CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE SEKMADIENIS LTD. c. LITUANIE, 30 janvier 2018, 69317/14

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Chronologie de l’affaire

Commentaires13

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Roseline Letteron · Liberté, Libertés chéries · 15 février 2023

La date du 9 février 2023 restera marquée d'une pierre noire pour la chaîne C8. D'un côté, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) lui a infligé une amende de 3,5 millions d'euros. De l'autre, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 9 février 2023 C8 (Canal +) c. France, ne voit pas d'ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression dans deux précédentes sanctions visant la même chaîne de télévision, l'une de suspension des messages publicitaires pendant quinze jours avant et pendant l'émission contestée, l'autre de 3 …

 

Conclusions du rapporteur public · 6 mai 2021

N° 440091 – Association pour la Fondation de Service Politique Séance du 7 avril 2021 Décision du 6 mai 2021 5ème et 6ème chambres réunies Inédite. Conclusions Mme Cécile Barrois de Sarigny, Rapporteure publique C'est une chronique ratée, de l'aveu même de son auteur, qui conduit devant vous l'association pour la Fondation de service politique. Réagissant à l'interdiction par la justice Brésilienne de la diffusion d'une fiction parodique dans laquelle Jésus-Christ semblait entretenir une relation homosexuelle1, l'humoriste Frédéric F... a consacré la chanson qu'il dévoile chaque semaine …

 

Roseline Letteron · Liberté, Libertés chéries · 5 novembre 2020

Les attentats qui se sont déroulés à Vienne, dans la soirée du 2 novembre 2020, ont fait plusieurs morts dans le centre de la capitale autrichienne, notamment dans une rue où se situe la plus importante synagogue de la ville, et près de l'opéra. De nombreux coups de feu ont été tirés, visant en particulier des cafés encore ouverts au public dans cette dernière soirée précédent le confinement lié à la Covid. Dans l'état actuel de l'enquête on ignore encore le déroulement exact des évènements ainsi que le nombre de terroristes impliqués. Mais les forces de l'ordre ont tué un auteur de coups …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 30 janv. 2018, n° 69317/14
Numéro(s) : 69317/14
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 81, 21 octobre 2010
Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], n° 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)
Aydın Tatlav c. Turquie, n° 50692/99, § 28, 2 mai 2006
Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, n° 72596/01, § 79, 4 novembre 2008
Barankevitch c. Russie, n° 10519/03, § 31, 26 juillet 2007
Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, 20 juin 2017
Bédat c. Suisse [GC], n° 56925/08, § 48, CEDH 2016
Delfi AS c. Estonie [GC], n° 64569/09, § 122, CEDH 2015
Giniewski c. France, n° 64016/00, CEDH 2006 I
Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998 VI
İ.A. c. Turquie, n° 42571/98, § 24, CEDH 2005 VIII
Otto Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, série A n° 295 A
Klein c. Slovaquie, n° 72208/01, § 47, 31 octobre 2006
Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], n° 37553/05, §§ 113-115, CEDH 2015
Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], n° 17224/11, § 75, 27 juin 2017
Morice c. France [GC], n° 29369/10, § 124, CEDH 2015
Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], n° 16354/06, CEDH 2012 (extraits)
Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, série A n° 133
Murphy c. Irlande, n° 44179/98, § 67, CEDH 2003 IX (extraits)
Perinçek c. Suisse [GC], n° 27510/08, §§ 131-138, CEDH 2015 (extraits)
Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], n° 931/13, CEDH 2017 (extraits)
Terentiev c. Russie, n° 25147/09, § 22, 26 janvier 2017
Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, n° 68354/01, § 33, 25 janvier 2007
VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, n° 24699/94, §§ 75-76, CEDH 2001 VI
Von Hannover c. Allemagne (n° 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 101, CEDH 2012
Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, §§ 57-58, Recueil des arrêts et décisions 1996 V
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression) ; Dommage matériel - réparation (Article 41 - Dommage matériel ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-180645
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2018:0130JUD006931714
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Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SEKMADIENIS LTD. c. LITUANIE

(Requête no 69317/14)

ARRÊT

STRASBOURG

30 janvier 2018

DÉFINITIF

30/04/2018

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Sekmadienis Ltd. c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, Présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Péter Paczolay, juges,
et Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 69317/14) dirigée contre la République de Lituanie et dont une société à responsabilité limitée de droit lituanien, Sekmadienis Ltd. (« la société requérante »), a saisi la Cour le 20 octobre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La société requérante a été représentée par Me K. Liutkevičius, avocat à Vilnius. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme K. Bubnytė.

3.  La société requérante s’était vu infliger une amende pour avoir diffusé des publicités jugées contraires à la morale publique. S’estimant victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, elle invoquait l’article 10 de la Convention.

4.  Le 8 septembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  La société requérante est une société à responsabilité limitée de droit lituanien dont le siège social se trouve à Vilnius.

A.  Les publicités diffusées par la société requérante

6.  Aux mois de septembre et octobre 2012, la société requérante mena pendant une quinzaine de jours une campagne publicitaire pour une nouvelle ligne de vêtements du créateur R.K. Dans ce cadre, elle diffusa trois publicités visuelles (« les publicités ») sur vingt panneaux publicitaires situés dans différents lieux publics de la ville de Vilnius, ainsi que sur le site Internet de R.K.

7.  La première publicité montrait un jeune homme auréolé vêtu d’un jean, qui portait un bandeau dans ses cheveux longs et arborait plusieurs tatouages. Au bas de l’image figurait la légende suivante : « Jésus, quel pantalon ! » (Jėzau, kokios tavo kelnės!).

8.  La deuxième montrait une jeune femme vêtue d’une robe blanche et portant une coiffe ornée de fleurs blanches et rouges. Le visage auréolé, elle tenait un rang de perles. Au bas de l’image, on pouvait lire la légende suivante : « Marie chérie, quelle robe ! » (Marija brangi, kokia suknelė!).

9.  Sur la troisième publicité, l’homme et la femme, portant les mêmes vêtements et accessoires que sur les deux autres affiches, posaient ensemble. L’homme était en position semi-allongée et la femme se tenait debout à côté de lui, une main posée sur sa tête et l’autre sur son épaule. La légende figurant au bas de l’image était ainsi libellée : « Jésus Marie, quel look ! » (Jėzau Marija, kuo čia apsirengę!).

B.  La procédure menée devant l’autorité nationale de protection des droits des consommateurs

10.  Le 28 septembre et le 1er octobre 2012, l’Autorité nationale de protection des droits des consommateurs (Valstybinė vartotojų teisių apsaugos tarnyba – ci-après, « l’ANPDC ») reçut quatre plaintes téléphoniques de particuliers qui jugeaient ces publicités contraires à l’éthique et offensantes pour les croyants.

11.  Après avoir reçu ces plaintes, l’ANPDC sollicita l’avis de l’Agence lituanienne de publicité (Lietuvos reklamos biuras – ci-après, « l’ALP »), un organe d’autorégulation composé de spécialistes du secteur. Le 2 octobre 2012, une commission de l’ALP composée de sept membres conclut par cinq voix contre deux que les publicités étaient contraires aux principes généraux et aux articles 1 (décence) et 13 (religion) du code de déontologie publicitaire (paragraphe 37 ci-dessous). Elle s’exprima comme suit :

« La commission estime que ces publicités sont susceptibles de mécontenter les croyants. [On pourrait considérer qu’elles] humilient et rabaissent certaines personnes en raison de leur foi, de leurs convictions ou de leurs opinions. Les personnes religieuses ont toujours tendance à s’offusquer de l’utilisation de symboles ou de personnages religieux dans la publicité. Nous conseillons donc d’éviter de heurter leur dignité.

Dans le cas présent, les choses sont allées trop loin. (Šiuo atveju užsižaista per daug.)

Le recours à l’humour est compréhensible, mais il peut vraiment heurter les personnes religieuses. Nous pensons qu’il serait souhaitable de trouver d’autres personnages pour mettre en avant le caractère unique du produit.

(...)

Nous recommandons (...) de tenir compte des sentiments des croyants, d’adopter une attitude plus responsable à l’égard de la présence dans la publicité de sujets liés à la religion, et de cesser la diffusion des publicités en cause ou d’en changer les personnages. »

12.  Le 8 octobre 2012, l’ANPDC reçut d’un cabinet d’avocats de Kaunas une plainte concernant les publicités. Les auteurs de la plainte estimaient que ces publicités dégradaient des symboles religieux, heurtaient la sensibilité des croyants et créaient « un risque que la société ne perde le nécessaire sens du sacré et le respect élémentaire de la spiritualité » (kyla pavojus visuomenei nustoti būtinos sakralumo pajautos ir elementarios pagarbos dvasingumui). Ils demandaient à l’ANPDC d’infliger une amende à la société requérante et de lui ordonner de retirer les publicités au motif qu’elles étaient contraires à la morale et à l’ordre publics.

13.  L’ANPDC transmit à l’Inspection nationale des produits non alimentaires (Valstybinė ne maisto produktų inspekcija – ci-après « l’Inspection ») les plaintes susmentionnées et l’avis rendu par l’ALP (paragraphes 10 à 12 ci-dessus). Le 9 octobre 2012, l’Inspection fit savoir à la société requérante que les publicités étaient peut-être contraires à la morale publique et, partant, à l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité (paragraphe 34 ci-dessous). Elle s’exprima en ces termes :

« Après examen des éléments qui lui ont été communiqués, l’Inspection considère que ces publicités font un usage irrespectueux et déplacé de symboles religieux. Les personnes religieuses ont toujours tendance à s’offusquer de l’utilisation de symboles ou de personnages religieux dans la publicité. Elles peuvent être offensées par l’exploitation de symboles religieux à des fins futiles. Une publicité ne doit pas inclure des messages ou des images qui heurtent les sentiments religieux ou qui révèlent un manque de respect pour les croyants. »

14.  La société requérante communiqua à l’Inspection des observations écrites. Elle y expliquait tout d’abord que dans les publicités litigieuses, le mot « Jésus » n’était pas utilisé comme une apostrophe adressée à un personnage religieux mais comme une interjection, communément employée dans la langue parlée, qui se rapprochait d’expressions telles que « oh mon Dieu ! », « Seigneur ! », « à Dieu ne plaise ! » (Dievuliau, Viešpatie, gink Dieve) et bien d’autres encore. Elle affirmait que ce mot, couramment utilisé pour exprimer des émotions, avait perdu sa portée exclusivement religieuse. Elle ajoutait que les personnes représentées dans les publicités ne présentaient pas une ressemblance manifeste avec des personnages religieux mais que, à supposer même que ce fût le cas, l’image n’était pas irrespectueuse mais esthétique, contrairement à nombre d’objets de piété kitsch et de mauvaise qualité vendus sur les marchés. Elle arguait par ailleurs qu’il n’y avait pas de religion d’État en Lituanie, et que les intérêts d’un groupe – en l’occurrence celui des catholiques pratiquants – ne pouvaient donc être assimilés à ceux de la société dans son ensemble. Enfin, elle affirmait que l’avis rendu par l’ALP était fondé sur un ressenti et non sur des faits avérés, ainsi que le montraient notamment, selon elle, certaines phrases comme : « [l]es personnes religieuses ont toujours tendance à s’offusquer de l’utilisation de symboles ou de personnages religieux dans la publicité » ou encore « les choses sont allées trop loin » (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle soutenait donc que les publicités en question n’allaient à l’encontre d’aucune loi, et qu’affirmer le contraire serait attentatoire au droit à la liberté de pensée et d’expression, protégé par la Constitution.

15.  Le 27 novembre 2012, l’Inspection établit un procès-verbal constatant la violation par la société requérante de la loi relative à la publicité. Reprenant pour l’essentiel le contenu de la lettre qu’elle avait adressée précédemment à l’intéressée (paragraphe 13 ci‑dessus), elle ajoutait que « les publicités de cette nature heurt[aient] les sentiments religieux » et que « le respect élémentaire de la spiritualité [était] en train de disparaître » (nelieka elementarios pagarbos dvasingumui). Ce procès‑verbal fut transmis à l’ANPDC.

16.  Le 29 janvier 2013, l’ANPDC demanda à la Conférence des évêques de Lituanie (Lietuvos vyskupų konferencija) – l’autorité territoriale de l’Église catholique romaine en Lituanie – de se prononcer sur les publicités. Le 5 mars 2013, la Conférence des évêques rendit son avis. Elle s’y exprimait en ces termes :

« Les symboles religieux ne sont pas de simples signes, images ou logos. Dans la tradition chrétienne, un symbole religieux est un signe visible représentant la réalité sacrée invisible.

Ces publicités (...) contiennent une référence à la fois visuelle et écrite à des objets religieux sacrés, notamment à un rosaire, aux noms de Jésus et de Marie et au symbole de la Pietà.

En tant que symboles de la foi, le Christ et Marie représentent certaines valeurs morales et incarnent la perfection éthique. En conséquence, les fidèles voient en eux des modèles de conduite et d’idéal de vie. La représentation déplacée qui est faite du Christ et de Marie dans ces publicités incite à la frivolité à l’égard des valeurs éthiques de la foi chrétienne, et elle met en avant un style de vie incompatible avec les principes des croyants. L’image du Christ et de Marie, symboles sacrés du christianisme, s’en trouve dégradée. C’est pourquoi ces publicités heurtent la sensibilité des croyants. Il est contraire à la morale publique de dégrader et de dénaturer des symboles religieux en en altérant délibérément la signification, a fortiori dans un but commercial. En vertu de l’article 4 de la loi relative à la publicité, pareille démarche ne peut donc être autorisée. »

17.  Le 21 mars 2013, l’ANPDC organisa une réunion à laquelle participèrent des représentants de la société requérante, de l’Inspection nationale des produits non alimentaires et de la Conférence des évêques de Lituanie. Un représentant de la Conférence des évêques réaffirma la position de l’épiscopat (paragraphe 16 ci-dessus) et déclara que la Conférence avait reçu des plaintes d’une centaine de fidèles au sujet des publicités. Les représentants de la société requérante reprirent eux aussi pour l’essentiel la thèse qu’ils avaient présentée à l’Inspection (paragraphe 14 ci-dessus). Ils arguèrent notamment que l’apparence des personnages figurant dans les publicités différait à plusieurs égards des représentations faites de Jésus et de Marie dans l’art religieux, et qu’une société instruite et cosmopolite n’assimilerait pas n’importe quelle image avec l’art religieux. Ils ajoutèrent que les publicités en question reposaient sur des jeux de mots et qu’elles avaient pour but d’être amusantes et non offensantes.

18.  Le même jour, l’ANPDC rendit sa décision. Elle y concluait que la société requérante avait enfreint l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité (paragraphe 34 ci-dessous). Elle considérait que, même si elle n’était définie dans aucun instrument juridique, la notion de « morale publique » impliquait nécessairement l’obligation de respecter les droits et intérêts d’autrui. Elle indiquait également que « la publicité [devait] être de bon goût et correspondre aux normes morales les plus élevées », et qu’une « publicité de nature à humilier ou rabaisser certaines personnes en raison de leur foi, de leurs convictions ou de leurs opinions [devait] être jugée immorale et inacceptable ». Elle estimait que « considérés dans leur ensemble, les différents éléments composant les publicités – les personnages, les symboles et leur position – créaient aux yeux du consommateur moyen l’impression que les personnes et objets représentés avaient un rapport avec des symboles religieux ». Elle poursuivait en ces termes :

« Appelée à déterminer si, en l’espèce, l’utilisation de symboles religieux est contraire à la morale publique, [l’ANPDC] note que les personnes religieuses ont tendance à s’offusquer de l’utilisation de symboles ou de personnages religieux dans la publicité, surtout lorsque la forme d’expression artistique choisie n’est pas acceptable aux yeux de la société – ici par exemple, Jésus et Marie arborent des tatouages. [L’ANPDC] souscrit également à l’avis de la Conférence des évêques de Lituanie selon lequel en l’espèce, l’utilisation de symboles religieux à des fins commerciales a dépassé les limites de ce qui est tolérable. Elle considère que le fait d’utiliser le nom de Dieu à des fins commerciales est contraire à la morale publique. Gardant ces éléments à l’esprit, elle note que la représentation déplacée qui est faite du Christ et de Marie dans les publicités en question incite à la frivolité à l’égard des valeurs éthiques de la foi chrétienne et met en avant un style de vie incompatible avec les principes des croyants, de sorte que l’image du Christ et de Marie, symboles sacrés du christianisme, s’en trouve dégradée (...).

De plus, cette représentation déplacée du Christ et de Marie dans les publicités en question n’était pas seulement susceptible de heurter la sensibilité des croyants, elle a effectivement offensé un certain nombre de personnes puisque [l’ANPDC] a reçu des plaintes à cet égard (...) et que [près d’une centaine de] croyants ont adressé une lettre à la Conférence des évêques de Lituanie pour exprimer leur mécontentement. Ces circonstances démontrent la réalité du ressenti négatif des croyants.

Il convient de souligner que le respect envers la religion est incontestablement une valeur morale. Partant, un manque de respect envers la religion va à l’encontre de la morale publique. »

19.  L’ANPDC conclut donc que les publicités étaient constitutives d’une infraction à l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité (paragraphe 34 ci-dessous). Pour fixer le montant de l’amende, elle tint compte des éléments suivants. D’un côté, les publicités avaient été affichées dans des lieux publics et avaient donc sans aucun doute été vues par un grand nombre de personnes, et elles avaient fait l’objet de plusieurs plaintes. De l’autre, elles avaient été diffusées pendant quelques semaines seulement et uniquement dans la ville de Vilnius ; la société requérante les avait retirées après avoir reçu un avertissement des autorités, elle avait coopéré avec l’ANPDC et c’était la première fois qu’elle commettait ce type de violation. En conséquence, l’intéressée se vit infliger une amende de 2 000 litai lituaniens (LTL), soit 580 euros (EUR) environ (paragraphe 36 ci‑dessous).

C.  La procédure menée devant les juridictions internes

1.  La procédure menée devant le tribunal administratif régional de Vilnius

20.  La société requérante saisit le tribunal administratif d’un recours contre la décision de l’ANPDC (paragraphes 18 et 19 ci-dessus), soutenant que les personnes et objets qui figuraient dans les publicités n’avaient rien à voir avec des symboles religieux. Elle arguait que ni les personnages représentés, ni leurs vêtements, ni leur posture ni leur expression faciale ne ressemblaient aux représentations faites de Jésus-Christ et de la Vierge Marie dans l’art religieux. Elle estimait que la seule similitude physique résidait dans le fait que l’homme avait les cheveux longs, mais que l’on ne pouvait considérer chaque homme aux cheveux longs comme une représentation de Jésus. Elle affirmait également que les expressions « Jésus ! », « Marie chérie ! » et « Jésus Marie ! » étaient des interjections communément employées dans la langue parlée pour exprimer une émotion, et que, dans les publicités, elles étaient utilisées comme jeux de mots et non en référence à la religion.

21.  Elle soutenait également que la loi relative à la publicité n’interdisait pas expressément toute utilisation de symboles religieux dans la publicité, mais seulement celle qui serait susceptible de heurter la sensibilité de certaines personnes ou d’inciter à la haine (paragraphe 34 ci-dessous). Elle arguait que les publicités n’étaient aucunement offensantes ou irrespectueuses, et que l’ANPDC n’avait expliqué ni en quoi elles avaient « dépassé les limites de ce qui [était] tolérable » ni en quoi « le fait d’utiliser le nom de Dieu à des fins commerciales [était] contraire à la morale publique » (paragraphe 18 ci-dessus). Elle ajoutait que le fait qu’une centaine de personnes (paragraphes 10, 12 et 17 ci-dessus) s’étaient plaintes ne suffisait pas à établir que la majorité des croyants de Lituanie se fussent sentis offensés par les publicités.

22.  Enfin, la société requérante soutenait que les publicités étaient le produit d’une activité artistique et qu’elles étaient par conséquent protégées en tant que mode d’exercice du droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution.

23.  Le 12 novembre 2013, le tribunal administratif régional de Vilnius rejeta le recours de la société requérante. Considérant que l’ANPDC avait correctement apprécié tous les éléments pertinents (paragraphes 18 et 19 ci‑dessus), il conclut que « la forme de publicité utilisée par [la société requérante était] interdite car elle dénatur[ait] le but principal de symboles religieux (c’est-à-dire d’objets de religion) respectés par une communauté religieuse, à savoir l’évocation d’une divinité ou du sacré ».

2.  La procédure menée devant la Cour administrative suprême

24.  La société requérante fit appel de cette décision, en répétant les arguments qu’elle avait soulevés dans son premier recours (paragraphes 20 à 22 ci‑dessus). À l’appui de sa thèse, elle citait quatre autres publicités pour divers produits dans lesquelles étaient représentés des figures et symboles religieux ainsi que des prêtres catholiques, notamment une publicité pour une bière dans laquelle on pouvait voir une statuette en bois de Jésus typique de l’art populaire lituanien (Rūpintojėlis). Elle soutenait que ces exemples confirmaient que, ainsi qu’elle l’avançait, l’usage de symboles religieux dans la publicité n’était pas interdit en lui-même mais n’était prohibé que s’il était offensant ou haineux. Or, selon elle, les publicités en cause n’étaient ni offensantes ni haineuses puisqu’elles ne contenaient aucun slogan ni aucune représentation propres à rabaisser directement les croyants ou à inciter à la haine religieuse.

25.  Le 25 avril 2014, la Cour administrative suprême débouta la société requérante. Elle tint le raisonnement suivant :

« En l’espèce, l’ensemble des pièces du dossier permettent de conclure que les publicités diffusées par [la société requérante] sont clairement contraires à la morale publique. En effet, la religion, qui représente une certaine vision du monde, contribue inévitablement au développement moral de la société. Les symboles de nature religieuse occupent une place importante dans le système de valeurs spirituelles des individus et de la société ; et l’usage déplacé de ces symboles les dévalorise [et] va à l’encontre de la morale et des normes éthiques universellement admises. La forme de publicité [choisie par la société requérante] est contraire aux bonnes mœurs et au principe du respect des valeurs et des symboles sacrés de la foi chrétienne. Dès lors, [ces publicités] sont contraires à l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité.

(...)

Dans son recours, [la société requérante] allègue qu’il n’y a aucune raison objective de conclure que les publicités aient heurté la sensibilité des croyants (...). Il convient de rappeler sur ce point que le dossier contient une lettre que près de cent croyants ont envoyée à la Conférence des évêques de Lituanie pour exprimer leur mécontentement à l’égard des publicités en question. Cet élément infirme les arguments [de la société requérante], lesquels sont par conséquent rejetés pour défaut de fondement. »

3.  La demande de réouverture de la procédure émanant du président de la Cour administrative suprême

26.  Le 21 août 2014, le président de la Cour administrative suprême demanda à la haute juridiction de déterminer s’il y avait lieu de rouvrir la procédure menée dans l’affaire de la société requérante (paragraphes 40 et 41 ci‑dessous). Il considérait en effet qu’il était nécessaire de vérifier si, dans sa décision du 25 avril 2014 (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour administrative suprême avait, d’une part, dûment répondu aux arguments avancés par la société requérante relativement aux conditions dans lesquelles il était possible de restreindre le droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution et par plusieurs instruments juridiques internationaux et, d’autre part, correctement examiné la nécessité et la proportionnalité des mesures constitutives d’une restriction du droit de la société requérante à la liberté d’expression, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Il indiquait que dans le cas contraire, il y aurait lieu de considérer que la Cour administrative suprême n’avait pas correctement appliqué le droit matériel et que sa jurisprudence ne s’orientait pas dans la bonne direction.

27.  Le 20 novembre 2014, la Cour administrative suprême, siégeant en une formation différente de celle qui avait rendu la décision, refusa de rouvrir l’affaire, au motif que, la procédure ayant été close par une décision définitive, elle n’aurait pu être rouverte qu’en cas d’erreur manifeste d’interprétation ou d’application de la loi, et non au simple motif qu’une interprétation différente de la loi aurait été possible.

28.  La Cour administrative suprême observa que le droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution, n’était pas un droit absolu, et qu’il pouvait être soumis à des restrictions (paragraphes 31 et 42 à 44 ci-dessous), notamment dans les cas prévus à l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité (paragraphe 34 ci-dessous). Elle déclara que les juges qui avaient rendu la décision du 25 avril 2014 (paragraphe 25 ci-dessus) n’avaient pas privé la société requérante de son droit à la liberté d’expression mais mis en balance ce droit et la morale publique, et considéré que celle-ci primait. Considérant que cette décision n’avait pas privé la société requérante de la substance de son droit et qu’elle n’était pas manifestement disproportionnée puisque le montant de l’amende infligée était proche du montant minimum prévu par la loi (paragraphe 36 ci-dessous), elle conclut qu’il n’y avait pas de raison de conclure que la loi n’avait pas été interprétée et appliquée correctement.

29.  La Cour administrative suprême observa en outre que les publicités poursuivaient un but purement commercial et qu’elles n’avaient pas pour finalité de contribuer à un débat public sur la religion ou les symboles religieux. S’appuyant sur les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Müller et autres c. Suisse (24 mai 1988, § 35, série A no 133) et Otto-Preminger-Institut c. Autriche (20 septembre 1994, § 50, série A no 295‑A), elle déclara qu’il ne se dégageait pas en Europe une conception uniforme de l’importance de la religion dans la société et que les points de vue à cet égard pouvaient même varier au sein d’un même pays. Elle en conclut qu’il n’était pas possible d’énoncer une définition exhaustive de ce qui constituerait une restriction admissible de la liberté d’expression lorsque cette liberté serait exercée au détriment des sentiments religieux d’autrui, et que, dès lors, les autorités nationales disposaient d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de pareille ingérence. Elle considéra que la formation qui avait rendu la décision du 25 avril 2014 avait tenu compte du fait que le catholicisme était la religion d’une part très importante de la population lituanienne et que l’utilisation dans les publicités de ses symboles les plus importants d’une manière qui en déformait le sens avait heurté la sensibilité des croyants.

30.  La Cour administrative suprême conclut donc que les juges qui avaient rendu la décision du 25 avril 2014 avaient dûment justifié la restriction apportée au droit à la liberté d’expression de la société requérante et qu’ils avaient correctement appliqué l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Les dispositions constitutionnelles et légales

1.  La Constitution de la République de Lituanie

31.  Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :

Article 25

« Chacun a le droit d’avoir ses propres convictions et de les exprimer librement.

Nul ne peut être empêché de rechercher, de recevoir ou de communiquer des informations et des idées.

La liberté d’exprimer des convictions et de recevoir et de communiquer des informations ne peut être restreinte autrement que par la loi et dans la mesure nécessaire à la protection de la santé, de l’honneur ou de la dignité de l’être humain, de la vie privée, de la morale ou de l’ordre constitutionnel.

La liberté d’exprimer des convictions et de communiquer des informations est incompatible avec les actes constitutifs d’infractions pénales, tels que l’incitation à la haine fondée sur l’appartenance nationale, raciale, religieuse ou sociale, l’incitation à la violence ou à la discrimination, la diffamation et la désinformation.

(...) »

Article 26

« Il ne peut être apporté aucune restriction à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Chacun a le droit de choisir librement sa religion ou ses croyances et, seul ou avec d’autres, en privé ou en public, de professer sa religion, de célébrer des cérémonies religieuses et de pratiquer et enseigner ses croyances.

Nul ne peut forcer quiconque ni être forcé par quiconque à choisir ou à professer une religion ou des croyances.

La liberté de professer et de propager une religion ou des croyances ne peut être restreinte autrement que par la loi et dans la mesure strictement nécessaire pour garantir la sécurité de la société, l’ordre public, la santé ou la morale de la population, ou d’autres droits et libertés fondamentaux de la personne.

(...) »

Article 27

« Ni les convictions, ni la religion pratiquée, ni les croyances ne peuvent excuser la commission d’une infraction ou un manquement à la loi. »

Article 28

« Chacun doit, dans l’exercice de ses droits et libertés, respecter la Constitution et les lois de la République de Lituanie et s’abstenir de porter atteinte aux droits et libertés d’autrui. »

Article 43

« L’État reconnaît les Églises et organisations religieuses traditionnellement présentes en Lituanie. Il reconnaît également les autres Églises et organisations religieuses si elles jouissent d’un soutien dans la société et que leurs enseignements et leurs pratiques ne sont pas contraires au droit ou à la morale publique.

(...)

Il n’y a pas de religion d’État en Lituanie. »

2.  La loi relative à la publicité

32.  L’article 2 § 8 de la loi relative à la publicité définit la publicité comme une information, transmise sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit, relative à une activité économique, commerciale, financière ou professionnelle et visant à inciter autrui à faire l’acquisition de biens ou à utiliser des services.

33.  L’article 3 (principes relatifs à la publicité) dispose que la publicité doit être décente, exacte et clairement reconnaissable.

34.  Du 1er janvier 2001 au 1er août 2013, l’article 4 § 2 (exigences générales en matière de publicité) énonçait ce qui suit :

« 2.  Est interdite toute publicité :

1)  contraire à la morale publique ;

2)  portant atteinte à l’honneur et à la dignité de l’être humain ;

3)  incitant à la haine ou à la discrimination fondées sur le sexe ou sur l’appartenance nationale, raciale, religieuse ou sociale, ayant un caractère diffamatoire ou propageant de fausses informations ;

4)  faisant l’apologie du recours à la force ou de l’agression, ou visant à créer la panique ;

5)  incitant à adopter un comportement porteur d’une menace pour la santé, la sécurité et l’environnement ;

6)  abusant des superstitions, de la confiance des gens, de leur inexpérience ou de leur ignorance ;

7)  citant sans avoir obtenu son consentement le prénom et le nom d’une personne, ses opinions, ou des informations sur sa vie privée ou sociale ou sur ses biens, ou utilisant son image sans son consentement ;

8)  employant des méthodes ou des technologies spéciales qui agissent sur le subconscient ;

9)  violant les droits de propriété intellectuelle attachés à des œuvres littéraires, artistiques ou scientifiques, ou tout droit connexe. »

35.  L’article 4 § 2 fut modifié le 16 mai 2013 et entra en vigueur dans sa nouvelle version le 1er août 2013. Il resta pour l’essentiel libellé dans les mêmes termes (paragraphe 34 ci-dessus), mais il y fut ajouté un alinéa 10 :

« 10)  exprimant du mépris à l’égard de symboles religieux des communautés religieuses reconnues en Lituanie. »

36.  À l’époque des faits, l’article 22 § 5 disposait que toute infraction à l’article 4 de la loi relative à la publicité était passible d’une amende pouvant aller de 1 000 LTL à 30 000 LTL (soit approximativement de 290 EUR à 8 690 EUR). Dans les cas où l’infraction était mineure et n’avait pas nui gravement aux intérêts protégés par la loi relative à la publicité, l’ANPDC pouvait, en se fondant sur les principes de l’équité et de la mesure, adresser un avertissement plutôt que d’infliger une amende.

3.  Le code de déontologie publicitaire

37.  Le code de déontologie publicitaire, adopté par l’Agence lituanienne de publicité (organe d’autorégulation composé de spécialistes du secteur) n’a pas force de loi. En ses passages pertinents, il est ainsi libellé :

Principes généraux

« La publicité doit être licite, exacte et équitable.

Elle ne doit pas violer ni méconnaître les lois en vigueur.

Elle ne doit pas renfermer de déclaration ni d’image de nature à porter atteinte à la dignité humaine, à heurter les sentiments religieux ou les convictions politiques, ou à promouvoir un comportement dangereux pour la santé et/ou pour l’environnement.

Elle doit toujours être élaborée de manière socialement responsable et respecter les exigences générales de loyauté de la concurrence applicables à toutes les entreprises.

Elle ne doit pas induire le consommateur en erreur, lui porter préjudice, ni abuser de sa confiance, de son inexpérience ou de son ignorance. Elle ne doit pas entamer la confiance du consommateur à l’égard de la publicité en général.

Elle doit être clairement reconnaissable comme telle et être présentée de manière distincte des autres types d’information. »

1.  Décence

« La publicité ne doit pas être contraire aux normes éthiques de la société. Elle ne doit jamais aller à l’encontre des exigences du bon goût, de la décence et du respect de la dignité humaine. Le simple fait qu’une publicité heurte certaines personnes ne la rend pas contraire au présent code. Néanmoins, il est recommandé aux concepteurs de publicités d’éviter les formulations et les images susceptibles de heurter la sensibilité d’un grand nombre de personnes.

Certaines publicités, bien que conformes aux normes éthiques habituelles, sont jugées désagréables car elles expriment un point de vue sur des questions qui divisent la société. En pareil cas, le concepteur doit tenir compte de la sensibilité de la société, faute de quoi il pourrait nuire à sa propre réputation et au produit dont il fait la promotion. L’annonce publicitaire elle-même en perdrait son utilité et son importance. »

13.  Religion

« La publicité ne doit pas heurter la sensibilité des croyants ni discréditer des convictions philosophiques. »

4.  La loi relative aux communautés et associations religieuses

38.  En vertu de l’article 5 de la loi relative aux communautés et associations religieuses, l’État reconnaît neuf communautés et associations religieuses traditionnellement présentes en Lituanie et faisant partie de son héritage historique, spirituel et social : l’Église catholique romaine, l’Église gréco-catholique, l’Église évangélique luthérienne, l’Église évangélique réformée, l’Église orthodoxe russe, l’Église des vieux-croyants, la communauté judaïque, la communauté sunnite et la communauté karaïte.

39.  L’article 6 dispose que d’autres communautés religieuses (non traditionnelles) peuvent être reconnues comme faisant partie de l’héritage historique, spirituel et social de la Lituanie si elles jouissent d’un soutien dans la population et si leurs enseignements et leurs rites ne sont pas contraires au droit ni à la morale publique. Cette reconnaissance signifie que l’État soutient l’héritage spirituel, culturel et social de ces religions. Une communauté religieuse peut demander à être reconnue vingt‑cinq ans après avoir été enregistrée pour la première fois en Lituanie. La reconnaissance est prononcée par le Parlement. (Depuis 2001, le Parlement a reconnu quatre communautés religieuses : l’Église évangélique baptiste, l’Église adventiste du septième jour, l’Église évangélique de Lituanie et l’Église néo-apostolique.)

5.  La loi relative aux procédures administratives

40.  À l’époque des faits, l’article 153 § 2 de la loi relative aux procédures administratives disposait en ses alinéas 10 et 12 que les procédures ayant abouti à une décision définitive des juridictions administratives pouvaient être rouvertes, notamment, lorsqu’il existait des éléments concrets indiquant qu’il y avait eu dans l’application des normes juridiques matérielles une erreur grave susceptible d’avoir conduit à l’adoption d’une décision contraire à la loi, ou lorsque la réouverture de l’affaire était nécessaire pour assurer l’uniformité de l’évolution de la jurisprudence administrative.

41.  À l’époque des faits, l’article 154 § 2 de la loi relative aux procédures administratives disposait que, dans des cas exceptionnels, le président de la Cour administrative suprême pouvait proposer la réouverture d’une procédure, s’il recevait soit une demande à cet effet du président d’un tribunal administratif régional soit des informations laissant penser qu’il y avait lieu de le faire.

B.  La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

42.  Dans un arrêt du 20 avril 1995, la Cour constitutionnelle a tenu le raisonnement suivant :

« Le droit d’avoir des convictions et de les exprimer librement fait partie des droits fondamentaux de l’être humain. La possibilité pour chacun d’exprimer et de diffuser librement son avis et ses opinions est la condition sine qua non de la création et du maintien de la démocratie. Ainsi, les lois d’un État démocratique consolident et protègent le droit subjectif pour tout être humain d’avoir des convictions et de les exprimer librement. Elles consacrent également la liberté d’information comme nécessité publique objective (...) La liberté d’information n’est ni absolue ni totale : son exercice est subordonné au respect des exigences nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de l’ordre constitutionnel et des droits et libertés fondamentaux. En conséquence, des restrictions peuvent y être apportées (...) »

43.  Dans un arrêt du 13 février 1997, la Cour constitutionnelle a dit ceci :

« Les droits et libertés des individus peuvent parfois se trouver en conflit ou en contradiction avec les intérêts de la société. Dans une société démocratique, ces situations se règlent par la mise en balance des intérêts concurrents et la préservation de l’équilibre ainsi trouvé. L’un des moyens de ménager un juste équilibre entre les différents intérêts en présence est l’encadrement des droits et libertés individuels par des restrictions. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ménage une telle possibilité. En vertu de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ces restrictions sont justifiées si (...) elles sont prévues par la loi et (...) nécessaires dans une société démocratique. L’exigence de légalité signifie que les restrictions doivent être prévues par une loi, rendue publique et libellée en termes suffisamment clairs. Lorsqu’il pose des restrictions à l’exercice des droits individuels, le législateur doit avoir égard au but et au sens du droit correspondant (ou de la liberté correspondante) ainsi qu’aux conditions prévues par la Constitution pour l’apport de telles restrictions. Pour savoir si une restriction donnée est nécessaire dans une société démocratique, il faut d’abord déterminer les buts qu’elle vise, puis vérifier si elle est proportionnée au but légitime recherché.

Il peut s’avérer [nécessaire de restreindre certains droits individuels] afin d’éviter que [ceux-ci] ne se heurtent à d’autres droits fondamentaux. En pareil cas, la validité des restrictions imposées doit s’apprécier à l’aune des critères du bon sens et de la nécessité évidente. Il est également important de noter qu’il est fréquent que des valeurs constitutionnelles fondamentalement équivalentes se trouvent en conflit. En pareil cas, les restrictions imposées ne doivent pas entraîner un déséquilibre majeur entre ces valeurs. »

44.  Dans un arrêt du 10 mars 1998, la Cour constitutionnelle a dit ceci :

« La liberté d’expression, de même que la liberté d’information, n’est pas absolue. À cet égard, l’article 25 § 3 de la Constitution dispose que la liberté d’exprimer des convictions et de recevoir et diffuser des informations ne peut être restreinte autrement que par la loi et dans la mesure nécessaire à la protection de la santé, de l’honneur, de la dignité, de la vie privée, de la morale ou de l’ordre constitutionnel.

Ainsi, il est établi dans la disposition constitutionnelle susmentionnée qu’une restriction à la liberté d’expression et d’information doit toujours être considérée comme une mesure exceptionnelle. Dès lors, les motifs constitutionnels de restriction de cette liberté ne peuvent faire l’objet d’une interprétation extensive. Le critère constitutionnel de nécessité présuppose que dans tous les cas la nature et l’étendue de la restriction soient conformes au but visé (obligation de ménager un juste équilibre). »

45.  Dans un arrêt du 13 juin 2000, la Cour constitutionnelle a dit ce qui suit :

« L’article 26 § 1 de la Constitution consacre une liberté individuelle fondamentale : il énonce l’interdiction de restreindre la liberté de pensée, de conscience et de religion. Cette liberté garantit la possibilité pour des personnes d’opinions différentes de vivre dans une société civile ouverte, juste et harmonieuse. Elle est non seulement une valeur démocratique en tant que telle mais aussi une garantie importante du plein respect des autres droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution.

Dans le cadre d’une interprétation systémique des dispositions de l’article 26 de la Constitution, il est à noter que la liberté de pensée, de conscience et de religion est indissociable des autres droits et libertés fondamentaux consacrés par la Constitution : le droit d’avoir ses propres convictions et de les exprimer librement, le droit de rechercher, de recevoir et de communiquer des informations et des idées (article 25 §§ 1 et 2), (...) la liberté de la culture, de la science, de la recherche et de l’enseignement (article 42 § 1), ainsi que d’autres droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution.

La liberté de pensée, de conscience et de religion est également indissociable des principes établis dans la Constitution : égalité de tous les individus, interdiction des privilèges, non-discrimination (article 29 §§ 1 et 2), (...) laïcité de l’État et des établissements municipaux d’enseignement et d’éducation (article 40 § 1), reconnaissance par l’État des Églises et organisations religieuses traditionnellement présentes en Lituanie et d’autres Églises et organisations religieuses répondant aux critères posés dans la Constitution (article 43 § 1), (...) et absence de religion d’État (article 43 § 7) (...)

La liberté de [pensée, de conscience et de religion] est à la base du pluralisme idéologique, culturel et politique. Aucune opinion ni aucune idéologie ne peuvent être déclarées obligatoires ni être imposées à un individu, c’est-à-dire à une personne qui, vivant dans une société ouverte, démocratique et civile, se forge librement une opinion et l’exprime librement. Il s’agit là d’une liberté fondamentale innée. L’État doit être neutre sur les questions de conviction : il n’a aucunement le droit d’imposer un système de pensée.

(...)

L’État a le devoir de veiller à ce que nul ne porte atteinte à la vie spirituelle d’autrui, c’est-à-dire à ce que nul n’empêche un individu d’exercer son droit inné de choisir une religion qui lui convienne, de n’en choisir aucune, de se convertir à une autre religion ou d’abandonner une religion (...) D’autre part, l’État a le devoir de veiller à ce que, dans l’exercice, seul ou avec d’autres, de la liberté de pensée, de conscience et de religion garantie aux croyants comme aux non croyants, nul ne porte atteinte aux droits et libertés d’autrui : la Constitution prévoit en son article 28 que chacun doit, dans l’exercice de ses droits et libertés, respecter la Constitution et les lois et s’abstenir de porter atteinte aux droits et libertés d’autrui ; en son article 27, elle dispose que ni les convictions d’une personne, ni la religion ou la foi qu’elle professe ne peuvent excuser la commission d’une infraction ou un manquement à la loi (...) [L]a disposition de l’article 26 § 3 de la Constitution selon laquelle nul ne peut forcer quiconque ni être forcé par quiconque à choisir ou à professer une religion ou des croyances signifie que nul ne peut imposer à un individu contre sa volonté des idées religieuses ou [autres] (...)

(...)

L’article 43 § 7 de la Constitution pose le principe de l’absence de religion d’État en Lituanie. Cette norme constitutionnelle et la norme reconnaissant l’existence en Lituanie d’Églises et d’organisations religieuses traditionnelles signifient que la présence traditionnelle d’une religion ne doit pas être assimilée à une appartenance de cette religion au système étatique : les Églises et les organisations religieuses n’interfèrent pas dans l’activité de l’État, de ses institutions et de ses agents, elles ne définissent pas la politique de l’État, et l’État ne s’immisce pas dans leurs affaires internes (...) (article 43 § 4 de la Constitution).

Il découle de l’interprétation systémique de la règle de l’absence de religion d’État en Lituanie posée à l’article 43 § 7 de la Constitution (...) et d’autres dispositions constitutionnelles que le principe de la séparation (atskirumas) de l’Église et de l’État est établi dans la Constitution. [Ce principe] est le fondement de la laïcité de l’État lituanien, de ses institutions et de leurs activités. L’ensemble qu’il forme avec les autres principes constitutionnels, dont la liberté de conviction, de pensée, de religion et de conscience et le principe de l’égalité de tous, détermine la neutralité de l’État en matière de vision du monde et de religion. »

46.  Dans un arrêt du 29 septembre 2005, la Cour constitutionnelle a dit ceci :

« La notion de liberté d’information (...) englobe la liberté de rechercher, d’obtenir et de communiquer des informations diverses. Le terme « information » peut également recouvrir les éléments qu’une personne diffuse aux fins d’influer sur le comportement et les choix d’autrui, et notamment pour inciter autrui à choisir, acquérir et/ou utiliser certains biens ou services, ou à ne pas les choisir. La diffusion de pareilles informations est communément appelée « publicité » (...) La liberté d’information garantie par la Constitution inclut également la liberté de faire de la publicité, notamment de la publicité pour des biens et services.

Toute publicité est une information. Il s’agit d’un type particulier d’information. La publicité est un moyen de concurrence important (...)

Il faut souligner que les informations diffusées ne comprennent pas forcément que du contenu de nature publicitaire ou que du contenu de nature non publicitaire : elles peuvent contenir l’un et l’autre à la fois. »

III.  LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

47.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté en 1966, énonce ce qui suit en ses dispositions pertinentes :

Article 19

« 1.  Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

2.  Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

3.  L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

a)  Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;

b)  À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

Article 20

« (...)

2.  Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »

48.  Le 12 septembre 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a adopté l’Observation générale no 34 relative à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En ses parties pertinentes, cette observation se lit ainsi :

« 32.  Le Comité a signalé dans l’Observation générale no 22 que « la conception de la morale découle de nombreuses traditions sociales, philosophiques et religieuses ; en conséquence, les restrictions (...) pour protéger la morale doivent être fondées sur des principes qui ne procèdent pas d’une tradition unique ». Toute restriction de cette nature doit être interprétée à la lumière de l’universalité des droits de l’homme et du principe de non-discrimination.

(...)

35.  Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace.

(...)

48.  Les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte. Ces interdictions doivent en outre respecter les conditions strictes énoncées au paragraphe 3 de l’article 19, et les articles 2, 5, 17, 18 et 26. Ainsi, par exemple, il ne serait pas acceptable que ces lois établissent une discrimination en faveur ou à l’encontre d’une ou de certaines religions ou d’un ou de certains systèmes de croyance ou de leurs adeptes, ou des croyants par rapport aux non-croyants. Il ne serait pas non plus acceptable que ces interdictions servent à empêcher ou à réprimer la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi. »

49.  À sa 76e session plénière (17-18 octobre 2008), la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a adopté le rapport intitulé « Rapport sur les relations entre liberté d’expression et liberté de religion : Réglementation et répression du blasphème, de l’injure à caractère religieux et de l’incitation à la haine religieuse », dans lequel elle donnait une vue d’ensemble de la législation nationale de plusieurs États membres du Conseil de l’Europe et formulait un certain nombre de conclusions, fondées notamment sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En ses parties pertinentes, ce rapport ce lit ainsi :

« 76.  La Commission de Venise souligne (...) qu’il doit être possible de critiquer les idées religieuses même lorsque ces critiques peuvent être perçues par certains comme heurtant leur sentiment religieux. L’octroi de dommages et intérêts doit être justifié et motivé avec soin et rigueur, dans le respect du principe de proportionnalité, sans quoi la liberté d’expression s’en trouverait menacée.

(...)

78.  Une inquiétude qui peut paraître légitime, dans ce contexte, est que seules bénéficieront d’une protection les croyances ou convictions religieuses de certains groupes, du fait, par exemple, de leur appartenance à la majorité religieuse, à une puissante minorité religieuse, ou à une communauté religieuse reconnue comme telle. La véhémence des réactions d’un groupe donné à des insultes peut également jouer un rôle (...)

(...)

81.  Il faut toutefois souligner que les sociétés démocratiques ne doivent pas être prises en otage par ces sensibilités et que la liberté d’expression ne doit pas reculer sans discernement face à des réactions violentes. Le seuil de sensibilité de certains individus peut s’avérer trop bas dans certaines circonstances particulières (...) et cela ne devrait pas constituer d’office une raison d’empêcher toute forme de discussion sur des questions religieuses touchant à ladite religion : sans quoi, le droit à la liberté d’expression dans une société démocratique risque d’être compromis.

82.  La Commission considère que, dans l’application de restrictions à la liberté d’expression, toute différence de traitement (y compris quant à la qualité de victime ou d’agresseur) visant à protéger des croyances ou des convictions religieuses particulières devrait être soit évitée, soit dûment justifiée. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

50.  La société requérante voit dans l’amende qui lui a été infligée pour les publicités qu’elle a diffusées une violation à son égard du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

51.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle conclut donc qu’elle doit être déclarée recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le Gouvernement

52.  Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression, mais il estime que cette ingérence était justifiée au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

53.  Il soutient d’abord que l’ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité (paragraphe 34 ci‑dessus), et que les obligations découlant de cette disposition étaient suffisamment accessibles et prévisibles pour la société requérante. Il argue que la notion de « morale publique » ne peut qu’être large et que ce qu’elle englobe peut évoluer au fil du temps. Il considère par conséquent qu’il est impossible d’en donner une définition précise dans la loi. Il reconnaît que l’article 4 § 2 alinéa 1 n’interdisait pas en soi d’utiliser des symboles ou des motifs religieux dans la publicité car pareille interdiction eût été contraire aux principes du pluralisme, de la tolérance et de l’ouverture d’esprit. Il considère néanmoins que la morale peut être fondée sur des opinions religieuses. Il invoque à cet égard l’importance historique du christianisme en Lituanie et le nombre de chrétiens dans le pays (paragraphe 56 ci-dessous). Il plaide donc qu’il aurait dû être suffisamment clair pour la société requérante que des publicités bafouant la sensibilité des croyants seraient contraires à l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité. Il expose également que la Conférence des évêques de Lituanie est à l’origine de la modification qui a ensuite été apportée à cette disposition pour y introduire l’interdiction expresse d’exprimer dans la publicité du mépris à l’égard de symboles religieux (paragraphe 35 ci‑dessus), et que cette modification était nécessaire pour rendre la loi plus stricte et assurer une « fonction préventive ».

54.  En ce qui concerne le but de l’ingérence, le Gouvernement indique qu’il était double : il s’agissait selon lui de protéger, d’une part, la morale (morale fondée sur la foi chrétienne et partagée par une large part de la population lituanienne) et, d’autre part, les droits d’autrui (en l’espèce le droit des croyants à ne pas être insultés en raison de leurs croyances).

55.  Le Gouvernement soutient ensuite que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes visés. Il argue que les publicités étaient de nature purement commerciale et n’avaient pas pour but de contribuer à un débat public d’intérêt général (paragraphe 29 ci-dessus), et qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, la marge d’appréciation des autorités internes est plus large en pareil cas. Il cite à cet égard l’affaire Hertel c. Suisse (25 août 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). Il ajoute qu’il n’y a pas de consensus international ni de consensus européen quant à la définition de la notion de morale visée à l’article 10 § 2 de la Convention, et que, comme la Cour l’a reconnu dans les arrêts Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, § 48, série A no 24), Müller et autres (précité, § 35) et A, B et C c. Irlande ([GC], no 25579/05, § 223, CEDH 2010), grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer non seulement sur le contenu précis des exigences de la morale dans leur pays mais aussi sur la nécessité d’une restriction destinée à y répondre.

56.  À cet égard, le Gouvernement expose que la majorité de la population lituanienne est de confession chrétienne. Il indique que lors du recensement national effectué en 2011, plus de 77 % des résidents lituaniens ont déclaré être catholiques et 6 % ont dit appartenir à d’autres Églises chrétiennes, dont l’Église orthodoxe russe, l’Église des vieux-croyants et l’Église évangélique luthérienne. Il ajoute que l’Église catholique romaine est présente depuis très longtemps en Lituanie, qu’elle a largement influencé les coutumes et traditions sociales et culturelles de la population, et qu’elle a particulièrement contribué au mouvement de résistance au pouvoir soviétique pendant la période d’occupation et à la restauration de l’indépendance de la Lituanie en 1990. Il considère donc que l’interprétation de la notion de « morale publique » dans la société lituanienne est étroitement liée à la morale découlant de la tradition religieuse chrétienne, et qu’une part importante de la population partage ce point de vue.

57.  À cet égard, le Gouvernement avance que toute représentation visuelle de Jésus-Christ et de la Vierge Marie – figures essentielles de la foi chrétienne – qui les bafoue ou en rejette le caractère sacré est contraire aux principes fondamentaux du christianisme. Il affirme que les croyants se trouvent particulièrement heurtés dans leur sensibilité lorsque des figures revêtant une telle importance dans leur religion sont utilisées pour promouvoir un style de vie qui ne respecte pas la religion et ses symboles ; et il en voit la preuve dans les plaintes reçues au sujet des publicités litigieuses (paragraphes 10, 12 et 17 ci-dessus). Il précise que ces publicités étaient affichées sur des panneaux d’affichage public situés dans le centre de Vilnius, dont certains se trouvaient à proximité de la cathédrale. Les croyants n’auraient donc pas eu la possibilité de choisir en connaissance de cause de les éviter.

58.  Le Gouvernement soutient enfin que les juridictions internes ont procédé à une analyse minutieuse de la nécessité de la mesure litigieuse, conformément aux principes développés dans la jurisprudence de la Cour, et que la société requérante s’est vu imposer une amende d’un montant proche du minimum prévu par la loi (paragraphes 19 et 36 ci-dessus). Il estime dès lors que rien ne vient étayer la thèse selon laquelle l’ingérence n’aurait pas été proportionnée.

b)  La société requérante

59.  La société requérante soutient que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2. Elle argue que lorsque les publicités ont été diffusées, la loi relative à la publicité n’interdisait pas l’utilisation de symboles ou de motifs religieux dans la publicité, et que la modification ultérieure du texte en ce sens démontre l’absence d’une telle interdiction au moment des faits (paragraphes 34 et 35 ci‑dessus). Elle estime en effet que si l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité avait interdit de manière prévisible l’usage déplacé de symboles religieux dans la publicité, il aurait suffi à assurer une « fonction préventive » (paragraphe 53 ci‑dessus) et il n’aurait pas été nécessaire de modifier la loi.

60.  La société requérante ne conteste pas que l’ingérence poursuivait un but légitime, mais elle estime qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Invoquant les arrêts Wingrove c. Royaume-Uni (25 novembre 1996, § 52, Recueil 1996‑V) et Klein c. Slovaquie (no 72208/01, § 47, 31 octobre 2006), elle soutient que les publicités n’étaient ni gratuitement offensantes ni profanatrices à l’égard d’objets de vénération mais visaient seulement à créer un effet comique grâce à l’utilisation d’interjections communément employées dans la langue parlée pour exprimer une émotion. Elle argue que ni les autorités internes lorsqu’elles ont examiné l’affaire ni le Gouvernement dans les observations qu’il a communiquées à la Cour n’ont expliqué en quoi exactement ces publicités portaient atteinte à la morale publique, autrement que par la ressemblance des personnages avec des figures religieuses – ressemblance qui, d’après elle, ne saurait constituer en elle-même une raison suffisante d’interdire les publicités dans un État laïc et démocratique.

61.  La société requérante argue également que, étant donné qu’il n’y a pas de religion d’État en Lituanie, aucune religion ne peut prétendre être la source de la morale publique, et que la morale publique ne saurait être assimilée à la morale religieuse. Elle allègue que l’article 43 de la Constitution établit une distinction claire entre les enseignements religieux et la morale publique, et que c’est à cette dernière qu’il donne la primauté (paragraphe 31 ci-dessus). Elle estime que l’argument du Gouvernement qui consiste à dire que les choix moraux d’une large part de la société lituanienne sont influencés par la religion (paragraphe 56 ci-dessus) n’est étayé par aucun élément factuel. Elle affirme que l’une des études citées par le Gouvernement a au contraire conclu qu’un grand nombre de Lituaniens ne se sentaient membres de l’Église catholique romaine que de « manière formelle » et que la tradition religieuse n’avait que peu d’incidence sur leur vie. Elle argue que la centaine de personnes qui se sont plaintes des publicités (paragraphes 10, 12 et 17 ci‑dessus) ne sauraient être considérées comme représentatives des quelque 77 % de Lituaniens se déclarant catholiques, et que les réactions du public aux publicités n’ont pas été uniformes. Elle allègue ainsi que plusieurs personnages publics et universitaires ont exprimé leur soutien à l’égard des publicités et leur déception face aux décisions des juridictions internes. Elle considère donc que les quelques plaintes qui ont été formulées ne sont pas représentatives du ressenti de la population dans son ensemble et que, dès lors, l’ingérence portée dans l’exercice qu’elle entendait faire de son droit à la liberté d’expression ne peut être justifiée par la nécessité de protéger la morale publique. Enfin, elle argue que, quand bien même certains croyants se seraient sentis offensés par les publicités, la liberté d’expression s’étend aux idées qui heurtent, choquent ou inquiètent. En conséquence, elle estime que les autorités nationales ont outrepassé leur marge d’appréciation.

2.  L’appréciation de la Cour

a)  Sur l’existence d’une ingérence

62.  Les parties s’accordent à reconnaître que l’amende qui a été infligée à la société requérante au motif que les publicités qu’elle avait affichées avaient été jugées contraires à la morale publique (paragraphes 19 et 52 ci‑dessus) s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression. La Cour ne voit pas de raison de conclure différemment.

b)  Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

i.  Les principes généraux pertinents

63.  La Cour rappelle que les mots « prévues par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).

64.  Sur l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. Cette personne doit – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 131-133, CEDH 2015 (extraits), et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 143, 27 juin 2017).

65.  Le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse. La Cour a déjà dit par le passé que l’on peut attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques que celui-ci comporte (Delfi AS, § 122, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, §§ 144-145, tous deux précités).

ii.  Application de ces principes au cas d’espèce

66.  En l’espèce, l’ingérence litigieuse était fondée sur l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité, qui interdisait toute publicité « contraire à la morale publique » (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour considère comme le Gouvernement que la notion de morale publique est nécessairement large et susceptible d’évoluer dans le temps, et qu’en conséquence, il n’est peut-être pas possible d’en donner une définition précise dans la loi (paragraphe 53 ci-dessus) : il ne serait pas réaliste d’attendre du législateur qu’il fournisse une liste exhaustive des actes contraires à la morale publique (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 113, CEDH 2015).

67.  La Cour note cependant que le Gouvernement a reconnu que l’utilisation de symboles religieux dans une publicité ne s’analysait pas systématiquement en une atteinte à la morale publique au regard de l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi sur la publicité (paragraphe 53 ci-dessus). Il apparaît que la présente affaire est la première dans laquelle les juridictions internes ont appliqué la notion de morale publique à l’utilisation de symboles religieux dans la publicité : les juges qui ont examiné l’affaire n’ont cité aucune jurisprudence interne relative à cette question, pas plus que ne l’ont fait les parties dans les observations qu’elles ont présentées à la Cour (voir, a contrario, Müller et autres, précité, § 29). La Cour admet que le fait que l’affaire de la requérante soit la première de ce type ne rend pas en lui-même l’interprétation de la loi imprévisible, car il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (Kudrevičius et autres, §§ 114-115, et Perinçek, § 138, tous deux précités). Cela étant, elle n’est pas convaincue que l’interprétation livrée en l’espèce par les juridictions internes – qui ont considéré que les publicités étaient contraires à la morale publique au motif que des symboles religieux y étaient utilisés d’une manière « déplacée » qui en « déformait le sens » (paragraphes 23 et 25 ci-dessus) – fût raisonnablement prévisible. Elle ne peut faire abstraction du fait que, alors même que l’affaire de la société requérante était encore pendante, les autorités nationales ont éprouvé le besoin de modifier la loi relative à la publicité pour y inclure une interdiction explicite de toute publicité exprimant « du mépris à l’égard de symboles religieux » (paragraphe 35 ci-dessus). Elle entend l’argument de la société requérante selon lequel pareille modification n’eût pas été nécessaire si l’interdiction de faire un usage déplacé de symboles religieux ou d’exprimer du mépris à leur égard avait été posée de manière suffisamment prévisible à l’article 4 § 2 alinéa 1 (paragraphe 59 ci‑dessus).

68.  Elle considère cependant que dans le cas présent, la question de la qualité de la loi est secondaire par rapport à celle de la nécessité de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, §§ 63-64, 20 juin 2017). Elle estime donc qu’il est inutile de déterminer si l’ingérence était en l’espèce prévue par la loi au sens de l’article 10 § 2, et elle en vient à l’examen de la question de savoir si cette ingérence visait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

c)  Sur le point de savoir si l’ingérence visait un but légitime

69.  Le Gouvernement soutient que l’ingérence visait un double but : d’une part, protéger la morale découlant de la religion chrétienne et partagée par une large part de la population lituanienne, d’autre part, protéger le droit des croyants à ne pas être insultés en raison de leurs croyances (paragraphe 54 ci-dessus). La société requérante ne conteste pas cet argument (paragraphe 60 ci-dessus). La Cour admet dès lors que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

d)  Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique

i.  Les principes généraux pertinents

70.  La Cour a toujours dit que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 101, CEDH 2012, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 124).

71.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que sauvegarde l’article 10 (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits), Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits), et Bédat, précité, § 48).

72.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit acquérir la conviction que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Mouvement raëlien suisse, précité, § 48, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 75, 27 juin 2017).

73.  La Cour rappelle en outre que l’étendue de la marge d’appréciation dont jouit l’État contractant varie en fonction de plusieurs éléments, parmi lesquels le type de discours en cause revêt une importance particulière. Ainsi qu’elle l’a rappelé à maintes reprises, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans les domaines du discours politique ou des questions d’intérêt général (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 167). Toutefois, les États contractants ont généralement une plus grande marge d’appréciation lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser convictions personnelles intimes relevant de la morale ou, plus particulièrement, de la religion (Wingrove, précité, § 58, et Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 67, CEDH 2003‑IX (extraits)). Pareillement, les États disposent d’une ample marge d’appréciation dès lors qu’il s’agit de réglementer le discours commercial et publicitaire (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 33, série A no 165, Hertel, précité, § 47, et Mouvement raëlien suisse, précité, § 61).

74.  Enfin, la Cour rappelle que, comme le reconnaît expressément le paragraphe 2 de l’article 10, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités. Il existe ainsi, dans le contexte des croyances religieuses, une obligation générale d’assurer à ceux qui professent ces croyances la paisible jouissance du droit garanti par l’article 9, en évitant notamment, autant que faire se peut, les messages qui, relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs (Otto-Preminger-Institut, précité, § 49, Murphy, précité, § 65, İ.A. c. Turquie, no 42571/98, § 24, CEDH 2005‑VIII, Giniewski c. France, no 64016/00, § 43, CEDH 2006‑I, et Klein, précité, § 47).

ii.  Application de ces principes au cas d’espèce

75.  Se tournant vers les circonstances de la présente espèce, la Cour observe d’emblée que dans les observations qu’elle lui a communiquées, la société requérante ne conteste pas que les personnes figurant dans les publicités aient présenté une ressemblance avec des figures religieuses (contrairement à ce qu’elle avait plaidé devant les autorités internes ; voir les paragraphes 14, 17 et 20 ci-dessus). La Cour considère elle aussi que pris ensemble, les éléments visuels des publicités (paragraphes 7 à 9 ci‑dessus) créaient indubitablement une ressemblance entre les personnes qui y étaient représentées et des figures religieuses.

76.  La Cour observe par ailleurs que les publicités poursuivaient un but commercial – la promotion d’une ligne de vêtements –, et qu’elles n’étaient pas destinées à contribuer à un débat public sur la religion ni sur une autre question d’intérêt général (paragraphes 6, 14, 17, 20, 29 et 55 ci-dessus). En conséquence, la marge d’appréciation accordée en l’espèce aux autorités internes doit être plus ample (paragraphe 73 ci-dessus). Elle n’est toutefois pas illimitée, et la Cour doit vérifier si les autorités nationales ne l’ont pas outrepassée.

77.  Ayant examiné les publicités incriminées, la Cour considère qu’elles ne paraissent pas de prime abord offensantes ou profanatrices, et qu’elles n’incitent pas à la haine religieuse et n’attaquent pas une religion de manière injustifiée ou abusive (paragraphes 7 à 9 ci-dessus ; voir, a contrario, Müller et autres, précité, § 36, Otto-Preminger-Institut, précité, § 56, Wingrove, précité, § 57, İ.A. c. Turquie, précité, § 29, Klein, précité, § 49, et Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, no 72596/01, § 79, 4 novembre 2008 ; voir aussi Aydın Tatlav c. Turquie, no 50692/99, § 28, 2 mai 2006). Les juridictions internes et les autres autorités ayant eu à connaître de l’affaire n’ont formulé aucune conclusion venant explicitement contredire ce constat.

78.  La Cour a déjà eu l’occasion de dire qu’on ne saurait exclure qu’un message qui n’est à première vue pas offensant puisse, dans certaines conditions, se révéler tel (Murphy, précité, § 72). Il appartenait donc aux juridictions internes d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de leur conclusion selon laquelle les publicités – que la Cour n’estime pas offensantes de prime abord – étaient contraires à la morale publique (voir, mutatis mutandis, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 75-76, CEDH 2001‑VI). La Cour note également que, ainsi que le Gouvernement l’a reconnu dans ses observations, l’utilisation de symboles religieux dans la publicité ne constituait pas nécessairement une infraction à l’article 4 § 2 alinéa 1 de la loi relative à la publicité (paragraphe 53 ci‑dessus). Le droit interne lui-même imposait donc d’avancer au moins une explication à l’appui de la conclusion que la forme d’expression choisie par la société requérante était contraire à la morale publique.

79.  Or les motifs exposés par les juridictions internes et les autres autorités nationales ne peuvent passer pour pertinents et suffisants. Ces autorités ont considéré que les publicités étaient contraires à la morale publique parce qu’elles utilisaient des symboles religieux « à des fins futiles », qu’elles en « dénaturaient le but principal » et qu’elles étaient « déplacées » (paragraphes 13, 23 et 25 ci-dessus). La Cour estime que ces considérations déclaratives et vagues n’expliquent pas suffisamment en quoi, au-delà du fait que le but poursuivi n’était pas religieux, l’utilisation dans les publicités en cause d’éléments renvoyant à des symboles religieux était offensante (voir, mutatis mutandis, Giniewski, précité, §§ 52-53, et Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 22, 26 janvier 2017 ; comparer avec Balsytė‑Lideikienė, précité, § 80). Elle observe également que les autorités n’ont à aucun moment répondu à l’argument de la société requérante qui consistait à dire que les noms « Jésus » et « Marie » figurant dans les publicités étaient employés non en tant que références religieuses mais en tant qu’interjections communément employées dans la langue parlée pour exprimer une émotion, et que cela créait un effet comique (paragraphes 14, 17, 20 et 24 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007). Les autorités devaient pourtant connaître ces expressions.

80.  Par ailleurs, la Cour ne peut souscrire au raisonnement que l’ANPDC a suivi dans sa décision et que les juridictions internes ont ensuite repris dans son intégralité. L’ANPDC a affirmé que les publicités « mett[aient] en avant un style de vie incompatible avec les principes des croyants » (paragraphe 18 ci-dessus), sans expliquer ni en quoi consistait le style de vie en question, ni en quoi les publicités en faisaient la promotion, ni en quoi un style de vie « incompatible avec les principes des croyants » était nécessairement incompatible avec la morale publique. La Cour observe à cet égard que si toutes les décisions internes font référence aux « croyants », les seuls croyants à avoir été consultés dans le cadre de la procédure interne étaient les représentants de l’Église catholique romaine (paragraphe 16 ci-dessus), et ce malgré la présence en Lituanie de plusieurs autres communautés religieuses chrétiennes et non chrétiennes (paragraphes 38, 39 et 56 ci-dessus). Elle note également qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Lituanie, « aucune opinion ni aucune idéologie ne peuvent être déclarées obligatoires ni être imposées à un individu » et l’État « n’a aucunement le droit d’imposer un système de pensée » (paragraphe 45 ci-dessus). Elle relève en outre que le Comité des droits de l’homme des Nations unies a déclaré que les restrictions imposées aux droits à des fins de protection de la morale doivent être fondées sur des principes qui ne procèdent pas exclusivement d’une tradition unique (paragraphe 48 ci-dessus).

81.  Par ailleurs, certaines instances ont accordé un poids important au fait qu’une centaine de personnes s’étaient plaintes des publicités (paragraphes 18 et 25 ci-dessus). La Cour n’a pas de raison de douter que ces personnes aient véritablement été heurtées par les publicités. Cependant, elle rappelle que la liberté d’expression vaut aussi pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir les références citées au paragraphe 70 ci-dessus). Elle rappelle également que, dans une société pluraliste et démocratique, ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique : ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi (Otto-Preminger-Institut, § 47, et İ.A. c. Turquie, § 28, tous deux précités ; voir également la position de la Commission de Venise, citée au paragraphe 49 ci-dessus). Il est vrai que les publicités visaient un but commercial et qu’elles ne peuvent être considérées comme une « critique » d’idées religieuses (paragraphe 76 ci-dessus). Néanmoins, les principes qui leur sont applicables sont similaires (voir en particulier, à cet égard, les conclusions des autorités internes, reproduites au paragraphe 18 ci-dessus, selon lesquelles les publicités « incit[aient] à la frivolité à l’égard des valeurs éthiques de la foi chrétienne »).

82.  Dans ses observations, le Gouvernement soutient que la majorité de la population lituanienne de confession chrétienne a dû elle aussi juger les publicités offensantes (paragraphe 56 ci-dessus). La société requérante, quant à elle, argue qu’on ne peut considérer qu’une centaine d’individus soient représentatifs d’une telle majorité (paragraphe 61 ci-dessus). La Cour estime que l’on ne peut présumer que toutes les personnes se déclarant de confession chrétienne jugeraient nécessairement offensantes les publicités en cause, or le Gouvernement n’a communiqué aucun élément permettant d’étayer ses allégations. Cela étant, la Cour rappelle que, quand bien même la majorité de la population lituanienne jugerait effectivement ces publicités offensantes, il serait incompatible avec les valeurs qui sous-tendent la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits que celle‑ci garantit qu’à la condition que cela soit accepté par la majorité. En pareil cas, le droit des groupes minoritaires à la liberté d’expression, entre autres, deviendrait purement théorique et non pratique et effectif comme le veut la Convention (voir, mutatis mutandis, Barankevitch c. Russie, no 10519/03, § 31, 26 juillet 2007, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 81, 21 octobre 2010, et Bayev et autres, précité, § 70).

83.  Partant, la Cour conclut que les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la morale publique et les droits des croyants, et, d’autre part, le droit de la société requérante à la liberté d’expression. Ces autorités ont formulé leurs décisions en des termes – tels que « dans le cas présent, les choses sont allées trop loin » (paragraphe 11 ci-dessus), « le respect élémentaire de la spiritualité est en train de disparaître » (paragraphe 15 ci-dessus), « un usage déplacé de ces symboles [religieux] les dévalorise [et] va à l’encontre de la morale et des normes éthiques universellement reconnues » (paragraphe 25 ci-dessus) ou encore « les personnes religieuses ont toujours tendance à s’offusquer de l’utilisation de symboles ou de personnages religieux dans la publicité » (paragraphes 11, 13, 15 et 18 ci-dessus) – qui montrent qu’elles ont accordé la primauté absolue à la protection des sentiments des croyants, sans tenir dûment compte du droit de la société requérante à la liberté d’expression.

84.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

86.  La société requérante réclame 580 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi. Cette somme correspond au montant de l’amende qui lui a été infligée dans le cadre de la procédure administrative.

87.  Le Gouvernement argue qu’un constat de violation constituerait un motif de réouverture de la procédure interne dirigée contre la société requérante et que, dès lors, une indemnité pécuniaire ne se justifie pas.

88.  La Cour observe que l’amende imposée à la société requérante dans le cadre de la procédure administrative est une peine qui lui a été infligée en relation avec l’exercice qu’elle avait fait de sa liberté d’expression et qui est directement liée à la violation constatée en l’espèce. Eu égard à la nature du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention et aux motifs pour lesquels elle a conclu à la violation dudit article, la Cour considère qu’en l’espèce le moyen le plus approprié de réparer les conséquences de cette violation est d’octroyer à la société requérante une indemnité pour dommage matériel. Partant, elle accueille dans sa totalité la demande de l’intéressée et accorde à celle-ci la somme de 580 EUR.

B.  Frais et dépens

89.  La société requérante n’a réclamé aucune somme au titre des frais et dépens. La Cour ne lui alloue par conséquent aucune somme à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

90.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 580 EUR (cinq cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 30 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Marialena TsirliGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge De Gaetano.

G.Y.
M.T.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE DE GAETANO

1.  Si je souscris au constat de violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce, j’estime pertinent de souligner le caractère particulièrement étroit du motif sur lequel il se fonde. Il devrait apparaître clairement à la lecture des paragraphes 79 à 83 de l’arrêt que le problème en l’espèce est l’insuffisance des motifs avancés par les juridictions internes pour confirmer la décision de l’ANPDC. Le présent arrêt ne donne pas carte blanche pour l’utilisation de symboles religieux, quels que soient le support, le contexte ou le message qu’ils visent à faire passer ou dont ils sont porteurs, directement ou indirectement. Ainsi que la Cour l’a dit au paragraphe 26 de l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire İ.A. c. Turquie (no 42571/98, § 26, CEDH 2005-VIII), un « État peut (...) légitimement estimer nécessaire de prendre des mesures visant à réprimer certaines formes de comportement, y compris la communication d’informations et d’idées jugées incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui (...) ». En l’espèce, toutefois, rien dans les trois publicités litigieuses (qui, accessoirement, sont toujours visibles sur Internet) ne pouvait, de quelque manière que ce fût, être considéré comme offensant – et encore moins comme constitutif d’une quelconque forme de vilipendaison de la religion ou de symboles religieux –, ni justifier une ingérence visant à assurer « la protection (...) des droits d’autrui ». Ni la vague ressemblance entre le visage de l’homme et les représentations qui sont faites du Christ dans l’art classique ni l’utilisation des mots « Jésus » et « Marie » (paragraphes 7 à 9 de l’arrêt) ne sauraient, prises ensemble ou séparément, être considérées comme une atteinte à la « morale publique ». De surcroît, le fait même que l’homme et la femme figurant dans les publicités étaient tatoués aurait dû être interprété comme le signe qu’ils ne pouvaient être considérés comme des représentations des figures historiques de Jésus-Christ et de la Vierge Marie (Lévitique 19:28). Ce point semble ne pas avoir été suffisamment pris en compte par qui que ce soit.

2.  En bref, cette affaire n’aurait même pas dû être portée à l’attention de l’ANPDC. Il est plus surprenant encore que « l’avertissement », si l’on peut dire, du président de la Cour administrative suprême (paragraphe 26) ait été rejeté pour des motifs qui apparaissent totalement déconnectés de la réalité (paragraphes 28 et 29).

3.  Enfin, on peut se demander s’il n’eût pas été plus efficace pour ceux à qui ces publicités paraissaient déplacées d’appeler les croyants à boycotter la société dont elles vantaient les produits plutôt que d’introduire des recours en justice qui, par deux fois, remontèrent jusqu’à la Cour administrative suprême.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE SEKMADIENIS LTD. c. LITUANIE, 30 janvier 2018, 69317/14