CJUE, n° C-148/22, Conclusions de l'avocat général de la Cour, OP contre Commune d'Ans, 4 mai 2023

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Chronologie de l’affaire

Commentaire1

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CJUE · 4 mai 2023

COMMUNIQUE DE PRESSE n° 74/23 Luxembourg, le 4 mai 2023 Conclusions de l'avocat général dans l'affaire C-148/22 | Commune d'Ans Avocat général Collins : une entité publique peut, dans certaines conditions, interdire à ses agents le port de tout signe visible de convictions politiques, religieuses ou philosophiques sur leur lieu de travail Appliquée de manière générale et indifférenciée, une telle règle est susceptible d'être justifiée par la volonté d'une commune d'organiser un environnement administratif totalement neutre Par deux décisions individuelles, une employée de la commune d'Ans …

 
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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 4 mai 2023, C-148/22
Numéro(s) : C-148/22
Conclusions de l'avocat général M. A. M. Collins, présentées le 4 mai 2023.#OP contre Commune d'Ans.#Demande de décision préjudicielle, introduite par le tribunal du travail de Liège.#Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2000/78/CE – Création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail – Interdiction des discriminations fondées sur la religion ou les convictions – Secteur public – Règlement de travail d’une administration publique interdisant le port visible de tout signe philosophique ou religieux sur le lieu de travail – Foulard islamique – Exigence de neutralité dans les contacts avec le public, la hiérarchie et les collègues.#Affaire C-148/22.
Date de dépôt : 2 mars 2022
Précédents jurisprudentiels : 14 Arrêt du 1er août 2022, Vyriausioji tarnybinės etikos komisija ( C-184/20, EU:C:2022:601
15 Arrêt du 2 mars 2023, Bursa Română de Mărfuri ( C-394/21, EU:C:2023:146
16 Arrêt du 9 septembre 2021, Toplofikatsia Sofia e.a. ( C-208/20 et C-256/20, EU:C:2021:719
17 Ordonnance du 3 juillet 2014, Talasca ( C-19/14, EU:C:2014:2049, point 22
23 Conclusions de l' avocat général Emiliou dans l' affaire Cilevičs e.a. ( C-391/20, EU:C:2022:166
24 Conclusions de l' avocat général Emiliou dans l' affaire Cilevičs e.a. ( C-391/20, EU:C:2022:166
38 Arrêt du 2 février 2023, Freikirche der Siebenten-Tags-Adventisten in Deutschland ( C-372/21, EU:C:2023:59
4 Arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions ( C-157/15
53 Arrêt du 7 novembre 2019, Cafaro ( C-396/18, EU:C:2019:929
54 Arrêt du 15 juillet 2021, Tartu Vangla ( C-795/19, EU:C:2021:606
ADDH ( C-188/15, EU:C:2016:553
arrêt du 13 septembre 2011, Prigge e.a., C-447/09, EU:C:2011:573
Cilevičs e.a. ( C-391/20, EU:C:2022:166
Cilevičs e.a. ( C-391/20, EU:C:2022:638
G4S Secure Solutions ( C-157/15, EU:C:2016:382
Kokott dans l' affaire G4S Secure Solutions ( C-157/15, EU:C:2016:382
Ministrstvo za obrambo ( C-742/19, EU:C:2021:597
„ Pancharevo “ ( C-490/20, EU:C:2021:296
Solution : Renvoi préjudiciel
Identifiant CELEX : 62022CC0148
Identifiant européen : ECLI:EU:C:2023:378
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Sur les parties

Texte intégral

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTHONY M. COLLINS

présentées le 4 mai 2023 ( 1 )

Affaire C-148/22

OP

contre

Commune d’Ans

[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal du travail de Liège (Belgique)]

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2000/78/CE – Égalité de traitement en matière d’emploi et de travail – Interdiction des discriminations fondées sur la religion ou les convictions – Article 2, paragraphe 2, sous a) – Article 2, paragraphe 2, sous b), i) – Article 2, paragraphe 5 – Article 4, paragraphe 1 – Règlement de travail d’une entité publique interdisant à ses agents le port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail – Interdiction faite à une travailleuse de porter un foulard islamique – Principe de neutralité de l’État »

Introduction

1.

Dans plusieurs pays européens, la problématique du port de signes religieux dans l’espace public, dans les établissements d’enseignement et sur le lieu de travail fait régulièrement l’objet de débats intenses au sein de la société civile, de la classe politique et des médias. Suscite notamment de vives controverses la question de savoir si un employeur a le droit d’imposer à ses travailleurs des restrictions en la matière dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit là d’une question sensible qui nécessite de concilier le droit fondamental à la liberté de religion, lequel a pour corollaire l’interdiction de toute discrimination fondée sur la religion, avec d’autres libertés et principes, tels la liberté d’entreprise, les principes de laïcité, de neutralité et d’impartialité, et la protection des droits et libertés d’autrui.

2.

Au cours des dernières années, la Cour de justice a été amenée à plusieurs reprises à examiner, sous l’angle de l’interdiction de la « discrimination fondée sur la religion ou les convictions » au sens des articles 1 et 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ( 2 ), le cas de travailleuses du secteur privé, de confession musulmane, qui s’étaient vu interdire par leur employeur de porter le foulard islamique ( 3 ) sur le lieu de travail ( 4 ).

3.

La présente demande de décision préjudicielle, introduite par le tribunal du travail de Liège (Belgique), s’inscrit dans la lignée de ces affaires, tout en ayant pour particularité que, cette fois, l’interdiction de porter des signes religieux sur le lieu de travail émane non pas d’un employeur privé mais d’un employeur public, en l’occurrence une commune. C’est la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur un tel cas de figure, qui soulève notamment la question de savoir si la nature et les spécificités du service public ainsi que le contexte propre à chacun des États membres impliquent d’adopter en l’espèce une solution différente de celle qui a été retenue dans ces précédentes affaires.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

4.

Conformément à son article 1er, la directive 2000/78 a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions ( 5 ), le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement.

5.

Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2000/78, « on entend par “principe de l’égalité de traitement” l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er » de cette directive.

6.

L’article 2, paragraphe 2, de la directive 2000/78 prévoit que, aux fins de l’application de l’article 2, paragraphe 1, de cette dernière :

« a)

une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ;

b)

une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que :

i)

cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires […] »

7.

Selon son article 2, paragraphe 5, la directive 2000/78 ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale qui, dans une société démocratique, sont nécessaires à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé et à la protection des droits et libertés d’autrui.

8.

Le champ d’application de la directive 2000/78 est déterminé à son article 3, dont le paragraphe 1 dispose notamment :

« Dans les limites des compétences conférées à [l’Union], la présente directive s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne :

[…]

c)

les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération ;

[…] »

9.

L’article 4 de cette directive, intitulé « Exigences professionnelles », prévoit à son paragraphe 1 :

« Nonobstant l’article 2, paragraphes 1 et 2, les États membres peuvent prévoir qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée. »

Le droit belge

10.

La loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination ( 6 ), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi générale anti-discrimination »), vise à transposer la directive 2000/78 dans le droit belge.

11.

En vertu de son article 3, la loi générale anti-discrimination a pour objectif de créer, dans les matières visées à son article 5, un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique, ou l’origine sociale.

12.

L’article 4 de cette loi, qui porte sur les définitions, énonce :

« Pour l’application de la présente loi, il y a lieu d’entendre par :

1° relations de travail : les relations qui incluent, entre autres, l’emploi, les conditions d’accès à l’emploi, les conditions de travail et les réglementations de licenciement, et ceci :

tant dans le secteur public que dans le secteur privé ;

[…]

4° critères protégés : l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique, l’origine sociale ;

[…]

6° distinction directe : la situation qui se produit lorsque sur la base de l’un des critères protégés, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable ;

7° discrimination directe : distinction directe, fondée sur l’un des critères protégés, qui ne peut être justifiée sur la base des dispositions du titre II ;

8° distinction indirecte : la situation qui se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner, par rapport à d’autres personnes, un désavantage particulier pour des personnes caractérisées par l’un des critères protégés ;

9° discrimination indirecte : distinction indirecte fondée sur l’un des critères protégés, qui ne peut être justifiée sur la base des dispositions du titre II ;

[…] »

13.

L’article 5, paragraphe 1er, de la loi générale anti-discrimination prévoit que, à l’exception des matières qui relèvent de la compétence des communautés ou des régions, cette loi s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, en ce compris aux organismes publics, en ce qui concerne, notamment, les relations de travail.

14.

L’article 7 de cette loi ( 7 ) énonce :

« Toute distinction directe fondée sur l’un des critères protégés constitue une discrimination directe, à moins que cette distinction directe ne soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but soient appropriés et nécessaires. »

15.

L’article 8 de la loi générale anti-discrimination dispose :

« § 1er. Par dérogation à l’article 7, et sans préjudice des autres dispositions du présent titre, une distinction directe fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, la conviction religieuse ou philosophique, ou un handicap dans les domaines visés à l’article 5, § 1er, 4°, 5°, et 7°, peut uniquement être justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes.

§ 2. Il ne peut être question d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante que lorsque :

une caractéristique déterminée, liée à l’âge, l’orientation sexuelle, la conviction religieuse ou philosophique ou à un handicap est essentielle et déterminante en raison de la nature des activités professionnelles spécifiques concernées ou du contexte dans lequel celles-ci sont exécutées, et ;

l’exigence repose sur un objectif légitime et est proportionnée par rapport à celui-ci.

§ 3. Il appartient au juge de vérifier, au cas par cas, si telle caractéristique donnée constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

[…] »

16.

L’article 9 de cette loi prévoit :

« Toute distinction indirecte fondée sur l’un des critères protégés constitue une discrimination indirecte,

à moins que la disposition, le critère ou la pratique apparemment neutre qui est au fondement de cette distinction indirecte soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but soient appropriés et nécessaires ;

[…] »

17.

En vertu de l’article 11, paragraphe 1er, de la loi générale anti-discrimination, « [u]ne distinction directe ou indirecte fondée sur l’un des critères protégés ne s’analyse pas en une quelconque forme de discrimination prohibée par la présente loi lorsque cette distinction directe ou indirecte est imposée par ou en vertu d’une loi ».

Le litige au principal et les questions préjudicielles

18.

Le 11 avril 2016, OP, juriste de formation, a été recrutée sous contrat à durée déterminée par la commune d’Ans (Belgique) (ci-après la « Commune ») en qualité d’agent contractuel. Le 11 octobre suivant, elle a été promue au poste de chef de bureau et son contrat a été converti en contrat à durée indéterminée. Elle a pour mission de traiter les marchés publics de la Commune et exerce principalement ses fonctions sans être en contact avec le public, à savoir, pour reprendre l’expression utilisée par la juridiction de renvoi, « en back office » ( 8 ).

19.

Le 8 février 2021, OP, qui est de confession musulmane, a officiellement informé la Commune de son intention de porter le foulard islamique sur le lieu de travail à partir du 22 février suivant.

20.

Le 18 février 2021, la Commune a adopté une première décision interdisant à OP de porter des « signes convictionnels » ( 9 ) dans l’exercice de son activité professionnelle « jusqu’à l’adoption d’une réglementation générale relative au port des signes convictionnels dans l’administration » ( 10 ).

21.

Le 26 février 2021, après avoir entendu OP, assistée de son conseil, la Commune a adopté une seconde décision, remplaçant la première et confirmant l’interdiction contenue dans celle-ci.

22.

Le 29 mars 2021, la Commune a modifié l’article 9 de son règlement de travail. Dans sa nouvelle version issue de cette modification, cet article, désormais intitulé « Obligation de neutralité et devoir de réserve », prévoit notamment ( 11 ) :

« Le travailleur dispose de la liberté d’expression dans le respect du principe de neutralité, de son obligation de réserve et de son devoir de loyauté.

Le travailleur est tenu au respect du principe de neutralité, ce qui implique qu’il s’abstienne de toute forme de prosélytisme et qu’il lui est interdit d’arborer tout signe ostensible qui puisse révéler son appartenance idéologique ou philosophique ou ses convictions politiques ou religieuses. Cette règle s’impose à lui tant dans ses contacts avec le public que dans ses rapports avec sa hiérarchie et ses collègues.

[…] »

23.

Par la suite, OP a engagé plusieurs procédures devant les juridictions nationales en vue, notamment, de faire constater que la Commune avait porté atteinte à sa liberté de religion et d’obtenir la suspension et l’annulation des décisions de cette dernière des 18 et 26 février 2021.

24.

Le 26 mai 2021, OP a saisi la juridiction de renvoi, le tribunal du travail de Liège, d’une action en cessation ( 12 ), tendant, notamment, à ce qu’il soit constaté qu’elle fait l’objet d’une discrimination fondée sur la religion et sur le genre, et que les décisions de la Commune des 18 et 26 février 2021 ainsi que la règle en cause au principal sont entachées de nullité.

25.

La juridiction de renvoi considère que l’interdiction faite à OP par la Commune, dans ces décisions, de porter le foulard islamique constitue une « discrimination directe fondée sur une distinction directe produite sur [la] base du critère protégé “conviction religieuse ou philosophique” ». En effet, selon cette juridiction, s’il peut être admis qu’il existait, au sein de l’administration communale, une règle non écrite interdisant le port de tout signe convictionnel « fort ostensible, voire ostentatoire », tel le foulard islamique, il ressort, toutefois, de plusieurs photographies produites par OP que le port de signes convictionnels discrets était toléré. Cette distinction directe ne serait pas justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes, dès lors qu’OP exerce principalement ses fonctions sans être en contact avec les usagers du service public. Elle ne serait pas non plus objectivement justifiée par un but légitime dont les moyens de mise en œuvre seraient appropriés et nécessaires.

26.

S’agissant de la règle en cause au principal, la juridiction de renvoi constate que celle-ci a une « portée collective », qu’elle vise tout signe convictionnel ostensible et que, en l’adoptant, la Commune a fait le choix de la « neutralité exclusive » ( 13 ). Elle estime que cette règle constitue non pas une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, mais, en apparence, une discrimination indirecte fondée sur ces critères, en relevant notamment que, à moins de considérer que « la neutralité exclusive est un principe essentiel et évident de [l’]État de droit [en Belgique] et doit être respectée strictement par tous », la distinction produite n’apparaît pas justifiée par un but légitime, dès lors qu’OP exerce principalement ses fonctions sans être en contact avec les usagers du service public. En outre, il semblerait que la Commune pratique une neutralité « à géométrie variable », à savoir exclusive en ce qui concerne OP et plus inclusive en ce qui concerne ses collègues ayant d’autres convictions philosophiques ou religieuses. En conséquence, la juridiction de renvoi permet, à titre provisoire, à OP de porter un signe convictionnel visible, sauf lorsqu’elle est en contact avec les usagers du service public ou lorsqu’elle exerce des fonctions d’autorité.

27.

La juridiction de renvoi se demande si le fait d’imposer une neutralité « exclusive et absolue » à tous les agents d’un service public, même à ceux qui n’ont aucun contact direct avec les usagers du service public, constitue un objectif légitime et si les moyens utilisés pour réaliser cet objectif, à savoir l’interdiction du port de tout signe convictionnel, sont appropriés et nécessaires.

28.

C’est dans ce contexte que le tribunal du travail de Liège a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

L’article 2, paragraphe 2, sous a) et sous b), de la directive [2000/78] peut-il être interprété comme autorisant une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et, partant, à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ?

2)

L’article 2, paragraphe 2, sous a) et sous b), de la directive [2000/78] peut-il être interprété comme autorisant une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et, partant, à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public, même si cette interdiction neutre semble toucher une majorité de femmes, et donc est susceptible de constituer une discrimination déguisée en fonction du genre ? »

29.

OP, la Commune, les gouvernements belge, français et suédois, ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Le 31 janvier 2023, s’est tenue une audience à laquelle OP, la Commune, le gouvernement français et la Commission ont participé et lors de laquelle ces dernières parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par la Cour.

Analyse

30.

J’examinerai tout d’abord la seconde question préjudicielle, dont la recevabilité est contestée par le gouvernement français, et la pertinence par la plupart des parties à la procédure.

Sur la seconde question

31.

Par sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si la règle en cause au principal peut être considérée comme étant conforme à l’article 2, paragraphe 2, sous a) et b), de la directive 2000/78 dans la mesure où l’interdiction qu’elle prévoit semble toucher davantage les femmes que les hommes et est dès lors susceptible de constituer une discrimination indirecte fondée sur le genre.

32.

Selon une jurisprudence constante, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher ( 14 ).

33.

La nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou que, à tout le moins, il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées. En effet, la Cour est uniquement habilitée à se prononcer sur l’interprétation d’un texte de l’Union à partir des faits qui lui sont indiqués par la juridiction nationale ( 15 ).

34.

Par ailleurs, la Cour insiste sur l’importance de l’indication, par le juge national, des raisons précises qui l’ont conduit à s’interroger sur l’interprétation du droit de l’Union et à estimer nécessaire de poser des questions préjudicielles à la Cour. Il est indispensable que, dans la décision de renvoi elle-même, il donne un minimum d’explications sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont il demande l’interprétation ainsi que sur le lien qu’il établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis ( 16 ).

35.

En l’occurrence, je partage l’avis du gouvernement français selon lequel la décision de renvoi ne répond pas à ces exigences, s’agissant de la seconde question préjudicielle, de sorte que celle-ci est irrecevable.

36.

En effet, d’une part, la décision de renvoi ne contient pas le moindre élément de fait qui permette d’apprécier l’existence, dans la présente affaire, d’une éventuelle discrimination indirecte fondée sur le genre.

37.

D’autre part, la juridiction de renvoi ne fournit pas d’explications sur les raisons qui l’ont conduite à s’interroger sur l’interprétation des dispositions du droit de l’Union auxquelles elle se réfère en rapport avec la seconde question préjudicielle et sur le lien qu’elle établit entre ces dispositions et le litige qui lui est soumis, s’agissant d’une telle discrimination. Il ressort de la décision de renvoi qu’elle s’est uniquement fondée à cet égard sur certains arguments avancés par OP, et ce sans préciser davantage ceux-ci. Or, le système instauré par l’article 267 TFUE ne constitue pas une voie de recours ouverte aux parties à un litige pendant devant un juge national, et il ne suffit pas qu’une partie soutienne que le litige pose une question d’interprétation du droit de l’Union pour que la juridiction concernée soit tenue de considérer qu’une telle question est soulevée au sens de cet article ( 17 ).

38.

En tout état de cause, il convient de constater que, ainsi que l’ensemble des parties à la procédure, à l’exception de la Commune, l’indiquent dans leurs observations écrites, la discrimination fondée sur le genre ne relève pas du champ d’application de la directive 2000/78, seul acte du droit de l’Union visé par la seconde question préjudicielle. Partant, il n’y a pas lieu d’examiner l’existence d’une telle discrimination en l’espèce ( 18 ).

39.

Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour de considérer que la seconde question préjudicielle est irrecevable et que, en tout état de cause, il n’y a pas lieu de l’examiner.

Sur la première question

Observations liminaires

40.

Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si la règle en cause au principal crée une discrimination directe ou indirecte, fondée sur la religion ou les convictions, contraire à l’article 2, paragraphe 2, sous a) et b), de la directive 2000/78. Telle qu’elle est formulée, l’interdiction prévue par cette règle de porter des signes convictionnels au travail s’applique de manière générale et absolue aux agents de la Commune, à savoir indépendamment tant de la nature de leurs fonctions (fonctions d’autorité ou de simple exécution) que des conditions d’exercice de celles-ci (contacts directs avec le public ou non). Il importe de relever que la juridiction de renvoi ne demande pas à la Cour d’apprécier la compatibilité de cette règle d’application générale avec les dispositions précitées de la directive 2000/78 en opérant une distinction en fonction de ces dernières hypothèses. Ce qu’elle souhaite savoir, c’est si cette directive peut être interprétée comme autorisant une entité publique à organiser un « environnement administratif totalement neutre » et, partant, à interdire à l’« ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public », le port de tels signes.

41.

Par ailleurs, il me semble utile de rappeler certains éléments qui peuvent être considérés comme étant acquis en vertu de la jurisprudence et qui sont pertinents aux fins de la présente affaire.

42.

Tout d’abord, il est clair que la règle en cause au principal entre dans le champ d’application de la directive 2000/78. En effet, d’une part, ainsi qu’il ressort de son article 3, paragraphe 1, cette directive s’applique tant au secteur public qu’au secteur privé. D’autre part, une règle interdisant de porter des signes visibles de convictions, notamment, philosophiques ou religieuses dans le cadre de l’activité professionnelle doit être considérée comme relevant des « conditions d’emploi et de travail » au sens du point c) de cette disposition.

43.

Ensuite, la notion de « religion » figurant à l’article 1er de la directive 2000/78 est à interpréter comme couvrant tant le forum internum, à savoir le fait d’avoir des convictions, que le forum externum, à savoir la manifestation en public de la foi religieuse ( 19 ). Le fait, pour une femme, de porter le foulard islamique constitue une expression de son appartenance à la religion musulmane. En l’occurrence, il ressort des faits exposés par la juridiction de renvoi que tel est précisément le cas d’OP, dont la sincérité des convictions ne saurait être mise en doute.

44.

Enfin, il convient de rappeler que la directive 2000/78 se limite à établir un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, qui laisse une marge d’appréciation aux États membres, compte tenu de la diversité de leurs approches quant à la place qu’ils accordent, en leur sein, à la religion ou aux convictions. Elle permet donc de tenir compte du contexte propre à chaque État membre et de reconnaître à chacun d’eux une marge d’appréciation dans le cadre de la conciliation nécessaire des différents droits et intérêts concernés, aux fins d’assurer un juste équilibre entre ces derniers ( 20 ).

45.

Dans la lignée des considérations exposées au point qui précède, je partage l’avis du gouvernement français selon lequel cette marge d’appréciation est d’autant plus étendue lorsque sont en jeu des principes susceptibles de relever de l’identité nationale des États membres au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE ( 21 ). En vertu de cette disposition, il incombe à l’Union de respecter l’identité nationale de ses États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, ce qui, selon Mme l’avocate générale Kokott, peut être compris comme une obligation de respecter la pluralité de conceptions, et, partant, les différences qui caractérisent chaque État membre ( 22 ). À l’instar de M. l’avocat général Emiliou ( 23 ), je considère qu’il n’appartient pas à l’Union de déterminer, pour chaque État membre, les éléments qui font partie du noyau d’identité nationale visé à l’article 4, paragraphe 2, TUE. Les États membres disposent à cet égard d’un important pouvoir d’appréciation, lequel n’est toutefois pas illimité ( 24 ). En outre, la conception de l’identité nationale invoquée par un État membre doit être conforme, notamment, aux valeurs fondatrices de l’Union (article 2 TUE) ( 25 ).

46.

À cet égard, sans préjuger, à ce stade, de la question de savoir si tel est le cas en l’espèce, je suis également d’accord avec le gouvernement français lorsqu’il avance que le fait de prévoir des restrictions à la liberté des agents du secteur public de manifester leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses dans l’exercice de leurs fonctions peut être d’une importance telle dans certains États membres qu’il relève de l’identité nationale inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles.

47.

Dans le même contexte, il me paraît également utile de relever que l’identité nationale permet, notamment, de « limiter l’impact du droit de l’Union dans des domaines jugés essentiels pour les États membres » ( 26 ) et que, partant, elle doit être dûment prise en compte par les institutions, organes et organismes de l’Union lorsqu’ils interprètent et appliquent le droit de l’Union ( 27 ).

48.

Ma réponse à la première question préjudicielle sera structurée comme suit. Tout d’abord, j’examinerai si la règle en cause au principal est de nature à constituer une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions. Ensuite, j’analyserai la question de savoir si cette règle est susceptible de créer une discrimination indirecte fondée sur ces mêmes critères. Enfin, bien que cet aspect n’ait pas été évoqué expressément dans la décision de renvoi, je considérerai la possibilité d’appliquer en l’espèce certaines dérogations à l’interdiction de ces discriminations que prévoit la directive 2000/78.

Sur l’existence d’une discrimination directe

49.

La juridiction de renvoi, se référant à l’arrêt G4S Secure Solutions, est d’avis que la règle en cause au principal n’est pas constitutive d’une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions. Elle demande néanmoins à la Cour de se prononcer sur ce point.

50.

Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Cour était interrogée sur la question de savoir si une règle interne d’une entreprise privée interdisant de manière générale le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail constitue une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 ( 28 ). Dans ledit arrêt, la Cour a jugé qu’une telle règle n’instaure pas pareille discrimination dès lors qu’elle vise indifféremment toute manifestation de telles convictions et traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes ( 29 ).

51.

La Cour a confirmé cette approche dans l’arrêt WABE et MH Müller Handel et dans l’arrêt S.C.R.L., en ajoutant que, dès lors que chaque personne est susceptible d’avoir soit une religion, soit des convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles, une telle règle, pour autant qu’elle soit appliquée de manière générale et indifférenciée, n’instaure pas une différence de traitement fondée sur un critère indissociablement lié à la religion ou à ces convictions ( 30 ). Dans l’arrêt WABE et MH Müller Handel, la Cour a également relevé que la circonstance que certains travailleurs observent des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire n’est pas de nature à remettre en cause ces appréciations. Selon elle, s’il est vrai qu’une règle interne imposant une neutralité vestimentaire est susceptible d’occasionner des désagréments pour ces travailleurs, cette circonstance est toutefois sans incidence sur le constat selon lequel cette même règle n’instaure en principe pas une différence de traitement entre travailleurs fondée sur un critère indissociablement lié à la religion ou aux convictions ( 31 ).

52.

À l’instar de la Commune et du gouvernement français, je partage entièrement l’approche suivie par la Cour dans ces arrêts et je ne vois aucune raison de s’en écarter dans la présente affaire, qui, comme cela a déjà été relevé, concerne le secteur public et non le secteur privé.

53.

Partant, dès lors que la règle interne en cause au principal vise indifféremment toute manifestation de convictions, notamment, religieuses, elle doit être considérée comme traitant de manière identique tous les agents de la Commune, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment, une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes. Une telle règle n’instaure donc pas de discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78.

54.

Il y aurait toutefois lieu de constater une telle discrimination si la règle en cause au principal devait être comprise comme visant uniquement le port de signes ostentatoires de grande taille de convictions notamment philosophiques ou religieuses, ce qui, selon moi, pourrait inclure le foulard islamique. En effet, ainsi que la Cour l’a déjà jugé, une règle interne d’une entreprise qui n’interdit que le port de tels signes ostentatoires est susceptible de constituer une discrimination directe, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78, dans les cas où ce critère est indissociablement lié à une ou à plusieurs religions ou convictions déterminées ( 32 ). La règle en cause au principal vise tout signe « ostensible », un qualificatif que, correctement à mon sens, la juridiction de renvoi assimile à celui de « visible », et ne semble donc pas se limiter aux signes ostentatoires de grande taille, ce qu’il appartient à cette dernière juridiction de vérifier.

55.

Il incombe également à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans les faits, la Commune applique véritablement la règle en cause au principal de manière générale et indifférenciée et, notamment, si elle traite OP de la même manière que tout autre agent qui aurait manifesté sa religion ou ses convictions philosophiques ou religieuses par le port de signes convictionnels visibles. J’observe, en effet, que, dans la décision de renvoi, cette juridiction relève que la Commune « pratique une neutralité à géométrie variable dans l’espace et dans le temps, exclusive en ce qui concerne OP, et moins exclusive, ou plus inclusive, pour ses collègues d’autres convictions », et que cette dernière a fourni, à ce propos, des « éléments probatoires suffisants ». Dans leurs observations écrites, OP et le gouvernement suédois font valoir qu’il existe donc des raisons de conclure à l’existence d’une discrimination directe en l’espèce.

56.

Au regard de ces considérations, je propose à la Cour de répondre, dans un premier temps, à la première question préjudicielle que l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une disposition d’un règlement de travail d’une entité publique interdisant aux agents, dans le but d’organiser un environnement administratif totalement neutre, de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail ne constitue pas, à l’égard des agents qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, au sens de cette directive, dès lors que cette disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.

Sur l’existence d’une discrimination indirecte

57.

La juridiction de renvoi considère que la règle en cause au principal crée une discrimination indirecte fondée sur la religion ou les convictions.

58.

Il est de jurisprudence constante qu’une règle interne telle que la règle en cause au principal est susceptible de constituer une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78, s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données ( 33 ).

59.

Selon moi, et comme le gouvernement suédois et la Commission l’ont fait valoir, si la règle en cause au principal est apparemment neutre, il ne saurait être exclu que, en pratique, elle touche plus particulièrement les agents de la Commune observant des préceptes religieux leur imposant une certaine tenue vestimentaire, et notamment les travailleurs féminins qui portent un foulard en raison de leur foi musulmane. À cet égard, je souscris à l’observation formulée par Mme l’avocate générale Sharpston dans ses conclusions dans l’affaire Bougnaoui et ADDH, selon laquelle ces agents, « [s]’ils veulent rester fidèles à leurs convictions religieuses, […] n’ont pas d’autre possibilité que d’enfreindre la règle et d’en subir les conséquences » ( 34 ). C’est toutefois à la juridiction de renvoi qu’il appartient, en définitive, de vérifier ce point au regard des faits dont elle est saisie ( 35 ).

60.

Conformément à l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78, une telle différence de traitement ne serait cependant pas constitutive d’une discrimination indirecte, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de cette directive, si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires. Ces conditions doivent être interprétées de manière stricte ( 36 ).

61.

C’est, encore une fois, à la juridiction de renvoi qu’il incombe de déterminer si, et dans quelle mesure, la règle en cause au principal est conforme auxdites conditions ( 37 ). Toutefois, la Cour, appelée à fournir à cette juridiction une réponse utile lui permettant de statuer, est compétente pour lui donner des indications tirées du dossier ainsi que des observations écrites dont elle dispose ( 38 ). C’est ce à quoi je m’attacherai dans les développements qui suivent.

Sur l’existence d’un objectif légitime

62.

S’agissant de la condition relative à l’existence d’un objectif légitime ( 39 ), il ressort de la décision de renvoi ainsi que des observations écrites et orales de la Commune que cette dernière justifie l’interdiction du port de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses imposée à ses agents dans l’exercice de leurs fonctions par le principe de neutralité de l’État (ou du service public) ( 40 ) et par sa volonté d’organiser un « espace administratif intégralement neutre » ( 41 ).

63.

À l’instar de la plupart des parties à la procédure, je considère que la volonté d’une entité publique, telle la Commune, de mener une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse est, dans l’absolu, susceptible de constituer un objectif légitime.

64.

Certes, à la différence de ce qui a été jugé par la Cour dans les arrêts G4S Secure Solutions, WABE et MH Müller Handel, et S.C.R.L. ( 42 ), dans un cas comme celui de l’espèce, qui concerne le secteur public et non le secteur privé, la volonté de l’employeur public de mener une telle politique ne saurait se rapporter à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( 43 ). En revanche, selon moi, elle pourrait, plus globalement, être rattachée au besoin de protection des droits et libertés d’autrui, qui implique notamment le respect de toutes les convictions philosophiques ou religieuses des citoyens ainsi que le traitement non discriminatoire et sur un pied d’égalité des usagers du service public. Ainsi que le relève le gouvernement belge dans ses observations écrites, en reproduisant le passage d’un arrêt du Conseil d’État (Belgique) du 27 mars 2013, dans un État de droit démocratique, l’autorité publique se doit d’être neutre « parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et pour tous les citoyens et qu’elle doit, en principe, les traiter de manière égale sans discrimination basée sur leur religion, leur conviction ou leur préférence pour une communauté ou un parti » ( 44 ).

Sur l’existence d’une justification objective

65.

Il y a lieu d’examiner si la volonté de l’employeur public, en l’occurrence la Commune, de mener une politique de neutralité est susceptible de justifier de manière objective une potentielle différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions. À cet égard, la jurisprudence de la Cour, développée en rapport avec le secteur privé ( 45 ), selon laquelle le caractère objectif d’une telle justification ne peut être identifié qu’en présence d’un besoin véritable de cet employeur, qu’il incombe à ce dernier de démontrer, me paraît tout à fait pertinente dans le présent contexte également.

66.

Il ressort des observations écrites de la Commission ainsi que des débats tenus lors de l’audience que, en Belgique, des conceptions différentes, voire opposées, du principe de neutralité de l’État coexistent, à savoir, en substance, la « neutralité inclusive », la « neutralité exclusive » et des conceptions intermédiaires. La conception inclusive de la neutralité se fonde sur l’idée que l’apparence de l’agent public est à dissocier de la manière dont il assure le service public. Selon cette conception, c’est la neutralité des actes posés par l’agent, et non celle de son apparence, qui importe, de sorte qu’il ne peut lui être interdit de porter des signes de convictions notamment philosophiques ou religieuses. La conception exclusive de la neutralité, en revanche, repose sur le postulat que tant les actes posés par l’agent public que l’apparence de ce dernier doivent être strictement neutres. Selon cette conception, il doit être interdit à tout agent public d’arborer de tels signes au travail, quels que soient la nature de ses fonctions et le contexte dans lequel elles sont exercées. Des conceptions intermédiaires de la neutralité, se situant à mi-chemin entre les deux conceptions décrites ci-avant, existent également. Elles consistent, par exemple, à réserver une telle interdiction aux agents qui sont en contact direct avec le public ou à ceux qui exercent des fonctions d’autorité, par opposition à de simples fonctions d’exécution.

67.

En l’occurrence, ainsi que le souligne expressément la juridiction de renvoi, la Commune, en adoptant la règle en cause au principal, a volontairement fait le choix de la « neutralité exclusive », et ce afin de mettre en place un « espace administratif intégralement neutre » ( 46 ). Il ressort de la décision de renvoi que, pour justifier ce dernier objectif, la Commune se contente pour l’essentiel de faire état d’un « besoin social impérieux », dont elle ne tente de démontrer l’existence qu’en avançant des affirmations lapidaires et abstraites ( 47 ).

68.

Selon moi, la juridiction de renvoi devrait apprécier sous deux angles, qui sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs, si la Commune, à qui la charge de la preuve incombe à cet égard ( 48 ), démontre à suffisance de droit que son choix de retenir une conception exclusive du principe de neutralité de l’État répond à un besoin véritable.

69.

En premier lieu, il conviendrait d’examiner cette question d’un point de vue juridique. À cet égard, dès lors qu’il n’appartient pas à la Cour de prendre position sur le droit national ni a fortiori d’arbitrer entre les différentes interprétations d’un concept ou principe de droit national et de déterminer laquelle de ces interprétations est correcte, je limiterai mes commentaires ci-après à certaines considérations qui ressortent du dossier et des interventions lors de l’audience.

70.

Ainsi, je constate qu’aucune des parties à la procédure n’a fait état d’une quelconque législation nationale qui obligerait la Commune à retenir une conception exclusive de la neutralité et, partant, à imposer à ses agents une interdiction absolue du port de signes de convictions notamment philosophiques ou religieuses dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions.

71.

Il semble également que le principe de neutralité de l’État, même s’il est généralement qualifié de principe constitutionnel, ne soit pas inscrit comme tel dans la Constitution belge, à l’exception du domaine très spécifique de l’enseignement, et, surtout, que, dans l’ordre juridique belge, sa portée et son étendue ne soient pas clairement et uniformément définies. Cela m’amène à penser que ce principe n’impose pas en soi d’interdire aux agents publics de porter des signes de convictions notamment philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, pas plus qu’il n’exclut la possibilité d’une telle interdiction.

72.

Le constat qui précède me conduit également à considérer que, contrairement à ce qu’avance le gouvernement français, l’article 4, paragraphe 2, TUE, n’a aucun rôle particulier à jouer en l’espèce. L’absence apparente, en Belgique, de toute définition constitutionnelle de la portée et du contenu du principe de neutralité de l’État, conjuguée au fait que le gouvernement belge n’a jugé utile ni de proposer une réponse à la première question préjudicielle, préférant s’en référer à cet égard à la sagesse de la Cour, ni de participer à l’audience, semble indiquer que ce principe, à tout le moins dans sa conception exclusive, ne relève pas de l’identité nationale, au sens de cette disposition, du Royaume de Belgique.

73.

En second lieu, il conviendrait de vérifier si le choix de la Commune d’appliquer une conception exclusive de la neutralité de l’État se justifie par des éléments d’ordre factuel. À cet égard, je relève que la Commission indique dans ses observations écrites que cette conception n’est pas partagée par l’ensemble des communes belges, en citant comme exemples les villes de Gand (Belgique) et de Malines (Belgique) qui autorisent, sans réserve, le port de signes de convictions notamment philosophiques ou religieuses par le personnel de leur administration sur le lieu de travail, et qu’aucune partie ne l’a contredite sur ce point lors de l’audience. Il ne saurait être exclu qu’une telle solution ne soit pas transposable à la Commune en raison, par exemple, de l’existence éventuelle, sur son territoire, de vives tensions communautaires ou de graves problèmes sociaux ou, au sein de sa propre administration, d’actes de prosélytisme ou d’un risque concret de conflits entre agents liés à de telles convictions. À ce propos, je répète que c’est à la Commune de rapporter la preuve concrète de tels éléments et à la juridiction de renvoi de juger de leur pertinence.

Sur le caractère approprié et nécessaire des moyens de mise en œuvre de l’objectif légitime

74.

Dans l’hypothèse où, eu égard aux indications données aux points précédents des présentes conclusions, la juridiction de renvoi conclurait que la volonté de la Commune de mettre en place un « espace administratif intégralement neutre » en menant une politique de neutralité exclusive est susceptible de justifier de manière objective une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, il lui appartiendrait encore d’apprécier si l’interdiction posée par la règle en cause au principal est appropriée et nécessaire à la réalisation de cet objectif.

75.

S’agissant de la première de ces exigences, il me paraît incontestable que, si l’ensemble des agents de la Commune devaient exercer leurs fonctions sans afficher de signes visibles de convictions notamment philosophiques ou religieuses, cela contribuerait à mettre en œuvre la politique de neutralité exclusive que cette dernière a choisi de poursuivre. Il resterait toutefois encore à examiner si cette politique est véritablement appliquée de manière cohérente et systématique ( 49 ). Or, ainsi que je l’ai déjà relevé au point 55 des présentes conclusions, la juridiction de renvoi nourrit des doutes à ce sujet. Si ceux-ci devaient s’avérer fondés, non seulement la règle en cause au principal ne satisferait pas l’exigence tenant au caractère approprié des moyens de mise en œuvre de l’objectif légitime, mais en plus elle constituerait une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions.

76.

En ce qui concerne la seconde exigence, elle implique d’apprécier si l’interdiction prévue par la règle en cause au principal se limite au « strict nécessaire » ( 50 ). À cet égard, je rappelle que cette interdiction s’applique de manière générale et absolue, à savoir indifféremment tant de la nature des fonctions exercées par l’agent que du contexte dans lequel ces fonctions interviennent, et qu’il est demandé à la Cour d’apprécier la compatibilité de cette interdiction, envisagée dans sa globalité, avec la directive 2000/78 ( 51 ). C’est donc à l’interdiction ainsi conçue que le test de nécessité doit être appliqué par la juridiction de renvoi. Aux fins d’un tel exercice, il pourrait être tenu compte, tout en cherchant un juste équilibre entre les intérêts en présence, des considérations factuelles que j’ai exposées au point 73 des présentes conclusions.

77.

Au regard de ce qui précède, je propose à la Cour de répondre, dans un second temps, à la première question préjudicielle que l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions découlant d’une disposition d’un règlement de travail d’une entité publique interdisant aux agents de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée par la volonté de cette entité d’organiser un environnement administratif totalement neutre, pour autant, en premier lieu, que cette volonté réponde à un besoin véritable de cette entité, qu’il incombe à cette dernière de démontrer, en deuxième lieu, que cette différence de traitement soit apte à assurer la bonne application de cette volonté, et, en troisième lieu, que cette interdiction soit limitée au strict nécessaire.

Sur les possibilités de dérogations

78.

Dans l’hypothèse où il serait conclu que la règle en cause au principal constitue une discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion ou les convictions, elle pourrait échapper à l’interdiction prévue par la directive 2000/78 en cas d’application de l’une des dérogations prévues par celle-ci, et, singulièrement, de celles visées à son article 2, paragraphe 5, et à son article 4, paragraphe 1.

79.

Certes, la juridiction de renvoi n’interroge pas expressément la Cour au sujet de ces deux dérogations, lesquelles ne semblent d’ailleurs pas avoir été invoquées en tant que telles par la Commune. Toutefois, la question de l’application desdites dérogations a été soulevée par OP et par le gouvernement français dans leurs observations écrites, s’agissant de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, et a été débattue lors de l’audience, s’agissant également de l’article 2, paragraphe 5, de cette directive. Afin de fournir une réponse complète à la juridiction de renvoi, j’examinerai ci-après la possible application de ces dispositions en l’espèce.

Sur l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78

80.

L’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78, instaurant une dérogation au principe d’interdiction des discriminations, doit être interprété de manière stricte ( 52 ).

81.

La Cour a jugé que la notion de « mesures prévues par la législation nationale », au sens de cette disposition, ne se limite pas aux seules mesures résultant d’un acte adopté au terme d’une procédure législative, mais comprend également des mesures instaurées sur la base d’une règle d’habilitation suffisamment précise ( 53 ).

82.

En l’espèce, s’il devait être conclu à l’existence d’une différence de traitement, celle-ci résulterait de l’interdiction prévue par la règle en cause au principal.

83.

Or, comme la Commission l’a souligné lors de l’audience, cette règle ne constitue de toute évidence pas un acte issu d’une procédure législative, à savoir une loi au sens formel.

84.

En outre, et bien que ce soit à la juridiction de renvoi qu’il appartienne en définitive de trancher ce point, il ne semble pas non plus, à première vue, qu’il puisse être considéré que l’interdiction en cause a été instaurée « sur la base d’une règle d’habilitation suffisamment précise » au sens de la jurisprudence citée au point 81 des présentes conclusions. À cet égard, je constate qu’aucune des parties à la procédure n’a été en mesure d’identifier une quelconque législation ou réglementation nationale qui pourrait être vue comme habilitant une entité publique telle la Commune à adopter des règles « qui, dans une société démocratique, sont nécessaires […] à la protection des droits et libertés d’autrui ». Le fait, invoqué par la Commune lors de l’audience, qu’elle ait, en vertu de la Constitution belge, le pouvoir de régler toute question d’intérêt communal, sous réserve de l’intervention de l’autorité de tutelle, ne saurait, à mon sens, être assimilé à une telle habilitation.

85.

Partant, sous réserve des vérifications à effectuer par la juridiction de renvoi, je serais enclin à conclure que la dérogation prévue à l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78 n’est pas applicable en l’espèce.

Sur l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78

86.

Selon le gouvernement français, la règle en cause au principal est susceptible d’être justifiée sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78. En effet, les agents du secteur public seraient tenus, en raison de la nature de leur activité professionnelle, à une stricte obligation de neutralité dont découlerait l’exigence professionnelle essentielle et déterminante d’interdiction de manifestation de leurs convictions politiques, idéologiques, philosophiques ou religieuses.

87.

OP s’oppose à cette interprétation en faisant valoir, en substance, que, aux fins de l’application de cette disposition, il y a lieu de tenir compte de la nature et des conditions d’exercice de l’activité professionnelle concernée. Or, en l’espèce, son activité consisterait à traiter des questions juridiques liées aux marchés publics de la Commune et s’exercerait sans être en contact avec le public. Il ne saurait donc être question d’une exigence professionnelle essentielle et déterminante en l’espèce.

88.

Je rappelle que, lorsqu’il est satisfait aux conditions de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, que j’examinerai successivement ci-après, une différence de traitement qui, autrement, constituerait une discrimination, que celle-ci soit directe ou indirecte, échappe au champ d’application de cette directive. Je rappelle également que, dans la mesure où elle permet de déroger au principe de non-discrimination, cette disposition, lue à la lumière du considérant 23 de ladite directive, se référant à des « circonstances très limitées » dans lesquelles une telle différence de traitement peut être justifiée, doit être interprétée de manière stricte ( 54 ).

89.

En premier lieu, c’est aux États membres qu’il appartient de « prévoir », le cas échéant, qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er de la directive 2000/78 ne constitue pas une discrimination. En l’espèce, le Royaume de Belgique semble avoir fait usage de cette faculté, à tout le moins en ce qui concerne les cas de différence de traitement directe, par l’adoption de l’article 8 de la loi générale anti-discrimination, ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier.

90.

En deuxième lieu, conformément à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78, pour qu’une différence de traitement puisse échapper à la qualification de discrimination, elle doit être « fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article 1er [de cette directive] ». La Cour a précisé, à cet égard, que ce qui doit constituer une exigence essentielle, ce n’est pas le motif sur lequel est fondée la différence de traitement, mais une caractéristique liée à ce motif ( 55 ). Selon moi, tel est bien le cas dans la présente affaire. En effet, l’interdiction faite aux agents de la Commune de porter des signes susceptibles de révéler leur adhésion à, notamment, une religion donnée, comme le foulard islamique qui est une manifestation de la foi musulmane, constitue une caractéristique liée à la religion.

91.

En troisième lieu, la caractéristique concernée doit constituer « une exigence professionnelle essentielle et déterminante », et cette exigence doit être « objectivement » ( 56 ) dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. À cet égard, je me rallie pleinement à la position de Mme l’avocate générale Sharpston, qui considère que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 doit s’appliquer d’une manière précise et ne peut être employé pour justifier une exception générale pour toutes les activités qu’un travailleur peut en théorie exercer ( 57 ). Or, s’agissant du cas concret de l’espèce, je peine à voir en quoi le fait pour OP de porter le foulard islamique l’empêcherait d’une quelconque manière de pleinement accomplir ses tâches en tant que juriste employée par une administration communale. La décision de renvoi ne contient au demeurant aucune indication qui pourrait aller en ce sens. Il en va d’autant plus ainsi que, dans d’autres communes belges, les mêmes tâches sont exercées par des agents, sans qu’aucune restriction en matière de port de tenues vestimentaires leur soit imposée, et ce qu’ils soient ou non en contact direct avec le public.

92.

S’agissant, en quatrième lieu, de la condition selon laquelle l’objectif poursuivi doit être légitime et l’exigence proportionnée, pour autant qu’il soit nécessaire d’examiner celle-ci, eu égard à ce qui précède, je me permets de renvoyer à mon analyse développée aux points 62 à 64 et 76 des présentes conclusions.

93.

Je suis donc d’avis, sous réserve des vérifications à effectuer par la juridiction de renvoi, que la dérogation prévue à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78 n’est pas non plus applicable en l’espèce.

Conclusion

94.

Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre en ces termes aux questions posées par le tribunal du travail de Liège (Belgique) à titre préjudiciel :

1)

L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail

doit être interprété en ce sens que :

une disposition d’un règlement de travail d’une entité publique interdisant aux agents, dans le but d’organiser un environnement administratif totalement neutre, de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail ne constitue pas, à l’égard des agents qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, au sens de cette directive, dès lors que cette disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.

2)

L’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78

doit être interprété en ce sens que :

une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions découlant d’une disposition d’un règlement de travail d’une entité publique interdisant aux agents de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail est susceptible d’être justifiée par la volonté de cette entité d’organiser un environnement administratif totalement neutre, pour autant, en premier lieu, que cette volonté réponde à un besoin véritable de cette entité, qu’il incombe à cette dernière de démontrer, en deuxième lieu, que cette différence de traitement soit apte à assurer la bonne application de cette volonté, et, en troisième lieu, que cette interdiction soit limitée au strict nécessaire.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) JO 2000, L 303, p. 16.

( 3 ) Par « foulard islamique », également désigné sous les termes de « voile islamique » ou de « hijab », il y a lieu d’entendre une pièce vestimentaire qui couvre les cheveux, les oreilles et le cou en laissant le visage apparent.

( 4 ) Arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions (C-157/15, ci-après l’« arrêt G4S Secure Solutions », EU:C:2017:203), du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH (C-188/15, ci-après l’« arrêt Bougnaoui et ADDH », EU:C:2017:204), du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel (C-804/18 et C-341/19, ci-après l’« arrêt WABE et MH Müller Handel , EU:C:2021:594), et du 13 octobre 2022, S.C.R.L. (Vêtement à connotation religieuse) (C-344/20, ci-après l’« arrêt S.C.R.L. , EU:C:2022:774).

( 5 ) La Cour a précisé que, aux fins de l’application de la directive 2000/78, les termes « religion » et « convictions » s’analysent comme les deux facettes « d’un même et unique motif de discrimination » et que le motif de discrimination fondé sur « la religion ou les convictions » couvre tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles (arrêt S.C.R.L., points 26, 27 et 29, et jurisprudence citée).

( 6 ) Moniteur belge du 30 mai 2007, p. 29016.

( 7 ) Sous le titre II, intitulé « Justification des distinctions », la loi générale anti-discrimination regroupe les articles 7 à 13.

( 8 ) Selon OP, ses contacts directs avec le public se limitent à la réception d’offres en mains propres, lorsque la remise par voie électronique n’est pas obligatoire, ce qui serait anecdotique, et à la représentation ponctuelle de la Commune devant un organe de recours de la Région wallonne (Belgique) en matière de permis d’urbanisme.

( 9 ) Par l’expression « signes convictionnels », couramment utilisée en Belgique, il y a lieu d’entendre tout objet, image, vêtement ou symbole qui exprime une adhésion à une conviction politique, philosophique ou religieuse.

( 10 ) Il est fait mention, dans la décision de renvoi, de l’existence d’une règle non écrite au sein de l’administration communale, communément admise et respectée, en vertu de laquelle les agents de celle-ci se sont toujours abstenus de porter des signes convictionnels dans l’exercice de leur activité professionnelle.

( 11 ) Il sera fait référence dans la suite de ces conclusions à la règle ainsi prévue par cette version modifiée de l’article 9 du règlement de travail de la Commune par les termes « la règle en cause au principal ».

( 12 ) Cette action est fondée tant sur la loi générale anti-discrimination que sur la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes (Moniteur belge du 30 mai 2007, p. 29031).

( 13 ) Pour la distinction entre neutralité exclusive et neutralité inclusive, voir point 66 des présentes conclusions.

( 14 ) Arrêt du 1er août 2022, Vyriausioji tarnybinės etikos komisija (C-184/20, EU:C:2022:601, point 47 et jurisprudence citée).

( 15 ) Arrêt du 2 mars 2023, Bursa Română de Mărfuri (C-394/21, EU:C:2023:146, point 60 et jurisprudence citée).

( 16 ) Arrêt du 9 septembre 2021, Toplofikatsia Sofia e.a. (C-208/20 et C-256/20, EU:C:2021:719, point 19).

( 17 ) Ordonnance du 3 juillet 2014, Talasca (C-19/14, EU:C:2014:2049, point 22).

( 18 ) Arrêt WABE et MH Müller Handel, point 58.

( 19 ) Arrêt WABE et MH Müller Handel, point 45 et jurisprudence citée.

( 20 ) Arrêt S.C.R.L., points 48 à 50 et jurisprudence citée.

( 21 ) Voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2022, Cilevičs e.a. (C-391/20, EU:C:2022:638, point 83 et jurisprudence citée).

( 22 ) Conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Stolichna obshtina, rayon Pancharevo (C-490/20, EU:C:2021:296, point 71).

( 23 ) Conclusions de l’avocat général Emiliou dans l’affaire Cilevičs e.a. (C-391/20, EU:C:2022:166, point 86).

( 24 ) Conclusions de l’avocat général Emiliou dans l’affaire Cilevičs e.a. (C-391/20, EU:C:2022:166, point 86).

( 25 ) Conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Stolichna obshtina, rayon Pancharevo (C-490/20, EU:C:2021:296, point 73), et de l’avocat général Emiliou dans l’affaire Cilevičs e.a. (C-391/20, EU:C:2022:166, point 87).

( 26 ) Conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Stolichna obshtina, rayon Pancharevo (C-490/20, EU:C:2021:296, point 86).

( 27 ) Voir, en ce sens, conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire G4S Secure Solutions (C-157/15, EU:C:2016:382, point 32), et de l’avocat général Emiliou dans l’affaire Cilevičs e.a. (C-391/20, EU:C:2022:166, point 83). Voir, également, par analogie, arrêt du 15 juillet 2021, Ministrstvo za obrambo (C-742/19, EU:C:2021:597, points 43 à 45).

( 28 ) Dans cette affaire, la requérante, de confession musulmane, avait été licenciée par l’entreprise privée qui l’employait au motif qu’elle refusait de renoncer au port du foulard islamique pendant les heures de travail, méconnaissant ainsi une disposition du règlement intérieur de l’entreprise aux termes de laquelle « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ».

( 29 ) Arrêt G4S Secure Solutions, points 30 et 32.

( 30 ) Arrêt WABE et MH Müller Handel, point 52, et arrêt S.C.R.L., points 33 et 34. Le premier de ces arrêts concernait, notamment, des instructions de service d’une entreprise exploitant des crèches, en vertu desquelles il était interdit aux employés de porter sur leur lieu de travail tout signe visible, à l’égard des parents, des enfants et des tiers, de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses. Le second concernait une disposition du règlement de travail d’une entreprise privée interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient.

( 31 ) Arrêt WABE et MH Müller Handel, point 53.

( 32 ) Voir arrêt WABE et MH Müller Handel, points 72 et 73, et arrêt S.C.R.L., point 31.

( 33 ) Arrêt S.C.R.L., point 37 et jurisprudence citée.

( 34 ) Conclusions de l’avocate générale Sharpston dans l’affaire Bougnaoui et ADDH (C-188/15, EU:C:2016:553, point 110).

( 35 ) Arrêt G4S Secure Solutions, point 34, et arrêt WABE et MH Müller Handel, point 59.

( 36 ) Voir, en ce sens, arrêt WABE et MH Müller Handel, points 61 et 62.

( 37 ) Arrêt G4S Secure Solutions, point 36.

( 38 ) Arrêt du 2 février 2023, Freikirche der Siebenten-Tags-Adventisten in Deutschland (C-372/21, EU:C:2023:59, point 38 et jurisprudence citée).

( 39 ) La directive 2000/78 ne définit pas cette notion aux fins de son article 2, paragraphe 2, sous b), i).

( 40 ) Dans ses observations écrites et orales, la Commune invoque également le principe d’impartialité. Étymologiquement, le concept de « neutralité » évoque l’état d’une personne ou d’une entité qui s’abstient de choisir, qui adopte une position de retrait, alors que celui d’« impartialité » implique une prise de décision, mais sans faire preuve d’aucune préférence personnelle. Je ne crois toutefois pas que, aux fins de la présente affaire, il faille strictement distinguer entre les deux concepts. Le principe de neutralité, tel qu’il est invoqué en l’espèce, me semble être inextricablement lié à celui d’impartialité, dans la mesure où il est conçu comme garantissant l’impartialité de l’autorité publique.

( 41 ) Dans les motifs de la modification du règlement de travail de la Commune, il est notamment indiqué que « le principe selon lequel les agents de l’administration communale sont tenus de s’abstenir de manifester, par des signes extérieurs, leurs convictions idéologiques, religieuses et philosophiques s’inscrit […] dans la volonté d’affirmer la valeur fondamentale de neutralité du service public et, parmi les différentes déclinaisons possibles du principe de neutralité, l’autorité entend promouvoir dans l’organisation de ses services un espace administratif intégralement neutre ».

( 42 ) Arrêt G4S Secure Solutions, point 38, arrêt WABE et MH Müller Handel, point 63, et arrêt S.C.R.L., point 39.

( 43 ) Ainsi que le précise l’avocate générale Kokott dans ses conclusions dans l’affaire G4S Secure Solutions (C-157/15, EU:C:2016:382, point 81), en vertu de cette liberté, « l’entrepreneur peut en principe décider de quelle manière et dans quelles conditions sont organisées et réalisées les tâches relevant de son activité et sous quelle forme ses produits et ses services sont présentés ».

( 44 ) C.E., arrêt no 223.042, du 27 mars 2013, point VI.2.6.

( 45 ) Arrêt S.C.R.L., point 40 et jurisprudence citée. À cet égard, je ne peux que me rallier à la précision apportée par la Cour au point 41 de cet arrêt, selon laquelle « [c]ette interprétation est inspirée par le souci d’encourager par principe la tolérance et le respect, ainsi que l’acceptation d’un plus grand degré de diversité et d’éviter un détournement de l’établissement d’une politique de neutralité au sein de l’entreprise au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire ».

( 46 ) Voir note en bas de page 41 des présentes conclusions.

( 47 ) La Commune se réfère ainsi à la « structure même des locaux » qui implique que les agents sont susceptibles à tout moment de croiser un administré et au fait que « la neutralité d’apparence imposée à tous les agents revêt non seulement une fonction exemplative quant à l’attitude à adopter à l’égard du public, mais également une garantie quant au bon fonctionnement du service et une manière d’éviter que des tensions ne naissent entre agents ».

( 48 ) Voir, à cet égard, article 10, paragraphe 1, de la directive 2000/78, qui prévoit que « [l]es États membres prennent les mesures nécessaires, conformément à leur système judiciaire, afin que, dès lors qu’une personne s’estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l’égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement ».

( 49 ) Arrêt WABE et MH Müller Handel, point 68 et jurisprudence citée.

( 50 ) Arrêt WABE et MH Müller Handel, point 68 et jurisprudence citée.

( 51 ) Voir point 40 des présentes conclusions.

( 52 ) Arrêt du 12 janvier 2023, TP (Monteur audiovisuel pour la télévision publique) (C-356/21, EU:C:2023:9, point 71 et jurisprudence citée).

( 53 ) Arrêt du 7 novembre 2019, Cafaro (C-396/18, EU:C:2019:929, point 44). La règle d’habilitation doit être suffisamment précise afin de garantir que la mesure concernée respecte les exigences énoncées à l’article 2, paragraphe 5, de la directive 2000/78 (arrêt du 13 septembre 2011, Prigge e.a., C-447/09, EU:C:2011:573, point 61).

( 54 ) Arrêt du 15 juillet 2021, Tartu Vangla (C-795/19, EU:C:2021:606, point 33 et jurisprudence citée).

( 55 ) Arrêt Bougnaoui et ADDH, point 37 et jurisprudence citée.

( 56 ) Arrêt Bougnaoui et ADDH, point 40.

( 57 ) Conclusions de l’avocate générale Sharpston dans l’affaire Bougnaoui et ADDH (C-188/15, EU:C:2016:553, point 95).

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CJUE, n° C-148/22, Conclusions de l'avocat général de la Cour, OP contre Commune d'Ans, 4 mai 2023