CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE LAMBERT c. FRANCE, 24 août 1998, 23618/94

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE LAMBERT c. FRANCE

(88/1997/872/1084)

ARRÊT

STRASBOURG

24 août 1998


En l’affaire Lambert c. France[1],

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A[2], en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM. R. Bernhardt, président,

L.-E. Pettiti,

A. Spielmann,

N. Valticos,

Sir John Freeland,

MM.L. Wildhaber,

K. Jungwiert,

M. Voicu,

V. Butkevych,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 avril et 27 juillet 1998,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 septembre 1997 et par le gouvernement français (« le Gouvernement ») le 24 octobre 1997, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 23618/94) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Michel Lambert, avait saisi la Commission le 8 février 1994 en vertu de l’article 25.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46), la requête du Gouvernement à l’article 48. Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 8 de la Convention.

2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30).

3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 25 septembre 1997, en présence du greffier, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, A. Spielmann, N. Valticos, L. Wildhaber, K. Jungwiert, M. Voicu et V. Butkevych (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Par la suite, Sir John Freeland, suppléant, a remplacé M. Walsh, décédé le 9 mars 1998 (article 22 § 1 du règlement A).

4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, l’avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant les 23 décembre 1997 et 12 janvier 1998, et celui du Gouvernement le 20 mars 1998.

5.  Le 30 mars 1998, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle ; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président.

6.  Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 20 avril 1998, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

–pour le Gouvernement
MM.B. Nedelec, magistrat détaché à la direction
des affaires juridiques du ministère
des Affaires étrangères,agent,
A. Buchet, magistrat, chef du bureau des droits
de l’homme au service des affaires européennes
et internationales du ministère de la Justice,conseiller ;

–pour la Commission
M.J.-C. Soyer,délégué ;

–pour le requérant
MeO. de Nervo, avocat au Conseil d’Etat
et à la Cour de cassation,conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Soyer, Me de Nervo et M. Nedelec.

EN FAIT

I.LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7.  Ressortissant français né en 1957, M. Lambert réside à Buzet-sur-Tarn.

A.Le déroulement de l’instruction et l’interception des conversations téléphoniques du requérant

8.  Dans le cadre d’une information judiciaire ouverte des chefs de vols, vols avec effraction, recels de vols simples et aggravés, et détention sans autorisation d’armes et de munitions de la quatrième catégorie, un juge d’instruction de Riom délivra une commission rogatoire, le 11 décembre 1991, donnant mission aux services de gendarmerie de faire établir un dispositif d’écoutes téléphoniques sur une ligne attribuée à R.B., pour une durée expirant le 31 janvier 1992.

9.  Par « soit transmis » des 31 janvier, 28 février et 30 mars 1992, le juge d’instruction prorogea la mise en place du dispositif jusqu’au 29 février, puis jusqu’au 31 mars, et finalement jusqu’au 31 mai 1992.

10.  A la suite de ces écoutes et de l’interception de certaines de ses conversations, le requérant fut inculpé de recel de vol aggravé et détenu du 15 mai au 30 novembre 1992, date où il fut mis en liberté sous contrôle judiciaire.

B.Les procédures engagées par le requérant

1.Le recours devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Riom

11.  Par une requête du 5 avril 1993, le conseil de l’intéressé souleva devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Riom la nullité des renouvellements des 31 janvier et 28 février 1992, au motif qu’ils avaient été ordonnés par un simple « soit transmis » et sans référence aux infractions motivant les écoutes, et que le délai de quatre mois qui aurait pu être prescrit par la commission rogatoire du 11 décembre 1991 était expiré depuis le 11 avril 1992.

12.  Le 25 mai 1993, la cour d’appel de Riom rejeta la requête de M. Lambert, par les motifs suivants :

« (...) suivant les dispositions combinées des articles 100, 100-1 et 100-2 du code de procédure pénale [paragraphe 15 ci-dessous], la décision d’interception de correspondances émises par la voie des télécommunications doit être écrite et comporter tous les éléments d’identification de la liaison à intercepter, l’infraction qui motive un tel recours, ainsi que la durée de l’interception limitée à quatre mois, mais renouvelable dans les mêmes conditions de forme et de durée.

Attendu qu’en l’espèce, il est constant que la commission rogatoire du 11 décembre 1991 satisfait aux prescriptions des articles susmentionnés, dans la mesure où elle comporte le numéro de la liaison à intercepter, la durée inférieure à quatre mois et les infractions qui motivent le recours, punies de peines correctionnelles supérieures à deux années d’emprisonnement.

Qu’il apparaît également d’une part, que les décisions de renouvellement prises sous la forme de ‘soit transmis’ sont écrites et mentionnent le numéro de l’information concernée, d’autre part qu’elles sont le prolongement de la décision initiale du 11 décembre 1991 et s’y réfèrent nécessairement, enfin que leur durée est inférieure à quatre mois, ce qui les rend conformes aux exigences de l’article 100-2 du code de procédure pénale. »

2.Le recours devant la Cour de cassation

13.  Le requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt du 25 mai 1993 et souleva, comme moyen unique de cassation, la violation de l’article 8 de la Convention et des articles 100 et suivants du code de procédure pénale en raison de ce que les prorogations des écoutes litigieuses, par simples « soit transmis », ne comportaient aucune motivation.

14.  Par un arrêt du 27 septembre 1993, la Cour de cassation confirma la décision attaquée et considéra que l’intéressé était « sans qualité pour critiquer les conditions dans lesquelles [avait] été ordonnée la prolongation d’écoutes téléphoniques sur une ligne attribuée à un tiers », et que, dès lors, « les moyens, qui discut[aient] les motifs par lesquels la chambre d’accusation [avait] cru devoir à tort examiner, pour les rejeter, [les] exceptions de nullité, [étaient] irrecevables ».

II.Le droit interne pertinent

15.  Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 sur le secret des correspondances émises par la voie des télécommunications) sont ainsi rédigées :

Article 100

« En matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d’emprisonnement, le juge d’instruction peut, lorsque les nécessités de l’information l’exigent, prescrire l’interception, l’enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications. Ces opérations sont effectuées sous son autorité et son contrôle.

La décision d’interception est écrite. Elle n’a pas de caractère juridictionnel et n’est susceptible d’aucun recours. »

Article 100-1

« La décision prise en application de l’article 100 doit comporter tous les éléments d’identification de la liaison à intercepter, l’infraction qui motive le recours à l’interception ainsi que la durée de celle-ci. »

Article 100-2

« Cette décision est prise pour une durée maximum de quatre mois. Elle ne peut être renouvelée que dans les mêmes conditions de forme et de durée. »

Article 100-3

« Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui peut requérir tout agent qualifié d’un service ou organisme placé sous l’autorité ou la tutelle du ministre chargé des télécommunications ou tout agent qualifié d’un exploitant de réseau ou fournisseur de services de télécommunications autorisé, en vue de procéder à l’installation d’un dispositif d’interception. »

Article 100-4

« Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui dresse procès-verbal de chacune des opérations d’interception et d’enregistrement. Ce procès-verbal mentionne la date et l’heure auxquelles l’opération a commencé et celles auxquelles elle s’est terminée. »

Article 100-5

« Le juge d’instruction ou l’officier de police judiciaire commis par lui transcrit la correspondance utile à la manifestation de la vérité. Il en est dressé procès-verbal. Cette transcription est versée au dossier.

Les correspondances en langue étrangère sont transcrites en français avec l’assistance d’un interprète requis à cette fin. »

Article 100-6

« Les enregistrements sont détruits, à la diligence du procureur de la République ou du procureur général, à l’expiration du délai de prescription de l’action publique.

Il est dressé procès-verbal de l’opération de destruction. »

Article 100-7

« Aucune interception ne peut avoir lieu sur la ligne d’un député ou d’un sénateur sans que le président de l’assemblée à laquelle il appartient en soit informé par le juge d’instruction.

Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d’un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d’instruction.

Les formalités prévues par le présent article sont prescrites à peine de nullité. »

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

16.  M. Lambert a saisi la Commission le 8 février 1994. Il alléguait que l’interception de certaines conversations téléphoniques utilisées contre lui constituait une atteinte au respect de sa vie privée et de sa correspondance, contraire à l’article 8 de la Convention ; il soutenait également qu’il n’avait pas disposé d’un recours effectif devant la Cour de cassation, au mépris de l’article 13 de la Convention.

17.  La Commission a retenu la requête (n° 23618/94) le 2 septembre 1996. Dans son rapport du 1er juillet 1997 (article 31), elle conclut, par vingt voix contre douze, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention et, par vingt-sept voix contre cinq, qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire aussi sous l’angle de l’article 13 de la Convention. Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].

conclusions présentées à la cour

18.  Dans son mémoire, le Gouvernement conclut « au rejet de la requête déposée par M. Lambert ».

19.  De son côté, le requérant demande à la Cour de

« - dire et juger que les dispositions de l’article 8 de la Convention (...) ont été méconnues ;

- lui accorder la somme de 500 000 francs à titre de satisfaction équitable ».

EN DROIT

i.sur la violation alléguée de l’ARTICLE 8 de la convention

20.  Selon M. Lambert, la décision de la Cour de cassation de lui refuser toute qualité à critiquer les écoutes téléphoniques dont il a fait l’objet, au motif qu’elles furent effectuées sur la ligne d’un tiers, a emporté violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.Existence d’une ingérence

21.  La Cour souligne que les communications téléphoniques se trouvant comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l’article 8, ladite interception s’analysait en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice d’un droit que le paragraphe 1 garantissait au requérant (voir notamment les arrêts Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984, série A n° 82, p. 30, § 64, Kruslin c. France et Huvig c. France du 24 avril 1990, série A n° 176-A et 176-B, p. 20, § 26, et p. 52, § 25, Halford c. Royaume-Uni du 25 juin 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, pp. 1016–1017, § 48, et Kopp c. Suisse du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 540, § 53). Peu importe, à cet égard, que les écoutes litigieuses furent opérées sur la ligne d’une tierce personne.

Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.

B.Justification de l’ingérence

22.  Pareille ingérence méconnaît l’article 8, sauf si « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

1. L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

23.  Les mots « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.

a)Existence d’une base légale en droit français

24.  La Cour relève que le juge d’instruction avait ordonné les écoutes litigieuses sur le fondement des articles 100 et suivants du code de procédure pénale (paragraphes 12 et 15 ci-dessus).

25.  L’ingérence litigieuse avait donc une base légale en droit français.

b)« Qualité de la loi »

26.  La deuxième exigence qui se dégage du membre de phrase « prévue par la loi », l’accessibilité de cette dernière, ne soulève aucun problème en l’occurrence.

27.  Quant à la « prévisibilité de la loi », le Gouvernement soutient que, à la suite des arrêts de la Cour dans les affaires Kruslin et Huvig (paragraphe 21 ci-dessus), le législateur français a comblé les lacunes et faiblesses du droit interne en matière d’écoutes téléphoniques en adoptant des garanties en ce qui concerne les personnes pouvant faire l’objet d’écoutes téléphoniques, la durée de celles-ci, les conditions d’établissement des procès-verbaux et la communication ou la destruction des enregistrements.

28.  La Cour estime, avec la Commission, que les articles 100 et suivants du code de procédure pénale, créés par la loi du 10 juillet 1991 sur le secret des correspondances émises par la voie des télécommunications, posent des règles claires et détaillées et précisent, a priori, avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (arrêts Kruslin et Huvig précités, respectivement pp. 24–25, §§ 35–36, et p. 56, §§ 34–35, et en dernier lieu, mutatis mutandis, arrêt Kopp précité, pp. 541–543, §§ 62–75).

2. Finalité et nécessité de l’ingérence

29.  Partageant l’opinion du Gouvernement et de la Commission, la Cour estime que l’ingérence visait à permettre la manifestation de la vérité dans le cadre d’une procédure criminelle et tendait donc à la défense de l’ordre.

30.  Il reste à examiner si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de pareille nécessité, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, série A n° 61, pp. 37–38, § 97, et Barfod c.  Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, p. 12, § 28).

31.  Dans le cadre de l’examen de la nécessité de l’ingérence, la Cour avait affirmé, dans son arrêt Klass et autres c. Allemagne du 6 septembre 1978 (série A n° 28, pp. 23 et 25, §§ 50, 54 et 55) :

« Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu’un caractère relatif : elle dépend (...) [entre autres, du] type de recours fourni par le droit interne.

(...)

Par conséquent, il y a lieu de rechercher si les procédures destinées au contrôle de l’adoption et de l’application des mesures restrictives sont aptes à limiter à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » l’« ingérence» résultant de la législation incriminée.

(...) Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l’article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d’une société démocratique. Parmi les principes fondamentaux de pareille société figure la prééminence du droit, à laquelle se réfère expressément le préambule de la Convention (...). Elle implique, entre autres, qu’une ingérence de l’exécutif dans les droits d’un individu soit soumise à un contrôle efficace (…) »

32.  Le requérant souligne qu’il a voulu se plaindre des conditions dans lesquelles le juge d’instruction avait ordonné le renouvellement des écoutes téléphoniques (paragraphe 13 ci-dessus), mais que la décision de la Cour de cassation l’a privé de toute possibilité concrète d’utiliser les voies de recours prévues par la loi pour faire sanctionner les irrégularités commises par les autorités.

33.  D’après le Gouvernement, l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ». En l’espèce, le placement sur écoutes téléphoniques aurait constitué l’un des principaux moyens d’investigation contribuant à la manifestation de la vérité, notamment à démontrer l’implication de divers individus, dont le requérant, dans un important trafic de mobilier. Par ailleurs, M. Lambert aurait bénéficié d’un recours devant la chambre d’accusation et un recours supplémentaire devant la Cour de cassation ne s’imposerait nullement pour satisfaire à l’exigence de « contrôle efficace ».

34.  En l’espèce, la Cour doit donc rechercher si M. Lambert a disposé d’un « contrôle efficace » pour contester les écoutes téléphoniques dont il a fait l’objet.

35.  Elle relève tout d’abord que dans son arrêt du 27 septembre 1993, la Cour de cassation avait considéré que le requérant était « sans qualité pour critiquer les conditions dans lesquelles a été ordonnée la prolongation d’écoutes téléphoniques sur une ligne attribuée à un tiers » et que, dès lors, « les moyens, qui discutent les motifs par lesquels la chambre d’accusation a cru devoir à tort examiner, pour les rejeter, ces exceptions de nullité, sont irrecevables ».

36.  La Cour de cassation a donc statué au-delà du moyen concernant le renouvellement des écoutes et a estimé qu’une personne victime d’écoutes téléphoniques, mais non titulaire de la ligne surveillée, est sans qualité pour invoquer la protection de la loi nationale ou celle de l’article 8 de la Convention. Elle en a conclu qu’en l’espèce, c’est à tort que la chambre d’accusation avait examiné les exceptions de nullité présentées par l’intéressé, car il n’était pas titulaire de la ligne téléphonique sous surveillance.

37.  Certes, ce dernier avait bénéficié d’un recours sur le point en litige devant la chambre d’accusation, qui avait déclaré le renouvellement des écoutes téléphoniques par le juge d’instruction conforme aux dispositions des articles 100 et suivants du code de procédure pénale (paragraphe 12 ci-dessus), et la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur l’interprétation du droit interne qui appartient, en premier lieu, aux tribunaux nationaux (arrêts Kruslin et Huvig précités, p. 21, § 29, et p. 53, § 28, respectivement). Cependant, la Cour de cassation, gardienne de la loi nationale, a reproché à la chambre d’accusation d’avoir examiné au fond la requête de M. Lambert.

38.  Ainsi que la Cour l’a énoncé plus haut (paragraphe 28 ci-dessus), les dispositions de la loi de 1991 régissant les écoutes téléphoniques répondent aux exigences de l’article 8 de la Convention et à celles des arrêts Kruslin et Huvig. Cependant, force est de constater que le raisonnement de la Cour de cassation pourrait conduire à des décisions privant de la protection de la loi un nombre très important de personnes, à savoir toutes celles qui conversent sur une autre ligne téléphonique que la leur. Cela reviendrait d’ailleurs, en pratique, à vider le mécanisme protecteur d’une large partie de sa substance.

39.  Tel fut le cas pour le requérant qui n’a pas joui, en l’espèce, de la protection effective de la loi nationale, laquelle n’opère pas de distinction selon le titulaire de la ligne placée sur écoutes (articles 100 et suivants du code de procédure pénale – paragraphe 15 ci-dessus).

40.  Dès lors, la Cour estime, avec la Commission, que l’intéressé n’a pas bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique » l’ingérence litigieuse.

41.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ii.sur la violation alléguée de l’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

42.  Le requérant allègue aussi la violation de l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

43.  Compte tenu de la conclusion qui précède (paragraphe 41 ci-dessus), la Cour estime ne pas devoir se prononcer sur le grief en question.

iii.SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION

44.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,

« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »

A.Dommage moral

45.  M. Lambert réclame 500 000 francs français (FRF) pour préjudice moral.

46.  Le Gouvernement considère que le constat éventuel d’une violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.

47.  Quant au délégué de la Commission, il ne se prononce pas sur la question.

48.  La Cour estime que le requérant a subi un tort moral indéniable et lui accorde à ce titre la somme de 10 000 FRF.

B.Frais et dépens

49.  L’intéressé demande aussi 15 000 FRF au titre des frais et dépens occasionnés par la procédure devant la Cour.

50.  Le Gouvernement trouve que le montant réclamé n’est pas déraisonnable, et il s’en remet à l’appréciation de la Cour.

51.  Le délégué de la Commission ne prend pas position.

52.  Statuant en équité et à l’aide des critères qu’elle applique en la matière, la Cour alloue la somme réclamée.

C.Intérêts moratoires

53.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 3,36 % l’an.

par ces motifs, LA COUR, à l’unanimité,

1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 (dix mille) francs français pour préjudice moral et 15 000 (quinze mille) francs français pour frais et dépens ;

b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,36 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 24 août 1998.

Signed:Rudolf Bernhardt

President

Signed:Herbert Petzold

Registrar

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement A, l’exposé de l’opinion concordante de M. Pettiti.

Paraphé : R. B.
Paraphé : H. P.


Opinion concordante de m. le juge pettiti

J’ai voté la violation de l’article 8 de la Convention pour les motifs exposés dans l’arrêt et qui confortent la jurisprudence constante de la Cour depuis les arrêts König, Malone, Kruslin et Huvig. Je me réfère également pour situer l’importance de cette orientation à mon opinion concordante accompagnant l’arrêt Malone et à ma consultation donnée au Parlement luxembourgeois.

L’interception des entretiens téléphoniques est une des tentations les plus graves des autorités étatiques et des plus nocives pour les démocraties.

A l’origine, la raison d’Etat ou l’invocation du secret défense étaient avancées pour tenter de justifier les interceptions surtout dans le domaine des écoutes dites administratives parfois utilisées pour se soustraire aux règles qui s’imposent pour les écoutes judiciaires.

Mais on assiste à des détournements de plus en plus inadmissibles se traduisant par des écoutes d’entretiens totalement privés sous couvert d’espionner les entourages politiques.

Dans plusieurs Etats membres les systèmes de contrôle institués pour contrôler les contrôleurs se sont révélés insuffisants et défaillants.

Faudrait-il à l’avenir, pour préserver la vie privée, obliger les personnes à s’installer dans des « bulles », imitant la pratique de certaines ambassades, afin de se mettre à l’abri des indiscrétions ? Ce serait donner raison à « Big Brother ».

Dans l’œuvre élaborée par la Cour européenne pour la sauvegarde des droits fondamentaux, la jurisprudence sur les écoutes est certainement un des facteurs les plus positifs.


[1]Notes du greffier

.  L’affaire porte le n° 88/1997/872/1084. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et  sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2].  Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

[3].  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1998), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure pénale
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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE LAMBERT c. FRANCE, 24 août 1998, 23618/94