CEDH, Cour (première section), AFFAIRE TOURANCHEAU ET JULY c. FRANCE, 24 novembre 2005, 53886/00

  • Publication·
  • Ingérence·
  • Gouvernement·
  • Presse·
  • Extrait·
  • Journaliste·
  • Pouvoir judiciaire·
  • Liberté d'expression·
  • Présomption d'innocence·
  • Médias

Chronologie de l’affaire

Commentaires10

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 2 mars 2018

Décision n° 2017 - 693 QPC Articles 11 et 56 du code de procédure pénale Présence de journalistes au cours d'une perquisition Dossier documentaire Source : services du Conseil constitutionnel © 2018 Sommaire I. Dispositions législatives ........................................................................... 5 II. Constitutionnalité de la disposition contestée .................................... 50 Table des matières I. Dispositions législatives ........................................................................... 5 A. Dispositions contestées …

 
Testez Doctrine gratuitement
pendant 7 jours
Vous avez déjà un compte ?Connexion

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Première Section), 24 nov. 2005, n° 53886/00
Numéro(s) : 53886/00
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78 et § 93, CEDH 2004-...
Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59 and § 62, CEDH 1999-III
Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 35
De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-234, § 37
Grigoriades c. Grèce, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2587, § 37
Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, § 63
Thoma c. Luxembourg, arrêt du 29 mars 2001, §§ 43 à 45 et 53, Recueil 2001-III
Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV
Chauvy c. France (déc.), 23 septembre 2003, no 64915/01
Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, §§ 27, 34 et 35, CEDH 2000-X
Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003
Gianolini c. Italie (déc.), 29 août 2002, no 34908/97
Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, pp. 500-501, § 40
Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37
Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I
Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 43, CEDH 2000-III
Worm c. Autriche du 29 août 1997, Recueil 1997-V, pp. 1550-1551, §§ 47, 50 et 54
Organisation mentionnée :
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'art. 10
Identifiant HUDOC : 001-71307
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2005:1124JUD005388600
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TOURANCHEAU ET JULY c. FRANCE

(Requête no 53886/00)

ARRÊT

STRASBOURG

24 novembre 2005

DÉFINITIF

12/04/2006 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Tourancheau et July c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de

MM.C.L. Rozakis, président,
L. Loucaides,
J.-P. Costa,
MmeF. Tulkens,
M.P. Lorenzen,
MmesN. Vajić,
S. Botoucharova, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 novembre 2005,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53886/00) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, Mme Patricia Tourancheau et M. Serge July (« les requérants »), avaient saisi la Cour le 20 décembre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Ils sont représentés devant la Cour par Me H. Leclerc, avocat au barreau de Paris.

2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Invoquant l’article 10 seul et combiné avec l’article 14 de la Convention, les requérants se plaignaient de ce que la condamnation pénale prononcée à leur égard par les juridictions nationales pour avoir publié, dans le cadre d’un article de presse, des extraits d’actes de procédure pénale avant leur lecture en audience publique, portait atteinte à leur droit à la liberté d’expression.

4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section de la Cour, dont la composition a été remaniée (article 52 § 1).


6.  Par une décision du 2 octobre 2003, la Cour a déclaré la requête recevable.

7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section de la Cour ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  La procédure

9.  Dans son édition datée du 28 octobre 1996, le journal « Libération », dont le requérant est directeur, publia, sous la signature de la requérante, un article intitulé « Amour d’ados planté d’un coup de couteau », relatant les circonstances du meurtre d’une jeune fille tuée d’un coup de couteau au mois de mai 1996.

10.  Au moment de la parution de l’article, l’instruction criminelle était en cours. Deux jeunes gens, un garçon et une fille, B. et A., avaient été mis en examen. La jeune fille faisait l’objet d’un placement en détention provisoire tandis que le jeune homme, son compagnon, avait été remis en liberté.

11.  Dans cet article, la journaliste expliquait que A., après avoir avoué le crime devant les enquêteurs et le juge d’instruction, s’était rétractée et accusait à présent son compagnon. L’article expliquait les circonstances dans lesquelles le meurtre s’était déroulé et détaillait les relations qu’entretenaient les deux mis en examen avant le meurtre. Il reproduisait des extraits des déclarations de A. à la police ou au juge d’instruction et des propos de B. figurant au dossier de l’instruction ou recueillis lors de l’interview qu’il avait accordée à la journaliste, extraits rapportés entre guillemets et en caractères italiques. L’article comportait également des déclarations faites par les avocats des deux protagonistes sur la culpabilité de leurs clients. La journaliste indiquait avoir mené une enquête auprès des diverses personnes proches du dossier pour recouper ses informations (le texte intégral de l’article est reproduit ci-dessous au paragraphe 24).

12.  Par actes des 10 et 15 avril 1997, le procureur de la République de Paris fit citer devant le tribunal de grande instance de Paris, 17o chambre, le requérant, directeur de publication du journal « Libération », et la requérante, journaliste, pour répondre, respectivement en qualité d’auteur et de complice, du délit de publication d’actes de procédure pénale avant leur lecture en audience publique, infraction prévue et réprimée par les articles 38 alinéas 1, 42, 43, 45, 47, 53 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse.

13.  Les prévenus ne contestèrent pas, qu’à l’exception de quelques propos recueillis lors de l’interview de B., l’ensemble des citations des déclarations des mis en examen, des extraits du rapport médico-légal et de l’ordonnance de rejet de la demande de mise en liberté d’A. étaient strictement identiques à celles figurant dans les pièces de la procédure d’instruction.

14.  La journaliste affirmant n’avoir jamais eu en mains, ni vu les pièces du dossier d’instruction en cours, précisa que les extraits d’auditions ou de pièces judiciaires avaient été retranscrits par elle sur la base des notes prises par B. à partir du dossier, notes qui lui avaient été communiquées.

15.  Les deux prévenus alléguèrent que l’interdiction édictée par l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 ne constituait pas une « mesure nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

16.  Par jugement du 19 décembre 1997, le tribunal correctionnel de Paris décida que l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 n’apparaissait pas contraire aux exigences de la Convention. Il s’exprima comme suit :

« (...) cette disposition vise tout à la fois à préserver l’indépendance et la sérénité de la justice, et à protéger celui qui a fait l’objet d’une poursuite pénale, en sauvegardant sa présomption d’innocence.

Ainsi comprise, cette interdiction s’inscrit sans le cadre des restrictions à la liberté d’expression autorisées par l’article 10 alinéa 2 de la Convention européenne : s’intégrant dans un ensemble de dispositions qui, tendant à réaliser un équilibre entre les exigences du secret de l’enquête et de l’instruction, d’une part, et les impératifs de la libre information du public, y compris en matière judiciaire, d’autre part, elle constitue une mesure nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ainsi que pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, au sens de la Convention, son caractère « nécessaire » découlant de son objet même, qu’aucune autre mesure de droit positif en vigueur (incrimination de la violation du secret de l’instruction, actions en diffamation, etc.) n’est susceptible de remplir de la même façon.

S’il est d’application rare, et n’a pas donné lieu à une jurisprudence abondante, permettant d’en approfondir le sens et la portée, l’article 38 alinéa 1 n’en définit pas moins avec suffisamment de clarté et de précision l’étendue de la prohibition de publier, tant quant aux pièces concernées (« les actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle ») que quant à la durée de celle-ci (jusqu’à « leur lecture en audience publique »).

L’article 38 alinéa 1 n’apparaît donc pas contraire aux exigences de la Convention européenne des Droits de l’Homme, en ses articles 6, 7 et 10.

Si le texte n’empêche pas l’analyse ou le commentaire des actes de procédure, ou la publication d’une information dont la teneur a été puisée dans la procédure elle-même, il interdit toute reproduction ‑ avérée, ou, à plus forte raison, affirmée comme telle - de ces actes, auxquels s’attachent un crédit renforcé et une authenticité particulière, qui en réservent l’usage à des fins judiciaires, dans le cadre d’un processus spécifique de recherche de la vérité, qui s’accompagne de garanties, et notamment d’un respect du contradictoire, qu’une publication journalistique ponctuelle ne saurait offrir.

Il est admis, depuis toujours, que, sous peine de vider la loi de son sens, l’interdiction s’applique à la reproduction partielle comme à la reproduction complète des documents visés par l’article 38 (...). »

17.  Le tribunal déclara le requérant et la requérante, respectivement comme auteur et comme complice, coupables du délit prévu à l’article susvisé et les condamna chacun à la peine de 10 000 francs français (FRF) d’amende.

18.  Le 23 décembre 1997, les requérants et le procureur de la République interjetèrent appel de ce jugement. Au soutien de leur appel, les requérants reprirent le même argument que celui avancé devant le tribunal correctionnel, à savoir l’incompatibilité de l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 avec l’article 10 § 2 de la Convention.

19.  Par un arrêt du 24 juin 1998, la chambre des appels correctionnels de la cour d’appel de Paris releva :

« La référence explicite aux pièces du dossier d’instruction n’est pas contestée, mais est revendiquée par la journaliste, tant devant les premiers juges que devant la Cour.

Il résulte en effet clairement de la procédure que les propos poursuivis sont rigoureusement les mêmes que ceux figurant dans les pièces du dossier d’instruction auxquelles il est fait référence dans l’acte de poursuite ; il s’agit presque exclusivement d’extraits des dépositions d’A. dans le cadre de l’enquête préliminaire, puis de sa première comparution ou de la notification qui lui a été faite de l’expertise du médecin légiste.

Devant la Cour, Patricia Tourancheau expose que le fait divers auquel elle a consacré l’article en cause lui a paru intéressant dans la mesure où il concerne des jeunes dont la presse ne parle jamais et qui n’en sont pas moins à la dérive et caractéristiques de notre société.

Elle revendique le sérieux de son enquête au cours de laquelle, après avoir rencontré B. à sa sortie de prison – dont elle précise qu’il était révolté d’avoir été incarcéré pour un crime qu’il n’avait pas commis – ; elle précise avoir croisé toutes les informations recueillies auprès de lui avec celles que lui ont fournies les policiers chargés de l’enquête, les avocats des prévenus et en particulier celui d’A., qu’elle cite dans l’article.

Elle précise, comme elle l’avait indiqué aux premiers juges, que les extraits d’auditions ou de pièces judiciaires de l’article sont retranscrits par elle sur la base des notes prises par B. à partir du dossier et qu’il lui a communiquées.

Elle ajoute qu’elle trouve paradoxal d’être poursuivie pour avoir donné à ses lecteurs des éléments qui authentifient la véracité des propos qu’elle cite, alors qu’elle aurait pu tout aussi bien ne pas faire référence à ces pièces, ou maquiller superficiellement les passages en cause – comme le font, d’après elle, certains journalistes dans le même type de situation – et éviter ainsi les poursuites mais en ôtant de sa valeur à son reportage.

Elle fait part de ce qu’elle connaît parfaitement le principe du secret de l’instruction et la loi du 29 juillet 1881 mais ignorait l’article 38 de ladite loi. »

Puis elle déclara :

« Concernant l’élément légal de l’infraction :

(...) L’article 38 ne saurait être considéré en lui-même comme en contradiction avec le principe posé à l’article 10 de la Convention ; l’interdiction qu’il pose de « publier les actes d’accusation et tous actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique » constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique correspondant aux valeurs ou aux objectifs définis à l’alinéa 2 de cet article 10, à savoir « la protection de la réputation d’autrui » et « la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire » ; la nécessité de cette interdiction, particulièrement précise et claire, résulte, comme l’ont noté les premiers juges, de ce qu’aucune autre dans le droit positif en vigueur ne permet de préserver, en particulier les valeurs précitées.

De fait, en l’espèce, si intrinsèquement la plupart des extraits poursuivis paraissent anodins, il n’en demeure pas moins qu’il appert de la lecture de l’article que celui-ci tend à l’évidence à soutenir la version des faits de l’un des prévenus, B., alors même que ces faits étaient, à l’époque de la parution de l’article, l’objet d’une instruction judiciaire encore en cours qui mettait en cause deux prévenus, dont une mineure incarcérée.

En ce sens la règle édictée par l’article 38 pose bien une interdiction visant à préserver les deux valeurs énoncées par l’alinéa 2 de l’article 10 de la Convention précitée, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

(...) Quant au fait, également invoqué par les prévenus, que l’article 38 de la loi sur la presse serait tombé en désuétude ou mis en œuvre de manière plus ou moins cohérente par le Ministère public, il est indifférent pour apprécier si l’infraction est ou non constituée, même s’il justifie en l’espèce aux yeux de la Cour que la peine initialement prononcée par les premiers juges soit assortie du sursis.

Les éléments matériel et intentionnel de l’infraction sont également constitués.

L’élément matériel résulte bien de la reproduction d’extraits de pièces du dossier, non contestée et, comme il a déjà été noté, « revendiqué au nom du sérieux de l’enquête », mais cette exigence qualitative, exigée dans le contentieux de la diffamation tel que régi par la loi du 29 juillet 1881, est sans effet au regard de l’élément intentionnel de l’infraction définie par l’article 38 de ladite loi.

Patricia Tourancheau ne saurait, eu égard à sa professionnalité, méconnaître le cadre légal dans lequel elle remplit sa mission d’information (...) ».

20.  La cour d’appel confirma le jugement déféré sur la déclaration de culpabilité mais infirma la peine. Elle condamna les requérants à une amende respective de 10 000 FRF avec sursis.

21.  Les requérants formèrent un pourvoi en cassation. Dans leur mémoire ampliatif, ils soutinrent que leur condamnation, intervenue sur le fondement de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, n’était pas légalement justifiée au regard des exigences de l’article 10 de la Convention, faute d’avoir établi sa nécessité au vu des faits de l’espèce.

22.  Par un arrêt du 22 juin 1999, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi en s’exprimant comme suit :

« il résulte de l’arrêt attaqué que, dans le journal « Libération » daté du 28 octobre 1996 a été publié un article intitulé « Amour d’ados planté d’un coup de couteau » relatif au meurtre d’une jeune femme pour lequel deux personnes, s’accusant mutuellement de ce crime, avaient été mises en examen ; que, cet article reproduisant plusieurs extraits des procès-verbaux d’audition et d’interrogatoire de l’une de ces personnes ainsi qu’un extrait de la conclusion du rapport d’expertise du médecin légiste, le procureur de la République a fait citer Serge July, directeur de la publication et, en qualité de complice, Patricia Tourancheau, auteur de l’article incriminé, pour publication d’actes d’une procédure criminelle avant leur lecture en audience publique, sur le fondement de l’article 38, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881,

Attendu que pour écarter l’argumentation des prévenus prise, notamment de la violation de l’article 10 de la Convention et de les déclarer coupables, la cour d’appel retient que l’interdiction édictée par l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 constitue dans une société démocratique une mesure nécessaire à la protection de la réputation d’autrui et à la garantie de l’impartialité du pouvoir judiciaire et qu’elle se trouve comme telle, justifiée par application du second paragraphe de l’article 10 de la Convention ; que les juges relèvent, pour caractériser l’atteinte effectivement portée en l’espèce aux intérêts protégés par la loi, que les extraits d’actes reproduits viennent accréditer un article « qui tend à l’évidence à soutenir la version des faits » de l’une des personnes mises en examen, interrogée par la journaliste, alors même que l’information judiciaire était en cours. »

23.  Par un arrêt rendu le 10 juin 1998, la cour d’assises des mineurs de Paris déclara A. coupable d’avoir volontairement donné la mort à M. et la condamna à huit années d’emprisonnement, et déclara B. coupable de s’être volontairement abstenu de porter assistance à M. et le condamna à cinq années d’emprisonnement.

B.  L’article

24.  Le texte publié était le suivant :

« AMOUR D’ADOS PLANTÉ D’UN COUP DE COUTEAU »

B. dit qu’il n’a pas tué M. d’un coup de couteau au ventre, le dimanche 5 mai dernier, sous le pont d’Iéna, à Paris. D’ailleurs, A., sa petite amie d’alors, avait tout de suite avoué le crime à ses proches, aux policiers et au juge. Jalousie, colère, le meurtre de sa rivale. Mais A., le jour de la reconstitution de la scène sur les quais, est revenue sur ses aveux tandis qu’aujourd’hui encore B. crie son innocence. Le 4 octobre, après cinq mois passés en détention préventive, le garçon, âgé de 19 ans, a été libéré par le juge. Et le magistrat a décidé de maintenir A. en prison. Toujours soupçonnée d’avoir « planté » M. avec le couteau cran d’arrêt noir et argent que B. lui avait offert pour ses 17 ans.

Un couteau pour son anniversaire. 19 avril 1996, veille de l’anniversaire d’A., B., son « prince », est rentré à Montpellier pour les vacances de Pâques. La jeune fille vit avec sa mère divorcée, infirmière à l’hôpital psychiatrique. Les parents de B., elle puéricultrice à la maternité, lui réparateur d’ascenseurs, habitent la ville. L’aventure entre A. et B. remonte à 1992. « J’avais 13 ans et demi, et lui 15. On est sorti ensemble. Pour moi, il a été le premier, et pour lui, j’étais la première », raconte la jeune fille. On a flirté pendant quelques mois, puis on s’est séparés », dit aujourd’hui le garçon. Il se retrouvent l’été 1995. « B. me téléphone, il vient d’avoir son BEP, il dit qu’il m’aime. Je suis tombée encore plus amoureuse. » En stage à Montpellier les deux premiers mois de l’année 1996, B. et A. se voient chaque jour, dorment ensemble chez la gamine, « comme si on était mariés ». En mars, l’élève de « bac pro » électrotechnique de l’Institution des orphelins apprentis d’Auteuil reprend le chemin de l’école. Deux jours par semaine, pour 2 200 F par mois, il est vendeur dans un magasin de sport. Montpellier est loin. A Paris, un soir, à la Scala de la rue de Rivoli, B. rencontre M. Elle est en BEP sanitaire et social. Elle vit dans un pavillon à Drancy (Seine-Saint-Denis) avec son père, chauffeur de taxi. Sa mère est morte il y a trois ans. Le 30 mars, B. et M. font l’amour. Se donnent quelques rendez-vous. Grillent un mercredi à s’embrasser sur un banc, le long des berges de la Seine, à côté du pont d’Iéna. Lorsque les congés reviennent, en gare de Lyon, avant de prendre son train pour rentrer à Montpellier, B. téléphone à M. pour rompre. Et file retrouver A. Il a deux cadeaux pour elle : un couteau, idée de son copain Franck, « plus original et utile qu’un bijou fantaisie », et une journée à Eurodisney. Devant le cran d’arrêt, A. ne sait trop quoi penser. « B. m’a dit de le garder dans mon sac pour me défendre. » Le garçon, lui, a toujours un couteau suisse à sa ceinture.

Jalouse. Deux jours plus tard, B. reçoit un coup de fil. A ses côtés, A. comprend « rien qu’à sa voix » qu’il parle à une fille. Elle « file une claque » à son amoureux. Il avoue qu’il l’a « trompée », donne le prénom de l’autre, dit qu’« il n’y a pas eu d’amour » entre eux. M. rappelle trois fois en quinze jours de vacances orageuses. Selon le jeune homme, A. en devient « très jalouse, possessive ». Elle ne supporte pas de le laisser remonter à Paris où il risque de craquer encore pour cette fille. Elle finit même par exiger de B. qu’il « rompe définitivement avec M. ». Et devant elle. « En plus, je voulais voir à quoi elle ressemblait », confia A. B. accepte.

Tous deux montent à Paris, vont à Eurodisney. B. essaie de « gagner du temps ». Le dimanche, d’une cabine téléphonique, B. appelle M., A. à côté du combiné : « Je lui ai dit que j’aimerais la revoir une dernière fois, pour discuter. Elle paraissait surprise et contente. » Après un premier rendez-vous manqué sous le pont d’Iéna, A. insiste pour que B. fixe une autre rencontre. « Je voulais absolument que tout soit réglé, avant de remonter à Montpellier », explique-t-elle.

A 22 heures, B. et M. se retrouvent sur les berges de la Seine. A. les voit mais n’entend pas, restée sous la voûte du pont. Sur un bateau amarré à quai, une femme observe aussi le couple. « J’avais peur que M. crée du scandale, se souvient le jeune homme. Pour ne pas attirer l’attention, je me suis approché. Elle était assise sur un banc. On s’est regardés dans les yeux. Je lui ai dit : Tout est fini entre nous. M. s’est emportée. Elle s’est levée. Au milieu de la berge, on est debout, M. et moi, face-à-face, presque collés l’un contre l’autre. Je lui tiens le visage avec les mains, elle essaye de me faire lâcher prise. C’est celui qui parle le plus fort, mais aucun n’écoute l’autre. A un moment, j’entends M. crier : Mais qu’est-ce que c’est que ça ? En même temps, elle lâche mes poignets, me repousse, porte ses mains à son ventre. J’aperçois le reflet de la lame qu’elle enlève de son ventre et jette à terre. Je le ramasse sans réfléchir. Quand je me retourne, je vois A. qui s’enfuit en courant vers le pont. M. crie toujours. J’ai jeté le couteau dans la Seine. J’ai pensé que M. n’était pas vraiment blessée, qu’elle avait une crise de panique. Je criais à A. : Mais qu’est-ce que tu as fait ? Elle a répondu : C’est bien fait pour toi, c’est bien fait pour elle, c’est rentré comme dans du beurre. On a couru jusqu’au métro aérien. » Après ils se réfugient à Montpellier et se confient à (...) un voisin.

Mardi 7 mai à 14 heures, B. et A. apprennent la mort de M. dans une nouvelle brève de Libération. A 17 h 30, la fille téléphone, « en larmes et angoissée », à sa mère : « J’ai fait quelque chose de grave à Paris, je ne m’en remettrai jamais.» Le soir, la mère demande : « Vous n’avez tout de même pas tué quelqu’un ? » « Si », répond aussitôt B. A. détaille son geste à sa mère. Le 8 mai, B. se rend à la police avec son père. En garde à vue, A. avoue : « il la tenait par la tête, j’ai cru qu’il l’embrassait. J’ai vu rouge ». Le 13 mai, à la juge C.B. à Paris, A. répète « je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai vu B. penché sur elle. J’ai sorti le couteau de mon sac, j’ai passé mon bras entre B. et elle, et je lui ai planté dans le ventre. Je ne voulais pas la tuer, juste qu’il ne la voie plus ». Le parquet a requis les chefs d’« homicide volontaire » pour A. et de « non-assistance à personne en danger » pour B.

« C’est elle, je le jure ! » Mais le juge d’instruction, persuadé de la culpabilité de B. et de la fragilité de sa petite fiancée, met le garçon en examen pour « meurtre », la mineure pour « complicité ». Le témoignage d’une Hollandaise sur son bateau qui, à dix mètres et à la tombée de la nuit, a vu le garçon seul face à M. a peut-être emporté la conviction du magistrat. Le 29 mai, lors de la reconstitution du crime, A., tout en noir, maquillée avec soin, revient sur ses aveux. « J’ai menti parce que B. m’a dit quand on s’est enfui Pourquoi t’as fait ça ? Mais je ne me voyais pas lui planter un couteau dans le ventre. Je suis restée à 1,20 m derrière eux. » « Ce n’est pas moi », a crié B., hors de lui. « Tout est faux. J’ai pas fait ça. J’avais pas de couteau. C’est elle, je le jure ! »

A 3 heures du matin, en pleine crise de tétanie, le garçon est reparti à Fleury-Mérogis. Trois interrogatoires et une confrontation plus tard, C.B. la juge, a remis B. en liberté et maintenu A. en détention. Pour l’avocate de la jeune fille, Me M., « l’affaire est loin d’être terminée ». « Je suis convaincue que cette petite, immature, influençable, extrêmement dépendante et amoureuse de B., s’est laissée manipuler par ce garçon ». A l’inverse, Me C. plaide pour l’innocence de B. D’ailleurs, le médecin légiste a analysé la trajectoire « plutôt en faveur d’un coup porté par A. que par B. », même s’il n’a pas été formel, car les trois personnes bougeaient.

Le juge s’apprête à requalifier les faits en « homicide volontaire » pour elle, « non-assistance à personne en danger » pour lui. Le 7 octobre, le parquet a donné son feu vert en ce sens. Le 15, la remise en liberté d’A. a été refusée par le magistrat « pour préserver l’ordre public du trouble causé par l’infraction et prévenir son renouvellement ».

Dans les mémoires, B. reste néanmoins accusé de meurtre. Aujourd’hui, le garçon n’espère plus qu’une chose pour venger l’histoire du pont d’Iéna : apprendre le droit pour devenir avocat. »

« (1)  Les propos d’A. que nous publions sont des extraits de ses déclarations à la police ou au juge d’instruction.

(2)  Les propos de B. figurent au dossier, ou ont été recueillis lors de l’interview qu’il nous a accordée.

(3)  Le juge d’instruction chargé du dossier n’a pas souhaité nous répondre, en raison du secret de l’instruction. »

L’article était illustré par une photo de B., sous laquelle figurait la légende suivante :

« Après cinq mois passés en préventive, B., libéré, revient sur la soirée du meurtre. A., elle, est restée en prison, soupçonnée d’avoir tué M. un soir de mai ».

II.  Le droit et la pratique interne pertinents

1.  La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

25.  a)  Le texte de loi

Article 38 alinéa 1 de la loi

« Il est interdit de publier les actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique et ce, sous peine de l’amende prévue pour les contraventions de la 4o classe. »

Article 47

« La poursuite des délits et contraventions de police commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication aura lieu d’office et à la requête du ministère public sous les modifications ci-après. »

Article 48

« 1o  Dans le cas d’injure ou de diffamation envers les cours, tribunaux et autres corps indiqués en l’article 30, la poursuite n’aura lieu que sur une délibération prise par eux en assemblée générale et requérant les poursuites, ou, si le corps n’a pas d’assemblée générale, sur la plainte du chef du corps ou du ministre duquel ce corps relève ;

1o  bis Dans les cas d’injure et de diffamation envers un membre du Gouvernement, la poursuite aura lieu sur sa demande adressée au ministre de la justice ;

2o  Dans le cas d’injure ou de diffamation envers un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, la poursuite n’aura lieu que sur la plainte de la personne ou des personnes intéressées ;

3o  Dans le cas d’injure ou de diffamation envers les fonctionnaires publics, les dépositaires ou agents de l’autorité publique autres que les ministres et envers les citoyens chargés d’un service ou d’un mandat public, la poursuite aura lieu, soit sur leur plainte, soit d’office sur la plainte du ministre dont ils relèvent ;

4o  Dans le cas de diffamation envers un juré ou un témoin, délit prévu par l’article 31, la poursuite n’aura lieu que sur la plainte du juré ou du témoin qui se prétendra diffamé ;

5o  Dans le cas d’offense envers les chefs d’Etat ou d’outrage envers les agents diplomatiques étrangers, la poursuite aura lieu sur leur demande adressée au ministre des affaires étrangères et par celui-ci au ministre de la justice ;

6o  Dans le cas de diffamation envers les particuliers prévu par l’article 32 et dans le cas d’injure prévu par l’article 33, paragraphe 2, la poursuite n’aura lieu que sur la plainte de la personne diffamée ou injuriée. Toutefois, la poursuite, pourra être exercée d’office par le ministère public lorsque la diffamation ou l’injure aura été commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ;

7o  Dans le cas de diffusion de l’image d’une personne menottée ou entravée prévue par l’article 35 ter, la poursuite n’aura lieu que sur la plainte de la personne intéressée ;

8o  Dans le cas d’atteinte à la dignité de la victime prévue par l’article 35 quater, la poursuite n’aura lieu que sur la plainte de la victime.

En outre, dans les cas prévus par les 2o, 3o, 4o, 5o, 6o, 7o et 8o ci-dessus, ainsi que dans les cas prévus aux articles 13 et 39 quinquies de la présente loi, la poursuite pourra être exercée à la requête de la partie lésée. »

b)  La jurisprudence

i.  Jusqu’en 1926

26.  L’interdiction établie par l’article 38 précité vaut pour tous les actes de procédure, qu’il s’agisse de procès-verbaux de police (Cass. Crim. 8.1.1904, Dalloz 1904, p. 569), de déposition de témoins (Trib. Correct. de la Seine, 8.4.1899, Gaz. pal. 1899, p. 672), de rapports d’expertise, d’assignation en justice (Cass. Crim. 6.3.1884, Dalloz 1885, p. 135). Elle ne couvre pas les actes qui ne font pas partie intégrante de la procédure pénale, tels que les lettres saisies et jointes au dossier (Cass. crim. 8.1.1904, Dalloz p. 569) De plus, il est admis que, sous peine de vider la loi de son sens, l’interdiction s’applique à la reproduction partielle comme à la reproduction complète des documents visés par l’article 38 (Cass.crim. 31 mars 1854 ; note sous Crim. 8 janvier 1904, encyclopédie Dalloz, vo Presse no 422).

27.  Enfin, la publication des actes d’une procédure criminelle, avant que ces actes soient lus en audience publique, autorise la personne, même non inculpée, qui en a éprouvé un préjudice matériel et moral, à se porter partie civile dans la poursuite exercée à raison de cette publication prématurée, et justifie l’allocation à son profit de dommages-intérêts (Cass. Crim. 9 juill. 1926 : DH 1926, 534).

ii.  Période récente

28.  Diverses décisions judiciaires sont intervenues. Ainsi, la cour d’appel de Paris a rappelé que la poursuite du délit prévu par l’article 38 § 1 est réservée à l’initiative du ministère public (Paris, 11e Ch.corr., 16 avril 1956 ; Simon c. Salmon et « France Soir »).

La Cour de cassation a estimé qu’est légalement justifié l’arrêt rendu en matière de référé qui, pour interdire la diffusion d’un livre, relève qu’il comportait la reproduction de nombreuses pièces d’un dossier dont l’instruction est en cours, retient que sa publication revêtait un caractère manifestement illicite et en déduit que par cette atteinte à la présomption d’innocence dont bénéficie le demandeur, le livre lui causait un trouble auquel il pouvait solliciter en référé qu’il fut mis fin (Cass. Civ. 19 février 1992).

29.  La société éditrice d’un journal a été condamnée, en application de l’article 38 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881, à une publication judiciaire pour avoir reproduit les principaux extraits du réquisitoire du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris dans une affaire sans attendre l’ouverture du procès devant la cour d’assises et portant de ce fait atteinte aux droits de la défense de la demanderesse (C.app., Paris, 1ere Ch.B, 2 juillet 1993).

30.  La poursuite du délit prévue par l’article 38 al. 1er de la loi du 29 juillet 1881 est exclusivement réservée à l’initiative du ministère public (TGI Paris, 17e ch.corr., 5 févr. 1996, Recueil Dalloz 1996, p. 230, note Beignier – dans cette affaire, Serge Y., directeur de publication du journal Libération, était poursuivi, ainsi qu’une journaliste, pour publication d’actes de procédure correctionnelle avant leur lecture en audience publique, délit prévu par l’article 38 précité ; l’action fut déclarée irrecevable car engagée sur saisine directe du tribunal par une partie civile).

31.  Des photographies de personnes appréhendées publiées dans le cadre d’un article relatant les vols à main armée par plusieurs individus, les filatures réalisées par les services de police et les conditions de l’interpellation constituent des actes de procédure au sens de l’article 38 al. 1er de la loi du 29 juillet 1881 et ne sauraient donc faire l’objet d’une publication avant lecture en audience publique (Cass. Crim., 13 novembre 2001).

32.  La mauvaise foi se déduit de la divulgation, alors interdite (par l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881) des extraits d’un réquisitoire définitif révélant les derniers éléments d’une procédure judiciaire en cours (Cass. Civ., 22 janvier 2004).

33.  Il est également fait référence en la matière à d’autres arrêts (Cass. Crim., 7 octobre 1997, Cass. Civ., 6 mai 1999) et à la circulaire du 2 janvier 1995 du procureur général de la cour d’appel de Paris, J.-F. Burgelin, intitulée « Secret de l’instruction et protection des droits de la personne dans les procédures judiciaires » incitant à ce que des poursuites soient engagées plus souvent sur le fondement de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 (publiée dans Légipresse 1995, no 118-IV-14). Voir aussi les actes d’un colloque organisé en mai 1993 par le barreau de Paris sur le rôle du journaliste d’investigation et ses conséquences judiciaires (I.F.C.- Gaz. Pal.).

2.  Le code de procédure pénale

34. 

Article 11 alinéa 1

« Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète. »

3.  Le code civil

35. 

Article 9-1, dans sa rédaction antérieure à l’entrée
en vigueur de la loi no 2000-516 du 15 juin 2000

« Lorsqu’une personne placée en garde à vue, mise en examen ou faisant l’objet d’une citation à comparaître en justice, d’un réquisitoire du procureur de la République ou d’une plainte avec constitution de partie civile est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l’objet de l’enquête ou de l’instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, ordonner l’insertion dans la publication concernée d’un communiqué aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, sans préjudice d’une action en réparation des dommages subis et des autres mesures qui peuvent être prescrites en application du nouveau code de procédure civile et ce, aux frais de la personne physique ou morale, responsable de l’atteinte à la présomption d’innocence. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

36.  Les requérants allèguent que leur condamnation pénale, fondée sur l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, a entraîné une violation de
l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Thèses des parties

1.  Les requérants

37.  Les requérants estiment que leur condamnation pour publication d’actes de procédure pénale avant leur lecture en audience publique représente sans conteste une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression.

38.  Ils soutiennent que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, l’article 38 de la loi sur la liberté de la presse étant rédigé de façon imprécise et obsolète. Ils exposent en effet que la définition et l’usage de cette disposition ne sont pas suffisamment clairs, précis et prévisibles pour être compatibles avec les exigences de la Convention. Ils allèguent d’abord qu’ils ne pouvaient pas déduire que les termes « publier des actes de procédure » visaient aussi la publication d’extraits d’actes de procédure. Les requérants ajoutent que l’article 38 de la loi de 1881 est notoirement tombé en désuétude puisqu’aucune jurisprudence en faisant directement application n’a été répertoriée pendant une longue période. Ils relèvent en effet que si le gouvernement mentionne un arrêt de 1926, que l’on ne saurait qualifier de récent, avant le 28 octobre 1996, date de la publication de l’article de la requérante, aucune condamnation, ni même aucune poursuite du parquet n’avait été engagée depuis soixante-dix ans. Ils affirment qu’en réalité, la publication d’écrits informant sur les procédures judiciaires en cours et comportant l’intégralité ou des extraits d’actes judiciaires est devenue une pratique quotidienne et constamment tolérée dans la presse. Ils ne pouvaient donc pas raisonnablement prévoir faire l’objet de poursuites pénales suite à la publication de l’article. Enfin, la poursuite inhabituelle initiée par le ministère public uniquement en ce qui concerne leur affaire aurait été une sorte de procédure expérimentale ayant pour objectif de « restaurer » l’usage de l’article 38. L’application plus fréquente de cette disposition permettrait en effet, selon les requérants, de censurer davantage des écrits sur les affaires pénales en cours, alors que les actions fondées sur le recel de violation du secret d’instruction semblent souvent échouer.

39.  En outre, selon les requérants, l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 ne tend pas à protéger un des intérêts limitativement énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui ou la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. Ils relèvent à cet égard qu’en ce qui concerne la protection de la réputation d’autrui, les actions à cette fin sont entre les mains des personnes concernées et ne sauraient être exercées à leur place par le ministère public. Ils ajoutent qu’aucune plainte ni réclamation n’a été déposée par A. dont les droits auraient été mis en cause selon les juridictions nationales. En ce qui concerne la garantie de l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, les requérants affirment qu’interdire à la presse de mentionner les procédures pénales en cours n’est pas envisageable dans une société démocratique, et ne correspond en aucune manière à la pratique actuelle en France. Cela reviendrait en fait à faire à la presse un véritable procès d’intention. Il appartient en effet à la presse non seulement de donner des informations sur les affaires judiciaires, mais également d’apporter un éclairage sur l’affaire en question, sauf à interdire la presse d’opinion.

40.  Enfin, à supposer même que l’on puisse considérer que l’ingérence vise à protéger un but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, les requérants soutiennent qu’elle n’était pas « nécessaire » dans une société démocratique. Ainsi, la publication de passages extraits des procès-verbaux visait à montrer l’exactitude des termes de l’article, l’authenticité du récit et à préciser l’origine de leurs informations (Fressoz et Roire c. France [GC], arrêt du 21 janvier 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-I).

41.  De plus, ils soulignent que la lecture de l’article ne permet pas d’établir que ce texte prendrait parti exclusivement pour B. au détriment de A. Selon les requérants, l’article développe la position des deux protagonistes, rapporte les propos de l’avocat de l’un et de l’autre et cite des informations de nature factuelle sur la procédure en cours. L’on ne saurait donc soutenir que l’article contiendrait uniquement le postulat de « l’innocence de B. ». En tout état de cause, selon les requérants, le délit prévu par l’article 38 ne concerne pas le contenu de l’article, mais se borne à interdire purement et simplement la publication des extraits. Ainsi, ce n’est pas parce que la requérante aurait pris position en faveur d’une thèse, ce qui n’a pas été le cas, que la condamnation a été prononcée, mais uniquement en raison de la publication d’extraits de la procédure. Seule une interdiction formelle et générale tenant au secret de l’instruction aurait fondé leur condamnation.

42.  Quant à l’information en cause, les requérants considèrent qu’elle est de nature à intéresser le public, et que l’on ne saurait affirmer qu’un journal quotidien ne saurait rapporter de tels faits.

2.  Le Gouvernement

43.  Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation des requérants constitue une « ingérence » dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. Il se borne à relever qu’aucune censure préalable n’a été exercée, et que la sanction s’est limitée à un prononcé symbolique, puisque les requérants n’ont été finalement condamnés qu’à une simple amende avec sursis.

44.  Le Gouvernement considère toutefois que le grief soulevé par les requérants au titre de l’article 10 de la Convention est dénué de fondement.

45.  Tout d’abord, le Gouvernement affirme que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881. Concernant cette disposition, il affirme qu’elle se trouve intégrée dans la loi de 1881, publiée et accessible. Les requérants ne pouvaient donc en ignorer l’existence. De plus, le Gouvernement soutient que la rédaction de cet article est dépourvue de toute ambiguïté, et vise bien à prohiber la publication de tous les actes de procédure criminelle ou correctionnelle, jusqu’au jour de l’audience. Cette interdiction inclurait les extraits d’actes de procédure, comme cela a été précisé par la jurisprudence (Cass. crim. 8.1.1904, Dalloz p. 569). Enfin, le Gouvernement expose que l’article 38 de la loi de 1881, même s’il est d’application rare, a fait l’objet de plusieurs décisions de justice, en particulier depuis 1992 et y compris de la part de la Cour de cassation. Ces décisions ont permis de préciser la portée de la disposition (voir ci-dessus la partie « droit et pratique internes pertinents »). Il ne saurait donc être soutenu que cette disposition serait tombée en désuétude. A supposer même que tel soit le cas, le Gouvernement se réfère à l’arrêt rendu par la cour d’appel selon lequel cet argument serait « indifférent pour apprécier si l’infraction est ou non constituée ». Ainsi, selon le Gouvernement, cette disposition était « suffisamment accessible et prévisible », et satisfait donc aux exigences établies par la jurisprudence de la Cour (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30).

46.  Ensuite, le Gouvernement soutient que l’ingérence visait des objectifs légitimes, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. Il expose en effet que l’interdiction de publier des actes de procédures judiciaires en cours sous peine de sanctions vise à protéger les parties à la procédure pénale et à éviter tout risque de préjugement, par ou à travers la presse. Il s’agit d’éviter « le spectacle de pseudo-procès dans les médias » (voir Sunday Times, précité), ainsi que la possibilité pour les journalistes de livrer au public leurs propres conclusions alors que l’instruction n’est pas terminée et que le magistrat instructeur n’a pris aucune décision concernant un éventuel renvoi en jugement des mis en examen. C’est en fait le droit au respect de la présomption d’innocence, garanti par l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi protégé. De plus, il s’agit également d’empêcher que les médias, en exerçant une influence extérieure, ne viennent perturber le bon déroulement des affaires pénales, tant au stade de l’enquête qu’à celui du jugement, et ne menacent le droit des justiciables à un procès équitable.

47.  Quant à la nécessité de l’ingérence litigieuse, le Gouvernement rappelle, à titre liminaire, que la Cour a estimé qu’un mécanisme de restriction préalable ou d’interdiction de publication ne peut être considéré ipso facto comme incompatible avec l’article 10 de la Convention (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, p. 30, § 60).

48.  Par ailleurs, le Gouvernement prétend que l’ingérence litigieuse était nécessaire pour assurer une bonne administration de la justice, en garantissant son impartialité et l’équité de la procédure, tout en préservant la présomption d’innocence. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 50 ; Fressoz et Roire, précité), le Gouvernement soutient en effet que l’article rédigé et publié par les requérants, loin d’avoir un caractère objectif, prenait fait et cause pour l’un des deux mis en examen, B., que la requérante avait interviewé. Il estime que les passages et extraits de la procédure cités dans l’article ne constituaient en rien un élément objectif visant à établir la véracité des assertions de la requérante, mais traduisaient le postulat retenu par celle-ci, d’autant plus contestable que l’instruction n’était pas close. En particulier, selon le Gouvernement, l’article prêterait certaines intentions au magistrat instructeur laissant supposer que l’instruction serait déjà close et se terminerait dans un sens favorable à B. La conclusion de l’article, selon laquelle B. serait innocent et A. coupable, se révèle particulièrement grave pour A., mineure incarcérée qui pourrait, le cas échéant, être jugée par une cour d’assises majoritairement composée de juges non professionnels et donc susceptibles d’être influencés par les médias.

49.  Le Gouvernement ajoute que l’interdiction de publication n’est que temporaire, et cesse dès l’audience. Le droit à l’information est donc simplement différé dans le temps afin de protéger la réputation et le droit à la présomption d’innocence des personnes mises en examen et non encore jugées.

50.  De plus, le Gouvernement note également qu’il n’existait pas d’autres mécanismes protecteurs des droits des individus mis en examen qui rendraient non nécessaire l’interdiction prévue par la loi de 1881. Il précise que les autres instruments de protection des personnes mises en cause dans des affaires judiciaires ne visent pas le même but que la loi en question. L’article 9-1 du code civil protège au plan civil la présomption d’innocence ; or, par définition, seule la personne mise en examen peut exciper de cette disposition, qui ne constitue qu’une forme de droit de réponse. Quant à des actions engagées sur la base de la violation du secret de l’instruction ou de la diffamation, elles auraient été, selon le Gouvernement, peu efficaces.

51.  Enfin, le Gouvernement souligne que la nature de l’information en cause ne révèle pas un enjeu d’intérêt public. Il relève que la Cour a parfois considéré que la liberté d’expression des journalistes pouvait prévaloir sur d’autres intérêts légitimes, notamment lorsqu’il s’agissait de sujets traitant de questions d’intérêt public (arrêts Fressoz et Roire et Worm précités et Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, CEDH 2000-X). En l’espèce, les circonstances de l’affaire, un simple fait divers, ne sont en rien constitutives d’une préoccupation d’intérêt public, impliquant notamment que l’opinion publique doive en être informée de façon prioritaire. Il s’ensuit que le respect scrupuleux de la présomption d’innocence devrait ici prévaloir sur la liberté d’information.

52.  Le Gouvernement conclut que la condamnation des requérants est proportionnée au but légitime poursuivi.

B.  Appréciation de la Cour

53.  Dans la présente affaire, la condamnation litigieuse s’analyse clairement en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, comme en conviennent d’ailleurs les parties. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

1.  « Prévue par la loi »

54.  La Cour rappelle que les mots « prévues par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base en droit interne, mais ils impliquent aussi la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (voir notamment Gianolini c. Italie (déc.), 29 août 2002, no 34908/97).

55.  La portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996‑V, § 35). La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, par exemple, Grigoriades c. Grèce, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2587, § 37).

56.  Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Cantoni, précité, § 35, et Chauvy c. France (déc.), 23 septembre 2003, no 64915/01).

57.  Dans la présente affaire, le droit applicable consistait en l’alinéa 1 de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ainsi qu’en une série de décisions des juridictions nationales, y compris de la Cour de cassation, interprétant et appliquant ce texte.

La mesure incriminée ayant donc sans conteste une base en droit interne, il convient ensuite de vérifier si celle-ci était accessible et prévisible.

58.  La Cour constate que la disposition litigieuse se trouve intégrée dans la loi elle-même, publiée et donc accessible. La première requérante a d’ailleurs déclaré, comme l’a relevé la cour d’appel, qu’elle connaissait l’article 11 du code de procédure pénale, relatif au secret de l’instruction, ainsi que la loi du 29 juillet 1881, même si elle a soutenu ne pas avoir eu connaissance de son article 38. En tout état de cause, la Cour relève que le deuxième requérant ne pouvait ignorer cette disposition pour avoir fait l’objet, quelques mois avant la parution de l’article litigieux, d’une procédure judiciaire sur ce fondement (jugement rendu le 5 février 1996 par le tribunal de grande instance de Paris, voir la partie « droit et pratique interne pertinents » ci-dessus).

59.  La Cour relève ensuite que les termes de l’alinéa 1 de l’article 38 ne sauraient être qualifiés d’ambigus. Bien au contraire, ils définissent avec clarté et précision l’étendue de l’interdiction légale, aussi bien dans son contenu que dans sa durée, puisqu’il s’agit de prohiber la publication de tous les actes de procédure criminelle ou correctionnelle jusqu’au jour de l’audience. De plus, la jurisprudence nationale a précisé explicitement qu’une telle interdiction s’étendait aux extraits d’actes de procédure. La Cour constate également que cette disposition n’a jamais été abrogée, ni explicitement, ni implicitement par une loi contraire, et fait donc partie intégrante du droit en vigueur en matière de presse.

60.  Certes, la Cour admet qu’il ressort de la pratique nationale en la matière que le ministère public ne semble pas initier systématiquement des poursuites sur la base de l’article 38 de la loi de 1881, alors que cette action lui est réservée (articles 47 et 48 de la loi de 1881). Elle relève toutefois qu’au moins depuis 1992, soit avant le 28 octobre 1996, date de la parution de l’article litigieux, les juridictions nationales ont statué à plusieurs reprises sur l’application de l’article 38, sur le fondement duquel une condamnation fut notamment prononcée en 1993 par la cour d’appel de Paris. Elle note également que la possibilité d’application plus fréquente de cette disposition a été évoquée à plusieurs reprises par la doctrine et a fait l’objet, un peu plus d’un an avant les faits de l’espèce, d’une circulaire du procureur général de la cour d’appel de Paris, dont le contenu fut repris par les revues spécialisées.

61.  Elle estime dès lors, quelles que soient les pratiques journalistiques plus ou moins établies, que les requérants, professionnels de la presse, devaient être au fait de la loi et de la jurisprudence applicables en la matière et pouvaient bénéficier de conseils d’avocats spécialisés. Le caractère non systématique des poursuites engagées sur la base de l’alinéa 1 de l’article 38 de la loi de 1881 ne saurait suffire à permettre aux requérants d’exclure tout risque à cet égard, alors qu’ils connaissaient la loi ou en tout cas son principe, comme en attestent d’ailleurs les notes qu’ils avaient pris la précaution de publier en bas de l’article litigieux. Ils étaient donc en position d’évaluer le risque auquel ils s’exposaient au moment de la publication de l’article (Chauvy, précité).

62.  La Cour estime en conséquence que les requérants pouvaient prévoir, à un degré raisonnable, que les extraits d’actes de procédure publiés dans le cadre de l’article de presse susmentionné ne les mettaient pas à l’abri de toute poursuite judiciaire à leur encontre, de sorte que l’ingérence peut être considérée comme étant « prévue par la loi » (Thoma c. Luxembourg, arrêt du 29 mars 2001, § 53, Recueil 2001‑III).

2.  But légitime

63.  La Cour considère que les motifs invoqués par les juridictions internes se concilient avec le but légitime de protéger le droit de A. et de B. à un procès équitable dans le respect de la présomption d’innocence et de leur vie privée. L’ingérence avait donc pour but de garantir le respect des droits de personnes qui, n’étant pas encore jugées, sont présumées innocentes. Elle avait aussi pour but une bonne administration de la justice en évitant toute influence extérieure sur le cours de celle-ci. Ces buts correspondent à la protection de « la réputation et des droits d’autrui » et à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire », dans la mesure où ce dernier membre de phrase a été interprété comme englobant les droits dont les individus jouissent à titre de plaideurs en général (voir, en dernier lieu, Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003).

3.  « Nécessaire dans une société démocratique »

64.  La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et que les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, les arrêts Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37, Worm c. Autriche du 29 août 1997, Recueil 1997-V, pp. 1550-1551, § 47, et Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 43, CEDH 2000‑III).

65.  La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-234, § 37, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III et Thoma, précité, §§ 43 à 45).

66.  En particulier, l’on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. A la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de tout un chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial. Comme la Cour l’a déjà souligné, « les journalistes doivent s’en souvenir qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale » (Worm, précité, § 50).

67.  D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Lorsqu’il y va de la presse, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, arrêts Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, pp. 500-501, § 40, Worm, précité, § 47, et Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59).

68.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer l’« ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi de nombreux précédents, les arrêts Goodwin, ibidem, et Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, § 27, CEDH 2000‑X).

Aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel la Cour doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (voir notamment Du Roy et Malaurie, précité, § 34, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑...).

69.  Il revient donc à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

70.  La Cour note d’emblée que, lors de la parution de l’article litigieux, l’instruction judiciaire était en cours et ne permettait pas de déterminer la culpabilité de A. ou de B., ces derniers se renvoyant mutuellement la responsabilité du meurtre.

71.  Or, la Cour estime, comme les juridictions nationales, que la lecture de l’article montre sans conteste que celui-ci tend à soutenir la version des faits de B., interrogé par la requérante, au détriment de celle de A., mineure incarcérée. Cela ressort, en particulier, de parties de l’article prêtant certaines intentions au magistrat instructeur, lequel aurait été « persuadé de la culpabilité de B. et de la fragilité de sa petite fiancée » et qu’il « s’apprête à requalifier les faits », alors que la journaliste précise en note que ce magistrat, astreint au secret de l’instruction, ne s’est pas prononcé. De façon analogue, la publication, avec l’article, de la photo de B. avec une légende précisant qu’il avait été libéré alors que A. était « restée en prison », tout comme la conclusion de l’article laissent entendre que A. est coupable et B. innocent.

72.  Se situant essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juridictions nationales, et en particulier par la cour d’appel, la Cour constate que celles-ci, avant même d’envisager l’application des dispositions de la loi de 1881, ont bien analysé la teneur de l’article critiqué dans son ensemble. Elles ont constaté que la publication portait atteinte à la présomption d’innocence et ont qualifié en quoi elle faisait grief aux droits des tiers. Sur cette base, elles ont ensuite fait application de l’article 38 alinéa 1 de la loi.

73.  En ce qui concerne cette disposition, la Cour relève, comme l’ont d’ailleurs également précisé les juridictions internes, qu’elle n’empêche pas l’analyse ou le commentaire des actes de procédure, ou la publication d’une information dont la teneur a été puisée dans la procédure elle-même, mais se borne à interdire toute reproduction littérale de ces actes, et ce seulement jusqu’à ce qu’ils soient lus en audience publique. Ainsi, la Cour ne saurait considérer qu’une telle restriction, limitée et temporaire, ait un caractère général et absolu ou entrave de manière totale le droit pour la presse d’informer le public (voir, a contrario, Du Roy et Malaurie, précité, § 35).

74.  La Cour relève également que l’article litigieux ne saurait en aucune manière constituer une question d’intérêt général dont le public devait être informé.

75.  En outre, eu égard à la marge d’appréciation de l’Etat, il appartenait en principe aux juridictions internes d’évaluer la probabilité que les juges non professionnels au moins lisent l’article ainsi que l’influence que ce dernier pouvait avoir (voir, mutatis mutandis, Sunday Times, précité, § 63, et Worm, précité, § 54). En l’espèce, eu égard à la teneur de l’article, soutenant la version des faits de l’un des prévenus au détriment de l’autre, force est de constater, à l’instar des juridictions nationales, que sa publication avant la tenue de l’audience d’assises ne pouvait qu’être susceptible d’avoir un impact sur des juges non professionnels composant un jury et amenés à juger de la culpabilité de ces mêmes prévenus.

76.  Dans ces conditions, la Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions françaises pour justifier l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression découlant de leur condamnation étaient « pertinents et suffisants » aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention. Surtout, elle considère que l’intérêt des requérants à communiquer et celui du public à recevoir des informations au sujet du déroulement d’une procédure pénale et sur la culpabilité des personnes mises en examen, alors que l’instruction judiciaire n’était pas terminée, n’était pas de nature à l’emporter sur les considérations invoquées par les juridictions. En effet, celles-ci ont souligné les conséquences néfastes d’une diffusion de l’article incriminé sur la protection de la réputation et des droits de A. et de B. et de leur présomption d’innocence, ainsi que sur l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Compte tenu de ces conséquences, la Cour estime que les autorités nationales étaient dès lors en droit de considérer qu’il existait un « besoin social impérieux » de prendre des mesures concernant l’article litigieux en vertu de l’article 38 de la loi de 1881, et ce quelle que soit, par ailleurs, la fréquence d’application de cette disposition.

77.  Enfin, la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence au regard de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 93).

En l’espèce, les requérants ont été condamnés à payer chacun 10 000 FRF, amende assortie de sursis en appel. La Cour estime que ces sanctions ne sauraient être considérées comme excessives ni de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté des médias (voir, mutatis mutandis, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 93). Elles ne sauraient donc passer pour disproportionnées aux buts légitimes poursuivis.

78.  La Cour conclut dès lors que la condamnation des requérants constituait une ingérence dans leur liberté d’expression « nécessaire dans une société démocratique » pour protéger la réputation et les droits d’autrui et garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

79.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

80.  Les requérants estiment avoir été victimes d’une mesure arbitraire et discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention, puisqu’ils ont fait l’objet de la seule poursuite engagée par le ministère public sur la base de l’article 38 de la loi de 1881 depuis très longtemps et contrairement à la pratique établie.

81.  La Cour relève que ce grief a été soulevé pour la première fois dans le cadre des observations en réplique des requérants datées du 4 mars 2002.

82.  Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

2.  Dit, à l’unanimité, que le grief tiré de la violation allèguée de l’article 10 combiné avec l’article 14 de la Convention est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 novembre 2005, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenChristos Rozakis
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de M. J.P. Costa, Mme F. Tulkens et M. P. Lorenzen.

C.L.R.
S.N.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE À M. J.P. COSTA, Mme F. TULKENS et M. P. LORENZEN, JUGES

1.  Nous ne partageons pas l’opinion de la majorité selon laquelle la condamnation des requérants constituait une ingérence dans leur liberté d’expression « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et il est de jurisprudence constante que la nécessité d’une quelconque restriction dans l’exercice de cette liberté doit répondre à un besoin social impérieux, être proportionnée au but légitime poursuivi et fondée sur des motifs pertinent et suffisants. En outre, lorsqu’il y a conflit entre des droits également protégés par la Convention, comme en l’espèce entre l’article 10 et l’article 6, il importe d’assurer un équilibre entre ceux-ci au regard des circonstances de chaque espèce. Or, tel ne nous paraît pas le cas en l’espèce.

2.  Il convient de relever d’emblée que l’article litigieux relève d’une catégorie, celle des chroniques judiciaires, qui répond à une demande concrète et soutenue du public de plus en plus intéressé de nos jours à connaître les rouages de la justice au quotidien. Nous pensons que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procès en matière pénale et, notamment, sur les faits relatés par l’article litigieux qui concernent le cas dramatique de jeunes à la dérive.

Cette importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale est très largement reconnue. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des ministres aux Etats membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales rappelle à juste titre que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ces derniers à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. En annexe à cette Recommandation figurent des Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales et, parmi ceux-ci, figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale (Principe 1).

La Cour s’inscrit dans la même perspective lorsqu’elle estime, notamment dans l’arrêt Worm c. Autriche du 29 août 1997, que « à condition de ne pas franchir les bornes fixées aux fins d’une bonne administration de la justice, les comptes rendus de procédures judiciaires, y compris les commentaires, contribuent à les faire connaître et sont donc parfaitement compatibles avec l’exigence de publicité de l’audience énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention. A la fonction des médias


consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir » (Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, § 50). Certes, dans cet arrêt, la Cour estime que la juridiction a pris en compte l’ensemble de l’article litigieux et qu’elle a pu ainsi, à bon droit, constater qu’il était susceptible d’influer sur l’issue du procès et elle conclut dès lors à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention. La présente affaire se distingue cependant nettement de l’arrêt Worm à plus d’un titre.

3.  Contrairement à l’article 23 de la loi sur les médias qui était en cause dans l’arrêt Worm et qui visait des informations susceptibles d’exercer une influence abusive sur une procédure, l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 est libellé dans des termes généraux et absolus : « Il est interdit de publier les actes d’accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu’ils aient été lus en audience publique ». Cette disposition est ainsi applicable quelle que soit la nature de l’information, quelle que soit sa véracité et quel que soit son effet sur les personne mises en cause ou l’issue de la procédure. La jurisprudence de notre Cour est critique par principe à l’égard des interdictions de publication de caractère général et absolu. C’est ce qu’elle a reproché à un texte d’une portée voisine de celui appliqué dans la présente affaire, à savoir la loi du 2 juillet 1931 qui interdisait, sous peine d’amende, de publier, avant décision judiciaire, toute information relative à des constitutions de partie civile (Du Roy et Malaurie, arrêt du 3 octobre 2000, CEDH 2000-X, notamment § 35). La Cour avait conclu à la violation de l’article 10 (l’un de nous trois était dissident dans Du Roy et Malaurie, mais la lecture de son opinion montre que c’était sur la base d’une analyse factuelle nettement distincte de celle que nous faisons dans l’affaire actuelle).

4.  Dans la présente espèce, si les requérants ont été poursuivis et condamnés, ce n’est donc pas en raison du contenu de l’article mais en raison de la publication de certains extraits de la procédure avant qu’ils n’aient été lus en audience publique, démarche interdite par la loi en toutes circonstances. Cela apparaît clairement dans l’arrêt de la chambre des appels correctionnels de la cour d’appel de Paris du 24 juin 1998 : « l’élément matériel de l’infraction résulte bien de la reproduction d’extraits de pièces du dossier, non contestée, et (...) revendiquée au nom du sérieux de l’enquête, mais cette exigence qualitative (...) est sans effet au regard de l’élément intentionnel de l’infraction définie par l’article 38 de ladite loi ».

Ainsi, il n’est pas directement reproché aux requérants d’avoir révélé des informations qui ont perturbé l’enquête judiciaire ou porté atteinte à la présomption d’innocence de A., dont le nom n’est d’ailleurs pas mentionné dans l’article. Leur condamnation est fondée sur le seul fait d’avoir publié des citations brèves émanant de pièces du dossier et d’avoir ainsi contrevenu à une interdiction qui, en l’espèce, apparaît plus formelle que substantielle. A contrario, il aurait suffi à la première requérante de ne pas mentionner ses sources pour éviter l’application de l’article 38 à son égard. La majorité le reconnaît d’ailleurs lorsqu’elle relève, avec les juridictions internes, que l’article 38 alinéa 1 de la loi de 1881 « n’empêche pas l’analyse ou le commentaire des actes de procédure ou la publication d’une information dont la teneur a été puisée dans la procédure elle-même, mais se borne à interdire toute reproduction littérale de ces actes et ce, seulement jusqu’à ce qu’ils aient été lus en audience publique » (§ 73).

5.  En raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression et qu’il nous semble important de rappeler, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, § 39 ; Fressoz et Roire c. France, arrêt du 21 janvier 1999, § 54 ; Colombani et autres c. France, arrêt du 25 juin 2002, § 65, CEDH 2002-V).

Or, en l’espèce, il convient de relever que c’est précisément dans un souci de précision que la première requérante a indiqué ses sources dans les notes infrapaginales figurant en bas de l’article, visant ainsi à montrer l’exactitude et l’authenticité du récit. Il n’y a donc aucune raison de douter que les requérants ont agi de bonne foi.

6.  En ce qui concerne la question de l’atteinte à la présomption d’innocence, la majorité estime que l’article litigieux « montre sans conteste » qu’il tend à soutenir la version des faits de l’un des prévenus (§ 71). A la lecture du texte, nous ne partageons pas ce point de vue. En effet, l’article s’attache à décrire minutieusement les faits, expose précisément la position de chacun des deux protagonistes ainsi que les propos des avocats de l’un et de l’autre. Si le texte rapporte le fait que le parquet a requis du chef d’homicide volontaire pour A. et de non-assistance à personne en danger pour B., force est de constater qu’il s’agit d’informations factuelles qui seront d’ailleurs confirmées par les condamnations prononcées par la cour d’assises des mineurs de Paris dans l’arrêt rendu le 10 juin 1998. Les extraits des pièces de la procédure, sur base desquelles les poursuites ont été engagées devant les juridictions nationales, paraissent « intrinsèquement anodins » selon les termes même de l’arrêt de la cour d’appel de Paris. Or, selon la jurisprudence de la Cour de cassation française, notamment dans son arrêt du 12 juillet 2001, « l’atteinte à la présomption d’innocence suppose que l’écrit litigieux contienne des conclusions définitives manifestant un préjugé tenant pour acquis la culpabilité de la personne visée ». Il n’est donc pas, à nos yeux, démontré que l’article litigieux ait effectivement porté atteinte à la présomption d’innocence de A. ou de B., lesquels ne se sont d’ailleurs jamais plaints de cette publication. A cet égard, l’affaire se distingue de l’arrêt précité Du Roy et Malaurie, où la personne contre laquelle une plainte avec constitution de partie civile avait été divulguée dans un journal avait vigoureusement protesté de son innocence, et intenté contre les journalistes une action en diffamation. Cette différence constitue un argument a fortiori en faveur de notre opinion.

7.  Quant à l’argument tiré de l’influence de l’article litigieux sur le procès pénal, il ne nous paraît pas établi dans les faits. Même si l’article avait été lu par des juges non professionnels (composant un jury de cour d’assises) amenés à juger de la culpabilité de A. et de B., l’influence que le texte aurait pu avoir sur ces personnes aurait été négligeable, compte tenu du caractère modéré de son contenu et surtout de la longue période qui s’est écoulée (près de vingt mois) entre sa publication et la tenue de l’audience. On peut ainsi considérer que, lors du procès, son impact s’était largement amoindri. Il n’est donc pas davantage établi, dans les circonstances de l’espèce, que l’article litigieux représentait une réelle menace pour la bonne administration de la justice.

8.  Nous pensons qu’il faut également insister sur le fait que, si l’ingérence litigieuse était prévisible au sens de la jurisprudence rappelée par l’arrêt (§§ 57 et suiv.), il n’en demeure pas moins, comme le reconnaissent les juridictions internes, que l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 est « d’application rare et n’a pas donné lieu à une jurisprudence importante ». Or, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué, même en cas de respect des exigences légales, produit des effets conformes aux principes de la Convention. Dans cette optique, l’élément d’incertitude présent dans la loi et l’ample marge de manœuvre que cette dernière confère aux autorités entrent en ligne de compte dans l’examen de la conformité de la mesure litigieuse aux exigences du juste équilibre (voir, mutatis mutandis, Beyeler c. Italie, arrêt du 5 janvier 2000, § 110).

En l’espèce, l’application rare et l’irrégularité des poursuites engagées par le ministère public sur le fondement de l’article 38 de la loi de 1881 sont deux éléments qui ont incontestablement créé une incertitude et qui ne sont en eux-mêmes guère compatibles avec l’existence d’un besoin social impérieux. Alors que les chroniques judiciaires du type de celle publiée par les requérants se multiplient dans la presse, le caractère aléatoire de la mise en œuvre de la loi tend à démontrer que si la disposition correspond à un certain besoin social, celui-ci ne saurait être qualifié d’« impérieux ».

9.  En conclusion, même si les raisons invoquées par le gouvernement et les juridictions internes nationales sont pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d’appréciation des autorités nationales, nous estimons qu’il n’existe pas en l’espèce de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d’expression des requérants et le but légitime poursuivi. Dès lors, nous concluons à la violation de l’article 10 de la Convention.

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (première section), AFFAIRE TOURANCHEAU ET JULY c. FRANCE, 24 novembre 2005, 53886/00