Cour administrative d'appel de Douai, 22 janvier 2021, n° 17DA00561, 17DA00562, 17DA00563

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Sur la décision

Référence :
CAA Douai, 22 janv. 2021, n° 17DA00561, 17DA00562, 17DA00563
Juridiction : Cour administrative d'appel de Douai
Numéro : 17DA00561, 17DA00562, 17DA00563
Décision précédente : Tribunal administratif de Rouen, 30 janvier 2017, N° 1500940

Sur les parties

Texte intégral

dd COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE DOUAI

Nos17DA00561,17DA00562,17DA00563 ____________

SOCIETE LACROIX A RÉPUBLIQUE FRANÇAISE c/ Département de la Seine-Maritime ____________
M. X Y AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS Président-rapporteur ____________
Mme Amélie Fort-Besnard Rapporteur public La cour administrative d’appel de Douai ____________ (1ère chambre)

Audience du 1er février 2018 Lecture du 22 février 2018 ____________ 14-05-02-01 39-04-01 39-05 60-01-02-01-04 60-01-02-02 C

Vu la procédure suivante :

I. Procédure contentieuse antérieure :

Le département de la Seine-Maritime a demandé, sous le n° 1500940, au tribunal administratif de Rouen :

1°) d’annuler les marchés nos 99-673, 99-677, 99-678, 99-682, 99-685, 99-687, 99-689, 99 690 ,99 692, et 99-694 conclus avec la société Lacroix A ;

2°) de condamner la société Lacroix A à lui verser, à titre principal, les sommes de 2 630 016,11euros et 407 070,14 euros ou, à titre subsidiaire, celle de 1 525 409,34 euros, dans tous les cas, la condamnation étant assortie des intérêts au taux légal à compter de la date d’enregistrement de la demande et de leur capitalisation.

Par un jugement n° 1500940 du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a



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fait droit aux conclusions principales du département.

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Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée sous le n° 17DA00561, le 28 mars 2017, et un mémoire, enregistré le 17 juillet 2017, la société Lacroix A, représentée par Me Guy Pelissier, demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement ;

2°) de rejeter la demande du département ;

3°) de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne relative aux conséquences à tirer de l’annulation d’un contrat en raison d’une entente contraire au droit de la concurrence ;

4°) à titre subsidiaire, d’ordonner une expertise judiciaire afin que soit vérifiée l’existence d’un surcoût ;

5°) d’ordonner la restitution des biens dans un délai de deux mois à compter de la notification de l’arrêt à intervenir, sous astreinte de 15 000 euros par jour de retard sous contrôle d’un expert ;

6°) de déterminer le montant de sa créance et d’ordonner la compensation avec la somme demandée par le département de la Seine-Maritime ;

7°) dans tous les cas, de mettre à la charge du département de la Seine-Maritime la somme de 20 000 euros sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

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Vu :

- les arrêts nos 17DA00579, 17DA00580 et 17DA00581 du 15 juin 2017 par lesquels la cour a sursis à l’exécution des trois jugements attaqués visés ci-dessus ;

- les autres pièces des dossiers.

Vu :

- le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;

- la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;

- le code civil ;

- le code de commerce ;

- le code des marchés publics ;

- la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 ;

- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

- l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 ;

- le décret n° 2017-305 du 9 mars 2017 et notamment ses articles 4 et 6 ;

- le code de justice administrative.



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Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

- le rapport de M. X Y, président-assesseur,

- les conclusions de Mme Amélie Fort-Besnard, rapporteur public,

- et les observations de Me Guy Pelissier, représentant la société Lacroix A, et de Me Maëva Guillerm, représentant le département de la Seine-Maritime.

Considérant ce qui suit :

Sur la jonction :

1. Les requêtes visées ci-dessus présentées par la société Lacroix A sont relatives à des marchés conclus avec le département de la Seine-Maritime portant sur le même type de prestations et présentent à juger des questions semblables. Il y a lieu, par suite, de les joindre pour y être statué par un même arrêt.

Sur la présentation du litige :

2. Le 2 novembre 1999, le 11 avril 2003 et le 15 mars 2006, le département de la SeineMaritime a conclu avec la société Lacroix A des marchés publics portant sur la fourniture et la pose de panneaux de A verticale dans le département de la SeineMaritime.

3. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la A routière verticale, l’Autorité de la concurrence a prononcé à l’encontre de huit sociétés intervenant dans le secteur de la A routière, dont les sociétés Signature SA, Lacroix A et Franche Comté Signaux, des sanctions pécuniaires au titre de la méconnaissance de l’article L. 420-1 du code de commerce et de l’article 81 du Traité instituant la Communauté européenne, devenu l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, pour s’être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition de marchés publics de A routière verticale et sur leurs prix. Par un arrêt 2011/01228 du 29 mars 2012 devenu définitif, la cour d’appel de Paris a confirmé cette décision tout en minorant le montant des amendes infligées. Le pourvoi introduit notamment par la société Lacroix A a été rejeté par un arrêt de la Cour de cassation n° 12-18195 du 28 mai 2013.

4. A la suite de cette procédure, le département de la Seine-Maritime a demandé au tribunal administratif de Rouen de prononcer la nullité de ces marchés et de condamner l’entreprise à lui restituer, à titre principal, le montant des marchés qu’elle lui avait réglé en exécution des prestations réalisées ainsi qu’à lui verser une indemnité correspondant au préjudice résultant de la non-affectation du surcoût acquitté au désendettement du département et, à titre



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subsidiaire, à lui verser le montant de surcoûts subis du fait de l’entente. Par trois jugements du 31 janvier 2017, le tribunal administratif de Rouen a annulé ces marchés et a fait droit aux conclusions à fin de restitution présentées à titre principal par le département en condamnant l’entreprise, sans lui accorder la restitution en contrepartie des panneaux ou déduire des montants les dépenses utiles, à verser à cette collectivité territoriale les sommes de 2 630 016,11 euros, de 1 741 563,49 euros et de 862 209,41 euros, assorties des intérêts au taux légal à compter du 26 mars 2015, et de leur capitalisation à compter du 26 mars 2016. La société Lacroix A relève appel de ces jugements dont, par des arrêts du 15 juin 2017, la cour a prononcé le sursis à l’exécution.

Sur l’annulation des marchés prononcée par le tribunal :

5. Une partie à un contrat administratif peut saisir le juge du contrat d’un recours de plein contentieux pour en contester la validité. Il revient à ce juge de vérifier que les irrégularités dont se prévaut cette partie sont de celles qu’elle peut, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, invoquer devant lui. S’il constate une irrégularité, il doit en apprécier l’importance et les conséquences. Après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise et en tenant compte de l’objectif de stabilité des relations contractuelles, il peut soit décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation du contrat ou, en raison seulement d’une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, son annulation.

En ce qui concerne la nature et la gravité des irrégularités entachant les marchés en litige :

S’agissant des pratiques anticoncurrentielles résultant des décisions des autorités chargées de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles :

6. Il résulte de la décision du 22 décembre 2010 de l’Autorité de la concurrence mentionnée au point 3 que les investigations que cette autorité a engagées au début de l’année 2007, ont permis d’établir de manière définitive que huit principaux fabricants de panneaux de A routière verticale (Lacroix A, Signature SA, Signaux Girod, SES, Aximum, […], FCS et Z A) ont, entre 1997 et 2006, soit durant environ dix ans, organisé une entente de répartition des marchés publics de la A routière verticale qui tendait à étendre son influence à l’ensemble de ces marchés. La répartition des marchés à bons de commande émanant des départements et des villes de plus de 10 000 habitants ou lors de consultations ponctuelles, entre les fabricants de panneaux de A routière verticale, se faisait à l’occasion de réunions périodiques. Cette répartition portait sur la fixation en commun des prix ainsi que les parts de marché, selon des règles préétablies. Lorsque les règles – d’ailleurs formalisées dans un document intitulé « Règles » -



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n’étaient pas respectées, des compensations et des pénalités étaient prononcées. Une « liste noire » de sociétés concurrentes avec lesquelles il ne fallait pas traiter figurait en annexe. D’autres documents dénommés « Patrimoines » portant sur les marchés à bons de commande affectés aux participants, servaient à mettre en œuvre la répartition suivant les règles prévues. Ce cartel très organisé a ainsi gravement faussé les consultations lancées par les maîtres d’ouvrages publics (Etat et collectivités territoriales) en éliminant presque complètement la concurrence. Selon l’Autorité de la concurrence, il en est résulté un dommage à l’économie très important. Elle a relevé que la surévaluation du prix des marchés concernés par l’entente pouvait être appréciée globalement sur l’ensemble du territoire, et au cours de la période concernée à un minimum d’environ 5 à 10 %. Les éléments ainsi retenus par cette Autorité n’ont pas été remis en cause par la Cour d’appel de Paris.

S’agissant de la réalité des pratiques anticoncurrentielles au titre des marchés en litige et des conséquences à tirer en ce qui concerne leur validité :

7. Les marchés en litige ont été passés, au cours de la période d’exercice du cartel, les 2 novembre 1999, 11 avril 2003, et 15 mars 2006 entre la société Lacroix A, qui était, comme indiqué aux points précédents, l’un des acteurs principaux du cartel, et le département de la Seine-Maritime, dont les marchés étaient l’une des cibles privilégiées de l’entente. Il n’est pas contesté que les prix des marchés en litige se sont également révélés plus élevés que ceux obtenus après l’entente pour les mêmes prestations. Aucun commencement de preuve ne permet de prétendre que ces marchés auraient pu échapper à l’entente ou auraient été passés au terme d’une mise en concurrence loyale et aux prix du marché. Compte tenu du faisceau d’indices ainsi dégagé, le département a établi de manière suffisamment certaine la réalité de pratiques anticoncurrentielles à son encontre. Ces pratiques l’ont non seulement conduit à signer des marchés publics à des prix excédant le prix du marché des panneaux de A verticale, mais également, compte tenu de la technique de répartition des parts de marchés entre les sociétés concurrentes et l’élimination de certaines d’entre elles qui n’entraient pas dans l’entente, ont exercé un rôle déterminant dans le choix du cocontractant par la personne publique. Ces pratiques anticoncurrentielles sont donc constitutives d’un dol ayant gravement vicié le consentement du département de la Seine-Maritime. Ce vice d’une particulière gravité justifie que soit prononcée l’annulation des marchés. Par suite, la société Lacroix A dont le moyen est d’ailleurs sommairement argumenté, n’est pas fondée à soutenir que le dol n’aurait été ni établi, ni de nature à vicier gravement le consentement du département. En outre, et dans les conditions de l’espèce, il ne résulte pas de l’instruction et il n’est d’ailleurs pas soutenu, que l’annulation de ces marchés qui ont été entièrement exécutés, en l’absence notamment d’effet sur l’information et la sécurité routière, portera une atteinte excessive à l’intérêt général.

Sur la restitution du montant des marchés :

8. D’une part, lorsqu’un contrat exécuté a été déclaré nul ou annulé, une action en restitution, lorsqu’elle est possible, doit tendre à une remise en l’état dans lequel les parties se trouvaient avant cette exécution. Elle repose en principe sur un échange réciproque.

9. D’autre part, l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne



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(TFUE) prohibe les pratiques anticoncurrentielles sous la forme d’ententes. Le droit de l’Union européenne prévoit notamment en application de la jurisprudence de la Cour de justice, en particulier de l’arrêt Courage contre Crehan du 20 septembre 2001 (aff. C-453/99, Rec. CJCE I6297), une juste et effective réparation du dommage causé par une entreprise en raison de la commission d’une pratique anticoncurrentielle définie aux articles 101 (ententes) et 102 (abus de position dominante) du TFUE. Toutefois, si, selon les principes du droit de l’Union européenne, le mécanisme de réparation du préjudice né d’une infraction aux dispositions de l’article 101 du TFUE doit garantir une réparation intégrale de la victime devant les juridictions nationales, cette réparation intégrale ne doit pas revêtir un caractère excessif. Ces éléments ont, en outre, été rappelés par la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l’Union européenne.

10. Conformément à la demande de restitution présentée, à titre principal, par le département de la Seine-Maritime, le tribunal administratif a condamné la société à lui rembourser l’intégralité du montant des marchés qui lui avaient été réglés en paiement des prestations pour l’exécution des marchés en litige passés en 1999, 2003 et 2006. Le tribunal a, de même, exclu toute restitution dans l’autre sens, en nature ou en argent.

11. Il s’en déduit que l’action en restitution n’a pas conduit à ce que les parties puissent être remises dans la situation prévalant antérieurement à l’exécution des contrats.

12. Le département s’oppose à la demande de la société en faisant valoir que lorsqu’un contrat a été obtenu dans des conditions de nature à vicier le consentement de l’administration, cela fait obstacle à l’exercice d’une action du cocontractant fondée sur l’enrichissement sans cause. Toutefois, une telle restriction ne s’impose pas nécessairement dans le cadre d’une action en restitution engagée par l’administration à la suite de l’annulation d’un marché. En outre, lorsqu’ont été mis en œuvre, comme en l’espèce, les pouvoirs de sanction prévus pour la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, ceux-ci suffisent à remplir une fonction répressive et dissuasive nécessaire au respect de l’ordre public. Dans ces conditions, les considérations du département de la Seine-Maritime fondées sur l’existence d’une faute de nature morale ou délictuelle commise par le cocontractant doivent être écartées.

13. Si le département a invoqué également la répétition d’un indu, il est constant que la prestation réalisée répondait à un véritable besoin de l’administration, a été entièrement exécutée par la société cocontractante et que le contrat n’était pas dépourvu de cause. Dans ces conditions, il ne peut y être fait droit.

14. En définitive, la demande de restitution recherchée par le département de la SeineMaritime est assimilable à une réparation. Elle doit alors répondre à l’objectif poursuivi par le droit de l’Union européenne en matière de réparation des pratiques anticoncurrentielles rappelé au point 9. Il résulte de l’instruction que les montants dont la restitution est réclamée par le département au titre de chacun des marchés en cause équivalent au chiffre d’affaires de la société pour chacun de ces marchés. Il est constant que le département de la Seine-Maritime n’aurait jamais pu bénéficier d’une prestation exécutée en matière de fourniture et de pose de la



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A verticale et d’équipements de la route, à ces conditions. Les montants réclamés à titre principal excèderaient également ceux auxquels le département pourrait prétendre sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle, et qu’il réclame d’ailleurs à titre subsidiaire. Ainsi, la demande de réparation va au-delà d’une réparation intégrale des préjudices subis, constitue un enrichissement sans cause du département et présente, dès lors, un caractère excessif au sens des principes dégagés par le droit de l’Union européenne.

15. Dans ces conditions, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les moyens tirés de l’atteinte au droit de propriété ou au prononcé d’une double sanction, la demande de condamnation sollicitée à titre principal par le département de la Seine-Maritime présente un caractère excessif et méconnaît les principes énoncés aux points 8 et 9. Par suite, la société Lacroix A est fondée à soutenir que c’est à tort qu’elle a été condamnée à restituer l’intégralité du prix des marchés annulés au département de la Seine-Maritime.

16. Il appartient toutefois à la cour, saisie de l’ensemble du litige par l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner les conclusions indemnitaires présentées à titre subsidiaire par le département de la Seine-Maritime devant la juridiction administrative sur le terrain quasidélictuel en réparation des préjudices subis du fait des agissements dolosifs.

Sur le moyen tiré de l’incompétence de la juridiction administrative :

17. Les litiges relatifs à la responsabilité de personnes auxquelles sont imputés des comportements susceptibles d’avoir altéré les stipulations d’un contrat administratif, notamment ses clauses financières, dont la connaissance relève de la juridiction administrative, et d’avoir ainsi causé un préjudice à la personne publique qui a conclu ce contrat, relèvent de la compétence de la juridiction administrative.

18. L’action en réparation fondée, à titre subsidiaire, sur les agissements dolosifs dont le département de la Seine-Maritime s’estime victime relève, conformément à la règle rappelée au point précédent, de la compétence de la juridiction administrative. Par suite, le moyen tiré de l’incompétence de cet ordre de juridiction opposé par la société Lacroix A doit être écarté.

Sur la fin de non-recevoir opposée par la société Lacroix A :

19. D’une part, l’action tendant à l’engagement de la responsabilité de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elles à des conditions de prix désavantageuses, doit être regardée comme trouvant son origine dans le contrat.

20. D’autre part, une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre. En particulier, les collectivités territoriales, qui peuvent émettre des titres exécutoires à l’encontre de leurs débiteurs, ne peuvent saisir directement le juge administratif d’une demande tendant au recouvrement de leur créance. Toutefois, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, la



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faculté d’émettre un titre exécutoire dont dispose une personne publique ne fait pas obstacle à ce que celle-ci saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement, sauf lorsqu’elle a usé de cette faculté préalablement à cette saisine.

21. Il résulte de l’instruction que le département de la Seine-Maritime a décidé de saisir directement le tribunal administratif de Rouen d’une action indemnitaire tendant à la réparation des agissements dolosifs dont elle s’estime être la victime de la part de la société Lacroix A sans avoir émis de titre exécutoire à la date de cette saisine. Dès lors, et conformément aux règles énoncées aux deux points précédents, la société Lacroix A n’est pas fondée à soutenir que le département ne pouvait recouvrer sa créance que par l’émission d’un titre exécutoire préalable. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par cette société doit être écartée.

En ce qui concerne les préjudices liés aux surcoûts :

22. Comme il a été dit au point 7, la réalité des agissements dolosifs dont a été victime le département de la Seine-Maritime s’agissant des marchés en litige conclus le 2 novembre 1999, le 11 avril 2003 et le 15 mars 2006, doit être regardée comme établie. En outre, il est constant que, par sa décision du 21 décembre 2010, l’Autorité de la concurrence a constaté que les marchés passés par le cartel dit de la A routière verticale avaient généré des surcoûts supportés par les acheteurs publics. Si cette Autorité a fixé entre 5 et 10 % la réalité des surcoûts pratiqués, ce taux global correspond à un minimum.

23. Pour apprécier le surcoût dont les marchés en litige ont été affectés, le département de la Seine-Maritime, après avoir renoncé à appliquer un taux uniforme de 33 % résultant d’une estimation théorique approximative de son préjudice, a fait procéder par ses services à une analyse détaillée dont il a communiqué les pièces et les résultats dans le cadre de l’instruction. Il a notamment produit les bordereaux de prix des marchés contestés ayant servi aux comparaisons. Il ne résulte pas de l’instruction que les dossiers de consultation des entreprises, les rapports des analyses des offres et les règlements de marchés présenteraient un caractère utile. Cette étude repose sur un travail de comparaison, en euros constants, entre les prix pratiqués par la Lacroix A dans le cadre des marchés en litige nos 99-673, 99-677, 99-678, 99-682, 99-685, 99687, 99-689, 99 690 ,99 692, et 99-694 conclus le 2 novembre 1999, n° 2003-257 conclu le 11 avril 2003, et n° 2006-311 conclu le 15 mars 2006, lors de la période couverte par l’entente, et ceux pratiqués, postérieurement à l’entente, dans le cadre d’un marché de 2010, et ce, pour chacun des articles qui ont pu être retrouvés à l’identique dans les deux marchés sur le fondement des bordereaux de prix des produits. Au terme de ce travail soigné, le département parvient à établir les taux moyens de 58 % pour les marchés de 1999, 24 % pour ceux de 2003 et 47 % pour ceux de 2006 correspondant aux excédents de prix versés au titulaire des marchés conclus ces années-là, par rapport aux prix qui auraient pu résulter d’une situation concurrentielle normale, comme celle de 2010.

24. En défense, la société Lacroix A ne fournit aucun élément chiffré, ni aucune critique intrinsèque sérieuse, précise et argumentée de l’étude menée par le département de la Seine-Maritime pour remettre en cause les résultats ainsi obtenus. Elle se borne à se



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prévaloir des taux « a minima » retenus par l’Autorité de la concurrence, fait état de facteurs exogènes tels que les coûts des matières premières sans apporter de démonstration de leurs effets concrets ainsi que de l’impossibilité d’accéder aux documents et données d’origine. Il ne résulte pas de l’instruction que la société Lacroix A aurait été placée dans l’impossibilité matérielle de remettre en cause les résultats produits par le département. Elle n’apporte pas davantage, en l’état de l’instruction, d’éléments convaincants pour commencer à démontrer le bien-fondé de sa position et le caractère exagéré des surcoûts évalués par la collectivité publique. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu d’ordonner une mesure d’instruction complémentaire, ou de provoquer une demande d’avis auprès de l’Autorité de la concurrence comme le permettent les dispositions nouvelles de l’article R. 775-3 du code de justice administrative. Dès lors, les éléments produits par le département de la SeineMaritime dans le cadre de la procédure contradictoire doivent être regardés comme permettant d’établir de manière suffisamment certaine les surcoûts supportés par cette collectivité. Il résulte également de tout ce qui précède que ces surcoûts apparaissent en lien direct et certain avec les agissements dolosifs subis par le département de la Seine-Maritime du fait de la participation de la société à l’entente.

25. Il en résulte, sans qu’il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle, que le département de la Seine-Maritime est seulement fondé à demander la condamnation de la société Lacroix A à lui verser la somme de 1 525 409,34 euros en réparation, du préjudice correspondant aux surcoûts des dix marchés de 1999, ainsi que celle 206 930,26 euros correspondant aux surcoûts du marché de 2003 et enfin celle de 818 534,84 euros correspondant aux surcoûts du marché de 2006. Ces montants seront, ainsi que l’a jugé le tribunal, augmentés des intérêts au taux légal à compter du 26 mars 2015. Les intérêts échus à compter du 26 mars 2016 seront, comme l’a retenu à bon droit le tribunal, capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes des intérêts, ainsi qu’à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

26. Il s’en suit que la société Lacroix A est seulement fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Rouen l’a condamnée à verser, à l’article 2 des jugements, dans l’instance n° 1500940, concernant les marchés de 1999, la somme de 2 630 016,11 euros au lieu de celle de 1 525 409,34 euros, dans l’instance n° 1500944, concernant le marché de 2003, la somme de 862 209,41 euros au lieu de celle de 206 930,26 euros et, dans l’instance n° 1500943, concernant le marché de 2006, la somme de 1 741 563,49 euros au lieu de celle de 818 534,84 euros. Les articles 2 des jugements attaqués doivent ainsi être réformés dans la même mesure.

Sur les frais liés au litige :

27. Les conclusions de la société Lacroix A, partie principalement perdante, présentées sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de cette société la somme de 2 000 euros à verser au département de la Seine-Maritime sur le même fondement.



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DÉCIDE :

Article 1er : La société Lacroix A versera au département de la SeineMaritime la somme de 1 525 409,34 euros en réparation du préjudice subi au titre des marchés de 1999. L’article 2 du jugement n° 1500940 du tribunal administratif de Rouen est réformé en ce sens.

Article 2 : La société Lacroix A versera au département de la SeineMaritime la somme de 206 930,26 euros en réparation du préjudice subi au titre du marché de 2003. L’article 2 du jugement n° 1500944 du tribunal administratif de Rouen est réformé en ce sens.

Article 3 : La société Lacroix A versera au département de la SeineMaritime la somme de 818 534,84 euros en réparation du préjudice subi au titre du marché de 2006. L’article 2 du jugement n° 1500943 du tribunal administratif de Rouen est réformé en ce sens.

Article 4 : La société Lacroix A versera au département de la SeineMaritime la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société Lacroix A et au département de la Seine-Maritime.

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