CJCE, n° C-68/93, Arrêt de la Cour, Fiona Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Ltd contre Presse Alliance SA, 7 mars 1995

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Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

ARRÊT DE LA COUR
7 mars 1995 (1)

«Convention de Bruxelles – Article 5, point 3 – Lieu où le fait dommageable s’est produit – Diffamation par article de presse»

Dans l’affaire C-68/93,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l’interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, par la House of Lords et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre Fiona Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL , Chequepoint International Ltd

et

Presse Alliance SA , une décision à titre préjudiciel sur l’interprétation de l’article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968, susmentionnée (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et ─ texte modifié ─ p. 77) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1),

LA COUR,,

composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, F. A. Schockweiler (rapporteur), P. J. G. Kapteyn et C. Gulmann, présidents de chambre, G. F. Mancini, C. N. Kakouris, J. C. Moitinho de Almeida, J. L. Murray, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet et G.
Hirsch, juges, avocat général: M. M. Darmon, puis M. P. Léger,
greffier: Mme Lynn Hewlett, administrateur,

considérant les observations écrites présentées:

─ pour M me Shevill, Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Limited, par M. H. M. Boggis-Rolfe, barrister, mandaté par P. Carter-Ruck & Partners, solicitors, ─ pour Presse Alliance SA, par M. M. Tugendhat, QC, mandaté par D. J. Freeman & Co., solicitors, ─ pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. J. D. Colahan, du Treasury Solicitor’s Department, en qualité d’agent, assisté de M. A. Briggs, barrister, ─ pour le gouvernement espagnol, par MM. A. J. Navarro González, directeur général de la coordination juridique et institutionnelle communautaire, et M. Bravo-Ferrer Delgado, abogado del Estado, en qualité d’agents, ─ pour le gouvernement français, par M. H. Renie, secrétaire adjoint principal des affaires étrangères au ministère des Affaires étrangères, en qualité d’agent, ─ pour la Commission des Communautés européennes, par M. N. Khan, membre du service juridique, en qualité d’agent,

vu le rapport d’audience,

la sixième chambre de la Cour ayant entendu les observations orales de M me Shevill, d’Ixora Trading Inc., Chequepoint SARL et Chequepoint International Limited, représentées par M. H. M. Boggis-Rolfe, de Presse Alliance SA, représentée par M. M. Tugendhat, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par M. S. Braviner, du Treasury Solicitor’s Department, en qualité d’agent, assisté de M. A. Briggs, barrister, du gouvernement allemand, représenté par M. J. Pirrung, Ministerialrat au ministère fédéral de la Justice, en qualité d’agent, du gouvernement espagnol, représenté par M. M. Bravo-Ferrer Delgado, et de la Commission, représentée par M. N. Khan, à l’audience du 21 avril 1994,

la sixième chambre ayant entendu M. l’avocat général M. Darmon en ses conclusions à l’audience du 14 juillet 1994,vu la décision de la sixième chambre du 5 octobre 1994 portant renvoi de l’affaire devant la Cour,vu l’ordonnance de réouverture des débats du 10 octobre 1994, ayant entendu les observations orales de M me Shevill, d’Ixora Trading Inc., de Chequepoint SARL et de Chequepoint International Limited, représentées par M. H. M. Boggis-Rolfe, de Presse Alliance SA, représentée par M. M. Tugendhat, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par M. S. Braviner, assisté de M. A. Briggs, du gouvernement allemand, représenté par M. Klippstein, Richter, en qualité d’agent, du gouvernement espagnol, représenté par M. M. Bravo-Ferrer Delgado, et de la Commission, représentée par M. N. Khan, à l’audience du 22 novembre 1994,ayant entendu M. l’avocat général P. Léger en ses conclusions à l’audience du 10 janvier 1995,

rend le présent

Arrêt

1 Par ordonnance du 1 er mars 1993, parvenue à la Cour le 15 mars suivant, la House of Lords a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l’interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et ─ texte modifié ─ p. 77) et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1, ci-après la convention), sept questions préjudicielles sur l’interprétation de l’article 5, point 3, de la convention. 2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d’un litige opposant M me Fiona Shevill, ressortissante britannique domiciliée dans le North Yorkshire en Angleterre, ainsi que les sociétés Chequepoint SARL, Ixora Trading Inc. et Chequepoint International Limited, d’une part, et Presse Alliance SA, société de droit français établie à Paris, d’autre part, à propos de la détermination des juridictions compétentes pour connaître d’une action en réparation du préjudice résultant de la publication d’un article de presse diffamatoire. 3 Il ressort du dossier que Presse Alliance SA, qui édite le journal France-Soir, a publié le 23 septembre 1989 un article relatif à une opération que des agents de la brigade antidrogue de la police française avaient effectuée dans un des locaux de change exploités à Paris par Chequepoint SARL. Cet article, qui était fondé sur des renseignements fournis par l’agence France Presse, mentionnait la société Chequepoint ainsi qu’ une jeune femme du nom de Fiona Shevill-Avril. 4 Chequepoint SARL, société de droit français établie à Paris, exploite des bureaux de change en France depuis 1988. Il n’est pas allégué qu’elle exerce des activités en Angleterre ou au Pays de Galles. 5 M me Fiona Shevill a été employée à titre temporaire, pendant trois mois au cours de l’été 1989, par Chequepoint SARL à Paris.
Elle est retournée en Angleterre le 26 septembre 1989. 6 Ixora Trading Inc., qui n’est pas une société de droit anglais, exploite depuis 1974 des bureaux de change en Angleterre sous le nom de Chequepoint. 7 Chequepoint International Limited, société holding de droit belge établie à Bruxelles, contrôle Chequepoint SARL et Ixora Trading Inc. 8 Estimant que l’article susmentionné était diffamatoire en ce qu’il suggérait qu’elles faisaient partie d’un réseau de trafic de drogue pour lequel elles avaient effectué des opérations de blanchiment d’argent, M me Shevill, Chequepoint SARL, Ixora Trading Inc. et Chequepoint International Limited ont, le 17 octobre 1989, assigné Presse Alliance SA en diffamation devant la High Court of England and Wales, en demandant réparation en ce qui concerne les exemplaires de France-Soir distribués tant en France que dans les autres pays européens, y compris ceux vendus en Angleterre et au Pays de Galles. Ultérieurement, les demandeurs ont modifié leurs conclusions en abandonnant toute référence aux exemplaires vendus en dehors de l’Angleterre et du Pays de Galles. Le droit anglais prévoyant en matière de diffamation une présomption de préjudice, les demandeurs n’ont pas eu à apporter la preuve du préjudice résultant de la publication de l’article litigieux. 9 Il est constant que France-Soir est distribué principalement en France, la diffusion de ce journal, assurée par des distributeurs indépendants, étant très faible au Royaume-Uni. On estime à plus de 237 000 le nombre d’exemplaires de l’édition litigieuse de France-Soir qui ont été vendus en France et à près de 15 500 le nombre d’exemplaires distribués dans les autres pays européens, dont 230 exemplaires vendus en Angleterre et au Pays de Galles (5 dans le Yorkshire). 10 Le 23 novembre 1989, France-Soir a publié un texte d’excuses précisant qu’il n’avait pas eu l’intention d’affirmer qu’un des propriétaires des bureaux de change Chequepoint ou M me Shevill avaient été impliqués dans un trafic de drogue ou des opérations de blanchiment d’argent. 11 Le 7 décembre 1989, Presse Alliance SA a contesté la compétence de la High Court of England and Wales pour connaître du litige, au motif qu’aucun fait dommageable, au sens de l’article 5, point 3, de la convention, ne s’était produit en Angleterre. 12 Cette exception a été rejetée par ordonnance du 10 avril 1990. L’appel interjeté contre cette décision a été rejeté par ordonnance du 14 mai 1990. 13 Le 12 mars 1991, la Court of Appeal a, d’une part, rejeté le recours que Presse Alliance SA avait formé contre cette dernière décision et, d’autre part, sursis à statuer sur la demande de Chequepoint International Limited. 14 Presse Alliance SA a introduit un pourvoi contre cette décision devant la House of Lords, avec l’autorisation préalable de celle-ci. 15 Presse Alliance SA a soutenu en substance que, conformément à l’article 2 de la convention, les juridictions françaises étaient compétentes pour connaître du litige et que les tribunaux anglais n’avaient pas compétence au titre de l’article 5, point 3, de cette convention, puisque le lieu où le fait dommageable s’est produit, au sens de cette disposition, était en France et qu’aucun fait dommageable ne s’était produit en Angleterre. 16 Estimant que le litige soulevait des problèmes d’interprétation de la convention, la House of Lords a, par ordonnance du 1 er mars 1993, décidé de surseoir à statuer jusqu’à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:
1) Dans une affaire de diffamation par article de presse, l’expression le lieu où le fait dommageable s’est produit qui figure à l’article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale désigne-t-elle: a) le lieu où le journal a été imprimé et mis en circulation; ou b) le lieu ou les lieux où le journal a été lu par des individus particuliers; ou c) le lieu ou les lieux où le demandeur jouit d’une réputation importante? 2) Si et dans la mesure où la réponse à la première question est celle qui est indiquée sous b), faut-il, pour qu’il y ait un fait dommageable, qu’il y ait un ou des lecteurs qui connaissent le demandeur (ou qui connaissent son existence) et qui comprennent que c’était lui qui était visé par cet article? 3) Si et dans la mesure où un dommage a été subi dans plus d’un pays (parce que des exemplaires du journal ont été distribués dans au moins un État membre autre que l’État membre où il a été imprimé et mis en circulation), un ou des faits dommageables distincts se produisent-ils dans chaque État membre où le journal a été distribué, fait(s) dommageable(s) à l’égard duquel ou desquels l’article 5, point 3, confère une compétence de juridiction distincte à chaque État membre et, dans l’affirmative, dans quelle mesure ce fait doit-il être dommageable ou quelle proportion du dommage total doit-il représenter? 4) L’expression fait dommageable inclut-elle un fait pour lequel la loi nationale ouvre une voie de recours sans que le préjudice doive être démontré lorsqu’il n’existe pas de preuve d’un dommage ou d’un préjudice réels? 5) En décidant conformément à l’article 5, point 3, si (et à quel endroit) un fait dommageable s’est produit, la juridiction nationale doit-elle trancher la question autrement que par référence à ses propres règles et, dans l’affirmative, par référence à quelles autres règles ou à quel droit positif, selon quelle procédure et sur la base de quelle preuve doit-elle le faire? 6) Si, dans une affaire de diffamation, la juridiction nationale conclut qu’il y a eu publication (ou communication) susceptible de donner lieu à des poursuites judiciaires et que l’on peut estimer que cette publication ou cette communication ont occasionné au moins un certain dommage à la réputation du demandeur, le fait que d’autres États membres puissent aboutir à une conclusion différente en ce qui concerne la publication d’informations analogues dans leurs juridictions respectives revêt-il de l’importance en ce qui concerne la décision de la juridiction saisie de se déclarer compétente? 7) Pour trancher la question de savoir si elle est ou non compétente conformément à l’article 5, point 3, de la convention, quel type de preuves la juridiction saisie peut-elle exiger du plaignant tendant à démontrer que les conditions de l’article 5, point 3, sont remplies: a) d’une manière générale; et b) en ce qui concerne des matières qui (si la juridiction se déclare compétente) ne seront pas réexaminées lors de l’examen du fond? Sur les première, deuxième, troisième et sixième questions 17 Par ses première, deuxième, troisième et sixième questions, qu’il y a lieu d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi interroge en substance la Cour sur l’interprétation de la notion de lieu où le fait dommageable s’est produit utilisée par l’article 5, point 3, de la convention, afin de déterminer quelles juridictions sont compétentes pour statuer sur une action en réparation des préjudices causés à la victime à la suite de la diffusion d’un article de presse diffamatoire dans plusieurs États contractants. 18 En vue de répondre à ces questions, il convient de rappeler d’abord que, par dérogation au principe général consacré par l’article 2, premier alinéa, de la convention, à savoir celui de la compétence des juridictions de l’État contractant du domicile du défendeur, l’article 5, point 3, de la convention dispose: Le défendeur domicilié sur le territoire d’un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:[…] 3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit; […] 19 Il est de jurisprudence constante (voir arrêts du 30 novembre 1976, Mines de potasse d’Alsace, 21/76, Rec. p. 1735, point 11, et du 11 janvier 1990, Dumez France et Tracoba, C-220/88, Rec. p. I-49, point 17) que cette règle de compétence spéciale, dont le choix dépend d’une option du demandeur, est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et des juridictions autres que celles du domicile du défendeur, qui justifie une attribution de compétence à ces juridictions pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès. 20 Il y a lieu de souligner ensuite que, dans l’arrêt Mines de potasse d’Alsace, précité (points 24 et 25), la Cour a dit pour droit que, dans le cas où le lieu où se situe le fait susceptible d’entraîner une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle et le lieu où ce fait a entraîné un dommage ne sont pas identiques, l’expression lieu où le fait dommageable s’est produit figurant dans l’article 5, point 3, de la convention doit être entendue en ce sens qu’elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l’événement causal, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal soit du lieu où le dommage est survenu, soit du lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage. 21 Dans cet arrêt, la Cour a en effet considéré (points 15 et 17) que le lieu de l’événement causal non moins que celui de la matérialisation du dommage peut constituer un rattachement significatif du point de vue de la compétence judiciaire, chacun d’entre eux étant susceptible, selon les circonstances, de fournir une indication particulièrement utile en ce qui concerne la preuve et l’organisation du procès. 22 La Cour a ajouté (point 20) que l’option pour le seul lieu de l’événement causal aurait pour effet d’amener, dans un nombre appréciable de cas, une confusion entre les chefs de compétence prévus par les articles 2 et 5, point 3, de la convention, de manière que cette dernière disposition perdrait pour autant son effet utile. 23 Ces constatations, faites à propos de dommages matériels, doivent valoir également, pour les mêmes motifs, dans le cas de préjudices non patrimoniaux, notamment ceux causés à la réputation et à la considération d’une personne physique ou morale par une publication diffamatoire. 24 Dans l’hypothèse d’une diffamation au moyen d’un article de presse diffusé sur le territoire de plusieurs États contractants, le lieu de l’événement causal, au sens de cette jurisprudence, ne peut être que le lieu d’établissement de l’éditeur de la publication litigieuse, en tant qu’il constitue le lieu d’origine du fait dommageable, à partir duquel la diffamation a été exprimée et mise en circulation. 25 Le tribunal du lieu d’établissement de l’éditeur de la publication diffamatoire doit dès lors avoir compétence pour connaître de l’action en réparation de l’intégralité du préjudice causé par l’acte illicite. 26 Ce for coïncide toutefois, en règle générale, avec le chef de compétence de principe consacré par l’article 2, premier alinéa, de la convention. 27 Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt Mines de potasse d’Alsace, précité, il convient en conséquence de reconnaître au demandeur la faculté d’introduire son action également au lieu où le préjudice a été matérialisé, sous peine de vider de sa substance l’article 5, point 3, de la convention. 28 Le lieu de matérialisation du préjudice est l’endroit où le fait générateur, engageant la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle de son auteur, a produit ses effets dommageables à l’égard de la victime. 29 Dans le cas d’une diffamation internationale par voie de presse, l’atteinte portée par une publication diffamatoire à l’honneur, à la réputation et à la considération d’une personne physique ou morale se manifeste dans les lieux où la publication est diffusée, lorsque la victime y est connue. 30 Il en résulte que les juridictions de chaque État contractant dans lequel la publication diffamatoire a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation sont compétentes pour connaître des dommages causés dans cet État à la réputation de la victime. 31 En effet, conformément à l’impératif d’une bonne administration de la justice, fondement de la règle de compétence spéciale de l’article 5, point 3, le tribunal de chaque État contractant dans lequel la publication diffamatoire a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation est territorialement le plus qualifié pour apprécier la diffamation commise dans cet État et déterminer l’étendue du préjudice correspondant. 32 S’il est vrai que le jugement des divers aspects d’un même litige par des tribunaux différents présente des inconvénients, le demandeur a cependant toujours la faculté de porter l’ensemble de sa demande devant le tribunal soit du domicile du défendeur, soit du lieu d’établissement de l’éditeur de la publication diffamatoire. 33 Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux première, deuxième, troisième et sixième questions posées par la House of Lords que l’expression lieu où le fait dommageable s’est produit, utilisée à l’article 5, point 3, de la convention doit, en cas de diffamation au moyen d’un article de presse diffusé dans plusieurs États contractants, être interprétée en ce sens que la victime peut intenter contre l’éditeur une action en réparation soit devant les juridictions de l’État contractant du lieu d’établissement de l’éditeur de la publication diffamatoire, compétentes pour réparer l’intégralité des dommages résultant de la diffamation, soit devant les juridictions de chaque État contractant dans lequel la publication a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation, compétentes pour connaître des seuls dommages causés dans l’État de la juridiction saisie. Sur les quatrième, cinquième et septième questions 34 Par ses quatrième, cinquième et septième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance si, pour retenir sa compétence à titre de for du lieu de matérialisation du dommage conformément à l’article 5, point 3, de la convention, tel qu’interprété par la Cour, elle est tenue de respecter des règles spécifiques différentes de celles édictées par son droit national, en ce qui concerne les conditions d’appréciation du caractère dommageable du fait litigieux et les conditions de preuve de l’existence et de l’étendue du préjudice allégué par la victime de la diffamation.
35 Pour répondre à ces questions, il y a lieu de rappeler d’emblée que la convention n’a pas pour objet d’unifier les règles de droit matériel et de procédure des différents États contractants, mais de répartir les compétences judiciaires pour la solution des litiges en matière civile et commerciale dans les relations entre les États contractants et de faciliter l’exécution des décisions judiciaires (voir arrêt du 15 mai 1990, Hagen, C-365/88, Rec. p. I-1845, point 17). 36 Il résulte par ailleurs d’une jurisprudence constante que, s’agissant des règles de procédure, il convient de se reporter aux règles nationales applicables par la juridiction saisie, sous réserve que l’application de ces règles ne porte pas atteinte à l’effet utile de la convention (même arrêt, points 19 et 20). 37 Dans le domaine de la responsabilité extracontractuelle, dans lequel s’inscrivent les questions préjudicielles, la convention a pour seul objet de déterminer la ou les juridictions compétentes pour connaître du litige en fonction du ou des lieux où s’est produit un fait considéré comme dommageable. 38 En revanche, elle ne précise pas les conditions dans lesquelles le fait générateur peut être considéré comme dommageable à l’égard de la victime, ainsi que les éléments de preuve que le demandeur doit produire devant la juridiction saisie pour lui permettre de statuer sur le bien-fondé de l’action. 39 Ces questions doivent donc être tranchées par la seule juridiction nationale saisie, appliquant le droit matériel désigné par les règles de conflit de lois de son droit national, sous réserve que cette application ne porte pas atteinte à l’effet utile de la convention. 40 La circonstance que le droit national applicable au litige au principal prévoit en matière de diffamation une présomption de préjudice, dispensant le demandeur d’apporter la preuve de l’existence et de l’étendue de celui-ci, n’est pas dès lors de nature à faire obstacle à l’application de l’article 5, point 3, de la convention en ce qui concerne la détermination des juridictions territorialement compétentes pour connaître de l’action en réparation des préjudices résultant d’une diffamation internationale par voie de presse. 41 Dans ces conditions, il convient de répondre à la juridiction de renvoi que les conditions d’appréciation du caractère dommageable du fait litigieux et les conditions de preuve de l’existence et de l’étendue du préjudice allégué par la victime de la diffamation ne relèvent pas de la convention, mais sont régies par le droit matériel désigné par les règles de conflit de lois du droit national de la juridiction saisie, sous réserve que cette application ne porte pas atteinte à l’effet utile de la convention.

Sur les dépens
42 Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni, les gouvernements allemand, espagnol et français ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la House of Lords, par ordonnance du 1er mars 1993, dit pour droit: 1) L’expression lieu où le fait dommageable s’est produit, utilisée à l’article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique doit, en cas de diffamation au moyen d’un article de presse diffusé dans plusieurs États contractants, être interprétée en ce sens que la victime peut intenter contre l’éditeur une action en réparation soit devant les juridictions de l’État contractant du lieu d’établissement de l’éditeur de la publication diffamatoire, compétentes pour réparer l’intégralité des dommages résultant de la diffamation, soit devant les juridictions de chaque État contractant dans lequel la publication a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation, compétentes pour connaître des seuls dommages causés dans l’État de la juridiction saisie. 2) Les conditions d’appréciation du caractère dommageable du fait litigieux et les conditions de preuve de l’existence et de l’étendue du préjudice allégué par la victime de la diffamation ne relèvent pas de la convention, précitée, mais sont régies par le droit matériel désigné par les règles de conflit de lois du droit national de la juridiction saisie, sous réserve que cette application ne porte pas atteinte à l’effet utile de la convention.

Rodríguez Iglesias

Schockweiler

Kapteyn

Gulmann

Mancini

Kakouris

Moitinho de Almeida

Murray

Edward

Puissochet

Hirsch

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 7 mars 1995.

Le greffier

Le président

R. Grass

G. C. Rodríguez Iglesias


1 – Langue de procédure: l’anglais.

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