits de l’homme tendant à la modification, en coopération avec la Garde nationale, du régime légal des événements publics, et approuve les déclarations faites par le Médiateur fédéral et le Médiateur de Saint-Pétersbourg quant à la nécessité de renforcer le droit à la liberté de réunion et les garanties contre l’application arbitraire de mesures restrictives. »

IV.  LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES DE LA CONVENTION

51.  Ci-dessous sont reproduites les parties pertinentes des travaux préparatoires de l’article 18 de la Convention (Recueil des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, Martinus Nijhoff, vol. IV, 1977, pp. 130, 179-181 et 955) :

« (...) la garantie internationale collective aura pour objet de vérifier que, sous prétexte d’organiser sur son territoire l’exercice des libertés garanties, on ne la détruise pas par des mesures de détail qui, tout en sauvegardant dans le titre la législation ou le principe, auraient en réalité pour but de l’étouffer. (...) Il est légitime et nécessaire de limiter, quelquefois même de restreindre, les libertés individuelles pour permettre à tous d’exercer paisiblement leur liberté à eux, et pour assurer la primauté de la morale, du bien général, du bien commun et de l’utilité publique. Quand l’État définit, organise, réglemente, limite les libertés pour ces motifs-là, dans l’intérêt et pour mieux assurer l’intérêt général, il ne fait que remplir son devoir. Cela lui est permis, cela est légitime.

Mais lorsqu’il intervient pour supprimer, restreindre, limiter les libertés au nom, cette fois, de la raison d’État, pour se protéger selon la tendance politique qu’il représente contre une opposition qu’il estime dangereuse, pour détruire les libertés fondamentales qu’il devrait être chargé de coordonner et de garantir, c’est contre l’intérêt général qu’il intervient. Alors, la législation qu’il édicte est contraire aux principes de la garantie internationale.

(...)

Chaque État qui viole les Droits de l’Homme, et surtout les droits de liberté, a toujours une excuse : la morale, l’ordre, la sécurité publique et surtout les droits de la démocratie (...)

C’est donc bien de la démocratie que les libertés que nous voulons garantir tiennent leur contenu pratique.

Il en est de même, s’agissant des restrictions que l’État peut légitimement, selon le droit interne, imposer à une liberté déterminée. Dans tous les pays du monde, l’exercice des libertés doit être organisé. Par conséquent, dans tous les pays du monde, les libertés doivent être définies et limitées. S’agit-il d’une démocratie ? La limitation ne sera valable que si elle a pour but l’intérêt général et le bien commun. L’État, en démocratie, peut limiter une liberté individuelle dans l’intérêt des libertés de tous, pour permettre l’exercice collectif de toutes les libertés, dans l’intérêt général d’une liberté ou d’un droit supérieur, dans l’intérêt public de la nation. La restriction qu’il impose tire sa légitimité précisément de ce but qu’il poursuit : il ne limite la liberté que dans l’intérêt général et dans l’intérêt des libertés de tous. »

EN DROIT

I.  EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES

52.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement soulève pour la première fois un certain nombre d’exceptions préliminaires qui concernent, d’une part, l’objet de l’affaire dont la Grande Chambre a été saisie et, d’autre part, la recevabilité de certains griefs.

A.  Thèses des parties

53.  Le Gouvernement fait observer que, dans deux des requêtes qui sont à l’origine de la présente affaire, le requérant n’a pas invoqué l’article 5 et ne s’est plaint de son arrestation et de son transfert au poste de police que sur le terrain de l’article 11. Il estime que l’objet de l’affaire devant la Grande Chambre doit être limité en conséquence.

54.  Le Gouvernement invite en outre la Cour à déclarer irrecevables pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention, tous les griefs fondés sur l’article 5 ainsi que tous les griefs fondés sur l’article 11, à l’exception d’un seul. Il explique que, si, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, il n’y avait aucune action distincte à engager pour contester une arrestation et un transfert au poste de police, il fallait néanmoins attaquer ces mesures devant le tribunal examinant les accusations administratives quant au fond, ce que le requérant n’aurait pas fait, sauf quant à la durée de sa retenue du 24 février 2014. Dans aucun des procès tenus devant les juridictions internes le requérant n’aurait dénoncé d’atteinte à son droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 à l’égard de l’un quelconque des épisodes litigieux et, dans certaines de ses dépositions, il aurait même expressément nié avoir participé à un rassemblement public.

55.  Pour ce qui est du grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 18, le Gouvernement argue que seuls deux des formulaires de requête initiaux font mention de cette disposition, et ce, en combinaison seulement avec l’article 5 et non avec l’article 11, quant à deux épisodes (à savoir le premier épisode, du 5 mars 2012, et le quatrième, du 9 mai 2012). Il estime que la Cour doit limiter son contrôle en conséquence.

56.  À titre subsidiaire, le Gouvernement invite la Cour à déclarer irrecevables, pour tardiveté, certaines parties du grief de violation de l’article 18. Il soutient en particulier que, si la Grande Chambre décidait de fonder son analyse non pas sur l’exposé initial des griefs (qui figure dans les requêtes nos 29580/12 et 36847/12 des 14 et 18 mai 2012, concernant les événements des 5 mars et 9 mai 2012, respectivement), mais sur les arguments ultérieurement avancés par le requérant dans ses observations du 14 septembre 2017, les parties correspondantes des griefs de violation de l’article 18 devraient « être rejetées pour non-respect du délai de six mois tel que prévu à l’article 35 § 1 ».

57.  Le requérant a plaidé à l’audience qu’il était raisonnable de s’appuyer sur la catégorisation et l’objet de l’affaire retenus par la chambre, à savoir que les griefs de violation de l’article 18 ont été formulés en substance dans les cinq requêtes. Il ne fait aucune observation sur la demande du Gouvernement tendant à ce que la Cour limite l’étendue de son contrôle concernant le grief de violation de l’article 5.

B.  Appréciation de la Cour

58.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’« affaire » renvoyée à la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt, aucune disposition ne prévoyant la possibilité d’opérer un renvoi seulement partiel. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable (Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 66, CEDH 2004‑XI, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, §§ 23-24, CEDH 2003-V, ainsi que, mutatis mutandis, Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, § 157, série A no 25, et Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III).

59.  Cela ne veut toutefois pas dire que la Grande Chambre ne puisse pas examiner aussi, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête comme il est possible dans le cadre de la procédure de chambre, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou qu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond (K. et T. c. Finlande, précité, § 141, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 65, CEDH 2006‑III). Dès lors, même au stade de l’examen au fond, la Grande Chambre peut revenir sur une décision de recevabilité s’il lui paraît que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énoncés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (ibidem, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 102, CEDH 2018).

60.  La Cour constate que ce ne sont pas seulement les exceptions préliminaires d’irrecevabilité dirigées par le Gouvernement contre certains griefs qui soulèvent des questions de recevabilité, mais aussi celles relatives à l’objet de l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre, à savoir la question de l’épuisement des voies de recours internes et celle du respect du délai de six mois. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever des exceptions d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature des exceptions et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 79, CEDH 2014 (extraits), et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 64 et 67, CEDH 2016 (extraits)). Dans la partie consacrée dans ses observations du 12 janvier 2015 devant la chambre au fond du grief de violation de l’article 5, le Gouvernement avait dit incidemment : « il faut également noter qu’il n’apparaît pas que le requérant ait contesté dans le cadre des procédures internes le recours à ces mesures spécifiques en lui-même. L’essence de ses griefs (...) [est] qu’il nie avoir commis les infractions en question. » Or, le Gouvernement n’en avait tiré aucune exception d’irrecevabilité pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. Il ne contestait pas non plus que le requérant eût épuisé les voies de recours internes quant à ses griefs de violation de l’article 11.

61.  La Cour ne décèle en l’espèce aucune circonstance exceptionnelle qui aurait pu dispenser le Gouvernement de son obligation, découlant de l’article 55 du règlement, de formuler son exception préliminaire avant que la chambre ne statue sur la recevabilité. Elle estime dès lors qu’il est forclos à soulever cette exception au stade actuel de la procédure (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 45, série A no 222).

62.  Toutefois, pour autant que les exceptions du Gouvernement visent l’étendue des griefs de violation de la Convention, en ce que ceux qui sont désormais soumis à la Grande Chambre seraient plus larges que ceux qui ont été formulés devant la chambre, la Cour observe que souscrire à l’argument du Gouvernement la conduirait à conclure au non‑respect du délai de six mois quant à ces éléments (Radomilja et autres, précité, § 139). Contrairement à celle relative à l’épuisement des voies de recours internes, cette exception soulève une question relevant de la compétence de la Cour, que celle-ci peut examiner d’office (Blečić, précité, §§ 66-68, Buzadji, précité, § 70, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 90, CEDH 2017 (extraits)).

63.  À cet égard, la Cour relève qu’il ressort de la procédure menée devant la chambre que celle-ci a estimé que les éléments factuels de chacun des griefs étaient présents dans toutes les requêtes initiales. Elle note que les cinq requêtes formant la présente affaire ont été communiquées au Gouvernement le 28 août 2014 et qu’elles soulevaient des questions sur le terrain des articles 5 et 11, ainsi que sur celui de l’article 18 combiné avec ces dispositions, et ce pour chacun des sept épisodes. Le Gouvernement a répondu aux questions concernant le fond des violations alléguées mais n’a rien dit au sujet de l’objet de l’affaire, dont il avait pourtant pleinement connaissance (voir, en comparaison, Radomilja et autres, précité, § 105). La chambre a ensuite décidé de joindre les requêtes « compte tenu de leur similitude en fait et en droit » (paragraphe 39 de l’arrêt de chambre), puis jugé recevables les griefs fondés sur les articles 5 et 11 ainsi que ceux fondés sur l’article 18 combiné, respectivement, avec ces deux articles, pour les sept épisodes.

64.  Par ailleurs, il ressort clairement du raisonnement livré par la chambre sur le fond de l’affaire que les arrestations et transferts au poste de police dénoncés par le requérant doivent être regardés comme des privations de liberté qu’il y a lieu d’examiner sous l’angle de l’article 5 de la Convention, et comme l’un des chefs de l’ingérence alléguée sur le terrain de l’article 11. Ainsi, la chambre a estimé que la doléance du requérant quant aux arrestations, selon lui arbitraires, dont il avait été l’objet faisait partie de la base factuelle des griefs qu’il fondait sur l’article 11 dans chacune de ses cinq requêtes pour les sept épisodes (paragraphes 50 et 51 de l’arrêt de chambre). Il est à noter également qu’elle a vu dans le grief de violation de l’article 18 combiné avec les articles 5 et 11 respectivement un grief unique (voir les points 8 et 9 du dispositif de l’arrêt de chambre), même si elle n’a pas jugé nécessaire de l’examiner quant au fond.

65.  La Grande Chambre ne voit aucune raison de douter de l’analyse faite sur ce point par la chambre ou de se déclarer incompétente à l’égard de l’une quelconque des parties des griefs que celle-ci a déclarés recevables. Eu égard aux circonstances de l’espèce dans leur ensemble, elle est convaincue que les éléments factuels des griefs tirés par le requérant, sur le terrain de l’article 5, des arrestations et détentions selon lui illégales et arbitraires dont il a fait l’objet étaient englobés en substance dans les griefs plus larges relatifs aux ingérences selon lui injustifiées dans l’exercice qu’il entendait faire de ses droits garantis par l’article 11, tout comme les allégations de but inavoué qu’il formule sur le terrain de l’article 18 combiné avec les dispositions susmentionnées. Il faut rappeler qu’un grief comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par le requérant de la Convention et de ses Protocoles mais peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par l’intéressé (Radomilja et autres, précité, § 126).

66.  Dès lors, l’objet de l’affaire aujourd’hui devant la Grande Chambre n’est pas limité de la façon indiquée par le Gouvernement : il englobe tous les éléments de la requête que la chambre a déclarés recevables (K. et T. c. Finlande, précité, § 141, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 128, CEDH 2005‑XI, et Cumpǎnǎ et Mazǎre, précité, §§ 66-69). Aussi la Cour rejette-t-elle toutes les exceptions préliminaires du Gouvernement.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

67.  Le requérant estime illégales et arbitraires les sept arrestations en cause. Il soutient également que, à l’issue de deux de ces arrestations – le 9 mai 2012 et le 24 février 2014 –, il a été privé de liberté de manière injustifiée, pendant que son procès administratif était en cours. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d)  s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

A.  Thèses des parties devant la Grande Chambre

1.  Le requérant

68.  Le requérant soutient que les sept arrestations en cause étaient illégales et arbitraires. Il allègue que les réunions litigieuses n’étaient pas d’une ampleur propre à nuire à l’ordre public. En ce qui concerne les quatrième et septième épisodes (9 mai 2012 et 24 février 2014), à l’issue desquels il a été inculpé de refus d’obtempérer à une sommation policière, il affirme que la police ne lui avait adressé aucune sommation ni aucun avertissement avant de l’arrêter. Il relève que, en tout état de cause, aucun trouble à l’ordre public ne lui a été imputé au cours des procédures internes. De plus, il estime, contrairement à la police, qu’à aucun moment il n’a été impossible de dresser les procès-verbaux d’infraction administrative sur place, au sens de l’article 27 § 2 du code des infractions administratives. Il affirme que, dans chaque cas, il a obéi aux policiers qui l’ont arrêté et qu’il se trouvait entièrement sous leur contrôle. Il allègue que, à chaque fois, il a été conduit dans un fourgon de police, où il aurait été possible de rédiger le procès‑verbal sans quitter les lieux. Il considère qu’en aucune de ces occasions il n’était nécessaire de l’emmener au poste de police afin d’accomplir les formalités, d’autant que le trajet prenait du temps – parfois plus de trois heures. Il s’appuie sur la conclusion à laquelle est parvenue la Cour dans l’arrêt Navalnyy et Yashin (précité, § 95), où elle a dit que, en l’absence de limite légale à la durée des transferts de personnes au poste de police, un transfert excessivement long peut s’analyser en lui-même en une détention non consignée et non reconnue contraire à l’article 5 § 1.

69.  Le requérant ajoute que, le 9 mai 2012 et le 24 février 2014, il a été retenu pendant plus de trois heures, en dépassement du délai légal, alors qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait qu’il ne fût pas remis en liberté en instance d’être jugé. Il affirme que la détention provisoire dont il a fait l’objet en ces deux occasions ne poursuivait aucun des buts énumérés aux alinéas pertinents de l’article 5 § 1.

2.  Le Gouvernement

70.  Le Gouvernement soutient que l’arrestation du requérant était légale et nécessaire aux fins de le traduire en justice pour les infractions administratives constatées. Il affirme que dans chacun des cas, il a fallu transférer le requérant au poste de police parce que les procès-verbaux d’infractions administratives ne pouvaient être dressés sur les lieux, l’accomplissement sur place des formalités correspondantes étant impossible au vu des circonstances. Il affirme que les retenues administratives n’ont pas duré plus de trois heures à partir du moment où le requérant a été conduit au poste de police, sauf les deux fois où il a été inculpé d’infractions punissables d’une peine privative de liberté. En ces deux occasions la retenue du requérant n’aurait pas non plus dépassé la durée légale, qui aurait alors été de quarante-huit heures.

B.  Appréciation de la Grande Chambre

71.  La chambre s’est prononcée ainsi sur le grief du requérant :

« 60.  La Cour a déjà examiné des griefs formulés par des personnes arrêtées dans des circonstances similaires, dont le requérant. Dans ces affaires, la police avait interrompu des réunions irrégulières mais pacifiques, avant d’en arrêter les participants et de les escorter au poste de police afin de dresser des procès‑verbaux d’infractions administratives. La Cour a alors relevé, en particulier, que, en vertu de l’article 27 § 2 du code des infractions administratives, les requérants ne pouvaient être escortés au poste de police que s’il n’était pas possible d’établir les procès-verbaux sur les lieux où l’infraction avait été constatée. Or, dans ces affaires, il n’avait été avancé aucune raison permettant d’expliquer pourquoi le procès-verbal n’avait pas été dressé sur place, ce qui a conduit la Cour à conclure que l’arrestation et le transfert au poste de police s’analysaient en des privations de liberté arbitraires et illégales (Navalnyy et Yashin, précité, §§ 68 et 93-97, et, mutatis mutandis, Novikova et autres, précité, §§ 182-183 et 226-127). De surcroît, une fois les procès‑verbaux d’infractions administratives établis au poste de police, le but visé par le transfert en ce lieu était atteint, de sorte que la prolongation de la retenue jusqu’à l’audience devait être justifiée par un motif distinct, par exemple par le risque établi de fuite ou d’obstruction à la justice. En l’absence de raison explicite permettant d’expliquer pourquoi le requérant n’avait pas été libéré, la Cour a jugé injustifiée et arbitraire la détention jusqu’au jugement, même que le délai de 48 heures prévu par l’article 27 § 5 (3) du code des infractions administratives avait été respecté (Navalnyy et Yashin, précité, § 96, et Frumkin c. Russie, no 74568/12, § 150, 5 janvier 2016).

61.  Au vu des éléments en sa possession, la Cour note que le Gouvernement n’a présenté aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. D’ailleurs, à aucune des sept reprises il n’y a eu la moindre raison, explicite ou implicite, de ne pas dresser sur les lieux le procès-verbal d’infraction administrative. De plus, le 9 mai 2012, le requérant a été détenu pendant un nombre d’heures non précisées avant d’être traduit, le même jour, devant un juge de paix et, le 24 février 2014, il a été détenu toute la nuit avant d’être traduit devant un magistrat, sans qu’aucune raison explicite ne permette d’expliquer pourquoi il n’avait pas été libéré avant son procès, le seul motif invoqué étant qu’il était inculpé d’infractions punissables de peines d’emprisonnement. Ni le Gouvernement ni aucune autre autorité interne n’ont avancé la justification requise par l’article 27 § 3 du code, à savoir l’existence d’un « cas exceptionnel » ou la « nécessité d’un examen prompt et adéquat de l’infraction administrative alléguée ». Les autorités n’ayant avancé aucune raison explicite permettant d’expliquer pourquoi le requérant n’avait pas été libéré, la Cour estime injustifiée et arbitraire la retenue dont il a fait l’objet le 9 mai 2012 et le 24 février 2014 jusqu’à ce qu’il soit jugé. »

72.  La Grande Chambre fait sien le raisonnement de la chambre et conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison des sept arrestations et des deux détentions provisoires dont le requérant a fait l’objet.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

73.  Le requérant allègue une violation de l’article 6 §§ 1, 2 et 3 d) de la Convention. Il argue que pour aucun des sept épisodes litigieux la procédure à l’issue de laquelle il a été reconnu coupable d’une infraction administrative n’a respecté les garanties d’équité du procès, en particulier les principes de l’égalité des armes, du contradictoire, de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux, et de la présomption d’innocence. En ses parties pertinentes en l’espèce, l’article 6 de la Convention est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

2.  Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge (...) »

A.  Sur l’applicabilité de l’article 6

1.  L’arrêt de la chambre

74.  La chambre a rappelé sa jurisprudence antérieure selon laquelle les infractions réprimées par les articles 19 § 3 et 20 § 2 du code des infractions administratives doivent être qualifiées de « pénales » au sens de la Convention et elle n’a vu aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Elle a donc jugé qu’il y avait lieu d’examiner les procès administratifs en cause sous l’angle du volet pénal de l’article 6 de la Convention.

2.  Thèses des parties

75.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement continue d’exciper de ce que l’article 6 de la Convention serait inapplicable aux procès administratifs tenus en l’espèce, le législateur de chaque État membre étant selon lui souverain pour dire quelle infraction doit être qualifiée de pénale dans son ordre juridique.

76.  Le requérant soutient que, au contraire, l’article 6 est applicable sous son volet pénal, conformément à la jurisprudence constante de la Cour.

3.  Appréciation de la Cour

77.  La Cour rappelle qu’il convient de se prononcer sur l’applicabilité de l’article 6 en se fondant sur les trois critères exposés dans l’arrêt Engel, à savoir la qualification juridique de l’infraction en droit interne, la nature de l’infraction et la nature et le degré de gravité de la sanction que risquait de subir l’intéressé (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, §§ 82‑83, série A no 22, Öztürk c. Allemagne, 21 février 1984, § 50, série A no 73, Demicoli c. Malte, 27 août 1991, §§ 31-34, série A no 210, Menesheva c. Russie, no 59261/00, §§ 95-98, CEDH 2006‑III, Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 82, CEDH 2003‑X, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 30, CEDH 2006‑XIV, et Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 179, CEDH 2016).

78.  Les deuxième et troisième critères de l’arrêt Engel sont alternatifs, ils ne sont pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (Ezeh et Connors, précité, § 86, Jussila, précité, § 31, et Blokhin, ibidem).

79.  La Cour a déjà jugé par le passé que l’infraction réprimée par l’article 20 § 2 du code des infractions administratives doit être qualifiée de « pénale » compte tenu de sa nature générale et de ce que la finalité de la sanction prévue est de nature punitive et dissuasive, tous ces éléments étant caractéristiques de la sphère pénale (Kasparov et autres, précité, §§ 37-45, Mikhaylova c. Russie, no 46998/08, §§ 57-69, 19 novembre 2015, et Kasparov et autres c. Russie (no 2), no 51988/07, § 43, 13 décembre 2016). Quant à l’infraction réprimée par l’article 19 § 3 de ce même code, la Cour a noté qu’elle était punissable d’une peine d’emprisonnement, ce qui est généralement indicateur d’une infraction appartenant à la sphère pénale, et que cette peine atteignait la gravité d’une sanction pénale compte tenu de sa durée et de ses modalités d’exécution (Malofeyeva c. Russie, no 36673/04, §§ 99-101, 30 mai 2013, Nemtsov c. Russie, no 1774/11, § 83, 31 juillet 2014, Navalnyy et Yashin, précité, § 78, et Ezeh et Connors, précité, §§ 69‑130).

80.  La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre et conclut que l’article 6 est applicable sous son volet pénal aux sept procès administratifs en cause.

B.  Sur le respect de l’article 6

1.  Thèses des parties

a)  Le requérant

81.  Le requérant estime n’avoir bénéficié d’un procès équitable dans aucune des sept procédures administratives. Il argue que les tribunaux internes ont refusé, dans toutes ces procédures, de convoquer et d’interroger les témoins qu’il voulait faire citer et, dans cinq d’entre elles, d’admettre comme preuve l’enregistrement vidéo de son arrestation. Il ajoute qu’en écartant les dépositions qui jouaient en sa faveur tout en accordant du poids à celles des policiers, ils ont méconnu le principe de l’égalité des armes, qu’en rejetant tous les éléments à décharge ils ont fait peser sur l’accusé qu’il était une charge de la preuve extrême et impossible à satisfaire, qu’ils n’ont pas basé leurs jugements sur une appréciation acceptable des faits pertinents, et qu’ils n’ont pas imposé à la police de justifier l’atteinte portée à son droit à la liberté de réunion. Pour ce qui est des deux procédures concernant respectivement l’épisode du 9 mai 2012 et celui du 27 octobre 2012, il soutient en outre que les tribunaux ont assumé le rôle de l’accusation, conformément aux règles de procédure administrative mais en violation des principes de l’égalité des armes et de l’indépendance de la justice. Il ajoute que, dans ces deux procédures, les tribunaux ont modifié d’office les chefs d’inculpation, assumant ainsi le rôle de l’accusation.

b)  Le Gouvernement

82.  Le Gouvernement soutient que les procédures pour infraction administrative dirigées contre le requérant ont été conformes à l’article 6 de la Convention. Il affirme que le requérant s’est à chaque fois vu offrir une possibilité légitime d’exposer ses arguments et de faire convoquer et contre‑interroger les témoins pertinents. Il considère que les tribunaux internes n’ont pas assumé le rôle de l’accusation. À cet égard, il expose que les dossiers d’infractions administratives ont été préparés par la police, qui a recueilli les éléments de preuve et présenté les chefs d’inculpation par écrit, tandis que les tribunaux ont statué en qualité d’organes de décision indépendants. Selon lui, la valeur probante des enregistrements vidéo produits par le requérant était limitée et, en toute hypothèse, il appartenait aux tribunaux internes de se prononcer sur la pertinence et la recevabilité des différents éléments de preuve.

2.  Appréciation de la Cour

83.  La chambre a statué ainsi sur le grief du requérant :

« 69.  La Cour constate que les circonstances ayant entouré les arrestations du requérant étaient contestées par les parties dans les sept procès administratifs. Dans le procès qui concernait l’épisode du 5 mars 2012, le requérant affirmait en particulier que les deux policiers qui avaient dressé le procès-verbal d’infraction administrative n’étaient pas les mêmes que ceux qui l’avaient arrêté. Dans les procès qui concernaient les épisodes des 8 et 9 mai 2012 et du soir du 24 février 2014, il soutenait que les réunions en question n’avaient pas été sources de troubles et que son arrestation n’avait pas été précédée d’un avertissement ni d’une sommation de dispersion. Dans deux autres procès – ceux qui concernaient les épisodes du 27 octobre 2012 et du 24 février 2014 à midi – il niait l’existence même d’une quelconque réunion publique au sens de la loi relative aux événements publics et il affirmait qu’il avait été arrêté sans le moindre avertissement ni la moindre raison. Par conséquent, dans chacun de ces procès, les faits essentiels étaient contestés et il incombait au juge interne de statuer de manière équitable et contradictoire.

70.  La Cour constate que, dans le procès relatif à l’épisode du 5 mars 2012, le juge de paix n’a interrogé que deux policiers, dont l’identité était contestée par le requérant, et a refusé de convoquer d’autres témoins. Toutefois, la juridiction d’appel a légitimement jugé ces témoignages insuffisants et elle a également interrogé un particulier – journaliste de profession – qui avait assisté à l’arrestation du requérant. Ce témoin a confirmé l’identité des policiers. De plus, cette même juridiction d’appel a visionné l’enregistrement vidéo produit par le requérant et, sur la base de l’ensemble des éléments, elle a conclu que l’identité des policiers avait été établie. La Cour n’a aucune raison de juger arbitraire ou manifestement déraisonnable la manière dont la juridiction d’appel a apprécié les preuves concernant l’identité des policiers, et elle relève que le requérant ne tire aucun autre grief de ce procès.

71.  En revanche, dans les six autres procès, les tribunaux ont décidé de fonder leur jugement sur la seule version des faits livrée par la police. Ils n’ont jamais vérifié les allégations factuelles formulées par la police et ils ont systématiquement repoussé les demandes du requérant tendant à faire admettre des éléments de preuve supplémentaires tels que des enregistrements vidéo ou à faire entendre des témoins, alors que rien ne s’y opposait. De plus, lorsqu’ils ont effectivement interrogé des témoins autres que les policiers, ils ont automatiquement présumé que tous ceux qui avaient déposé en faveur du requérant étaient partiaux et que, au contraire, les policiers étaient des parties non intéressées.

72.  La Cour a déjà été saisie d’un certain nombre d’affaires concernant des poursuites administratives dirigées contre des personnes accusées d’avoir manqué aux règles de conduite des événements publics et de ne pas avoir obtempéré à des sommations de dispersion faites par la police. Elle a estimé que, dans ces procès, les juges de paix avaient retenu trop promptement et sans réserve la version de la police et avaient refusé aux requérants toute possibilité de réfuter cette version. Elle a dit que, lorsque sont contestés les faits essentiels à la base des chefs d’inculpation et que les seuls témoins de l’accusation sont les policiers qui ont joué un rôle actif dans les événements litigieux, il est indispensable que les tribunaux usent de toute possibilité raisonnable de vérifier les déclarations à charge faites par ces policiers (Kasparov et autres, § 64, Navalnyy et Yashin, § 83, et Frumkin, § 165, tous précités), sans quoi il y aura violation des principes fondamentaux du droit pénal, en particulier du principe in dubio pro reo (Frumkin, précité, § 166, et les affaires y citées). Elle a ajouté que, en écartant sans justification tous les éléments à décharge, les tribunaux internes avaient fait peser sur le requérant une charge de la preuve extrême et impossible à satisfaire, au mépris du précepte essentiel selon lequel c’est à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité de l’accusé, et de l’un des principes les plus fondamentaux du droit pénal, à savoir in dubio pro reo (Nemtsov, précité, § 92).

73.  La Cour considère que les six procès administratifs en cause étaient tous entachés du même vice, en ce qu’ils se sont chacun soldés par des décisions de justice qui n’étaient pas fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. De plus, les tribunaux n’ont pas imposé à la police de justifier l’ingérence portée dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion, notamment en offrant une possibilité raisonnable de dispersion lorsque sommation en était faite (Frumkin, précité, § 166, et Nemtsov, précité, § 93).

74.  La Cour conclut de ce qui précède que les procès administratifs qui concernaient les deux épisodes du 8 mai 2012, les épisodes du 9 mai et du 27 octobre 2012 et les deux épisodes du 24 février 2014 ont tous été menés de telle manière qu’ils ont emporté violation du droit du requérant à un procès équitable. Au vu de ce constat, elle ne juge pas nécessaire d’examiner le reste des griefs que l’intéressé formule contre ces six procès sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. »

84.  La Grande Chambre fait sien le raisonnement de la chambre et conclut à l’absence de violation de l’article 6 § 1 pour ce qui est du procès administratif relatif aux faits du 5 mars 2012 (paragraphes 17-18 ci‑dessus), et à la violation de cette disposition pour ce qui est des procès administratifs relatifs aux six épisodes restants, c’est-à-dire ceux des 8 et 9 mai et 27 octobre 2012 et du 24 février 2014 (paragraphes 23-24, 28-30, 33-34 et 38-42 ci-dessus). Au vu de cette conclusion, elle ne juge pas nécessaire d’examiner le reste des griefs que le requérant tire, sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d), de ces six procès administratifs.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

85.  Le requérant voit dans ses sept arrestations pour avoir participé à des événements publics non autorisés ainsi que dans les détentions et condamnations pour infractions administratives dont il a fait l’objet une violation à son égard du droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A.  L’arrêt de la chambre

86.  Pour chacun des sept épisodes, la chambre a constaté l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion. Elle a estimé notamment que bien que le requérant n’eût pas eu l’intention d’organiser une marche le 27 octobre 2012 ni une réunion publique devant le tribunal le 24 février 2014 à midi, les circonstances particulières de ces événements étaient propres à relever de l’article 11 de la Convention.

87.  La chambre a jugé que la présente affaire était identique à plusieurs autres affaires russes dans lesquelles la Cour avait conclu à des violations de l’article 11 de la Convention à raison de l’interpellation et de l’arrestation par la police de manifestants au seul motif que les réunions auxquelles ceux-ci participaient n’avaient pas été autorisées, l’illégalité formelle de ces réunions étant la principale justification des poursuites administratives. Elle a dit que certains éléments étaient révélateurs de l’existence en Russie d’une pratique policière consistant à interrompre les réunions de ce type, ou les événements considérés comme tels, et à en arrêter systématiquement les participants.

88.  La chambre n’a pas jugé utile d’examiner la question de l’existence d’un but légitime : elle estimait que, en tout état de cause, les mesures dénoncées étaient disproportionnées aux buts invoqués par le Gouvernement, à savoir la défense de l’ordre, la prévention du crime et la protection des droits et libertés d’autrui. Elle a jugé que, à supposer même que les arrestations et condamnations administratives du requérant eussent été conformes au droit interne et poursuivi un but légitime, elles étaient manifestement disproportionnées au but affiché. Elle a estimé que le Gouvernement n’avait pas démontré l’existence d’un « besoin social impérieux » d’interrompre les réunions, d’arrêter le requérant et, en particulier, de le condamner à deux reprises à des peines d’emprisonnement, fussent-elles légères. Elle a ajouté que ces mesures risquaient fortement d’avoir un effet dissuasif, en décourageant le public de participer, à l’avenir, à des réunions publiques et en entravant le libre débat politique – effet amplifié par le fait qu’était ciblée une personnalité publique bien connue, dont l’arrestation ne pouvait qu’avoir un grand retentissement médiatique. Aussi a-t-elle conclu à la violation de l’article 11 pour chacun des sept épisodes.

B.  Thèses des parties

1.  Le requérant

89.  Le requérant soutient que, en interrompant les réunions ou les événements considérés comme tels, en l’arrêtant et en le condamnant à des sanctions administratives pour manquements à la procédure de conduite des événements publics ou pour refus d’obtempérer à des sommations policières, les autorités ont porté atteinte à son droit à la liberté de réunion pacifique. Il estime par ailleurs que deux des événements en question n’étaient pas des réunions publiques : le 27 octobre 2012, il aurait été arrêté sous le prétexte qu’il organisait une marche, alors qu’il quittait simplement à pied le lieu d’une manifestation statique, et le 24 février 2014 à midi, il aurait été arrêté alors qu’il attendait devant un tribunal parce qu’il souhaitait assister au prononcé du jugement dans un procès médiatique. Il considère que la réunion du 24 février, si tant est qu’il faille la qualifier ainsi, ne pouvait être prévue ni notifiée aux autorités, et qu’elle n’a causé aucun trouble propre à justifier qu’elle fût dispersée ou que ses participants fussent arrêtés et poursuivis.

90.  Le requérant admet que, le 5 mars 2012, le 8 mai 2012 à deux reprises, le 9 mai 2012 et le 24 février 2014 à une reprise (le soir), il a pris part à des réunions politiques non notifiées aux autorités. Il considère cependant que, compte tenu du lien étroit entre ces réunions et l’actualité, de leur faible ampleur et de l’absence de risque pour l’ordre public, les autorités auraient dû les tolérer. Selon lui, en chacune des sept occasions, la réaction des autorités a été illégale, dépourvue de but légitime et nettement disproportionnée, en violation de l’article 11 de la Convention.

91.  À l’audience, le requérant a plaidé qu’il était extrêmement difficile pour l’opposition d’obtenir l’autorisation d’organiser un événement public, surtout aux moments et aux endroits propices. Il allègue en particulier qu’il lui était impossible d’organiser la moindre réunion de ce type au centre de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, toutes les notifications à cette fin étant systématiquement rejetées sans que soient proposées, conformément au droit interne des alternatives adéquates.

92.  Le requérant nie toute désobéissance à des sommations policières, et affirme qu’aucune sommation de la sorte ne lui a été adressée. Il nie également avoir scandé des slogans, gêné la circulation sur les routes ou les trottoirs ou troublé l’ordre public.

2.  Le Gouvernement

93.  Le Gouvernement soutient que, dans chacun des sept épisodes, il y a eu une réunion publique soumise à notification. Il reconnaît que la dispersion de ces réunions et les mesures répressives prises contre le requérant ont constitué une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté de réunion pacifique.

94.  Il considère toutefois que cette ingérence était prévue par le droit interne et nécessaire « à la défense de l’ordre et à la prévention du crime » ainsi qu’à « la protection des droits et libertés d’autrui ». Il allègue que, dans chacun des sept cas, le requérant a tenté de tenir une réunion publique non autorisée, la police a interrompu cette réunion conformément à la loi, et les tribunaux compétents ont à bon droit jugé le requérant coupable d’infractions administratives. Il estime qu’en aucune de ces occasions il n’existait de circonstances spéciales qui auraient dispensé les manifestants de l’obligation de notifier leur réunion au préalable. Il donne des exemples d’autres événements publics réguliers auxquels le requérant aurait participé sans qu’il y ait eu la moindre ingérence des autorités. Il récuse les allégations du requérant selon lesquelles les réunions en cause n’ont causé ni bruit ni troubles compte tenu de la taille des groupes qui y participaient et de la présence des médias. Il affirme que, en particulier, le 27 octobre 2012 (date du cinquième épisode), le requérant a organisé une marche qui a gêné la circulation et que, contrairement à la thèse défendue par ce dernier, « il n’est guère vraisemblable » que certains des autres événements « n’aient produit aucun bruit ni causé aucune gêne aux piétons » étant donné le nombre de personnes qui y participaient ainsi que les lieux et moments en lesquels ils se sont tenus (notamment pour ce qui est du premier événement, qui a eu lieu le 5 mars 2012, et des deux derniers, qui ont eu lieu le 27 février 2014). Il repousse également l’assertion du requérant selon laquelle ce dernier n’a pas gêné la circulation au cours du septième épisode.

95.  Enfin, le Gouvernement considère que les sanctions administratives infligées au requérant étaient proportionnées au but visé étant donné le caractère persistant et délibéré des infractions que ce dernier aurait perpétrées. Il précise que le montant plus élevé des amendes auxquelles le requérant a été condamné le 27 octobre 2012 et le 24 février 2014 a pour origine le relèvement par le législateur des amendes prévues par l’article 20 § 2 du code.

96.  Le Gouvernement estime qu’en au moins deux occasions les autorités ont fait preuve d’une tolérance considérable vis-à-vis de réunions illégales. Il relève en particulier que, le 5 mars 2012, la police n’a arrêté le requérant qu’à 22 h 45 alors que le rassemblement autorisé avait pris fin à 21 heures, et que, le 8 mai 2012, les manifestants ont pu poursuivre leur « sortie » pendant longtemps avant que la police ne décide de les interpeller.

97.  Le Gouvernement soutient que la chambre n’était pas appelée à se prononcer sur l’existence en Russie d’une pratique d’entrave aux réunions publiques, et que les treize exemples sur lesquels elle s’est appuyée dans son arrêt ne sont pas représentatifs et ne suffisent pas à établir l’existence d’une telle pratique. Il ajoute que, selon l’analyse comparative opérée pour les besoins de l’affaire Lashmankin et autres (arrêt précité, § 324), le défaut de notification préalable d’une réunion ou le non-respect des restrictions imposées quant au lieu ou au moment de la réunion peuvent à eux seuls en justifier la dispersion dans treize États membres.

C.  Appréciation de la Grande Chambre

1.  Sur l’applicabilité de l’article 11 de la Convention et sur l’existence d’une ingérence

a)  Principes généraux

98.  La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015, et Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014). Afin de parer au risque d’interprétation restrictive, la Cour s’est gardée d’expliciter la notion de réunion, en laquelle elle voit une notion autonome, ou d’énumérer limitativement des critères permettant de la définir. Elle a précisé lorsqu’il y avait lieu que le droit à la liberté de réunion couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics, et qu’il peut être exercé par les participants au rassemblement et par les organisateurs de celui-ci (Kudrevičius et autres, précité, § 91, avec d’autres références, et Lashmankin et autres, précité, § 402). Elle a ajouté que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui n’englobe pas les réunions dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes. Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés par de telles intentions, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (Kudrevičius et autres, précité, § 92, avec d’autres références).

99.  Dès lors, la question de savoir si un rassemblement relève de la notion autonome de « réunion pacifique », au sens du paragraphe 1 de l’article 11, et de la protection offerte par cette disposition ne dépend pas du point de savoir si ce rassemblement se déroule conformément à la procédure prévue par le droit interne. C’est seulement une fois que la Cour conclut qu’un rassemblement appelle cette protection que sa qualification et son régime au regard du droit interne ont une incidence sur l’analyse qu’elle en fait. Ce sont des éléments à retenir dans l’examen de la question qui se pose ensuite, c’est-à-dire celle de savoir si une restriction apportée à la liberté protégée se justifie à l’aune du paragraphe 2, ainsi que dans celui des obligations positives de l’État, c’est-à-dire savoir si ce dernier a ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

100.  À cet égard, la Cour juge utile de rappeler que subordonner la tenue d’une réunion publique à une procédure de notification, voire d’autorisation, ne porte pas atteinte en principe à la substance du droit consacré par l’article 11 de la Convention, pourvu que de telles règles aient pour but de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et adaptées à même d’en garantir le bon déroulement (Kudrevičius et autres, § 147, cité au paragraphe 128 ci-dessous). Elle a cependant ajouté que le respect de ces règles ne doit pas devenir une fin en soi (ibidem, § 150, cité au paragraphe 128 ci-dessous). Dès lors, un rassemblement pacifique peut être d’une telle nature qu’en permettre la tenue seulement si sont respectées les conditions de notification et/ou d’autorisation préalable peut être jugé disproportionné en soi aux fins de l’article 11 de la Convention.

101.  La Cour a souligné que la liberté de réunion garantie par l’article 11 est étroitement liée à la liberté d’expression garantie par l’article 10, la protection des opinions personnelles assurée par l’article 10 comptant parmi les objectifs de la liberté de réunion pacifique telle que la consacre l’article 11. Selon sa jurisprudence constante, l’arrestation d’une personne à l’occasion d’une manifestation doit être examinée sur le terrain de l’article 11 de la Convention, l’article 10 s’analysant en une lex generalis par rapport à l’article 11, qui constitue une lex specialis (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202). L’un des critères distinctifs indiqués par la Cour est que, en exerçant leur droit à la liberté de réunion, les manifestants cherchent non seulement à exprimer leurs opinions, mais encore à le faire avec d’autres (Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 91, 12 juin 2014).

102.  La Cour reconnaît par ailleurs que, en matière de débat politique, les garanties offertes par les articles 10 et 11 sont souvent complémentaires (Primov et autres, précité, § 92). Malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10 lorsque l’exercice de la liberté de réunion a pour objectif l’expression d’opinions personnelles ou la nécessité de donner toute sa place au débat public et de laisser la contestation s’exprimer ouvertement (Kudrevičius et autres, précité, § 86, avec d’autres références). Ainsi, dans une affaire où un groupe de personnes qui avaient tenu un piquet devant le bâtiment d’une cour régionale avaient ensuite été jugées coupables d’infractions administratives et condamnées à des amendes pour manquement à la procédure d’organisation et de conduite d’une réunion publique, la Cour a estimé que les poursuites administratives s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion, interprété à la lumière de son droit à la liberté d’expression (Sergey Kuznetsov c. Russie, no 10877/04, § 42, 23 octobre 2008). Le lien entre les articles 10 et 11 est particulièrement pertinent lorsque les autorités ont porté atteinte au droit à la liberté de réunion pacifique en réaction aux opinions défendues ou aux propos tenus par des participants à une manifestation ou par des membres d’une association (voir, par exemple, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 85, CEDH 2001‑IX).

103.  La Cour rappelle que l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion n’implique pas nécessairement l’interdiction pure et simple d’une manifestation, de jure ou de facto, mais qu’elle peut également prendre la forme d’autres types de restrictions imposées par les autorités. Le terme « restrictions » figurant au paragraphe 2 de l’article 11 doit s’interpréter comme englobant non seulement les mesures prises avant ou pendant une réunion, mais également les mesures – notamment d’ordre répressif – prises ultérieurement (Ezelin, précité, § 39, Kasparov et autres, précité, § 84, Primov et autres, précité, § 93, et Nemtsov, précité, § 73). Par exemple, une interdiction préalable peut avoir un effet dissuasif sur les personnes souhaitant peut-être participer à une manifestation, et donc s’analyser en une ingérence, quand bien même l’événement en question se déroulerait par la suite sans que les autorités n’y fassent obstacle. Le refus d’autoriser une personne à voyager aux fins de participer à un rassemblement constitue également une ingérence, de même que certaines mesures prises par les autorités pendant une manifestation, comme par exemple la dispersion de celle-ci ou l’arrestation des participants, ou encore les sanctions infligées pour y avoir participé (Kasparov et autres, précité, § 84, avec d’autres références).

b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

104.  Le Gouvernement soutient que pour certains des épisodes litigieux, le requérant nie avoir pris part à une réunion. Or, pour chacun de ces sept épisodes, le requérant a été reconnu coupable d’une infraction administrative : dans cinq cas sur la base de l’article 20 § 2 du code des infractions administratives, qui réprime le manquement à la procédure prévue pour la conduite de réunions, rassemblements, manifestations, marches ou piquets publics, et dans deux cas sur la base de l’article 19 § 3 du même code, pour refus d’obtempérer à une sommation régulière de la police.

105.  Au vu des observations des parties sur la nature des différents événements en cause et sur le degré d’association du requérant à ceux-ci, la Cour examinera les caractéristiques particulières de chacun de ces différents épisodes.

i.  Le premier épisode (5 mars 2012)

106.  L’événement politique lors duquel le requérant et d’autres participants (environ 500 personnes) ont refusé de quitter les lieux au terme du créneau horaire autorisé était le prolongement d’un rassemblement notifié conformément à la loi relative aux événements publics (paragraphes 13-14 ci-dessus). Il doit incontestablement être qualifié de réunion au sens de l’article 11. L’arrestation du requérant, son transfert au poste de police puis sa condamnation administrative s’analysent donc en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 § 2 de la Convention.

ii.  Les deuxième, troisième et quatrième épisodes (8 et 9 mai 2012)

107.  Le requérant a été arrêté à trois reprises à l’occasion de « sorties » en public organisées en guise de protestation (paragraphes 19-21 et 25 ci‑dessus). S’il affirme que ces « sorties » ne constituaient ni des rassemblements ni des marches, ni aucun autre type de réunion soumise à notification en vertu de la loi relative aux événements publics, il reconnaît qu’il s’agissait d’un moyen d’expression choisi par un groupe de partisans de l’opposition pour manifester leur mécontentement face à la réélection de M. Poutine à la présidence, et il ne nie pas y avoir participé.

108.  Les « sorties » en question rassemblaient des groupes de personnes agissant de concert dans un but précis, en l’occurrence à des fins politiques. Elles ont regroupé respectivement 170, 50 et 50 à 100 personnes environ, et elles étaient pacifiques. Compte tenu de leurs modalités et de leur finalité, à savoir l’expression d’opinions personnelles par un groupe de personnes, la Cour estime qu’elles relèvent de la notion de « réunion » au sens de l’article 11. Le requérant entendait y participer et il ne l’a jamais nié : même s’il ne considérait pas ces « sorties » comme des « marches » ou des « rassemblements » soumis à notification en vertu du droit national applicable, il exerçait en y prenant part son droit à la liberté de réunion garanti par l’article 11 de la Convention. Ainsi, aux yeux de la Cour, l’arrestation, le transfert au poste de police, la détention puis la condamnation dont il a fait l’objet lors de ces épisodes s’analysent en une « restriction » au sens du paragraphe 2 de l’article 11, et donc en une ingérence dans l’exercice qu’il faisait de son droit à la liberté de réunion pacifique garanti par le paragraphe 1 de cet article.

iii.  Les cinquième et sixième épisodes (27 octobre 2012 et 24 février 2014 à midi)

109.  Pour ces deux épisodes, le requérant considère que la qualification de réunion publique, au sens de la loi relative aux événements publics, attribuée par les autorités aux événements auxquels il a participé est erronée. Lors du cinquième épisode, avant d’être arrêté, il aurait participé à une manifestation statique. Il ressort des procès-verbaux de la police et des jugements des tribunaux internes que son arrestation et son inculpation se rapportaient non pas à cette manifestation statique elle-même mais à ce qui s’est passé ensuite : le requérant a quitté les lieux, accompagné d’un groupe de 25 à 30 personnes, parmi lesquelles figuraient des journalistes, et les déplacements de ce groupe ont été qualifiés de marche non autorisée (paragraphes 31-32 ci-dessus). La Cour estime que, indépendamment de la question de savoir si un tel déplacement pouvait en principe être qualifié d’événement public au sens du droit russe, il ne peut, compte tenu des circonstances particulières de cet épisode et aux fins de statuer sur l’applicabilité de l’article 11, être détaché de la participation du requérant à la manifestation statique. Dès lors, que ce dernier ait eu ou non l’intention d’organiser la marche qui lui est imputée, il y avait un lien entre les mesures prises contre lui et l’exercice qu’il a fait de son droit à la liberté de réunion (Navalnyy et Yashin, précité, § 52, et, mutatis mutandis, Kasparov et autres, précité, § 85, et Kasparov et autres (no 2), précité, § 27).

110.  Lors du sixième épisode, 150 personnes environ attendaient devant le tribunal afin de pouvoir y entrer pour assister à une audience. Le requérant et d’autres militants se sont vu refuser l’accès et ont attendu à l’extérieur, formant ainsi un attroupement constitutif selon les autorités d’une réunion irrégulière car non autorisée (paragraphe 35 ci-dessus). Analysant cet événement, la chambre a notamment tenu le raisonnement suivant :

« 45.  Pour ce qui est des événements survenus devant le tribunal le 24 février 2014 à midi, la Cour relève que le requérant et d’autres personnes s’étaient rendus au tribunal du district Zamoskvoretskiy afin d’assister au prononcé du jugement rendu dans un procès pénal qui, selon eux, revêtait un caractère politique. En assistant à l’audience, ces personnes entendaient montrer l’implication de la société civile et sa solidarité vis-à-vis des militants, en lesquels elles voyaient des prisonniers politiques. La cause commune qui avait conduit ces personnes devant le tribunal – afficher leur détermination personnelle face à un sujet d’importance publique – distinguait cette réunion impromptue d’un attroupement aléatoire d’individus poursuivant chacun son propre but, en faisant par exemple la queue pour pénétrer dans un bâtiment public. Ce rassemblement se distingue également de la situation où des passants se mélangent accidentellement à une manifestation et risquent d’être pris pour des participants à celle-ci (Kasparov et autres, précité, § 72). La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015) et que la protection des opinions personnelles est l’un des objectifs de la liberté de réunion pacifique consacrée à l’article 11 de cet instrument (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 37, série A no 202). Elle conclut donc que, au cours de cet événement, il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion (...) »

111.  Eu égard à la législation russe, la Grande Chambre doute que le requérant ait pu penser que, en se rendant à une audience judiciaire publique, il participerait un événement public soumis à notification préalable. Si elle n’est pas tenue par la qualification juridique donnée par le droit russe à l’événement qui s’est déroulé le 24 février 2014 à midi, la Grande Chambre, faisant sien le raisonnement de la chambre évoqué ci‑dessus, conclut que l’intention et le comportement concret du requérant relevaient de la notion de « réunion pacifique » au sens de l’article 11 § 1 et donc de la protection offerte par cette disposition.

112.  Dès lors, l’arrestation, le transfert au poste de police puis la condamnation dont le requérant a fait l’objet en ces deux occasions s’analysent en une ingérence dans l’exercice par celui-ci du droit à la liberté de réunion pacifique relevant de l’article 11 § 2.

iv.  Le septième épisode (24 février 2014 au soir)

113.  Le requérant a été arrêté au cours d’une manifestation statique spontanée d’environ 150 personnes qui se sont rassemblées en réaction au jugement rendu dans l’affaire « Bolotnaya », prononcé un peu plus tôt ce jour-là. Il ne nie pas avoir eu l’intention de participer à cette manifestation (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour n’a aucun doute que cet événement s’analyse en une réunion au sens de l’article 11, et elle considère que le comportement du requérant dans ce contexte est protégé par cette disposition. Dès lors, la dispersion de cette réunion ainsi que l’arrestation, le transfert au poste de police, la détention et les sanctions administratives dont le requérant a fait l’objet sont constitutifs d’une ingérence dans l’exercice par celui-ci du droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 § 2 de la Convention.

2.  Sur la justification des ingérences

a)  Les ingérences étaient-elles prévues par la loi ?

i.  Principes généraux relatifs à la légalité des ingérences

114.  Les principes pertinents en la matière sont exposés dans l’arrêt Kudrevičius et autres (précité, §§ 108-110) :

« 108.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (voir, parmi d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001-VI, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I, Vyerentsov, précité, § 52, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 64-65, CEDH 2004-I, et Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 153, CEDH 2013 (extraits)).

109.  En particulier, on ne peut considérer comme « une loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (voir, par exemple, Djavit An, précité, § 65). Cependant, l’expérience montre l’impossibilité d’arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois, notamment dans des domaines dont les données changent en fonction de l’évolution des conceptions de la société (voir, parmi d’autres, Ezelin, précité, § 45). En particulier, pareilles conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle une telle certitude hors d’atteinte. En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi d’autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, Ziliberberg, décision précitée, Galstyan, précité, § 106, et Primov et autres, précité, § 125).

110.  La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II, VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 52, Mkrtchyan c. Arménie, no 6562/03, § 43, 11 janvier 2007, et Vyerentsov, précité, § 54). De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323, et Rekvényi, précité, § 34). »

115.  La Cour rappelle par ailleurs que, pour répondre aux exigences de qualité de la loi, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi d’autres précédents, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000‑XI, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, et Lashmankin et autres, précité, § 411).

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

116.  La Cour relève tout d’abord que, dans les quatre premiers épisodes, les autorités ont agi sur la base de l’article 16 de la loi relative aux événements publics, lequel permettait la suppression de ces événements en cas de manquement délibéré de l’organisateur à la procédure prévue en la matière. Depuis juin 2012, les autorités pouvaient également supprimer les événements publics au motif distinct d’un non-respect de l’obligation de notification, motif qui était ainsi applicable au cinquième épisode et aux suivants. Il semble que ces deux motifs de suppression étaient applicables alternativement plutôt que cumulativement en cas de menace réelle, cas qui constituait un autre motif distinct de suppression. Les sanctions administratives infligées au requérant, quant à elles, étaient fondées sur les articles 20 § 2 et 19 § 3 du code des infractions administratives (paragraphes 44 à 46 ci‑dessus). On peut donc dire que les mesures prises contre le requérant avaient une base légale en droit interne.

117.  En revanche, il ressort des circonstances de l’espèce que, les dispositions légales susmentionnées étant rédigées de façon trop large, la prévisibilité de leur application était douteuse. En l’absence de critères permettant de distinguer une réunion informelle d’un événement public soumis à une condition de notification formelle, la police et les juridictions internes ont adopté une interprétation étendant cette condition de forme à une très grande variété de situations définies de manière vague. Ainsi, au cours du cinquième épisode, le requérant a été sanctionné parce qu’il avait été suivi par un groupe de personnes après avoir quitté une manifestation statique, groupe dont les déplacements ont été interrompus par la police en tant que « marche illégale ». Au cours du sixième épisode, le requérant se trouvait au sein d’un groupe de militants qui étaient restés devant le tribunal parce que l’entrée à l’audience leur avait été refusée. Même en entendant la loi relative aux événements publics dans son interprétation la plus extensive, on ne peut raisonnablement pas considérer que l’obligation de notifier au préalable le comportement en cause dans ces deux derniers cas fût prévisible.

118.  Le régime légal en vigueur conférait donc à l’exécutif un pouvoir d’appréciation étendu pour ce qui est de décider quel comportement pouvait être qualifié d’événement public. Dans l’exercice de ce pouvoir, la police était habilitée à mettre fin aux réunions de ce type – par le biais notamment de mesures répressives de nature administrative comme l’arrestation, le transfert au poste de police et la détention provisoire – au seul motif que la procédure de notification n’avait pas été respectée, même en l’absence du moindre trouble. La Cour rappelle l’importance de l’application de garanties adéquates contre l’atteinte arbitraire par les pouvoirs publics au droit à la liberté de réunion. Elle ne peut que constater le caractère général des termes employés pour définir la notion d’« événement public » dans les dispositions pertinentes de l’article 2 de la loi correspondante, la portée étendue de l’obligation connexe de notification de ces événements imposée par les articles 5 et 7, et le caractère extensif de la définition des infractions constituées en vertu des articles 19 § 3 et 20 § 2 du code des infractions administratives par l’inobservation de cette obligation (paragraphes 44 à 46 ci-dessus). Compte tenu aussi de la nature des événements en cause dans la présente affaire, elle doute que la manière dont le droit interne pertinent a été appliqué ait été suffisamment prévisible pour satisfaire aux exigences qualitatives inhérentes à la notion autonome de légalité découlant du paragraphe 2 de l’article 11 – et ce d’autant plus que, à chaque fois, les autorités ont interrompu l’exercice par le requérant de sa liberté de réunion en l’arrêtant et en le privant de liberté dans des conditions contraires à l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 72 ci-dessus).

119.  Cela étant, les dispositions légales en cause soulèvent d’importantes questions dont la portée dépasse la simple analyse de la qualité et de la prévisibilité de la loi. En conséquence, la Cour estime plus opportun de procéder à cette analyse dans le cadre de l’examen plus large de la proportionnalité des mesures litigieuses auquel elle procèdera ci-dessous au regard du critère de nécessité, c’est-à-dire l’examen du point de savoir plus généralement si le pouvoir d’appréciation des autorités en la matière était entouré de garanties adéquates contre les abus (paragraphes 148 à 150 ci-dessous).

b)  Les restrictions en cause poursuivaient-elles un but légitime (défense de l’ordre, prévention du crime ou protection des droits et libertés d’autrui) ?

i.  La jurisprudence de la Cour en matière de but légitime

120.  Dans son arrêt Merabishvili (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, 28 novembre 2017), la Cour a livré un aperçu des affaires dans lesquelles elle avait spécifiquement examiné la question de savoir si une ingérence poursuivait un but légitime. Elle a relevé que, si les buts et motifs légitimes étaient énoncés de manière exhaustive dans les clauses de la Convention autorisant des restrictions, ils étaient aussi définis de manière large et interprétés avec une certaine souplesse. Il est d’habitude relativement aisé pour le gouvernement défendeur de la convaincre qu’une ingérence poursuivait un but légitime, même lorsque le requérant avance des arguments solides donnant à penser qu’elle visait en réalité un but inavoué, non conventionnel. La Cour a d’ailleurs elle-même reconnu que, dans la plupart des cas, elle traite la question sommairement. Les affaires dans lesquelles elle a soit exprimé des doutes quant au but invoqué sans statuer sur ce point soit écarté un ou plusieurs des buts invoqués sont peu nombreuses, et celles dans lesquelles elle a conclu à une violation de l’article invoqué par le requérant à raison seulement de l’absence de but légitime sont encore plus rares. En vérité, elle s’attache surtout à trancher la question, étroitement liée à celle de l’existence d’un but légitime, de savoir si la restriction est nécessaire ou justifiée, en d’autres termes si elle est fondée sur des motifs pertinents et suffisants et si elle est proportionnée aux buts ou motifs pour lesquels elle est autorisée. Ces buts et motifs constituent les critères d’appréciation de la nécessité ou de la justification de la restriction (Merabishvili, précité, §§ 294-302).

121.  La Cour garde à l’esprit que, selon sa jurisprudence constante, dans une affaire issue d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, elle a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont celui-ci a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015, avec d’autres références). Dès lors, elle vérifie l’existence d’un but légitime dans le cas d’espèce en examinant la finalité de la disposition législative en question compte tenu de sa mise en œuvre dans les circonstances concrètes de la cause.

122.  Aux fins de l’examen de la présente affaire, la Cour juge important de noter aussi qu’il existe certaines différences dans le libellé des motifs autorisés de restriction des droits énoncés dans différents articles de la Convention (Perinçek, précité, § 146-151). Elle a conclu, certes sur le terrain de l’article 10, que, puisque les termes employés dans le texte anglais apparaissaient à même de s’entendre seulement en un sens étroit, la meilleure manière de concilier les expressions « défense de l’ordre » et « prevention of disorder » dans les textes français et anglais de l’article 10 § 2 consistait à les interpréter dans leur sens le moins large (Perinçek, précité, § 151). Il en va forcément de même pour l’article 11 § 2 – qui reprend les mêmes termes dans chacune des deux versions –, étant donné que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X).

ii.  La présence de buts légitimes en l’espèce

123.  La Cour examinera la question de l’existence d’un but légitime en recherchant si les arrestations, les détentions et les condamnations administratives dont le requérant a fait l’objet poursuivaient, comme le soutient le Gouvernement, les buts légitimes de la défense de l’ordre, de la prévention du crime et de la protection des droits et libertés d’autrui.

124.  À cet égard, elle constate en particulier que la cinquième arrestation s’est produite alors que le requérant quittait le lieu d’une manifestation statique à laquelle il avait fini de participer et qu’un groupe de personnes, parmi lesquelles figuraient des journalistes, le suivaient. Les autorités ont qualifié ce déplacement de « marche non autorisée », alors que le requérant n’avait manifesté aucune intention de conduire une marche ou de faire autre chose que de simplement quitter les lieux en marchant dans la rue (paragraphe 32 ci-dessus). Dans ces conditions, le requérant n’aurait pas pu prévoir que ce déplacement serait considéré comme un événement public que les autorités lui imputeraient. D’ailleurs, le groupe n’avait pas été formé à son initiative et ne pouvait même pas passer pour une source de troubles, puisque, selon les allégations qui ont été présentées à la Cour et que ne vient démentir aucun élément contraire, le requérant et les personnes qui le suivaient marchaient sur le trottoir.

125.  Lors du sixième épisode, les autorités ont estimé que la présence devant le tribunal d’un groupe de personnes qui attendaient d’assister à une audience judiciaire constituait une « réunion publique » non autorisée (paragraphe 35 ci-dessus). Il ressort des observations du Gouvernement que, après avoir attendu un certain temps à l’extérieur du tribunal, certaines personnes dans la foule ont commencé à scander des slogans politiques. Or, la Cour n’a été saisie d’aucun élément permettant de prouver que le requérant ait lui-même scandé des slogans ni qu’il ait d’une autre façon manifesté l’intention de tenir un rassemblement politique à l’extérieur du tribunal. Rien dans le dossier n’indique que, avant de se rendre à l’audience, les personnes qui attendaient devant le tribunal aient prévu que l’entrée leur serait refusée ni qu’en pareil cas elles manifesteraient. De plus, il apparaît que l’accès au secteur entourant le tribunal était de toute façon bloqué par un cordon de policiers et des fourgons de police, et que les personnes qui attendaient à l’extérieur du cordon n’ont nullement occasionné de gêne supplémentaire à la circulation.

126.  La Cour n’est donc pas convaincue que les mesures litigieuses prises contre le requérant lors des cinquième et sixième épisodes aient poursuivi un quelconque but légitime aux fins de l’article 11 § 2. Pour ce seul motif, il y a eu violation de l’article 11 à l’égard de chacun de ces deux épisodes.

127.  Pour ce qui est des cinq autres épisodes, la Cour relève que les arrestations ont eu lieu au cours d’événements publics conduits en l’absence de notification (deuxième, troisième, quatrième et septième épisodes) ou au terme du créneau horaire autorisé (premier épisode). Tous ces événements étaient des réunions pacifiques qui n’ont guère causé de troubles (paragraphes 14, 19-21, 25 et 37 ci-dessus). Bien qu’elle doute fort que les mesures litigieuses prises dans le cadre de ces épisodes aient poursuivi l’un quelconque des buts légitimes prévus par l’article 11 § 2, la Cour estime inutile de se prononcer sur ce point car, en tout état de cause, les restrictions imposées n’étaient pas « nécessaires », pour les raisons exposées ci-dessous.

c)  Les restrictions litigieuses imposées au cours des cinq autres épisodes étaient-elles nécessaires dans une société démocratique ?

i.  Principes issus de la jurisprudence de la Cour

128.  La Cour examinera la nécessité des ingérences dans l’exercice du droit à la liberté de réunion dénoncées en l’espèce en tenant compte des principes exposés dans l’arrêt Kudrevičius et autres (précité, §§ 142-160) et récemment repris dans l’arrêt Lashmankin et autres (précité, § 412) :

α)  Principes généraux

« 142.  La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée (Barraco, précité, § 42). C’est au demeurant à la Cour de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Rufi Osmani et autres c. Ex‑République de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001-X, et Galstyan, précité, § 114).

143.  Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, Achougian c. Arménie, no 33268/03, § 89, 17 juillet 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, Barraco, précité, § 42, et Kasparov et autres, précité, § 86). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Rai and Evans, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 75 ; voir également Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998‑I, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 46, 8 juillet 1999).

144.  La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées à l’article 11 § 2 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Rufi Osmani et autres, décision précitée, Skiba, décision précitée, Fáber, précité, § 41, et Taranenko, précité, § 65).

145.  La liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 86). Les mesures entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, § 76, 12 juillet 2005, Serguey Kuznetsov, précité, § 45, Alekseyev, précité, § 80, Fáber, précité, § 37, Gün et autres, précité, § 70, et Taranenko, précité, § 67).

146.  La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 70, CEDH 1999‑VI, Rufi Osmani et autres, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 82). Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière (Rai et Evans, décision précitée). Une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale (Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011), notamment d’une privation de liberté (Gün et autres, précité, § 83). Ainsi, la Cour doit examiner avec un soin particulier les affaires où les sanctions infligées par les autorités nationales pour des comportements non violents impliquent une peine d’emprisonnement (Taranenko, précité, § 87). »

ß)  Exigence d’une autorisation préalable

« 147.  Il n’est en principe pas contraire à l’esprit de l’article 11 que pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale une Haute Partie contractante puisse soumettre à autorisation préalable la tenue de réunions (Oya Ataman, précité, § 37, Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 35, CEDH 2007‑III, Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 49, 29 novembre 2007, Nurettin Aldemir et autres c. Turquie, nos 32124/02, 32126/02, 32129/02, 32132/02, 32133/02, 32137/02 et 32138/02, § 42, 18 décembre 2007, Éva Molnár, précité, § 35, Karatepe et autres c. Turquie, nos 33112/04, 36110/04, 40190/04, 41469/04 et 41471/04, § 46, 7 avril 2009, Skiba, décision précitée, Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 90, 15 novembre 2012, et Gün et autres, précité, §§ 73 et 80). Du reste, la Cour a considéré dans des affaires antérieures que le fait de subordonner la tenue d’une manifestation publique à une notification, voire à une procédure d’autorisation, ne porte pas atteinte en principe à la substance du droit consacré par l’article 11 de la Convention, pour autant que le but de la procédure est de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et adaptées permettant de garantir le bon déroulement des événements de ce type (Sergey Kuznetsov, précité, § 42, et Rai et Evans, décision précitée). Les organisateurs de rassemblements publics doivent obéir aux normes régissant ce processus en se conformant aux réglementations en vigueur (Primov et autres, précité, § 117).

148.  La notification préalable vise non seulement la conciliation du droit à la liberté de réunion avec les droits et intérêts juridiquement protégés (dont la liberté de circulation) d’autrui, mais également la défense de l’ordre ou la prévention des infractions pénales. Pour ménager un équilibre entre ces intérêts concurrents, le recours à des procédures administratives préliminaires est une pratique courante dans les États membres en matière d’organisation de manifestations publiques (Eva Molnár, précité, § 37, et Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 42, 10 juillet 2012). Toutefois, les réglementations de cette nature ne doivent pas constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion telle qu’elle est protégée par la Convention (Samüt Karabulut c. Turquie, no 16999/04, § 35, 27 janvier 2009, et Berladir et autres, précité, § 39).

149.  Les États étant en droit d’exiger une autorisation, ils doivent pouvoir sanctionner ceux qui participent à une manifestation ne satisfaisant pas à cette condition (Ziliberberg, décision précitée, Rai et Evans, décision précitée, Berladir et autres, précité, § 41, et Primov et autres, précité, § 118). En même temps, la liberté de participer à une réunion pacifique revêt une telle importance qu’une personne ne peut faire l’objet d’une quelconque sanction – même une sanction se situant vers le bas de l’échelle des peines disciplinaires – pour avoir participé à une manifestation non prohibée, dans la mesure où l’intéressé ne commet par lui-même, à cette occasion, aucun acte répréhensible (Ezelin, précité, § 53, Galstyan, précité, § 115, et Barraco, précité, § 44). Cela vaut également lorsque la manifestation donne lieu à des dommages ou d’autres troubles (Taranenko, précité, § 88).

150.  Une situation illégale, telle que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable, ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté d’expression (Cisse c. France, no 51346/99, § 50, CEDH 2002‑III, Oya Ataman, précité, § 39, Barraco, précité, § 45, et Skiba, décision précitée). Si les règles régissant les réunions publiques, telles qu’un système de notification préalable, sont essentielles pour le bon déroulement des manifestations publiques, étant donné qu’elles permettent aux autorités de réduire au minimum les perturbations de la circulation et de prendre d’autres mesures de sécurité, leur mise en œuvre ne doit pas devenir une fin en soi (Primov et autres, précité, § 118). En particulier, en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas vidée de sa substance (Oya Ataman, précité, § 42, Bukta et autres, précité, § 37, Nurettin Aldemir et autres, précité, § 46, Achougian, précité, § 90, Éva Molnár, précité, § 36, Barraco, précité, § 43, Berladir et autres, précité, § 38, Fáber, précité, § 47, İzci c. Turquie, no 42606/05, § 89, 23 juillet 2013, et Kasparov et autres, précité, § 91).

151.  L’absence d’autorisation préalable et l’« illégalité » consécutive de l’action ne donnent pas carte blanche aux autorités, lesquelles demeurent limitées par l’exigence de proportionnalité découlant de l’article 11. Il convient donc d’établir les raisons pour lesquelles la manifestation n’avait pas été autorisée dans un premier temps, l’intérêt général en jeu, et les risques que comportait le rassemblement. La méthode utilisée par la police pour décourager les manifestants, pour les contenir dans un endroit particulier ou pour disperser la manifestation constitue également un élément important pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Primov et autres, précité, § 119). Ainsi, l’utilisation par la police de « spray au poivre » pour disperser une manifestation autorisée a été jugée disproportionnée, même si la Cour a reconnu que l’événement en question pouvait avoir entraîné des perturbations de la circulation routière (Oya Ataman, précité, §§ 38-44).

152.  Dans son arrêt en l’affaire Bukta et autres (précité, §§ 35-36), la Cour a estimé que, dans des circonstances spéciales où il peut se justifier de réagir immédiatement, par exemple à un événement politique, par une manifestation pacifique, disperser celle-ci au seul motif que l’obligation de notification préalable n’a pas été respectée et sans que les participants se fussent comportés d’une manière contraire à la loi constituait une restriction disproportionnée à la liberté de réunion pacifique.

153.  La Cour a par la suite précisé que le principe établi dans l’affaire Bukta et autres ne pouvait être étendu au point que l’absence de notification préalable ne puisse jamais constituer un fondement légitime à la décision de disperser un rassemblement. Le droit de manifester de manière spontanée ne peut primer l’obligation de notifier au préalable la tenue d’un rassemblement que dans des circonstances spéciales, notamment lorsqu’il est indispensable de réagir immédiatement à un événement par une manifestation. Pareille dérogation à la règle générale peut en particulier se justifier dans le cas où un délai aurait rendu la réaction obsolète (Éva Molnár, précité, §§ 37-38, et Skiba, décision précitée).

154.  En outre, il convient de souligner que même une manifestation légalement autorisée peut être dispersée, par exemple lorsqu’elle tourne à l’émeute (Primov et autres, précité, § 137). »

γ)  Manifestations et perturbations de la vie quotidienne

« 155.  Toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière (Barraco, précité, § 43, Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012, et İzci, précité, § 89). Ce fait en soi ne justifie pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Berladir et autres, précité, § 38, et Gün et autres, précité, § 74), car il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance en la matière (Achougian, précité, § 90). Le « degré de tolérance » approprié ne peut être défini in abstracto ; la Cour doit examiner les circonstances particulières de l’affaire, en particulier l’ampleur des « perturbations de la vie quotidienne » (Primov et autres, précité, § 145). Cela étant, il est important que les associations et autres organisateurs de manifestations se conforment aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant les règlementations en vigueur (Oya Ataman, précité, § 38, Balçík et autres, précité, § 49, Éva Molnár, précité, § 41, Barraco, précité, § 44, et Skiba, décision précitée).

156.  Le refus délibéré des organisateurs de se conformer à ces règles et leur décision de structurer tout ou partie d’une manifestation de façon à provoquer des perturbations de la vie quotidienne et d’autres activités à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances constituent un comportement qui ne saurait bénéficier de la même protection privilégiée offerte par la Convention qu’un discours ou débat politique sur des questions d’intérêt général ou que la manifestation pacifique d’opinions sur de telles questions. Au contraire, la Cour estime que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour évaluer la nécessité de prendre des mesures visant à restreindre pareils comportements (...)

157.  Les restrictions à la liberté de réunion pacifique dans les lieux publics peuvent servir à la protection des droits d’autrui en vue de prévenir les troubles et les perturbations de la circulation routière (Éva Molnár, précité, § 34). L’affluence de personnes pendant un événement public comportant des risques, il n’est pas rare que les pouvoirs publics imposent des limites quant au lieu, à la date, à l’heure, à la forme ou aux modalités de la tenue d’un rassemblement public prévu (Primov et autres, précité, § 130). »

δ)  Les obligations positives de l’État au titre de l’article 11 de la Convention

« 158.  Les États doivent non seulement s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives au droit de réunion pacifique mais également protéger ce droit. Si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés (Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni, no 11002/05, § 37, 27 février 2007, et Nemtsov, précité, § 72), il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57, Oya Ataman, précité, § 36, et Gün et autres, précité, § 72).

159.  Les autorités ont le devoir de prendre les mesures nécessaires pour toute manifestation légale afin de garantir le bon déroulement de celle-ci et la sécurité de tous les citoyens (Oya Ataman, précité, § 35, Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007, Skiba, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 69). Elles ne sauraient pour autant le garantir de manière absolue et elles jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de la méthode à utiliser (Protopapa c. Turquie, no 16084/90, § 108, 24 février 2009). En la matière, elles assument en vertu de l’article 11 de la Convention une obligation de moyens et non de résultat (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 34, série A no 139, et Fáber, précité, § 39).

160.  En particulier, la Cour a souligné qu’il importait que des mesures de sécurité préventives, telles que, par exemple, l’envoi de secours d’urgence sur les lieux des réunions ou manifestations, soient prises afin de garantir le bon déroulement des événements de ce type, qu’ils soient de nature politique, culturelle ou autre (Oya Ataman, précité, § 39). »

ii.  Application des principes susmentionnés aux cinq épisodes restants

129.  Sur la base des principes énoncés dans sa jurisprudence, la Cour recherchera si les mesures prises contre le requérant au cours de chacun des cinq épisodes restants (c’est-à-dire les premier, deuxième, troisième, quatrième et septième) étaient proportionnées à l’un ou l’autre des buts légitimes invoqués par le Gouvernement, à savoir « la défense de l’ordre ou la prévention du crime » et « la protection des droits et libertés d’autrui », et si les raisons avancées par les autorités nationales pour justifier ces mesures étaient « pertinentes et suffisantes ». Ce faisant, elle examinera si, en chacune de ces occasions, l’arrestation, la détention et la sanction dont le requérant a fait l’objet répondaient à un besoin social impérieux.

α)  Premier épisode

130.  Le 5 mars 2012, le requérant a été arrêté et transféré au poste de police parce qu’il avait refusé de quitter le lieu d’un rassemblement pacifique autorisé environ deux heures après la fin du créneau horaire imparti. Il n’est pas contesté qu’il a ainsi méconnu les règles de conduite d’événements publics.

131.  Il est à noter que, au cours de cet épisode, les manifestants qui sont restés – environ 500 personnes – étaient bien moins nombreux que les participants au rassemblement autorisé qui venait de prendre fin. Le requérant et ses partisans ont, à l’aide de porte-voix, invité les manifestants à rester pour prendre part à une « protestation pacifique », et ces derniers ont d’ailleurs continué à se comporter de manière non violente. Les manifestants occupaient une place qui par ailleurs servait de zone de loisirs publique et qui était délimitée par de grandes artères animées, et ils ne bloquaient ni les routes ni les trottoirs adjacents (paragraphes 13-14 ci‑dessus). Il apparaît que les troubles dont le requérant et les autres manifestants sont à l’origine ont causé une certaine gêne dans la vie quotidienne mais, au vu des circonstances concrètes, ils n’ont pas dépassé le niveau de perturbation mineure qu’entraîne l’exercice normal du droit à la liberté de réunion pacifique dans un lieu public (Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 47, 24 juillet 2012, Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 37, CEDH 2007‑III, et Kudrevičius et autres, précité, §§ 149 et 164-175).

132.  De plus, il n’y avait aucun signe de poussée de violence imminente ni d’aggravation du degré de nuisance. Les policiers antiémeute présents sur les lieux, entièrement équipés de matériel antiémeute, étaient en nombre comparable à celui des manifestants, qui n’étaient ni armés ni agressifs. Étant donné que les autorités contrôlaient entièrement la situation, il n’y avait aucun risque apparent de détérioration.

133.  Il peut en être conclu que cette réunion a été dispersée et que le requérant a été arrêté au seul motif que la manifestation n’était plus couverte par l’autorisation et qu’elle était donc considérée comme illégale. C’est ce que confirment aussi les procès-verbaux de la police et les jugements rendus dans le procès administratif du requérant. Le Gouvernement argue que la police a toléré la réunion illégale pendant deux heures avant de procéder à des arrestations. Or la décision de disperser la réunion et d’arrêter le requérant était fondée sur ce que les autorités regardaient comme un défaut de notification suffisante et n’était pas liée à l’ampleur de troubles qu’auraient causés les manifestants. Ainsi qu’il a été constaté ci-dessus, les autorités n’étaient pas tenues par la loi relative aux événements publics de procéder à une telle mise en balance (paragraphe 116 ci-dessus). Elles ont usé du pouvoir d’appréciation que leur accordait le droit interne d’une manière incompatible avec l’essence du droit à la liberté de réunion et sans tenir dûment compte de la protection privilégiée qu’il convient, au regard de la Convention, d’accorder au discours ou au débat politiques sur des questions d’intérêt public ou à la manifestation pacifique d’opinions sur de telles questions (Kudrevičius et autres, précité, § 156, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 163, CEDH 2016 ; sur la marge d’appréciation étroite des autorités en matière de restriction du débat politique, voir Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 34, CEDH 1999‑IV, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits)). Dans ces conditions, il est indifférent de savoir si le montant de l’amende, à savoir 25 EUR, était adapté à un manquement aux règles de conduite d’événements publics.

β)  Deuxième, troisième et quatrième épisodes

134.  En ces trois occasions, le requérant a été arrêté alors qu’il participait à des réunions appelées « sorties ». Les manifestants avaient choisi cette activité principalement parce qu’ils estimaient qu’elle n’était soumise à aucune formalité. Ils ont marché par groupes plus ou moins coordonnés de 50 à 170 personnes dans des rues centrales qui étaient alors fermées à la circulation en raison de festivités programmées, et ce sans utiliser ni banderole ni matériel de sonorisation et sans scander de slogans ni prononcer de discours (paragraphes 19-21 et 25 ci-dessus). En une occasion, le requérant a été arrêté alors qu’était prise une photographie de groupe (paragraphe 20 ci-dessus), et en une autre occasion alors qu’il participait à un « rassemblement informel avec un député de la Douma d’État » (paragraphe 25 ci‑dessus).

135.  La question de savoir si ces réunions étaient soumises à notification opposait les parties et elle n’a toujours pas été tranchée. Ainsi qu’il a été noté ci-dessus, la police jouissait d’un pouvoir d’appréciation étendu pour ce qui est de dire quel rassemblement devait être qualifié d’événement public (paragraphes 117-118 ci-dessus). De plus, comme cela a déjà été souligné, tout manquement à la procédure de conduite d’événements publics – le défaut de notification n’en étant qu’un exemple parmi d’autres – et toute irrégularité commise par un participant à un événement public, aussi minime et anodine fût-elle, pouvaient servir aux autorités de motif pour y mettre fin (Lashmankin et autres, précité, § 461).

136.  La Cour a rappelé ci-dessus que la procédure de notification a pour finalité de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et appropriées de manière à garantir le bon déroulement des réunions, rassemblements ou autres événements (paragraphe 99 ci-dessus). Les réglementations de cette nature ne doivent pas constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion telle qu’elle est protégée par la Convention (Samüt Karabulut c. Turquie, no 16999/04, § 35, 27 janvier 2009, et Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 39, 10 juillet 2012), et une distinction doit être faite entre les restrictions à la liberté de réunion fondées sur le contenu, que la Cour doit soumettre au contrôle le plus strict, et les restrictions de nature technique (Primov et autres, précité, § 135).

137.  La Cour répète que les exceptions au droit à la liberté de réunion sont d’interprétation restrictive et que la nécessité de toute restriction doit se trouver établie de façon convaincante (Kudrevičius et autres, § 142). Dans une situation ambiguë, comme celle des trois cas en question, il était d’autant plus important d’adopter des mesures basées sur l’ampleur des perturbations causées par le comportement en question et non sur des motifs formels tels que l’inobservation de la procédure de notification. Une atteinte à la liberté de réunion consistant à interrompre ou disperser un rassemblement ou à en arrêter les participants au cours d’un rassemblent donné ne peut se justifier que par des motifs de fond spécifiques et expressément énoncés, par exemple par l’existence de risques graves tels que ceux visés au paragraphe 1 de l’article 16 de la loi relative aux événements publics. Or tel n’était pas le cas dans les épisodes en question.

γ)  Septième épisode

138.  Au cours du dernier épisode, le requérant a pris part à une manifestation statique spontanée regroupant environ 150 personnes qui protestaient contre le jugement, prononcé le même jour, par lequel plusieurs militants avaient été condamnés à des peines d’emprisonnement. Les manifestants s’étaient rassemblés sur le trottoir de la rue Tverskaya. Il n’y avait ni matériel de sonorisation, ni slogans ou discours organisés. Le requérant a été arrêté alors qu’il discutait avec un journaliste (paragraphe 37 ci-dessus). Officiellement, cette manifestation était illégale parce qu’elle n’avait pas été notifiée au préalable conformément à la loi relative aux événements publics.

139.  La Cour rappelle que, lorsqu’elle vérifie si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, elle reconnaît aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre le but légitime poursuivi mais elle souligne que cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 232, CEDH 2015).

140.  La Cour a déjà constaté que le système de notification russe prévoit un délai minimal de dix jours, particulièrement long par rapport à celui d’autres États, entre la date limite de notification de la réunion et la date prévue pour celle-ci, la seule exception à cette règle étant la manifestation statique (« piquet »), qui peut être notifiée jusqu’à trois jours avant la date fixée. Elle a relevé que la loi relative aux événements publics n’envisageait aucune circonstance spéciale au vu de laquelle une réunion spontanée aurait pu se justifier par une réaction immédiate à un événement d’actualité. Elle a également noté que les juridictions internes avaient condamné des participants à un événement public organisé en l’absence de notification préalable en limitant leur analyse au constat qu’ils avaient pris part à une réunion non notifiée dans les délais légaux et sans rechercher s’il existait des circonstances spéciales appelant une réaction immédiate à un événement d’actualité sous la forme d’une réunion spontanée et justifiant une dérogation à l’application stricte des délais de notification. Elle a observé que, d’ailleurs, les règles de droit interne régissant les délais de notification étaient formulées de manière rigide, n’admettaient aucune exception et ne laissaient aucune place à une mise en balance conforme aux critères énoncés dans sa jurisprudence relative à l’article 11 de la Convention (Lashmankin et autres, précité, §§ 451-454).

141.  Dans l’arrêt précité Lashmankin et autres, la Cour a jugé qu’il n’y avait aucune raison d’estimer qu’il fût « nécessaire dans une société démocratique » de fixer des délais rigides pour la notification des événements publics sans prévoir aucune exception permettant de tenir compte des situations où il serait impossible de respecter ces délais, par exemple en cas de réunion spontanée justifiée ou dans d’autres circonstances. Elle a estimé que l’application automatique et rigide des délais de notification faite sans tenir le moindre compte des circonstances de chaque cas d’espèce pouvait s’analyser en elle-même en une ingérence non justifiée au regard de l’article 11 § 2 de la Convention (ibidem, §§ 456 et 473).

142.  L’ingérence des autorités dans la manifestation spontanée en l’espèce est un autre exemple de cette application automatique et rigide de conditions de forme que la Cour a déjà, dans l’arrêt précité Lashmankin et autres, jugées incompatibles avec l’essence du droit à la liberté de réunion pacifique. Dans l’affaire Lashmankin et autres comme dans la présente affaire, les lacunes législatives dans les dispositions encadrant les réunions spontanées étaient aggravées par l’application rigide et formaliste des règles prévoyant la suppression des événements publics conduits en l’absence de notification.

δ)  Observations finales sur la nécessité des restrictions dans les cinq épisodes restants

143.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les événements susmentionnés ont pour point commun de ne pas avoir entraîné d’autre perturbation de la vie quotidienne qu’une gêne mineure, si tant est qu’elles en aient causé une (voir en particulier le paragraphe 109 ci-dessus). Comme elle l’a maintes fois souligné, une situation illégale telle que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté de réunion. Notamment, en l’absence d’actes de violence de la part de manifestants non autorisés, il faut que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance à l’égard des rassemblements pacifiques pour que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas vidée de sa substance (Kudrevičius et autres, § 150, cité au paragraphe 128 ci-dessus, avec d’autres références). À ce titre, la présente affaire ne se distingue guère des précédentes affaires dans lesquelles la Cour avait jugé qu’une telle tolérance s’imposait aussi lorsque la manifestation s’était déroulée dans un lieu public en l’absence de tout risque d’insécurité ou de perturbations (Fáber, précité, § 47) ou de danger pour l’ordre public au-delà de la perturbation mineure (Bukta et autres, précité, § 37), ou qu’elle avait été source dans une certaine mesure de perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière (Kudrevičius et autres, précité, § 155, et Malofeyeva, précité, §§ 136‑137).

144.  Or, dans chacun des cinq épisodes, la réunion a été dispersée et le requérant arrêté, détenu puis condamné pour infraction administrative – sans qu’il ressorte des décisions correspondantes qu’une analyse eût été faite de la gravité des perturbations causées par ces réunions ni, dans l’un des cas, de leur caractère spontané (sur ce dernier point, voir le paragraphe 37 ci‑dessus) – au seul motif qu’elles n’avaient pas été autorisées et qu’elles s’étaient poursuivies alors que la police avait ordonné leur cessation. Il apparaît donc que les autorités n’ont pas fait preuve du degré de tolérance requis vis-à-vis de ce qu’elles considéraient comme une réunion non autorisée, apparemment au mépris de ce que la Cour avait répété à maintes reprises, à savoir que le respect des règles régissant les réunions publiques ne doit pas devenir une fin en soi (Kudrevičius et autres, précité, § 155).

145.  Qui plus est, et malgré ce qui précède, le requérant a été frappé de sanctions qui, bien que qualifiées d’administratives en droit interne, n’en revêtent pas moins un caractère « pénal » au sens autonome de l’article 6 § 1, de sorte que cette disposition trouve à s’appliquer sous son volet « pénal » (paragraphe 80 ci‑dessus). Or une manifestation pacifique ne devrait pas, en principe, être cause de menace de sanctions pénales et notamment de privations de liberté. Lorsqu’une sanction infligée à un manifestant est de nature pénale, elle requiert une justification particulière (Kudrevičius et autres, précité, § 146). La liberté de participer à une réunion pacifique revêt une telle importance que la personne intéressée ne peut faire l’objet d’une quelconque sanction – même une sanction se situant vers le bas de l’échelle des peines disciplinaires – pour avoir participé à une manifestation non prohibée, pourvu qu’elle ne commette lui-même, à cette occasion, aucun acte répréhensible (ibidem, § 149).

146.  Dès lors, au vu des faits des cinq épisodes en question, la Cour ne peut conclure que la liberté de réunion pacifique du requérant, telle que garantie par la Convention, pesât moins lourd que quelque intérêt que l’État défendeur ait protégé en restreignant l’exercice de cette liberté afin de défendre l’ordre, de prévenir le crime ou de protéger les droits et libertés d’autrui. Les motifs invoqués par l’État défendeur ne correspondent à aucun besoin social impérieux. Quand bien même ils seraient pertinents, ils ne suffiraient pas à montrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d’appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu’il n’y avait aucun lien de proportionnalité raisonnable entre les restrictions apportées au droit du requérant à la liberté de réunion et quelque but légitime pouvant avoir été poursuivi. Partant, elle conclut à la violation de l’article 11 de la Convention à l’égard de ces cinq événements aussi.

iii.  Conclusions générales

147.  En bref, la Cour conclut que, les restrictions apportées à la liberté de réunion du requérant lors des cinquième et sixième épisodes n’ayant pas poursuivi un but légitime, elles ont emporté violation de l’article 11 de la Convention (paragraphe 126 ci-dessus), et que, l’État défendeur n’ayant pas démontré que les restrictions apportées lors des cinq autres épisodes fussent nécessaires dans une société démocratique, ces restrictions ont elles aussi emporté violation de cette disposition (paragraphe 146 ci-dessus).

148.  En ce qui concerne ces cinq derniers épisodes, il faut ajouter qu’ils traduisent un manquement persistant des autorités nationales à faire preuve de tolérance vis-à-vis des réunions non autorisées mais pacifiques et, plus généralement, à appliquer des critères conformes aux principes découlant de l’article 11 de la Convention. Il ne ressort pas des dispositions pertinentes des articles 19 § 3 et 20 § 2 du code des infractions administratives ni des décisions prises sur le fondement de ces dispositions que les autorités compétentes aient eu l’obligation de tenir dûment compte d’intérêts tels que la nécessité de défendre l’ordre, de prévenir le crime ou de protéger les droits et libertés d’autrui et aient respecté cette obligation. Il n’apparaît pas non plus que les autorités compétentes aient ménagé un juste équilibre entre ces intérêts, d’une part, et l’intérêt pour le requérant d’exercer son droit à la liberté de réunion pacifique, d’autre part.

149.  De telles carences ont déjà été constatées dans un certain nombre d’affaires antérieures où la police avait interpellé et arrêté des manifestants au seul motif que leur rassemblement n’avait pas été autorisé, l’illégalité formelle ayant été présentée comme étant la seule justification de la mesure (Malofeyeva, précité, §§ 137 et 140, Kasparov et autres, précité, § 95, Navalnyy et Yashin, précité, § 65, et Novikova et autres, précité, §§ 136, 171, 175 et 179-183, ainsi que Lashmankin et autres, précité, §§ 459-463). Bien avant la période au cours de laquelle les événements dénoncés ont eu lieu, la Cour avait déjà rendu des arrêts dans lesquels elle avait constaté des violations par l’État défendeur de l’article 11 et expressément rappelé les conditions auxquelles doit satisfaire, selon sa jurisprudence, toute mesure restreignant le droit à la liberté de réunion pacifique (voir, en particulier, Makhmudov c. Russie, no 35082/04, 26 juillet 2007, Barankevich c. Russie, no 10519/03, § 28, 26 juillet 2007, Sergey Kuznetsov, précité, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, 21 octobre 2010, et, pour ce qui est des arrêts antérieurs aux sixième et septième épisodes, Malofeyeva, précité, et Kasparov et autres, précité). Les autorités de l’État défendeur étaient donc à même de connaître les exigences découlant en la matière de la Convention et d’en tenir compte. Or force est de constater que les pratiques internes méconnaissant ces exigences ont perduré et qu’il y a même eu des réformes législatives introduisant davantage de restrictions.

150.  La Cour estime qu’il existe un lien entre ces carences et les lacunes structurelles, déjà constatées dans l’arrêt Lashmankin et autres (§§ 471‑477), de la réglementation assortissant de conditions de forme excessivement restrictives l’organisation de certaines réunions publiques. Ainsi, l’interprétation extensive de la notion de réunion soumise à notification et le manque de tolérance à l’égard des réunions ne respectant pas la procédure mettent en lumière une autre facette encore du problème structurel susmentionné. L’absence de garantie autour du pouvoir qui permet aux autorités nationales de faire ingérence dans les réunions publiques pacifiques ne générant ni « troubles » ni nuisances se trouve aggravée par l’interprétation extensive faite en pratique de la notion de « réunion soumise à notification » et par la latitude excessive dont elles jouissent pour imposer des restrictions à ces réunions par une application rigide des règles en recourant, comme elles l’ont fait en l’espèce, à des arrestations et des privations de liberté immédiates, ainsi qu’à des sanctions de nature pénale telles que celles décrites ci-dessus (aux paragraphes 79 et 80). On peut même se demander si, du fait de ces caractéristiques du régime légal applicable, l’exercice des voies de recours internes ne serait pas également dépourvu de toute chance de succès et si celles-ci ne seraient pas ineffectives.

151.  Au vu de ces éléments, on ne peut pas dire que le droit national pertinent offrait des garanties effectives contre les abus. Les conclusions auxquelles la Cour est parvenue quant à l’absence de but légitime lors des cinquième et sixième épisodes (paragraphe 126 ci-dessus) confirment ce constat.

152.  Il faut également souligner que les arrestations, les détentions et les condamnations administratives subséquentes du requérant ont forcément eu pour conséquence de le décourager, lui et d’autres, de participer à des rassemblements de protestation, voire de s’investir activement dans l’opposition politique. Incontestablement, ces mesures risquaient gravement aussi de dissuader d’autres partisans de l’opposition ainsi que la population en général de participer à des manifestations et, plus généralement, à des débats politiques ouverts. Leur effet dissuasif est d’autant plus fort qu’elles visaient une personnalité bien connue, dont la privation de liberté ne pouvait manquer d’avoir un grand retentissement médiatique.

153.  Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention pour ce qui est de chacun des sept épisodes.

V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

154.  Le requérant soutient que les arrestations, les détentions et les poursuites administratives dont il a fait l’objet ont restreint son droit à la liberté de réunion dans le but d’entraver son activité politique. Il se plaint d’une violation de l’article 18 de la Convention, ainsi libellé :

Article 18

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

A.  L’arrêt de la chambre

155.  La chambre a jugé que ce grief se rattachait à ceux examinés sur le terrain des articles 5 et 11 de la Convention et qu’il devait donc être déclaré recevable. Cependant, ayant conclu que les arrestations et retenues administratives dont le requérant avait fait l’objet avaient emporté violation de ces dispositions car elles avaient eu pour effet de l’empêcher et de le dissuader, lui et d’autres, de participer à des rassemblements de protestation et de s’investir activement dans l’opposition politique, elle a estimé inutile de rechercher si, en l’espèce, il y avait eu violation de l’article 18 combiné avec l’un ou l’autre de ces articles.

B.  Thèses des parties

1.  Le requérant

156.  Le requérant estime que son grief de violation de l’article 18 combiné avec les articles 5 et 11 constitue un aspect fondamental de l’affaire. Il soutient que, depuis les rassemblements de protestation de 2011‑2012, dans lesquels il aurait joué un rôle majeur, les autorités voient d’un mauvais œil sa participation à toute sorte de réunion informelle. Il affirme qu’elles cherchent à le punir d’avoir exprimé des critiques politiques et qu’elles prennent des mesures visant à décourager ses partisans. Il allègue être spécifiquement et personnellement ciblé par les autorités, qui chercheraient ainsi à museler l’opposition politique. Il renvoie en particulier aux images de son arrestation devant le tribunal le 24 février 2014 (sixième épisode). Il ajoute que les réunions au cours desquelles il a été arrêté étaient pacifiques et qu’elles ne causaient aucun trouble à l’ordre public. Il allègue que la procédure légale d’établissement des procès-verbaux d’infractions administratives a été détournée afin de l’éloigner des lieux de rassemblement alors que cela n’était pas nécessaire et de le priver de liberté alors qu’aucun but légal ne le justifiait. Il affirme qu’il défend les idées et valeurs d’une société démocratique – notions auxquelles la Cour aurait attaché une importance particulière dans l’arrêt Merabishvili – et que, étant la principale personnalité de l’opposition défendant ces valeurs, il est harcelé justement parce qu’il s’investit activement dans la vie politique et qu’il a de l’influence sur les opinions politiques du peuple russe.

157.  Le requérant allègue que, les autorités voyant en lui un opposant politique majeur, il a souvent été l’objet de poursuites, au point d’être harcelé et persécuté. Il cite entre autres les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Navalnyy et Yashin (arrêt précité, § 73) et Navalnyy et Ofitserov c. Russie (nos 46632/13 et 28671/14, § 119, 23 février 2016) afin de prouver la réalité du caractère politique du traitement qui lui est réservé. Il considère que la présente affaire n’est qu’une nouvelle illustration de la volonté manifestée par les autorités de le punir pour ses activités politiques et de le dissuader, lui et d’autres, de prendre part au libre débat public. Il conclut que les autorités n’ont pas agi de bonne foi. Il s’appuie en particulier sur les travaux préparatoires de l’article 18 de la Convention, qui préciseraient que les rédacteurs de cet instrument étaient mus par le souci de préserver les individus de l’imposition de restrictions nées de la volonté de l’État de protéger « la tendance politique qu’il représente » face à une « opposition qu’il estime dangereuse ». Il affirme qu’existe en Russie une pratique administrative consistant à interrompre les réunions politiques pacifiques et à ne faire preuve d’aucune tolérance à leur égard si elles n’ont pas été notifiées aux autorités. Sur ce point, il met en avant le caractère répétitif et ciblé de ses arrestations, effectuées selon lui de manière visant à leur assurer un grand retentissement médiatique et à aggraver ainsi l’effet dissuasif des sanctions qui lui ont été infligées.

2.  Le Gouvernement

158.  Le Gouvernement considère que le grief que formule le requérant sur le terrain de l’article 18 ne satisfait pas à l’exigence énoncée dans l’arrêt Merabishvili (précité, § 291) selon laquelle la thèse de l’existence d’un but inavoué motivant la restriction doit représenter un aspect fondamental de l’affaire. Il renvoie en particulier à ses arguments exposés ci-dessus, selon lesquels le requérant n’invoque l’article 18 que dans deux des requêtes et seulement en combinaison avec l’article 5. Il ajoute que le requérant n’a pas séparément et distinctement tiré grief de buts inavoués au cours des procédures internes.

159.  Le Gouvernement invite la Cour à suivre le même raisonnement que dans plusieurs affaires selon lui comparables, c’est-à-dire à ne pas analyser séparément le grief de violation de l’article 18, dans la mesure où celui-ci se confond avec les griefs de violation des dispositions matérielles. Il cite dix affaires antérieures concernant la Russie dans lesquelles la Cour a déclaré recevable le grief formulé sur le terrain de l’article 18 mais s’est abstenue de l’examiner sur le fond au motif qu’il ne soulevait pas de question distincte de celles examinées sous l’angle des dispositions matérielles en combinaison avec lesquelles l’article 18 avait été invoqué.

160.  Le Gouvernement estime qu’en toute hypothèse, l’article 18 n’a aucun rôle autonome ni aucune utilité pratique ; selon lui, la notion de détournement de pouvoir relève de la sphère du droit pénal et n’a rien à voir avec les droits de l’homme. Il ajoute que, par leur nature même, les allégations de buts inavoués ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude, sauf dans de rares cas tels que celui de l’affaire Goussinski c. Russie (no 70276/01, CEDH 2004‑IV), et que, en l’espèce, les arguments avancés par le requérant ne sont rien de plus que des conjectures ou des impressions individuelles qu’aucune preuve tangible ne vient étayer : le requérant n’aurait produit aucun élément permettant d’établir, de manière à satisfaire au strict critère de preuve exigé par l’article 18, la réalité des buts illégitimes ou inavoués dont il allègue l’existence. Qu’il soit un homme politique de l’opposition ne pourrait suffire en soi à démontrer que les autorités ont adopté de mauvaise foi des mesures répressives contre lui.

161.  Le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas été précisément ciblé mais qu’il a été traité de la même façon que bien d’autres manifestants de l’opposition. Il renvoie à la jurisprudence de la Cour citée dans l’arrêt de la chambre, d’où il ressortirait que la police a pour pratique d’interrompre les réunions, ou les événements considérés comme tels, et d’en arrêter les participants de manière systématique. Il indique que le requérant participe régulièrement à des réunions publiques et qu’il n’est pas harcelé tant que ces réunions sont autorisées ; et il argue que le comportement persistant et intentionnel du requérant, consistant notamment à ne pas respecter la procédure de conduite de réunions publiques, est dolosif et constitutif d’un abus de droit au sens de l’article 17 de la Convention.

162.  En bref, le Gouvernement soutient que les arrestations et poursuites administratives dont le requérant a fait l’objet dans chacun des sept cas en cause poursuivaient toutes les buts énoncés aux articles 5 § 1 et 11 de la Convention.

C.  Appréciation de la Grande Chambre

163.  La Cour commencera son analyse en relevant que le requérant tire principalement grief de ce qu’il aurait été spécifiquement ciblé dans les sept cas en cause pour son militantisme politique, et qu’il soutient que les arrestations et les autres mesures prises contre lui avaient pour but de nuire à ses activités politiques, en violation de l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 11.

164.  En l’espèce, les parties ont été invitées à présenter, dans leurs observations devant la Grande Chambre, leurs thèses respectives sur la question des buts poursuivis par les arrestations, les détentions et les sanctions administratives dont le requérant a fait l’objet, et en particulier à en cerner le but prédominant. Compte tenu de leurs observations et des développements jurisprudentiels récents concernant les principes généraux applicables aux griefs fondés sur l’article 18 (Merabishvili, précité), la Cour considère que le grief formulé par le requérant sur ce terrain représente un aspect fondamental de la présente affaire. Estimant en outre ne pas avoir examiné la substance même de ce grief dans le cadre de l’analyse qu’elle a faite ci-dessus des griefs relevant des articles 5 et 11, elle l’appréciera séparément. À cet égard, et compte tenu de la chronologie des événements dans leur ensemble, elle axera son examen sur les cinquième et sixième épisodes, au sujet desquels elle a conclu que l’ingérence faite dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion pacifique n’avait poursuivi aucun but légitime, de sorte qu’elle avait emporté violation de l’article 11, et que l’arrestation et la détention imposées au requérant avaient été arbitraires et illégales, en violation de l’article 5 § 1. Ce faisant, elle tiendra compte des principes généraux exposés aux paragraphes 287 à 317 de son récent arrêt Merabishvili (précité), en particulier aux passages suivants (les citations d’affaires ont été omises) :

« 287.  Comme l’article 14, l’article 18 de la Convention n’a pas d’existence indépendante (...) ; il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés (...) Cette règle découle, d’une part, du libellé de l’article 18, qui complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11, qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent, et, d’autre part, de sa place dans la Convention, à la fin du titre I, qui contient les articles qui énoncent ces droits et libertés ou définissent les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé.

288.  L’article 18 n’est toutefois pas seulement destiné à préciser la portée des clauses de restriction. Il interdit aussi expressément aux Hautes Parties contractantes de restreindre les droits et libertés consacrés par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle-même. Dans cette mesure, il possède une portée autonome (...) Par conséquent, comme l’article 14, il peut être violé sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée (...)

289.  Enfin, consciente, comme elle l’a déjà relevé, d’un manque de cohérence dans l’utilisation des mots « indépendant » et « autonome » dans ces contextes, la Cour profite de l’occasion qui s’offre à elle dans la présente affaire pour aligner les termes utilisés dans le cadre de l’article 18 sur ceux employés dans le contexte de l’article 14, à l’instar de ce qui vient d’être fait ci-dessus.

290.  Il découle également du libellé de l’article 18 qu’il ne peut y avoir violation que si le droit ou la liberté en question peuvent faire l’objet de restrictions autorisées par la Convention (...)

291.  Le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non-conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (...) »

165.  Par ailleurs, lorsque dans ce même arrêt elle a exposé les principes généraux d’interprétation de l’article 18, la Cour a envisagé la situation où les restrictions en cause poursuivent une « pluralité de buts » et elle a adapté son raisonnement en énonçant un critère consistant à rechercher si le but prédominant était le but inavoué, par rapport au but conforme à la Convention. Elle a ajouté que cette question devait être examinée à l’aune du critère de preuve ordinaire, et non du critère plus strict qu’elle avait appliqué sur le terrain de cet article dans un certain nombre d’affaires antérieures. Si les principes présentés ci-dessous visent les situations de pluralité de buts, ils donnent aussi des indications pour des situations telles que celles des cinquième et sixième épisodes dans la présente affaire, où le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un but légitime :

i.  Pluralité de buts

« 302.  Cet aperçu [de la jurisprudence] montre que, si les buts et motifs légitimes sont énoncés de manière exhaustive dans les clauses de la Convention autorisant des restrictions, ils sont aussi définis de manière large et interprétés avec une certaine souplesse. En vérité, la Cour s’attache surtout à trancher la question, étroitement liée à celle de l’existence d’un but légitime, de savoir si la restriction est nécessaire ou justifiée, en d’autres termes si elle est fondée sur des motifs pertinents et suffisants et si elle est proportionnée aux buts ou motifs pour lesquels elle est autorisée. Ces buts et motifs constituent les critères d’appréciation de la nécessité ou de la justification de la restriction (...)

303.  Cette manière de procéder devrait guider la Cour dans sa façon d’interpréter et d’appliquer l’article 18 de la Convention lorsqu’une restriction poursuit plusieurs buts. Certains des buts visés sont susceptibles d’être rattachés à la clause de restriction applicable et d’autres non. En pareille situation, la simple présence d’un but qui ne relève pas de cette clause ne peut en soi emporter violation de l’article 18. Il existe une différence considérable entre une situation dans laquelle le but prévu par la Convention est celui qui a véritablement animé les autorités, même si elles ont aussi voulu obtenir un autre avantage, et une situation dans laquelle le but prévu par la Convention, tout en étant présent, n’est en réalité qu’une couverture permettant aux autorités de parvenir à une autre fin, primordiale pour elles. Considérer que la présence d’un autre but quel qu’il soit est en elle-même contraire à l’article 18 ne rendrait pas compte de cette différence fondamentale et serait contraire à l’objet et au but de l’article 18, qui sont d’interdire le détournement de pouvoir. Cela pourrait en effet signifier que, chaque fois que la Cour rejette un but ou un motif invoqué par le Gouvernement au regard d’une disposition normative de la Convention, elle devrait conclure à la violation de l’article 18, parce que les observations du Gouvernement prouveraient que les autorités ont poursuivi non seulement le but accepté par la Cour comme légitime, mais aussi un autre but.

304.  Pour la même raison, un constat qu’une restriction vise un but prévu par la Convention n’exclut pas non plus nécessairement une violation de l’article 18. En juger autrement reviendrait en effet à priver cette disposition de son caractère autonome.

305.  La Cour considère par conséquent qu’une restriction peut être compatible avec la disposition normative de la Convention qui l’autorise dès lors qu’elle poursuit un des buts énoncés par cette disposition et, en même temps, être contraire à l’article 18 au motif qu’elle vise principalement un autre but qui n’est pas prévu par la Convention, autrement dit au motif que cet autre but est prédominant. À l’inverse, si le but prévu par la Convention est le but principal, la restriction ne méconnaît pas l’article 18 même si elle poursuit également un autre but.

306.  Cette interprétation est conforme à la jurisprudence des juridictions internes des États contractants et à celle de la Cour de justice de l’Union européenne (...), dont la Cour peut tenir compte lorsqu’elle interprète la Convention (...) Il est d’autant plus approprié en l’espèce qu’elle le fasse que les travaux préparatoires de la Convention montrent clairement que l’article 18 était censé être la version conventionnelle de la notion de détournement de pouvoir issue du droit administratif (...)

307.  Le point de savoir quel but est prédominant dans une affaire donnée dépend de l’ensemble des circonstances de la cause. Dans son appréciation à cet égard, la Cour prendra en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but non conventionnel censé avoir été poursuivi. Elle gardera aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit.

308.  En cas de situation continue, on ne saurait exclure que cette appréciation varie avec le temps. »

ii.  Questions de la preuve

« (...)

310.  (...) [L]a Cour estime qu’elle peut, et doit, s’en tenir à son approche habituelle de la question de la preuve, au lieu de suivre des règles spéciales (...)

311.  Le premier aspect de cette approche (...) est le principe général selon lequel la charge de la preuve ne pèse pas sur l’une ou l’autre partie, car la Cour étudie l’ensemble des éléments en sa possession, d’où qu’ils proviennent, et au besoin elle s’en procure d’office d’autres (...) [E]lle s’est appuyée sur la notion de la charge de la preuve dans certains contextes particuliers. Elle a reconnu à plusieurs reprises, notamment dans des cas où les difficultés auxquelles les requérants s’étaient heurtés pour prouver leurs allégations justifiaient pareille conclusion, qu’il n’était pas possible d’appliquer de manière rigide le principe affirmanti incumbit probatio, selon lequel la charge de la preuve d’une allégation pèse sur la partie qui la formule (...)

312.  En effet, bien que la Cour se fonde sur des éléments que les parties produisent spontanément, elle demande régulièrement d’office aux requérants et aux gouvernements défendeurs d’en présenter qui soient susceptibles de corroborer ou de réfuter les allégations formulées devant elle. Si le gouvernement défendeur ne répond pas à la demande, la Cour ne peut pas le forcer à le faire, mais, s’il n’explique pas son abstention ou son refus de façon satisfaisante, elle peut en tirer des conclusions (...) Elle peut également combiner ces conclusions avec des éléments circonstanciels. L’article 44C § 1 du règlement de la Cour lui donne une grande latitude à cet égard.

313.  La faculté pour la Cour de tirer des conclusions du comportement adopté par le gouvernement défendeur au cours de la procédure devant elle est particulièrement importante lorsque l’État défendeur est seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du requérant, par exemple lorsque des personnes sont détenues par les autorités (...) Cette faculté trouve sans doute particulièrement à s’appliquer lorsqu’un but non-conventionnel est allégué.

314.  Le deuxième aspect de l’approche adoptée par la Cour est que le critère de la preuve retenu devant elle est celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Ce critère ne coïncide toutefois pas avec celui employé dans certains systèmes juridiques nationaux. Premièrement, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Deuxièmement, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion est intrinsèquement lié à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour a constamment réitéré ces principes (...)

315.  Le troisième aspect de l’approche en question (...) est que la Cour apprécie en toute liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la valeur probante de chaque élément du dossier. Dans l’arrêt Natchova et autres (précité, § 147), elle a encore précisé cet aspect en déclarant que, dans l’appréciation des éléments de preuve, elle n’est pas liée par des formules et adopte les conclusions qui se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Elle a ajouté qu’elle était consciente des éventuelles difficultés d’administration de la preuve qu’une partie pouvait rencontrer. Elle s’en est constamment tenue à cette position, l’appliquant à des griefs tirés de divers articles de la Convention (...)

316.  La Cour n’a donc aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention.

317.  Il y a lieu toutefois de souligner que, dans ce contexte, on entend par éléments circonstanciels des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux (...) Les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour (...) »

166.  En l’espèce, la conclusion de la Cour concernant les cinquième et sixième épisodes, qui est que le Gouvernement ne pouvait plausiblement invoquer les buts avancés sur le terrain des articles 5 et 11, rend inutile tout débat sur l’existence d’une pluralité de buts pour ces épisodes. Néanmoins, si le Gouvernement n’est pas parvenu à étayer sa thèse selon laquelle les mesures prises en ces deux occasions avaient pour buts « la défense de l’ordre ou la prévention du crime » et « la protection des droits et libertés d’autrui », ce qui a amené la Cour à conclure à la violation de l’article 11, cela ne suffit pas en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 (Merabishvili, précité, §§ 291 et 303). Il lui faut encore rechercher si, en l’absence de but légitime, un but inavoué ou non-conventionnel (c’est-à-dire un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18) peut être décelé. Par ailleurs, pour ce qui est des autres épisodes, l’idée d’une pluralité de buts conserve sa pertinence.

167.  La Cour constate que le requérant a été arrêté à sept reprises en un laps de temps relativement court et de manière quasiment identique, ce qui, selon le Gouvernement, était la conséquence du propre comportement du requérant, lequel aurait persisté alors qu’il savait que – du point de vue officiel – il enfreignait la réglementation.

168.  Cela étant, on ne peut faire abstraction du fait que le requérant a été arrêté alors qu’il exerçait son droit conventionnel à la liberté de réunion. La Cour estime qu’une certaine constante se dégage de l’ensemble des sept épisodes. De plus, les raisons des arrestations sont devenues de plus en plus improbables au fur et à mesure que diminuait la gravité des troubles potentiels ou réels imputés au requérant. Il faut noter aussi que, lors des quatre premiers épisodes, le requérant était l’un des meneurs des réunions, ce qui pouvait expliquer dans une certaine mesure pourquoi il figurait parmi les premières personnes arrêtées. Or tel n’était pas le cas lors des épisodes suivants, dans lesquels il n’a joué aucun rôle particulier.

169.  Dans le cinquième épisode (27 octobre 2012), le requérant faisait partie d’une trentaine de militants qui avaient pris part l’un après l’autre à une manifestation statique. Il y avait parmi ces militants plusieurs personnalités publiques de premier plan et aucun meneur ne se distinguait. De plus, selon la version officielle, le requérant a été arrêté non pas en rapport avec la manifestation elle-même mais pour avoir conduit une « marche » alors qu’il quittait les lieux à pied suivi d’un groupe de personnes, parmi lesquelles figuraient des journalistes. Rien n’indique qu’il eût fait en sorte d’être accompagné par ces personnes, qu’il en fût responsable d’une manière ou d’une autre, ni qu’il fût en mesure de les contrôler pendant les très brefs moments antérieurs à son arrestation (paragraphe 32 ci-dessus).

170.  Le sixième épisode (24 février 2014) est un exemple tout aussi évident : le requérant a été arrêté devant le tribunal alors qu’il n’était que l’une des personnes qui attendaient d’être autorisées à pénétrer dans le bâtiment pour y assister à une audience publique. La police a délibérément fendu la foule afin de mettre la main sur lui et de lui faire quitter les lieux alors que rien dans son comportement ou dans son apparence ne le distinguait des autres individus pacifiques qui patientaient tranquillement derrière le cordon policier. Pour cet épisode, il est particulièrement difficile d’écarter la thèse du requérant selon laquelle il a été spécifiquement et personnellement ciblé en tant que militant connu, même dans une situation on ne peut plus anodine qui n’était assimilable que de loin à une réunion publique (paragraphe 156 ci‑dessus).

171.  Dans ces conditions, le passage de l’arrêt Merabishvili dans lequel la Cour dit que, dans une situation continue, le but prédominant peut varier avec le temps (§ 308) revêt une importance particulière. Il peut très bien apparaître que le but prédominant des mesures prises contre le requérant ait effectivement changé au cours de la période considérée. Ce qui pouvait éventuellement sembler être un but ou une finalité légitime au départ peut se révéler moins plausible avec le temps. Ainsi, comme la Cour l’a dit aux paragraphes 126 et 127 ci-dessus, si elle doute fort que les mesures prises lors des quatre premiers épisodes aient réellement poursuivi l’un quelconque des buts légitimes avancés par le Gouvernement, elle estime que les mesures prises lors des cinquième et sixième épisodes ne poursuivaient assurément pas un tel but, et elle considère qu’il est également très douteux que tel eût été le cas de celles prises lors du septième épisode. De plus, ainsi qu’il a déjà été noté ci-dessus, les violations constatées en l’espèce se sont produites alors que les autorités devaient être de plus en plus conscientes que les pratiques en question étaient incompatibles avec les exigences de la Convention (paragraphe 149 ci-dessus). Sur ce point, la Cour considère qu’il faut tenir compte aussi du contexte plus général (ibidem, § 317), notamment des conclusions similaires auxquelles elle est parvenue dans l’arrêt Navalnyy et Yashin (précité), qui concernait une manifestation ayant eu lieu trois mois avant le premier des sept épisodes en cause en l’espèce. Tout aussi pertinentes dans ce contexte général sont ses conclusions sur la série d’événements survenus au cours de deux procédures pénales dirigées parallèlement contre le requérant. Dans un cas, elle a jugé que les juridictions nationales avaient « omis d’examiner » et « aggravé (...) les accusations selon lesquelles la raison réelle de l’inculpation et de la condamnation du requérant était politique » (Navalnyy et Ofitserov, précité, §§ 116-119). Dans l’autre, elle a dit que la condamnation pénale du requérant était « arbitraire et manifestement déraisonnable », que le droit avait été « interprété de manière extensive et imprévisible » et qu’il avait été appliqué d’une façon arbitraire qui avait entaché le procès d’un vice « si fondamental que les autres garanties ayant entouré la procédure pénale étaient devenues sans objet » (Navalnyye c. Russie, no 101/15, §§ 83-84, 17 octobre 2017).

172.  De surcroît, des éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités ont réagi de plus en plus sévèrement face au comportement du requérant, eu égard à sa situation de chef de file de l’opposition, et face à celui d’autres militants politiques, ainsi que, plus généralement, face aux réunions publiques de nature politique. La Cour a déjà constaté que d’importantes réformes législatives avaient eu lieu pendant la période considérée, et que ces réformes avaient aggravé et étendu la responsabilité pour manquement à la procédure de conduite d’événements publics (Lashmankin et autres, précité, §§ 301-306). En particulier, le législateur a multiplié par vingt le montant maximal des amendes dont sont passibles ces infractions ; il a créé de nouveaux types d’infractions aggravées, assorties de sanctions alourdies en conséquence ; et il a allongé le délai de prescription pour ces infractions. D’autres restrictions dans le régime légal de la liberté de réunion ont été introduites en juillet 2014 – notamment, les infractions en la matière engagent désormais la responsabilité pénale de leur auteur. Si elles sont intervenues après la période considérée, ces modifications n’en sont pas moins révélatrices d’une tendance continue. Plusieurs organes du Conseil de l’Europe ont exprimé leur préoccupation face à l’alourdissement des sanctions et à l’imposition de nouvelles restrictions à la liberté de réunion en Russie, le dernier en date étant le Commissaire aux droits de l’homme, dans son Mémorandum de suivi sur la liberté de réunion en Fédération de Russie, en date du 5 septembre 2017 (paragraphe 50 ci-dessus). Ce mémorandum porte notamment sur la période considérée et mentionne expressément la dispersion de la réunion spontanée mais pacifique qui a eu lieu à l’occasion du prononcé du verdict rendu dans le procès de l’affaire de la place Bolotnaya (septième épisode, le 24 décembre 2014).

173.  Dans ces conditions, la thèse du requérant selon laquelle l’exercice de sa liberté de réunion est devenu spécifiquement l’objet d’une répression ciblée paraît coïncider avec le contexte plus général des initiatives prises par les autorités russes à l’époque considérée afin d’exercer une mainmise sur l’activité politique de l’opposition. À ce stade, la Cour estime qu’il y a lieu de prendre en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but inavoué allégué, en gardant aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit (Merabishvili, précité, § 307).

174.  Au cœur du grief de violation de l’article 18 présenté par le requérant se trouve la persécution dont il se dit victime non pas en tant que simple particulier mais en tant qu’homme politique de l’opposition résolu à exercer un rôle important dans la sphère publique par le jeu du débat démocratique. Ainsi, la restriction en cause ne l’aurait pas touché à titre uniquement individuel, et elle n’aurait pas non plus touché seulement les militants et partisans de l’opposition se réclamant de lui : ce qui a été atteint serait l’essence même de la démocratie comme mode d’organisation de la société dans le cadre duquel la liberté individuelle ne peut être limitée que dans l’intérêt général, c’est-à-dire au nom de la « liberté supérieure » évoquée dans les travaux préparatoires (paragraphe 51 ci‑dessus). La Cour considère que le but inavoué ainsi défini atteindrait une gravité significative.

175.  À la lumière des éléments ci-dessus, et en particulier de la chronologie et de la physionomie des événements en l’espèce (paragraphes 167-168), considérés dans leur ensemble, la Cour juge établi au-delà de tout doute raisonnable que les restrictions imposées au requérant lors des cinquième et sixième épisodes poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir celui d’étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du « régime politique véritablement démocratique » encadré par la « prééminence du droit », deux notions auxquelles renvoie le Préambule de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 98, CEDH 2006‑IV, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 147, CEDH 2016 (extraits)). Comme la Cour l’a souligné, notamment sur le terrain des articles 10 et 11, le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique » et, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts de l’individu à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un juste traitement et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, parmi d’autres précédents, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 90, CEDH 2004‑I, Leyla Şahin, précité, § 108, et Karácsony et autres, précité, § 147).

176.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 en combinaison tant avec l’article 5 qu’avec l’article 11 de la Convention.

VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

177.  Le requérant affirme que les arrestations, les détentions et les poursuites administratives dont il a fait l’objet visaient à entraver son droit à la liberté de réunion pour des raisons politiques. Il allègue une violation de l’article 14 de la Convention, qui est ainsi libellé :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

178.  La chambre a déclaré ce grief recevable parce qu’elle estimait qu’il se rattachait à ceux examinés sur le terrain des articles 5 et 11 de la Convention. Cependant, ayant conclu sur le terrain des articles 5 et 11 que l’arrestation et la retenue administrative du requérant avaient eu pour conséquence d’empêcher et de le dissuader, lui et d’autres personnes, de participer à des rassemblements de protestation et de s’investir activement dans l’opposition politique, en violation de ces deux articles, elle n’a pas jugé nécessaire de rechercher si, en l’espèce, il y avait eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 5 ou 11.

179.  La Grande Chambre fait sien le raisonnement de la chambre et conclut que ce grief ne soulève aucune question distincte qu’il faudrait examiner en sus de ce qu’elle a dit sous l’angle des articles 5 et 11 de la Convention.

VII.  SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

180.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

181.  L’article 46 de la Convention est ainsi libellé :

« 1.  Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2.  L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

A.  Article 46

182.  En vertu de l’article 46, les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment qu’un arrêt dans lequel la Cour constate une violation de la Convention ou de ses Protocoles impose à l’État défendeur l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes qui leur ont été allouées à titre de satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, si besoin est, individuelles qu’il lui paraît approprié d’inscrire dans son droit interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en réparer autant que possible les effets. C’est au premier chef à l’État concerné qu’il revient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son droit interne pour s’acquitter de cette obligation. Afin d’aider l’État défendeur dans cette tâche, la Cour peut toutefois chercher à lui indiquer le type de mesures individuelles et/ou générales qui pourraient être prises pour mettre un terme à la situation constatée (voir, parmi d’autres précédents, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, §§ 254‑255, CEDH 2012, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 158, CEDH 2014, et Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 149, CEDH 2017 (extraits)).

183.  La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu par le passé que les dispositions de la loi relative aux événements publics n’offraient pas des garanties adéquates et effectives contre les ingérences arbitraires dans l’exercice du droit à la liberté de réunion et ne satisfaisaient donc pas aux exigences de « qualité de la loi » découlant de la Convention (voir Lashmankin et autres, précité, §§ 471-478, ainsi que la décision du Comité des Ministres CM/Del/Dec(2018)1318/H46-21, citée au paragraphe 49 ci‑dessus). Elle a dit en particulier ceci :

« (...) [l’]application automatique et rigide des délais de notification des événements publics (...), faite sans tenir compte de ce qu’il était impossible de respecter pareils délais en raison (...) du caractère spontané de l’événement (...) ne se justifiait pas au regard de l’article 11 § 2. En dispersant les rassemblements publics organisés par les requérants et arrêtant [ces derniers], les autorités se sont montrées insuffisamment tolérantes à l’égard de rassemblements illégaux mais pacifiques, en violation des prescriptions de l’article 11 § 2. La Cour conclut des considérations ci-dessus que les ingérences faites dans l’exercice par les requérants de leur liberté de réunion reposaient sur des dispositions légales qui ne satisfaisaient pas aux exigences de « qualité de la loi » découlant de la Convention, et que, de surcroît, elles n’étaient pas « nécessaires dans une société démocratique ». »

184.  Avant l’arrêt Lashmankin, la Cour avait constaté des violations systématiques de l’article 11 dans des affaires russes à raison de ce que la police avait interpellé et arrêté des personnes participant à des réunions indéniablement pacifiques au seul motif que celles-ci n’avaient pas été autorisées, de sorte que leur illégalité formelle était la principale justification des arrestations et des poursuites administratives (Kasparov et autres (no 2), précité, § 30, et les affaires y citées).

185.  En l’espèce, la Cour a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention, et elle a rattaché cette violation aux insuffisances structurelles du régime juridique en vigueur, lequel n’offrait aucune garantie légale effective contre les abus (paragraphes 118 et 148-151 ci-dessus). Ce lien se trouve également confirmé par la conclusion exposée ci-dessus sur le terrain de l’article 18, selon laquelle, en deux occasions, les autorités poursuivaient un but inavoué lorsqu’elles ont restreint les droits du requérant protégés par les articles 5 et 11 (paragraphe 175 ci‑dessus).

186.  La Cour juge donc utile de souligner qu’une telle situation appelle en principe l’adoption de mesures générales par l’État défendeur, lequel reste libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser pour s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pourvu que ces moyens soient compatibles avec les conclusions exposées dans son arrêt (Simeonovi, précité, § 151, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, CEDH 2004-V). Elle estime ici que l’État défendeur doit instaurer dans son ordre juridique interne, au moyen de mesures générales appropriées, législatives ou autres, un mécanisme assurant que les autorités compétentes tiennent dûment compte du caractère fondamental de la liberté de réunion pacifique et fassent preuve de la tolérance voulue à l’égard des réunions non autorisées mais pacifiques ne causant qu’une certaine gêne dans la vie quotidienne ne dépassant pas le niveau de la perturbation légère, qu’elles ne restreignent cette liberté qu’après avoir dûment vérifié que la restriction est justifiée par des intérêts légitimes tels que les impératifs de la défense de l’ordre, de la prévention du crime et de la protection des droits et libertés d’autrui, et qu’elles ménagent un juste équilibre entre ces intérêts et l’intérêt pour l’individu d’exercer son droit à la liberté de réunion pacifique (paragraphe 148 ci-dessus). De plus, une justification particulière devrait être requise pour l’imposition de toute sanction (paragraphe 145 ci-dessus). La prévention de violations similaires à l’avenir doit être inscrite dans un cadre juridique adapté, qui garantisse en particulier que les textes de droit interne régissant les restrictions et modalités de l’exercice du droit à la liberté de réunion ne constituent pas une entrave dissimulée à la liberté de réunion pacifique protégée par l’article 11 de la Convention. L’adoption le 26 juin 2018 par la Cour suprême de la Fédération de Russie, en formation plénière, de la résolution « sur certaines questions apparues au cours de l’examen judiciaire d’affaires administratives et d’infractions administratives se rapportant à l’application de la législation relative aux événements publics » (paragraphe 48 ci-dessus), bien qu’elle donne des indications bienvenues pour les besoins des juges, met en avant la nécessité de mesures générales, législatives ou autres.

B.  Article 41

1.  Dommage

187.  Devant la chambre, le requérant avait réclamé 121 000 euros (EUR) pour dommage moral et 1 025 EUR pour dommage matériel. Le Gouvernement avait estimé déraisonnable et excessive la somme demandée pour dommage moral et s’était opposé à l’octroi de toute somme pour dommage matériel car, selon lui, en allouer une serait revenu à invalider les jugements internes.

188.  Statuant en équité, la chambre a décidé d’octroyer au requérant 50 000 EUR pour dommage moral et de lui accorder dans son intégralité la somme demandée pour dommage matériel.

189.  Dans la procédure devant la Grande Chambre, les parties n’ont pas modifié leurs prétentions sous ce chef. La Cour confirme l’arrêt de la chambre pour ce qui est de ces prétentions et alloue au requérant les mêmes sommes que celles accordées par la chambre, à savoir 50 000 EUR pour dommage moral et 1 025 EUR pour dommage matériel.

2.  Frais et dépens

190.  Devant la chambre, le requérant avait réclamé 1 053 EUR au titre des frais postaux occasionnés par la procédure concernant quatre des requêtes. Il avait réclamé en outre 10 100 EUR et 1 500 EUR pour ses frais de représentation par deux avocats. Le Gouvernement s’était opposé à ces demandes, estimant qu’octroyer au requérant une somme au titre des frais et dépens dans cette affaire serait revenu à invalider les jugements internes.

191.  La chambre a écarté l’argument du Gouvernement consistant à dire que l’octroi d’une somme au titre des frais et dépens serait revenu à invalider les jugements internes et elle a accordé en intégralité les sommes réclamées.

192.  Ni l’une ni l’autre des parties n’ayant modifié ses prétentions sous ce chef devant la Grande Chambre, celle-ci ne voit pas de raison de s’écarter de l’arrêt de la chambre et elle accorde au requérant 12 653 EUR au titre des frais et dépens.

C.  Intérêts moratoires

193.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Rejette, à l’unanimité, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes dirigée par le Gouvernement contre une partie des griefs fondés sur l’article 5 § 1 de la Convention ;

2.  Rejette, à l’unanimité, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes dirigée par le Gouvernement contre les griefs fondés sur l’article 11 de la Convention ;

3.  Rejette, à l’unanimité, l’exception de non-respect du délai de six mois dirigée par le Gouvernement contre une partie des griefs fondés sur l’article 18 de la Convention ;

4.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison des sept arrestations et des deux détentions provisoires dont le requérant a fait l’objet ;

5.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne le procès administratif relatif aux événements du 5 mars 2012 ;

6.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne les six autres procès administratifs ;

7.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le reste des griefs tirés, sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, des six procès administratifs susmentionnés ;

8.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

9.  Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 11 de la Convention ;

10.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief fondé sur l’article 14 de la Convention ;

11.  Dit, à l’unanimité,

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement) :

i.  50 000 EUR (cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii.  1 025 EUR (mille vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;

iii.  12 653 EUR (douze mille six cent cinquante-trois euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

12.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 novembre 2018.

 Søren Prebensen Guido Raimondi
 Adjoint au greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Pejchal, Dedov, Ravarani, Eicke et Paczolay.

G.R.
S.C.P.


OPINION EN PARTIE CONCORDANTE, EN PARTIE DISSIDENTE, DES JUGES PEJCHAL, DEDOV, RAVARANI, EICKE ET PACZOLAY[1]

(Traduction)

INTRODUCTION

1.  Certains d’entre nous ont voté contre la violation de l’article 18 parce qu’ils estimaient que les éléments se rapportant aux sept épisodes examinés en l’espèce (pris ensemble ou individuellement), quoique suffisants pour établir une violation des articles 5 § 1 et 11, respectivement, étaient insuffisants pour satisfaire au double critère énoncé par la Grande Chambre dans son arrêt Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 309, 28 novembre 2017, qui veut qu’il y ait « un but prévu par la Convention qui sert de paravent à un but non‑conventionnel » et que le « but non‑conventionnel [ait un] caractère prédominant », le but inavoué en l’espèce étant d’étouffer le pluralisme politique, attribut essentiel de toute société démocratique encadrée par la prééminence du droit, que protège la Convention (voir le paragraphe 175 de l’arrêt et les affaires y citées).

2.  Les autres ont voté en faveur d’une violation de cette disposition à raison des cinquième et sixième épisodes, notamment pour les motifs énoncés dans l’arrêt. Certains de nous ont également tiré cette conclusion en tenant compte du fait que, comme la chambre l’avait noté (paragraphe 86 de l’arrêt), le requérant n’avait pas eu en réalité « l’intention d’organiser une marche le 27 octobre 2012 [cinquième épisode] ni une réunion publique devant le tribunal le 24 février 2014 à midi [sixième épisode] ». S’ils sont finalement convaincus que, pour les raisons avancées dans l’arrêt, ces épisodes ainsi que la réaction des autorités face à ceux-ci pouvaient être examinés sur le terrain de l’article 11 de la Convention, les analogies manifestes avec la situation dans l’affaire Tatár et Fáber c. Hongrie (nos 26005/08 et 26160/08, § 40, 12 juin 2012) confirment encore davantage le constat de violation de l’article 18. Dans cette affaire, la Cour avait conclu ceci :

« En qualifiant de réunion l’action démonstrative conjointe des deux requérants, les autorités ont fait entrer en jeu la loi relative aux réunions, laquelle astreint les organisateurs de toute réunion à une obligation de notification, sous peine d’infraction administrative (...) La manière dont les autorités nationales entendent la notion de réunion ne correspond pas à la raison d’être de la règle de la notification. En effet, l’application de cette règle à des moyens d’expression – plutôt qu’aux seules réunions – crée une restriction préalable incompatible avec la libre diffusion des idées et risque de nuire à la liberté d’expression. »

3.  Ce qui nous unit, toutefois, c’est la ferme conviction que l’article 18, tel qu’interprété par la Cour depuis l’arrêt de Grande Chambre Merabishvili (précité) n’était pas le moyen le plus approprié pour déterminer si, au vu des faits de la cause, les autorités avaient pris contre le requérant des mesures en abusant effectivement de leurs pouvoirs. À nos yeux, il eût été plus approprié et utile d’examiner cette question sur le terrain de l’article 17.

4.  Or, la requête n’ayant pas été communiquée (ni plaidée) sous l’angle de cette dernière disposition et les parties n’ayant donc pas eu la possibilité de présenter des observations sur ce point, il eût été inapproprié pour la Cour d’examiner l’affaire sur le terrain de l’article 17, tout comme il serait désormais inapproprié pour nous de deviner quelle eût été l’issue de l’affaire si elle avait été examinée et analysée à l’aune de cette disposition.

5.  Cela ne nous empêche pas pour autant d’expliquer pourquoi, à nos yeux, un examen sous l’angle de l’article 17 eût été le moyen le plus approprié d’aborder la présente affaire. Dans cette démarche, nous reconnaissons que, du moins à notre connaissance et en dépit de son libellé exprès et de sa genèse, cette disposition n’a jamais été appliquée jusqu’à présent à la conduite d’un État, que ce soit par l’ancienne Commission ou par la Cour[2] : les rares cas où l’article 17 a été appliqué concernent à ce jour la conduite de requérants individuels ou de groupements. C’est pourquoi l’applicabilité de l’article 17 à la conduite de l’État est rarement discutée par la doctrine : de nombreux travaux ne font qu’omettre toute mention de l’« État » et passent tout de suite aux abus de droit par des individus ou des groupements.

6.  Or, le libellé de l’article 17 est très clair :

« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. » (Les caractères gras sont de nous).

7.  Même en faisant abstraction de la mention expresse de l’« État » parmi les premiers mots, on voit mal comment l’interdiction des limitations aux droits et libertés « plus amples (...) que celles prévues à [la] Convention » pourrait concrètement viser une personne autre que l’« État ». Cela étant dit, nous ne souscrivons pas à l’idée, suggérée par certains, que l’article 17 renfermerait deux normes distinctes dont seule la seconde (« activités (...) visant (...) à des limitations plus amples de ces droits (...) que celles prévues à [la] Convention ») s’appliquerait (ou pourrait s’appliquer) aux États. Comme le montre clairement la genèse des articles 17 et 18, les rédacteurs de la Convention avaient manifestement à l’esprit qu’un État « se [livre] à une activité ou [accomplisse] un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ». Dès lors, à nos yeux, l’article 17 ne s’arrête pas au risque que l’État abuse des restrictions permises par les dispositions de la Convention énonçant des droits limitables et/ou de son droit de déroger à certaines obligations découlant de la Convention dans des cas d’urgence, comme le permet l’article 15 : il peut s’appliquer à tout acte ou toute activité de l’État « visant à la destruction des droits ou libertés reconnus » dans la Convention ou ses Protocoles.

8.  En conséquence, nous estimons que l’article 17 est une disposition autonome qui a son propre champ d’application, lequel peut englober les faits de la présente affaire (I). Nous exposerons également nos vues en ce qui concerne l’article 18 (II).

I.  L’application de l’article 17 aux États

9.  L’article 17, qui interdit l’abus de droit, est principalement appliqué par la Cour en tant que mécanisme permettant de déclarer irrecevables les requêtes d’individus ou de groupements qui cherchent à se prévaloir des droits et libertés garantis par la Convention afin de les détruire ou de les vider de leur substance[3].

10.  La question de l’applicabilité de l’article 17 aux États en soulève toutefois une autre, différente : l’abus de droit expressément interdit par l’article 17 n’est-il pas déjà suffisamment envisagé et prohibé par le libellé et l’application d’autres dispositions, à savoir celles qui, pour chacune des ingérences ou restrictions à un droit alléguées, appellent un examen de proportionnalité et empêchent l’État de limiter ces droits au-delà de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » ? La portée d’un droit peut évidemment être très atténuée si la manière dont il peut être exercé dépend de la latitude dont jouit l’État, et c’est en vue d’éviter ce risque (ou du moins de le limiter) que les différents paragraphes 2 des droits considérés comme limitables (les articles 8 à 11) n’autorisent des ingérences ou des restrictions que dans la mesure où elles sont nécessaires dans une société démocratique, notamment pour des raisons de sûreté publique, de défense de l’ordre, de santé ou de morale publiques, ou de protection des droits ou libertés d’autrui. On pourrait être tenté de s’en tenir là et de dire que la pesée des intérêts et la soumission de la faculté de restreindre des droits à un critère de proportionnalité sont des garanties suffisantes contre les abus de pouvoir de l’État. En revanche, on peut tout autant se demander si une telle manière de voir les choses permet d’envisager toutes les hypothèses qui pourraient se présenter.

11.  Les travaux préparatoires à la Convention montrent très clairement que l’un des buts de l’insertion de l’article 17 était de protéger les États membres des dangers d’une prise de pouvoir totalitaire, fasciste ou communiste et de prévoir une sanction contre les atteintes à la sécurité interne de l’État.

12.  Mais il y a plus : lors de l’élaboration du texte de la Convention, il avait été souligné, notamment par ceux qui (depuis seulement peu de temps auparavant à cette époque) avaient connu un régime totalitaire, que les menaces sur les droits de l’homme pouvaient aussi émaner des États eux-mêmes. M. Benvenuti, le représentant italien, justifia ainsi sa proposition tendant à insérer dans la Convention une disposition d’un libellé similaire à l’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme[4] : « il s’agit, avant tout, d’empêcher des abus, des violations ou restrictions de la part du pouvoir législatif des différents pays auxquels est confiée 1’application de la Convention sur les Droits de l’Homme (...) ».[5] Et d’ajouter :

« (...) ce que nous devons craindre aujourd’hui, ce n’est pas la prise du pouvoir par le totalitarisme, mais plutôt que le totalitarisme ne cherche à s’installer au pouvoir par la voie d’une pseudo-légalité. L’expérience est faite, il suffit qu’une seule fois, dans un pays, s’établisse un certain climat d’intimidation et de terreur dans une seule campagne électorale pour que tous les actes d’exécution de l’instauration du régime totalitaire acquièrent un caractère, une apparence de légalité. C’est exactement ce qui est arrivé chez nous. Par exemple, la Constitution de l’Italie n’a jamais été abrogée, tous les principes constitutionnels sont restés debout, mais des lois particulières votées par des Chambres sorties d’une campagne électorale faussée ont vidé peu à peu toute la Constitution de sa substance, surtout de sa substance de liberté. »[6]

13.  M. Teitgen, le représentant français, souligna : « la garantie internationale collective aura pour objet de vérifier que, sous prétexte d’organiser sur son territoire l’exercice des libertés garanties, on ne la détruise pas par des mesures de détail qui, tout en sauvegardant dans le titre la législation ou le principe, auraient en réalité pour but de l’étouffer. »[7]. Et d’ajouter :

« Il est légitime et nécessaire de limiter, quelquefois même de restreindre, .les libertés individuelles, pour permettre à tous d’exercer paisiblement leur liberté à eux, et pour assurer la primauté de la morale, du bien général, du bien commun et de l’utilité publique. Quand l’État définit, organise, réglemente, limite les libertés pour ces motifs-là, dans l’intérêt et pour mieux assurer l’intérêt général, il ne fait que remplir son devoir.

Cela lui est permis, cela est légitime.

Mais, lorsqu’il intervient pour supprimer, restreindre, limiter les libertés au nom, cette fois, de la raison d’État, pour se protéger selon la tendance politique qu’il représente contre une opposition qu’il estime dangereuse, pour détruire la liberté fondamentale qu’il devrait être chargé de coordonner et de garantir, c’est contre l’intérêt général qu’il intervient. Alors la législation qu’il édicte est contraire au principe de la garantie internationale. »[8]

14.  Donc, dès sa naissance même, l’article 17 visait non seulement à permettre aux États de prendre des mesures contre les menaces pour la société démocratique émanant de groupements ou d’individus, mais aussi (et peut-être encore davantage) à les préserver d’une dérive totalitaire.

15.  Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, le libellé de l’article 17 s’inspire de l’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, approuvée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies. L’article 30 a été repris ensuite aussi dans l’article 5 commun au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.[9] L’interprétation suggérée dans la présente opinion séparée prend également appui dans les opinions exprimées par les rédacteurs de l’article 5 commun aux deux Pactes internationaux des Nations unies susmentionnés. L’extrait du commentaire des projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme préparé par le Secrétaire général de l’ONU, joint en annexe au document de la Commission européenne des droits de l’homme sur les travaux préparatoires à l’article 17[10], précisait ceci :

« D’autres représentants ont fait observer qu’il ne paraissait guère probable que les États acceptent les obligations énoncées dans le Pacte pour chercher ensuite à détruire les droits ou à les limiter plus qu’il n’était prévu dans le Pacte ; toutefois, une proposition tendant à supprimer la mention des « États » a été rejetée. On a fait observer que les États avaient déjà le pouvoir de limiter de nombreux droits pour des motifs tels que la protection de « l’ordre public » ou de la « sécurité nationale », et qu’il ne faudrait pas les encourager à restreindre davantage l’application des dispositions des Pactes ».[11]

16.  Dans au moins deux décisions, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a confirmé que l’article 5 du PIDCP s’applique à l’action d’un État partie. La majorité du Comité s’est appuyée sur cette disposition afin de pouvoir exercer sa compétence sur des faits survenus hors du territoire de l’État en question, soulignant ceci : « il serait abusif d’interpréter l’obligation tirée de l’article 2 [l’obligation de respecter et garantir les droits découlant du PIDCP à « tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence »] d’une manière qui permettrait à un État partie de perpétrer sur le territoire d’un autre État des violations du Pacte qu’il ne pourrait pas perpétrer sur son propre territoire » (Delia Saldias de Lopez c. Uruguay, comm. no 52/1979, CCPR/C/OP/1, p. 88 (1984), § 12.3, et Lilian Celiberti de Casariego c. Uruguay, comm. no 56/1979, CCPR/C/OP/1, p. 92 (1984), §10.3 ; traduction du greffe ). Dans son opinion séparée jointe à ces deux affaires, M. Christian Tomuschat a qualifié l’article 5 de

« (...) disposition visant à englober les cas où, formellement, les règles découlant du Pacte semblent légitimer des actions qui, en substance, sont contraires à son but et à son esprit en général » [traduction du greffe].

17.  Il n’est pas dans notre intention d’examiner en détail l’historique de la notion d’« abus de pouvoir » ni d’en analyser toutes les facettes mais, dans le présent contexte, on peut estimer que l’article 17 vise non seulement les restrictions individuelles – excessives – à l’exercice de droits fondamentaux, mais aussi les systèmes généraux de limitations ou d’actions dépassant ce qui est nécessaire dans un régime démocratique. Il peut s’agir d’un abus de pouvoir apparent voire brutal, perpétré sans le moindre effort de dissimulation ; il peut s’agir de l’usage excessif du pouvoir de restreindre des droits, là encore en l’absence de tout but inavoué, mais avec l’intention (dominante) de limiter toute forme d’expression de libertés personnelles (de parole, de réunion, etc.) ; ou il peut s’agir d’une succession d’incidents qui, pris l’un après l’autre, apparaissent être des violations isolées et évidentes mais qui, pris ensemble, font ressortir un problème plus grave de violations systémiques tendant au bout du compte à la destruction des droits et libertés énoncés dans la Convention. Voilà le véritable abus de droit ou de pouvoir : un système de violations. Un tel système peut se manifester sous diverses formes, à chaque niveau où s’exerce l’autorité de l’État : une législation trop stricte et liberticide, une pratique administrative restrictive appliquant les règles légales avec une sévérité excessive, ou l’engagement systématique de poursuites judiciaires – et l’application de lourdes sanctions à l’auteur s’il est jugé coupable – en cas de violation alléguée des dispositions légales ou réglementaires, d’une façon qui restreint des droits garantis par la Convention.

18.  À cet égard, l’article 17 va bien au-delà de cas isolés de limitations inacceptables de droits individuels et permet de (voire est destiné à) prendre en compte les problèmes structurels où les abus de droits se prolongent et ressortent de la gravité générale de telle ou telle restriction au droit fondamental en question. Les diverses violations prises isolément – que la Cour doit toujours sanctionner, fût-ce sur un autre terrain – ne sont que des manifestations individuelles d’un système d’abus qui, considéré dans son ensemble, relève de l’article 17.

19.  Cela étant dit, il reste à se demander s’il ne vaut pas mieux examiner un tel système de limitations méthodiques et abusives des libertés fondamentales sous l’angle de l’article 18.

II.   L’ARTICULATION ENTRE LES ARTICLES 17 ET 18

20.  L’article 18 est une disposition distincte de la Convention qui dit :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

21.  Il est clair que, au moins a priori, les articles 17 et 18 paraissent chacun viser des situations similaires. La question se pose donc de savoir s’il y avait lieu de les insérer tous les deux dans la Convention. Autrement dit, le champ d’application et/ou le but de ces dispositions sont-ils les mêmes ?

22.  Pour répondre à cette question, il est intéressant de noter que ni la Déclaration universelle des droits de l’homme (10 décembre 1948) ni les projets du Mouvement européen (février et juillet 1949) ne renferment une disposition expresse correspondant à l’article 18 de la Convention. L’article 18 est également absent du premier projet de Convention. La première mention d’une disposition correspondant au présent article 18 se trouve dans un document préparé par la Conférence de hauts fonctionnaires sur les droits de l’homme tenue du 8 au 17 juin 1950 à Strasbourg[12]. Il n’y figure aucun élément permettant d’expliquer pourquoi l’ajout d’une telle disposition avait été jugé nécessaire ou utile.

23.  Cela dit, il apparaît que l’interdiction du détournement de pouvoir, telle qu’elle ressort de l’article 18, tire son origine du droit administratif français. Utilisée pour la première fois par le Conseil d’État français à partir du XIXe siècle, cette notion consiste à rechercher les intentions de l’auteur d’un acte administratif et à voir si un dessein caché se dissimule derrière le voile de la légalité apparente.

24.  La jurisprudence de la Cour cherchant implicitement voire expressément à être fidèle à ces parallèles historiques, l’article 18 est incontestablement plus difficile à appliquer que l’article 17. Après tout, outre la preuve d’un abus de pouvoir, il requiert celle d’une mauvaise foi et de motifs inavoués que l’on dissimule en appliquant une restriction particulière à un droit particulier cerné dans le cadre d’un incident particulier.

25.  À cet égard, on ne peut guère soutenir que l’article 18 ne fait qu’énoncer d’une façon plus formelle l’interdiction déjà posée à l’article 17. En fait, c’est l’inverse qui semble vrai : peut-être est-ce l’article 18 – et non l’article 17 – qui est redondant et inutile. Après tout, il semble clair à nos yeux que l’article 17 peut aisément être interprété comme permettant, lorsqu’il conduit à se pencher sur un abus de droit par l’État, de faire la lumière – quand bien même ce ne serait pas indispensable – sur les buts réels, inavoués, de l’auteur de l’acte contesté.

26.  Si le détournement de pouvoir est incontestablement aussi un abus de pouvoir, l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Il peut y avoir des cas d’abus de pouvoir où les autorités prennent une décision individuelle qui, en réalité, ne poursuit aucun but inavoué. Pour reprendre le paradigme de la théorie des ensembles, l’article 18 est un sous-ensemble de l’article 17. La notion d’abus de pouvoir est plus large que celle de détournement de pouvoir, de sorte que certains actes seront qualifiés d’« abusifs » non pas parce que leur but est illicite mais en raison de la manière dont le pouvoir a été utilisé.

27.  À nos yeux, c’est ce qui ressort clairement des développements consacrés à l’article 18 dans l’arrêt de Grande Chambre Merabishvili (précité, §§ 264 et suivants). Dans cet arrêt, la Cour a clarifié sa jurisprudence et a dit que si un acte poursuit une pluralité de buts, dont certains sont conventionnels et d’autres non, il n’y aura détournement de pouvoir que si le but illégal est prédominant[13].

28.  Si, dans l’arrêt Merabishvili, la Grande Chambre s’est livrée à une analyse détaillée des différentes facettes de l’article 18, nous doutons qu’elle soit parvenue à élaborer une formule aisément transposable aux autres situations où une question serait susceptible de se poser sur le terrain de l’article 18.

29.  En l’espèce, il n’est pas question d’une pluralité de buts simultanés dont certains seraient licites et d’autres illicites. Le problème dans la présente affaire est une succession de différents épisodes dont ressortirait, si on les prend dans leur ensemble, un but inavoué, à savoir étouffer l’opposition politique.

30.  La majorité de la Grande Chambre en l’espèce cherche à surmonter ce dilemme en constatant une violation de l’article 18 à raison de deux des sept épisodes examinés. On peut douter de cette logique : s’il y a un but inavoué qui est d’étouffer l’opposition politique notamment en empêchant les membres de celle-ci de manifester, un tel but ne pourra guère être inféré des événements pris individuellement (la dispersion d’une manifestation isolée ou d’une autre) : selon toute vraisemblance, il ne pourra l’être que sur la durée, en recherchant si les obstacles étaient systématiques. C’est ce que le présent arrêt semble reconnaître, du moins implicitement, même s’il cherche à rester fidèle au critère qui n’a été que récemment dégagé dans l’arrêt Merabishvili : il ajoute en effet à ses conclusions sur l’application de l’article 18 aux cinquième et sixième épisodes les mots « compte tenu de la chronologie des événements dans leur ensemble » (§ 164) ou « en particulier (...) la chronologie et (...) la physionomie des événements en l’espèce » (§ 175).

31.  Bien entendu, la présente opinion n’a pas pour but d’exprimer une opinion définitive sur la question de savoir si, pour toute la période englobant les sept épisodes, le but général inavoué était d’entraver les rassemblements de l’opposition et si les sept épisodes n’en étaient que des illustrations. Pour ce faire, il aurait fallu non seulement s’écarter notablement de l’approche actuellement suivie par la Cour sur le terrain de l’article 18 mais aussi examiner avec soin, sur une certaine durée, tout but général inavoué contraire à l’article 18 qui aurait été allégué. Délibérément, la Grande Chambre ne s’est pas livrée à un tel exercice, ce qui est compréhensible en l’état actuel de la jurisprudence.

32.  Cependant, la majorité ayant choisi de ne pas s’engager dans une telle voie, la question se posait de savoir si, en réalité, l’article 18 était effectivement la disposition la plus appropriée sur le terrain de laquelle devait être examiné l’abus de pouvoir allégué en l’espèce, et nous avons conclu que tel n’était pas le cas.

CONCLUSION

33.  À la lumière de ce qui précède, nous estimons que, si l’affaire avait té présentée de cette manière, une analyse des faits de la cause sur le terrain de l’article 17 aurait permis à la Cour de rechercher si les différents épisodes individuels examinés dans l’arrêt, considérés dans leur ensemble, étaient des preuves ou des manifestations isolées d’un système visant abusivement à limiter, par des moyens législatifs, administratifs et/ou judiciaires, les droits démocratiques du requérant d’une manière substantiellement contraire au but et à l’esprit général de la Convention et à restreindre indûment ces droits, et ce, a) sans qu’elle ait à axer son analyse sur les autorités (administratives) impliquées dans chaque incident individuel considéré et b) sans qu’elle ait à aborder la délicate question de savoir si ces autorités avaient poursuivi un but inavoué en prenant des mesures à chacune de ces occasions précises où le requérant cherchait à exercer son droit fondamental à la liberté de réunion.


ANNEXE

Liste des requêtes

  1. 29580/12 – Navalnyy c. Russie
  2. 36847/12 – Navalnyy c. Russie
  3. 11252/13 – Navalnyy c. Russie
  4. 12317/13 – Navalnyy c. Russie
  5. 43746/14 – Navalnyy c. Russie

[1].  Les juges Pejchal, Dedov et Paczolay ont voté contre la violation de l’article 18, tandis que les juges Ravarani et Eicke ont voté en faveur du constat d’une telle violation.

[2].  Dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire grecque », la prise de pouvoir par les colonels grecs en 1967 se solda par une dictature militaire et finalement par la suspension de plusieurs dispositions constitutionnelles. Devant la Commission, saisie par un certain nombre d’États, le gouvernement grec tenta de se prévaloir de l’article 15. Dans son rapport fondé sur l’(ancien) article 31 de la Convention, la Commission fit toutefois essentiellement observer que de simples troubles politiques, par exemple des grèves ou des manifestations politiques, ne suffisent pas à faire naître un danger public au sens de l’article 15 : des mesures de police ordinaire suffisent à les juguler. Elle n’eut pas à répondre à la question de l’applicabilité de l’article 17 parce qu’elle avait déjà conclu que les exigences de l’article 15 n’avaient pas été satisfaites. Cependant, dans son opinion dissidente, M. Ermacora dit expressément que « le gouvernement défendeur se livr[ait] à des activités ou accomplies des actes visant à des limitations des droits garantis par la Convention plus amples que celles prévues à la Convention (article 17 de la Convention) », Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c Grèce, nos 3321/67, 3322/67, 3323/67, 3344/67, 5 novembre 1969.

[3].  Il y a par exemple le révisionnisme : Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX (extraits), Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, CEDH 2015 (extraits) ; l’apologie d’idées totalitaires : Fáber c. Hongrie, no 40721/08, 24 juillet 2012 ; le discours de haine : Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI ; et l’incitation à la violence : Hizb Ut-Tahrir et autres c. Allemagne (déc.), no 31098/08, 12 juin 2012.

[4].  L’article 30 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans un libellé identique à la première partie de l’article 17, dispose : « [a]ucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés ». Du reste, il apparaît que le projet initial d’article 30 ne faisait aucune mention de l’« État » mais avait été délibérément élargi de manière à viser expressément l’« État » et les « groupements », étendant ainsi notablement son champ d’application.

[5].  Commission européenne des Droits de l’Homme, Travaux préparatoires à l’article 17 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Document d’information rédigé par le Secrétariat de la Commission, 23 avril 1957 (DH (57) 4), p. 6.

[6].  Recueil des travaux préparatoires du Conseil de l’Europe, volume II, Assemblée consultative, deuxième session du Comité des Ministres, commission permanente de l’Assemblée, 10 août-10 novembre 1949, p. 137.

[7].  Cour européenne des droits de l’homme, Travaux préparatoires à l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme, document d’information rédigé par le greffe, 5 mars 1975 (CDH (75) 7, p. 5).

[8].  CDH (75) 7, p. 6

[9].  L’article 5 § 1 du PIDCP dispose : « [a]ucune disposition du présent Pacte ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et des libertés reconnus dans le présent Pacte ou à des limitations plus amples que celles prévues audit Pacte. »

[10].  Doc DH(57)4, annexe II.

[11].  Doc DH(57)4, annexe II. Extraits des projets de Pactes internationaux sur les droits de l'homme, préparés par le Secrétaire général de l’ONU, document d’information préparé par le Secrétariat de la Commission, 23 avril 1957, p. 21, n° 58.

[12].   Cour européenne des droits de l’homme, Travaux préparatoires à l’article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme, document d’information rédigé par le greffe, 5 mars 1975 (CDH (75) 7, p. 7.

[13].  Ibidem, § 303 et suiv.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE NAVALNYY c. RUSSIE, 15 novembre 2018, 29580/12 et autres