CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE CHAPMAN c. ROYAUME-UNI, 18 janvier 2001, 27238/95

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 18 janv. 2001, n° 27238/95
Numéro(s) : 27238/95
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2001-I
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Bryan c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A n° 335, pp. 17-18, §§ 44-47
Arrêt Buckley c. Royaume-Uni du 25 septembre 1996, Rapports et décisions 1996-IV, p. 1271, pp. 1287-1288, §§ 54-55, p. 1292, § 75, pp. 1292-1293, §§ 76-77, pp. 1292-1295, §§ 76, 80, 84, p. 1294, § 81
Arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, série A n° 184, p. 14, § 35
Arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A n° 45, p. 21, § 52
Arrêt Gillow c. Royaume-Uni du 24 novembre 1986, série A n° 109, p. 22, § 55
Arrêt Keegan v. Irlande du 26 mai 1994, série A n° 290, p. 19, § 49
Arrêt Kroon et autres c. Pays-Bas du 27 octobre 1994, série A n° 297-C, p. 56, § 31
Arrêt Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni du 27 septembre 1999, nos 31417/96 et 32377/96, §§ 80-81
Arrêt Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A n° 31, p. 15, § 31
Arrêt Thlimmenos c. Grèce du 6 avril 2000 [GC], n° 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV
Références à des textes internationaux :
Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales;Recommandation 1203 (1993) de l'Assemblée parlementaire relative aux Tsiganes en Europe;Recommandation de politique générale n° 3 de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance intitulée "La lutte contre le racisme et l'intolérance envers les Roms/Tsiganes;Résolution du Parlement européen sur la situation des Tsiganes de la Communauté européenne;Rapport du Haut Commissaire de l'OSCE sur la situation des Roms et Sinti dans les pays de l'OSCE
Organisations mentionnées :
  • Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
  • FCNM
  • Comité consultatif
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'art. 8 ; Non-violation de P1-1 ; Non-violation de l'art. 6-1 ; Non-violation de l'art. 14
Identifiant HUDOC : 001-63721
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:0118JUD002723895
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Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE CHAPMAN c. ROYAUME-UNI

(Requête no 27238/95)

ARRÊT

STRASBOURG

18 janvier 2001


En l'affaire Chapman c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

MM.L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
A. Pastor Ridruejo,
G. Bonello,
P. Kūris,
R. Türmen,
MmesF. Tulkens,
V. Strážnická,
MM.P. Lorenzen,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
J. Casadevall,
MmeH.S. Greve,
M.A.B. Baka,
MmeS. Botoucharova,
M.M. Ugrekhelidze,
Lord Justice Schiemann, juge ad hoc,

ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 mai et 29 novembre 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») [Note du greffe : le Protocole no 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998.], par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 30 octobre 1999 et par le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») le 10 décembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).

2.  A son origine se trouve une requête (no 27238/95) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Sally Chapman (« la requérante »), avait saisi la Commission le 31 mai 1994 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention.


3.  La requérante alléguait que les mesures d'aménagement et d'exécution prises à son encontre du fait qu'elle occupait son terrain avec ses caravanes emportaient violation de son droit au respect de son domicile et de sa vie privée et familiale, au mépris de l'article 8 de la Convention. Selon elle, ces mesures constituaient aussi une ingérence dans son droit au respect de ses biens contraire à l'article 1 du Protocole no 1 et elle n'avait disposé d'aucun recours effectif à un tribunal pour contester les décisions prises par les services de l'aménagement, en violation de l'article 6 de la Convention. Elle se plaignait en outre d'avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur son statut de Tsigane, ce qu'interdit l'article 14 de la Convention.

4.  La Commission a déclaré la requête recevable le 4 mars 1998. Dans son rapport du 25 octobre 1999 (ancien article 31 de la Convention) [Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.], elle formule l'avis qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention (dix-huit voix contre neuf), qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 (dix-neuf voix contre huit), qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 de la Convention (vingt-cinq voix contre deux) et qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention (dix-huit voix contre neuf).

5.  Devant la Cour, la requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée par le cabinet de solicitors Lance Kent & Co. de Berkhamsted.

6.  Le 13 décembre 1999, un collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement de la Cour). La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. A la suite du déport de Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni, qui avait pris part à l'examen de la cause au sein de la Commission (article 28), le Gouvernement a désigné Lord Justice Schiemann pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

7.  La requérante et le Gouvernement ont déposé un mémoire. Des observations ont également été reçues du Centre européen pour les droits des Roms (European Roma Rights Centre), que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite en qualité d'amicus curiae (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).

8.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 24 mai 2000 (article 59 § 2 du règlement).

Ont comparu :

–pour le Gouvernement
MM.H. Llewellyn, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth,agent,
D. Pannick QC,
D. Elvin QC,
M. Shaw,conseils,
D. Russell,
S. Marshall-Camm,conseillers ;

–pour la requérante
MM.R. Drabble QC,
T. Jones,
M. Hunt,conseils,
MmeD. Allen,solicitor.
 

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Drabble et Pannick.

9.  Le 29 novembre 2000, M. J. Makarczyk, empêché, a été remplacé par M. G. Bonello (article 24 § 5 b) du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10.  La requérante est Tsigane de naissance. Avec sa famille, elle voyage depuis toujours, principalement dans la région du Hertfordshire, à la recherche de travail. Après son mariage, elle continua à vivre dans une caravane avec son mari. Ils ont eu quatre enfants.

11.  Lorsque son mari trouvait un emploi de jardinier paysagiste, elle avait l'habitude de s'arrêter avec lui le plus longtemps possible sur des sites temporaires ou non officiels. Ils demeurèrent ainsi plusieurs années sur un site non officiel à St Albans. Ils voyagèrent pendant quelques années dans la région de Watford. Ils étaient inscrits sur une liste d'attente pour obtenir un emplacement permanent, mais on ne leur en proposa jamais. La police et les représentants des autorités locales les obligeaient à se déplacer constamment. La scolarité de leurs enfants fut tout le temps interrompue par leurs déménagements.

12.  En raison du harcèlement dont elle faisait l'objet tant qu'elle menait cette vie nomade, ce qui était préjudiciable à la santé de sa famille et à la scolarité des enfants, la requérante acheta en 1985 un terrain avec l'intention de s'y installer dans une habitation mobile. Ce terrain se trouve dans le district de Three Rivers, dans le Hertfordshire, où il n'existe pas de site officiel pour les Tsiganes. Selon la requérante, un employé du conseil de comté lui aurait dit en 1984, alors qu'elle avait installé son campement sur le bord de la route, que si elle achetait un terrain elle serait autorisée à y vivre. Le Gouvernement déclare qu'il n'existe aucune trace écrite d'une telle promesse, qui est peu susceptible d'avoir été formulée car c'est au conseil de district, et non au conseil de comté, qu'il appartient de se prononcer sur une telle demande. Le terrain faisait également l'objet d'une ordonnance de 1961 y interdisant l'installation de trois caravanes.

13.  La requérante s'installa avec sa famille sur le terrain et demanda un permis d'aménagement foncier. Elle souhaitait ainsi permettre à ses enfants de fréquenter immédiatement l'école. Le conseil de district refusa le 11 septembre 1986 d'accorder le permis demandé et notifia des mises en demeure.

14.  Ces mises en demeure furent attaquées en appel. En juillet 1987, un inspecteur nommé par le ministère de l'Environnement procéda à une enquête publique. Il rejeta le recours et confirma la décision du conseil, car le terrain se trouvait dans la ceinture verte métropolitaine. Il considéra que les politiques locales et nationales d'aménagement devaient l'emporter sur les besoins de l'appelante. En raison de l'absence de site officiel pour les Tsiganes dans le district de Three Rivers, la famille se vit accorder un délai de quinze mois pour évacuer son terrain, le conseil ayant déclaré que d'ici là un emplacement approprié lui aurait été trouvé et qu'elle serait en mesure de s'installer sur un nouveau site officiel sous un an.

15.  A l'expiration de ce délai, la famille resta sur le site car elle n'avait pas d'autre endroit où aller. La requérante demanda un permis d'aménagement foncier en vue d'installer un bungalow, car il avait été indiqué pendant l'enquête publique qu'il s'agissait d'un type d'utilisation du terrain plus approprié qu'une habitation mobile. Le conseil refusa le permis demandé. Cette décision fut confirmée lors d'une nouvelle enquête locale. La famille étant restée sur le site, le conseil fit notifier des sommations à la requérante et à son mari pour non-respect de la mise en demeure. Le 18 août 1989, la Magistrates' Court leur infligea une amende de 100 livres sterling (GBP) et les condamna aux dépens (50 GBP). Le 23 février 1990, ils furent de nouveau condamnés à verser une amende, de 500 GBP chacun cette fois, et aux dépens (50 GBP). Afin de se soustraire à d'autres mesures judiciaires, la famille reprit une vie nomade et dut constamment se déplacer à la demande de fonctionnaires du conseil. La fille aînée de la requérante avait commencé une formation de coiffeuse dans une école professionnelle et sa seconde fille allait entreprendre la préparation d'un diplôme d'études forestières dans un établissement secondaire. Toutes deux durent abandonner leurs études. Quant aux deux derniers enfants, ils durent arrêter de fréquenter l'école.

16.  Pendant cette période, la requérante demanda un nouveau permis d'aménagement foncier en vue d'installer un bungalow sur son terrain. Elle se heurta encore à un refus, confirmé par une enquête. En août 1992, elle retourna vivre avec sa famille dans une caravane sur son terrain. Le conseil délivra des mises en demeure le 11 mars 1993. La requérante interjeta appel et une enquête d'aménagement foncier eut lieu le 2 novembre 1993.

17.  Par une lettre du 18 mars 1994, l'inspecteur rejeta l'appel, déclarant notamment :

« 15.  Les politiques locales définies dans le plan directeur d'aménagement du comté d'Hertfordshire de 1986, tel que révisé par les amendements approuvés en 1991 et par le plan du district de Three Rivers de 1982, réaffirment que Sarratt et la campagne environnante se trouvent dans la ceinture verte métropolitaine (...) Le plan directeur comporte aussi des politiques relatives à la conservation du paysage et aux sites pour Tsiganes. Le plan du district montre que le site en cause se trouve en dehors du centre du village mais dans une région classée zone agricole prioritaire et zone de haute valeur paysagère, désormais dénommée, conformément au plan directeur, zone de conservation du paysage (...)

(...)

19.  Le site objet de l'appel est une parcelle toute en longueur de quelque 0,77 ha en bordure de Dawes Lane, chemin qui conduit à Sarratt, village de la ceinture verte métropolitaine ; au-delà du site, vers l'ouest, se trouvent quelques habitations, une crèche et la vallée de la Chess. (...)

(...)

24.  Il ressort clairement des éléments de preuve dont je dispose et de mon étude du site et des environs que les principales questions qui se posent en l'occurrence sont, premièrement, celle de savoir si l'aménagement demandé serait adéquat dans la ceinture verte et, deuxièmement, s'il existe des circonstances très spéciales dans le cas d'espèce susceptibles de l'emporter sur la forte présomption générale qui s'oppose à tout développement inadéquat dans la ceinture verte.

25.  Les plans directeurs d'aménagement posent une présomption de principe contre l'octroi de permis d'aménagement dans la ceinture verte, sauf en cas de circonstances très sérieuses, en vue de la construction de nouveaux bâtiments, y compris l'installation de caravanes fixes, ou d'autres catégories d'aménagement spécifiées. Le paragraphe 13 de la directive 2 en matière d'aménagement – relative aux ceintures vertes – indique qu'à l'intérieur de pareilles zones, on ne doit pas approuver, sauf circonstances très spéciales, d'autres aménagements que certaines catégories d'aménagements adéquats. Le paragraphe précédent souligne qu'au niveau national, il existe une présomption en défaveur des aménagements inadéquats dans les ceintures vertes.

26.  La dernière directive nationale en date, contenue dans la circulaire 1/94, relative aux sites pour Tsiganes et à l'aménagement foncier, indique dans l'introduction que l'un des principaux objectifs du document est de supprimer la précédente directive selon laquelle il pouvait être nécessaire d'accepter la création de sites pour les Tsiganes dans des zones protégées, y compris les ceintures vertes. Le paragraphe 13 ajoute que les sites pour Tsiganes ne sauraient passer pour un mode d'utilisation du terrain convenant normalement dans les ceintures vertes.

27.  Aucun des projets [de la requérante] ne relève des catégories désignées comme ne faisant pas l'objet d'une présomption nationale ou locale à l'encontre des aménagements inadéquats dans les ceintures vertes (...)

28.  Je suis fermement convaincu qu'aucun des aménagements cités dans ces mises en demeure ne peut légitimement et raisonnablement passer pour adéquat au regard des directives nationales fermes ou des politiques locales établies de longue date, qui cherchent toutes à protéger la valeur du classement de la zone en ceinture verte.

29.  Le site en cause se trouve dans une partie de la ceinture verte métropolitaine, à proximité de l'autoroute ; il est particulièrement vulnérable à l'urbanisation. A mon avis, les politiques valables adoptées aux niveaux local et national pour protéger la ceinture verte seraient à coup sûr contrecarrées, car l'objectif principal des ceintures vertes est de protéger la campagne environnante de nouveaux empiétements.

30.  Quant à un autre hébergement pour [la requérante], on m'a rappelé l'obligation légale faite au conseil de comté de fournir un site à [la requérante], qui est une Tsigane résidant dans la région, afin qu'elle puisse y stationner sa caravane ; vingt-trois ans après l'émission de l'obligation légale de fournir de meilleures conditions de vie aux Tsiganes, il n'existe toujours pas suffisamment de sites dans le comté. Le conseil économiserait l'argent public s'il laissait [la requérante] rester sur son terrain au lieu d'envoyer une caravane de plus sur le bas-côté de la route ; il n'y a jamais eu de site caravanier officiel pour les Tsiganes dans le district qui, par voie de conséquence, ne bénéficie pas du statut de zone classée en vertu de la loi.

31.  [La requérante] déclare aussi que le conseil de comté est sous le coup d'une directive du ministre de l'Environnement, prise en application de l'article 9 de la loi de 1968 sur les sites caravaniers, l'obligeant à fournir d'autres hébergements aux Tsiganes du comté, mais le conseil de comté n'a pas été en mesure de faire part de l'avancement du projet de créer un site caravanier de quinze emplacements pour les Tsiganes à Langlebury Lane, Langlebury (...)

(...)

33.  Je constate que le conseil n'a pas contesté l'observation de [la requérante] en ce qui concerne la disponibilité de sites dans la région, mais je considère qu'elle ne revêt pas un poids suffisant pour l'emporter, en l'absence de circonstances très spéciales, sur l'argument puissant contre les aménagements inadéquats dans cette partie de la ceinture verte.

(...)

35.  Votre cliente déclare qu'elle a nettoyé le site, enlevé les détritus, les broussailles et quelques bâtiments à l'abandon, et rénové un bâtiment. (...) Les caravanes ont été placées plus à l'arrière du site et sont en partie cachées par la grande construction de briques édifiée précédemment ; de plus, elles sont nettement moins voyantes que l'habitation mobile qui était auparavant stationnée à proximité de Dawes Lane (...) Quant aux caravanes, votre cliente indique qu'il existe peu d'endroits d'où de très nombreuses personnes pourraient les voir, mis à part les occupants des voitures roulant dans Dawes Lane, dont l'attention risque plutôt de se porter sur l'état de la route.

36.  J'accorde plus d'importance au fait que ce site se trouve dans un endroit attrayant, principalement occupé par des habitations éloignées les unes des autres et dans une région classée zone de conservation du paysage. Au nord-ouest se trouve la zone construite du village et, au sud-ouest, un agréable paysage rural dégagé, celui de la vallée de la Chess ; il est admis que cette zone est appréciée par les promeneurs et les cavaliers.

37.  Je ne pense pas que les arguments avancés par [la requérante] justifient d'autoriser l'urbanisation de ce site. Je ne vois aucun motif de m'écarter des conclusions de mes prédécesseurs, qui ont considéré qu'il ne serait pas bon d'accorder une autorisation pour ce terrain, qui se trouve dans une partie de la ceinture verte métropolitaine particulièrement vulnérable à l'urbanisation. Quelles que soient les conditions assortissant l'octroi d'un permis, stationner une caravane fixe sur ce terrain gâterait sérieusement le caractère calme et rural du site. Outre la caravane par elle-même et les signes extérieurs d'occupation, il y aurait les activités accompagnant la vie d'une famille sur le site ainsi que les allées et venues inévitables avec une occupation permanente des lieux à des fins d'habitation.

(...)

40.  Un facteur supplémentaire va, selon moi, dans le sens du rejet des recours formés par [la requérante]. Tandis que les services locaux de l'aménagement doivent se pencher sur chaque cas à l'époque considérée, autoriser ces projets encouragerait selon toute vraisemblance des projets similaires. Le conseil aurait sans aucun doute plus de difficultés à refuser d'autres projets, si celui-ci devait constituer un précédent, et les aménagements supplémentaires nuiraient beaucoup à des intérêts dont l'importance est reconnue, ce que je trouve inacceptable.

(...)

43.  Au cours de l'enquête de 1987, qui a suivi des mesures d'exécution, le conseil a dit à l'inspecteur qu'il recherchait un site approprié pour y installer un site caravanier pour les Tsiganes et que [la requérante] pourrait aller s'y installer sous un an. (...)

(...)

45.  Il apparaît que peu de progrès ont été accomplis depuis l'appel de 1987. Les paragraphes 30 et 31 ci-dessus indiquent que les informations données en 1987 à l'inspecteur au sujet de la disponibilité de sites caravaniers pour Tsiganes dans le comté étaient optimistes ; les estimations fournies par les fonctionnaires du conseil variaient apparemment de un à cinq ans.

46.  Je note la déclaration du conseil selon laquelle [la requérante] ne s'est pas montrée intéressée par un emplacement sur un site caravanier du conseil, mais, à mon avis, d'autres facteurs militent contre cet argument. Premièrement, il n'est pas déraisonnable que [la requérante] attende l'issue des appels en cours ; deuxièmement, il n'est pas déraisonnable que [la requérante] n'ait pas demandé un emplacement sur un site caravanier du conseil car, comme cela a été admis lors de l'enquête, elle n'avait aucune chance d'en obtenir un. (...)

(...)

47.  (...) Etant convaincu que [la requérante] n'a pas plus de chances qu'en 1987 d'obtenir un autre emplacement, je modifie la mise en demeure de manière à lui accorder un délai de quinze mois pour obtempérer vu les circonstances exceptionnelles de cette affaire. »

18.  Le père de la requérante, âgé de quatre-vingt-dix ans et atteint de démence sénile, vit désormais avec l'intéressée car son état nécessite des soins constants et personne d'autre qu'elle ne peut s'occuper de lui. Un médecin lui fait des piqûres une fois par semaine. La requérante, qui a perdu son fils et son petit-fils en 1993, souffre de dépression et de troubles cardiaques. Son mari est suivi par un médecin et à l'hôpital car il est atteint d'arthrite. Les enfants de la requérante, qui vivaient auparavant avec elle sur le site en question, sont partis.

19.  Il n'existe pas de site géré par les autorités locales ni de sites privés autorisés dans le district de Three Rivers. Le Gouvernement fait toutefois valoir qu'il existe des sites des deux types dans d'autres zones du comté de Hertfordshire, qui compte 12 sites officiels pouvant accueillir 377 caravanes.

20.  D'après le projet de plan local appliqué par le conseil en matière d'aménagement, la directive GB.1 précise que le district de Three Rivers se trouve entièrement dans la ceinture verte à l'exception de certaines zones urbaines bien délimitées, et la directive GB.6 indique qu'à l'exception des villages il y a lieu de refuser les permis d'aménagement foncier sauf circonstances très spéciales.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La législation en matière d'aménagement foncier

21.  La loi de 1990 sur l'aménagement urbain et rural (Town and Country Planning Act 1990) (« la loi de 1990 ») (telle qu'amendée par la loi de 1991 sur l'urbanisme et l'indemnisation – Planning and Compensation Act 1991) regroupe la législation antérieure sur l'urbanisme. Cette loi dispose en son article 57 qu'un permis est nécessaire pour tout aménagement foncier. Peut être considérée comme tel une modification de l'utilisation du terrain en vue d'y installer des caravanes (Restormel Borough Council v. Secretary of State for the Environment and Rabey, Journal of Planning Law 1982, p. 785 ; John Davies v. Secretary of State for the Environment and South Hertfordshire District Council, Journal of Planning Law 1989, p. 601).


22.  Les demandes de permis d'aménagement foncier sont à adresser aux services locaux de l'urbanisme, qui se prononcent à cet égard en respectant le plan d'aménagement local, sauf si des considérations pertinentes plaident en sens contraire (article 54A de la loi de 1990).

23.  La loi de 1990 prévoit la possibilité d'en appeler au ministre en cas de refus du permis d'aménagement foncier (article 78). Mis à part quelques exceptions non pertinentes en l'espèce, si l'appelant ou les autorités en manifestent le souhait, le ministre doit leur accorder à chacun la possibilité de soumettre des observations à un inspecteur nommé par lui. La pratique veut que tout inspecteur exerce son jugement de manière indépendante, libre de toute influence indue (arrêt Bryan c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A no 335-A, p. 11, § 21). Il est également possible de saisir la High Court au motif que le ministre a pris sa décision en outrepassant les pouvoirs que lui confère la loi de 1990 ou sans respecter les conditions pertinentes fixées dans ladite loi (article 288).

24.  Lorsqu'un aménagement est réalisé sans le permis requis, les autorités locales peuvent adresser au contrevenant une « mise en demeure » si elles le jugent opportun eu égard aux dispositions du plan d'aménagement et à toute autre considération pertinente (article 172 § 1 de la loi de 1990).

25.  Un recours contre une mise en demeure peut être formé devant le ministre au motif, notamment, que le permis devrait être accordé pour l'aménagement en cause (article 174). Comme pour l'appel du refus d'octroyer un permis, le ministre doit offrir à chacune des parties la possibilité de soumettre des observations à un inspecteur.

26.  Il existe en outre un droit de recours à la High Court sur « un point de droit » contre une décision rendue par le ministre en vertu de l'article 174 (article 289). Semblable recours peut se fonder sur des motifs identiques à une demande de contrôle juridictionnel. Il suppose donc de rechercher si une décision ou une déduction fondée sur une constatation de fait est arbitraire ou irrationnelle (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Brind, Appeal Cases 1991, pp. 764 H-765 D). La High Court accueillera également un recours lorsque la décision de l'inspecteur est arrêtée sans aucune preuve étayant une constatation donnée, lorsque ladite décision se fonde sur des éléments étrangers à l'affaire ou néglige des facteurs pertinents ou encore a été prise à des fins irrégulières, en suivant une procédure inéquitable ou en contrevenant à la législation ou à la réglementation en vigueur. Cependant, l'organe de contrôle ne peut substituer sa propre décision sur le bien-fondé de la cause à celle de l'autorité administrative.

27.  Lorsque les mesures ordonnées par une mise en demeure ne sont pas prises dans le délai imparti, les autorités locales peuvent pénétrer sur le terrain pour y procéder aux mesures en question et recouvrer auprès de la personne qui est alors propriétaire dudit terrain les sommes qu'elles ont raisonnablement exposées à cette occasion (article 178 de la loi de 1990).

B.  La politique relative à la ceinture verte

28.  L'objectif des ceintures vertes ainsi que le fonctionnement de la politique de protection de ces zones sont exposés dans le document de politique nationale PPG2 de janvier 1995.

« 1.1.  Le Gouvernement accorde une grande importance aux ceintures vertes, qui forment depuis quelque quarante ans un élément essentiel de la politique d'aménagement (...)

(...)

1.4.  L'objectif essentiel des ceintures vertes est d'empêcher l'expansion urbaine en laissant des terres inoccupées de manière permanente ; la principale caractéristique des ceintures vertes est leur aspect dégagé. Les ceintures vertes façonnent le développement urbain aux niveaux infra-régional et régional et aident à circonscrire les aménagements dans les endroits prévus à cet effet dans les plans d'aménagement. Elles permettent de protéger la campagne, que celle-ci soit utilisée à des fins agricoles, forestières ou autres. Elles aident à se diriger vers des modes de développement urbain plus durables (...)

1.5.  Les ceintures vertes visent cinq buts :

–  empêcher l'expansion incontrôlée de grandes zones construites ;

–  empêcher la fusion de villes voisines ;

–  protéger la campagne contre les empiétements ;

–  préserver le site et le caractère des villes historiques ; et

–  aider à la régénération urbaine en favorisant le recyclage des terrains vagues et autres friches urbaines.

(...)

2.1.  La principale caractéristique des ceintures vertes est leur permanence. Leur protection doit se poursuivre dans toute la mesure de ce qui est prévisible.

(...)

3.1.  Les politiques générales contrôlant les aménagements dans la campagne s'appliquent avec une force égale dans les ceintures vertes, mais il existe, en outre, une présomption générale à l'encontre d'aménagements inadéquats à l'intérieur de ces zones. Pareils aménagements ne sauraient être approuvés, sauf circonstances très spéciales (...)

3.2.  Les aménagements inadéquats, par définition, nuisent à la ceinture verte. Il appartient au demandeur de montrer pour quelle raison un permis devrait lui être accordé. Il ne peut y avoir de circonstances très spéciales justifiant un aménagement inadéquat que lorsque le dommage découlant du caractère inadéquat, ou tout autre préjudice, est clairement contrebalancé par d'autres considérations. Eu égard à la présomption à l'encontre d'aménagements inadéquats, le ministre accorde un poids important au dommage causé à la ceinture verte lorsqu'il examine des demandes de permis d'aménagement ou des recours portant sur de tels aménagements.

(...) »

C.  La loi de 1968 sur les sites caravaniers

29.  La partie II de la loi de 1968 sur les sites caravaniers (Caravan Sites Act 1968 – « la loi de 1968 ») visait à résoudre les problèmes suscités par la diminution du nombre de sites où les Tsiganes pouvaient légalement stationner, en raison des changements intervenus après la Seconde Guerre mondiale dans la législation en général et les textes sur l'urbanisme en particulier et des mutations sociales survenues à cette époque, notamment la fermeture des terres communales par les autorités locales en vertu de l'article 23 de la loi de 1960 sur les sites caravaniers et le contrôle de l'aménagement. L'article 16 de la loi de 1968 définissait les « Tsiganes » comme suit :

« personnes ayant un mode de vie nomade, quelle que soit leur race ou leur origine ; ce terme ne recouvre pas les membres de groupes organisés présentant des spectacles itinérants, ni des personnes travaillant dans des cirques ambulants, qui voyagent ensemble à cet effet ».

30.  L'article 6 de la loi de 1968 imposait aux autorités locales

« d'user de leurs pouvoirs (...) autant que de besoin pour offrir des capacités d'accueil suffisantes aux Tsiganes résidant ou séjournant fréquemment dans leur secteur ».

31.  Le ministre pouvait ordonner aux autorités locales de créer des sites caravaniers lorsque la nécessité lui en apparaissait (article 9).

32.  Lorsque le ministre était convaincu soit que les autorités locales mettaient suffisamment de sites d'accueil à la disposition des Tsiganes, soit qu'il n'était ni nécessaire ni opportun de le faire, il pouvait décider de « classer » le district ou comté considéré (article 12 de la loi de 1968).

33.  Le classement avait pour conséquence d'ériger en infraction le fait pour tout Tsigane d'installer, pour y vivre pendant une durée quelconque, une caravane dans le périmètre classé, sur le bas-côté d'une route, sur tout terrain inoccupé ou sur tout terrain occupé sans le consentement de l'occupant (article 10).

34.  En outre, l'article 11 de la loi de 1968 conférait aux autorités locales le pouvoir de demander à une magistrates' court de prendre une ordonnance les autorisant à faire enlever les caravanes installées en infraction à l'article 10 dans les zones classées.

D.  Le rapport Cripps

35.  Il apparut vers le milieu des années 70 que le rythme de création de sites en vertu de l'article 6 de la loi de 1968 était insuffisant et que les campements non autorisés suscitaient nombre de problèmes sociaux. En février 1976, le gouvernement chargea ainsi Sir John Cripps de procéder à une étude sur la mise en œuvre de la loi de 1968. Celui-ci remit en juillet 1976 un rapport intitulé « Accueil des Tsiganes : rapport sur la mise en œuvre de la loi de 1968 sur les sites caravaniers » (Accommodation for Gypsies: A report on the working of the Caravan Sites Act 1968 – « le rapport Cripps »).

36.  Sir John Cripps y estimait à 40 000 environ le nombre de Tsiganes vivant en Angleterre et au pays de Galles. Il constata :

« Six ans et demi après l'entrée en vigueur de la partie II de la loi de 1968, les sites existants ne peuvent accueillir qu'un quart du nombre total de familles tsiganes recensées ne possédant pas leur propre terrain. Les trois quarts d'entre elles sont donc toujours dans l'impossibilité de trouver un lieu de séjour légal (...). Ce n'est qu'en voyageant qu'elles sont dans la légalité ; quand elles s'arrêtent pour la nuit, elles n'ont pas d'autre solution que d'enfreindre la loi. »

37.  Ce rapport contenait maintes recommandations visant à améliorer la situation.

E.  La circulaire 28/77

38.  Le ministère de l'Environnement émit la circulaire 28/77 le 25 mars 1977, en la présentant comme conçue pour fournir aux autorités locales des conseils sur les « procédures légales, les autres modes d'accueil des Tsiganes et des informations pratiques sur la mise à disposition et la gestion des sites ». Elle devait rester en vigueur jusqu'à l'adoption de mesures définitives inspirées des recommandations du rapport Cripps.

39.  Elle encourageait notamment les autorités locales à aider les Tsiganes à résoudre par eux-mêmes leur problème de logement en préconisant « une attitude bienveillante et souple face aux demandes de permis d'aménagement foncier et de licence d'ouverture de sites [émanant de Tsiganes] ». Elle citait des exemples de Tsiganes qui, ayant acheté une parcelle de terrain pour y garer leurs caravanes, demandaient en vain un permis d'aménagement foncier, et recommandait en ce cas de ne pas émettre de mise en demeure tant que d'autres sites d'accueil ne seraient pas disponibles dans le secteur.

F.  La circulaire 57/78

40.  La circulaire 57/78, émise le 15 août 1978, indiquait notamment « qu'il serait avantageux pour tout le monde de permettre au plus grand nombre possible de Tsiganes de trouver par eux-mêmes des sites d'accueil », conseillant en conséquence aux autorités locales de « prendre en compte en tant que considération pertinente, lorsqu'elles rendent des décisions d'aménagement foncier (...) la nécessité particulière d'accueillir les Tsiganes ».

41.  De surcroît, cent millions de livres environ furent dépensées dans le cadre d'un plan accordant des subventions aux autorités locales afin de couvrir intégralement les frais de création de sites pour Tsiganes.

G.  La loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public

42.  L'article 80 de la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994 – « la loi de 1994 »), entrée en vigueur le 3 novembre 1994, abroge les articles 6 à 12 de la loi de 1968 ainsi que le plan de subventions mentionné ci-dessus.

43.  L'article 77 de la loi de 1994 confère aux autorités locales le pouvoir d'ordonner à un campeur non autorisé de déguerpir. Le campeur non autorisé est défini comme

« une personne résidant pour le moment dans un véhicule situé sur tout terrain faisant partie d'une route, sur tout autre terrain inoccupé ou sur tout terrain occupé sans l'autorisation du propriétaire ».

44.  Le non-respect d'un tel ordre dans les meilleurs délais ou une nouvelle installation sur le terrain dans les trois mois sont constitutifs d'une infraction pénale. Les autorités locales peuvent demander à une magistrates' court d'émettre une ordonnance les habilitant à procéder à l'enlèvement des caravanes installées en infraction à un tel ordre (article 78 de la loi de 1994).

45.  En l'affaire R. v. Lincolnshire County Council, ex parte Atkinson (22 septembre 1995), le juge Sedley a qualifié la loi de 1994 de « draconienne », déclarant ce qui suit :

« Pendant des siècles, les terres communales ont fourni en Angleterre des sites où les personnes dont le mode de vie avait toujours été nomade ou l'était devenu pouvaient légalement faire étape. Des siècles de clôture des terres avaient laissé suffisamment de terres communales pour qu'il reste possible de mener cette vie mais avec l'article 23 de la loi de 1960 sur les sites caravaniers et le contrôle de l'aménagement, les autorités locales se virent conférer le pouvoir de fermer les terres communales aux gens du voyage. Elles mirent cette possibilité à profit avec beaucoup d'énergie sans toutefois utiliser les pouvoirs concomitants que leur conférait l'article 24 de ladite loi en vue d'ouvrir des sites caravaniers pour contrebalancer la fermeture des terres communales. Le Parlement adopta alors la loi de 1968 sur les sites caravaniers afin que l'application de l'article 24 devienne une obligation dévolue dans les zones rurales aux conseils de comté et non plus aux conseils de district (...) Les vingt-cinq ans suivants furent marqués par le non-respect des obligations énoncées dans la loi de 1968 et par une série de décisions de la présente juridiction déclarant que les autorités locales étaient en infraction à leur obligation légale, suivies apparemment de peu d'effet. Le gouvernement central auquel le tribunal était tenu d'en référer ne recourut que très rarement, si tant est qu'il l'ait jamais fait, aux pouvoirs qui lui étaient attribués par défaut.

Les tensions accompagnant le non-respect de ces obligations culminèrent avec l'adoption de (...) la loi de 1994 (...) »

H.  La circulaire 1/94

46.  Le gouvernement émit à l'intention des autorités locales de nouvelles directives sur les sites pour Tsiganes et l'aménagement foncier, dans le droit fil de la loi de 1994, dans la circulaire 1/94 du 5 janvier 1994, qui annule et remplace la circulaire 57/78 (voir ci-dessus).

Cette circulaire dispose :

« Afin d'encourager la mise à disposition de terrains privés, les services d'urbanisme locaux doivent offrir des conseils et une aide concrète quant à la marche à suivre aux Tsiganes désireux d'acquérir leur propre terrain pour s'y installer. (...) Le but, dans la mesure du possible, doit être d'aider les Tsiganes à trouver une solution par eux-mêmes et de leur permettre d'acquérir des terrains correspondant à leurs besoins en évitant ainsi des infractions aux règles d'urbanisme. » (paragraphe 20)

Cependant :

« Comme pour les autres demandes en matière d'urbanisme, les propositions relatives aux sites pour Tsiganes doivent continuer à être examinées uniquement du point de vue de l'utilisation du terrain. Si des sites pour Tsiganes peuvent être acceptables dans certaines zones rurales, l'octroi d'un permis doit se concilier avec les politiques définies en matière d'agriculture, d'archéologie, de paysage, d'environnement et de ceinture verte (...) » (paragraphe 22)

Elle indique qu'en règle générale il ne convient pas de prévoir des sites pour Tsiganes dans des zones de campagne dégagée dont l'aménagement est soumis à de sévères restrictions, comme les zones de grande beauté naturelle et les sites présentant un intérêt scientifique particulier, et que les sites pour Tsiganes ne doivent pas non plus être considérés comme un mode d'utilisation du terrain convenant normalement dans une ceinture verte (paragraphe 13).

I.  La circulaire 18/94

47.  Le ministre émit le 23 novembre 1994 de nouvelles directives relatives au campement non autorisé de Tsiganes et à la possibilité de leur ordonner de déguerpir (loi de 1994 ci-dessus). Les paragraphes 6 à 9 enjoignent aux autorités locales d'adopter « une politique de tolérance envers les campements tsiganes non autorisés » :

« 6.  (...) Lorsque des Tsiganes campent illégalement sur un terrain du conseil et ne causent pas des nuisances d'une ampleur telle qu'elles ne peuvent être contrôlées efficacement, une expulsion forcée exécutée sur-le-champ pourrait provoquer leur installation sur un autre site non autorisé de la région, susceptible de conduire à des nuisances plus grandes encore. C'est pourquoi les autorités doivent envisager de tolérer la présence de Tsiganes sur pareil terrain pour de courtes périodes et peuvent rechercher les moyens d'y réduire le niveau de nuisances par exemple en fournissant aux Tsiganes les services les plus élémentaires, comme des toilettes, une benne à ordures et de l'eau potable.

(...)

8.  Lorsque des Tsiganes campent illégalement sur une terre domaniale, il appartient aux autorités locales, avec l'approbation du ministère propriétaire, de prendre les mesures nécessaires pour s'assurer que le campement ne met pas la santé publique en danger. Les ministres continuent de considérer que les services de l'Etat sont tenus de suivre le conseil selon lequel les Tsiganes ne doivent pas être inutilement priés de quitter des campements non autorisés lorsqu'ils ne provoquent aucune gêne.

9.  Les ministres continuent de penser que les autorités locales ne doivent pas expulser les Tsiganes si cela n'est pas nécessaire. Celles-ci doivent user de leurs pouvoirs avec humanité et compassion, principalement dans le but de réduire les nuisances et de mieux protéger les particuliers propriétaires des terrains. »

48.  Les paragraphes 10 à 13 demandent en outre aux autorités locales de tenir compte des obligations qui leur incombent en vertu d'autres lois avant de prendre une décision au titre de la loi de 1994, notamment celles qu'ils ont envers les femmes enceintes et les nouveau-nés et dans les domaines de la santé et de l'éducation des enfants, et du logement des personnes sans abri. Par un arrêt du 22 septembre 1995 (R. v. Lincolnshire County Council, ex parte Atkinson, R. v. Wealden District Council, ex parte Wales, and R. v. Wealden District Council, ex parte Stratford, non publié), la High Court a jugé qu'une autorité locale commettrait une erreur de droit si elle ignorait pareilles obligations, qui doivent être prises en compte dès le départ.

J.  Politiques relatives aux sites pour Tsiganes dans les plans d'aménagement

49.  Dans une lettre du 25 mai 1998, le ministère de l'Environnement attira l'attention de toutes les autorités locales chargées de l'aménagement en Angleterre sur le fait que la circulaire 1/94 leur imposait d'apprécier les besoins des Tsiganes en matière d'hébergement dans les zones sous leur responsabilité et d'adopter des politiques définissant des lieux et/ou des critères en fonction desquels juger des demandes de permis d'urbanisme. Le gouvernement s'est préoccupé du non-respect de cette directive. Une recherche menée par l'ACERT (voir ci-dessous) a montré que 24 % des autorités locales (96) n'avaient défini aucune politique concernant les sites pour Tsiganes et que beaucoup d'entre elles, en train de réviser leurs plans à l'époque de l'étude, n'avaient pas estimé nécessaire de prévoir de dispositions concernant les besoins des Tsiganes. Il a été souligné qu'il était important de prendre en compte ces besoins dès le début du processus d'élaboration des plans directeurs et plans d'aménagement et qu'il fallait définir des politiques détaillées. Il était essentiel de respecter cette directive pour atteindre l'objectif fixé par le gouvernement, à savoir que les Tsiganes doivent s'efforcer de trouver leur propre hébergement et demander un permis d'aménagement comme tout le monde. Il était donc nécessaire de prévoir suffisamment de sites pour les Tsiganes dans les plans d'aménagement pour faciliter ce processus.

K.  Recherche menée en 1998 par l'ACERT sur la disponibilité de sites privés pour Tsiganes

50.  L'ACERT (Advisory Council for the Education of Romany and other Travellers – Conseil consultatif pour l'éducation des Roms et gens du voyage), qui a effectué une recherche à la demande du ministère de l'Environnement, des Transports et des Régions, a relevé dans son rapport que, depuis 1994, le nombre d'emplacements privés pour caravanes mis à la disposition des Tsiganes a augmenté de 30 par an tandis que celui des emplacements publics a diminué de 100, ce qui indique que le rythme de création des sites privés n'est pas suffisant pour compenser la baisse du nombre des sites publics. Notant l'augmentation du nombre de Tsiganes habitant dans des maisons et le renforcement des pouvoirs d'exécution conféré par la loi de 1994, il se demande, au cas où ces tendances se poursuivraient, dans quelle mesure serait protégée l'identité ethnique, culturelle et linguistique des Tsiganes et gens du voyage.

51.  Menée notamment sur 114 demandes relatives à des sites privés qui ont été refusées, cette recherche a montré que 97 % d'entre elles se rapportaient à des terrains se trouvant dans la campagne et que 96 % avaient été rejetées pour des motifs ayant trait à l'agrément des lieux (par exemple, situation dans la ceinture verte ou dans des zones de conservation du paysage). Pour la plupart des 50 Tsiganes interrogés, l'obtention d'un permis pour un terrain leur appartenant représentait un facteur important devant leur permettre d'améliorer leur qualité de vie et de gagner en indépendance et en sécurité. Pour nombre d'entre eux, l'éducation des enfants constituait une autre raison importante de solliciter un permis pour un site privé. A l'exception d'un seul, tous avaient fait une demande de permis rétroactivement.

52.  Sur les 624 appels formés en matière d'aménagement qui ont été étudiés, le taux de succès atteignait avant 1992 une moyenne de 35 % et a diminué depuis lors. Eu égard toutefois à la manière dont les données ont été enregistrées, le taux de succès réel est probablement compris entre 35 % et 10 %, selon les chiffres fournis en 1992 et en 1996 par les groupes tsiganes et le ministère de l'Environnement respectivement. Malgré l'objectif prévu dans la politique d'aménagement selon lequel elles doivent offrir des capacités d'accueil pour les Tsiganes, les autorités locales n'ont pour la plupart pas désigné de terrains susceptibles d'être aménagés par des Tsiganes et ont pris leurs décisions en matière d'urbanisme en fonction de l'utilisation du terrain dans chaque cas. Il n'est donc pas surprenant que la plus grande partie des Tsiganes aient déposé des demandes rétroactivement et qu'ils ne soient que rarement parvenus à savoir sur quels terrains les autorités locales autoriseraient des aménagements. L'octroi de permis pour les sites privés demeure une loterie.

L.  Statistiques générales relatives aux caravanes tsiganes

53.  En janvier 2000, les chiffres du ministère de l'Environnement, des Transports et des Régions concernant les caravanes tsiganes en Angleterre montraient que, sur 13 134 caravanes recensées, 6 118 étaient stationnées sur des sites des autorités locales, 4 500 sur des sites privés et 2 516 sur des sites non autorisés. Dans cette dernière catégorie, 684 caravanes étaient tolérées sur des terrains appartenant à des non-Tsiganes (principalement les autorités locales) et 299 sur des terrains appartenant aux Tsiganes eux-mêmes. 1 500 caravanes environ se trouvaient donc sur des sites non autorisés sur lesquels elles n'étaient pas tolérées, tandis que plus de 80 % des caravanes étaient stationnées sur des sites autorisés.

M.  Devoirs des autorités locales envers les sans-abri

54.  Les obligations des autorités locales envers les sans-abri sont exposées à la partie VII de la loi de 1996 sur le logement, qui est entrée pleinement en vigueur le 20 janvier 1997. Lorsque les services locaux du logement sont convaincus qu'un demandeur est sans abri, a droit à une aide, est prioritaire (comme les personnes ayant des enfants à charge qui habitent sous leur toit ou qui sont vulnérables en raison de leur grand âge ou de handicaps, etc.) et n'est pas volontairement sans abri, ils doivent, s'ils n'adressent pas la requête à d'autres services du logement, veiller à ce que le demandeur ait un logement à sa disposition pendant au moins deux ans. Lorsqu'un demandeur est sans abri, a droit à une aide et n'est pas volontairement sans abri, sans toutefois être prioritaire, les services locaux du logement doivent lui fournir des conseils et l'aider dans ses démarches pour trouver un logement dans la mesure qu'ils jugent nécessaire selon le cas.

III.  LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  La Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales

55.  Cette convention-cadre, ouverte à la signature le 1er février 1995, dispose notamment :

« Article 1

La protection des minorités nationales et des droits et libertés des personnes appartenant à ces minorités fait partie intégrante de la protection internationale des droits de l'homme et, comme telle, constitue un domaine de la coopération internationale.

(...)

Article 4

1.  Les Parties s'engagent à garantir à toute personne appartenant à une minorité nationale le droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi. A cet égard, toute discrimination fondée sur l'appartenance à une minorité nationale est interdite.

2.  Les Parties s'engagent à adopter, s'il y a lieu, des mesures adéquates en vue de promouvoir, dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle, une égalité pleine et effective entre les personnes appartenant à une minorité nationale et celles appartenant à la majorité. Elles tiennent dûment compte, à cet égard, des conditions spécifiques des personnes appartenant à des minorités nationales.

3.  Les mesures adoptées conformément au paragraphe 2 ne sont pas considérées comme un acte de discrimination.

Article 5

1.  Les Parties s'engagent à promouvoir les conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités nationales de conserver et développer leur culture, ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur identité que sont leur religion, leur langue, leurs traditions et leur patrimoine culturel.

2.  Sans préjudice des mesures prises dans le cadre de leur politique générale d'intégration, les Parties s'abstiennent de toute politique ou pratique tendant à une assimilation contre leur volonté des personnes appartenant à des minorités nationales et protègent ces personnes contre toute action destinée à une telle assimilation. »

56.  La convention est entrée en vigueur le 1er février 1998. Le Royaume-Uni l'a signée le jour où elle a été ouverte à la signature et l'a ratifiée le 15 janvier 1998. Elle est entrée en vigueur à l'égard du Royaume-Uni le 1er mai 1998. Au 9 février 2000, elle avait été signée par 37 des 41 Etats membres du Conseil de l'Europe et ratifiée par 28 d'entre eux.

57.  La convention ne définit pas ce qu'est une « minorité nationale ». Toutefois, dans le rapport de juillet 1999 qu'il a remis au comité consultatif s'occupant de la convention, le Royaume-Uni a admis que les Tsiganes constituent une minorité nationale.

B.  Autres textes du Conseil de l'Europe

58.  La Recommandation 1203 (1993) de l'Assemblée parlementaire relative aux Tsiganes en Europe reconnaît que les Tsiganes, du fait qu'ils constituent l'une des rares minorités dépourvues de territoire en Europe, « nécessitent une protection particulière ». Dans ses observations générales, l'Assemblée déclare notamment :

« 6.  Le respect des droits des Tsiganes, qu'il s'agisse des droits fondamentaux de la personne, ou de leurs droits en tant que minorité, est une condition essentielle de l'amélioration de leur situation.

7.  En garantissant l'égalité des droits, des chances et de traitement, et en prenant des mesures pour améliorer le sort des Tsiganes, il sera possible de redonner vie à leur langue et à leur culture, et, partant, d'enrichir la diversité culturelle européenne. »

Parmi ses recommandations figure ce qui suit :

« xv.  les Etats membres devraient être invités à modifier leurs législations et leurs réglementations nationales qui établissent directement ou indirectement une discrimination à l'égard des Tsiganes »

« xviii.  la mise en place dans les Etats membres de nouveaux programmes visant à améliorer les conditions de logement, l'éducation (...) des Tsiganes les plus défavorisés devrait être encouragée (...) »

59.  En 1998, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance a adopté sa Recommandation de politique générale no 3, intitulée « La lutte contre le racisme et l'intolérance envers les Roms/Tsiganes », où elle recommande notamment ce qui suit :

« S'assurer que la discrimination en tant que telle ainsi que les pratiques discriminatoires sont combattues au moyen de législations adéquates et veiller à introduire dans le droit civil des dispositions spécifiques à cet effet, notamment dans les secteurs (...) du logement et de l'éducation ;

(...)

Veiller à ce que les questions liées au « voyage » à l'intérieur d'un pays, notamment les règles en matière de domicile et d'urbanisme, soient résolues de manière à ne pas créer d'entraves au mode de vie des personnes concernées ; »

C.  L'Union européenne

60.  Le 21 avril 1994, le Parlement européen a adopté une Résolution sur la situation des Tsiganes dans la Communauté européenne (Journal officiel des Communautés européennes no C 128/372 du 9 mai 1994), demandant aux gouvernements des Etats membres « de mettre au point les mesures d'ordre juridique, administratif et social afin de garantir une amélioration de la situation des Tsiganes et des nomades en Europe » et recommandant « à la Commission, au Conseil et aux gouvernements des Etats membres de tout mettre en œuvre pour faciliter l'intégration économique, sociale et politique des Tsiganes et pour lutter ainsi contre l'indigence et la pauvreté qui continuent d'affliger la plupart des Tsiganes vivant sur le continent ».

61.  La protection des minorités est devenue l'une des conditions préalables à l'adhésion à l'Union européenne. En novembre 1999, celle-ci a adopté des « principes directeurs » visant à améliorer la situation des Roms dans les pays candidats en se réclamant expressément des recommandations du Groupe de spécialistes sur les Roms/Tsiganes du Conseil de l'Europe et de celles du Haut commissaire de l'OSCE pour les minorités nationales.

D.  L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)

62.  La situation des Roms et Sintis est régulièrement inscrite à l'ordre du jour des conférences de l'OSCE, au chapitre de la « dimension humaine ». Deux institutions spécialisées, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) et le Haut commissaire pour les minorités nationales, s'occupent également de la protection des minorités rom et sinti.

63.  Le rapport du Haut commissaire sur la situation des Roms et Sintis dans les pays de l'OSCE est paru le 7 avril 2000. Dans la partie IV, consacrée aux conditions de vie des Roms, il constate que, si le nomadisme a joué un rôle majeur dans l'histoire et la culture des Roms, une majorité d'entre eux est désormais sédentaire (selon une estimation, il y aurait 20 % de nomades, 20 % de semi-nomades qui se déplacent de manière saisonnière et 60 % de sédentaires). Cela vaut en particulier pour l'Europe centrale et orientale, qui a connu par le passé des politiques de sédentarisation forcée :

« Il faut souligner que le choix du mode de vie, nomade, semi-nomade ou sédentaire, comme des autres aspects de l'identité ethnique, devrait être uniquement personnel. Les politiques suivies dans certains Etats participant à l'OSCE ont parfois enfreint ce principe, soit en fixant pour un groupe un mode de vie ne correspondant pas au choix des membres du groupe, soit en faisant en sorte qu'il soit pratiquement impossible aux individus de suivre le mode de vie qui exprime leur identité de groupe. » (pp. 98-99)

64.  Le rapport indique que, pour les Roms qui continuent à vivre de manière nomade ou semi-nomade, la disponibilité d'emplacements légaux et convenables pour stationner est un besoin essentiel et une condition indispensable au maintien de l'identité du groupe. Il relève cependant que, même dans les pays encourageant ou incitant les autorités locales à fournir des sites d'étape, le nombre et la taille des sites disponibles ne suffisent pas à répondre aux besoins :

« Il en résulte que les Roms nomades commettent une infraction – dans certains pays, une infraction pénale – lorsqu'ils stationnent sur un emplacement non autorisé, alors même qu'aucun site autorisé n'est disponible. » (pp. 108-109)

65.  Le rapport s'attache plus particulièrement à la situation des Tsiganes au Royaume-Uni (pp. 109-114), constatant ce qui suit :

« En vertu de la loi en vigueur, les Tsiganes qui veulent camper légalement ont trois possibilités : stationner sur les sites caravaniers publics, dont le gouvernement reconnaît l'insuffisance, stationner sur un terrain occupé avec l'autorisation de l'occupant, et stationner sur un terrain leur appartenant. Le gouvernement britannique a émis des directives à l'intention des autorités locales dans le but de favoriser la dernière solution. En pratique, toutefois, et malgré une reconnaissance officielle des particularités de leur situation et de leurs besoins, de nombreux Tsiganes se sont heurtés à des obstacles insurmontables lorsqu'ils ont voulu obtenir le permis nécessaire pour garer leurs caravanes sur leur propre terrain (...) » (pp. 112-113)

66.  S'agissant du régime d'aménagement qui oblige à obtenir un permis pour utiliser un terrain en y garant des caravanes, le rapport déclare :

« Ce système permet un large exercice de pouvoir discrétionnaire, ce qui s'est fait de manière répétée au détriment des Tsiganes. Un rapport du ministère de l'Environnement datant de 1986 décrit le processus de demande d'un permis d'aménagement pour un site tsigane comme « décourageant et ayant peu de chances d'aboutir ». En 1991, dernière année où a été évalué le taux de succès des demandes, il est apparu que 90 % des permis demandés par des Tsiganes avaient été refusés. En revanche, 80 % de l'ensemble des permis d'aménagement demandés pendant la même période ont été accordés. Il faut noter que les demandes émanant des Tsiganes forment une catégorie à part car ces derniers demandent en général des permis pour stationner des caravanes dans des zones ou sites soumis à restrictions de la part des autorités locales responsables de l'aménagement. Presque toutes leurs demandes sont donc hautement litigieuses. Il n'en demeure pas moins qu'il n'existe pas suffisamment de sites autorisés (privés ou publics) ou d'emplacements disponibles sur ces sites, ce que le fort taux de refus des permis d'aménagement ne fait qu'aggraver. De plus, certaines indications montrent que la situation s'est dégradée depuis 1994. (...) Ces difficultés menacent le mode de vie itinérant qui caractérise les Tsiganes. » (pp. 113-114)

67.  Le rapport recommandait notamment :

« (...) étant donné l'extrême insécurité que nombre de Roms connaissent actuellement en matière de logement, les gouvernements doivent s'efforcer de régulariser la situation juridique des Roms qui vivent en ce moment dans des conditions de légalité incertaine. » (pp. 126 et 162)

EN DROIT

i.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

68.  La requérante voit dans le refus de lui accorder un permis d'aménagement pour stationner ses caravanes sur un terrain lui appartenant et dans les mesures d'exécution prises du fait qu'elle occupait son terrain une violation de l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

69.  Le Gouvernement combat ces allégations. La Commission a conclu par dix-huit voix contre neuf qu'il n'y avait pas eu violation de cette disposition.

70.  La Cour rappelle qu'elle a déjà examiné des griefs ayant trait à des mesures d'aménagement et d'exécution prises à l'encontre d'une famille tsigane qui occupait son propre terrain sans permis d'aménagement dans le cadre de l'affaire Buckley c. Royaume-Uni (arrêt du 25 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV). Les deux parties se sont largement appuyées sur les constats émis par la Cour en cette affaire ainsi que sur l'approche différente adoptée par la Commission.

Sans être formellement tenue de suivre l'un quelconque de ses arrêts antérieurs, la Cour considère qu'il est dans l'intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l'égalité devant la loi qu'elle ne s'écarte pas sans motif valable des précédents. La Convention étant avant tout un mécanisme de défense des droits de l'homme, la Cour doit cependant tenir compte de l'évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir, entre autres, l'arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, série A no 184, p. 14, § 35).

A.  Quant aux droits en jeu sous l'angle de l'article 8 de la Convention

71.  La requérante affirme que les mesures menaçant de l'empêcher de continuer à occuper son terrain avec ses caravanes constituent une atteinte à son droit non seulement au respect de son domicile, mais aussi au respect de sa vie privée et familiale, dans la mesure où elle suit le mode de vie traditionnel des Tsiganes : vivre dans une habitation mobile qui permet de voyager. Elle renvoie à l'approche constante suivie par la Commission dans son affaire et d'autres cas similaires (voir, par exemple, l'affaire Buckley, avis de la Commission en annexe à l'arrêt précité, p. 1309, § 64).

72.  Le Gouvernement admet que les griefs de la requérante se rapportent au droit de celle-ci au respect de son domicile et déclare qu'il n'y a pas lieu de rechercher si le droit de l'intéressée au respect de sa vie privée et familiale entre également en jeu (il invoque à l'appui l'arrêt Buckley susmentionné, pp. 1287-1288, §§ 54-55).

73.  La Cour considère que la vie en caravane fait partie intégrante de l'identité tsigane de la requérante car cela s'inscrit dans la longue tradition du voyage suivie par la minorité à laquelle elle appartient. Tel est le cas même lorsque, en raison de l'urbanisation et de politiques diverses ou de leur propre gré, de nombreux Tsiganes ne vivent plus de façon totalement nomade mais s'installent de plus en plus fréquemment pour de longues périodes dans un même endroit afin de faciliter l'éducation de leurs enfants, par exemple. Des mesures portant sur le stationnement des caravanes de la requérante n'ont donc pas seulement des conséquences sur son droit au respect de son domicile, mais influent aussi sur sa faculté de conserver son identité tsigane et de mener une vie privée et familiale conforme à cette tradition.

74.  Partant, la Cour constate qu'est en jeu en l'espèce le droit de la requérante au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile.

B.  Sur l'existence d'une « ingérence » dans les droits que la requérante tire de l'article 8 de la Convention

75.  Le Gouvernement admet qu'il y a eu « ingérence d'une autorité publique » dans le droit de la requérante au respect de son domicile de par le refus de lui accorder un permis d'aménagement l'autorisant à vivre dans sa caravane sur le terrain lui appartenant et les mesures d'exécution prises à son encontre.

76.  Pour sa part, la requérante soutient non seulement que ces mesures s'analysent en une ingérence dans ses droits, mais aussi que la législation et les politiques et règlements en matière d'aménagement dans leur ensemble dénotent un manque de respect de ces droits car, en pratique, ils l'empêchent de suivre le mode de vie tsigane en toute sécurité : soit on l'oblige à quitter son terrain, et elle devra stationner ses caravanes illégalement au risque de se voir constamment déplacée, soit il lui faudra accepter un logement classique ou une « assimilation forcée ».

77.  La Cour considère qu'elle ne saurait examiner une législation et des politiques dans l'abstrait, mais que son rôle consiste plutôt à se pencher sur l'application de mesures ou politiques spécifiques aux faits de chaque cause. Il n'y a en l'espèce aucune mesure directe de « criminalisation » d'un mode de vie particulier comme c'était le cas dans l'affaire Dudgeon c. Royaume-Uni (arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45), qui portait sur des lois ayant pour effet d'ériger en infractions pénales les actes homosexuels entre adultes consentants.

78.  Eu égard aux circonstances de l'espèce, elle estime que les décisions des services de l'aménagement refusant à la requérante l'autorisation de rester sur son terrain avec ses caravanes, et les mesures d'exécution prises du fait que l'intéressée a continué d'occuper son terrain, constituent une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile au sens de l'article 8 § 1 de la Convention. Elle va rechercher ci-dessous si cette ingérence se justifiait sous l'angle du paragraphe 2 de l'article 8, à savoir si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

C.  L'ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

79.  La requérante ne conteste pas que les mesures dirigées contre elle étaient « prévues par la loi ».

La Cour n'aperçoit aucune raison de conclure autrement.

D.  L'ingérence visait-elle un but légitime ?

80.  Le Gouvernement affirme que les mesures en question visaient à faire exécuter des dispositions de contrôle de l'aménagement destinées à protéger le bien-être économique du pays, l'environnement et la santé publique.

81.  La requérante reconnaît que ces mesures visaient à protéger les « droits d'autrui », ici la défense de l'environnement, ce qui constitue un but légitime, mais elle n'admet pas que d'autres buts légitimes entrent en jeu.

82.  La Cour constate que le Gouvernement n'a fourni aucun renseignement détaillé au sujet des buts qu'il aurait visés en l'espèce mais qu'il énonce une affirmation de caractère général. Par ailleurs, il apparaît que les justifications invoquées pour l'ingérence dans le cadre de la procédure d'aménagement suivie en l'espèce ont essentiellement pris la forme d'une défense de l'environnement. Dans ces conditions, la Cour estime que les mesures en cause visaient le but légitime que constitue la protection des « droits d'autrui » par le biais de la défense de l'environnement, et ne juge pas nécessaire de rechercher si d'autres objectifs entraient également en jeu.

E.  L'ingérence était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?

1.  Arguments des comparants

a)  La requérante

83.  La requérante fait valoir que, pour apprécier la nécessité des mesures prises en l'espèce, l'importance de l'enjeu pour elle pèse très lourdement dans la balance, car il s'agit non seulement de la sécurité de son domicile, mais également de son droit de vivre, avec sa famille, selon la tradition tsigane. La communauté internationale accorde une importance croissante à la protection juridique des droits des minorités nationales, comme l'illustre notamment la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, ce qui soulignerait que la société dans son ensemble y voit une des valeurs fondamentales d'une démocratie civilisée. Dans ces conditions, la marge d'appréciation qui pourrait être reconnue aux organes internes de décision devrait être réduite et non pas élargie.

84.  La requérante soutient que, dans son cas, les garanties procédurales qui ont accompagné le processus décisionnel n'ont que faiblement pris ces considérations en compte. Les circulaires 28/77 et 57/78 définissant la politique gouvernementale (paragraphes 38-41 ci-dessus), qui prévoyaient expressément la situation particulière des Tsiganes, auxquelles la Cour a eu égard dans l'arrêt Buckley (précité, pp. 1293-1294, § 80), ont été annulées et remplacées par la circulaire 1/94, selon laquelle les Tsiganes doivent être considérés comme tout un chacun dans le cadre du système d'aménagement. De plus, les inspecteurs de l'aménagement auraient pris leurs décisions sous la contrainte de lois et politiques en matière d'aménagement du territoire qui accordent par exemple un poids particulier à la protection des zones situées dans la ceinture verte. L'intérêt que peuvent avoir les Tsiganes à résider sur leur terrain ne serait donc pas considéré comme un mode d'occupation du terrain utile, voire indispensable, et pèserait donc automatiquement beaucoup moins lourd dans le cadre de l'exercice interne de mise en balance. Dès lors, la « situation personnelle » des Tsiganes ne pourrait que rarement l'emporter sur les arguments de nature générale ayant trait à l'aménagement.

85.  La requérante affirme en outre que, comme il n'a pas été démontré qu'il existait un autre site où elle aurait pu raisonnablement aller s'installer, il fallait des raisons particulièrement impérieuses pour justifier la gravité de l'ingérence qui a découlé des mesures d'expulsion de son terrain. Elle rappelle qu'elle s'y est installée avec sa famille, après avoir été harcelée et chassée d'un emplacement à un autre, afin de permettre à ses enfants de fréquenter l'école. On ne lui a jamais proposé d'emplacement sur un site officiel. Lors de la procédure d'aménagement, on a reconnu qu'il n'existait aucun site officiel dans le district de Three Rivers et que, depuis 1985, les capacités d'accueil dans le Hertfordshire étaient insuffisantes. Contrainte de quitter son terrain par suite de mesures d'exécution, elle y est retournée faute d'autre solution. Elle et sa famille y vivent toujours sous la menace de nouvelles mesures d'exécution, y compris l'expulsion. Elle n'a toujours pas d'autre site où s'installer en sécurité.

b)  Le Gouvernement

86.  Le Gouvernement souligne que, comme la Cour l'a reconnu en l'affaire Buckley (arrêt précité, pp. 1291-1292, §§ 74-75), dans le cadre de l'aménagement urbain et rural, qui implique l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de jugement pour mettre en pratique les politiques adoptées dans l'intérêt de la communauté, les autorités nationales sont mieux placées qu'une juridiction internationale pour évaluer les besoins et le contexte locaux. La Cour n'a pas à substituer son propre point de vue sur ce que pourrait être la meilleure politique en matière d'aménagement ou la mesure la plus adéquate dans un cas particulier.

87.  La requérante est en droit d'obtenir que les autorités nationales procèdent à un examen attentif de ses intérêts et les mettent en balance avec les besoins du contrôle de l'aménagement, mais une étude du système applicable et des faits de la cause révélerait que les garanties procédurales contenues dans la législation interne quant à la manière de rendre des décisions en matière d'aménagement (évaluation par un expert qualifié indépendant, un inspecteur, puis contrôle juridictionnel de la High Court) sont de nature à dûment assurer le respect de ces intérêts. Le Gouvernement signale que les services locaux de l'aménagement sont incités à adopter une attitude empreinte de bienveillance lorsqu'ils sont amenés à des mesures d'exécution dans le cadre de la circulaire 18/94 (paragraphes 47-48 ci-dessus) et que beaucoup de caravanes sont tolérées sur des sites non autorisés (voir les statistiques citées au paragraphe 53 ci-dessus). Toutefois, les Tsiganes ne pourraient invoquer le droit de vivre où ils le souhaitent sans respecter les mesures de contrôle de l'aménagement, notamment à une époque où ils cherchent à se sédentariser sur des terrains leur appartenant.

88.  Le Gouvernement soutient en outre que, s'il n'existe pas de site officiel dans le district de Three Rivers, il s'en trouve ailleurs dans le Hertfordshire, et que la requérante a la possibilité de se rendre sur d'autres sites caravaniers en dehors de ce district. Il fait observer que l'intéressée s'est installée sur son terrain, dans une région classée zone agricole prioritaire et zone de haute valeur paysagère, à l'intérieur de la ceinture verte, sans obtenir, ni même demander au préalable le permis d'aménagement qui lui aurait assuré d'être dans la légalité. Lorsque la requérante a enfin sollicité pareil permis, elle a eu la possibilité d'exposer les arguments en sa faveur devant deux inspecteurs, qui l'ont entendue et ont été attentifs à sa situation personnelle. Or les deux inspecteurs ont estimé que le fait qu'elle occupe son terrain nuisait au caractère rural du site, placé dans la ceinture verte, ce qui l'emportait sur ses propres intérêts. La requérante ne saurait invoquer l'article 8 pour arguer que ses préférences quant à son lieu de résidence prennent le pas sur l'intérêt général. Enfin, pour apprécier la proportionnalité des mesures en cause, il faudrait tenir compte de ce que la requérante a demandé par deux fois un permis pour un bungalow, ce qui indiquerait qu'elle est prête à vivre dans un logement sédentaire classique.

c)  L'intervention du Centre européen pour les droits des Roms

89.  Le Centre européen pour les droits des Roms (European Roma Rights Centre) a attiré l'attention de la Cour sur le récent rapport sur la situation des Roms et Sintis dans les pays de l'OSCE, préparé par le Haut commissaire de l'OSCE pour les minorités nationales, et sur d'autres textes et documents internationaux traitant de la situation des Roms. Il en ressort que les organisations internationales s'accordent de plus en plus largement sur la nécessité de prendre des mesures spécifiques au sujet de la situation des Roms, notamment en ce qui concerne le logement et les conditions de vie en général. Il conviendrait donc d'interpréter les articles 8 et 14 à la lumière de ce consensus qui se dégage clairement dans la communauté internationale quant à la difficile situation des Roms et à la nécessité de prendre des mesures d'urgence.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

90.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, demeure proportionnée au but légitime poursuivi. S'il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l'ingérence, il revient à la Cour de trancher la question de savoir si les motifs de l'ingérence étaient pertinents et suffisants au regard des exigences de la Convention (voir, notamment, l'arrêt Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, §§ 80-81, 27 septembre 1999, non publié).

91.  A cet égard, il est inévitable de reconnaître une certaine marge d'appréciation aux autorités nationales qui, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux. L'étendue de la marge dépend de la nature du droit en cause garanti par la Convention, de son importance pour la personne concernée et de la nature des activités soumises à des restrictions comme de la finalité de celles-ci (arrêts Dudgeon, précité, p. 21, § 52, et Gillow c. Royaume-Uni du 24 novembre 1986, série A no 109, p. 22, § 55).

92.  La Cour n'est pas à même de contester l'avis rendu par les autorités nationales dans une affaire donnée selon lequel l'usage particulier d'un terrain suscite des objections légitimes en matière d'aménagement. Elle ne peut se rendre sur tous les sites pour apprécier l'impact d'un certain projet sur une région donnée quant à la beauté des lieux, la circulation routière, l'adduction d'eau et le système d'égouts, les installations scolaires, les services médicaux, la situation de l'emploi, etc. Etant donné que les inspecteurs de l'aménagement visitent les lieux, entendent les arguments de toutes les parties et peuvent interroger les témoins, ils sont mieux placés que la Cour pour peser les arguments. Partant, comme la Cour l'a observé dans l'arrêt Buckley (précité, p. 1292, § 75 in fine), « [d]ans la mesure où l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux est inhérent au choix et à l'application de politiques d'aménagement foncier, les autorités nationales jouissent en principe d'une marge d'appréciation étendue », même si la Cour demeure habilitée à conclure que les autorités nationales ont commis une erreur manifeste d'appréciation. Dans ces conditions, il convient d'examiner les garanties procédurales dont dispose l'individu pour déterminer si l'Etat défendeur n'a pas fixé le cadre réglementaire en outrepassant sa marge d'appréciation. En particulier, la Cour doit rechercher si le processus décisionnel débouchant sur des mesures d'ingérence était équitable et respectait comme il se doit les intérêts de l'individu protégés par l'article 8 (arrêt Buckley précité, pp. 1292-1293, § 76).

93.  La requérante prie instamment la Cour de prendre en compte l'évolution internationale récente, qu'exprime en particulier la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, où l'on reconnaît les problèmes qu'affrontent les groupes vulnérables comme les Tsiganes, en vue de réduire la marge d'appréciation accordée aux Etats. La Cour observe que l'on peut dire qu'un consensus international se fait jour au sein des Etats contractants du Conseil de l'Europe pour reconnaître les besoins particuliers des minorités et l'obligation de protéger leur sécurité, leur identité et leur mode de vie (voir les paragraphes 55-59 ci-dessus et notamment la convention-cadre), non seulement dans le but de protéger les intérêts des minorités elles-mêmes mais aussi pour préserver la diversité culturelle qui est bénéfique à la société dans son ensemble.

94.  Toutefois, la Cour n'est pas convaincue que ce consensus soit suffisamment concret pour qu'elle puisse en tirer des indications quant au comportement ou aux normes que les Etats contractants considèrent comme souhaitables dans une situation donnée. La convention-cadre, par exemple, énonce des principes et objectifs généraux, mais les Etats signataires n'ont pas été en mesure de s'accorder sur les modalités de sa mise en œuvre. Cela renforce la Cour dans sa conviction qu'en raison du caractère complexe et sensible des questions que soulèvent les politiques mettant en balance les intérêts de la population en général, notamment en matière de défense de l'environnement, et les intérêts d'une minorité, avec des exigences qui peuvent être contradictoires, son propre rôle se borne strictement à exercer un contrôle.

95.  De plus, traiter différemment un Tsigane qui a illégalement stationné ses caravanes à un endroit donné, des non-Tsiganes qui y ont établi un site caravanier et toute personne qui y a fait construire une maison soulèverait des problèmes substantiels au regard de l'article 14 de la Convention.

96.  Pourtant, même si l'appartenance à une minorité dont le mode de vie traditionnel diffère de celui de la majorité de la société ne dispense pas de respecter les lois destinées à protéger le bien commun, tel l'environnement, cela peut influer sur la manière d'appliquer ces lois. Comme indiqué dans l'arrêt Buckley, la vulnérabilité des Tsiganes, du fait qu'ils constituent une minorité, implique d'accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire valable en matière d'aménagement que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (arrêt précité, pp. 1292-1295, §§ 76, 80, 84). Dans cette mesure, l'article 8 impose donc aux Etats contractants l'obligation positive de permettre aux Tsiganes de suivre leur mode de vie (voir, mutatis mutandis, les arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A no 31, pp. 14-15, § 31, Keegan c. Irlande du 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, et Kroon et autres c. Pays-Bas du 27 octobre 1994, série A no 297-C, p. 56, § 31).

97.  Il importe de se rendre compte qu'en principe les Tsiganes sont libres de s'installer sur tout site caravanier bénéficiant d'un permis d'aménagement ; nul n'a laissé entendre que les permis excluent les Tsiganes en tant que groupe. Ils ne sont pas traités plus mal que tout non-Tsigane qui souhaite vivre dans une caravane et n'apprécie pas d'habiter une maison. Toutefois, il ressort des éléments dont dispose la Cour, y compris des décisions des juridictions britanniques, que l'on n'est pas parvenu à fournir un nombre adéquat de sites que les Tsiganes trouvent acceptables et où ils puissent installer légalement leurs caravanes à un prix à leur portée.

98.  La Cour ne souscrit toutefois pas à l'argument selon lequel, du simple fait que le nombre de Tsiganes est statistiquement supérieur à celui de places disponibles sur les sites tsiganes autorisés, la décision de ne pas autoriser la requérante et sa famille à occuper le terrain de leur choix pour y installer leur caravane emporte en soi violation de l'article 8. En effet, cela reviendrait à imposer au Royaume-Uni, comme à tous les autres Etats contractants, l'obligation au titre de l'article 8 de mettre à la disposition de la communauté tsigane un nombre adéquat de sites convenablement équipés. La Cour n'est pas convaincue que, en dépit de l'évolution qui s'est indéniablement fait jour dans le domaine de la protection des minorités tant en droit international, comme en témoigne la convention-cadre, que dans les législations nationales, on puisse considérer que l'article 8 implique pour les Etats une obligation positive en matière sociale aussi étendue (paragraphes 93-94 ci-dessus).

99.  Il importe de rappeler que l'article 8 ne reconnaît pas comme tel le droit de se voir fournir un domicile, pas plus que la jurisprudence de la Cour. Il est à l'évidence souhaitable que tout être humain dispose d'un endroit où il puisse vivre dans la dignité et qu'il puisse désigner comme son domicile, mais il existe malheureusement dans les Etats contractants beaucoup de personnes sans domicile. La question de savoir si l'Etat accorde des fonds pour que tout le monde ait un toit relève du domaine politique et non judiciaire.

100.  En bref, la question que la Cour est appelée à trancher en l'espèce est non pas celle du caractère acceptable ou non d'une situation générale qui existe au Royaume-Uni, aussi regrettable soit-elle, au regard des engagements de ce pays en droit international, mais celle, plus restreinte, de savoir si les circonstances particulières de la cause révèlent une violation du droit de la requérante, Mme Chapman, au respect de son domicile, droit garanti par l'article 8 de la Convention.

101.  En la matière, le contexte juridique et social dans lequel la mesure d'expulsion contestée a été prise à l'encontre de la requérante représente toutefois un facteur pertinent.

102.  Lorsqu'une personne a établi sa résidence sans obtenir le permis d'aménagement qu'exige le droit interne, il y a conflit entre le droit de celle-ci au respect de son domicile garanti par l'article 8 et celui des autres membres de la communauté à la protection de l'environnement (paragraphe 81 ci-dessus). Pour déterminer si l'obligation imposée à une personne de quitter son domicile est proportionnée au but légitime poursuivi, il est tout à fait pertinent de savoir si ce domicile a été établi illégalement. S'il a été établi légalement, cela amoindrit à l'évidence la légitimité de toute mesure sommant l'individu de partir. A l'inverse, lorsque le domicile a été établi illégalement dans un endroit donné, la personne qui conteste la légalité d'un ordre de partir est dans une position moins forte. La Cour aura quelque réticence à accorder une protection aux personnes qui, bravant sciemment les interdits de la loi, établissent leur domicile sur un site à l'environnement protégé. Si la Cour agissait autrement, elle encouragerait les actions illégales au détriment du droit des autres membres de la communauté à voir l'environnement protégé.

103.  Il est une autre considération pertinente dont les autorités nationales en premier lieu doivent tenir compte : si aucun hébergement de rechange n'est disponible, l'ingérence est plus grave que si un tel hébergement est disponible. De même, plus l'hébergement de rechange convient, moins est grave l'ingérence découlant de l'obligation imposée à l'intéressé de quitter l'endroit où il est installé.

104.  Pour apprécier à quel point l'hébergement de remplacement est adapté, il faut considérer, d'une part, les besoins particuliers de l'individu concerné – à savoir ses exigences familiales et ses ressources financières – et, d'autre part, le droit de la communauté à voir protéger l'environnement. C'est une tâche pour laquelle les autorités nationales doivent bénéficier d'une grande marge d'appréciation car elles sont à l'évidence les mieux placées pour procéder à l'évaluation nécessaire.

b)  Application des principes précités

105.  Les faits de la cause démontrent la gravité de l'enjeu pour la requérante. Pendant de nombreuses années, celle-ci a mené une vie itinérante en s'arrêtant sur des sites temporaires ou non officiels. Elle s'est installée sur un terrain lui appartenant dans le but de stationner ses caravanes à long terme dans un endroit sûr. On lui refusa toutefois le permis d'aménagement nécessaire et elle fut sommée de partir. Elle fut mise deux fois à l'amende et quitta son terrain, mais y retourna car elle avait de nouveau été contrainte de changer constamment d'emplacement. Il apparaîtrait que la requérante ne souhaite pas en fait mener une vie itinérante. Elle a habité sur le site en cause de 1986 à 1990 puis de 1992 jusqu'à la procédure en cours. Le cas d'espèce ne porte donc pas directement sur le mode de vie itinérant traditionnel des Tsiganes.

106.  Il est évident que des personnes faisant l'objet d'une mise en demeure ont en principe la possibilité, pleine et équitable, de soumettre aux inspecteurs de l'aménagement tout élément qu'elles considèrent comme pertinent pour leur cause, notamment leur situation personnelle, financière et autre, ainsi que leur avis sur le caractère acceptable ou non des sites de remplacement et le délai nécessaire pour trouver un autre site convenable. La requérante a en pratique bénéficié de cette possibilité.

107.  La Cour rappelle que la requérante s'est installée sur son terrain dans ses caravanes sans obtenir au préalable le permis d'aménagement qu'elle savait nécessaire pour que cette occupation fût légale. Conformément aux procédures applicables, les recours formés par l'intéressée contre le refus du permis d'aménagement et les mises en demeure ont été examinés au cours de deux enquêtes publiques menées par des inspecteurs, qui sont des experts indépendants. Dans les deux cas, les inspecteurs se sont rendus sur le site et ont étudié les observations de la requérante. Comme en témoigne la prolongation du délai accordé pour obtempérer (paragraphe 47 du rapport de l'inspecteur, repris au paragraphe 17 ci-dessus), les arguments qu'elle a avancés ont été dans une certaine mesure pris en compte.

108.  Le premier inspecteur tint compte de la situation du site, dans la ceinture verte métropolitaine, et estima que les considérations d'aménagement, tant nationales que locales, l'emportaient sur les besoins de la requérante (paragraphe 14 ci-dessus). Le second inspecteur trouva que l'utilisation du terrain pour y stationner des caravanes serait gravement préjudiciable à l'environnement et « gâterait sérieusement le caractère calme et rural du site », qui se trouvait à la fois dans la ceinture verte et dans une zone de haute valeur paysagère (paragraphe 37 du rapport, repris au paragraphe 17 ci-dessus). Il conclut que l'aménagement du site saperait l'objectif de la ceinture verte, qui vise à protéger la campagne de toute atteinte. Selon lui, les arguments de la requérante ne justifiaient pas de passer outre un intérêt aussi important.

109.  Les arguments de la requérante ont été pris en considération, en ce qui concerne tant ses travaux sur le terrain – nettoyage et plantations – que ses difficultés pour trouver d'autres sites dans la région. Cependant, les deux inspecteurs ont mis ces facteurs en balance avec l'intérêt général que représente la protection du caractère rural du paysage et ont conclu à la prépondérance de ce dernier.

110.  Il ressort clairement des rapports des inspecteurs (paragraphes 14 et 17 ci-dessus) qu'il existait de puissantes raisons, ayant trait à l'environnement, pour étayer le refus du permis d'aménagement et que la situation personnelle de la requérante a été prise en compte dans le processus décisionnel. La Cour relève aussi que la requérante pouvait faire appel à la High Court dans la mesure où elle estimait que les inspecteurs, ou le ministre, n'avaient pas pris en considération un élément pertinent ou avaient fondé la décision contestée sur des facteurs non pertinents.

111.  La Cour observe qu'il a été admis au cours des procédures d'aménagement qu'il n'existait pas de sites vacants où la requérante aurait pu aller s'installer dans l'immédiat, que ce soit dans le district ou dans le comté en général. Le Gouvernement a indiqué qu'il y avait d'autres sites dans le comté et que la requérante était libre d'en chercher un en dehors de ce dernier. Bien que les statistiques attestent d'un manque de sites gérés par les autorités locales pour les Tsiganes dans l'ensemble du pays, on peut constater que de nombreuses familles tsiganes mènent toujours une vie itinérante sans recourir aux sites officiels et il ne fait pas de doute que des emplacements se libèrent périodiquement sur ces sites.

112.  De plus, puisqu'il existe beaucoup de sites caravaniers bénéficiant d'un permis d'aménagement, la question de savoir si des sites appropriés étaient disponibles pour la requérante pendant le long délai de grâce qui lui fut accordé dépend de ce que l'on entend par site approprié. A cet égard, le coût d'un site par rapport aux avoirs de la requérante, ainsi que la situation du site comparée avec les souhaits de celle-ci sont des facteurs à l'évidence pertinents. Etant donné que seule la requérante sait combien elle possède, quels sont les dépenses auxquelles elle doit faire face et les critères géographiques qu'elle considère comme essentiels, et pourquoi, c'est à elle qu'il appartient d'apporter des éléments de preuve à ce sujet. Or elle n'a soumis à la Cour aucun renseignement quant à sa situation financière, quant aux qualités que doit présenter un terrain pour qu'elle le considère comme bien situé ou encore quant aux recherches qu'elle a menées pour trouver un autre site.

113.  La Cour n'est donc pas convaincue qu'il n'existe pas d'autre solution pour la requérante que de continuer d'occuper un terrain sans permis d'aménagement dans la ceinture verte. Comme indiqué dans l'arrêt Buckley, l'article 8 ne va pas nécessairement jusqu'à permettre aux préférences individuelles en matière de résidence de l'emporter sur l'intérêt général (arrêt précité, p. 1294, § 81). Si les difficultés de la requérante découlent d'un manque d'argent, alors elle se trouve dans la même situation regrettable que beaucoup d'autres personnes qui ne peuvent se permettre de continuer à habiter dans des lieux ou des maisons qui leur plaisent.

114.  Dans ces conditions, la Cour estime qu'il a été tenu compte comme il convient de la situation difficile de la requérante tant dans le cadre réglementaire, qui prévoyait des garanties procédurales adéquates pour protéger ses intérêts au titre de l'article 8, que de la part des autorités responsables de l'aménagement dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les circonstances propres à son cas. Lesdites autorités ont pris leurs décisions au terme d'un exercice de mise en balance des divers intérêts concurrents en présence. Il n'appartient pas à la Cour de s'ériger en juridiction d'appel et de statuer sur le fond de ces décisions, qui se sont appuyées sur des motifs pertinents et suffisants, aux fins de l'article 8, pour justifier les ingérences dans les droits reconnus à la requérante.

115.  Les considérations d'ordre humanitaire qui auraient pu militer en faveur d'une issue différente pour la procédure interne ne sauraient être utilisées par la Cour pour fonder une conclusion qui équivaudrait à soustraire la requérante au champ d'application de la législation nationale en matière d'aménagement et à obliger les gouvernements à veiller à ce que chaque famille tsigane dispose d'un hébergement adapté à ses besoins. En outre, eu égard aux circonstances de l'espèce, les conséquences de ces décisions ne sauraient passer pour disproportionnées au but légitime poursuivi.

116.  En bref, il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 du protocole no 1

117.  La requérante affirme avoir été privée du droit de vivre en paix sur son terrain et avoir subi ainsi une atteinte au droit au respect de ses biens, au mépris de l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

118.  La requérante fait valoir que, en dépit de la latitude certes grande laissée aux décideurs nationaux en matière d'aménagement, ses intérêts et ceux de la société en général n'ont pas été pesés équitablement. Selon elle, le fait qu'elle se soit installée sur son terrain sans permis préalable n'entre pas en ligne de compte et les conclusions des inspecteurs de l'aménagement au sujet de l'effet de ses caravanes sur la beauté du paysage n'étaient pas tellement significatives si on les replace dans le cadre de la politique qui régissait leurs décisions. Si toutefois la Cour concluait à la violation de l'article 8, elle admettrait qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de cette disposition.

119.  Le Gouvernement, qui se rallie au point de vue de la majorité de la Commission, soutient qu'un juste équilibre a été ménagé entre l'intérêt particulier et l'intérêt général, compte tenu notamment du fait que la requérante occupe son terrain en infraction à la législation sur l'urbanisme et des constats des inspecteurs de l'aménagement relatifs à l'impact négatif de son installation.

120.  Pour les raisons déjà exposées au titre de l'article 8 de la Convention, la Cour conclut que l'ingérence alléguée dans le droit de la requérante au respect de ses biens était proportionnée et reflétait un juste équilibre conformément aux exigences de l'article 1 du Protocole no 1. Il n'y a donc pas eu violation de cette disposition.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 de LA CONVENTION

121.  Invoquant l'article 6 de la Convention, la requérante se plaint de n'avoir pas eu accès à un tribunal pour faire statuer au fond sur son grief selon lequel elle aurait dû être autorisée à occuper son terrain. L'article 6 dispose en ses passages pertinents :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

122.  De l'avis de la requérante, la jurisprudence de la Cour ne permet pas de dire de manière générale que le droit de recours à la High Court sur des points de droit rend les procédures d'aménagement conformes à l'article 6. L'arrêt Bryan (précité, pp. 17-18, §§ 44-47) aurait été prononcé en fonction des circonstances propres à cette affaire. Elle rappelle notamment que la High Court ne réexamine pas les faits. Cette juridiction ne peut non plus connaître d'un grief selon lequel un inspecteur de l'aménagement a accordé trop peu de poids au besoin d'une famille tsigane de continuer à mener son style de vie sur son terrain, s'il n'a pas expressément écarté ce facteur en le considérant comme dépourvu de pertinence. La requérante soutient en outre qu'un contrôle qui ne prend pas en compte la proportionnalité d'une mesure ne saurait satisfaire aux exigences de l'article 6 (voir, mutatis mutandis, les conclusions de la Cour quant à l'article 13 dans l'arrêt Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, §§ 135-138, CEDH 1999-VI).

123.  Le Gouvernement, qui se rallie à l'avis de la majorité de la Commission, considère qu'à la lumière de l'arrêt Bryan (précité), la portée du contrôle auquel procède la High Court en ce qui concerne les décisions d'aménagement répond aux exigences de l'article 6, même si cette juridiction ne réexamine pas les faits.

124.  La Cour rappelle avoir déclaré dans l'arrêt Bryan (précité, pp. 14-18, §§ 34-47) que, dans le domaine spécialisé de la législation sur l'urbanisme, l'article 6 de la Convention n'exige pas nécessairement un réexamen complet des faits. En l'espèce, elle juge que la portée du contrôle auquel procède la High Court, dont la requérante pouvait se prévaloir après une procédure publique menée par un inspecteur, est suffisante aux fins de l'article 6 § 1. En effet, elle permet de contester une décision au motif que celle-ci était arbitraire ou irrationnelle, n'était étayée par aucune preuve ou se fondait sur des éléments étrangers à l'affaire ou encore négligeait des facteurs pertinents. Cette procédure peut être considérée comme offrant un contrôle juridictionnel adéquat des décisions administratives en cause.

125.  Partant, il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 de LA CONVENTION

126.  La requérante se plaint d'avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur sa condition de Tsigane, au mépris de l'article 14 de la Convention, qui dispose :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

127.  Elle soutient que le système juridique ne tient pas compte du mode de vie traditionnel des Tsiganes, puisqu'il les traite de la même manière que la majorité de la population, voire les désavantage par rapport à la population en général, ce qui constitue une discrimination dans l'exercice par elle des droits garantis par la Convention, fondée sur sa condition de membre d'une minorité ethnique. Par exemple, seuls les Tsiganes feraient l'objet d'un traitement spécial de par la politique selon laquelle les sites tsiganes sont inadéquats dans certaines zones ; contrairement aux personnes sédentaires, ils ne bénéficieraient pas d'une évaluation systématique de leurs besoins ni des capacités d'accueil correspondantes. De plus, leur appliquer les lois et politiques générales ne tiendrait pas compte de leurs besoins particuliers, qui découlent de leur tradition qui consiste à vivre et voyager dans des caravanes. Elle s'appuie notamment sur la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales pour faire valoir que le Royaume-Uni est dans l'obligation d'adopter des mesures en vue d'assurer une égalité totale et réelle aux Tsiganes.

128.  Le Gouvernement, se ralliant à l'avis de la majorité de la Commission, considère que, si différence de traitement il y a eu, elle poursuivait des buts légitimes, leur était proportionnée et se justifiait en l'espèce par des motifs raisonnables et objectifs.

129.  Eu égard à sa conclusion sous l'angle de l'article 8 de la Convention, selon laquelle l'ingérence dans les droits de la requérante était proportionnée au but légitime que constitue la protection de l'environnement, la Cour conclut à l'absence de discrimination contraire à l'article 14 de la Convention. Il peut y avoir discrimination lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (arrêt Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV). Toutefois, dans les circonstances de l'espèce, la Cour ne constate pas que les mesures prises contre la requérante étaient dénuées de justification objective et raisonnable.

130.  Dès lors, il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 14 de la Convention.

par ces motifs, la cour

1.  Dit, par dix voix contre sept, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention ;

2.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 de la Convention ;

4.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 18 janvier 2001.

                  Luzius Wildhaber
                 Président
Michele de Salvia
        Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion dissidente commune à M. Pastor Ridruejo, M. Bonello, Mme Tulkens, Mme Strážnická, M. Lorenzen, M. Fischbach et M. Casadevall ;

–  opinion séparée de M. Bonello.

       L.W.
  M. de S.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE
à M. Pastor Ridruejo, M. Bonello, Mme Tulkens, Mme Strážnická, M. Lorenzen, M. Fischbach ET M. CasadevaLL, JUGES

(Traduction)

1.  Nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à l'avis de la majorité selon lequel il n'y a pas eu violation de l'article 8 en l'espèce. Il s'agit de l'une des cinq affaires portées devant la Cour concernant les problèmes que rencontrent les Tsiganes au Royaume-Uni. D'autres attendent d'être examinées. Toutes montrent un groupe vulnérable de la société en butte à des difficultés et à des pressions. Même si l'affaire Buckley c. Royaume-Uni (arrêt du 25 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), conclue par un constat de non-violation, constitue un précédent s'agissant de griefs portant sur des mesures d'aménagement et d'exécution imposées à une famille tsigane occupant son propre terrain sans permis d'aménagement, nous estimons que cela ne lie pas la Cour, dont la tâche est avant tout de mettre en œuvre le système de protection des droits de l'homme instauré par la Convention. Nous devons être attentifs à l'évolution de la situation dans les Etats contractants et reconnaître le consensus susceptible de se faire jour en Europe quant aux normes à atteindre. Nous relevons que l'affaire Buckley a été tranchée il y a quatre ans par une chambre de la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole no 11 et que celle-ci avait conclu par six voix contre trois à la non-violation. La présente Cour, constituée en une Grande Chambre de dix-sept juges, a le devoir de réviser l'approche suivie dans l'affaire Buckley à la lumière des circonstances actuelles et des arguments présentés par les parties et, si nécessaire, d'adapter cette approche afin de conférer une portée pratique aux droits consacrés par la Convention.

2.  Nous partageons l'avis de la majorité quant à la porté des droits garantis par l'article 8 qui sont en jeu en l'espèce (paragraphes 73-74 de l'arrêt). Le mode propre selon lequel la requérante exerce son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile appelle la protection de cette disposition. Nous admettons également avec la majorité qu'il y a eu ingérence dans l'exercice par la requérante des droits énoncés à l'article 8 de la Convention. Nous rappelons cependant que, si l'article 8 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer, de surcroît, des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée et familiale et du domicile. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l'Etat ne se prête pas à une définition précise ; dans certains cas particuliers, comme l'espèce, il peut même y avoir chevauchement. Les principes applicables sont néanmoins comparables. A ce double titre, il faut


tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble ; de même, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation (voir, parmi d'autres, l'arrêt Kroon et autres c. Pays-Bas du 27 octobre 1994, série A no 297-C, p. 56, § 31, et l'affaire Marzari c. Italie (déc.), no 36448/97, 4 mai 1999, non publiée). S'il n'est donc pas inopportun d'étudier l'effet des mesures touchant la requérante sous l'angle du paragraphe 2 de l'article 8 de la Convention, nous estimons que cet examen doit prendre en compte la possibilité que des obligations positives existent et le risque que, par leur inaction, les autorités négligent de respecter l'équilibre entre les intérêts individuels des Tsiganes et ceux de la communauté.

3.  Notre principal point de désaccord avec la majorité réside dans son affirmation selon laquelle l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Nous admettons que la Cour n'est pas à même d'examiner les objections qui, en matière d'aménagement, s'élèvent contre une utilisation donnée d'un site (paragraphe 92 de l'arrêt). La Cour a déjà constaté que l'aménagement urbain et rural implique l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire d'appréciation pour mettre en pratique les politiques adoptées dans l'intérêt de la communauté (arrêts Buckley précité, p. 1292, § 75, et Bryan c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A no 335-A, p. 18, § 47). De fait, il ne nous appartient pas de substituer notre propre point de vue à celui des autorités locales sur ce que serait la meilleure politique en matière d'aménagement ou la mesure individuelle la plus adéquate dans des affaires qui ont trait à ce domaine et qui mettent en jeu une multitude de facteurs.

La Cour déclare dans l'arrêt Buckley (précité, p. 1292, § 75) que les autorités nationales, pour les raisons ci-dessus, jouissent en principe d'une marge d'appréciation étendue quant au choix et à l'application de politiques d'aménagement foncier. Selon nous, cette affirmation ne saurait cependant s'appliquer automatiquement à toute affaire qui se rapporte au domaine de l'urbanisme. La Convention doit toujours s'interpréter et s'appliquer à la lumière des conditions actuelles (arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, série A no 184, p. 17, § 42). Or un consensus se fait jour au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe pour reconnaître les besoins particuliers des minorités et l'obligation de protéger leur sécurité, leur identité et leur mode de vie (voir les paragraphes 55-67 de l'arrêt et notamment la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales), en vue non seulement de défendre les intérêts des minorités elles-mêmes mais aussi de préserver la diversité culturelle, bénéfique à la société dans son ensemble. Les Etats contractants s'accordent notamment à reconnaître que la protection des droits des minorités, telles que les Tsiganes, leur impose non seulement de s'abstenir d'adopter des politiques ou des pratiques discriminatoires envers ces minorités, mais aussi, si nécessaire, de prendre des mesures positives pour améliorer leur situation, par exemple au moyen de la législation ou de programmes spécifiques. Nous ne saurions donc dire comme la majorité que ce consensus n'est pas suffisamment concret ni conclure avec elle qu'en raison de la complexité des intérêts en jeu le rôle de la Cour se borne strictement à exercer un contrôle (paragraphes 93-94). A notre avis, cela ne rend pas compte des besoins clairement reconnus des Tsiganes – se voir protégés dans l'exercice effectif de leurs droits – et perpétue leur vulnérabilité due au fait qu'ils forment une minorité dont les besoins et les valeurs diffèrent de ceux du reste de la société. L'impact des mesures d'aménagement foncier et d'exécution sur l'exercice par une Tsigane de son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son domicile va donc au-delà des préoccupations liées à l'environnement. Compte tenu de la gravité potentielle d'une ingérence qui interdit à une Tsigane de continuer à suivre son mode de vie propre dans un endroit donné, nous considérons que, lorsque les services de l'aménagement n'ont pas constaté qu'il existe un autre site légal où cette personne peut raisonnablement aller s'installer, les mesures en cause doivent s'appuyer sur des motifs impérieux.

4.  En l'espèce, la gravité de l'enjeu pour la requérante saute aux yeux. Pendant de nombreuses années, celle-ci a mené avec sa famille une vie itinérante en s'arrêtant sur des sites temporaires ou non officiels que la police et les autorités locales l'obligeaient de plus en plus fréquemment à quitter. Pour des raisons de santé de la famille et d'éducation des enfants, elle fit l'acquisition d'un terrain pour y stationner ses caravanes en sécurité. On lui refusa toutefois un permis d'aménagement à cette fin et elle fut sommée de partir. Elle fut mise deux fois à l'amende et quitta son terrain, mais y retourna car elle avait de nouveau été contrainte de changer constamment d'emplacement. Elle demeure sur son terrain avec sa famille sous la menace de nouvelles mesures d'exécution et se trouve dans une situation d'insécurité et de vulnérabilité.

Nous observons qu'il a été admis au cours des procédures d'aménagement qu'il n'existait pas d'autres sites où la requérante aurait pu s'installer, que ce soit dans le district ou dans le comté en général. Le Gouvernement a signalé la présence d'autres sites dans le comté et indiqué que la requérante était libre d'en chercher un en dehors de ce dernier. Il apparaît toutefois, en dépit des statistiques avancées par le Gouvernement (paragraphe 53 de l'arrêt), qu'il y a toujours un manque important de sites officiels et autorisés pour les Tsiganes dans l'ensemble du pays et que l'on ne saurait partir du principe qu'il existe ailleurs des emplacements libres ou accessibles aux Tsiganes. Il apparaît également que la législation et les politiques d'aménagement adoptées au cours des cinquante dernières années ont réduit considérablement les terrains où les Tsiganes peuvent légalement stationner leurs caravanes pour faire étape. Avec l'adoption de la dernière loi en date, à savoir la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public, les campeurs non autorisés – c'est-à-dire les personnes qui garent leur caravane sur le bas-côté d'une route, sur un terrain occupé sans l'autorisation du propriétaire ou sur tout autre terrain inoccupé – se rendent coupables d'une infraction pénale lorsqu'ils refusent d'obtempérer à l'ordre de déguerpir.

Le Gouvernement plaide qu'il faut tenir compte du fait que la requérante a demandé un permis d'aménagement pour un bungalow car cela montrerait que ses besoins en matière de logement n'appellent pas une considération tout à fait spéciale. Nous ne sommes pas convaincus de la pertinence de cet argument. En effet, la requérante a demandé un permis pour un bungalow après qu'on lui en eut refusé un pour ses caravanes et alors qu'elle risquait à tout instant d'être expulsée de son terrain. Le fait qu'elle ait manifesté l'intention de s'installer sur un terrain pour une longue durée ne diminue en rien la gravité de l'ingérence. La pression qu'exerce sur le nomadisme traditionnel des Tsiganes la législation adoptée à partir de 1960 a eu pour effet d'amener nombre d'entre eux à acheter des terrains pour y installer leurs caravanes en sécurité pendant de longues périodes, tout en conservant la possibilité de voyager de manière saisonnière ou de temps à autre. De fait, on peut constater que, depuis quelques décennies, la politique officielle consiste à encourager les Tsiganes à acquérir pour eux-mêmes des sites privés (paragraphes 38-40 et 46 de l'arrêt).

En recourant à cette solution pour sa propre famille, la requérante n'a toutefois pas obtenu le permis d'aménagement nécessaire pour stationner ses caravanes sur son terrain qui, de plus, se trouve à l'intérieur de la ceinture verte. Les inspecteurs qui ont mené les enquêtes d'aménagement ont constaté qu'en dépit du nettoyage, de l'amélioration et du camouflage du site, l'occupation du terrain gâtait sérieusement le caractère calme et rural du paysage que la ceinture verte a pour vocation de protéger de toute atteinte. Il ne nous appartient pas de contester cette appréciation.

De surcroît, le Gouvernement accorde une grande importance aux garanties procédurales qu'offre la procédure d'aménagement, en faisant valoir que les inspecteurs ont conclu que la protection de l'environnement l'emportait sur les intérêts de la requérante après avoir dûment et équitablement tenu compte de ceux-ci. Nous relevons toutefois que les inspecteurs de l'aménagement prennent leurs décisions en suivant les lois et politiques applicables en matière d'aménagement. Celles-ci font état d'une présomption générale à l'encontre des aménagements inadéquats dans la ceinture verte, indiquent que les sites pour les Tsiganes ne sont pas considérés comme des aménagements adéquats dans cette ceinture verte et qu'il faut des circonstances très spéciales pour les justifier. Etant donné qu'en l'espèce il a été admis qu'il n'existait aucun autre site officiel disponible où la requérante aurait pu stationner ses caravanes et que celle-ci s'était employée à améliorer et camoufler le site, nous considérons qu'il était extrêmement difficile, voire insurmontable, pour l'intéressée de prouver qu'elle se trouvait dans des circonstances très spéciales. Nous ne sommes donc pas convaincus que les dispositions en vigueur en matière d'aménagement aient pu accorder un poids autre que marginal ou symbolique aux intérêts de la requérante ou à l'intérêt public connexe qu'il y a à maintenir la diversité culturelle en protégeant des modes de vie traditionnels.

Nous avons donc mis en balance la gravité de l'ingérence dans les droits de la requérante avec les arguments relatifs à la protection de l'environnement et qui s'opposent à ce qu'elle occupe son terrain. Sans être négligeables, ces derniers ne sont pas selon nous d'une nature ou d'une importance telle qu'ils témoignent d'un « besoin social impérieux » lorsqu'on les compare avec ce qui est en jeu pour la requérante. Rien dans la procédure d'aménagement n'a montré qu'il existait un autre endroit où la requérante aurait pu raisonnablement aller s'installer avec ses caravanes. Il a été constaté en 1985 que les autorités locales n'avaient pas respecté leur obligation de fournir aux Tsiganes des capacités d'accueil suffisantes dans la région ; le ministre leur a intimé l'ordre d'y remédier, sans qu'aucune amélioration concrète ne soit intervenue depuis lors. Dans ces conditions, nous constatons que les mesures d'aménagement et d'exécution ont outrepassé la marge d'appréciation accordée aux autorités internes et n'étaient pas proportionnées au but légitime que constitue la protection de l'environnement. Elles ne sauraient donc passer pour « nécessaires dans une société démocratique ».

5.  En formulant cette conclusion, nous nous sommes demandé si, comme le Gouvernement en avait exprimé la crainte, cela ne revenait pas à exclure les Tsiganes des mécanismes d'exécution en matière d'aménagement et à leur donner carte blanche pour s'installer où bon leur semble. Or il ressort clairement de l'historique de l'application des mesures relatives aux sites pour les Tsiganes, tant publics que privés (paragraphes 36-37, 46 et 49 de l'arrêt), que, depuis longtemps, les autorités locales ne prévoient pas réellement les besoins des Tsiganes dans leurs politiques d'aménagement. Les difficultés que rencontrent ces derniers ont été reconnues au niveau interne avec la « tolérance » de certains sites non officiels et la recommandation faite aux autorités locales d'user de leurs pouvoirs d'exécution « draconiens » avec sensibilité (paragraphes 47-48 de l'arrêt). Cela indique que le gouvernement a déjà pleinement conscience de ce que le cadre législatif et politique ne répond pas en pratique aux besoins de la minorité tsigane et que sa politique consistant à confier aux autorités locales le soin de fournir des capacités d'accueil aux Tsiganes n'a eu qu'une efficacité limitée (paragraphes 49-52 de l'arrêt). La complexité de la question a été évoquée plus haut et il ne nous appartient pas d'imposer une quelconque solution particulière au Royaume-Uni. Toutefois, il est à notre avis disproportionné de prendre des mesures pour expulser une famille tsigane de son domicile situé sur son propre terrain lorsqu'il n'a pas été démontré qu'il existait d'autres sites autorisés où celle-ci aurait pu raisonnablement aller s'installer (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Buckley précité, p. 1281, § 26, et p. 1294, § 81, où les problèmes de vandalisme qui auraient existé sur le site officiel situé à 700 mètres du terrain de la requérante n'ont pas semblé constituer une réelle menace pour la santé ou la sécurité de celle-ci ou de sa famille). Il appartient donc aux autorités d'adopter les mesures qu'elles estiment adéquates pour que le système d'aménagement se concilie réellement avec le droit des Tsiganes, telle la requérante, au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile.

6.  En alléguant que les Tsiganes sont libres de camper sur tout site caravanier doté d'un permis d'aménagement (paragraphe 97 de l'arrêt), la majorité ignore qu'en réalité les Tsiganes ne sont pas les bienvenus sur les sites résidentiels privés, qui pratiquent en tout état de cause des prix prohibitifs. Ils ne peuvent même pas utiliser ces sites résidentiels privés de manière saisonnière ou temporaire. Les services de l'aménagement reconnaissent eux-mêmes que les seuls terrains ouverts aux Tsiganes sont ceux qui appartiennent aux autorités locales ou sont achetés par les Tsiganes. La question n'est pas que ceux-ci font valoir des préférences particulières en matière d'emplacement et d'installations, sans aucun lien avec leurs ressources (paragraphe 112 de l'arrêt). Ils ne disposent, comme le montre cette affaire, que de possibilités extrêmement limitées, à supposer même qu'elles existent.

7.  Nous contestons également la pertinence, voire la validité, de la déclaration figurant au paragraphe 99 de l'arrêt selon laquelle l'article 8 ne reconnaît pas le droit de se voir fournir un domicile. En l'occurrence, la requérante possédait un domicile, sa caravane stationnée sur son terrain, mais on l'empêchait de s'y installer. En outre, il ne ressort pas de la jurisprudence de la Cour que le droit de se voir fournir un domicile soit totalement exclu du champ d'application de l'article 8. La Cour a reconnu qu'il peut y avoir des circonstances dans lesquelles le refus des autorités de prendre des mesures pour aider à résoudre des difficultés de logement peut soulever un problème sur le terrain de l'article 8 – par exemple dans l'affaire Marzari précitée, où la Cour a dit que le refus des autorités d'aider à se loger une personne souffrant d'une maladie grave peut, dans certaines circonstances, soulever une question en raison de l'impact de ce refus sur la vie privée de cette personne. L'Etat a donc des obligations à sa charge lorsqu'existe un lien direct et immédiat entre les mesures demandées par le requérant et la vie privée de celui-ci (arrêt Botta c. Italie du 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 422, §§ 33-34).

8.  Enfin, nous ne saurions penser avec la majorité que le fait d'accorder la protection de l'article 8 à une Tsigane habitant illégalement dans une caravane sur son terrain soulèverait, par rapport aux autres personnes, des problèmes au regard de l'article 14 dans la mesure où les lois sur l'urbanisme continuent de leur interdire de construire une maison sur leur terrain dans la même zone (paragraphe 95 de l'arrêt). Cette façon de voir néglige le fait, pourtant reconnu précédemment par la majorité, que le mode de vie suivi en l'espèce par la requérante, celui des Tsiganes, élargit la portée de l'article 8, ce qui ne serait pas nécessairement le cas pour une personne vivant dans une maison classique, mode de logement sur lequel pèsent moins de contraintes. Ces situations ne sauraient être analogues. Au contraire, il peut y avoir discrimination lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (arrêt Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV).

9.  Pour conclure, nous répétons qu'un constat de violation en cette affaire ne veut pas nécessairement dire que les Tsiganes peuvent s'installer librement sur n'importe quel terrain dans le pays. Si l'on montrait qu'il y a d'autres sites à leur disposition, la balance pencherait plutôt du côté de la protection de l'environnement que de celui de l'intérêt de la famille tsigane à résider sur le site en cause. La législation et les politiques britanniques en la matière reconnaissent depuis longtemps la nécessité de répondre aux besoins particuliers des Tsiganes. La législation interne accorde aux sans-abri le droit de se voir fournir un hébergement (paragraphe 54 de l'arrêt). Notre point de vue – à savoir que l'article 8 de la Convention impose aux autorités l'obligation positive de veiller à ce que les Tsiganes bénéficient en pratique et de manière effective de la possibilité d'exercer leur droit au respect de leur domicile et de leur vie privée et familiale, conformément à leur mode de vie traditionnel – ne constitue pas une nouveauté radicale.

10.  Nous concluons qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.

11.  Nous avons voté pour la non-violation de l'article 1 du Protocole no 1 et de l'article 14 de la Convention car, vu notre ferme conviction qu'il y a eu violation de l'article 8 dans les circonstances de l'espèce, il ne demeure aucune question distincte à examiner.


OPINION séparée DE M. LE JUGE BONELLO

(Traduction)

1.  J'ai voté pour la violation de l'article 8 pour les raisons exposées dans l'opinion dissidente commune à moi-même et d'autres juges.

2.  Je me suis rallié, sans enthousiasme, à l'avis partagé par la majorité et la minorité, à savoir que les mesures auxquelles la requérante a été soumise étaient « prévues par la loi ». Eu égard à la jurisprudence actuelle de la Cour, il était à mon avis difficile de parvenir à une autre conclusion. Je suggère toutefois que la Cour ne s'en tienne pas là.

3.  Toute mesure qui restreint l'exercice d'un droit fondamental doit respecter le principe de légalité : elle doit être prévue par la loi. Or j'estime qu'une lecture correcte de l'article 8 aurait pu, et peut-être même dû, conduire en cette affaire à une conclusion différente.

4.  Les autorités se trouvaient manifestement dans l'illégalité dès avant que la requérante ne fasse elle-même la loi. L'article 6 de la loi de 1968 sur les sites caravaniers (jusqu'au remplacement de cette dernière par la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public – paragraphe 42 de l'arrêt) imposait aux autorités locales «  autant que de besoin [d']offrir des capacités d'accueil suffisantes aux Tsiganes résidant ou séjournant fréquemment dans leur secteur ». De fait, on a constaté en 1985 que les autorités locales n'avaient pas respecté leur obligation de fournir aux Tsiganes des capacités d'accueil suffisantes dans la région et elles n'ont pas tenu compte d'une directive du ministre leur intimant l'ordre d'y remédier.

5.  Je pense qu'une autorité publique qui ne se conforme pas à ses obligations légales ne doit pas être autorisée à plaider qu'elle agit de manière « prévue par la loi ». La théorie constitutionnelle classique des « mains propres » interdit aux personnes qui ont déjà enfreint la loi d'invoquer la protection de celle-ci.

6.  Une autorité publique doit respecter la loi tout autant qu'un particulier. Elle a une responsabilité infiniment supérieure à celle des personnes appartenant à des catégories vulnérables, qui sont quasiment contraintes d'ignorer la loi pour être en mesure d'exercer leur droit fondamental au respect de leur vie privée et familiale – et qui doivent enfreindre la loi par suite des manquements précédemment commis par les autorités publiques.

7.  En l'espèce, les autorités publiques comme la personne concernée avaient sans conteste outrepassé les bornes de la légalité. C'est toutefois le défaut d'observation de la loi commis par l'autorité publique qui a provoqué et précipité un même manquement de la part de cette personne. Cette inobservation des autorités a fait naître une situation qui justifie presque d'invoquer en défense l'argument de nécessité. On n'a pas encore bien expliqué pour quelle raison une cour des droits de l'homme devrait considérer une grave entorse à la loi commise par les puissants plus favorablement que celle commise par les faibles parce qu'ils y sont contraints et forcés.

8.  Voilà une situation où une personne a dû enfreindre la loi parce que, l'infraction de l'autorité publique étant couverte, elle s'est trouvée « prise au piège ». Il est selon moi troublant qu'une cour se prononce en faveur de l'autorité publique contre cette personne. Une cour des droits de l'homme qui conclut qu'une autorité a agi de manière « prévue par la loi », alors que cette dernière ne se trouvait à l'évidence pas du côté de l'état de droit, remet encore plus gravement en cause l'échelle de valeurs établie en matière d'éthique.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE CHAPMAN c. ROYAUME-UNI, 18 janvier 2001, 27238/95