Tribunal judiciaire de Paris, 20 janvier 2023, 22/09365

  • Logiciel·
  • Saisie-contrefaçon·
  • Version·
  • Mainlevée·
  • Sociétés·
  • Originalité·
  • Titularité·
  • Droits d'auteur·
  • Base de données·
  • Mise en état

Chronologie de l’affaire

Résumé de la juridiction

x

Chercher les extraits similaires

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
TJ Paris, ct0196, 20 janv. 2023, n° 22/09365
Numéro(s) : 22/09365
Importance : Inédit
Identifiant Légifrance : JURITEXT000047454945

Sur les parties

Texte intégral

TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

No RG 22/09365
No Portalis 352J-W-B7G-CXTZG

No MINUTE :

Assignation du :
04 Août 2022

ORDONNANCE DE RÉFÉRÉ MAINLEVÉE
rendue le 20 Janvier 2023
DEMANDEURS

S.A.S. EVERDRUG
[Adresse 5]
[Localité 8]

Monsieur [Z], [D] [I]
[Adresse 1]
[Localité 7]

Monsieur [L] [A]
[Adresse 4]
[Localité 8]

représentés par Maître Guy LAMBOT de la SELEURL LAMBOT AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0733

DÉFENDEURS

Monsieur [P] [E]
[Adresse 2]
[Localité 9]

S.A.S.U. AB CUBE
[Adresse 3]
[Localité 6]

représentés par Maître Alain BENSOUSSAN de la SELAS ALAIN BENSOUSSAN SELAS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0241

COMPOSITION

Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assisté de Monsieur Quentin CURABET, Greffier,

DÉBATS

A l’audience du 20 Octobre 2022, avis a été donné aux avocats que l’ordonnance serait rendue, en dernier lieu, le 20 Janvier 2023

ORDONNANCE

Rendue publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
_________________________

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

Origine du litige et procédure

1. M. [P] [E] et M. [L] [A] ont fondé en 2006, avec un troisième associé, la société AB cube, dont ils étaient tous deux codirigeants, afin d’exploiter un logiciel de pharmacovigilance intitulé ‘SafetyEasy’ et développé par M. [E]. Pour des raisons sur lesquelles les parties s’opposent, M. [A] a créé le 1er avril 2013 avec trois associés une société concurrente, Evedrug, qui commercialise une suite logicielle dénommée ‘eVeReport', développée par M. [D] [I], devenu depuis salarié et associé de la société Evedrug. Pour sa part, M. [E] est devenu le seul dirigeant et le seul associé de la société AB cube en 2014.

2. Affirmant avoir découvert en 2017, à partir d’informations remises par un client potentiel, que le logiciel eVeReport reproduisait illégalement des éléments de son logiciel SafetyEasy, M. [E] et sa société ont pratiqué une saisie-contrefaçon au domicile de M. [I] le 14 mai 2019 (et tenté d’en pratiquer une le même jour à celui de M. [A], sans succès), puis ont assigné la société Evedrug, M. [A] et M. [I] en contrefaçon de droits d’auteur le 21 mai 2019.

3. Lors de la saisie-contrefaçon du 14 mai 2019 chez M. [I] ont été copiés, d’une part, le code source du logiciel eVeReport et la structure de la base de donnée (« structure BDD la plus récente »), qui ont été placés sous séquestre, d’autre part divers documents qui ont été annexés au procès-verbal de saisie, dont des courriels répondant à certains mots-clés. Alors que le juge de la mise en état avait ordonné une expertise pour comparer le logiciel saisi avec le logiciel SafetyEasy, et que la saisie avait été maintenue par le délégué du président en la cantonnant seulement à des mots-clés plus restrictifs, la cour d’appel de Paris, le 6 novembre 2020, en a ordonné la mainlevée totale, et la restitution des copies informatiques, au motif que l’oeuvre invoquée n’était pas identifiée, ni ce qui en faisait prétendument l’originalité. La demande de M. [E] et de sa société de modifier la mission de l’expert pour lui soumettre des « dumps » qu’ils détenaient à la place des éléments saisis a ensuite été rejetée par le juge de la mise en état le 6 juillet 2021 au motif que ces éléments n’étaient pas un point de comparaison fiable ni complet.

4. Parallèlement, les défendeurs ont obtenu sur requête le 3 juin 2020 la communication, par l’Agence de protection des programmes, des dépôts faits par une société Cetonia, ancien employeur de M. [E], liquidée à partir de 2008, et dont l’ancien dirigeant avait attesté que le logiciel SafetyEasy était en fait une copie du sien ; et ils ont demandé au juge de la mise en état d’étendre l’expertise à la comparaison de ces deux logiciels. Le juge de la mise en état, qui avait repoussé sa décision en raison de l’arrêt rendu sur la saisie-contrefaçon, n’a jamais statué à ce sujet, qu’il a considéré dans son ordonnance du 6 juillet 2021 comme relevant « d’un incident distinct ». Depuis, l’expertise a été suspendue, puis a pris fin, et la rémunération de l’expert a été taxée le 14 décembre 2021, de sorte que la demande en extension de mission n’a plus d’objet.

Nouveaux incidents

5. C’est en cet état que les demandeurs au principal, M. [E] et la société AB cube, ont obtenu le 20 mai 2022 du juge de la mise en état l’autorisation de pratiquer une nouvelle saisie-contrefaçon, cette fois au sein d’une société Claranet, hébergeur du logiciel eVeReport, saisie-contrefaçon qui a été pratiquée le 18 juillet. La société Evedrug, M. [I] et M. [A] (les défendeurs au principal) ont assigné M. [E] et la société AB cube en mainlevée de cette mesure le 4 aout 2022. C’est la nouvelle procédure en « référé mainlevée ».

6. Par ailleurs, reprochant aux mêmes M. [E] et société AB cube de produire dans la procédure principale un courriel du 20 juillet 2017, avec ses pièces-jointes, qui aurait été obtenu par la première saisie-contrefaçon, la société Evedrug et MM. [I] et [A] ont formé un nouvel incident le 25 mai 2022 pour voir écarter ces pièces des débats. C’est l’incident en rejet de pièces.

7. Enfin, par des conclusions d’incident distinctes, M. [E] et la société AB cube ont demandé le 22 juillet 2022 au juge de la mise en état la levée du scellé des pièces saisies le 18 juillet lors de la 2e saisie-contrefaçon, et de désigner un nouvel expert pour comparer les logiciels. C’est la nouvelle demande d’expertise.

8. La nouvelle procédure en référé mainlevée et l’incident en rejet de pièces, soumis au même juge (pour la première, en tant que juge de la mainlevée, pour le second, en tant que juge de la mise en état), ont été entendus ensemble le 20 octobre 2022. La nouvelle demande d’expertise n’a pas encore été audiencée. La présente décision concerne la mainlevée.

Prétentions des parties sur la saisie-contrefaçon du 18 juillet 2022

9. La société Evedrug et MM. [I] et [A], dans leurs dernières conclusions du 19 octobre 2022, demandent la mainlevée de la saisie et la restitution à M. [A] ou la destruction des copies réalisées à cette occasion, sous astreinte, et le paiement de 2 000 euros à chacun au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

10. M. [E] et la société AB cube, dans leurs dernières conclusions du 19 octobre 2022, résistent aux demandes, contestent la qualité de la société Evedrug et MM. [I] et [A] à agir en mainlevée d’une saisie pratiquée chez un tiers, et réclament eux-mêmes 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, et la distraction des dépens au profit de leur avocat.

Moyens des parties pour la saisie-contrefaçon

11. Sur le droit d’agir en mainlevée, M. [E] et la société AB cube soutiennent que la saisie ayant été directement pratiquée chez la personne désignée dans l’ordonnance, à savoir la société Claranet, ni M. [A] ou M. [I] ni la société Evedrug n’a qualité de saisi ou de tiers saisi, seul à être autorisé par l’article L. 332-2 du code de la propriété intellectuelle à agir en mainlevée. Ceux-ci répondent que les données ont précisément été saisies chez un tiers qui les détenait pour leur compte, et qu’en tout état de cause étant visés dans la requête et dans la procédure principale, ils ont un intérêt certain à solliciter la mainlevée.

12. Sur le fond de la demande en mainlevée, la société Evedrug et MM. [A] et [I] soutiennent en substance, en premier lieu, que la requête était déloyale en ce qu’elle aurait occulté deux éléments remettant en cause la titularité des droits d’auteur ainsi que deux éléments remettant en cause l’existence d’une contrefaçon : sur la titularité, elle aurait occulté d’une part la demande formée par les défendeurs au principal de comparer le logiciel Safety easy avec le logiciel antérieur de la société Cetonia, et d’autre part l’existence, ou non, d’une cession des droits d’auteur sur le logiciel à l’occasion de la cession de la totalité du capital de la société AB cube à une société tierce, M. [E] n’étant resté que le dirigeant d’AB cube, alors qu’il serait logique que le cessionnaire de la société ou une société de son groupe se soit aussi fait céder les droits sur le logiciel. Sur la contrefaçon, elle aurait occulté d’une part le fait que les conclusions du 19 janvier 2022, produites au soutien de la requête, contenaient un courriel et ses pièces-jointes obtenus lors de la première saisie-contrefaçon dont la mainlevée a été ordonnée, pièces dont ils « savaient » qu’elles allaient faire l’objet d’une contestation de ce fait ; et d’autre part que l’expertise comparative privée dont elle se prévaut est fondée sur le même dump que le juge de la mise en état a estimé dépourvu de valeur probante.

13. La société Evedrug et MM. [I] et [A] soutiennent, en deuxième lieu, que les requérants ont violé le principe de la contradiction, d’une part en annexant leurs conclusions de fond à la requête, ce qui aurait rendu flou le contour des motivations de celle-ci, d’autant plus que la saisie a eu lieu l’été et en retardant délibérément de 7 jours la notification de la saisie à leur égard, ce qui aurait diminué leur délai pour analyser les motifs de l’ordonnance et former leur recours ; et d’autre part en ce que ces conclusions au fond contenaient la reproduction des pièces qui allaient faire l’objet d’une contestation, ce qui reviendrait à s’affranchir du débat contradictoire à ce sujet.

14. En troisième lieu, à titre principal, il exposent que, selon l’article 789 du code de procédure civile dans sa rédaction en vigueur lors de l’introduction de l’instance au principal, seul le tribunal est compétent pour trancher les fins de non-recevoir, de sorte que le juge des requêtes, qui ne pourrait pas apprécier la qualité à agir des requérants, ne pourrait dès lors pas autoriser la saisie-contrefaçon. Et, à titre subsidiaire, ils exposent qu’en toute hypothèse les requérants ne démontrent toujours pas leur droit d’agir, en ce qu’ils n’identifieraient pas l’oeuvre invoquée, ni la titularité des droits qu’ils invoquent à son égard, ni son originalité.

15. En particulier, sur la titularité et l’identification de l’oeuvre, ils avancent que si une version précise du logiciel est invoquée par le requérants, les développements relatifs à la titularité ne correspondraient pas à cette version, notamment au regard de sa date ; que la société AB cube et M. [E] ne pourraient se dire tous les deux titulaires de la totalité des droits sur la même oeuvre ; que le dépôt à l’APP invoqué par le second n’est pas une preuve de la qualité d’auteur ; que la présomption de commercialisation ne serait pas constituée, en l’absence des caractéristiques du logiciels et de date du début de la commercialisation ; et que cette présomption serait au demeurant inopérante car le logiciel serait revendiqué par un tiers, l’ancien dirigeant de la société Cetonia.

16. Et, contre les faits de contrefaçon allégués, ils font valoir les éléments déjà cités au sujet de la dissimulation déloyale, et contestent plus généralement les allégations des demandeurs au principal, les estimant en substance non prouvées, non pertinentes, ou insuffisantes.

17. En réponse, la société AB cube et M. [E] contestent avoir rien occulté ; estiment qu’ils pouvaient joindre à leur requête les conclusions des parties dans l’instance principale, et qu’on leur aurait même reproché de ne pas le faire ; et qu’à la date de leur requête, aucune contestation n’était née sur les pièces qui y étaient mentionnées.

18. Sur la titularité des droits invoqués, ils exposent notamment que la société AB cube exploite le logiciel et qu’en vertu de l’article L. 131-9 du code de la propriété intellectuelle les droits sur les logiciens créés par ses salariés lui sont dévolus. Sur l’originalité, ils soutiennent qu’elle n’a pas à être justifiée au stade de la requête, et exposent subsidiairement en quoi, selon eux, elle est en toute hypothèse caractérisée.

19. Sur la preuve de la contrefaçon alléguée, enfin, ils expliquent avoir obtenu à 3 reprises, de la part de clients souhaitant remplacer le logiciel eVeReport par SafetyEasy, des « dumps », c’est-à-dire des extraits contenant leurs données, qui révèleraient que celles-ci, issues de eVeReport, étaient structurées et organisées de la même façon que dans la version 3.136.175 de SafetyEasy, avec en particulier le même « moteur » (ou « socle technique ») inhabituel, une même « erreur » tenant à l’absence de « convention de nommage », une similitude inhabituelle des noms des champs de la base de donnée, allant jusqu’à des erreurs identiques de langue anglaise ou de méthode de nommage. Une comparaison réalisée ensuite spécifiquement sur la partie de ces dumps en langage XML montrerait également des identités. Les interfaces des deux logiciels seraient également similaires, bien au-delà du nécessaire. Enfin la contrefaçon ressortirait de ce que le concepteur du logiciel eVeReport aurait précédemment eu accès au code source de SafetyEasy dans son précédent emploi chez un prestataire ayant effectué une mission chez AB cube.

MOTIVATION

I . Demande en mainlevée de la saisie-contrefaçon

20. La saisie-contrefaçon en matière de logiciel est prévue par l’article L. 332-4 du code de la propriété intellectuelle, qui prévoit notamment que toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon est en droit de faire procéder en tout lieu et par tous huissiers, le cas échéant assistés d’experts désignés par le demandeur, en vertu d’une ordonnance rendue sur requête par la juridiction civile compétente, soit à la description détaillée, avec ou sans prélèvement d’échantillons, soit à la saisie réelle du logiciel ou de la base de données prétendument contrefaisants ainsi que de tout document s’y rapportant ; et que la saisie-description peut se concrétiser par une copie des logiciels ou des bases de données prétendument contrefaisants.

21. L’article L. 332-2 du même code, applicable à la saisie-contrefaçon de logiciels (Cass. 1re Civ., 19 mai 1998, no96-19.225), prévoit que dans un délai fixé par voie réglementaire, le saisi ou le tiers saisi peuvent demander au président du tribunal judiciaire de prononcer la mainlevée de la saisie ou d’en cantonner les effets.

1 . Qualité à agir en mainlevée

22. La saisie a eu lieu chez un tiers, la société Claranet, pour obtenir des preuves contre la société Evedrug et MM. [I] et [A], en saisissant des données informatiques leur appartenant. Ils ont donc manifestement la qualité de saisi, tandis que la société Claranet a celle de tiers saisi. La fin de non-recevoir est donc écartée.

2 . Bienfondé de la demande en mainlevée de la saisie-contrefaçon

a. Indifférence de l’originalité de l’oeuvre invoquée

23. La Cour de cassation estime que « L’auteur, ses ayants droit ou ses ayants cause ont qualité pour agir en contrefaçon et solliciter à cet effet l’autorisation, par ordonnance rendue sur requête, de faire procéder à des opérations de saisie-contrefaçon, sans avoir à justifier, au préalable, de l’originalité de l’oeuvre sur laquelle ils déclarent être investis des droits d’auteur », et elle interdit au juge du fond d’apprécier l’originalité à ce stade (Cass. 1re Civ., 6 avril 2022, no20-19.034, points 20 à 22).

24. Les moyens tenant à l’originalité sont donc inopérants, et le juge de la saisie-contrefaçon doit tenir pour acquis l’existence de droits d’auteur sur l’objet invoqué, quel qu’il soit, afin d’analyser si le requérant est titulaire de ces droits et si ceux-ci sont susceptibles d’être enfreints par la personne visée par la saisie-contrefaçon.

b. Possibilité pour le juge de la requête et de la mainlevée d’apprécier l’ensemble des éléments pertinents

25. Le juge de la requête en saisie-contrefaçon et de la mainlevée de cette mesure doit, évidemment, apprécier l’ensemble des éléments du litige susceptibles de la justifier. Que certains de ces éléments relèvent du droit d’agir des demandeurs au principal, et que, dans l’instance au principal, les fin de non-recevoir ne relèvent pas du pouvoir du juge de la mise en état, est à l’évidence indifférent, et le moyen soulevé à cet égard par la société Evedrug et MM. [A] et [I] est dépourvu de sérieux.

c. Identification de l’oeuvre et titularité des droits à son égard

26. La société AB cube et M. [E] justifient que celui-ci a déposé à l’Agence de protection des programmes, à son nom, plusieurs version du logiciel SafetyEasy, dont en 2014 la version 3.136.175 sur laquelle ils fondent leur action en contrefaçon (leurs pièces no1, no2 et no3). Ils démontrent également que la société AB cube exploite commercialement différentes versions d’un logiciel dénommé SafetyEasy sous son nom, depuis 2006 (pièces no16, no18). Il existe certes une confusion importante quant au détail des versions exploitées au fur et à mesure, et aucune pièce ne concerne précisément l’exploitation par la société AB cube de la version 3.136.175 ; mais l’ancienneté et la continuité de l’exploitation, par la même société, d’un logiciel toujours dénommé de la même manière, sans que soit allégué et moins encore démontré qu’à un quelconque moment ce logiciel ou une de ses déclinaisons ait pu être exploité par une autre entreprise, suffisent à caractériser, a minima pour les besoins d’une saisie-contrefaçon, la présomption d’exploitation, au profit de la société AB cube, de l’ensemble des versions du logiciel SafetyEasy, y-compris donc la version 3.136.175.

27. Quant à l’affirmation de l’ancien dirigeant de la société Cetonia selon laquelle M. [E] aurait lui-même copié le logiciel de celle-ci, elle exprime la revendication, par ce tiers, de la création d’un autre logiciel, dénommé DragonFly, et non du logiciel SafetyEasy ; que le second soit une reproduction du premier peut certes le priver d’originalité s’il ne contient pas par ailleurs d’autres caractéristiques originales, mais cela ne concerne pas l’identité de son créateur : qu’il soit une oeuvre ou non, et qu’il soit distinct ou non d’un logiciel précédent, l’objet particulier qu’est le logiciel dénommé SafetyEasy a été créé par M. [E], et ses versions ultérieures par la société AB cube. Il est dès lors indifférent, pour déterminer le titulaire des droits d’auteurs sur le logiciel SafetyEasy, que ce logiciel soit lui-même la copie d’une oeuvre antérieure ; ce débat n’intéresse que l’originalité (qui certes conditionne théoriquement l’existence même des droits d’auteurs et donc la possibilité d’en être titulaire, mais dans le cas particulier de la saisie-contrefaçon, l’originalité doit être tenue pour acquise, cf ci-dessus partie a. ).

28. Ainsi, pour apprécier la possibilité de maintenir la saisie-contrefaçon, la société AB cube peut être considérée comme titulaire des droits d’auteurs de la version 3.136.175 du logiciel SafetyEasy.

d. Preuves raisonnablement accessibles de la contrefaçon et proportionnalité de la mesure

29. La directive 2004/48 sur la protection des droits de propriété intellectuelle, qui vise à atteindre dans l’Union européenne un niveau élevé de protection, impose aux États membres de veiller à ce qu’à la demande d’une partie qui a présenté des éléments de preuve raisonnablement accessibles et suffisants pour étayer ses allégations et précisé les éléments de preuve à l’appui de ses allégations qui se trouvent sous le contrôle de la partie adverse, les autorités judiciaires compétentes puissent ordonner que ces éléments de preuve soient produits par la partie adverse, sous réserve que la protection des renseignements confidentiels soit assurée (article 6 de la directive). Par ailleurs, l’article 3, paragraphe 2, de la directive impose que les mesures, procédures et réparations soient notamment effectives et proportionnées.

30. Or les seules déclarations du requérant, fussent-elles détaillées, ne permettent pas de contrôler la proportionnalité de la mesure envisagée ; des preuves raisonnablement accessibles sont donc nécessaires quand bien même le texte national ne le mentionne pas expressément, et l’article L. 332-4 du code de la propriété intellectuelle doit donc être interprété en ce sens. Mais, pour permettre l’effectivité d’une mesure dont l’objet est précisément la recherche de preuves, le niveau d’exigence probatoire doit être aussi limité que possible, et adapté à la situation des parties dans chaque espèce.

31. Au cas présent, les demandeurs au principal justifient notamment la saisie-contrefaçon par des ressemblances entre la structure des bases de données issues respectivement de leur logiciel et du logiciel eVeReport de leur concurrente. Ces ressemblances ont été constatées et expliquées par un certain [Y] [J], dans un rapport du 12 janvier 2022 (pièce AB cube no23). Si la qualité de ce M. [J] n’est pas démontrée, ce qui ne permet pas de donner du crédit à ses affirmations techniques qui excèdent les connaissances générales de la juridiction, il réalise toutefois un certain nombres de comparaisons objectives, non seulement entre les deux logiciels en cause, mais également avec deux autres logiciels concurrents. Ainsi, les bases de données issues des logiciels SafetyEasy et eVeReport fonctionnent avec le « moteur » MySQL et sont doublées par des fichiers XML, ce qui n’est pas le cas des autres moteurs ; leurs « champs » (les différentes catégories de données) ont le même nom pour un tiers d’entre eux, alors que ce n’est le cas qu’à hauteur de 8% avec les deux autres logiciels examinés ; ces noms contiennent également quelques anomalies ou incongruités identiques, telles que l’omission (ou l’oubli) d’un ‘n’ dans « reportergivename » (au lieu de reportergivenname).

32. Ces ressemblances dans les bases de données issues des logiciels, non imposées par la fonction, le domaine ou la règlementation, ne suffiraient évidemment pas à caractériser une contrefaçon, ne serait-ce que parce qu’elles ne portent en elles-mêmes sur aucune caractéristique originale ; mais elles forment des indices d’une reprise potentiellement plus large de la version concernée du logiciel SafetyEasy.

33. Ces indices ont été observés dans des exports de bases de données obtenues par des clients ; des sauvegardes, ou dumps, dont l’authenticité est contestée par les défendeurs au principal, qui estiment ces fichiers modifiables. Toutefois, M. [J] explique de façon pertinente, dans un complément à son rapport (pièce AB cube no42, p. 3), que le dump sur lequel il s’est fondé a été obtenu sur un espace de stockage partagé en ligne (cloud) appartenant à la société Microsoft, et qui indique, d’une façon échappant au contrôle de la société AB cube, que la dernière modification de ce dump remonte au 29 octobre 2019. Cette date est postérieure à l’ordonnance ayant maintenu la première saisie-contrefaçon (17 octobre 2019), et antérieure à l’appel formé contre cette ordonnance par M. [I] (5 décembre 2019). Les demandeurs au principal n’avaient alors aucune raison d’anticiper le besoin de recourir un jour à ce dump en remplacement du code source dont ils disposaient encore. Si, comme l’a déjà indiqué le juge de la mise en état dans une précédente ordonnance, la fiabilité de ce fichier reste trop faible pour fonder une condamnation au fond, il peut néanmoins en être déduit qu’il ne s’agit pas d’une preuve pré-constituée, mais bien d’un élément externe produit par un client, suffisamment crédible pour justifier les allégations de contrefaçon pour les besoins de la saisie-contrefaçon.

34. Toutefois, la comparaison justifiant ces allégations s’est fondée sur une version 5 du logiciel SafetyEasy, et non sur la version 3.136.175. Or, d’une part, il ne peut être présumé que la version antérieure contenait les mêmes caractéristiques communes au logiciel litigieux que la version étudiée par M. [J] ; et, d’autre part, il n’est pas établi que cette version 5 soit antérieure à la version du logiciel eVeReport ayant produit le dump étudié par M. [J]. Cette comparaison est dès lors insuffisante en elle-même à justifier des allégations de contrefaçon, tant parce qu’elle s’appuie sur des caractéristiques dont il n’est pas établi qu’elles se trouvent dans la version antérieure 3.136.175, que parce qu’elle s’appuie sur une version dont en tout état de cause l’antériorité n’est pas démontrée.

35. Il faut alors tenir compte du contexte de développement de chacun des logiciels en cause, pour déterminer si les ressemblances ultérieures entre eux sont susceptibles de s’expliquer par une copie antérieure de l’un par l’autre. À cet égard, il est constant que le président de la société Evedrug est l’ancien co-dirigeant de la société AB cube, et que plusieurs anciens salariés de la société AB cube ont travaillé ensuite pour la société Evedrug (Mmes [G] et [M], cf conclusions Evedrug p. 56) ; il est ainsi possible que l’information relative au logiciel SafetyEasy soit passée de la société AB cube à la société Evedrug, et ait été intégrée dans le locigiel de celle-ci. Tandis que réciproquement, aucune circonstance n’est alléguée qui pourrait, même indirectement, indiquer un passage d’informations de la société Evedrug vers la société AB cube. Ce contexte, évidemment très insuffisant à prouver une contrefaçon, permet en revanche de corroborer la comparaison des versions ultérieures de ces logiciels, qui a montré des similitudes que les défendeurs au principal n’expliquent pas, tandis qu’elles sont susceptibles de s’expliquer par une copie illicite.

36. Ces éléments de preuve aisément accessibles, au sens de la directive 2004/48 (cf ci-dessus point 30) sont certes minces mais ils suffisent à justifier une mesure probatoire dès lors d’une part qu’aucune autre preuve n’est accessible aux demandeurs au principal, et d’autre part que la mesure accomplie ne cause elle-même qu’une atteinte minimale aux intérêts des défendeurs. Tel est le cas ici, la saisie-contrefaçon n’ayant entrainé aucune divulgation de leur secret des affaires (les éléments sensibles ayant été placés sous scellé), tandis que l’analyse du code source de leur logiciel pourra se faire par l’intermédiaire d’un technicien seul habilité à en prendre connaissance. Dans cette stricte mesure, la saisie-contrefaçon en cause, qui est nécessaire afin de rendre effective la recherche de preuve, est proportionnée.

e. Déloyauté dans la présentation des faits

37. Les requérants auraient d’abord occulté l’existence d’un logiciel antérieur susceptible de remettre en cause la titularité des droits sur le logiciel invoqué. Mais ainsi qu’il a été dit ci-dessus au point 27, ce logiciel antérieur est seulement susceptible d’affecter l’originalité de l’oeuvre invoquée par les requérants, et comme rappelé ci-dessus aux points 23 et 24, l’originalité est indifférente pour la saisie-contrefaçon.

38. Ils auraient également occulté l’éventuelle incidence de la cession de la société AB cube sur la cession des droits d’auteur sur le logiciel ; mais ils n’avaient pas à supposer eux-mêmes l’allégation d’un tel fait, et en toute hypothèse, il a été établi ci-dessus que les droits sur la version 3.136.175 appartenaient à la société AB cube elle-même, pour l’avoir exploitée après un développement qui a été fait par des développeurs internes.

39. Ils auraient occulté encore le fait que des pièces reproduites au sein des conclusions elles-mêmes produites au soutien de la requête feraient l’objet d’une contestation. Mais, outre que cette contestation n’était pas née à la date de la requête et qu’il ne pouvait être exigé des requérants qu’ils la devinent, elle était infondée (cf ordonnance du juge de la mise en état du 13 janvier 2023, sur l’incident en rejet de pièces).

40. Ils auraient enfin occulté le fait que l’expertise privée fondant la requête utiliserait les mêmes dumps que ceux qui avaient été jugés insuffisamment probants par le juge de la mise en état. Mais, outre que l’identité de ces éléments est assez évidente, leur faible force probante, assurément insusceptible de fonder une condamnation au fond, a toutefois été reconnue suffisante pour autoriser une mesure probatoire (cf ci-dessus point 33). Cette éventuelle dissimulation est donc elle aussi indifférente.

f. Respect du principe de la contradiction

41. Il ne peut être vu une violation du principe de la contradiction dans la communication, au soutien d’une requête, des conclusions au fond de l’ensemble des parties. Et il n’en résulte aucune confusion, les motifs de l’ordonnance étant ceux de la requête elle-même, et non l’entier argumentaire des conclusions de fond. Quant à la date de la saisie, il n’était pas interdit aux requérants de la faire pratiquer le 18 juillet.

g. Conclusion

42. La saisie, qui est suffisamment justifiée par des éléments de preuve aisément accessibles au regard de l’objectif d’effectivité des mesures probatoires, a causé aux défendeurs une atteinte proportionnée au regard de ces éléments de preuve, et n’encourt aucun des autres griefs soulevés par les saisis, peut être maintenue. La demande en mainlevée est par conséquent rejetée.

II . Dispositions finales

43. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

44. La société Evedrug et MM. [A] et [I] perdent le procès, et sont donc tenus aux dépens. Ils doivent également indemniser les gagnants de leurs frais, qui peuvent être estimés, au regard de l’ampleur exceptionnelle des moyens et arguments soulevés, à 6 000 euros.

PAR CES MOTIFS

Le juge déjà saisi de l’affaire au principal :

Rejette la demande en mainlevée de la saisie-contrefaçon, destruction et restitution ;

Condamne in solidum la société Evedrug et MM. [A] et [I] aux dépens (qui pourront être recouvrés par l’avocat de la société AB cube et de M. [E] pour ceux dont il aurait fait l’avance sans en recevoir provision) ainsi qu’à payer 6 000 euros à la société AB cube et M. [E] au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 20 Janvier 2023

Le Greffier Le Président

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
Tribunal judiciaire de Paris, 20 janvier 2023, 22/09365