CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE OTHMAN (ABU QATADA) c. ROYAUME-UNI [Extraits], 17 janvier 2012, 8139/09

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Chronologie de l’affaire

Commentaires18

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 17 janv. 2012, n° 8139/09
Numéro(s) : 8139/09
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2012 (extraits)
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Abu Salem c. Portugal (déc.), no 26844/04, 9 mai 2006
A. c. Pays-Bas, n° 4900/06, 20 juillet 2010
Al-Moayad c. Allemagne (déc.), no. 35865/03, 20 février 2007
Al-Nashif c. Bulgarie, n° 50963/99, §§ 133-137, 20 juin 2002
Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, n° 61498/08, § 149, CEDH 2010
Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, CEDH 2005-I
Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni (déc.) nos 24027/07, 11949/08 et 36742/08, § 106, 6 juillet 2010
Baysakov et autres c. Ukraine, no. 54131/08, § 51, 18 février 2010
Ben Khemais c. Italie, n° 246/07, CEDH 2009-... (extraits)
Boutagni c. France, no. 42360/08, § 45, 18 novembre 2010
Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, §§ 61-62, série A n° 145-B
C.G. et autres c. Bulgarie, no. 1365/07, 24 avril 2008
Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V
Chamaiev et autres c. Géorgie et Russie, n° 36378/02, § 344, CEDH 2005-III
Chentiev et Ibraguimov c. Slovaquie (déc.), nos 21022/08 et 51946/08, 14 septembre 2010
Cipriani c. Italie (déc.), n° 221142/07, 30 mars 2010
Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, série A n° 25
Daoudi c. France, n° 19576/08, § 65, 3 décembre 2009
Diri c. Turquie, n° 68351/01, §§ 42-46, 31 juillet 2007
Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, CEDH 2001-XI
El Motassadeq c. Allemagne (déc.) n° 28599/07, 4 mai 2010
Ergin c. Turquie (n° 6), n° 47533/99, § …, CEDH 2006-VI (extraits)
Gäfgen c. Allemagne [GC], no. 22978/05, §§ 165-167, CEDH 2010-...
Gaforov c. Russie, n° 25404/09, § 138, 21 octobre 2010
Garayev c. Azerbaïdjan, n° 53688/08, § 74, 10 juin 2010
Gasayev c. Espagne (déc.), n° 48514/06, 17 février 2009
Medvedyev et autres c. France [GC], n° 3394/03, § 124, CEDH 2010-...
Haroutyounian c. Arménie, n° 36549/03, § 59, CEDH 2007-VIII
Ilascu et autres c. Moldova et Russie [GC], n° 48787/99, §§ 461-464, CEDH 2004-VII)
Ismaili c. Allemagne, n° 58128/00, 15 mars 2001
Ismoilov et autres c. Russie, n° 2947/06, 24 avril 2008
Jalloh c. Allemagne [GC], n° 54810/00, §§ 99, 106-107, CEDH 2006-IX
Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, série A n° 240
Bader et Kanbor c. Suède, n° 13284/04, CEDH 2005-XI
Kaushal et autres c. Bulgarie, no. 1537/08, § 36, 2 septembre 2010
Khaydarov c. Russie, n° 21055/09, § 111, 20 mai 2010
Klein c. Russie, n° 24268/08, § 55, 1 avril 2010
Koktysh c. Ukraine, n° 43707/07, § 63, 10 décembre 2009
Kolesnik c. Russie, n° 26876/08, § 73, 17 juin 2010
Kordian c. Turquie (déc.), n° 6575/06, 4 juillet 2006
Lawless c. Irlande (n° 3), 1 juillet 1961, §§ 28-30, série A n° 3
Mammadov c. Azerbaïdjan, n° 34445/04, §§ 68 et 69, 11 janvier 2007
Mouminov c. Russie, n° 42502/06, § 97, 11 décembre 2008
Valeriu et Nicolae Rosca c. Moldova, no. 41704/02, § 64, 20 octobre 2009
Nivette c. France (déc.), no 44190/98, CEDH 2001 VII
Öcalan c. Turquie [GC], n° 46221/99, § 179, CEDH 2005-IV
Panovits c. Chypre, n° 4268/04, § 46, 11 décembre 2008
Ryabikin c. Russie, n° 8320/04, § 119, 19 juin 2008
Saadi c. Italie [GC], n° 37201/06, CEDH 2008-...
Salduz c. Turquie [GC], no. 36391/02, 27 novembre 2008
Salman c. Turquie [GC], n° 21986/93, §§ 114 et 115, CEDH 2000-VII
Sejdovic c. Italie [GC], no. 56581/00, § 84, CEDH 2006-II
Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 113, série A no. 161
Soldatenko c. Ukraine, n° 2440/07, § 73, 23 octobre 2008)
Söylemez c. Turquie, n° 46661/99, § 122, 21 septembre 2006
Stoichkov c. Bulgarie, n° 9808/02, §§ 51-56, 24 mars 2005
Sultanov c. Russie, n° 15303/09, § 73, 4 novembre 2010
Suresh et Lai Sing, both cited above
Tomic c. Royaume-Uni (déc.), 17837/03, 14 octobre 2003
Youb Saoudi c. Espagne (déc.), n° 22871/06, 18 septembre 2006
Yuldashev c. Russie, n° 1248/09, § 85, 8 juillet 2010
Organisations mentionnées :
  • Comité européen pour la prévention de la torture
  • Human Rights Watch
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Expulsion) (Conditionnel) (Jordanie) ; Non-violation de l'article 3+13 - Interdiction de la torture (Article 3 - Expulsion) (Article 13 - Recours effectif ; Droit à un recours effectif) ; Non-violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Privation de liberté) (Conditionnel) (Jordanie) ; Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Expulsion ; Article 6-1 - Accès à un tribunal ; Procès équitable) (Conditionnel) (Jordanie)
Identifiant HUDOC : 001-108630
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2012:0117JUD000813909
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE OTHMAN (ABU QATADA) c. ROYAUME-UNI

(Requête no 8139/09)

ARRÊT

[Extraits]

STRASBOURG

17 janvier 2012

DÉFINITIF

09/05/2012

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention.


En l’affaire Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

 Lech Garlicki, président,
 Nicolas Bratza,
 Ljiljana Mijović,
 Davíd Thór Björgvinsson,
 Ledi Bianku,
 Mihai Poalelungi,
 Vincent A. De Gaetano, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8139/09) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant jordanien, M. Omar Othman (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 février 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me G. Peirce, avocate exerçant à Londres au sein du cabinet Birnberg Peirce & Partners. Celle-ci a été assistée par M. E. Fitzgerald QC, M. R. Husain QC et M. D. Friedman, conseil. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme L. Dauban, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3.  Le requérant allègue en particulier que son expulsion en Jordanie l’exposerait à un risque réel de mauvais traitements, en violation de l’article 3 de la Convention, et à un déni de justice flagrant, en violation de l’article 6.

4.  Le 19 février 2009, le président de la chambre à laquelle l’affaire avait été attribuée a décidé d’appliquer l’article 39 du règlement de la Cour et d’indiquer au Gouvernement qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure, de ne pas expulser le requérant vers la Jordanie avant la décision de la Cour.

Le 19 mai 2009, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Elle a décidé également de se prononcer en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention).

5.  Tant le requérant que le Gouvernement ont soumis des observations écrites (article 59 § 1 du règlement). En outre, des commentaires ont été reçus des organisations non gouvernementales Amnesty International, Human Rights Watch et JUSTICE, que le président de la chambre avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement). Les parties ont répondu à ces commentaires (article 44 § 5 du règlement).

6.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 décembre 2010 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
Mme L. Dauban,  agent,
M. M. Beloff QC,
Mme R. Tam QC,
MM. T. Eicke,  conseils,
 N. Fussell,
 A. Gledhill,
 T. Kinsella,
 A. Rawstron, conseillers ;

–  pour le requérant
Mme G. Peirce, solicitor,
MM. E. Fitzgerald QC,
 D. Friedman,  conseils.
 

La Cour a entendu M. Beloff et M. Fitzgerald en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions qu’elle leur a posées.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Introduction

7.  Le requérant est né en 1960 près de Bethléem, qui était alors administrée par le royaume de Jordanie, dont elle faisait partie. Après avoir fui la Jordanie pour le Pakistan, il arriva, en septembre 1993, au Royaume-Uni, où il demanda et obtint l’asile aux motifs, premièrement, qu’il avait été détenu et torturé en Jordanie en mars 1988 et en 1990-1991 et, deuxièmement, qu’il avait été placé en détention puis assigné à résidence en deux autres occasions. Le 30 juin 1994, il fut admis au bénéfice du statut de réfugié et autorisé à demeurer sur le sol britannique jusqu’au 30 juin 1998. Conformément à la pratique habituelle, le ministre ne motiva pas sa décision d’octroi du statut de réfugié.

8.  Le 8 mai 1998, le requérant sollicita une autorisation de maintien à durée indéterminée sur le territoire britannique. Les autorités n’avaient pas statué sur cette demande au moment de son arrestation le 23 octobre 2002, date à laquelle il fut placé en détention en vertu des dispositions de la loi de 2001 relative à la sécurité et à la lutte contre la criminalité et le terrorisme (Anti-terrorism, Crime and Security Act ; voir l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 90, CEDH 2009). Lorsque cette loi fut abrogée, en mars 2005, il bénéficia d’une libération conditionnelle et fit l’objet d’une ordonnance de contrôle judiciaire en vertu de la loi de 2005 relative à la prévention du terrorisme (Prevention of Terrorism Act ; ibidem, §§ 83-84). Le 11 août 2005, alors que le recours qu’il avait formé contre l’ordonnance de contrôle judiciaire était encore pendant, le ministre notifia au requérant son intention de l’expulser (paragraphe 25 ci-dessous).

B.  Les procédures pénales dont le requérant avait précédemment fait l’objet en Jordanie

1.  Le procès de l’organisation Réforme et Défi

9.  En avril 1999, à l’issue du procès dit « de l’organisation Réforme et Défi », le requérant fut déclaré coupable in absentia, en Jordanie, d’appartenance à une association de malfaiteurs visant à commettre des attentats à la bombe. Il était le douzième de treize accusés.

10.  L’affaire concernait des attentats à la bombe commis en 1998 à Amman contre l’école américaine et l’hôtel Jérusalem. D’autres condamnations furent prononcées pour appartenance à un groupe terroriste mais furent levées par la suite dans le cadre d’une amnistie générale. Le requérant se vit infliger une peine de travaux forcés à perpétuité.

11.  Au cours du procès, l’un des témoins, Mohamed Al-Jeramaine, avoua que c’était lui, et non les accusés, qui était à l’origine des attentats. La Cour de sûreté de l’Etat, qui examinait l’affaire, estima cependant qu’il ressortait des incohérences que présentaient les déclarations de ce témoin par rapport aux faits (par exemple, la nature des explosifs utilisés ne correspondait pas à ses dires) et d’autres éléments techniques que ces aveux ne reflétaient pas la réalité. M. Al-Jeramaine fut par la suite exécuté pour des homicides dont il avait été reconnu coupable dans une autre affaire.

12.  Le requérant soutient que les accusations portées contre lui reposaient principalement sur la déposition de l’un de ses coaccusés, Abdul Nasser Al-Hamasher (alias Al-Khamayseh). Dans ses aveux au procureur, celui-ci avait en effet déclaré que le requérant l’avait incité à commettre les attentats en cause et qu’il avait félicité le groupe après les attentats.

13.  M. Al-Hamasher et plusieurs autres accusés s’étaient plaints pendant la procédure menée devant la Cour de sûreté de l’Etat d’avoir été torturés par les agents de la Direction générale du renseignement (« la DGR ») jordanienne, qui est responsable, avec la Direction de la sûreté publique et l’armée, du maintien de la sécurité au niveau national et de la prévention des atteintes à la sûreté de l’Etat. Selon eux, le procureur avait recueilli leurs dépositions à l’issue d’interrogatoires pendant lesquels ils avaient été torturés.

14.  Au procès, des avocats, des médecins et des proches des accusés témoignèrent avoir vu sur ceux-ci des traces de torture. Cependant, la Cour de sûreté de l’Etat jugea que les accusés n’avaient pas prouvé avoir été torturés.

15.  La Cour de cassation fut saisie et renvoya l’affaire devant la Cour de sûreté de l’Etat à plusieurs reprises. Cependant, le requérant ayant été condamné in absentia, aucun recours ne fut formé en son nom. Les recours formés par ses coaccusés aboutirent par ailleurs au maintien des condamnations, prononcé au motif que les aveux avaient été recueillis par le procureur et constituaient dès lors des preuves suffisantes de la culpabilité des intéressés si le procureur les estimait satisfaisants et si la cour les acceptait. La Cour de cassation déclara notamment que, contrairement à ce qui était soutenu devant elle, il n’incombait pas en l’espèce au procureur de prouver que les accusés avaient passé des aveux de leur plein gré, car il n’en était ainsi que lorsqu’il n’avait pas recueilli lui-même les aveux, mais que les aveux en cause étaient authentiques, rien n’indiquant qu’ils aient été faits sous la contrainte financière ou morale.

16.  Examinant ensuite les incidences des allégations selon lesquelles les aveux recueillis par le procureur avaient été obtenus par des pressions exercées, lorsque les accusés étaient détenus à la DGR, sur eux et sur leurs familles, la Cour de cassation estima que pareille conduite de la part des enquêteurs était certes contraire à la loi jordanienne et passible de sanctions mais que, même à supposer que les faits dénoncés soient réels, elle ne pouvait rendre nuls les aveux recueillis par le procureur qu’à condition qu’il soit prouvé que ces aveux étaient la conséquence d’une contrainte exercée illégalement sur les accusés pour les forcer à reconnaître des actes qu’ils n’avaient pas commis. Or, selon elle, les accusés n’avaient pas apporté la preuve de la véracité de leurs allégations en l’espèce.

17.  A la suite de la condamnation du requérant lors de ce procès, la Jordanie sollicita son extradition du Royaume-Uni. Elle retira cependant cette demande au début de l’année 2000.

2.  Le procès du complot du millénaire

18.  A l’automne 2000, le requérant fut à nouveau jugé in absentia en Jordanie, cette fois dans l’affaire dite « du complot du millénaire », qui concernait une association de malfaiteurs visant à commettre des attentats à la bombe contre des cibles occidentales et israéliennes en Jordanie lors des festivités du passage à l’an 2000. Ce projet d’attentat avait été déjoué. Le requérant était accusé d’avoir financé l’achat d’un ordinateur et d’avoir incité par ses écrits, trouvés au domicile de l’un de ses coaccusés (Abu Hawsher), à la commission d’actes terroristes. Il soutient que le principal élément à charge contre lui dans cette affaire était le témoignage d’Abu Hawsher.

19.  A l’issue du procès, la majorité des accusés furent déclarés coupables de la plupart des chefs d’accusation ; cependant, certains furent totalement ou partiellement acquittés. Le requérant fut condamné à une peine de quinze années de travaux forcés. D’autres accusés, dont Abu Hawsher, furent condamnés à mort. Certains, dont, semble-t-il, Abu Hawsher, saisirent la Cour de cassation d’un recours contre leur condamnation, alléguant avoir été torturés pendant les cinquante jours qu’avaient duré les interrogatoires et s’être vu refuser l’accès à un avocat. La Cour de cassation rejeta cette dernière allégation, observant que les procès-verbaux des interrogatoires indiquaient que chaque accusé avait été informé de son droit de ne parler qu’en présence de son avocat. Selon le requérant, elle aurait aussi jugé que les allégations de mauvais traitements aux mains de la DGR étaient sans pertinence car la Cour de sûreté de l’Etat ne s’était pas fondée sur les aveux recueillis par la DGR mais sur ceux recueillis par le procureur. Abu Hawsher demeure sous le coup d’une condamnation à mort.

20.  Les conclusions de la Commission spéciale des recours en matière d’immigration (United Kingdom Special Immigration Appeals Commission, « la SIAC ») quant aux preuves présentées à chacun des procès sont exposées au paragraphe 45 ci-dessous. Les éléments nouveaux qui sont apparus depuis que la SIAC a rendu ses conclusions et qui ont été communiqués à la Cour sont résumés aux paragraphes 94 à 105 ci-dessous [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc].

C.  La conclusion d’un mémorandum d’entente entre le Royaume-Uni et la Jordanie

21.  En octobre 2001, le ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth indiqua au gouvernement britannique que l’article 3 de la Convention rendait impossible l’expulsion en Jordanie d’individus soupçonnés de terrorisme. En mars 2003, après que le gouvernement eut réfléchi à la manière dont il serait possible de lever les obstacles qui s’opposaient à cette remise, le ministère indiqua que son avis d’octobre 2001 demeurait valable mais qu’il étudiait le point de savoir si les pays concernés seraient disposés à fournir des assurances permettant de garantir que les personnes susceptibles de faire l’objet d’une mesure d’éloignement soient traitées de manière conforme aux obligations incombant au Royaume-Uni. En mai 2003, le ministre des Affaires étrangères admit que la démarche consistant à solliciter des Etats d’accueil potentiels des assurances précises et crédibles prenant la forme d’un mémorandum d’entente pourrait être une façon de permettre la remise des individus concernés aux autorités de ces Etats.

22.  En novembre 2003, l’ambassade du Royaume-Uni à Amman reçut pour instruction d’évoquer avec le gouvernement jordanien la conclusion éventuelle d’un mémorandum d’entente. En février 2005, à l’issue de rencontres tenues, d’une part, entre le premier ministre britannique et le roi de Jordanie et, d’autre part, entre le ministre de l’Intérieur britannique et le ministre des Affaires étrangères jordanien, les deux pays convinrent de conclure un mémorandum d’entente.

23.  Des négociations complémentaires eurent lieu en juin 2005 et le mémorandum d’entente fut signé le 10 août de la même année. Il exposait un ensemble d’assurances de respect des normes internationales en matière de droits de l’homme en cas de remise d’un individu d’un Etat à l’autre (paragraphe 76 ci-dessous). Le même jour fut signée une lettre du chargé d’affaires britanniques à Amman à l’intention du ministère de l’Intérieur jordanien dans laquelle il était pris acte de l’aptitude du gouvernement jordanien à garantir au cas par cas que la peine de mort ne serait pas imposée à un individu. Il fut aussi posé pour le cas du requérant d’autres questions relatives à la tenue éventuelle d’un nouveau procès en cas d’expulsion de l’intéressé, questions auxquelles le conseiller juridique du ministère jordanien des Affaires étrangères répondit en mai 2006.

24.  Le mémorandum d’entente prévoyait également la possibilité pour toute personne remise en vertu de ses termes aux autorités de l’autre Etat de prendre contact avec un représentant d’un organisme indépendant désigné conjointement par les gouvernements britannique et jordanien et de recevoir rapidement et régulièrement des visites de celui-ci. Le 24 octobre 2005, le Centre Adaleh d’études pour les droits de l’homme (« le centre Adaleh ») signa avec le gouvernement britannique un accord en vertu duquel il était désigné organisme de contrôle. Le 13 février 2006, son mandat fut adopté (paragraphe 80 ci-dessous).

D.  Le recours formé par le requérant contre son extradition

25.  Le 11 août 2005, lendemain de la signature du mémorandum d’entente, le ministre notifia au requérant son intention de l’expulser, dans l’intérêt de la sécurité nationale. Le requérant saisit la SIAC d’un recours contre cette décision, arguant notamment qu’elle était incompatible avec les articles 2, 3, 5 et 6 de la Convention. S’appuyant sur sa demande d’asile antérieure, il soutenait que sa notoriété était telle que les autorités jordaniennes s’intéressaient de près à son cas et que, s’il leur était remis, il serait aussi rejugé pour les infractions dont il avait été déclaré coupable in absentia et, en conséquence, soumis à une détention provisoire extrêmement longue (en violation de l’article 5) puis, en cas de condamnation, à une peine d’emprisonnement très lourde. Selon lui, tous ces éléments signifiaient qu’il serait exposé, soit pendant sa détention provisoire soit après sa condamnation, au risque réel de subir des actes de torture destinés à lui extorquer des aveux ou d’autres informations. Il estimait également être soumis au risque de condamnation à mort ou de remise à des pays tiers, par exemple aux Etats-Unis d’Amérique. Sur le terrain de l’article 6, il alléguait que le nouveau procès dont il ferait l’objet sur place serait manifestement inéquitable car, d’une part, la Cour de sûreté de l’Etat, juridiction militaire, n’était pas indépendante du pouvoir exécutif et, d’autre part, il y avait un risque réel que cette cour admette à titre de preuve des déclarations obtenues par des actes de torture pratiqués sur lui, sur ses coaccusés ou sur d’autres détenus.

1.  La procédure devant la SIAC

a)  La conduite de la procédure devant la SIAC et les conclusions de celle-ci quant à la sécurité nationale

26.  La SIAC rejeta le recours du requérant le 26 février 2007, après l’avoir examiné en deux types de séances : d’une part des « séances ouvertes », où la thèse du ministre et certains des éléments qu’il avait versés au dossier avaient été exposés en présence du requérant et de ses représentants, d’autre part des « séances fermées », où avaient été étudiés ceux des éléments versés au dossier par le ministre qui ne pouvaient être divulgués au requérant pour des raisons de sécurité (...) Ainsi, la SIAC entendit en séance fermée des dépositions relatives au processus de conclusion du mémorandum d’entente, à la mesure dans laquelle ce mémorandum atténuerait le risque de torture, et à la menace pour la sécurité nationale que le requérant était censé poser au Royaume-Uni (« éléments confidentiels »). Ni le requérant ni ses représentants ne pouvaient assister aux séances fermées, mais les intérêts de la défense y étaient représentés par des avocats spéciaux. La SIAC rendit finalement une « décision non confidentielle », consultable par le public, et une « décision confidentielle », qui ne fut communiquée qu’au ministre et aux avocats spéciaux.

27.  Examinant le point de savoir si l’expulsion du requérant était nécessaire dans l’intérêt de la sécurité nationale, la SIAC considéra que les éléments avancés par le ministre étaient « bien établis », le requérant étant considéré par bien des terroristes comme un conseiller spirituel dont les opinions légitimaient les actes de violence. Elle ne tint compte d’aucune des condamnations dont l’intéressé avait l’objet in absentia en Jordanie. Le gouvernement avait d’abord invoqué ces condamnations à l’appui de sa thèse mais, dans une approche qui fut qualifiée de « pragmatique », il avait par la suite renoncé à s’appuyer sur des éléments susceptibles d’avoir été obtenus par la torture afin qu’il ne soit pas nécessaire d’enquêter pour déterminer si tel était le cas. Cette démarche découlait de la jurisprudence de la Chambre des lords (A and others (no 2), paragraphes 136 et 137 ci-dessous).

28.  La SIAC examina ensuite des dépositions émanant de différentes sources, dont celle d’un haut diplomate britannique, M. Mark Oakden, qui avait apporté son témoignage sur les négociations menées en vue de la conclusion du mémorandum d’entente, sur l’accord signé avec le centre Adaleh et sur le risque auquel serait exposé le requérant en Jordanie. Pour le requérant, elle entendit les dépositions de trois universitaires sur le régime jordanien ainsi que celle d’une barrister arabophone, Mme Rana Refahi, qui s’était rendue en Jordanie pour y mener des recherches sur les deux précédents procès, recherches dans le cadre desquelles elle s’était notamment entretenue avec les accusés et leurs avocats. Enfin, elle examina des éléments relatifs à l’intérêt que le gouvernement américain pouvait porter au requérant et aux allégations selon lesquelles un ressortissant jordanien avait fait l’objet d’une remise extraordinaire (extraordinary rendition) aux autorités américaines depuis la Jordanie.

b)  Les conclusions de la SIAC quant au mémorandum d’entente

29.  La SIAC estima que les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Chahal c. Royaume-Uni (15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V) et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie ([GC], nos 46827/99 et 46951/99, CEDH 2005-I) montraient que les autorités pouvaient légitimement se fier à des assurances données par un Etat tiers mais que le poids à y accorder dépendait des circonstances de chaque affaire. Elle considéra qu’il y avait une différence entre le fait de se fier à une assurance en vertu de laquelle un Etat s’engageait à agir de manière différente de son droit ordinaire et celui de se fier à une assurance en vertu de laquelle il s’engageait à respecter des règles qui étaient prévues par son propre droit mais qui n’étaient pas toujours pleinement appliquées en pratique. Faisant référence à une décision (Agiza c. Suède, paragraphe 147 ci-dessous) du Comité des Nations unies contre la torture (« le Comité contre la torture ») qui concernait l’expulsion par les autorités suédoises d’un ressortissant égyptien après la fourniture d’assurances par l’Egypte, elle s’exprima ainsi :

« L’affaire Agiza montre clairement le danger qu’il y a à se fier simplement à des déclarations et à un contrôle diplomatique. Il y avait déjà dans cette affaire des signes qui auraient dû alerter les autorités suédoises, notamment le rôle qu’elles avaient laissé à un service de renseignement étranger. Nous notons cependant que cette affaire présente avec celle examinée ici des différences que nous estimons cruciales : la force, la durée et la profondeur de la relation bilatérale qui unit le Royaume-Uni et la Jordanie, et que ne présentait pas la relation suédo-égyptienne, la manière dont ont été menées les négociations sur le mémorandum d’entente et la valeur qui leur est attribuée par les diplomates, les circonstances tenant [au requérant], à la Jordanie, et au niveau de risque à tous les stades en l’absence de mémorandum d’entente, en particulier dans les premiers stades de la détention, période où le risque de torture par la DGR serait normalement à son pic et où il semble qu’ait eu lieu la torture avérée de M. Agiza en Egypte, et enfin la promptitude avec laquelle les personnes chargées de contrôler la situation demanderaient et, à notre avis, obtiendraient de voir [le requérant] pendant ces premiers moments. Les Suédois avaient le sentiment que demander à voir M. Agiza aurait révélé un manque de confiance envers les Egyptiens, or pareille barrière est absente tant chez les autorités britanniques que chez les membres du centre [Adaleh] ou chez les autorités jordaniennes, bien au contraire. Un autre aspect de l’affaire Agiza qui avait été source de préoccupation au sein du [Comité contre la torture] était que l’intéressé avait été expulsé sans que son affaire ait été tranchée de manière définitive par une autorité judiciaire, ce qui ne serait pas le cas ici. »

30.  En l’espèce, la SIAC estimait que la situation politique en Jordanie et la liberté, quoique limitée, dont jouissaient les organisations non gouvernementales (ONG), la presse et le Parlement pour exprimer leurs préoccupations réduiraient les risques pour le requérant. De plus, elle était d’avis que, d’une part, le niveau de contrôle que la Jordanie avait accepté en vertu du mémorandum d’entente montrait de manière indéniable que les autorités étaient disposées à en respecter tant la lettre que l’esprit et, d’autre part, les deux pays avaient réellement intérêt à ce qu’il ne soit pas violé : la relation diplomatique entre le Royaume-Uni et la Jordanie était ancienne et cordiale et elle était précieuse pour la Jordanie, qui avait donc une bonne raison d’éviter d’être vue comme ayant manqué à sa parole. Selon la SIAC, les deux pays avaient intérêt à continuer de coopérer dans la lutte contre le terrorisme ; le Royaume-Uni souhaitait réellement pouvoir extrader des ressortissants étrangers sans porter atteinte à leurs droits garantis par l’article 3, et un manquement survenant dans une affaire aussi médiatique aurait constitué un obstacle sérieux à cette possibilité. La SIAC estimait donc que ce souci constituerait une motivation supplémentaire pour mener des investigations sur d’éventuelles violations du mémorandum. Même si le document ne précisait pas les mesures qui seraient prises dans le cadre de pareilles investigations, elle accordait foi à la déclaration de M. Oakden selon laquelle tout manquement du gouvernement jordanien à répondre à des demandes diplomatiques donnerait lieu à des « communications et réactions diplomatiques et ministérielles enfiévrées ».

31.  La SIAC admettait que le mémorandum d’entente et les dispositions relatives au contrôle présentaient quelques points faibles : un certain nombre de garanties, telles que l’accès à bref délai à un avocat, l’enregistrement des interrogatoires, les examens médicaux réalisés par un professionnel indépendant et l’interdiction de détention dans des lieux secrets, n’y étaient pas expressément énoncées. Cependant, elle estimait que la plupart de ces protections seraient néanmoins respectées car, d’une part, si rien ne garantissait que les demandes de visite du requérant présentées par le centre Adaleh en vertu de son mandat seraient toujours acceptées, un éventuel refus aurait été rendu public très rapidement et, d’autre part, un représentant du centre devait rendre visite au requérant trois fois par semaine pendant les premiers temps de la détention. La SIAC pensait également que la DGR et le gouvernement jordanien réagiraient rapidement à toute intervention du Royaume-Uni en cas de refus de visite. Elle estimait « troublant » que le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture se soit vu refuser l’accès à des locaux de la DGR en juin 2006 alors qu’il avait été convenu au préalable qu’il pourrait s’y rendre librement, mais elle considérait qu’au vu des témoignages qu’elle avait entendus, il n’y avait pas réellement de risque que le requérant soit maltraité par des membres de la DGR. Elle observa également que « la relative inexpérience et la taille modeste » du centre Adaleh (qui s’attellerait à une tâche nouvelle pour lui, qui, ainsi qu’il l’avait reconnu lui-même, ne comptait pas parmi ses membres de spécialistes en la matière, et qui était un organisme relativement récent disposant de ressources humaines et financières limitées) constituaient aussi une faiblesse, mais elle estima que celle-ci était surmontable, car les coûts seraient supportés par le Royaume-Uni et c’était le fait même qu’il y ait des visites de contrôle qui était important : elles pouvaient donc être réalisées par des personnes qui n’étaient pas des spécialistes sans perdre toute valeur.

c)  Les conclusions de la SIAC quant à l’article 3 de la Convention

32.  Observant que le gouvernement britannique ne contestait pas la tendance générale qui ressortait des éléments disponibles sur la situation en matière de droits de l’homme en Jordanie et qu’il reconnaissait qu’il n’aurait pas pu remettre le requérant aux autorités jordaniennes tout en respectant ses obligations internationales s’il n’avait pas été conclu un mémorandum d’entente prévoyant des mesures particulières, la SIAC estima que les cas de violations des droits de l’homme dans le pays demeuraient des éléments à prendre en compte pour l’appréciation du risque auquel serait exposé le requérant et jugea important d’examiner ce risque au regard de la suite probable des événements dans l’hypothèse de la remise de l’intéressé aux autorités jordaniennes. Elle conclut que le mémorandum n’était peut-être pas nécessaire pour chacun des risques envisagé mais qu’il constituait une protection supplémentaire.

33.  La SIAC envisagea ainsi la suite des événements en cas d’expulsion du requérant : à son retour, il serait détenu par la DGR et rejugé pour les deux chefs d’accusation dont il avait été déclaré coupable in absentia, il serait accompagné par un représentant du centre Adaleh jusqu’à son lieu de détention et il serait examiné par un médecin ; la DGR l’interrogerait pour recueillir des aveux qu’elle entendrait utiliser au procès ainsi que d’autres informations plus générales relevant du domaine du renseignement, mais il était purement hypothétique qu’elle l’interroge sur d’autres infractions en vue de porter à son encontre d’autres accusations car rien n’indiquait qu’il soit soupçonné d’autres infractions ; enfin, les Etats-Unis demanderaient vraisemblablement à l’interroger dès son arrivée en Jordanie, mais il n’y avait pas de risque réel de violation de l’article 3 avant l’issue du nouveau procès.

34.  La SIAC admit que les « extrémistes islamistes ordinaires » détenus par la DGR étaient exposés à un risque réel de torture et de mauvais traitements avant leur mise en accusation, pareils traitements étant communément pratiqués depuis longtemps dans le pays, et ce dans un climat d’impunité et de soustraction de la DGR à la surveillance internationale ; cependant, elle considéra que le requérant serait protégé par sa grande notoriété, en particulier parce que le centre Adaleh serait « désireux de prouver ses capacités » et ferait lui-même l’objet de la vigilance d’autres ONG : ces éléments pareraient donc à tout risque réel d’utilisation par la DGR de tactiques telles que les refus d’accès de dernière minute, les allégations selon lesquelles le requérant ne souhaitait pas voir les personnes chargées de s’assurer de sa situation, ou encore le transfert de l’intéressé en un autre lieu sans notification préalable. De même, elle jugea que les visites du centre Adaleh feraient obstacle à la mise au secret du requérant.

35.  La SIAC considéra aussi que le mémorandum d’entente protégerait le requérant contre le climat d’impunité et de tolérance de la torture par la hiérarchie au plus haut niveau qui régnait à la DGR. Observant que ce mémorandum ainsi que les dispositifs de contrôle prévus avaient reçu l’appui des plus hautes autorités jordaniennes (le mémorandum étant sous-tendu par la puissance politique et le prestige du roi de Jordanie), elle estimait raisonnable de penser que la DGR avait reçu des instructions quant à la manière de traiter le requérant et que ses membres savaient que d’éventuels manquements à ces instructions ne resteraient pas impunis. Elle releva en outre que des hauts dirigeants de la DGR avaient participé aux négociations qui avaient abouti au mémorandum et qu’ils connaissaient donc les conséquences d’un éventuel non-respect de ses dispositions. A cet égard, elle fut d’avis que même si les abus étaient normalement perpétrés par des agents voyous, la situation particulière et inhabituelle du requérant et le mémorandum d’entente amèneraient les officiers gradés à empêcher qu’il soit maltraité, ne fût-ce que dans leur propre intérêt.

36.  Relevant que le mémorandum n’interdisait pas que les autorités américaines interrogent le requérant et estimant qu’il était probable que des membres de la Central Intelligence Agency (CIA) soient autorisés à le questionner directement, en présence de membres de la DGR, la SIAC estima qu’en pareil cas, les autorités britanniques feraient clairement comprendre aux autorités américaines l’intérêt qu’elles avaient à ce que le mémorandum soit respecté, et que les autorités jordaniennes et américaines prendraient soin de faire en sorte que les Etats-Unis ne « franchissent pas les limites ». Elle conclut qu’il n’y avait pas de risque réel que le requérant soit maltraité avant son procès s’il demeurait en détention à la DGR et n’était pas remis aux autorités américaines, et qu’il était très improbable qu’il soit placé dans un lieu de détention secret de la DGR ou de la CIA en Jordanie.

37.  Il en irait de même selon elle de tout interrogatoire qui pourrait avoir lieu peu après la condamnation ou l’acquittement du requérant, car le mémorandum continuerait alors à s’appliquer ; en outre, il serait dans l’intérêt tant des Jordaniens que des Américains de mener tout interrogatoire aussitôt que possible plutôt que d’attendre l’issue du procès ; par ailleurs, il était « peu probable » que la notoriété du requérant « vienne à décroître de façon significative au cours des années à venir ».

38.  La SIAC considéra aussi qu’il était peu probable que les autorités jordaniennes portent contre le requérant de nouvelles accusations concernant des faits passibles de la peine de mort ou qu’elles requièrent cette peine à l’égard des faits pour lesquels il devait être rejugé. Elle estima plutôt que, s’il était déclaré coupable, il serait condamné à une longue peine de prison. Selon elle, il existait certes un risque réel de peine capitale pour le chef d’association de malfaiteurs dans l’affaire de l’organisation Réforme et Défi, mais il était bien plus probable que le requérant soit condamné à une peine nettement plus légère compte tenu des réductions portant les peines à des durées de quatre à cinq ans qu’avaient obtenues ses coaccusés en appel ; et il n’y avait aucun risque de peine capitale dans l’affaire du complot du millénaire car, même si aucune règle n’interdisait l’imposition d’une peine plus sévère que la peine de quinze ans d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné in absentia, la pratique établie était de ne pas imposer de peines plus lourdes lors des nouveaux procès faisant suite à une première condamnation in absentia et il n’y avait pas de raison pour qu’il en aille différemment dans le cas du requérant : celui-ci purgerait la peine qui lui serait éventuellement imposée dans une prison ordinaire et non dans un centre de détention de la DGR, une peine de travaux forcés n’impliquait pas de sanction supplémentaire, ses conditions de détention ne seraient pas contraires à l’article 3 et, même si des passages à tabac pouvaient se produire, rien n’indiquait qu’il risque d’être particulièrement visé en tant que détenu islamiste – là encore, son statut le protégerait.

39.  Enfin, relativement à l’hypothèse d’une remise du requérant aux autorités américaines par les autorités jordaniennes, la SIAC estima que les unes comme les autres avaient de « très bonnes raisons » de ne pas procéder à une telle remise, au premier rang desquelles les réelles difficultés politiques que cela aurait causé au régime jordanien au niveau interne et le souci des Etats-Unis de ne pas déstabiliser ce régime. Elle nota à cet égard que tous les cas de remise alléguée d’individus par la Jordanie concernaient des non-nationaux, sauf un cas où l’individu remis avait la double nationalité américaine et jordanienne. Elle jugea également très improbable tant l’éventualité que le requérant soit transféré vers un centre de détention secret de la CIA en Jordanie, étant donné que pareille démarche aurait nécessité la connivence des autorités jordaniennes, qui auraient alors violé le mémorandum d’entente, que celle que les Etats-Unis sollicitent son extradition de la Jordanie, étant donné qu’ils n’avaient pas fait cette démarche auprès du Royaume-Uni et qu’il aurait été politiquement difficile pour la Jordanie de répondre favorablement à une telle requête.

d)  Les conclusions de la SIAC quant à l’article 5 de la Convention

40.  Relativement à la détention du requérant à son arrivée en Jordanie, la SIAC observa que les délais de notification aux autorités judiciaires d’une arrestation (quarante-huit heures) et de l’ouverture officielle de poursuites (quinze jours) étaient régulièrement et légalement prolongés par les tribunaux à la demande du procureur, par paliers de quinze jours maximum, pour être portés à des durées totales pouvant aller jusqu’à cinquante jours, de sorte qu’il aurait été compatible avec les dispositions du droit jordanien que l’intéressé soit détenu pendant cinquante jours sans voir de juge avant d’être mis en accusation et que, si de telles prolongations étaient approuvées par une autorité judiciaire, le processus ne nécessitait pas la présence physique du suspect.

41.  La SIAC observa que, si le mémorandum d’entente ne prévoyait pas expressément que la détention du suspect ne devait pas être prolongée au-delà de la première période de quinze jours, il stipulait que les individus remis d’un pays à l’autre devaient être menés à bref délai devant un juge ou une autre personne légalement habilitée à statuer sur la régularité de leur détention. Même si l’expression « à bref délai » n’était pas définie dans le mémorandum, elle estima que cette condition serait respectée, en particulier parce que ce serait l’un des premiers points qui permettraient de juger du respect de l’accord et que la première comparution du requérant devant une autorité judiciaire aurait lieu dans un délai de quarante-huit heures. Elle considéra qu’il ne serait pas contraire au mémorandum que des prolongations par périodes de quinze jours décidées par un juge portent la détention du requérant à la durée maximale de cinquante jours ni que l’intéressé soit absent lors de la décision de pareille prolongations, mais qu’en réalité il aurait été peu probable, même en l’absence du mémorandum, que la période totale de cinquante jours soit demandée, car l’intéressé devait être rejugé et les dossiers de son affaire étaient déjà passés devant le tribunal plusieurs fois en première instance et en appel.

e)  Les conclusions de la SIAC quant à l’article 6 de la Convention

42.  Il n’était pas contesté devant la SIAC que les condamnations précédentes du requérant seraient écartées et qu’il serait rejugé par la Cour de sûreté de l’Etat pour les mêmes chefs d’accusation.

43.  Outre ses deux griefs à l’égard du nouveau procès qui l’attendait en Jordanie (défaut allégué d’impartialité de la Cour de sûreté de l’Etat et risque que soient utilisés des éléments à charge obtenus par la torture), le requérant exprimait la crainte d’être interrogé en détention hors de la présence d’un avocat par des agents de la DGR, par des agents américains ou par le procureur. La SIAC observa qu’en vertu de l’article 64 § 3 du code de procédure pénale jordanien, le procureur était habilité à mener l’enquête en l’absence d’un avocat « dès lors qu’il [estimait] que cette démarche était nécessaire pour faire apparaître la vérité », et que sa décision à cet égard n’était soumise à aucun contrôle, mais que les aveux recueillis par lui n’étaient recevables que si leur auteur avait été informé qu’il n’était tenu de répondre à aucune question en l’absence de son avocat. Elle estima improbable que le requérant obtienne la présence d’un avocat lors de ses interrogatoires par des agents de la DGR ou des autorités américaines mais très probable qu’il en bénéficie pour toute comparution devant le juge ou le procureur. Quant au temps et aux moyens qui lui seraient accordés pour préparer sa défense, elle admit qu’ils seraient moins importants que ceux dont il aurait bénéficié au Royaume-Uni mais releva qu’ils seraient plus importants que ceux dont il aurait normalement bénéficié en Jordanie.

44.  Examinant les allégations de manque d’indépendance et d’impartialité de la Cour de sûreté de l’Etat, la SIAC observa que la cour serait composée de trois juges dont deux au moins seraient des militaires non titulaires présentant des qualifications juridiques, que le procureur serait également un militaire et que la décision rendue serait susceptible de recours devant la Cour de cassation, juridiction civile, qui ne pourrait cependant connaître d’aucun grief de défaut d’équité de la procédure tiré de la composition militaire de la Cour de sûreté de l’Etat.

45.  Quant à l’utilisation éventuelle au nouveau procès du requérant d’éléments de preuve obtenus par la torture, la SIAC s’exprima ainsi :

« 418.  Les dispositions mêmes du système juridique jordanien excluent donc l’utilisation d’aveux ou de déclarations incriminatoires extorqués. Les allégations selon lesquelles certaines dépositions seraient de cette nature sont examinées par les juges avant l’admission de ces dépositions, et peuvent elles-mêmes être confrontées aux éléments du dossier. Certaines particularités du système ont une incidence sur la mesure dans laquelle ces allégations peuvent être vérifiées en pratique. La charge de la preuve incombe à l’accusé qui souhaite obtenir l’exclusion des aveux recueillis par le procureur. Il est évidemment difficile de prouver des actions ou des menaces passées de la DGR en l’absence de systèmes d’enregistrement des interrogatoires, de garantie de la présence d’un avocat pendant ceux-ci et d’examen médical à bref délai par un professionnel indépendant. Il est probable que la Cour de sûreté soit très réticente à admettre que les aveux recueillis par le procureur, qui sont un élément de preuve communément utilisé, soient dus à des mauvais traitements, et ni elle ni le procureur ne semblent disposés à requérir la comparution d’agents de la DGR pour les faire témoigner à l’égard de pareilles allégations. Il peut y avoir le sentiment que celles-ci sont faites régulièrement à titre de stratégie de défense.

419.  En revanche, les autorités judiciaires sont probablement plus disposées à vérifier la nature des aveux faits seulement pendant les interrogatoires de la DGR. Il est arrivé au moins en cassation que des aveux dont il était allégué qu’ils avaient été obtenus par la torture aient été écartés (on ne sait pas bien cependant s’ils avaient été recueillis par la DGR ou par le procureur).

420.  Cela étant, les données générales ainsi que celles propres aux deux procès en cause montrent qu’il existe au moins un risque très réel que les déclarations incriminatoires faites contre le [requérant] aient été obtenues par des traitements contraires à l’article 3 de la [Convention] infligés par des agents de la DGR, traitements dont il n’est pas exclu qu’ils puissent être qualifiés de torture. Il est très improbable que ces déclarations soient exclues lors du nouveau procès, car la [Cour de sûreté de l’Etat] ne se laissera pas facilement convaincre qu’ils ont été obtenus de cette manière, en particulier compte tenu du fait qu’elle a déjà rejeté des allégations en ce sens lors des premiers procès, alors même que ceux qui les portaient avaient pu démontrer la véracité de leurs dires et le caractère mensonger des aveux. »

Il y avait donc à son avis une forte probabilité pour que les déclarations mettant en cause le requérant faites par le passé devant le procureur soient admises au procès. Elle estimait en outre que ces déclarations constitueraient des éléments à charge d’une importance considérable voire déterminante. Sur cet aspect du nouveau procès, elle s’exprima ainsi :

« 439.  A nos yeux, la question revient à savoir s’il est ou non injuste que la charge de la preuve soit telle qu’elle est en Jordanie sur ce point ; et nous pensons que ce ne l’est pas en soi. Toutefois, cette charge de la preuve semble ne s’accompagner ni des protections fondamentales contre les mauvais traitements antérieurs ni des moyens pouvant contribuer à en apporter la preuve, par exemple des enregistrements vidéo ou autres des interrogatoires menés par la DGR, des périodes de détention aux fins d’interrogatoire limitées, la présence obligatoire d’un avocat, des examens médicaux réguliers, ou encore l’assistance de la Cour de sûreté aux fins d’obtenir la comparution des agents ou des médecins concernés. De plus, les décisions sont rendues par une juridiction qui n’est pas suffisamment indépendante et qui ne semble pas examiner attentivement et soigneusement les allégations de cette nature. C’est la combinaison de ces différents facteurs qui nous amène à conclure que le nouveau procès risquerait d’être inéquitable au regard de l’article 6 du fait de la manière dont seraient examinées les allégations selon lesquelles des déclarations ont été obtenues par la contrainte. »

46.  La SIAC jugea néanmoins que, malgré ses conclusions relatives à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour de sûreté de l’Etat et le risque réel d’admission d’éléments de preuve obtenus par des traitements contraires à l’article 3, il n’y aurait pas de déni de justice flagrant au regard de l’article 6 de la Convention si le requérant devait être rejugé en Jordanie. Elle considéra que le nouveau procès se tiendrait « dans un cadre juridiquement structuré englobant le système judiciaire, les règles de procédure et la définition des infractions », qu’il serait public, que le requérant y serait présent, que la formation de jugement serait certes saisie du dossier du premier procès mais que le requérant pourrait le contester effectivement, et que l’exécution de M. Al-Jeramaine et les difficultés auxquelles d’autres témoins, notamment Abu Hawsher, avaient été confrontés ne rendraient pas le nouveau procès inéquitable. Elle conclut ainsi :

« 446.  Nous reconnaissons le défaut d’indépendance institutionnelle de la [Cour de sûreté de l’Etat]. Le manque d’indépendance de ses juges est structurel et systémique. Rien ne permet de savoir pourquoi des juges donnés sont choisis pour siéger dans telle ou telle affaire ni de dire s’ils subissent des pressions. Pour autant, [la Cour de sûreté] n’est pas un simple outil du pouvoir exécutif : des éléments solides permettent de dire qu’elle procède à une appréciation des preuves qui lui sont soumises, qu’elle les vérifie au regard des dispositions du droit interne, et qu’elle acquitte aussi des accusés. Elle prononce par ailleurs des peines moins sévères aujourd’hui.

447.  Ses juges ont une formation juridique et sont des juristes militaires de carrière. Il n’y a guère de raisons au-delà de cela de supposer qu’ils soient partiaux, et ce n’est d’ailleurs pas l’essentiel du grief. Le contexte dans lequel ils évoluent peut certes les rendre sceptiques face à des allégations d’actes de maltraitance de la part de la DGR qui auraient affecté les déclarations faites au procureur, et ils peuvent instinctivement être enclins à penser que les allégations de mauvais traitement sont un argument de défense classique visant à disculper leurs auteurs des accusations portées par d’autres. Le cadre juridique est mal adapté à la conduite d’investigations sur des allégations de mauvais traitements et à la prise en compte de pareils agissements : il ne ressort pas des éléments en notre possession que le caractère régulier ou irrégulier des preuves administrées y soit soigneusement examiné. Cela étant, le nouveau procès du requérant ferait l’objet d’une publicité considérable et le caractère public d’un procès est de nature à inciter les juges à faire preuve de plus de soin et d’impartialité dans l’examen des preuves. Il ne s’agirait pas en l’espèce d’une simple parodie de procès, pas plus que ce n’était le cas pour les premiers procès, et l’issue de la procédure n’est pas déterminée d’avance, malgré les éléments de preuve versés au dossier.

448.  La Cour de sûreté de l’Etat motive ses décisions, et celles-ci sont susceptibles de recours devant la Cour de cassation. Le fait qu’un éventuel recours ne puisse remédier au manque structurel d’indépendance de la Cour de sûreté n’est pas une raison pour ignorer son existence au moment de déterminer si un nouveau procès priverait totalement [l’accusé] des droits garantis par l’article 6. La Cour de cassation est une juridiction civile, et les signes d’influence indue de l’exécutif via des nominations ou des licenciements y sont très rares. Là encore, rien ne permet de savoir comment les membres de ses formations sont choisis ni de dire s’ils subissent des pressions de l’exécutif. La Cour de cassation joue tout simplement un rôle de correction des arrêts de la Cour de sûreté sur les points de droit et de procédure et, même si elle n’entend pas à nouveau les témoins et n’est pas compétente pour rejuger les faits sauf à la demande du procureur, elle peut examiner certains éléments factuels. Les peines qu’elle est susceptible de prononcer ne sont par ailleurs pas totalement disproportionnées par rapport aux infractions.

449.  Nous avons débattu de manière approfondie de la pratique de la Cour de sûreté en matière d’admission de déclarations faites devant un procureur supposément en raison de mauvais traitements antérieurs. Même si nous estimons qu’un ensemble de facteurs combinés rendrait probablement le nouveau procès inéquitable à cet égard, nous sommes d’avis que le requérant ne serait pas pour autant complètement privé d’un procès équitable. On ne peut ignorer ni l’existence d’une interdiction légale d’admettre pareilles preuves ni le fait que la Cour de sûreté entendrait des témoignages relatifs aux allégations en question. Le rôle de la Cour de cassation lorsqu’elle examine et, parfois, infirme les conclusions de la Cour de sûreté sur ce point est pertinent. L’absence de garanties matérielles ou procédurales permettant d’équilibrer la charge de la preuve et la probabilité que soient plus volontiers crues, devant une cour de sûreté dominée par des juristes militaires, des déclarations faites devant un procureur ou devant un juge dans un système de droit civiliste ne suffisent pas à constituer un déni total de justice.

450.  Lorsque l’on doit déterminer si un nouveau procès constituerait une privation totale du droit à un procès équitable, on risque, compte tenu de l’attention que l’on porte inévitablement aux allégations selon lesquelles certains éléments du nouveau procès risquent d’en compromettre l’équité, de se concentrer exclusivement sur les points faibles de ce procès au lieu de le considérer dans son ensemble. Or c’est bien la seconde démarche qui est la bonne, et c’est elle qui nous a menés à la conclusion à laquelle nous sommes parvenus sur cette question.

451.  Les différents facteurs qui pourraient rendre le nouveau procès contraire à l’article 6 sont dans une mesure considérable interdépendants. Après les avoir examinés dans leur ensemble, nous ne sommes pas convaincus qu’il existe un risque réel de privation totale du droit à un procès équitable. »

47.  Enfin, la SIAC estima que même s’il était bien possible que le requérant soit condamné à une longue peine de prison, cette probabilité ne modifiait pas sa conclusion selon laquelle le nouveau procès pris dans son ensemble ne le priverait pas totalement de ses droits.

2.  La procédure devant la Court of Appeal

48.  Le requérant saisit la Court of Appeal, qui se prononça le 9 avril 2008 ([2008] EWCA Civ 290). Elle accueillit à l’unanimité le recours quant aux arguments relatifs à l’article 6 et au risque d’utilisation d’éléments de preuve obtenus par des moyens contraires à l’article 3 et le rejeta pour le surplus.

49.  Sur le terrain de l’article 3, le requérant se plaignait de l’utilisation par la SIAC d’éléments de preuve confidentiels et du fait qu’elle s’était appuyée sur les assurances données dans le mémorandum d’entente. A cet égard, la Court of Appeal s’estima tenue par l’arrêt qu’elle avait rendu précédemment sur les mêmes questions dans l’affaire MT (Algeria), RB (Algeria), U (Algeria) v. Secretary of State for the Home Department ([2007] EWCA Civ 808), où elle avait dit, premièrement, que la SIAC pouvait examiner des éléments confidentiels relatifs à la sécurité de l’intéressé à son arrivée dans l’Etat d’accueil et, deuxièmement, que la foi prêtée aux assurances promettant la sécurité de l’intéressé à son retour était un point de fait et non de droit et qu’elle n’était donc pas compétente pour connaître d’un recours à cet égard. Elle rejeta aussi les arguments tirés par le requérant de l’article 5, jugeant que la SIAC pouvait parfaitement formuler à cet égard les conclusions qu’il dénonçait.

50.  Relativement à l’article 6, elle considéra que, contrairement à ce que soutenait le requérant, il n’y avait pas lieu de conclure à l’existence d’un risque réel de « déni de justice flagrant » lors du nouveau procès de l’intéressé en Jordanie pour manque d’indépendance et/ou d’impartialité de la Cour de sûreté de l’Etat. Elle estima en effet que la SIAC avait légitimement pu formuler la conclusion qui avait été la sienne sur ce point et que la décision rendue ultérieurement par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Al‑Moayad c. Allemagne ((déc.), no 35865/03, 20 février 2007) n’était pas de nature à modifier cette conclusion.

51.  Elle admit en revanche que l’absence de garantie que des déclarations obtenues par des traitements contraires à l’article 3 ne soient pas admises à titre de preuves à charge lors du nouveau procès faisait naître un tel risque.

A ce sujet, elle s’exprima ainsi :

« 45.  La SIAC a soit sous-évalué soit mal compris la nature fondamentale que revêt dans le droit de la Convention l’interdiction d’utiliser des éléments de preuve obtenus par la torture. L’avocat du ministre a dit ne pas avoir conseillé de conclure à l’absence de déni de justice flagrant dans le cas où il serait clair que le procès se tiendra sur la base d’éléments obtenus par la torture, que celle-ci ait été pratiquée sur l’accusé ou sur des tiers. En conséquence, dès lors que la SIAC a jugé établi qu’il y avait une forte probabilité que soient admis au procès de M. Othman des éléments qui pouvaient très bien avoir été obtenus par la torture (SIAC, § 436) ou pour lesquels il existait un risque très réel qu’ils aient été obtenus par la torture ou par d’autres agissements contraires à l’article 3 (SIAC, § 437), elle devait vérifier que pareils éléments seraient exclus ou ignorés. Les motifs qu’elle a invoqués pour ne pas conclure à un risque de violation de l’article 6 à cet égard sont donc insuffisants.

46.  Nous soulignons qu’il ne s’agit pas là, ou pas essentiellement, d’une critique de la rationalité du raisonnement de la SIAC, même si nous considérons aussi que ses conclusions ne suivent pas rationnellement ses constats quant aux faits. Notre principale conclusion est plutôt que la SIAC a commis l’erreur de ne pas appliquer un critère suffisamment exigeant pour trancher le point de savoir s’il y aurait violation des droits garantis par l’article 6.

(...)

48.  L’interdiction dans le droit de la Convention d’utiliser des éléments de preuve obtenus par la torture n’est pas due simplement au fait que ces éléments rendraient le procès inéquitable, elle est due aussi et surtout au lien qu’elle présente avec l’article 3, qui pose une interdiction fondamentale, inconditionnelle et sans exception possible autour de laquelle sont articulées les autres protections prévues par la Convention. Comme l’a dit la CEDH dans son arrêt Jalloh c. Allemagne (44 EHRR 32) :

« [D]es éléments à charge – qu’il s’agisse d’aveux ou d’éléments matériels – rassemblés au moyen d’actes de violence ou de brutalité ou d’autres formes de traitements pouvant être qualifiés de torture – ne doivent jamais, quelle qu’en soit la valeur probante, être invoqués pour prouver la culpabilité de la victime. Toute autre conclusion ne ferait que légitimer indirectement le type de conduite moralement répréhensible que les auteurs de l’article 3 de la Convention ont cherché à interdire ou, comme l’a si bien dit la Cour suprême des Etats-Unis dans son arrêt en l’affaire Rochin v. California [342 US 165], « [à] confé[rer] une apparence de légalité à la brutalité ». »

Cette analyse selon laquelle l’admission d’éléments obtenus par des actes de torture ou des mauvais traitements est interdite non pas simplement ou essentiellement en raison du manque probable de fiabilité de tels éléments mais plutôt parce que l’Etat doit se montrer ferme face aux comportements utilisés pour les obtenir est reconnue de manière universelle tant dans le droit de la Convention qu’hors de cette sphère.

On trouve une déclaration particulièrement forte en ce sens, dans laquelle sont cités une multitude d’autres avis analogues exprimés avec la même vigueur, au paragraphe 17 de l’opinion exprimée par Lord Bingham dans l’arrêt A. v. Home Secretary (no 2) [2006] 2 AC 221.

49.  La SIAC a eu tort de ne pas voir cette différence cruciale entre les violations de l’article 6 dues à ce motif et celles dues simplement à des défaillances dans la procédure ou dans la composition de la formation de jugement. Dans les conclusions qu’elle a formulées aux paragraphes 442 à 452 de sa décision (...) elle a assimilé le recours possible à des éléments obtenus par la torture à un problème d’indépendance de la Cour de sûreté (voir en particulier les paragraphes 449 et 450 de la décision). Ainsi, elle n’a pas reconnu le haut degré de garantie qui est requis pour une procédure menée dans un Etat tiers avant que l’individu concerné puisse être remis aux autorités de cet Etat pour y être jugé dans un procès susceptible de faire intervenir des éléments obtenus par la torture. »

52.  La Court of Appeal observa que la SIAC était parvenue à la conclusion que l’éventuelle utilisation d’éléments obtenus par la torture n’emporterait pas déni total de justice en examinant la procédure devant la Cour de sûreté de l’Etat et la Cour de cassation dans son ensemble et en admettant qu’elle ne serait pas totalement satisfaisante. Elle jugea que cette conclusion s’accordait très mal avec celles qu’avait formulées la SIAC elle-même quant à la procédure devant la Cour de sûreté de l’Etat, en particulier avec les préoccupations qu’elle avait exprimées relativement aux difficultés qu’il y aurait à prouver que les éléments litigieux avaient été obtenus par la torture, et estima à cet égard que l’inquiétude de la SIAC était « amplement justifiée par la série de protections fondamentales contre les mauvais traitements absentes » en Jordanie. Enfin, elle critiqua le « manquement troublant » de la SIAC à accorder le poids qu’il convenait à ses propres conclusions quant aux défauts de la Cour de sûreté de l’Etat. Elle conclut ainsi :

« Il n’était pas loisible à la SIAC de conclure à partir de ces éléments que le risque de déni total de justice que représentait le recours à des éléments obtenus par la torture avait été exclu de manière satisfaisante. Elle n’aurait pu parvenir à pareille conclusion si elle avait correctement compris le rôle que joue dans le droit de la Convention cet aspect de l’article 6. »

3.  La procédure devant la Chambre des lords

53.  Le ministre contesta devant la Chambre des lords la conclusion de la Court of Appeal relative à l’article 6. Le requérant forma un recours incident relativement aux conclusions portant sur les autres griefs qu’il tirait de la Convention. Ce recours fut examiné avec ceux de deux des appelants de l’affaire MT/(Algeria), à savoir RB et U (paragraphe 48 ci-dessus). Dans ces recours joints, la Chambre des lords eut donc l’occasion d’examiner le fait que soient invoqués devant la SIAC des éléments confidentiels, la foi à accorder aux assurances exprimées dans le mémorandum d’entente et les griefs tirés par le requérant des articles 5 et 6 de la Convention. Dans un arrêt rendu le 18 février 2009 ([2009] UKHL 10), elle accueillit le recours du ministre et rejeta celui du requérant, à l’unanimité.

a)  Article 3 de la Convention : la procédure confidentielle devant la SIAC

54.  Lord Phillips estima que la SIAC pouvait légitimement examiner des éléments confidentiels pour apprécier la sécurité d’un individu à son arrivée dans le pays aux autorités duquel il devait être remis et que des considérations de principe puissantes justifiaient cette démarche. Selon lui, il fallait établir une distinction entre l’utilisation d’éléments confidentiels aux fins d’apprécier la sécurité d’un individu à son retour et l’utilisation de pareils éléments à d’autres fins, par exemple pour apprécier le risque que pouvait poser un individu pour la sécurité nationale : dans le premier cas, l’intéressé avait normalement connaissance de la nature des risques qu’il pouvait éventuellement courir à son retour, c’était en toute hypothèse à lui et non à l’Etat de présenter des éléments permettant de dire s’il serait ou non en danger dans le pays d’accueil, et il n’était probablement pas d’une importance critique que l’avocat spécial soit en mesure d’obtenir de la personne susceptible d’être expulsée des commentaires relatifs aux éléments confidentiels. Répondant à l’argument selon lequel il n’était pas aisé de trouver un expert qualifié que les critères de sécurité permettraient d’habiliter à consulter ces éléments, Lord Phillips estima que cette difficulté n’était pas facteur d’iniquité car le règlement de la SIAC permettait à l’avocat spécial de demander à celle-ci qu’elle se procurât des éléments supplémentaires, et on pouvait selon lui se fier à cette juridiction d’experts pour « apprécier les éléments confidentiels avec lucidité à la lumière de la déclaration de l’avocat spécial ». Quant aux assurances, il admit que, si celles contenues dans le mémorandum d’entente devaient être divulguées, les détails des négociations afférentes pouvaient demeurer confidentiels.

55.  Lord Hoffmann rejeta l’argument du requérant au motif plus fondamental qu’il estimait clairement établi par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’examen du point de savoir si une mesure d’éloignement pouvait être contraire à l’article 3 n’imposait pas la mise en œuvre « de toute la panoplie judiciaire de l’article 6 ni même de l’article 5 § 4 ». Se référant à l’arrêt Chahal (précité), il considéra qu’il fallait seulement qu’il y ait « un examen indépendant du grief », examen auquel il avait selon lui été procédé dans le cas du requérant.

56.  Lord Hope exprima son accord avec ce raisonnement. Par ailleurs, il admit que la Cour européenne des droits de l’homme n’avait pas encore eu l’occasion de dire si le système de la SIAC répondait aux exigences de la Convention, mais il estima que tel était le cas. Lord Brown souscrivit également au raisonnement des autres lords, et souligna que le requérant n’était pas en position de défendeur mais de demandeur en ce qui concernait sa sécurité à son retour en Jordanie.

b)  Article 3 de la Convention : les assurances et le mémorandum d’entente

57.  Lord Phillips (rejoint en cela par les autres Lords) estima en outre que, dans l’arrêt Mamatkoulov et Askarov (précité), la Cour avait considéré les assurances « comme une partie de la matrice à examiner » pour déterminer s’il y avait des motifs sérieux de croire que le requérant serait exposé à des traitements contraires à l’article 3. Il ajouta que, s’il y avait « pléthore » de documents en droit international appuyant la thèse selon laquelle les assurances devaient être envisagées avec scepticisme lorsqu’elles étaient données par un pays dans lequel la pratique de traitements inhumains par des agents de l’Etat étaient endémiques, on entrait dans un cercle vicieux si l’on considérait que dès lors que l’on devait demander des assurances on ne pouvait pas se fier à celles qui serait données. Il considéra donc qu’il n’y aurait eu matière à mettre en doute l’avis de la SIAC que si ses conclusions selon lesquelles les assurances étaient fiables avaient été irrationnelles, ce qui selon lui n’était pas le cas en l’espèce.

c)  Article 5 de la Convention

58.  La Chambre des lords refusa à l’unanimité de réexaminer l’appréciation des faits réalisée par la SIAC, qui avait conclu que l’éventualité que le requérant soit détenu pendant cinquante jours sans voir de juge ni d’avocat, comme le permettait le droit jordanien, ne se matérialiserait pas. Lord Phillips estima que, même à supposer que cela se produise, une détention de cinquante jours n’aurait pas emporté violation flagrante de l’article 5, pareille violation n’étant constituée selon lui que lorsque les conséquences de la détention étaient tellement graves que la nécessité d’y parer aurait prévalu sur le droit de l’Etat d’expulser un étranger de son territoire, par exemple dans le cas d’une détention arbitraire de plusieurs années – mais non dans celui d’une privation de liberté de cinquante jours.

d)  Article 6 de la Convention

59.  Sur le terrain de l’article 6, Lord Phillips, appliquant le critère consistant à déterminer s’il y aurait « déni complet ou annulation » du droit à un procès équitable, s’exprima ainsi :

« 136.  Ce n’est ni un critère facile ni un critère suffisant pour déterminer si l’article 6 s’oppose à l’expulsion d’un étranger. Premièrement, il n’est pas aisé de dire d’emblée ce qui constitue « un déni complet ou une annulation du droit à un procès équitable ». Cette expression ne peut avoir pour effet d’exiger que tous les aspects du procès soient inéquitables. (...) Ce qui est requis est que le ou les défauts de la procédure soient tels qu’ils détruisent fondamentalement l’équité du procès à venir.

137.  Deuxièmement, le fait que l’intéressé puisse faire l’objet dans le pays d’accueil d’une procédure manifestement injuste ne peut, en soi, justifier le blocage de son expulsion. L’attention doit se porter non pas simplement sur le défaut d’équité du procès mais aussi sur ses conséquences potentielles. Un procès inéquitable risque d’aboutir à la violation de règles matérielles de protection des droits de l’homme, et la portée de cette violation potentielle est à l’évidence un facteur important à prendre en compte pour déterminer s’il y a lieu de bloquer l’expulsion. »

60.  Après avoir examiné la jurisprudence pertinente de la Cour, notamment l’arrêt Bader et Kanbor c. Suède (no 13284/04, § 42, CEDH 2005‑XI), dont il estimait qu’il illustrait la nécessité d’envisager le risque de violation de l’article 6 en combinaison avec d’autres articles tels que les articles 2 et 3, Lord Phillips formula la conclusion suivante :

« [L]a jurisprudence de Strasbourg, même si elle n’est pas aboutie sur ce point, m’amène aux conclusions suivantes : pour que l’expulsion d’un étranger soit susceptible d’emporter violation de l’article 6, il doit y avoir des motifs importants de croire qu’il existe un risque réel, premièrement, de violation fondamentale des principes du procès équitable garantis par l’article 6 et, deuxièmement, d’erreur judiciaire due à ce défaut d’équité et constituant elle-même une violation flagrante des droits fondamentaux de l’intéressé. »

61.  Dans le cas d’espèce, il estimait que la seconde proposition était réalisée par les peines de prison auxquelles le requérant pouvait être condamné mais que, pour ce qui était de la première, la composition militaire de la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne aurait certes rendu le procès contraire à l’article 6 s’il s’était tenu dans un Etat partie à la Convention, mais la SIAC et la Cour d’appel avaient eu raison de considérer que cela ne constituait pas un « déni de justice flagrant » suffisant pour faire obstacle à l’expulsion de l’intéressé.

62.  Relativement à l’argument du requérant consistant à dire qu’il y avait un risque réel que les éléments à charge de son dossier aient été obtenus par la torture, Lord Phillips jugea que la Court of Appeal avait fait une analyse erronée et requis un degré de garantie trop élevé contre le risque que des éléments de preuve susceptibles d’avoir été obtenus par la torture soient utilisés dans un procès mené devant des juridictions étrangères. A cet égard, il s’exprima ainsi :

« [L’]interdiction d’admettre les éléments de preuve obtenus par la torture ne découle pas au premier chef de ce que ces éléments ne sont pas fiables ou rendent le procès inéquitable. Elle est due plutôt au fait que « l’Etat doit se montrer ferme face aux comportements utilisés pour [les] obtenir ». Ce principe s’applique à l’Etat dans lequel on veut produire de tels éléments. Il n’impose pas au nôtre de garder sur son territoire au détriment de la sécurité nationale un individu soupçonné d’actes de terrorisme tant que n’ont pas été obtenues des assurances d’un degré élevé garantissant que des éléments de preuve obtenus par la torture ne seront pas utilisés contre lui en Jordanie (...) La question dont était saisie la SIAC était celle de savoir s’il existait des motifs raisonnables de penser que, si M. Othman était remis aux autorités jordaniennes, le procès pénal auquel il devrait faire face à son retour dans le pays comporterait des défaillances d’une importance telle qu’elles en anéantiraient l’équité ou, comme la SIAC l’a formulé, qu’elles s’analyseraient en un déni total du droit à un procès équitable. La SIAC a conclu que les défaillances qu’elle avait relevées ne répondaient pas à ce critère exigeant. Je ne vois dans cette conclusion aucune erreur de droit. »

63.  Lord Hoffmann estima pour sa part qu’il n’existait aucun précédent des organes de la Convention permettant de dire que, dans le cadre de l’application de l’article 6 à une affaire d’expulsion, le risque d’utilisation d’éléments de preuve obtenus par la torture devait nécessairement s’analyser en un déni de justice flagrant.

64.  Lord Hope souscrivit à ce raisonnement. Il considéra que la Cour européenne avait certes adopté une « approche sans compromis » de l’utilisation au procès d’éléments de preuve obtenus par la torture mais que les éléments communiqués à la SIAC ne relevaient pas de cette catégorie car il ne s’agissait que d’allégations non prouvées. L’affirmation selon laquelle il y avait un risque réel que les preuves aient été obtenues par la torture ne suffisait pas, à ses yeux, à bloquer l’expulsion. Il rappela que la SIAC avait conclu que le nouveau procès n’aurait probablement pas été jugé conforme à l’article 6 si la Jordanie avait été partie à la Convention mais qu’il s’inscrivait néanmoins dans un cadre juridiquement structuré. Il estima que des éléments solides tendaient à démontrer que la Cour de sûreté de l’Etat n’était pas un simple outil de l’exécutif mais appréciait les preuves au regard du droit. Selon lui, la SIAC pouvait donc légitimement formuler les conclusions qui avaient été les siennes au regard des éléments dont elle disposait.

65.  Lord Brown exprima son accord avec Lord Phillips et, renvoyant au raisonnement tenu par la majorité de la Grande Chambre dans l’arrêt Mamatkoulov et Askarov (précité), déclara : « [S]i l’extradition n’était pas irrégulière dans cette affaire, l’expulsion ne l’est certainement pas non plus à mon avis dans le cas présent. »

66.  Lord Mance, souscrivant à l’avis des autres lords sur l’article 6 et sur tous les autres points du recours, releva une ressemblance importante entre la notion d’« iniquité flagrante » dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et celle de déni de justice en droit international public en général. Il ajouta qu’en droit international public contemporain, il y avait un consensus pour dire que les circonstances factuelles devaient être particulièrement graves pour que la responsabilité de l’Etat soit engagée.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

(...)

B.  La jurisprudence de la SIAC en matière d’assurances

73.  Les pays autres que la Jordanie avec lesquels le gouvernement britannique a négocié des mémorandums d’entente en matière d’assurances sont l’Ethiopie, le Liban et la Libye. Il a par ailleurs négocié un accord-cadre aux fins de l’obtention d’assurances de la part de l’Algérie. La SIAC a examiné les recours de dix-sept individus que les autorités souhaitaient expulser sur la base de ces assurances. Elle a procédé à une appréciation au cas par cas de chaque affaire, mais c’est dans BB. v. the Secretary of State for the Home Department (5 décembre 2006, § 5) qu’elle a énoncé son approche générale en matière d’assurances. Dans cette affaire, elle a dit que, pour que les assurances soient aptes à lever un risque réel de mauvais traitements, quatre conditions devaient être remplies :

i.  les termes des assurances devaient être tels que, s’ils étaient respectés, la personne remise aux autorités tierces ne serait pas soumise à des traitements contraires à l’article 3 ;

ii.  les assurances devaient avoir été données de bonne foi ;

iii.  il devait y avoir de solides raisons objectives de croire qu’elles seraient respectées ; et

iv.  il fallait pouvoir en vérifier le respect.

74.  En appliquant ce critère, la SIAC a jugé suffisantes les assurances données par l’Algérie (voir ses décisions sur les recours G (8 février 2007), Z et W (14 mai 2007), Y, BB and U (2 novembre 2007), PP (23 novembre 2007), B (30 juillet 2008), T (22 mars 2010), et Sihali (no 2) (26 mars 2010)) et par l’Ethiopie (XX, 10 septembre 2010). Elle a en revanche estimé insuffisantes celles données par la Libye, en raison de l’instabilité du régime de Kadhafi alors en place (DD and AS, 27 avril 2007).

75.  Elle a également eu à examiner des assurances données par la Jordanie, dans l’affaire VV (2 novembre 2007). Elle les a jugées compatibles avec l’article 3, compte tenu de rapports complémentaires sur la torture dans les prisons jordaniennes qui, selon elle, confirmaient qu’il y aurait eu un risque réel de mauvais traitements en l’absence du mémorandum d’entente mais ne modifiaient pas ses conclusions sur le cas d’espèce selon lesquelles le mémorandum d’entente et le rôle de surveillance d’Adaleh apporteraient à l’intéressé une protection suffisante.

III.  LES DISPOSITIFS PRÉVUS DANS LE CADRE DE L’ENTENTE ENTRE LE ROYAUME-UNI ET LA JORDANIE

A.  Le mémorandum d’entente

76.  En vertu de son intitulé, le mémorandum d’entente conclu entre le Royaume-Uni et la Jordanie vise à la « fourniture de garanties relativement à des individus données avant leur expulsion ».

77.  Il prévoit que les autorités des deux Etats se conformeront aux obligations en matière de droits de l’homme qui leur incombent en vertu du droit international à l’égard de tous les individus remis de l’un à l’autre en vertu de ses termes, auxquels s’appliqueront les règles prévues en ses paragraphes 1 à 8 ainsi que toute autre assurance spécifique fournie par l’Etat d’accueil.

Les paragraphes 1 à 5 stipulent ceci :

« 1.  Si l’individu renvoyé est arrêté ou détenu à son retour, il bénéficie de conditions d’hébergement et de nourriture décentes ainsi que d’un traitement médical satisfaisant, et il est traité de manière correcte et humaine, conformément aux normes internationalement reconnues.

2.  L’individu renvoyé qui est arrêté ou détenu est amené sans délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer la puissance judiciaire afin qu’il puisse être statué sur la régularité de sa détention.

3.  L’individu renvoyé qui est arrêté ou détenu est informé sans délai par les autorités de l’Etat d’accueil des motifs de son arrestation ou de sa détention ainsi que de toute charge retenue contre lui.

4.  Si l’individu renvoyé est arrêté ou détenu dans les trois années suivant son retour, il lui est garanti le droit de prendre contact avec le représentant d’un organe indépendant désigné conjointement par les autorités britanniques et jordaniennes et de recevoir des visites promptes et régulières de ce représentant. Ces visites sont autorisées au moins une fois par quinzaine, et ce, que l’individu renvoyé ait ou non été déclaré coupable d’une infraction, et elles comprennent la possibilité pour le représentant de s’entretenir avec l’individu renvoyé en privé. L’organe désigné rend un rapport de ses visites aux autorités de l’Etat de départ de l’individu.

5.  A moins que l’individu renvoyé ne soit arrêté ou détenu, l’Etat d’accueil n’entrave, ne limite, ne restreint ou n’empêche d’aucune autre manière l’accès dudit individu aux postes consulaires de l’Etat de départ pendant les heures normales d’ouverture. Toutefois, l’Etat d’accueil n’est pas tenu de faciliter cet accès en offrant à l’individu des transports gratuits ou à un tarif préférentiel. »

78.  Le paragraphe 6 garantit le droit de pratiquer sa religion en détention et le paragraphe 7 prévoit le droit à un procès équitable respectant des règles semblables à celles posées à l’article 6 § 1 de la Convention. Le paragraphe 8 reprend l’article 6 § 3 de la Convention, sans les alinéas a) et e).

79.  Enfin, le mémorandum peut être dénoncé par l’un ou l’autre des deux Etats signataires avec un préavis de 6 mois. En pareil cas, il continuerait de s’appliquer à tout individu déjà renvoyé.

B.  Le mandat du centre Adaleh

80.  En vertu de son mandat, le centre Adaleh (l’organe de contrôle) doit être indépendant de l’Etat d’accueil d’un point de vue financier et opérationnel et il doit être en mesure de produire des rapports francs et honnêtes. Il doit avoir les capacités nécessaires pour mener à bien sa tâche, notamment disposer d’experts (« agents de contrôle ») formés à la détection des signes physiques et psychologiques de torture ou de mauvais traitements et pouvoir si nécessaire faire appel aux services d’autres experts indépendants. Les agents de contrôle doivent accompagner chaque individu renvoyé en vertu du mémorandum d’entente (« individu renvoyé ») tout au long de son voyage depuis l’Etat de départ jusqu’à l’Etat d’accueil et se rendre avec lui à son domicile ou, s’il est emmené dans un autre endroit, à cet endroit. L’organe de contrôle doit avoir les coordonnées de l’individu renvoyé et de son parent le plus proche et il doit être joignable par eux. Il doit signaler à l’Etat de départ toute préoccupation relative au traitement de l’individu et le prévenir si l’individu disparaît. Pendant l’année qui suit l’arrivée dans le pays de l’individu renvoyé, l’agent de contrôle doit prendre contact avec ce dernier soit par téléphone soit en personne chaque semaine.

81.  En ce qui concerne la détention, le mandat prévoit ceci :

« 4.  Visites aux détenus

a)  Lorsque l’organe de contrôle apprend qu’un individu renvoyé a été placé en détention, il doit envoyer sans délai un ou plusieurs agent(s) de contrôle voir cet individu.

b)  Par la suite, les agents de contrôle doivent visiter tous les détenus fréquemment et sans notification préalable (au moins aussi fréquemment que le mémorandum d’entente le permet, et ils doivent en outre envisager de solliciter des visites plus fréquentes selon que de besoin, en particulier dans les premiers stades de la détention).

c)  Les agents de contrôle doivent s’entretenir en privé avec les détenus, au besoin avec l’aide d’un interprète.

d)  Les visites de contrôle doivent être faites par des experts formés à la détection des signes physiques et psychologiques de torture ou de mauvais traitements. Le ou les agent(s) de contrôle qui procède(nt) à la visite doi(ven)t vérifier que le détenu bénéficie de conditions d’hébergement et de nourriture décentes et d’un traitement médical satisfaisant, et qu’il est traité de manière correcte et humaine, conformément aux normes internationalement reconnues.

e)  Lorsqu’il interroge un détenu, l’agent de contrôle doit l’encourager à parler franchement et observer l’état dans lequel il se trouve.

f)  Les agents de contrôle doivent faire en sorte qu’il soit procédé sans délai à un examen médical dès lors qu’ils ont des doutes quant au bien-être physique ou mental d’un détenu.

g)  L’organe de contrôle doit obtenir autant d’informations que possible sur les conditions de détention et le traitement du détenu, notamment en inspectant les lieux de détention, et il doit faire en sorte d’être informé sans délai si le détenu est transféré d’un lieu de détention à un autre. »

82.  Le paragraphe 5 du mandat prévoit que, afin de pouvoir contrôler le respect du droit à un procès équitable, les agents de contrôle doivent avoir accès à toutes les audiences judiciaires, sous réserve des exigences de la sécurité nationale. Le paragraphe 6 prévoit que les agents de contrôle doivent veiller à garder à l’esprit toutes les assurances précises données par l’Etat d’accueil à l’égard de l’individu remis à celui-ci et en contrôler le respect. Le paragraphe 7, qui concerne les rapports, prévoit que l’organe de contrôle doit remettre régulièrement à l’Etat de départ des rapports francs et le contacter immédiatement si ses observations le justifient.

(...)

IV.  LES DROITS DE L’HOMME EN JORDANIE

A.  Les rapports des Nations unies

1.  Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies

106.  Dans son rapport sur la Jordanie du 3 mars 2009 (A/HRC/11/29), le groupe de travail sur l’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme des Nations unies (« le Conseil des droits de l’homme ») indiquait que le pays avait accepté certaines recommandations en matière de lutte contre la torture. A la suite de ce rapport, Human Rights Watch se félicita de la satisfaction exprimée par la Jordanie face à l’« examen constant » de ses normes en matière de droits de l’homme mais estima que le rejet par le pays de certaines recommandations importantes en matière de lutte contre la torture était « profondément décevant » et l’exhorta à mettre en œuvre rapidement les mesures qu’il lui avait été suggéré de prendre quant à l’examen des plaintes (instauration de mécanismes indépendants), au contrôle des prisons (autorisation de visites inopinées) et aux cours de police (abolition de ces juridictions composées de policiers chargés d’examiner les allégations de torture portées à l’encontre de leurs collègues). Le gouvernement britannique formula dans sa déclaration au Conseil des droits de l’homme des recommandations semblables.

2.  Le Comité des Nations unies contre la torture

107.  Dans ses Observations finales sur la Jordanie en date du 25 mai 2010 (CAT/C/JOR/CO/2), le Comité contre la torture se félicitait des efforts que consacrait la Jordanie à la réforme de ses institutions, en particulier de la création du Centre national des droits de l’homme et d’un bureau de médiation indépendant habilité à recevoir les plaintes et de l’adoption d’un plan global pour la modernisation des établissements pénitentiaires. Cependant, il se déclarait aussi profondément préoccupé par les « allégations nombreuses, cohérentes et crédibles faisant état d’un recours routinier et sur une vaste échelle à la torture et aux mauvais traitements dans les lieux de détention, notamment dans les centres relevant de la DGR ». Il notait en outre la présence d’un « climat d’impunité » et l’absence de véritables poursuites pénales contre les auteurs de tels actes. Il exprimait également son inquiétude face au constat que les allégations de torture donnaient rarement lieu à des enquêtes et sa grave préoccupation à l’égard du fait que la Jordanie n’accordait pas à tous les détenus toutes les garanties juridiques fondamentales et du recours trop répandu à l’internement administratif, pratique dont il soulignait qu’elle soustrayait les personnes internées à tout contrôle judiciaire. Notant que la DGR continuait de détenir arbitrairement et au secret des suspects et que les détenus n’avaient pas accès à des juges, des avocats et des médecins, il recommandait son placement sous contrôle civil. Il se déclarait aussi vivement préoccupé par le système de tribunaux spéciaux jordaniens, dont faisait partie la Cour de sûreté de l’Etat, où, selon certaines sources, des militaires et des membres des services de la sûreté faisant l’objet d’allégations de violations des droits de l’homme étaient protégés de toute responsabilité juridique et où les procédures n’étaient pas toujours conformes aux règles garantissant un procès équitable. Enfin, relativement à l’article 15 de la Convention des Nations unies de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« la Convention contre la torture »), le comité formulait les conclusions suivantes :

« Tout en prenant acte de l’article 159 du Code de procédure pénale [exclusion des aveux obtenus sous la contrainte], qui ne mentionne pas explicitement la torture, le Comité exprime sa préoccupation au sujet d’informations selon lesquelles les aveux obtenus sous la contrainte seraient largement utilisés comme éléments de preuve dans les tribunaux de l’Etat partie.

(...)

L’Etat partie devrait prendre les mesures nécessaires pour garantir l’irrecevabilité devant les tribunaux des aveux obtenus sous la torture dans toutes les affaires, conformément aux dispositions de l’article 15 de la Convention. Le Comité prie l’Etat partie d’interdire fermement la prise en compte d’éléments de preuve obtenus sous la torture dans toute procédure et de faire savoir au Comité si des fonctionnaires ont déjà été poursuivis et punis pour avoir extorqué des aveux. »

3.  Le Comité des droits de l’homme des Nations unies

108.  Dans ses Observations finales sur la Jordanie en date du 18 novembre 2010 (CCPR/C/JOR/CO/4), le Comité des droits de l’homme des Nations unies (« le Comité des droits de l’homme ») se félicitait des réformes menées par la Jordanie, notamment de l’incorporation en droit interne du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il exprimait néanmoins un certain nombre de préoccupations, relatives notamment au nombre élevé de cas de torture et de mauvais traitements qui avaient été signalés dans les centres de détention, en particulier dans les locaux de la DGR, à l’absence de mécanisme de plaintes véritablement indépendant chargé de traiter les cas de torture et de mauvais traitements imputés à des agents de l’Etat, au faible nombre de poursuites engagées dans ces affaires, à l’impossibilité faite aux détenus de bénéficier rapidement des services d’un avocat et d’être examinés par un médecin indépendant, et aux informations selon lesquelles l’accès à des lieux de détention avait été refusé à des ONG. En conséquence, il recommandait la mise en place d’un mécanisme efficace et indépendant aux fins de l’examen des allégations de torture, la conduite d’enquêtes approfondies et de poursuites, la possibilité pour tous les détenus d’avoir immédiatement accès à un avocat de leur choix et d’être examinés par un médecin indépendant, et la création d’un système de visites indépendantes de tous les lieux de privation de liberté.

En outre, le comité exprimait sa préoccupation devant l’indépendance réduite aux niveaux tant organique que fonctionnel de la Cour de sûreté de l’Etat, et recommandait son abolition.

4.  Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture

109.  Dans son rapport du 5 janvier 2007 au Conseil des droits de l’homme (A/HRC/4/33/Add.3), le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture (« le rapporteur »), Manfred Nowak, indiquait notamment que la DGR avait refusé de le laisser rencontrer seul des détenus, et concluait ainsi :

« De nombreuses allégations cohérentes et crédibles de torture et de mauvais traitements ont été portées à l’attention du Rapporteur spécial. Il a notamment été allégué que la Direction générale du renseignement (DGR) recourait à la torture pour extorquer des aveux et obtenir des renseignements afin d’atteindre ses objectifs de lutte contre le terrorisme et de protection de la sécurité nationale, et que la Division de la police judiciaire faisait de même pour obtenir des aveux dans le cadre d’enquêtes pénales de routine. Etant donné que ces deux organismes étaient les plus souvent cités comme étant ceux qui abritaient les deux centres de torture les plus notoires de Jordanie, compte tenu de tous les éléments de preuve rassemblés, du refus qui a été opposé à sa demande de s’entretenir en privé avec des personnes détenues par la Direction générale du renseignement pour évaluer le bien-fondé de ces allégations et des tentatives délibérées de certains fonctionnaires pour faire obstruction à son travail, le Rapporteur spécial confirme que la pratique de la torture est courante à la Direction générale du renseignement et à la Division de la police judiciaire (...) En outre, dans la pratique, les dispositions et garanties prévues dans la législation jordanienne pour combattre la torture et les mauvais traitements sont inopérantes parce que, dans les faits, les services de sécurité sont à l’abri de toute poursuite pénale indépendante et de tout contrôle judiciaire, étant donné que les abus commis par des membres de ces services sont examinés par des juridictions spéciales qui jugent les policiers, les agents des renseignements et les militaires, sans garantie d’indépendance et d’impartialité. »

110.  Dans ce contexte, le rapporteur indiquait également ceci (traduction du greffe) :

« 57.  Le Rapporteur spécial souligne qu’il n’est pas procédé d’office à des enquêtes même lorsqu’un individu soupçonné d’avoir commis une infraction pénale présente des lésions graves ; pas un agent de l’Etat n’a pu lui démontrer qu’ait été prise pour enquêter sur les allégations [de mauvais traitements] la moindre mesure sérieuse, ne serait-ce que la consignation en temps utile dans un rapport médical des lésions subies par les détenus (...)

(...)

60.  Paradoxalement, alors que les agents des forces de l’ordre soutiennent qu’il n’y a jamais eu d’allégations de torture au sein de leurs institutions, la Cour de cassation a annulé plusieurs condamnations au motif que des membres des forces de sécurité avaient extorqué des aveux aux accusés par la torture. De manière regrettable, même ces conclusions ne déclenchent pas la moindre enquête officielle sur les agissements des agents concernés, et aucun des membres des forces de sécurité impliqués dans ces affaires n’a jamais été traduit en justice.

61.  De surcroît, les représentants des autorités citent précisément pour défendre le système les décisions et arrêts de la Cour de cassation portant sur des affaires où les suspects étaient poursuivis devant des juridictions spéciales, estimant que ces décisions montrent qu’il existe un contrôle indépendant grâce à la possibilité de saisir la haute juridiction de recours contre les décisions de ces tribunaux spéciaux.

62.  Cependant, en ce qui concerne la question de l’impunité et de l’ouverture par des cours spéciales de police ou des agents du renseignement de poursuites dans les cas de torture ou de mauvais traitements, il n’a été produit aucun exemple de cas où un recours devant la Cour de cassation contre l’acquittement de policiers ait abouti, ni même aucun exemple de tel recours.

63.  Ces éléments mènent à la conclusion que l’impunité est totale. Le système de juridictions spéciales ne fonctionne absolument pas. Le fait que la torture n’ait pas été érigée en infraction pénale conformément à l’article 1 de la Convention contre la torture n’est qu’une partie du problème. Celui-ci est dû en grande partie à un système où la présomption d’innocence est illusoire, où la priorité consiste à obtenir des aveux, où les agents publics font essentiellement preuve d’une absence totale de sens du devoir et ne prennent jamais la responsabilité d’enquêter sur des violations des droits de l’homme perpétrées à l’égard d’individus soupçonnés d’avoir commis des infractions pénales, et où le système de juridictions spéciales internes ne sert qu’à protéger les membres des forces de sécurité du bras de la justice.[renvois omis] »

111.  Le rapporteur recommandait l’instauration d’une série de garanties fondamentales pour les détenus, parmi lesquelles de meilleures règles de recevabilité des aveux et la suppression de la Cour de sûreté de l’Etat.

B.  Les autres rapports

1.  Amnesty International

112.  Amnesty International a produit plusieurs rapports sur le traitement des détenus en Jordanie. Son rapport le plus complet, intitulé « Jordan: ‘Your confessions are ready for you to sign’: detention and torture of political suspects » (Jordanie : « Vos aveux sont prêts et n’attendent plus que votre signature » – détention et torture de suspects politiques), a été publié en juillet 2006. Il reprochait à la Jordanie de maintenir un système de détentions au secret qui facilitait la torture, particulièrement à la DGR, où cette pratique était selon les auteurs systémique et infligée en toute impunité. Les auteurs du rapport estimaient que la DGR jouissait en la matière d’un champ d’action très élargi en raison du fait que ses agents étaient investis de l’autorité de procureurs (et ainsi d’un pouvoir judiciaire), ce qui lui permettait de prolonger elle-même les périodes de détention aux fins d’interrogatoire. Ils étaient d’avis qu’il était pratiquement impossible pour un détenu de prouver qu’il avait été torturé lorsqu’il s’agissait de sa parole contre celle des agents de la DGR. Ils jugeaient par ailleurs que la mise en place d’un contrôle par le Centre national jordanien pour les droits de l’homme et le Comité international de la Croix-Rouge étaient des mesures positives bien que limitées, et soulignaient à cet égard que les deux organisations s’étaient vu empêchées de rencontrer tous les individus détenus par la DGR.

113.  Le rapport indiquait que même si les modifications apportées en 2001 à l’article 66 du code de procédure pénale autorisaient les détenus à communiquer avec leur avocat y compris lorsqu’ils se trouvaient au secret, la pratique générale de la Cour de sûreté de l’Etat, en contradiction apparente avec ces dispositions, consistait à prolonger la détention provisoire au secret des suspects. Il faisait aussi état de violations apparentes du droit à la présence d’un avocat lors des interrogatoires menés devant le procureur et indiquait que la Cour de sûreté de l’Etat se montrait « largement inerte » face aux allégations de torture, qu’elle manquait à examiner sérieusement. Les procès menés devant elle auraient donc été fréquemment inéquitables, et elle aurait eu tendance à déclarer les accusés coupables sur le fondement d’aveux dont il était allégué qu’ils avaient été extorqués par la torture. Le rapport ajoutait que cent accusés avaient allégué devant la Cour de sûreté de l’Etat qu’ils avaient avoué sous la torture au cours des dix années écoulées, que pareilles allégations avaient été portées dans quatorze affaires en 2005, mais que la Cour de sûreté de l’Etat n’avait pas dûment examiné ces affirmations, et que les recours devant la Cour de cassation n’avaient pas constitué une garantie suffisante.

114.  Le rapport présentait neuf cas dans lesquels la Cour de sûreté de l’Etat avait été saisie d’aveux que la DGR avait extorqués par la torture, parmi lesquels le procès du complot du millénaire. Il indiquait que, dans cette affaire, au moins quatre des accusés, dont Abu Hawsher, avaient été torturés pendant les interrogatoires de la DGR, les intéressés présentant selon certaines sources des marques de torture sur le corps lorsque leurs proches et leurs avocats les avaient vus pour la première fois. Des témoins avaient déclaré que, pendant une reconstitution sur une scène de crime, ils avaient vu l’un des accusés, M. Sa’ed Hijazi, soutenu par deux gardes car manifestement incapable de se tenir debout seul. Un médecin avait par ailleurs témoigné qu’un autre individu, M. Ra’ed Hijazi (de nationalités américaine et jordanienne), avait contracté une grave pneumonie alors qu’il était détenu au secret. Le consul des Etats-Unis, qui avait déclaré avoir vu des marques de torture sur l’intéressé, n’avait pu témoigner au procès pour des motifs tenant à l’immunité diplomatique.

115.  Le rapport concluait également que le mémorandum d’entente conclu entre le Royaume-Uni et la Jordanie était inadapté étant donné que la Jordanie ne se conformait pas à l’interdiction absolue de la torture et que, de plus, un contrôle de la situation d’un individu après son retour dans le pays ne pouvait se substituer au respect des règles de droit international imposant l’existence systémique de garanties législatives, judiciaires et administratives aux fins de la prévention de la torture : même réalisé par des organismes professionnels, pareil contrôle ne suffisait pas à prévenir la torture.

2.  Human Rights Watch

116.  Dans son rapport du 18 septembre 2006 intitulé « Suspicious Sweeps: the General Intelligence Department and Jordan’s Rule of Law Problem » (Rafles suspectes : la Direction générale du renseignement et le problème du respect de l’état de droit en Jordanie), Human Rights Watch faisait état de mauvais traitements infligés par la DGR, et décrivait en ces termes le rôle des procureurs de la Cour de sûreté de l’Etat (traduction du greffe) :

« La Cour de sûreté de l’Etat est un tribunal spécial institué en vertu des articles 99 et 100 de la Constitution jordanienne.

(...)

Le chef de la direction du personnel nomme un militaire au poste de procureur, ce qui montre le caractère subordonné de la cour. Les bureaux des procureurs de la Cour de sûreté de l’Etat sont situés au sein des bâtiments de la DGR. Le procureur de la Cour de sûreté est l’agent qui porte les accusations contre les détenus et autorise leur maintien en détention. Ainsi, le procureur de la Cour de sûreté qui enquête sur les infractions dont sont accusés les individus détenus à la DGR est un militaire, qui relève en dernier lieu de la même autorité administrative que les agents du renseignement. Cette situation reflète un manque fondamental d’indépendance et d’impartialité.

(...)

L’article 7 de la loi sur la Cour de sûreté de l’Etat dispose que les personnes qui font l’objet d’une enquête car elles sont soupçonnées d’avoir commis une infraction relevant de la compétence de cette cour peuvent être détenues « si nécessaire pendant sept jours au maximum » avant d’être traduites devant le procureur aux fins de leur mise en accusation. Après la mise en accusation du suspect, le procureur peut prolonger le mandat de dépôt pour des durées de quinze jours renouvelables si cette mesure est « dans l’intérêt de l’enquête ». Un avocat de la défense en exercice a indiqué à Human Rights Watch que « les détenus restent habituellement à la DGR pendant environ six mois. Ils sont transférés dans une prison normale ou remis en liberté lorsque la DGR a terminé son enquête ».

En droit jordanien, même si c’est officiellement le procureur qui est chargé de l’enquête une fois l’individu accusé, la pratique veut dans les affaires portées devant la Cour de sûreté de l’Etat qu’il délègue aux agents de la DGR la responsabilité de poursuivre l’enquête, et notamment de procéder aux interrogatoires. Tous les détenus interrogés par Human Rights Watch ont dit que pendant leur détention ils n’avaient rencontré que des agents de la DGR, sauf lorsqu’ils avaient été menés devant le procureur aux fins de leur mise en accusation. Cependant, certains ont aussi clairement déclaré être incapables de dire avec certitude si les agents qui les avaient interrogés appartenaient à la DGR ou au bureau du procureur, étant donné que tous portaient des habits civils et menaient les interrogatoires de la même façon et que leurs bureaux étaient proches les uns des autres.

Le procureur est aussi l’autorité juridiquement habilitée à connaître des plaintes de détenus relatives à des traitements cruels ou inhumains ou à des actes de torture. Le droit jordanien impose à tout agent public, y compris ceux de la DGR, de recueillir les plaintes et de les transmettre à leurs supérieurs. Le procureur a pour rôle d’enquêter sur les plaintes dénonçant une violation de la loi, mais son absence fondamentale d’indépendance au sein des structures de la DGR et de la Cour de sûreté de l’Etat rend ce rôle totalement ineffectif. Samih Khrais, un avocat qui a défendu des dizaines de clients devant la Cour de sûreté de l’Etat, a déclaré à Human Rights Watch : « Le procureur renvoie le détenu en cellule s’il dit avoir avoué sous la torture. » Selon M. Khrais, en raison du rôle du procureur dans la procédure devant la Cour de sûreté et du fait que les déclarations obtenues par la torture sont irrecevables en justice, les procureurs de la Cour de sûreté sont peu enclins à donner suite aux allégations de torture. Un détenu, Mustafa R., qui a déclaré avoir été torturé avant et après sa mise en accusation, a dit à Human Rights Watch que lorsqu’il avait été mené devant le procureur aux fins de sa mise en accusation, il était seul avec le procureur dans son bureau, situé dans les locaux de la DGR, pendant que ses interrogateurs attendaient dehors dans une voiture pour le remmener dans sa cellule, et que le procureur ne lui a pas demandé s’il avait fait l’objet d’un recours illégal à la force ou à la contrainte pendant ses interrogatoires. Un autre ancien détenu, Muhammad al-Barqawi, a dit à Human Rights Watch que si un détenu exige un avocat ou porte des allégations de torture, le procureur le renvoie en interrogatoire en disant « il n’est pas encore prêt ». »

117.  Dans son rapport du 8 octobre 2008 intitulé « Torture and Impunity in Jordan’s Prisons » (Torture et impunité dans les prisons jordaniennes), établi à partir de visites en prison qu’elle avait réalisées en 2007 et 2008, Human Rights Watch concluait que la torture demeurait une pratique quotidienne et généralisée dans les prisons jordaniennes. Sur les 110 détenus qu’elle avait interrogés, 66 avaient dit avoir subi des mauvais traitements. Les auteurs du rapport concluaient également que les gardiens de prison torturaient les détenus parce que les procureurs et les juges n’étaient guère enclins à les poursuivre. Ils notaient que la volonté du gouvernement jordanien de les laisser accéder aux prisons était louable et reflétait un engagement positif en faveur de la réforme, mais que la préoccupation publiquement exprimée par les autorités ne s’était pas traduite par des effets durables sur le terrain : les détenus étaient régulièrement torturés lorsqu’ils ne respectaient pas les règles de la prison, qu’ils demandaient à voir un médecin, à téléphoner ou à recevoir des visites ou qu’ils se plaignaient ; les détenus islamistes étaient plus maltraités que les autres ; les allégations de torture avaient diminué mais demeuraient communes. Ils ajoutaient que la torture n’était pas une politique générale, même si des hauts responsables pénitentiaires avaient ordonné des passages à tabac, mais une « pratique tolérée » faute de mécanismes permettant d’engager la responsabilité individuelle, et que le gouvernement avait pris sans enthousiasme quelques premières mesures pour offrir de meilleures possibilités de réparation mais ne les avait pas poursuivies avec détermination.

118.  Dans la partie de son rapport mondial de 2010 consacrée à la Jordanie, Human Rights Watch indiquait également que les nouvelles mesures de réforme qui avaient été prises, telles que les programmes de formation contre la torture du Centre national jordanien pour les droits de l’homme, si elles étaient positives, étaient cependant loin d’être suffisantes compte tenu de l’absence de volonté politique des autorités jordaniennes et de mécanismes effectifs permettant de traduire en justice les auteurs de tels actes.

3.  Le Centre national jordanien pour les droits de l’homme

119.  Dans son rapport annuel de 2005, le Centre national jordanien pour les droits de l’homme reconnaissait que, même si la loi jordanienne disposait clairement que les condamnations reposant sur des aveux obtenus par la contrainte étaient irrégulières, il était difficile pour les accusés de prouver que tel était le cas, compte tenu en particulier de l’absence de témoins et de la longueur des périodes de détention, qui faisait que les médecins légistes ne pouvaient pas relever les traces de maltraitance.

120.  Dans son rapport de 2007, il notait que les données sur les procès pénaux révélaient « un défaut clair, dans bien des affaires, de respect des critères fondamentaux du procès équitable ». Il faisait état en particulier de procès de civils devant la Cour de sûreté de l’Etat, dont les juges étaient selon lui « favorablement disposés envers l’armée », ce qui portait atteinte au principe de l’indépendance judiciaire et entamait les garanties d’équité de la procédure.

121.  Dans son rapport de 2008, il indiquait qu’il demeurait difficile de détecter les cas de torture, notamment en raison de la longueur des périodes de détention et du fait que comme ce n’était pas les auteurs d’actes de contrainte à l’égard des accusés qui établissaient les dépositions, celles-ci étaient des preuves en bonne et due forme. Il ajoutait que, pendant une partie de l’année, il s’était vu refuser l’accès aux prisons. Enfin, il précisait que le gouvernement avait cependant pris plusieurs mesures positives de lutte contre la torture.

122.  Dans son rapport de 2009, il estimait que les mesures prises pour lutter contre la torture étaient « encore médiocres et hésitantes ». Il relevait l’existence persistante de dispositions problématiques dans la loi pour la prévention des infractions pénales (qui permettait la détention au secret en l’absence de contrôle juridictionnel) et dans la loi sur la sûreté de l’Etat (qui permettait la détention pendant sept jours avant le renvoi devant un juge), et notait avec préoccupation que les déclarations faites par un suspect en l’absence du procureur étaient recevables dès lors qu’elles étaient « communiquées à l’accusation avec un élément de preuve relatif aux circonstances dans lesquelles elles [avaient] été faites » et qu’« elles [avaient] été faites volontairement ».

4.  Le département d’Etat des Etats-Unis d’Amérique

123.  Dans son rapport de 2009 sur les droits de l’homme en Jordanie, le département d’Etat des Etats-Unis d’Amérique prenait acte des préoccupations exprimées par des ONG locales et internationales, qui indiquaient que la torture demeurait une pratique courante, même si elles avaient aussi constaté une diminution du nombre d’allégations en ce sens. Il observait par ailleurs que les ONG avaient estimé que les mécanismes d’introduction de plaintes s’étaient améliorés mais que des réformes supplémentaires étaient nécessaires. Le rapport contenait également le passage suivant (traduction du greffe) :

« Contrairement aux années précédentes, les accusés traduits devant la Cour de sûreté de l’Etat n’ont pas porté de nouvelles allégations publiques de torture. Le 15 avril, trois des cinq hommes qui s’étaient plaints d’avoir été torturés de 2007 à mai 2008 ont été condamnés à des peines de cinq années d’emprisonnement ; les deux autres ont été acquittés pour manque de preuves. Les autorités ont jugé leurs allégations de torture dénuées de fondement, de même que celles portées en janvier 2008 par deux hommes accusés d’avoir exporté des armes vers la Cisjordanie, dont les affaires étaient toujours pendantes à la fin de l’année.

Le 14 mai, la Cour de sûreté de l’Etat a condamné à mort Nidal Momani, Tharwat Draz et Sattam Zawahra pour complot visant à l’assassinat d’un dirigeant étranger qui s’était rendu dans le pays en 2006, mais elle a immédiatement commué leurs peines, les portant à quinze années d’emprisonnement. En 2007 et en 2008, les accusés ont déclaré avoir été soumis à des passages à tabac et à des pressions psychologiques destinés à leur extorquer des aveux. »

124.  Dans son rapport de 2010, le département d’Etat notait que la loi jordanienne interdisait la torture mais que des ONG internationales faisaient toujours état de cas de torture et d’une pratique communément répandue de mauvais traitements en garde à vue et dans les centres de détention des forces de sécurité. Relativement aux arrestations et aux procédures de jugement, il indiquait ceci (traduction du greffe) :

« La Cour de sûreté de l’Etat reconnaît à la police judiciaire, qui est chargée de mener les enquêtes pénales, l’autorité pour arrêter et détenir les individus pendant dix jours. Les policiers sont ainsi habilités à arrêter les personnes soupçonnées d’avoir commis un délit. Dans des affaires censées impliquer la sûreté de l’Etat, les forces de sécurité ont arrêté et détenu des citoyens sans mandat ni contrôle juridictionnel, elles ont maintenu les accusés en détention provisoire pendant de longues périodes sans les informer des charges retenues contre eux, et elles ne leur ont pas permis de voir leurs avocats ou ne leur ont permis de le faire que peu de temps avant le procès. Les personnes déférées devant la Cour de sûreté de l’Etat n’ont généralement rencontré leurs avocats qu’au début du procès ou un ou deux jours avant. [En théorie, u]ne affaire ne peut être repoussée de plus de quarante-huit heures qu’en cas de circonstances exceptionnelles déterminées par la cour. En pratique, des audiences ont régulièrement été reportées de plus de dix jours, ce qui portait la durée totale de la procédure à plusieurs mois. Dans la plupart des cas, l’accusé demeure en détention sans possibilité de libération pendant la procédure. Plusieurs détenus ne savaient toujours pas de quoi ils étaient accusés à la fin de l’année. »

Le rapport indiquait également que l’indépendance du pouvoir judiciaire était prévue par la loi jordanienne mais compromise en pratique, selon un certain nombre d’allégations, par le népotisme et le trafic d’influence.

V.  LES ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ ET DE DROIT INTERNATIONAL EN MATIÈRE DE TORTURE ET D’UTILISATION D’ÉLÉMENTS DE PREUVE OBTENUS PAR LA TORTURE

A.  La Convention contre la torture

1.  Les dispositions pertinentes de la Convention

125.  Cent quarante-neuf Etats, parmi lesquels tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, sont parties à la Convention contre la torture, dont l’article premier définit ainsi la torture :

« (...) le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. »

126.  En son paragraphe 2, cet article précise qu’il est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale contenant ou pouvant contenir des dispositions de portée plus large. L’article 2 impose aux Etats de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres efficaces pour empêcher que des actes de torture ne soient commis dans tout territoire se trouvant sous leur juridiction. L’article 4 leur fait obligation de veiller à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de leur droit pénal.

127.  L’article 3 est ainsi libellé :

« 1.  Aucun Etat partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.

2.  Pour déterminer s’il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’Etat intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. »

128.  En vertu de l’article 12, tout Etat partie doit veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire relevant de sa juridiction.

129.  L’article 15 stipule que tout Etat partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite.

2.  La jurisprudence et les rapports relatifs à l’article 15 de la Convention contre la torture

a)  Le Comité contre la torture

130.  Dans la décision P.E. c. France (21 novembre 2002, communication no 193/2001, CAT/C/29/D/193/2001), le comité, examinant le cas d’une ressortissante allemande qui avait été extradée de la France vers l’Espagne et qui alléguait que la demande d’extradition de l’Espagne était fondée sur des déclarations d’un tiers obtenues par la torture, rejeta la plainte de l’intéressée au motif que celle-ci n’avait pas démontré le bien-fondé de ses allégations, mais précisa que les dispositions de l’article 15 s’appliquaient à la procédure d’extradition depuis la France et que les autorités du pays étaient tenues de vérifier la véracité des allégations portées par l’intéressée. Par la suite, dans la décision G.K. c. Suisse (7 mai 2003, communication no 219/2002, CAT/C/30/D/219/2002), qui concernait également une procédure d’extradition vers l’Espagne dans laquelle la demande d’extradition était fondée sur des déclarations d’un tiers dont il était allégué qu’elles avaient été obtenues par la torture, le comité confirma le « caractère général » de l’interdiction posée à l’article 15 et son applicabilité aux procédures d’extradition. En l’espèce toutefois, la procédure pénale engagée par le tiers contre ses tortionnaires supposés ayant été classée par les autorités espagnoles, il jugea les allégations de la requérante non prouvées et conclut donc qu’en extradant l’intéressée, la Suisse n’avait pas violé l’article 15 de la Convention contre la torture.

131.  Dans ses Conclusions et recommandations du 6 février 2007 relatives à la Fédération de Russie (CAT/C/RUS/CO/4), le comité se déclarait préoccupé par le fait que, alors que le code de procédure pénale russe disposait que les éléments de preuve obtenus par la torture étaient irrecevables, il semblait que dans la pratique, les tribunaux n’aient jamais reçu pour instruction de prononcer l’irrecevabilité des éléments de preuve ainsi obtenus ni d’ordonner une enquête immédiate, impartiale et effective. Il recommandait à l’Etat partie d’adopter des dispositions juridiques claires concernant les mesures que les tribunaux devaient prendre s’il apparaissait que des éléments de preuve avaient été obtenus par la torture ou par des mauvais traitements, de façon à garantir dans la pratique le respect absolu du principe d’irrecevabilité des éléments de preuve obtenus par la torture.

Dans ses Conclusions et recommandations du 25 juillet 2006 relatives aux Etats-Unis d’Amérique (CAT/C/USA/CO/2), le comité exprimait également des préoccupations relatives à l’application de l’article 15 de la Convention contre la torture aux commissions militaires et aux organes chargés d’examiner les cas des individus détenus à Guantánamo Bay (Cuba). Il recommandait aux Etats-Unis de créer un mécanisme indépendant en vue de garantir les droits de tous les détenus placés sous sa garde.

Dans son rapport sur le Mexique du 26 mai 2003 (CAT/C/75), le comité estimait que l’article 20 de la Constitution mexicaine, aux termes duquel les aveux faits devant toute autorité autre que le ministère public ou le juge, ou faits sans l’assistance d’un défenseur, n’avaient aucune valeur probante, n’était pas suffisant en pratique pour prévenir les cas de torture. Il notait que les détenus avaient peur de dire au procureur qu’ils avaient été torturés, qu’il n’y avait pas d’accès suffisant à des conseils juridiques, que la police et le ministère public travaillaient en étroite collaboration, que les détenus étaient transférés de manière répétée d’un service à l’autre pour subir des interrogatoires qui aboutissaient à des aveux forcés, que les procureurs n’enquêtaient pas sur les allégations de torture ou, quand ils le faisaient, utilisaient tout de même les aveux extorqués, et que les experts médicaux n’étaient pas suffisamment indépendants du ministère public. Selon lui, il était « extraordinairement difficile » de faire exclure les aveux formulés sous la contrainte car les tribunaux n’avaient aucun moyen indépendant de déterminer si les aveux avaient été ou non volontaires (paragraphes 155, 196 à 202, 219 et 220 du rapport).

b)  La France

132.  Dans l’affaire Irastorza Dorronsoro (no 238/2003, 16 mai 2003), la cour d’appel de Pau s’est appuyée sur l’article 15 de la Convention contre la torture pour refuser de faire droit à une demande d’extradition présentée par l’Espagne. Les autorités espagnoles avaient admis que les déclarations faites en détention par une tierce personne, Mme Sorzabal Diaz, étaient le seul élément à charge dont elles disposaient contre M. Irastorza Dorronsoro. La cour jugea qu’il existait des motifs sérieux de penser que Mme Diaz avait fait l’objet de maltraitances physiques pendant sa détention, et les investigations menées à ce sujet par les autorités espagnoles n’avaient pas permis de lever ces préoccupations. Les juges considérèrent donc qu’il ne pouvait être exclu que les déclarations de l’intéressée aient été obtenues par des moyens contraires à l’article 15. Partant, ils rejetèrent la demande d’extradition.

c)  L’Allemagne

133.  La cour d’appel (Oberlandesgericht) de Düsseldorf s’est elle aussi appuyée sur l’article 15 de la Convention contre la torture lorsqu’elle a refusé, le 27 mai 2003, d’accorder à la Turquie l’extradition d’un individu soupçonné de terrorisme. Tout en reconnaissant que la Turquie avait ratifié la Convention contre la torture et incorporé ses dispositions en droit interne, elle jugea qu’il existait un risque réel (konkrete Gefahr) que ces dispositions ne soient pas respectées dans le cas de l’individu dont l’extradition était demandée. Sur la base des éléments dont elle disposait, elle estima qu’il existait des motifs raisonnables (begründete Anhaltspunkte) de penser que les déclarations faites à la police d’Istanbul par trente-deux coaccusés à l’automne 1998 – déclarations qui contenaient des aveux complets – avaient été faites sous l’influence d’actes de torture perpétrés par les forces de sécurité turques. Les juges considérèrent que les allégations de torture étaient corroborées par les documents médicaux (même si ceux-ci étaient peu clairs par endroits) et correspondaient aux informations disponibles dans les rapports généraux sur les méthodes de torture communément appliquées lors des gardes à vue en Turquie – méthodes qui ne laissaient pas toujours des séquelles physiques visibles. Ils estimèrent qu’il y avait de plus un risque démontré par des éléments concrets (durch konkrete Indizien belegte Gefahr) que les déclarations obtenues des coaccusés soient utilisées dans la procédure menée en Turquie contre l’individu dont l’extradition était demandée. Ils admirent que, dans leurs décisions, les juridictions turques devaient respecter tant les dispositions de droit interne et international interdisant l’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture que la jurisprudence de la Cour de cassation turque qui posait l’irrecevabilité des aveux non corroborés, mais ils observèrent que les rapports relatifs à la situation en matière de droits de l’homme dans le pays avaient fait état à plusieurs reprises de cas de défaut d’enquête sur des allégations de torture, et ils en déduisirent que les tribunaux continuaient d’utiliser des aveux obtenus par des mauvais traitements infligés par la police. Il y avait donc selon eux des motifs de craindre que la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul fasse de même dans le cas d’espèce et en particulier qu’il soit impossible de prouver la véracité des accusations dirigées contre l’individu dont l’extradition était demandée sans utiliser les déclarations recueillies à l’automne 1998 par la police.

134.  Dans un arrêt du 28 août 2003 relatif à une demande d’extradition liée à celle qu’avait rejetée la cour d’appel de Düsseldorf le 27 mai 2003, le tribunal administratif (Verwaltungsgericht) de Cologne s’appuya sur le raisonnement des juges de Düsseldorf. Il estima que les assurances données ultérieurement par les autorités turques ne modifiaient pas les conclusions de la cour d’appel car elles n’étaient pas précises mais renvoyaient simplement aux dispositions générales du droit turc applicables en matière d’éléments de preuve obtenus par la torture.

135.  Dans l’affaire El Motassadeq, où l’accusé devait répondre de faits d’association de malfaiteurs visant à commettre des attentats terroristes (ceux du 11 septembre 2001), la chambre pénale de la cour d’appel (Oberlandesgericht) de Hambourg fut saisie des résumés des dépositions de trois témoins qui avaient été détenus et interrogés par les autorités américaines. Ses questions au sujet de la nature des interrogatoires menés par les autorités américaines étant restées sans réponse, elle se fonda, pour déterminer si les auteurs de ces dépositions avaient été torturés, sur les sources publiquement disponibles. Elle estima que, dans l’ensemble, il n’avait pas été prouvé que les témoins avaient été torturés, notamment parce que la teneur de leurs dépositions n’était pas monolithique. Cela signifiait qu’elle décidait de ne pas tenir compte de l’article 15 de la Convention contre la torture, en vertu duquel, comme elle l’observa, il aurait été justifié d’exclure ces dépositions (voir le résumé de cet arrêt aux paragraphes 60, 122-123 et 140-141 de l’arrêt de la Chambre des lords A and others (no 2), cité au paragraphe 136 ci-dessous). Par la suite, le requérant saisit la Cour européenne des droits de l’homme, qui déclara sa requête manifestement mal fondée (El Motassadeq c. Allemagne (déc.), no 28599/07, 4 mai 2010).

B.  Le Royaume-Uni

1.  L’affaire A and others (no 2)

136.  Dans l’affaire A and others (no 2) v. Secretary of State for the Home Department ([2005] UKHL 71), la Chambre des lords eut à examiner le point de savoir si la SIAC pouvait légitimement admettre des éléments de preuve qui avaient ou risquaient d’avoir été obtenus par la torture dans un autre Etat sans la complicité d’agents britanniques. Au vu de la common law, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du droit international public, y compris la Convention contre la torture, les Lords conclurent qu’elle ne le pouvait pas.

137.  Leurs avis divergeaient sur le point de savoir quel critère la SIAC devait appliquer pour déterminer quelles preuves admettre. Tous considéraient qu’une approche conventionnelle de la charge de la preuve n’était pas appropriée compte tenu de la nature des procédures devant la SIAC et s’accordaient à dire que l’on ne pouvait attendre de ceux qui la saisissaient qu’ils fassent plus qu’avancer un motif plausible de penser que les éléments de preuve litigieux avaient été obtenus par la torture et que, cela fait, c’était à la SIAC qu’il appartenait de mener les investigations appropriées. La majorité des Lords (Lords Hope, Rodger, Carswell et Brown) considérait ensuite que la SIAC devait appliquer le critère de recevabilité posé à l’article 15 de la Convention contre la torture, et donc déterminer si la plus forte probabilité était que les éléments de preuve litigieux aient été obtenus par la torture, auquel cas elle devait les écarter, tandis qu’en cas de doute elle devait les admettre tout en gardant à l’esprit au moment de les apprécier qu’ils étaient douteux. A l’inverse, Lord Bingham, Lord Nicholls et Lord Hoffmann estimaient qu’il était impossible d’apporter une preuve répondant au critère de la plus forte probabilité et qu’appliquer un tel critère saperait en pratique l’efficacité de la Convention contre la torture. Ils proposaient un critère plus exigeant d’admission de la preuve en vertu duquel dès lors que la SIAC conclurait qu’il y avait un risque réel que les éléments litigieux aient été obtenus par la torture, elle devrait les écarter.

(...)

C.  Le Canada

139.  Dans l’affaire India v. Singh (108 CCC (3d) 274 (1996)), la Cour suprême de Colombie britannique eut à examiner une demande d’extradition au sujet de laquelle il était allégué que les éléments qui en étaient à l’origine reposaient sur les aveux de cinq complices obtenus par la torture. Elle observa que les déclarations obtenues par la torture étaient irrecevables aux fins de l’extradition, mais elle considéra qu’il incombait au fugitif qui portait des allégations en ce sens de prouver la véracité de ses dires et que, pour déterminer si les allégations en question avaient été prouvées, il fallait appliquer le critère de la plus forte probabilité. En l’espèce, elle conclut que les quatre premières déclarations n’avaient pas été prouvées mais que la cinquième l’avait été.

140.  Dans l’affaire Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), qui concernait également la question de l’expulsion sur la foi d’assurances et qui est résumée au paragraphe 153 ci-dessous, la Cour fédérale du Canada suivit l’approche retenue par les Lords dans l’affaire A and others (no 2).

VI.  LES JURISPRUDENCES NATIONALE ET INTERNATIONALE ET LES COMMENTAIRES PERTINENTS EN MATIÈRE D’ASSURANCES

141.  Outre les commentaires sur les assurances résumés dans l’arrêt Ismoïlov et autres c. Russie (no 2947/06, §§ 96-100, 24 avril 2008), les parties ont invoqué les documents ci-après.

A.  Les rapports et autres commentaires internationaux

142.  Dans ses Conclusions et recommandations de 2006 relatives aux Etats-Unis d’Amérique, le Comité contre la torture recommandait de ne s’en remettre aux assurances diplomatiques qu’à l’égard des Etats qui ne violaient pas systématiquement les dispositions de la Convention contre la torture et après examen attentif de chaque cas quant au fond. Il préconisait la mise en place de procédures bien définies pour obtenir ces assurances, ainsi que de mécanismes judiciaires appropriés de contrôle et de dispositifs efficaces de suivi en cas de refoulement.

143.  Dans un discours prononcé en février 2006 devant le Groupe de spécialistes sur les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme (DH‑S‑TER) du Conseil de l’Europe, Louise Arbour, alors Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, s’exprima ainsi (traduction du greffe) :

« La longue expérience des organes de contrôle et des experts internationaux permet de dire qu’il est peu probable qu’un mécanisme de contrôle postérieur au refoulement établi expressément à des fins de prévention de la torture et des mauvais traitements dans une affaire donnée ait l’effet souhaité. Pareils agissements sont souvent pratiqués en secret, et leurs auteurs sont habiles dans l’art de les dissimuler. Les victimes, par crainte de représailles, sont souvent réticentes à parler de leurs souffrances, ou ne sont pas crues quand elles le font. »

144.  Dans son « Point de vue » du 27 juin 2006, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, estimait que les assurances diplomatiques étaient des promesses qui n’étaient pas crédibles et que des cas bien documentés avaient prouvé leur inefficacité. Selon lui, le principe de non-refoulement ne devait pas être remis en cause par des promesses faciles et non contraignantes.

145.  La Commission mixte sur les droits de l’homme du Parlement britannique (dans son rapport du 18 mai 2006) et la Commission restreinte sur les affaires étrangères de la Chambre des communes (dans son rapport du 20 juillet 2008) ont elles aussi exprimé des préoccupations relatives à la politique britannique de recours aux assurances diplomatiques.

146.  Human Rights Watch a vivement critiqué cette pratique. Dans un article de son Rapport mondial 2008 intitulé « Mind the Gap: Diplomatic Assurances and the Erosion of the Global Ban on Torture » (Attention au vide : les assurances diplomatiques et l’érosion de l’interdiction mondiale de la torture), l’organisation estime que le problème que posent les assurances réside dans la nature même de la torture, qui est pratiquée en secret au moyen de techniques qui défient souvent toute détection. L’article mentionne également l’entente conclut entre le Royaume-Uni et la Jordanie et, à ce sujet, qualifie Adaleh de petite ONG dont on peut douter, compte tenu de son peu d’expérience, du caractère incertain de son indépendance et de son absence quasi totale de pouvoir d’obtenir des comptes du gouvernement, qu’elle soit apte à assurer la sécurité des personnes renvoyées en vertu du mémorandum.

B.  Les recours fondés sur l’article 3 de la Convention contre la torture

147.  Comme indiqué au paragraphe 127 ci-dessus, l’article 3 de la Convention contre la torture interdit le refoulement lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’individu concerné risque d’être soumis à la torture. Dans l’affaire Agiza c. Suède (communication no 233/2003, décision du 24 mai 2005, CAT/C/34/D/233/2003), le requérant avait été jugé par contumace par un tribunal égyptien en 1998 et reconnu coupable d’activités terroristes. En 2000, il avait demandé l’asile en Suède. Sa demande avait été rejetée et il avait été expulsé en décembre 2001 en Egypte, où, selon ses allégations, il avait été torturé. Il ressort de la décision du Comité contre la torture que, pendant l’examen de la demande d’asile, des représentants des autorités suédoises avaient rencontré au Caire des représentants des autorités égyptiennes et avaient obtenu d’un haut responsable des garanties que le requérant serait traité dans le respect du droit international à son retour.

148.  Examinant la plainte au regard de l’article 3 de la Convention contre la torture, le comité considéra que les autorités suédoises savaient ou auraient dû savoir au moment de l’expulsion du requérant que l’Egypte avait recours de manière systématique et sur une vaste échelle à la torture à l’égard des prisonniers, particulièrement sur ceux qui étaient détenus pour des raisons politiques ou des raisons de sécurité. Il observa, d’une part, que la Suède savait que le requérant relevait de cette catégorie et qu’il intéressait des services de renseignements étrangers et, d’autre part, que des policiers suédois avaient laissé des agents d’un Etat étranger le maltraiter juste avant son expulsion. Sur la base de ces éléments, il conclut que l’expulsion du requérant par la Suède avait été contraire à l’article 3. Selon ses propres termes, « l’obtention d’assurances diplomatiques qui, de surcroît, n’étaient assorties d’aucun mécanisme pour assurer leur respect n’était pas suffisante pour protéger le requérant contre ce risque manifeste ».

149.  Le Comité contre la torture conclut aussi que la Suède avait manqué aux obligations procédurales que lui faisait l’article 3 d’assurer un examen effectif, indépendant et impartial de la décision d’expulsion car celle-ci avait été prise par le gouvernement suédois, qui avait ainsi court-circuité les procédures normales de recours contre les décisions rendues en matière d’asile. Enfin, il déclara qu’en expulsant le requérant immédiatement après cette décision, la Suède avait aussi enfreint l’obligation de respecter le droit effectif de lui présenter une communication individuelle garanti à l’article 22 de la Convention contre la torture.

150.  Dans l’affaire Pelit c. Azerbaïdjan (communication no 281/2005, décision du 29 mai 2007, CAT/C/38/D/281/2005), la requérante avait été extradée de l’Azerbaïdjan vers la Turquie bien que le Comité contre la torture eût indiqué à l’Azerbaïdjan dans le cadre d’une mesure provisoire qu’il ne devait pas l’y renvoyer tant que sa requête serait à l’examen. Avant l’expulsion, l’Azerbaïdjan avait apparemment reçu des autorités turques des assurances selon lesquelles l’intéressée ne serait pas maltraitée et pris des dispositions pour assurer un suivi de sa situation après son retour. Le Comité contre la torture conclut néanmoins à la violation de l’article 3, l’Azerbaïdjan n’ayant pas mis le texte de ces assurances à sa disposition pour qu’il puisse apprécier par lui-même, à travers une évaluation indépendante ou par d’autres moyens, si la protection offerte était satisfaisante, ni donné suffisamment de détails sur le suivi assuré et les mesures prises pour que l’on pût vérifier que ce suivi serait objectif, impartial et suffisamment fiable.

C.  L’affaire Mohammed Alzery c. Suède

151.  Dans l’affaire Mohammed Alzery c. Suède (10 novembre 2006, communication no 1416/2005, CCPR/C/88/D/1416/2005), le Comité des droits de l’homme eut à examiner l’expulsion en Egypte d’un ressortissant égyptien faite par la Suède sur la foi d’assurances diplomatiques obtenues du gouvernement égyptien. Sur le fond de l’affaire, il déclara ceci :

« 11.3  (...) L’existence d’assurances diplomatiques, leur contenu et la mise en place et le fonctionnement de mécanismes permettant de faire respecter ces assurances sont autant d’éléments de fait utiles pour déterminer s’il existait bien pour l’auteur un risque réel de subir des mauvais traitements prohibés.

(...)

11.5  Le Comité relève que les assurances données ne prévoyaient aucune modalité permettant de vérifier qu’elles étaient bien respectées. Aucune disposition n’avait été prise, en dehors de la lettre des assurances, pour garantir une application effective de l’accord. Les visites de l’Ambassadeur et du personnel de l’ambassade n’ont commencé que cinq semaines après le retour de l’auteur, c’est-à-dire que rigoureusement aucune surveillance n’a été assurée pendant la période où le risque de préjudice était maximal. De plus la façon dont les visites se déroulaient n’était pas conforme, à bien des égards, à la bonne pratique internationale puisque les visiteurs n’ont jamais insisté pour rencontrer en privé le détenu et qu’aucun examen médical ou médicolégal approprié n’a été effectué, même après que des allégations sérieuses de mauvais traitements eurent été faites. A la lumière de ces éléments, l’Etat partie n’a pas montré que les assurances diplomatiques qui lui ont été données étaient en effet suffisantes dans le cas d’espèce pour supprimer le risque de mauvais traitements au point que les prescriptions de l’article 7 du Pacte puissent être satisfaites. L’expulsion de l’auteur a donc constitué une violation de l’article 7 du Pacte. »

D.  La jurisprudence canadienne

1.  L’affaire Suresh

152.  Dans l’affaire Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ([2002] 1 RCS 3), la Cour suprême du Canada jugea à l’unanimité que le droit canadien comme le droit international interdisaient l’expulsion lorsque les éléments faisaient apparaître un risque sérieux de torture. Elle estima que l’expulsion ne serait pas inconstitutionnelle dans tous les cas et que les droits du réfugié pouvaient être mis en balance avec la menace qu’il représentait, mais que le résultat de cette mise en balance s’opposerait généralement à l’expulsion de la personne visée vers un pays où elle risquait la torture. A l’égard des assurances contre la torture, elle s’exprima ainsi :

« 124.  Il est peut-être utile d’ajouter quelques remarques sur les assurances obtenues. Il faut établir une distinction entre les assurances selon qu’elles sont fournies par un Etat qui promet de ne pas appliquer la peine de mort (conformément à un processus légal) ou par un Etat qui promet de ne pas avoir recours à la torture (un processus illégal). Nous tenons à souligner le problème que crée le fait d’accorder trop de poids à l’assurance donnée par un Etat qu’il n’aura pas recours à la torture à l’avenir, alors que par le passé il s’y est livré illégalement ou a permis que d’autres s’y livrent sur son territoire. Ce problème est exacerbé dans les cas où la torture n’est pas infligée seulement avec l’accord tacite de l’Etat, mais aussi à cause de son incapacité à contrôler la conduite de ses représentants. D’où la nécessité de distinguer les assurances portant sur la peine de mort de celles portant sur la torture, les premières étant plus faciles à contrôler et généralement plus dignes de foi que les secondes.

125.  Lorsqu’elle évalue les assurances fournies par un gouvernement étranger, la ministre peut aussi vouloir tenir compte des antécédents de ce gouvernement en matière de respect des droits de la personne, de la mesure dans laquelle il s’est conformé dans le passé à de telles assurances et de sa capacité de le faire, plus particulièrement lorsqu’il n’est pas certain qu’il soit en mesure de contrôler ses forces de sécurité. (...) »

2.  L’affaire Mahjoub

153.  Dans l’affaire Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ([2006] CF 1503), qui concernait une expulsion vers l’Egypte, la Cour fédérale du Canada examina, d’une part, le point de savoir si le ministre pouvait s’appuyer sur des éléments de preuve obtenus par la torture afin d’apprécier le risque que posait un individu pour la sécurité nationale et, d’autre part, l’opportunité de se fier à des assurances données par un pays où la torture était systématiquement pratiquée.

Sur le premier point, elle conclut, après avoir examiné la jurisprudence canadienne pertinente ainsi que l’arrêt A and others (no 2) (paragraphes 136 et 137 ci-dessus), que retenir une preuve vraisemblablement obtenue par la torture était une erreur de droit mais qu’afin de justifier l’exclusion d’une telle preuve il devait toutefois y avoir des éléments de preuve crédibles montrant que la torture en était à l’origine. Elle jugea que le critère de la plus forte probabilité appliqué dans l’affaire Singh (paragraphes 139-140 ci-dessus) n’était pas approprié dans une affaire de sécurité nationale où l’intéressé n’avait pas accès aux éléments de preuve pesant contre lui mais que, lorsque la question était soulevée par un demandeur qui expliquait de manière plausible pourquoi il était vraisemblable que la preuve ait été obtenue par la torture, le décideur devait ensuite examiner cette question en tenant compte des renseignements publics et confidentiels et, s’il estimait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que cette preuve avait vraisemblablement été obtenue par la torture, il ne devait pas la retenir pour rendre une décision.

Sur le deuxième point, la Cour fédérale considéra qu’il avait été manifestement déraisonnable de la part des autorités de se fier aux assurances données par l’Egypte à l’égard des mauvais traitements pour conclure que M. Mahjoub ne courait pas de risque sérieux de torture. Elle s’exprima ainsi :

« [Les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’affaire Suresh] fournissent un cadre judicieux d’analyse de la fiabilité des assurances données par le gouvernement étranger. Par exemple, le gouvernement ayant de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne doit normalement faire l’objet d’un examen plus approfondi pour vérifier s’il a ou non respecté les assurances qu’il a données par le passé. De mauvais antécédents peuvent à leur tour réclamer l’imposition de conditions supplémentaires, comme des mécanismes de contrôle ou d’autres garanties qui peuvent être fortement recommandées par des organismes internationaux des droits de la personne. À l’inverse, le pays qui a de bons antécédents en matière de respect des droits de la personne aura vraisemblablement tendance à respecter les assurances qu’il a données, et il peut donc être inutile d’imposer des conditions supplémentaires afin de s’assurer de la fiabilité des assurances données. »

La Cour fédérale estima qu’en se fiant aux assurances données, l’exécutif n’avait pas dûment tenu compte des antécédents du gouvernement égyptien en matière de droits de l’homme et de respect des assurances données, ce qu’elle jugeait particulièrement troublant à la lumière des rapports abondants sur le non-respect des droits de l’homme en Egypte. Elle observa que les deux notes diplomatiques qui fournissaient les assurances ne prévoyaient aucun mécanisme de contrôle et ne formulaient aucun engagement précis de ne pas maltraiter M. Mahjoub, et que rien n’indiquait que le Canada ait demandé à l’Egypte de mettre en place un mécanisme de contrôle.

3.  L’affaire Lai Cheong Sing et Tsang Ming Na

154.  Dans l’affaire Lai Cheong Sing et Tsang Ming Na c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ([2007] CF 361), la Chine avait demandé l’extradition des demandeurs, accusés de corruption et de contrebande. Dans une note diplomatique, elle avait fourni des assurances selon lesquelles elle n’appliquerait pas la peine de mort et ne recourrait pas à la torture. La Cour fédérale jugea que l’agente qui avait pris la décision d’autoriser l’extradition était fondée à se fier à l’assurance de ne pas imposer la peine de mort car la Cour populaire suprême veillerait à ce que cet engagement soit respecté.

Quant au risque de torture, l’agente avait admis que les assurances constituaient en elles-mêmes une reconnaissance de l’existence d’un risque dans le pays d’accueil, mais elle avait estimé que ces considérations étaient contrebalancées par la notoriété des demandeurs, qui les protégerait. La Cour fédérale jugea qu’elle avait commis une erreur en raisonnant ainsi : premièrement, elle n’avait pas examiné l’argument des demandeurs consistant à dire que l’on ne devrait pas demander d’assurances diplomatiques lorsque le recours à la torture est suffisamment systématique ou généralisé et, en particulier, elle n’avait pas apprécié le point de savoir s’il y avait lieu d’ajouter foi aux assurances données par la Chine en général, deuxièmement, une assurance devait à tout le moins répondre à certaines exigences essentielles pour être efficace et avoir un sens. La Cour fédérale nota à cet égard que, contrairement à la peine de mort, la torture était pratiquée en secret et les Etats où elle avait lieu niaient son existence. Elle observa que même les mécanismes de surveillance s’étaient révélés problématiques et que, par exemple, les victimes de torture ou de mauvais traitements avaient souvent trop peur des représailles pour parler. Elle conclut donc que l’agente avait commis une erreur en ne déterminant pas si les assurances satisfaisaient aux conditions essentielles à remplir pour avoir un sens et pouvoir être considérées comme fiables et en s’appuyant simplement sur l’idée que la notoriété des demandeurs les protégerait. Elle jugea cette conclusion manifestement déraisonnable, expliquant que pour que l’on puisse savoir si des tortures ont été exercées, il fallait qu’il existe un mécanisme de contrôle et de vérification (plus précisément, un système de surveillance efficace appliqué par une organisation indépendante), et que la notoriété des demandeurs leur serait donc inutile si la torture était pratiquée à l’insu de tous.

La Cour fédérale rejeta par ailleurs la thèse des demandeurs consistant à dire qu’un procès inéquitable en Chine serait constitutif de traitements cruels et inusités s’il avait pour conséquence une détention prolongée, et estima que l’agente avait pu à juste titre conclure que le procès serait équitable dans ce cas où, notamment, rien n’indiquait que les éléments à charge aient été obtenus par la torture des témoins.

VII.  LE DROIT INTERNATIONAL SUR LE CONTRÔLE DES MESURES PRIVATIVES DE LIBERTÉ ET LE DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE

A.  Le contrôle des mesures privatives de liberté

155.  L’article 9 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit notamment que tout individu arrêté ou détenu du chef d’une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires. Dans son observation générale no 8 de 1982 relative à cet article, le Comité des droits de l’homme a indiqué que la durée pouvant s’écouler avant la présentation à un juge de la personne privée de liberté ne devait pas dépasser quelques jours. Il a conclu à des violations de l’article 9 § 3 pour des périodes de quatre jours, sept jours ou huit jours (respectivement dans les affaires Freemantle c. Jamaïque, communication no 625/1995, CCPR/C/68/D/625/1995, Grant c. Jamaïque, communication no 597/1994, CCPR/C/56/D/597/1994, et Stephens c. Jamaïque, communication no 373/1989, CCPR/C/55/D/373/1989).

Dans les conclusions et recommandations qu’il a formulées dans son rapport du 17 décembre 2002 (E/CN.4/2003/68), le rapporteur spécial sur la torture a indiqué (paragraphe 26 g)) que la période de détention sans mandat judiciaire ne devait pas dépasser quarante-huit heures.

Dans l’affaire Kulomin c. Hongrie (communication no 521/1992, CCPR/C/50/D/521/1992), le Comité des droits de l’homme a conclu que l’autorité compétente pour contrôler la mesure privative de liberté ne pouvait être le procureur chargé d’enquêter sur le suspect car il n’avait pas l’objectivité et l’impartialité institutionnelles nécessaires.

B.  L’accès à un avocat

156.  Outre les documents visés dans l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, §§ 37-44, CEDH 2008), le requérant invoque les textes suivants.

L’article 14 § 3 b) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipule que toute personne accusée d’une infraction pénale a droit « à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ». Dans son observation générale no 20 de 1992 relative à cet article, le Comité des droits de l’homme a déclaré que la protection du détenu exigeait qu’il ait rapidement et régulièrement accès à des avocats. Dans l’affaire Gridin c. Russie (communication no 770/1997, CCPR/C/69/D/770/1997), il a conclu que le refus de laisser l’auteur de la communication accéder à un avocat pendant cinq jours avait constitué une violation de l’article 14 du pacte.

Le Comité contre la torture (qui s’est exprimé sur le sujet dans son observation générale no 2, citée au paragraphe 43 de l’arrêt Salduz), a souligné pour sa part que les protections fondamentales contre la torture comprenaient le droit, pour les personnes arrêtées, de prévenir quelqu’un de leur placement en détention, d’avoir rapidement accès à un avocat et d’être examinées par un médecin indépendant, en particulier dans les premières heures et les premiers jours de la détention, période pendant laquelle le risque de torture est selon lui le plus élevé (voir aussi à cet égard les Conclusions et recommandations du Comité contre la torture à l’égard de l’Albanie (21 juin 2005, CAT/C/CR/34/ALB, paragraphe 8 i)) et de la France (3 avril 2006, CAT/C/FRA/CO/3, paragraphe 16)).

Dans son rapport du 3 juillet 2001 (A/56/156), le rapporteur spécial des nations unies sur la torture a dit, au paragraphe 39 f), que les détenus devaient pouvoir voir un avocat dans les vingt-quatre heures suivant leur arrestation.

C.  Les juridictions militaires

157.  Le requérant a versé au dossier les documents relatifs au droit international ci-après, établis depuis l’arrêt Ergin c. Turquie (no 6) (no 47533/99, CEDH 2006-VI).

158.  Dans son observation générale no 32 d’août 2007 (CCPR/C/GC/32) relative à l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (droit à un procès équitable), le Comité des droits de l’homme a déclaré ceci :

« (...) Bien que le Pacte n’interdise pas le jugement de civils par des tribunaux militaires ou d’exception, il exige que de tels procès respectent intégralement les prescriptions de l’article 14 et que les garanties prévues dans cet article ne soient ni limitées ni modifiées par le caractère militaire ou exceptionnel du tribunal en question. Le Comité note par ailleurs que le jugement de civils par des tribunaux militaires ou d’exception peut soulever de graves problèmes s’agissant du caractère équitable, impartial et indépendant de l’administration de la justice. C’est pourquoi il importe de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer que de tels procès se déroulent dans des conditions garantissant véritablement les pleines garanties prévues à l’article 14. Le jugement de civils par des tribunaux militaires ou d’exception devrait être exceptionnel, c’est-à-dire limité aux cas où l’Etat partie peut démontrer que le recours à de tels tribunaux est nécessaire et justifié par des raisons objectives et sérieuses et où, relativement à la catégorie spécifique des personnes et des infractions en question, les tribunaux civils ordinaires ne sont pas en mesure d’entreprendre ces procès [renvois omis]. »

159.  Dans l’affaire Madani c. Algérie (21 juin 2007, communication no 1172/2003, CCPR/C/89/D/1172/2003), le Comité contre la torture a conclu que le procès et la condamnation de l’auteur de la communication par un tribunal militaire avaient emporté violation de l’article 14 du pacte, et ce nonobstant le fait que les juges militaires avaient un déroulement de carrière indépendant, qu’ils relevaient du Conseil supérieur de la magistrature et que les décisions du tribunal militaire pouvaient être contestées devant la Cour suprême. Il a jugé que l’Algérie n’avait pas démontré le besoin d’avoir recours à un tribunal militaire dans le cas de l’auteur de la communication, la gravité ou la nature des infractions en cause n’étant pas des facteurs suffisants à cet égard, et que, partant, il n’avait pas besoin d’examiner la question de savoir si le tribunal militaire avait, dans les faits, apporté toutes les garanties prévues par l’article 14.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

160.  Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant soutient qu’il se trouverait exposé à un risque réel de torture et de mauvais traitements s’il était renvoyé en Jordanie. Cet article est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.  Thèses des parties

1.  Le Gouvernement

161.  Le Gouvernement soutient que les documents relatifs aux assurances diplomatiques communiqués tant par le requérant que par les tiers intervenants (paragraphes 141 à 146 ci-dessus) ont tous trait à ce que devrait être la pratique des tribunaux et non aux exigences que pose la Convention de manière certaine. Il arguë que l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme consiste certes à dire que les assurances ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour empêcher les mauvais traitements, mais aussi à examiner la question de savoir si les assurances données prévoient dans leur mode d’application une garantie suffisante contre les mauvais traitements. Il cite à cet égard la décision Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni ((déc.), nos 24027/07, 11949/08 et 36742/08, § 106, 6 juillet 2010). De plus, contrairement à la thèse du requérant (paragraphe 168 ci-dessous), aucun principe de la jurisprudence de la Cour ne prévoirait que les assurances ne permettent pas d’éliminer un risque réel de mauvais traitements dû à la pratique systémique de la torture dans le pays de destination.

162.  Le Gouvernement estime que la Commission spéciale des recours en matière d’immigration (United Kingdom Special Immigration Appeals Commission, « la SIAC ») a suivi l’approche de la Cour en matière d’assurances. Saisie de nombreux éléments différents concernant tant le sens et l’effet probable des assurances que la situation prévalant en Jordanie, elle les aurait examinés avec le plus grand soin. Tous les facteurs sur lesquels elle s’est appuyée pour parvenir à ses conclusions resteraient au moins aussi valables qu’ils l’étaient lorsqu’elle a apprécié l’affaire, et les rapports critiques publiés ultérieurement, étant de nature générale, ne pourraient modifier ses conclusions. Les données disponibles montreraient même que si la situation en matière de droits de l’homme a évolué depuis lors, c’est dans le sens d’une amélioration et non d’une dégradation.

163.  Selon le Gouvernement, les motifs pour lesquels la SIAC a considéré que les assurances données par la Jordanie en l’espèce seraient suffisantes étaient les suivants : i.  la Jordanie était apte et disposée à respecter ses engagements, ii.  le requérant serait protégé par sa notoriété, et iii.  le Centre Adaleh d’études pour les droits de l’homme (« le centre Adaleh ») contrôlerait le respect du mémorandum.

164.  En ce qui concerne le premier point, le Gouvernement répète que les assurances contenues dans le mémorandum d’entente ont été données de bonne foi et approuvées au plus haut niveau par le gouvernement jordanien. Elles auraient été conçues pour refléter les normes internationales et seraient parfaitement claires, en particulier si l’on replace le mémorandum d’entente dans son contexte diplomatique et politique. Bien interprétés, les termes de ce texte imposeraient la présentation à bref délai du requérant à un juge ou à un autre magistrat (sachant qu’en droit jordanien, les procureurs sont des magistrats) et la possibilité pour l’intéressé de bénéficier des services d’avocats et de médecins indépendants. L’attitude consistant à critiquer le mémorandum d’entente au prétexte qu’il n’est pas juridiquement contraignant (comme l’aurait fait le requérant) révélerait une incompréhension de la manière dont ces mémorandums fonctionnent en pratique entre les Etats. Ils seraient un outil bien établi et très utilisé dans les relations internationales. En l’espèce, il y aurait eu, comme la SIAC l’a conclu, des raisons solides de prévoir que la Jordanie respecterait ce mémorandum d’entente précis. Tout d’abord, il aurait été de l’intérêt des deux Etats que les assurances soient respectées, et le Gouvernement estime comme la SIAC que la position de la Jordanie au Moyen-Orient et sa relation avec les Etats-Unis d’Amérique ne change rien à cet état de choses. Il fait sienne également la conclusion de la SIAC selon laquelle, contrairement à la thèse du requérant, il serait de l’intérêt des deux Etats d’enquêter sérieusement sur toute allégation de violation du mémorandum d’entente. A cet égard, il estime aussi d’une importance considérable le fait que la Direction générale du renseignement (« la DGR »), qui devait détenir le requérant à son retour, avait « validé » le mémorandum, ayant participé aux négociations qui y avaient abouti, accepté les dispositions de contrôle qu’il prévoyait et été informée des conséquences d’un non-respect des assurances données. Enfin, il renvoie à l’affaire VV (paragraphe 75 ci-dessus), où la SIAC, compte tenu du témoignage de M. Layden selon lequel le mémorandum d’entente reposait sur la force de la relation bilatérale entre le Royaume-Uni et la Jordanie, aurait actualisé et confirmé les conclusions qu’elle a formulées dans la présente affaire.

165.  Pour ce qui est du deuxième point, la SIAC aurait considéré que, le requérant étant une personnalité connue dans le monde arabe, son retour en Jordanie et le traitement qui lui serait réservé sur place feraient l’objet d’un intérêt et d’un examen poussés des médias locaux et internationaux, et ce indépendamment de l’existence du mémorandum d’entente. Elle aurait estimé que la société civile jordanienne, y compris les parlementaires, suivrait avec intérêt le cas de l’intéressé et que tout acte de mauvais traitements à son égard susciterait un tollé et serait facteur d’instabilité pour le gouvernement jordanien. Le Gouvernement conclut comme la SIAC que les responsables de la détention du requérant devaient être conscients de ces facteurs.

166.  Relativement au troisième point, le Gouvernement souligne que, même si la SIAC a émis certaines critiques à l’égard des capacités du centre Adaleh, elle n’a nullement considéré que le contrôle qu’il pratiquerait serait inutile mais au contraire a estimé qu’il aurait pour effet positif de réduire le risque de mauvais traitements. Le Gouvernement ajoute que le centre a considérablement amélioré ses compétences depuis l’examen réalisé par la SIAC : comme l’indiqueraient les déclarations de M. Layden, il aurait reçu un financement important de la Commission européenne, il aurait commencé à déléguer ses activités de contrôle à sa filiale, l’Equipe nationale pour la lutte contre la torture (National Team to Combat Torture), il aurait acquis une expérience pratique en visitant les détenus (y compris ceux de la DGR) et en travaillant avec d’autres organisations non gouvernementales (ONG), il aurait considérablement étoffé son personnel – en particulier le nombre de ses experts médicaux – et il aurait démontré son indépendance à l’égard des autorités, notamment de la DGR, en publiant une étude sur la torture. Ainsi, contrairement à ce que suggérerait le requérant et à ce que pourraient laisser penser les critiques que lui ont adressées certaines ONG, qui lui reprochaient d’avoir accepté le mandat de contrôle du respect du mémorandum, le centre Adaleh aurait conservé son statut d’association à but non lucratif (et son indépendance). Les critiques du requérant à l’égard du centre seraient d’ailleurs déplacées, le contrôle étant en réalité pratiqué par sa filiale, l’Equipe nationale pour la lutte contre la torture. Enfin, quels que puissent être les problèmes généraux en matière de contrôle du respect des droits de l’homme en Jordanie, le mémorandum d’entente et le mandat fourniraient à Adaleh un pouvoir clair et précis, et chacun saurait parfaitement comment les visites de contrôle doivent se dérouler. Le Gouvernement ajoute à cet égard que, si le centre rencontrait le moindre problème, il pourrait alerter l’ambassade du Royaume-Uni à Amman et qu’il (...) continuera de contrôler la situation du requérant aussi longtemps que celui-ci sera détenu.

167.  Pour ces raisons, le Gouvernement estime qu’il y a des différences considérables entre les assurances précédemment examinées par la Cour et celles qu’a fournies la Jordanie en l’espèce, et qui, combinées aux dispositions relatives au contrôle, seraient suffisantes pour garantir qu’il n’y aura pas violation de la Convention si le requérant est renvoyé en Jordanie.

2.  Le requérant

168.  Le requérant soutient que, en droit, il faut tenir dûment compte des critiques formulées par la communauté internationale à l’égard des assurances. Il y aurait un consensus international pour dire que les assurances sapent les mécanismes juridiques établis pour l’application de l’interdiction de la torture et que, si un pays n’est pas disposé à respecter les obligations que lui fait le droit international, il est peu probable qu’il respecte des assurances bilatérales. L’expérience au niveau international montrerait aussi qu’il est notoirement difficile d’établir que de telles assurances sont respectées. Selon le requérant, il faudrait, comme la Cour suprême du Canada dans l’affaire Suresh (paragraphe 152 ci-dessus), établir une distinction entre l’assurance qu’un Etat ne fera pas quelque chose qui est légal (par exemple appliquer la peine de mort) et celle qu’il ne fera pas quelque chose qui est illégal (par exemple recourir à la torture). De plus, il ressortirait de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier des arrêts Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie (no 36378/02, CEDH 2005‑III) et Ismoïlov et autres c. Russie (no 2947/06, 24 avril 2008), que, dès lors qu’il a été démontré qu’un individu court un risque, les assurances ne sont pas suffisantes pour y parer, en particulier lorsqu’il a aussi été démontré que la torture était une pratique systémique dans le pays de destination. Dès lors, les assurances ne suffiraient que lorsque i.  il a été remédié à un problème de torture systémique, et ii.  même si des cas isolés d’actes non systémiques demeurent, un organisme à l’efficacité prouvée exerce un contrôle indépendant et les auteurs de tels actes se voient infliger des sanctions pénales. Or tel ne serait pas le cas en l’espèce.

169.  Le requérant s’appuie sur les éléments exposés aux paragraphes 106 à 124 ci-dessus, qui démontrent selon lui que les prisons jordaniennes sont des lieux de non-droit. La torture y serait endémique, en particulier dans les établissements de la DGR et à l’égard des détenus islamistes, qui seraient fréquemment passés à tabac. Il y aurait un défaut systémique d’enquête prompte et effective sur les allégations de torture, et ce plus encore aujourd’hui qu’au moment où la SIAC a examiné l’affaire. En outre, le climat d’impunité qui prévaudrait à la DGR la rendrait incapable de respecter les assurances, même à supposer que ses instances dirigeantes souhaitent le faire. De manière plus générale, on ne pourrait pas se fier à la Jordanie pour respecter ses obligations internationales en matière de droits de l’homme : le pays aurait refusé de se soumettre à toute forme de mécanisme de contrôle dans ce domaine, refusant par exemple de ratifier tant l’article 22 de la Convention des Nations unies de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« la Convention contre la torture ») (droit de recours individuel devant le Comité contre la torture) que le Protocole facultatif se rapportant à cette convention (création du Sous-comité pour la prévention de la torture, investi notamment du droit de visiter les lieux de détention).

170.  Les assurances données par le gouvernement jordanien dans le cas du requérant devraient aussi être replacées dans leur contexte politique : la Jordanie serait peut-être un Etat stratégiquement important, mais elle serait aussi instable, dépendante de la protection des Etats-Unis, sujette aux troubles et vulnérable à l’islamisme. Face à ces facteurs, la relation bilatérale entre la Jordanie et le Royaume-Uni, pour étroite qu’elle soit, serait insuffisante pour garantir le respect du mémorandum d’entente.

171.  Dans ce contexte, la notoriété du requérant, loin de le protéger, l’exposerait en fait à un risque plus grand, et ce serait d’ailleurs cette notoriété qui aurait rendu nécessaire le mémorandum d’entente : le requérant aurait déjà été torturé pour avoir publiquement critiqué la politique étrangère de la Jordanie, et la demande d’extradition présentée par le pays aurait été retirée car sa présence sur place aurait été jugée indésirable. Les conclusions de la SIAC quant à la menace pour la sécurité nationale qu’il poserait au Royaume-Uni ne pourraient que confirmer cette affirmation. De plus, Jamil el Banna, Bishar al Rawi et Binyam Mohamed, précédemment détenus par les autorités américaines à Guantánamo Bay et ailleurs, auraient indiqué qu’ils avaient été longuement interrogés sur leurs liens avec lui. Le requérant estime donc que, s’il était expulsé, il serait considéré comme une menace importante pour le pays d’accueil et pour le Moyen-Orient et que, dans un environnement aussi instable, les calculs du gouvernement jordanien quant à l’opportunité de respecter le mémorandum d’entente pourraient bien changer. Il est d’avis que ces facteurs, combinés au climat d’impunité régnant à la DGR, signifient que sa notoriété, loin de le protéger, lui vaudrait d’être maltraité. Il considère de plus que la SIAC a agi de manière irrationnelle lorsqu’elle a conclu que la Jordanie respecterait les assurances parce qu’une allégation de mauvais traitements – qu’elle soit fondée ou non – pourrait être une source tout aussi importante d’instabilité que la preuve de pareils traitements : à partir de cette conclusion, il n’y a selon lui aucune raison pour que les autorités jordaniennes ne le maltraitent pas, étant donné que quoi qu’elles fassent, il pourrait toujours porter à leur encontre de fausses allégations.

172.  Le mémorandum d’entente présenterait aussi plusieurs défauts. Ainsi, dans la garantie que le requérant soit « mené à bref délai devant un juge », on ne saurait pas bien à quoi renvoie le mot « juge », et il pourrait simplement désigner un procureur agissant en qualité de juge administratif. Le mémorandum ne préciserait pas non plus clairement si le requérant doit avoir accès à un avocat pendant les interrogatoires ni si sa remise à un Etat tiers est proscrite, alors que la probabilité d’une telle remise serait accrue par l’intérêt que lui porteraient les Etats-Unis et par le fait que la Jordanie aurait déjà remis des individus à des Etats tiers. Enfin, on ne saurait pas avec certitude si, en droit jordanien, les assurances fournies dans le mémorandum ont une valeur juridique et sont susceptibles d’exécution forcée compte tenu du fait qu’elles n’ont pas été approuvées par le Parlement. Le requérant produit à cet égard la déclaration du dirigeant d’une ONG jordanienne, l’Organisation arabe des droits de l’homme, qui aurait refusé d’assumer le rôle d’organe de contrôle pour cette raison.

173.  Le requérant souscrit à l’avis des tiers intervenants selon lequel il n’y a pas de contrôle indépendant du respect des assurances en Jordanie, facteur dont il faut selon lui tenir compte au moment d’apprécier les capacités d’Adaleh. A cet égard, l’élément frappant des éléments communiqués à la Cour serait que, alors même qu’il s’est écoulé un certain temps depuis l’examen de la SIAC, le centre Adaleh n’aurait toujours aucune expérience pratique du contrôle du respect des droits de l’homme mais continuerait de s’occuper essentiellement de formation et d’activités de plaidoyer. De plus, il aurait certes produit un rapport sur la lutte contre la torture en 2008 mais, de manière significative, il n’y aurait formulé aucune critique directe à l’égard de la DGR.

174.  Indépendamment des faiblesses du centre Adaleh lui-même, la nature du contrôle prévu par son mandat serait restreinte. Le requérant fait valoir à cet égard que le mandat permet à la Jordanie de limiter l’accès d’Adaleh aux détenus à une visite toutes les deux semaines et qu’il ne prévoit pas d’examen médical réalisé par des professionnels indépendants, pas d’accès sans entraves d’Adaleh à l’intégralité des lieux où il sera détenu (les membres du centre pourraient uniquement le voir seul), pas de mécanisme permettant au centre d’enquêter sur d’éventuelles allégations de mauvais traitements, et pas de possibilité pour lui ni pour ses avocats de consulter les rapports qu’Adaleh remettrait aux gouvernements jordanien et britannique. En outre, il semblerait que le contrôle ne soit prévu que pour une période de trois ans. L’ensemble de ces facteurs permettrait de conclure que le contrôle que pourrait pratiquer le centre Adaleh ne répondrait pas aux normes internationales, notamment à celles énoncées dans le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture. De surcroît, le requérant avance que, même à supposer que des membres du centre puissent demander à entrer dans le lieu où il serait détenu, tout ce que les autorités auraient à faire pour échapper au contrôle serait de leur dire qu’il ne veut pas les voir.

3.  Les tiers intervenants

175.  Les tiers intervenants (paragraphe 5 ci-dessus) indiquent que le recours aux assurances diplomatiques est cause de graves préoccupations. Pareils accords diplomatiques bilatéraux dénués de valeur juridiquement contraignante porteraient atteinte à la nature impérative et universelle de l’interdiction absolue de la torture et de l’obligation de non-refoulement. Ils saperaient aussi le système juridique international contraignant multilatéral qui impose aux Etats ces obligations. Le recours aux assurances serait largement condamné par les experts internationaux, notamment par le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») ou encore la Commission mixte sur les droits de l’homme du Royaume-Uni pour son iniquité en principe et son inefficacité en pratique (paragraphes 141 à 145 ci-dessus).

176.  Plus concrètement, les assurances présenteraient quatre défauts majeurs. Premièrement, elles ne permettraient pas de déceler les mauvais traitements. La torture serait pratiquée en secret et des techniques sophistiquées la rendraient difficile à détecter, en particulier compte tenu de la réticence des victimes à parler ouvertement aux agents de contrôle, par crainte de représailles.

177.  Deuxièmement, les systèmes de contrôle prévus par les assurances ne seraient pas satisfaisants. Par exemple, ils ne répondraient pas aux règles pratiques du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en vertu desquelles il ne faut jamais rendre visite à un seul détenu, afin que ceux qui se plaignent de mauvais traitements ne puissent pas être reconnus. A cet égard, les tiers intervenants soulignent que le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a lui aussi déclaré que les visites à un seul détenu ne pouvaient constituer une garantie effective. Il y aurait lieu de noter également que le CPT a refusé de contrôler le respect des assurances.

178.  Troisièmement, les agents de contrôle locaux ne présenteraient souvent pas l’indépendance requise ; ils ne seraient pas habilités à accéder aux lieux de détention, à introduire des plaintes ou à faire pression sur les autorités pour mettre fin à d’éventuels mauvais traitements ; et ils feraient eux-mêmes l’objet de harcèlement et d’intimidation.

179.  Quatrièmement, les assurances n’inciteraient pas à révéler les violations car aucun des deux gouvernements ne voudrait reconnaître qu’il a violé ses obligations internationales et, de plus, le gouvernement de l’Etat de départ ne voudrait pas compromettre la possibilité de procéder à l’avenir à d’autres expulsions pour motifs de sécurité nationale. Promesses non contraignantes d’un Etat à un autre, les assurances pourraient être violées sans que cela n’emporte de conséquences graves.

180.  Les tiers intervenants indiquent également que leurs propres rapports (résumés aux paragraphes 112 à 118 ci-dessus) font état de nombreux antécédents en Jordanie de torture et de mauvais traitements pratiqués sur des individus soupçonnés de terrorisme ou d’atteinte à la sécurité nationale. Ces rapports montreraient que la DGR fait systématiquement obstacle aux tentatives de contrôle. Par exemple, en 2003, le CICR aurait dû suspendre ses visites en raison de violation des procédures de la part de la DGR ; de même, le rapporteur spécial sur la torture aurait été empêché de rencontrer les détenus individuellement. La DGR continuerait de nier toutes les allégations de mauvais traitements. Les tiers intervenants ajoutent que, en cas de tels agissements, les sanctions internes sont inexistantes et les sanctions pénales insuffisantes. Ainsi, les rares agents reconnus coupables de torture se seraient vu infliger des peines excessivement clémentes.

181.  L’avis des tiers intervenants, qui reposerait sur des entretiens tenus entre Human Rights Watch et la direction d’Adaleh, est que ce centre est une entreprise à but lucratif qui n’a mené aucune inspection. Il n’aurait d’ailleurs exprimé ni en public ni en privé aucune préoccupation quant à des mauvais traitements dans les lieux de détention jordaniens.

B.  Sur la recevabilité

182.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C.  Sur le fond

1.  Principes généraux

183.  Premièrement, la Cour tient à souligner que, depuis sa création, elle a toujours été pleinement consciente des difficultés que les Etats rencontrent pour protéger leur population contre la violence terroriste, laquelle constitue en elle-même une grave menace pour les droits de l’homme (voir, notamment, Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, §§ 28-30, série A no 3, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, série A no 25, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 179, CEDH 2005-IV, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 126, CEDH 2009, et A. c. Pays-Bas, no 4900/06, § 143, 20 juillet 2010). Elle considère qu’il est légitime, devant une telle menace, que les Etats contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, actes qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner (Boutagni c. France, no 42360/08, § 45, 18 novembre 2010, et Daoudi c. France, no 19576/08, § 65, 3 décembre 2009).

184.  Deuxièmement, les Etats doivent pouvoir, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, refouler les non-nationaux qu’ils considèrent comme une menace pour la sécurité nationale ; et la Cour n’a pas pour tâche de vérifier si un individu donné constitue ou non effectivement une telle menace, mais seulement de s’assurer que son expulsion est compatible avec ses droits garantis par la Convention (voir aussi Ismoïlov et autres, précité, § 126).

185.  Troisièmement, il est de jurisprudence constante que l’expulsion par un Etat contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays. La protection contre les traitements prohibés par l’article 3 étant absolue, il n’est pas possible de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’expulsion (Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, §§ 125 et 138, CEDH 2008).

186.  Quatrièmement, la Cour reconnaît qu’il existe au sein de la communauté internationale, comme le montrent les documents communiqués par le requérant et les tiers intervenants, une préoccupation générale face à la pratique consistant à solliciter des assurances afin de pouvoir expulser les individus considérés comme une menace pour la sécurité nationale (voir les paragraphes 141 à 145 ci-dessus et l’arrêt Ismoïlov et autres, précité, §§ 96-100). Cela étant, il ne lui appartient pas de décider de l’opportunité de recourir à des assurances ni d’évaluer les conséquences à long terme d’une telle pratique ; elle n’a pour tâche que de déterminer si les assurances obtenues dans un cas donné sont suffisantes pour lever tout risque réel de mauvais traitements. Avant d’en venir aux faits de la présente espèce, elle juge donc utile de rappeler quelle a été son approche à l’égard des assurances dans les précédentes affaires d’expulsion où était invoqué l’article 3.

187.  Lorsqu’elle examine le point de savoir si un requérant serait exposé à un risque réel de mauvais traitements dans le pays vers lequel il doit être expulsé, la Cour examine d’une part la situation générale en matière de droits de l’homme dans le pays et d’autre part les éléments propres au cas du requérant. Lorsque l’Etat d’accueil a fourni des assurances, celles-ci constituent un facteur pertinent supplémentaire dont elle tient compte. Cependant, les assurances ne sont pas en elles-mêmes suffisantes pour garantir une protection satisfaisante contre le risque de mauvais traitements : il faut absolument vérifier qu’elles prévoient, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant sera protégé contre le risque de mauvais traitements. En outre, le poids à leur accorder dépend, dans chaque cas, des circonstances prévalant à l’époque considérée (Saadi, précité, § 148).

188.  La première question qui se pose au moment d’apprécier la manière dont les assurances seront appliquées en pratique et de déterminer le poids qui doit leur être accordé est celle de savoir si la situation générale en matière de droits de l’homme dans l’Etat d’accueil n’est pas telle qu’il doit être exclu d’accepter quelque assurance que ce soit de sa part. Ce n’est cependant que dans de rares cas que la situation générale dans un pays donné implique que l’on ne puisse accorder absolument aucun poids aux assurances qu’il fournit (voir, par exemple, Gaforov c. Russie, no 25404/09, § 138, 21 octobre 2010, Sultanov c. Russie, no 15303/09, § 73, 4 novembre 2010, Yuldashev c. Russie, no 1248/09, § 85, 8 juillet 2010, et Ismoïlov et autres, précité, § 127).

189.  Le plus souvent, la Cour apprécie d’abord la qualité des assurances données puis, à la lumière des pratiques de l’Etat d’accueil, elle évalue leur fiabilité. Ce faisant, elle tient compte notamment des facteurs suivants :

i.  le fait que les termes des assurances lui aient ou non été communiqués (Riabikine c. Russie, no 8320/04, § 119, 19 juin 2008, et Mouminov c. Russie, no 42502/06, § 97, 11 décembre 2008 ; voir aussi la décision rendue par le Comité contre la torture dans l’affaire Pelit, paragraphe 150 ci-dessus) ;

ii.  le caractère soit précis soit général et vague des assurances (Saadi, précité, Klein c. Russie, no 24268/08, § 55, 1er avril 2010, et Khaydarov c. Russie, no 21055/09, § 111, 20 mai 2010) ;

iii.  l’auteur des assurances et sa capacité ou non à engager l’Etat d’accueil (Chamaïev et autres, précité, § 344, Kordian c. Turquie (déc.), no 6575/06, 4 juillet 2006, Salem c. Portugal (déc.), no 26844/04, 9 mai 2006, et, a contrario, Ben Khemais c. Italie, no 246/07, § 59, 24 février 2009, Garayev c. Azerbaïdjan, no 53688/08, § 74, 10 juin 2010, Baysakov et autres c. Ukraine, no 54131/08, § 51, 18 février 2010, et Soldatenko c. Ukraine, no 2440/07, § 73, 23 octobre 2008) ;

iv.  dans les cas où les assurances ont été données par le gouvernement central de l’Etat d’accueil, la probabilité que les autorités locales les respectent (Chahal, précité, §§ 105-107) ;

v.  le caractère légal ou illégal dans l’Etat d’accueil des traitements au sujet desquels les assurances ont été données (Cipriani c. Italie (déc.), no 22142/07, 30 mars 2010, Saoudi c. Espagne (déc.), no 22871/06, 18 septembre 2006, Ismaili c. Allemagne (déc.), no 58128/00, 15 mars 2001, Nivette c. France (déc.), no 44190/98, CEDH 2001‑VII, et Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, CEDH 2001-XI ; voir aussi les décisions rendues respectivement par la Cour suprême et la Cour fédérale du Canada dans les affaires Suresh et Lai Cheong Sing et Tsang Ming Na (paragraphes 152 et 154 ci-dessus)) ;

vi.  le fait qu’elles émanent ou non d’un Etat contractant (Chentiev et Ibragimov c. Slovaquie (déc.), nos 21022/08 et 51946/08, 14 septembre 2010, et Gasayev c. Espagne (déc.), no 48514/06, 17 février 2009) ;

vii.  la durée et la force des relations bilatérales entre l’Etat d’envoi et l’Etat d’accueil, y compris l’attitude passée de l’Etat d’accueil face à des assurances analogues (Babar Ahmad et autres, décision précitée, §§ 107-108, et Al-Moayad c. Allemagne (déc.), no 35865/03, § 68, 20 février 2007) ;

viii.  la possibilité ou non de vérifier objectivement le respect des assurances données par des mécanismes diplomatiques ou par d’autres mécanismes de contrôle, y compris la possibilité illimitée de rencontrer les avocats du requérant (voir les décisions Chentiev et Ibragimov et Gasayev, précitées, et, a contrario, les arrêts Ben Khemais (précité, § 61) et Riabikine (précité, § 119), et Kolesnik c. Russie, no 26876/08, § 73, 17 juin 2010 ; voir aussi les décisions rendues par le Comité contre la torture dans les affaires Agiza et Pelit (paragraphes 147 à 150 ci-dessus) et par le Comité des droits de l’homme dans l’affaire Mohammed Alzery (paragraphe 151 ci-dessus) ;

ix.  l’existence ou non d’un vrai système de protection contre la torture dans l’Etat d’accueil et la volonté de cet Etat de coopérer avec les mécanismes internationaux de contrôle (dont les ONG de défense des droits de l’homme), d’enquêter sur les allégations de torture et de sanctionner les auteurs de tels actes (Ben Khemais, précité, §§ 59-60, Soldatenko, précité, § 73, et Koktysh c. Ukraine, no 43707/07, § 63, 10 décembre 2009) ;

x.  le fait que le requérant ait ou non déjà été maltraité dans l’Etat d’accueil (Koktysh, précité, § 64) ; et

xi.  l’examen ou l’absence d’examen par les juridictions internes de l’Etat de départ/de l’Etat contractant de la fiabilité des assurances (Gasayev, décision précitée, Babar Ahmad et autres, décision précitée, § 106, et Al-Moayad, décision précitée, §§ 66-69).

2.  Application de ces principes au cas d’espèce

190.  La Cour tient à préciser que, lorsqu’elle a appliqué ces facteurs au cas d’espèce, elle n’a examiné que les éléments publics produits devant la SIAC, les éléments supplémentaires qui lui ont été communiqués (...) et les rapports d’accès public sur la situation des droits de l’homme en Jordanie (...) Elle n’a pas reçu les éléments supplémentaires confidentiels dont la SIAC était saisie et il ne lui a d’ailleurs pas été demandé de les examiner. De même, étant donné qu’elle n’a pas examiné la décision confidentielle de la SIAC, il est sans pertinence, aux fins de sa propre appréciation ex nunc de l’affaire, de savoir si le fait que celle-ci a tenu compte pour parvenir à sa conclusion sur l’article 3 d’éléments supplémentaires confidentiels qu’elle n’a pas mentionnés dans sa décision publique pouvait emporter violation de l’article 3.

191.  Examinant donc les éléments qui lui ont été communiqués, la Cour note en premier lieu que les éléments décrits dans les rapports des organes des Nations unies et des ONG faisant état d’actes de torture dans les prisons jordaniennes sont aussi cohérents que troublants. Quels que soient les progrès que la Jordanie ait pu faire dans ce domaine, la torture y demeure, selon le Comité contre la torture, routinière et généralisée (paragraphe 107 ci-dessus). Ces conclusions sont confirmées par les autres rapports résumés aux paragraphes 106 à 124 ci-dessus, qui démontrent au-delà de tout doute raisonnable que les agents de la DGR ont systématiquement recours à la torture, en particulier sur les détenus islamistes, et ce sans être nullement inquiétés. De l’avis de la Cour, ce climat d’impunité n’est guère surprenant : les éléments disponibles montrent que bon nombre des garanties normales internationalement reconnues en matière de prévention de la torture et de sanction de ses auteurs sont absentes du système de justice pénale jordanien. Comme l’a noté le Comité des droits de l’homme dans ses observations finales du 18 novembre 2010 (paragraphe 108 ci-dessus), il n’y a pas de mécanisme de plaintes véritablement indépendant, le nombre de poursuites est faible et les détenus se voient refuser l’accès rapide à des avocats et à des médecins indépendants. Les conclusions du Comité contre la torture (qui sont corroborées par les rapports d’Amnesty International, de Human Rights Watch et du Centre national jordanien pour les droits de l’homme montrent que ces problèmes se trouvent aggravés par les pouvoirs élargis de détention de la DGR et que, dans les affaires portées devant la Cour de sûreté de l’Etat, la proximité du procureur avec la DGR fait que le premier ne pratique pas sur la seconde de contrôle significatif (paragraphes 107, 112, 113, 116 et 119 à 122 ci-dessus). Enfin, comme le confirment le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Amnesty International et le Centre national jordanien pour les droits de l’homme, la DGR ne coopère pas avec les grands agents de contrôle nationaux et internationaux (paragraphes 109 et 121 ci-dessus).

192.  Compte tenu de ces éléments, il n’est pas étonnant que les parties s’accordent à dire que, en l’absence d’assurances de la part du gouvernement jordanien, le requérant courrait un risque réel de mauvais traitements s’il était renvoyé en Jordanie. La Cour est du même avis. Il est clair que le requérant, connu pour être un islamiste, fait partie d’une catégorie d’individus souvent maltraités lorsqu’ils sont détenus en Jordanie. Il y a lieu aussi de tenir compte du fait qu’il dit y avoir déjà été torturé (voir sa demande d’asile, résumée au paragraphe 7 ci-dessus). Cependant, conformément à l’approche générale qu’elle a rappelée aux paragraphes 187 à 189 ci-dessus, la Cour doit aussi examiner le point de savoir si les assurances contenues dans le mémorandum d’entente, alliées au contrôle que pratiquerait Adaleh, lèvent tout risque réel de mauvais traitements à l’égard de l’intéressé.

193.  Le requérant a exprimé plusieurs préoccupations d’ordres général et particulier quant au fait de savoir si les assurances données par la Jordanie suffisent à lever tout risque réel de mauvais traitements à son égard. Sur le plan général, il soutient que, si on ne peut pas se fier à cet Etat pour respecter son obligation internationale multilatérale juridiquement contraignante de ne pas torturer, on ne peut pas non plus espérer qu’il respecte des assurances bilatérales non contraignantes de ne pas le faire. Il ajoute qu’il ne faudrait jamais se fier aux assurances lorsqu’il existe un problème systémique de torture et de mauvais traitements et que, même lorsque seuls des actes de torture isolés non systémiques ont été constatés, il ne faudrait se fier qu’aux assurances dont le respect sera vérifié par un organisme de contrôle indépendant ayant déjà fait la preuve de son efficacité en pratique. La Cour estime que ces arguments d’ordre général ne sont pas corroborés par sa jurisprudence en matière d’assurances. Comme l’indiquent les principes généraux énoncés aux paragraphes 187 à 189 ci-dessus, elle n’a jamais posé de règle absolue en vertu de laquelle on ne pourrait pas compter qu’un Etat qui ne respecte pas ses obligations multilatérales respecte des assurances bilatérales ; la mesure dans laquelle l’Etat a manqué à respecter ses obligations multilatérales est, au plus, un facteur à prendre en compte pour déterminer si les assurances bilatérales qu’il a données sont suffisantes. De même, il n’y a pas d’interdiction de demander des assurances en cas de problème systémique de torture et de mauvais traitements dans l’Etat d’accueil – autrement, comme Lord Phillips l’a observé (paragraphe 57 ci-dessus), on aboutirait au paradoxe selon lequel le fait même qu’il faille demander des assurances signifierait que l’on ne peut pas s’y fier.

194.  De plus, la Cour ne considère pas que la situation générale en matière de droits de l’homme en Jordanie interdise d’accepter quelque assurance que ce soit du gouvernement jordanien. Elle estime plutôt que le gouvernement britannique et le gouvernement jordanien se sont véritablement efforcés, l’un d’obtenir, l’autre de fournir des assurances transparentes et détaillées garantissant que le requérant ne soit pas maltraité à son retour en Jordanie. Le produit de cette démarche, à savoir le mémorandum d’entente, est supérieur tant dans ses dispositions que dans sa forme à toutes les assurances que la Cour a précédemment examinées (voir par exemple, à titre de comparaison, les assurances fournies dans les affaires Saadi, Klein et Khaydarov citées au paragraphe 189 ii. ci-dessus). Il semble aussi supérieur à toutes les assurances examinées par le Comité contre la torture et le Comité des droits de l’homme (affaires Agiza, Pelit, et Mohammed Alzery, paragraphes 147 à 151 ci-dessus). Il est précis et complet. Il prévoit directement la protection en Jordanie des droits du requérant garantis par la Convention (paragraphes 1 à 8 du mémorandum, cités aux paragraphes 77 et 78 ci-dessus). Il présente aussi la caractéristique unique d’avoir résisté à l’examen approfondi réalisé par une juridiction indépendante, la SIAC, qui a reçu des éléments produits par les deux parties, y compris les dépositions d’experts ayant fait l’objet d’un contre-interrogatoire poussé (paragraphes 28 et 189 xi. ci-dessus).

195.  La Cour rejoint aussi la SIAC dans son appréciation générale selon laquelle les assurances doivent être replacées dans le contexte où elles ont été données. Il est vrai que, dans ses déclarations devant elle (résumées aux paragraphes 83 à 90 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]), M. Layden a peut-être eu tendance à atténuer la gravité du passif de la Jordanie en matière de torture, néanmoins il est, de par sa position, apte à parler en connaissance de cause de la force de la relation bilatérale qui unit le Royaume-Uni à la Jordanie et de l’importance du mémorandum d’entente pour cette relation. La Cour considère que, à partir de ces déclarations et des autres éléments communiqués à la SIAC, il y a suffisamment d’éléments pour conclure que les assurances ont été données de bonne foi par un gouvernement dont les relations bilatérales avec le Royaume-Uni sont, de longue date, très fortes (voir les décisions Babar Ahmad et autres, et Al-Moayad, citées au paragraphe 189 vii. ci-dessus). De plus, ces assurances ont reçu l’aval des plus hautes autorités jordaniennes, le roi lui-même les ayant expressément approuvées et soutenues. Ainsi, il est clair que, quel que soit le statut du mémorandum d’entente en droit jordanien, les assurances ont été données par des autorités aptes à lier l’Etat jordanien (voir, a contrario, les arrêts Ben Khemais, Garayev, Baysakov et autres, et Soldatenko, cités au paragraphe 189 iii. ci-dessus). Un facteur tout aussi important réside dans le fait que les hauts responsables de la DGR les ont eux aussi approuvées et soutenues (voir, a contrario, l’arrêt Chahal, cité au paragraphe 189 iv. ci-dessus). De l’avis de la Cour, tous ces facteurs rendent plus probable le respect strict de la lettre et de l’esprit du mémorandum d’entente.

196.  De même, compte tenu du contexte politique dans lequel le mémorandum a été négocié, la Cour ne peut admettre l’argument du requérant selon lequel sa notoriété l’exposerait à un risque plus grand. Elle juge plus probable que l’effet de cette notoriété soit que les autorités de l’Etat d’accueil prennent soin de faire en sorte qu’il soit bien traité ; le gouvernement jordanien est sans aucun doute conscient du fait que des mauvais traitements auraient non seulement des conséquences graves pour sa relation bilatérale avec le Royaume-Uni mais susciteraient aussi l’indignation au niveau international. Certes, comme l’a dit la Cour fédérale du Canada dans l’affaire Lai Cheong Sing et Tsang Ming Na (paragraphe 154 ci-dessus), la notoriété est inutile si la torture est pratiquée sans que personne ne le sache jamais. Cependant, cet argument est de moins de poids en l’espèce en particulier parce qu’il existe ici des mécanismes de contrôle qui étaient totalement absents dans l’affaire Lai Cheong Sing et Tsang Ming Na.

197.  Outre les préoccupations générales relatives au mémorandum d’entente, le requérant a exprimé des craintes à l’égard de six éléments relatifs au sens et au fonctionnement des assurances. Selon lui, le mémorandum d’entente ne précise pas clairement : i.  ce que l’on entend par « juge » dans la garantie qu’il soit « mené à bref délai devant un juge », ii.  s’il aura accès à un avocat pendant les interrogatoires, iii.  si sa remise à des autorités tierces est interdite, iv.  si, en droit jordanien, les assurances données dans le mémorandum ont une valeur juridique et exécutoire, v.  dans quelles conditions Adaleh pourra le rencontrer, et vi.  quelle sera la capacité de cet organisme à contrôler le respect des assurances. La Cour examinera ces préoccupations une à une.

198.  En ce qui concerne le premier point, la Cour estime que le mémorandum d’entente aurait été considérablement renforcé s’il avait contenu une obligation de traduire le requérant avant l’expiration d’un délai bref et déterminé à compter de son arrestation devant un juge civil et non un procureur militaire, et ce d’autant plus que l’expérience montre que le risque de mauvais traitements des détenus est à son pic pendant les premières heures ou les premiers jours de la détention (voir les avis exprimés à ce sujet par le Comité contre la torture (paragraphe 156 ci-dessus) ainsi que par le CPT dans son 9e rapport général d’activités (CPT/Inf (99) 12), cité dans l’arrêt Panovits c. Chypre, no 4268/04, § 46, 11 décembre 2008). Cependant, elle note aussi que, même si cette pratique est inhabituelle, en droit jordanien, le requérant aurait droit à la présence d’un avocat lorsqu’il serait entendu par le procureur (voir le rapport de MM. Al-Khalili et Najdawi au paragraphe 97 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]). Etant donné que la présentation du requérant au procureur dans les vingt-quatre heures suivant son arrivée serait la première occasion publique pour les autorités jordaniennes de démontrer leur intention de respecter les assurances, la Cour considère qu’il serait improbable que l’intéressé se voie refuser à cette occasion la présence d’un avocat. De plus, la première présentation du requérant au procureur doit être vue dans le contexte des autres dispositifs mis en place pour son retour. Par exemple, il est probable que les agents de contrôle qui l’accompagneraient du Royaume-Uni en Jordanie resteraient avec lui pendant au moins une partie de sa première journée de détention en Jordanie. Par rapport au délai de cinq semaines qui s’était écoulé avant que l’on puisse voir le détenu dans l’affaire Mohammed Alzery (paragraphe 151 ci-dessus), où le Comité des droits de l’homme a conclu à des défaillances dans la procédure, il s’agit là d’un élément positif qui diminue grandement le risque de mauvais traitements qui aurait pu découler d’un manque de clarté du mémorandum d’entente.

199.  La deuxième préoccupation soulevée par le requérant concerne l’absence d’avocat pendant les interrogatoires. La SIAC a effectivement jugé improbable qu’il bénéficie de la présence d’un avocat pendant les interrogatoires de la DGR, mais elle a estimé probable qu’il en bénéficie pour tout interrogatoire mené par le procureur, et très probable qu’il soit représenté par un avocat pour toute comparution devant un juge. Il est vrai que le refus d’accéder à un avocat opposé à un détenu, particulièrement pendant un interrogatoire, soulève de graves préoccupations : le droit pour les personnes privées de liberté de bénéficier de conseils juridiques est une protection fondamentale contre le risque de mauvais traitements (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008). Toutefois, en l’espèce, ce risque est substantiellement réduit par les autres garanties contenues dans le mémorandum d’entente et les dispositifs de contrôle.

200.  Troisièmement, le requérant craint d’être remis à des autorités tierces. La Cour estime qu’il y a lieu de considérer comme écarté le risque qu’il soit maltraité au cours d’interrogatoires menés par la CIA, qu’il soit placé dans un lieu de détention secret de la DGR ou dans un centre de détention « fantôme » de la Central Intelligence Agency (CIA) en Jordanie ou qu’il soit remis à des autorités tierces hors du pays. Dans la décision Babar Ahmad et autres (précitée, §§ 78-82 et 113-116), elle a observé que les remises extraordinaires, qui contournent délibérément les voies légales, étaient antinomiques avec l’état de droit et les valeurs protégées par la Convention, mais elle a jugé manifestement mal fondés les griefs des requérants, qui craignaient de faire l’objet d’une remise extraordinaire, car même si les Etats-Unis, qui avaient demandé leur extradition, n’avaient donné aucune assurance expresse qu’ils ne les remettraient pas à des autorités tierces, ils avaient assuré qu’ils seraient jugés devant des juridictions fédérales, ce qui, de l’avis de la Cour, n’était guère compatible avec une remise à d’autres autorités.

Des considérations analogues s’appliquent en l’espèce. Même si la remise n’est pas expressément abordée dans le mémorandum d’entente, celui-ci prévoit clairement que le requérant sera expulsé en Jordanie, qu’il y sera détenu et qu’il y sera rejugé pour les infractions dont il a été déclaré coupable in absentia en 1998 et en 1999. S’il est reconnu coupable, il sera placé en détention dans un centre de la DGR. Il serait totalement incompatible avec ces dispositions que la Jordanie reçoive le requérant et, au lieu de le rejuger, le détienne en un lieu secret sur le territoire national ou le remette à un Etat tiers. De la même manière, à supposer qu’il vienne à être interrogé par les autorités américaines au cours de sa détention à la DGR, la Cour ne décèle aucun élément susceptible de faire planer un doute sur la conclusion de la SIAC selon laquelle les autorités jordaniennes prendraient soin de veiller à ce que les Etats-Unis ne « franchissent pas les limites » en se conduisant d’une manière qui violerait, sinon la lettre, du moins l’esprit du mémorandum d’entente.

201.  En ce qui concerne le quatrième point soulevé par le requérant, il est tout à fait possible qu’en droit jordanien le mémorandum d’entente ne soit pas juridiquement contraignant, et il est vrai que, en tant qu’assurance concernant un comportement illégal, il doit être traité avec plus de scepticisme que si l’Etat s’était engagé à ne pas appliquer des mesures autorisées par le droit interne (paragraphe 189 v. ci-dessus). Cela étant, la SIAC a tenu compte de cette distinction. Il ressort clairement de ses conclusions qu’elle a exercé la prudence qu’il convient d’adopter face à de telles assurances (voir ses conclusions générales sur le mémorandum d’entente aux paragraphes 29 et suivants ci-dessus) ; et la Cour estime comme elle non seulement qu’il y a un élément incitatif fort et réel en l’espèce pour que la Jordanie évite d’être vue comme ayant manqué à sa parole mais aussi que le soutien apporté au mémorandum d’entente par les plus hautes autorités jordaniennes réduit de manière importante le risque que les responsables de la DGR, qui ont participé à sa négociation, tolèrent qu’il ne soit pas respecté.

202.  En ce qui concerne le cinquième point, le requérant s’appuie sur des divergences entre les versions arabe et anglaise du mémorandum pour dire qu’Adaleh ne pourrait le voir que pendant les trois années suivant son expulsion. La Cour considère que cette question a été réglée par les notes diplomatiques qu’ont échangées les gouvernements jordanien et britannique (voir la deuxième déclaration de M. Layden au paragraphe 90 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt disponible en anglais sur Hudoc]), lesquelles précisent clairement qu’Adaleh pourra voir le requérant aussi longtemps qu’il demeurera en détention.

203.  Enfin, pour ce qui est du sixième point, il est clair que le centre Adaleh n’a ni les mêmes compétences ni les mêmes ressources que des ONG internationales de premier plan telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch ou le CICR. Il n’a pas non plus la même réputation ni le même statut en Jordanie que, par exemple, le Centre national jordanien pour les droits de l’homme. Dans son examen de l’affaire, la SIAC a relevé cette faiblesse. Elle a reconnu « la relative inexpérience et la taille modeste » du centre mais a conclu que c’était le fait même qu’il y ait des visites de contrôle qui était important (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour souscrit à cette conclusion. De plus, elle est convaincue que les capacités du centre se sont considérablement développées depuis l’examen de la SIAC, même s’il n’a toujours pas d’expérience directe du contrôle. Les déclarations de M. Layden montrent qu’Adaleh a bénéficié de financements généreux du gouvernement britannique, élément qui constitue en lui-même une mesure assurant son indépendance, au moins à l’égard du gouvernement jordanien. Le gouvernement britannique ayant plus largement intérêt à veiller au respect des assurances, on peut prévoir que ce financement se poursuivra. Ni un éventuel changement pouvant être survenu dans le statut juridique du centre ni le fait que plusieurs autres organisations aient été contactées avant lui pour assurer le contrôle en cause ne semblent prêter à conséquence. Même s’il y a lieu d’ajouter foi au récit de M. Wilke selon lequel le directeur d’Adaleh, M. Rababa, semble peu informé de la procédure menée au Royaume-Uni dans l’affaire du requérant, M. Rababa doit à présent savoir clairement, à l’issue des rencontres qu’il a eues avec les représentants du gouvernement britannique, quel rôle de contrôle le centre doit jouer et à quel point la question est importante pour le gouvernement britannique. Par ailleurs, même s’il semble que certains membres de la famille de M. Rababa soient liés aux services de sécurité, (...) rien n’indique que l’un d’entre eux doive se voir confier la responsabilité du requérant pendant sa détention. De manière plus importante, l’examen dont le centre Adaleh peut s’attendre à faire l’objet de la part de la société civile jordanienne et internationale quant à la manière dont il exercera le contrôle dont il est chargé doit l’emporter sur tout risque éloigné de partialité pouvant être associé aux liens familiaux de son directeur.

204.  Même si la nature précise de la relation entre le centre et sa filiale, l’Equipe nationale pour la lutte contre la torture, n’est pas claire, il semblerait que celle-ci dispose de tout le personnel nécessaire et des compétences interdisciplinaires requises aux fins du contrôle qu’elle doit exercer (voir la première déclaration de M. Layden au paragraphe 87 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]). Malgré les allégations qui ont été portées quant à la composition de l’Equipe nationale pour la lutte contre la torture, la Cour ne doute pas que le requérant recevra la visite d’une délégation comprenant du personnel médical et psychiatrique capable de détecter les signes physiques ou psychologiques de mauvais traitements (voir le paragraphe 4 d) du mandat du centre, cité au paragraphe 81 ci-dessus), et il y a toutes les raisons de penser qu’elle pourra le voir en privé (paragraphe 4 c) du mandat). Il serait évidemment dans l’intérêt du requérant de rencontrer la délégation selon un emploi du temps préétabli, et la Cour estime donc qu’il n’est guère envisageable que la DGR, pour se soustraire au contrôle, dise aux membres de la délégation qu’il ne souhaite pas les voir, car ce serait précisément le type de situation qui donnerait lieu aux « communications et réactions diplomatiques et ministérielles enfiévrées » envisagées par M. Oakden dans sa déposition à la SIAC (paragraphe 30 ci-dessus). Pour ces raisons, la Cour estime établi que, même s’il n’est pas parfait, le centre Adaleh sera capable de vérifier le respect des assurances données.

205.  Pour les raisons qui précèdent, elle conclut, compte tenu des éléments dont elle dispose, que le retour du requérant en Jordanie ne l’exposerait pas à un risque réel de mauvais traitements.

206.  Enfin, au cours de la procédure écrite, la Cour a demandé aux parties si le requérant risquait une peine d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle et si, dans l’affirmative, pareille peine serait compatible avec l’article 3 de la Convention. Les parties se sont accordées à dire qu’il n’y avait pas de tel risque, les peines de prison à perpétuité en Jordanie étant normalement de vingt ans. Le requérant a admis aussi que la durée de sa peine pourrait être examinée dans le cadre de son grief tiré de l’article 6. La Cour accepte la position des parties à ce sujet et considère que, dans le cas d’espèce, la durée de la peine susceptible d’être infligée au requérant en Jordanie ne soulève pas de question sous l’angle de l’article 3.

207.  Partant, la Cour conclut que l’expulsion du requérant en Jordanie n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

(...)

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

226.  Sur le terrain de l’article 5 de la Convention, le requérant soutient, premièrement, que, s’il était expulsé, il serait exposé à un risque réel de déni flagrant du droit à la liberté garanti par cet article car le droit jordanien permet de détenir un individu au secret pendant une durée pouvant aller jusqu’à cinquante jours, deuxièmement, qu’il serait privé d’assistance juridique pendant toute la durée de cette détention et, troisièmement, que, s’il était déclaré coupable à l’issue de son nouveau procès, toute peine de prison prononcée contre lui constituerait une violation flagrante de l’article 5 car elle aurait été imposée à l’issue d’une procédure constituant elle-même une violation flagrante de l’article 6.

En ses parties pertinentes, l’article 5 est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A.  Observations des parties

1.  Le Gouvernement

227.  Le Gouvernement estime que l’on ne peut invoquer l’article 5 dans une affaire d’expulsion (la Cour avait exprimé des doutes à cet égard dans l’affaire Tomic c. Royaume-Uni (déc.), no 17837/03, 14 octobre 2003). Il ajoute que, même si on pouvait le faire en général, il ne se pose en l’espèce aucune question sur ce terrain, le requérant ne risquant pas d’être détenu pendant une longue période avant d’être traduit en justice. Il fait valoir que la SIAC a jugé probable que le requérant soit traduit devant une « autorité judiciaire » dans un délai de quarante-huit heures, même si cette autorité ne doit être qu’un procureur ayant un statut judiciaire. Il arguë que le rapport de MM. Al-Khalili et Najdawi confirme que le procureur est un magistrat et que le délai de quarante-huit heures dont disposaient auparavant les policiers pour avertir les autorités judiciaires de toute arrestation a été porté à vingt-quatre heures (...) il souligne aussi que la SIAC a conclu que des prolongations portant la détention à la durée maximale de cinquante jours étaient peu susceptibles d’être demandées (paragraphe 41 ci-dessus), et que ces conclusions ont été confirmées tant par la Court of Appeal que par la Chambre des lords, où Lord Phillips a par ailleurs estimé qu’une détention de cinquante jours était loin de constituer une violation flagrante de l’article 5 (paragraphe 58 ci-dessus). Sans admettre la probabilité d’une détention de cette durée, le Gouvernement fait sienne cette analyse.

228.  Il soutient en outre que l’assurance selon laquelle le requérant sera traduit rapidement devant un juge fournie dans le mémorandum d’entente s’applique non seulement à toute détention antérieure à un nouveau procès pour les infractions dont il a été déclaré coupable in absentia mais aussi à toute autre période de détention en Jordanie. Enfin, considérant que le nouveau procès du requérant ne constituera pas un déni de justice flagrant, le Gouvernement estime qu’une peine de prison éventuellement imposée à l’issue de ce procès ne soulèverait aucune question sur le terrain de l’article 5.

2.  Le requérant

229.  Le requérant soutient que les données disponibles montrent que les détenus islamistes sont régulièrement détenus au secret pour des durées pouvant aller jusqu’à cinquante jours, sur ordre du procureur. Une telle durée dépasserait de loin les limites établies par la Cour (Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, §§ 61-62, série A no 145‑B, et Öcalan, précité, § 103) ou acceptables en droit international (paragraphe 155 ci-dessus). Il serait aussi contraire à la jurisprudence de la Cour et au droit international que le procureur qui a mené l’enquête soit chargé de déterminer la légalité du maintien en détention, a fortiori dans le cas présent, où le procureur près la Cour de sûreté de l’Etat est un militaire. De plus, le mémorandum d’entente ne définissant pas ce que signifie « à bref délai devant un juge », le requérant considère que la seule base sur laquelle repose la conclusion de la SIAC selon laquelle il serait traduit devant une autorité judiciaire dans un délai de quarante-huit heures est la déposition du témoin du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth responsable de la conclusion du mémorandum d’entente, M. Oakden. Or il ressortirait à présent du rapport de MM. Al-Khalili et Najdawi que M. Oakden renvoyait seulement dans cette déposition à la présentation du requérant au procureur.

B.  Sur la recevabilité

230.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C.  Sur le fond

1.  L’article 5 est-il applicable dans une affaire d’expulsion ?

231.  Il est vrai que, dans la décision Tomic (précitée), la Cour a exprimé des doutes quant à l’applicabilité de l’article 5 à une affaire d’expulsion. Cependant, il y a lieu aussi de rappeler la décision Babar Ahmad et autres (précitée, §§ 100-116). Dans cette affaire, les requérants soutenaient que s’ils étaient extradés aux Etats-Unis d’Amérique puis qualifiés de combattants ennemis ou remis à des autorités tierces, ils seraient exposés à un risque réel de violations des articles 3, 5 et 6 de la Convention. Le gouvernement américain avait donné l’assurance qu’ils ne seraient pas qualifiés d’ennemis combattants et qu’ils seraient jugés devant les juridictions fédérales. Devant les juridictions internes et devant la Cour européenne des droits de l’homme, les griefs des requérants furent examinés à partir de la présomption qu’ils répondaient aux critères de qualification en tant qu’ennemi combattant et que, s’ils étaient ainsi qualifiés, ils seraient exposés à un risque réel de violation des articles 3, 5 et 6 de la Convention. En définitive, la Cour rejeta leurs griefs pour défaut manifeste de fondement, jugeant les assurances données par les Etats-Unis suffisantes pour lever tout risque de qualification d’ennemis combattants ou de remise à des autorités tierces. La Cour rappelle également que lorsqu’elle a examiné le grief tiré de l’article 6 dans l’affaire Al-Moayad (décision précitée, § 101), elle a conclu ceci :

« Il y a indiscutablement déni flagrant de procès équitable, et donc de justice, lorsque, soupçonné d’avoir préparé ou commis une infraction pénale, un individu est détenu sans pouvoir faire examiner par un tribunal indépendant et impartial la légalité de sa détention et, si les soupçons ne s’avèrent pas fondés, obtenir d’être remis en liberté [renvois omis]. »

Cette observation ayant été faite dans le cadre de l’examen du grief relatif à la crainte du requérant d’être détenu sans procès à Guantánamo Bay, la Cour considère qu’elle doit s’appliquer avec encore plus de force à l’article 5 de la Convention.

232.  La Cour considère également qu’il serait illogique de dire qu’un requérant risquant d’être détenu dans l’Etat d’accueil à l’issue d’un procès manifestement inéquitable peut invoquer l’article 6 pour ne pas y être expulsé mais qu’un requérant risquant d’être détenu sans aucun procès ne peut pas invoquer l’article 5 dans le même but. De même, il peut très bien se présenter un cas où le requérant a déjà été déclaré coupable dans un Etat tiers à l’issue d’un procès manifestement inéquitable et doit y être extradé pour y purger une peine de prison. Si, en pareil cas, il n’y avait pas de possibilité de rouvrir la procédure pénale à son retour, il ne pourrait pas invoquer l’article 6 car il ne risquerait pas de subir un nouveau déni de justice flagrant. Il serait alors déraisonnable de lui interdire d’invoquer l’article 5 pour ne pas être extradé (voir, mutatis mutandis, Stoichkov c. Bulgarie, no 9808/02, §§ 51-56, 24 mars 2005, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 461-464, CEDH 2004-VII).

233.  La Cour considère donc que, nonobstant les doutes qu’elle a exprimés dans la décision Tomic, l’article 5 peut trouver à s’appliquer dans une affaire d’expulsion. Elle juge que le refoulement d’un individu par un Etat contractant vers un Etat où il serait exposé à un risque réel de violation flagrante de l’article 5 emporterait violation de cet article. Toutefois, comme avec l’article 6, un seuil élevé doit s’appliquer. Il n’y aurait violation flagrante de l’article 5 que si, par exemple, l’Etat d’accueil détenait arbitrairement un requérant pendant plusieurs années sans avoir l’intention de le traduire en justice, ou si un requérant risquait d’être détenu pendant une longue période dans l’Etat d’accueil après avoir été condamné à l’issue d’un procès manifestement inéquitable.

2.  Y aurait-il violation flagrante de l’article 5 en l’espèce ?

234.  La Cour conclut que les deuxième et troisième griefs que le requérant tire de l’article 5 (défaut d’assistance juridique et risque de détention à l’issue d’un procès manifestement inéquitable) relèvent plutôt d’un examen sous l’angle de l’article 6. Il n’y a donc lieu d’examiner sous l’angle de l’article 5 que son premier grief (risque de détention au secret pendant une durée pouvant aller jusqu’à cinquante jours).

235.  Appliquant les principes qu’elle a énoncés au paragraphe 233 ci-dessus, la Cour conclut que la détention provisoire du requérant en Jordanie n’emporterait pas de risque réel de violation flagrante de l’article 5. Elle doute sérieusement qu’un procureur, agent de la DGR directement responsable de l’accusation et dont les bureaux sont situés dans le bâtiment de la DGR, puisse à proprement parler être considéré comme « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » (voir, par exemple, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 124, CEDH 2010, ainsi que la décision Kulomin du Comité des droits de l’homme, citée au paragraphe 155 ci-dessus). On ne peut donc attacher que peu de poids au fait que, en vertu des modifications apportées au code de procédure pénale jordanien, le requérant serait présenté au procureur dans un délai de vingt-quatre heures (voir le rapport de MM. Al-Khalili et Najdawi au paragraphe 96 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]). Cela étant, il est clair que les autorités jordaniennes ont l’intention de traduire le requérant en jugement, et elles doivent le faire dans un délai de cinquante jours à compter de la date à laquelle il sera placé en détention. La Cour considère comme Lord Phillips qu’une détention de cinquante jours est très loin de la durée qui constituerait une violation flagrante de l’article 5 et que, par conséquent, il n’y aurait pas violation de cet article si le requérant était expulsé en Jordanie.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

236.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant allègue également qu’il serait exposé à un risque réel de déni de justice flagrant s’il était rejugé en Jordanie pour l’une ou l’autre des infractions dont il a été déclaré coupable in absentia.

En ses parties pertinentes, l’article 6 est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

A.  Thèses des parties

1.  Le Gouvernement

237.  Le Gouvernement soutient que la Cour devrait adopter l’approche de la Chambre des lords et conclure que l’article 6 ne trouverait à s’appliquer dans un contexte extraterritorial seulement dans l’hypothèse où un procès inéquitable dans l’Etat d’accueil aurait de graves conséquences pour l’individu concerné. Il admet toutefois qu’en l’espèce, il y aurait de graves conséquences pour le requérant si celui-ci était déclaré coupable, et estime qu’il y a donc lieu d’appliquer le critère du « déni de justice flagrant ».

238.  Le Gouvernement soutient également que l’expression « déni flagrant » doit être interprétée comme renvoyant à une violation « tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même du droit protégé » (voir l’opinion en partie dissidente des juges Bratza, Bonello et Hedigan dans l’affaire Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, CEDH 2005-I). Selon le Gouvernement, il s’agit d’un critère d’application étroite, qui n’est rempli que dans des cas très exceptionnels. Il faudrait de plus des éléments solides pour que soit établi le risque d’un déni de justice flagrant.

239.  Le Gouvernement fait sien le raisonnement de la SIAC et de la Chambre des lords consistant à dire que la condition de déni de justice flagrant n’a pas été réalisée en l’espèce. Il admet que la Cour de sûreté de l’Etat manque structurellement d’indépendance, mais il considère que le droit de recours devant la Cour de cassation remédie à ce défaut. Rien dans les principes pertinents ni dans la jurisprudence de la Cour ne permettrait de dire que le défaut structurel d’indépendance d’une juridiction donnée signifie automatiquement que les procédures menées devant elle sont constitutives d’un déni de justice flagrant ; il faudrait toujours apprécier l’étendue de tout aspect inéquitable, et cela ne pourrait être fait qu’en envisageant les choses sous un angle plus large que celui consistant à s’arrêter simplement au défaut structurel d’indépendance. En conséquence, il faudrait attacher peu de poids aux critiques internationales formulées à l’égard de la Cour de sûreté de l’Etat et aux documents internationaux relatifs aux procès de civils devant des juridictions militaires.

240.  Il en irait de même de l’absence d’assistance juridique avant le procès : l’article 6 ne conférerait pas de droit absolu à une telle assistance. Selon le Gouvernement, il ressort clairement des conclusions de la SIAC que les autorités jordaniennes se montreraient prudentes dans le cas du requérant et qu’elles seraient très conscientes du fait que son nouveau procès serait suivi de près. Ainsi, il serait peu probable que les juridictions jordaniennes retiennent des déclarations que le requérant aurait faites pendant les interrogatoires de la DGR mais n’aurait pas répétées devant le procureur. Par ailleurs, le droit jordanien ne permettrait l’absence d’avocat que devant le procureur en cas de raison valable (voir le rapport de MM. Al‑Khalili et Najdawi au paragraphe 97 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]).

241.  Le Gouvernement reconnaît que l’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture de l’accusé rend son procès inéquitable, mais il estime qu’il n’en va pas de même des éléments de preuve obtenus par des mauvais traitements n’atteignant pas le stade de la torture. Il arguë à ce propos que même à l’égard d’un Etat membre, la Cour a établi une distinction en matière de procès inéquitable entre les éléments de preuve obtenus par la torture et ceux obtenus par des mauvais traitements. Selon lui, lorsque les mauvais traitements n’atteignent pas le seuil de gravité constitutif de la torture, les autorités disposent d’une certaine marge quant au point de savoir si l’on peut utiliser au procès les preuves qu’ils ont permis d’obtenir. Il cite à l’appui de cette thèse l’arrêt Jalloh c. Allemagne ([GC], no 54810/00, §§ 99 et 106‑107, CEDH 2006‑IX). De plus, pour distinguer la torture des mauvais traitements, la Cour appliquerait le critère exigeant énoncé à l’article 1 de la Convention contre la torture (paragraphe 125 ci-dessus). En l’espèce, la SIAC n’aurait pas conclu que les éléments à charge contre le requérant avaient été obtenus par la torture mais seulement qu’il y avait un risque réel qu’ils aient été obtenus par des mauvais traitements au sens de l’article 3. Il n’y aurait donc pas matière à conclure que l’utilisation de ces éléments emporterait automatiquement déni de justice flagrant.

242.  Le Gouvernement soutient aussi qu’il y a lieu d’exiger un niveau de preuve élevé lorsque, dans un contexte extraterritorial, le requérant allègue que des éléments de preuve obtenus par la torture ou par des mauvais traitements seront utilisés dans son procès dans l’Etat d’accueil. Il observe que les juridictions du Royaume-Uni admettent les éléments de preuve pour lesquels il y a un risque réel qu’ils aient été obtenus par la torture s’il n’a pas été établi en vertu du critère de la plus forte probabilité que tel était le cas (voir l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’affaire A and others (no 2), cité aux paragraphes 136 et 137 ci-dessus). Ainsi, puisque dans le cas présent les éléments de preuve pourraient légalement et équitablement être admis au Royaume-Uni, le Gouvernement considère qu’il serait illogique qu’ils puissent faire obstacle à l’expulsion du requérant. Il soutient qu’un risque réel que les éléments de preuve aient été obtenus par la torture ou par des mauvais traitements ne suffit pas pour qu’il y ait déni de justice flagrant : il faudrait pour cela qu’il ait été établi en vertu du critère de la plus forte probabilité ou au-delà de tout doute raisonnable que ces éléments ont été obtenus par la torture. Ce niveau de preuve serait conforme tant à celui utilisé par la Cour dans l’application des articles 3 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme sur le territoire des Etats parties qu’à l’article 15 de la Convention contre la torture (paragraphe 129 ci-dessus) et à la jurisprudence des juridictions allemandes et canadiennes (voir la décision rendue par la cour d’appel de Düsseldorf le 27 mai 2003, citée au paragraphe 133 ci-dessus, celle rendue par la cour d’appel de Hambourg dans l’affaire El Motassadeq, citée au paragraphe 135 ci-dessus, la décision rendue par la Cour suprême de Colombie britannique dans l’affaire India v. Singh, citée au paragraphe 139 ci-dessus, et celle rendue par la Cour fédérale du Canada dans l’affaire Mahjoub, citée aux paragraphes 140 et 153 ci-dessus). Or, en l’espèce, le requérant n’aurait pas apporté de preuve de ce niveau, les éléments supplémentaires qu’il a invoqués n’ajouteraient rien à ceux qui avaient été produits devant la SIAC, et ils seraient de toute façon réfutés par les déclarations de MM. Al-Khalili et Najdawi. De plus, l’arrêt Mamatkoulov et Askarov (précité) montrerait que les rapports généraux selon lesquels des éléments obtenus par la torture sont régulièrement admis dans l’Etat d’accueil ne suffisent pas à établir qu’un requérant donné y subirait un déni de justice flagrant : des preuves plus directes seraient nécessaires.

243.  Le Gouvernement considère que l’argument du requérant consistant à dire qu’il y a une obligation d’enquêter sur les allégations de torture n’est pas pertinent : n’étant pas partie à la Convention, la Jordanie n’aurait aucune obligation positive d’enquêter sur d’éventuelles violations de l’article 3 de cet instrument. Pareillement, même s’il est difficile pour un accusé jordanien de démontrer qu’un aveu fait au procureur lui a été extorqué par la contrainte (étant donné que la charge de la preuve pèse sur lui et non sur le procureur), la SIAC aurait jugé acceptable qu’il en soit ainsi en droit jordanien, et elle aurait estimé qu’une décision d’un tribunal jordanien appliquant cette règle de preuve ne serait pas manifestement déraisonnable ou arbitraire et ne constituerait donc pas un déni de justice flagrant.

244.  Enfin, le Gouvernement soutient qu’il ne doit s’appliquer aux éléments de preuve obtenus par la torture ou par des mauvais traitements infligés à des tiers aucun autre critère que ceux applicables à n’importe quel autre facteur susceptible de rendre un procès inéquitable et que, même à supposer que l’on doive appliquer un autre critère, étant donné qu’il n’y a en l’espèce rien de plus qu’un risque réel que les éléments de preuve aient été obtenus par des mauvais traitements, l’admission de ces éléments au procès n’anéantirait pas le droit du requérant à un procès équitable.

245.  Le Gouvernement conclut donc que, même cumulés, ces trois facteurs (défaut d’indépendance, défaut d’assistance juridique et risque d’admission d’éléments de preuves obtenus par la torture) ne constituent pas un déni de justice flagrant.

2.  Le requérant

246.  Contrairement au Gouvernement, le requérant ne considère pas l’imposition d’une longue peine de prison comme un prérequis au constat d’un déni de justice flagrant, mais plutôt comme un facteur d’injustice aggravant.

247.  Il soutient que le critère du déni de justice flagrant est qualitatif et non quantitatif : selon lui, le mot « flagrant » signifie qu’il y a anéantissement de l’essence même du droit, non du droit lui-même, et il implique également que l’injustice doit être manifeste et prévisible.

248.  Le requérant arguë que l’on ne peut que conclure que son nouveau procès constituerait un déni de justice flagrant si l’on examine cumulativement les facteurs suivants : i)  la Cour de sûreté de l’Etat est une juridiction militaire assistée par un procureur militaire ; ii)  lui-même est un civil notoirement soupçonné de terrorisme ; iii)  les éléments à charge contre lui reposent dans une mesure déterminante sur des aveux qu’il y a un risque très réel que les militaires aient obtenus par la torture ou par des mauvais traitements ; et iv)  selon lui, la Cour de sûreté de l’Etat ne vérifiera pas correctement si les aveux ont été obtenus par la torture ou par des mauvais traitements.

249.  En ce qui concerne la composition militaire de la Cour de sûreté de l’Etat, le requérant fait valoir en premier lieu que le Comité des droits de l’homme a condamné la pratique consistant à faire juger des civils par des juridictions militaires (paragraphes 157 à 159 ci-dessus). Il s’appuie ensuite sur les critiques internationales dénonçant expressément la possibilité de détention au secret pendant des périodes prolongées en l’absence de contrôle judiciaire (à la demande du procureur, qui est un militaire), le manquement de la Cour de sûreté à enquêter correctement sur les allégations de torture et son manque d’indépendance et d’impartialité. Enfin, il estime inéquitables les règles de preuve jordaniennes en matière d’allégations d’extorsion d’aveux. Ne serait-ce qu’à la lecture des déclarations de MM. Al-Khalili et Najdawi, il apparaîtrait que la Cour de cassation considère que, une fois l’aveu répété devant le procureur, c’est à l’accusé qu’il incombe de prouver que celui-ci était complice de son extorsion, à défaut de quoi l’aveu serait recevable nonobstant toute méconduite antérieure de la DGR.

250.  Dans ce contexte, le requérant soutient que les procédures menées devant la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne sont encore plus contestables que celle de la Cour de sûreté de l’Etat turque examinée dans l’affaire Ergin c. Turquie (no 6) (no 47533/99, CEDH 2006-VI). Il ressortirait tant de la décision Al-Moayad (précitée) que de l’arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne (26 juin 1992, série A no 240) que les procès devant les juridictions militaires constituent en eux-mêmes une violation flagrante de l’article 6.

251.  A l’appui de ce grief concernant un risque d’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture, le requérant invoque aussi les autres éléments qu’il a obtenus (et qui sont résumés aux paragraphes 102 à 105 ci-dessus [voir la version intégrale de l’arrêt, disponible en anglais sur Hudoc]), estimant qu’ils montrent que : i.  les aveux passés par Abdul Nasser Al-Hamasher et Abu Hawsher sont la base première des accusations dirigées contre lui dans les premiers procès, et ii.  ces hommes et certains des autres accusés de chaque procès ont été détenus au secret, sans assistance juridique, et torturés. Il soutient que Mme Refahi a dit vrai et que l’utilisation d’une empreinte digitale à titre de signature d’une déposition est un signe clair que les aveux ont été extorqués (...) et non pas simplement, comme le suggèreraient M. Al-Khalili et M. Najdawi, un signe que l’auteur de la déposition est illettré – à plus forte raison lorsqu’il s’agit, comme dans le cas d’Abu Hawsher, d’un individu auquel l’accusation reproche d’avoir lu certains livres, en l’espèce ceux du requérant.

252.  Le requérant soutient aussi que toute distinction éventuelle entre torture et mauvais traitements (qu’elle soit posée en droit international ou dans la Convention) est sans pertinence en l’espèce, pour deux raisons : premièrement, les mauvais traitements infligés à Abdul Nasser Al-Hamasher et à Abu Hawsher auraient été d’une telle gravité qu’ils auraient été constitutifs de torture, deuxièmement, il y aurait violation de l’article 6 dès lors que les mauvais traitements sont infligés afin d’obtenir des aveux, ce qui aurait été clairement le cas pour Abdul Nasser Al-Hamasher et Abu Hawsher.

253.  L’utilisation d’éléments de preuve obtenus par la torture constituerait un déni de justice flagrant. Selon le requérant, l’interdiction d’utiliser pareils éléments fait partie des mécanismes internationaux bien établis reflétant l’interdiction de la torture posée par le jus cogens et consacrée par l’article 15 de la Convention contre la torture et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. La règle d’exclusion de ces preuves posée à l’article 15 de la Convention contre la torture devrait être lue en combinaison avec l’article 12 du même instrument, qui imposerait l’obligation d’enquêter à chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de penser qu’un individu a été torturé. Il ressortirait clairement des rapports établis par des organes des Nations unies et par des ONG (résumés aux paragraphes 106 à 124 ci-dessus) que le procureur jordanien n’enquête pas comme il le devrait sur les allégations de torture et, en particulier, qu’il ne l’a pas fait lorsque de telles allégations ont été portées aux procès où le requérant a été jugé in absentia. Dès lors, s’il admet ne pas avoir démontré que la probabilité la plus forte était que les éléments à charge dans son affaire aient été obtenus par la torture, le requérant estime avoir démontré au-delà de tout doute raisonnable que les autorités jordaniennes n’enquêteront pas sur les allégations qu’il a portées en ce sens.

254.  Le Gouvernement aurait tort de considérer que le droit jordanien suit les mêmes règles que le droit anglais en ce qui concerne le niveau de preuve à exiger : en droit anglais, les preuves ne pourraient être admises dans une procédure pénale que si l’accusation peut prouver qu’elles n’ont pas été obtenues par la torture (...) De plus, l’avis de la majorité de la Chambre des lords dans l’affaire A and others (no 2) (paragraphes 136-137 ci-dessus) reposerait sur la présomption que, au Royaume-Uni, une juridiction indépendante, la SIAC, enquête consciencieusement sur les allégations selon lesquelles des éléments de preuve ont été obtenus par la torture. Cette présomption ne tiendrait pas en ce qui concerne la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne. Devant cette juridiction, la charge de la preuve pèserait sur l’accusé qui allègue que ses aveux ont été obtenus par la torture. Cette règle serait inéquitable car elle ne s’accompagnerait pas de certaines des protections les plus fondamentales contre les mauvais traitements telles que l’enregistrement des interrogatoires, la limitation des périodes de détention et l’accès à des avocats et à des médecins.

255.  Pour ces raisons, il serait inéquitable d’exiger du requérant qu’il prouve au-delà de tout doute raisonnable ou conformément au critère de la plus forte possibilité que les témoins-clé dans son affaire ont été torturés.

256.  En ce qui concerne les conclusions des juridictions internes, le requérant soutient que la Court of Appeal a adopté la bonne approche en examinant le dossier dans son ensemble et qu’elle a correctement comparé le risque réel que les aveux aient été obtenus par la torture à la « série de protections fondamentales (...) absentes » de la procédure pénale jordanienne. A l’inverse, la Chambre des lords aurait commis une erreur en se concentrant seulement sur le risque que les éléments de preuve aient été obtenus par la torture et elle n’aurait pas dûment apprécié l’ensemble des vices de procédure qu’il invoquait. Elle aurait également eu tort de s’appuyer sur l’arrêt Mamatkoulov et Askarov (précité) : l’appréciation faite par la Grande Chambre dans cette affaire aurait été empreinte de l’aspect relatif à l’article 34, les éléments dont elle disposait alors n’ayant pas été aussi précis et détaillés qu’ils le sont en l’espèce et l’accumulation de facteurs n’ayant pas été la même.

B.  Sur la recevabilité

257.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

C.  Sur le fond

1.  Principes généraux

a)  Le critère du « déni de justice flagrant »

258.  Il est établi dans la jurisprudence de la Cour qu’une décision d’expulsion ou d’extradition peut exceptionnellement soulever une question sous l’angle de l’article 6 lorsque le fugitif a subi ou risque de subir un déni de justice flagrant dans l’Etat requérant. Ce principe a été énoncé pour la première fois dans l’arrêt Soering c. Royaume-Uni (7 juillet 1989, § 113, série A no 161) puis confirmé dans plusieurs autres affaires (voir par exemple Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 90-91, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 149, CEDH 2010).

259.  Dans la jurisprudence de la Cour, l’expression « déni de justice flagrant » s’applique aux procès manifestement contraires aux dispositions de l’article 6 ou aux principes consacrés par cet article (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 84, CEDH 2006‑II, Stoichkov, précité, § 56, et Drozd et Janousek, précité, § 110). Même si elle n’a pas encore eu à définir cette expression en termes plus précis, la Cour a néanmoins eu l’occasion de dire de certaines formes d’injustice qu’elles pouvaient être constitutives d’un déni de justice flagrant. Ce fut le cas des situations suivantes :

–  condamnation in absentia sans possibilité d’obtenir un réexamen au fond de l’accusation (Einhorn, décision précitée, § 33, Sejdovic, précité, § 84, et Stoichkov, précité, § 56),

–  procès sommaire par sa nature et mené dans le mépris total des droits de la défense (Bader et Kanbor c. Suède, no 13284/04, § 47, CEDH 2005-XI),

–  détention dont il n’était pas possible de faire examiner la régularité par un tribunal indépendant et impartial (Al-Moayad, décision précitée, § 101),

–  refus délibéré et systématique de laisser un individu, en particulier un individu détenu dans un pays étranger, communiquer avec un avocat (ibidem).

260.  Il y a lieu de noter que, au cours des vingt-deux années qui se sont écoulées depuis l’arrêt Soering, la Cour n’a jamais conclu qu’une expulsion emporterait violation de l’article 6. Cette jurisprudence, combinée avec les exemples donnés au paragraphe précédent, illustre le fait qu’elle considère que pour qu’il y ait « déni de justice flagrant », il faut que soient réalisés certains critères stricts d’injustice. Le déni de justice flagrant va au-delà de simples irrégularités ou défauts de garantie au procès qui seraient de nature à emporter violation de l’article 6 s’ils avaient lieu dans l’Etat contractant lui-même. Il faut qu’il y ait une violation du principe d’équité du procès garanti par l’article 6 qui soit tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même du droit protégé par cet article.

261.  Pour déterminer si tel est le cas, la Cour applique le même degré et la même charge de la preuve que lorsqu’elle examine les affaires d’expulsion au regard de l’article 3. C’est donc au requérant qu’il incombe de produire des éléments aptes à prouver qu’il existe des motifs sérieux de croire que, s’il était expulsé de l’Etat contractant, il serait exposé à un risque réel de faire l’objet d’un déni de justice flagrant. S’il le fait, il appartient ensuite au Gouvernement de dissiper tout doute à ce sujet (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 129).

262.  Enfin, au vu des faits de la présente espèce, la Cour n’estime pas nécessaire de déterminer s’il n’y a déni de justice flagrant que lorsque le procès en cause aura de graves conséquences pour le requérant. En effet, il ne prête pas à controverse dans le cas présent que les peines qui lui ont déjà été infligées in absentia, et qui risquent d’être confirmées à l’issue de son nouveau procès, sont de lourdes peines de prison.

b)  L’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture emporte-t-elle déni de justice flagrant ?

263.  La Cour considère comme la Court of Appeal que la question centrale en l’espèce est celle du risque réel que des éléments de preuve obtenus par la torture infligée à des tiers soient admis au nouveau procès du requérant. Il y a donc lieu d’examiner d’emblée le point de savoir si l’utilisation au procès d’éléments de preuve obtenus par la torture emporte déni de justice flagrant. Comme la Court of Appeal (paragraphe 51 ci-dessus), la Cour considère que tel est le cas.

264.  Le droit international, comme la common law avant lui, a exclu sans ambigüité l’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture. De puissantes raisons juridiques et morales sous-tendent cet interdit.

Il est vrai, comme Lord Phillips l’a observé à la Chambre des lords en l’espèce, que l’une des raisons de cette exclusion est que les Etats doivent se montrer fermes à l’égard de la torture en écartant les preuves qui en sont issues. De fait, comme la Cour l’a dit dans l’affaire Jalloh (précitée, § 105), admettre des éléments de preuve obtenus par la torture ne ferait que légitimer indirectement le type de conduite moralement répréhensible que les auteurs de l’article 3 de la Convention ont cherché à interdire.

Il y a aussi, cependant, d’autres raisons également importantes à l’exclusion des éléments de preuve obtenus par la torture. Comme l’a observé Lord Bingham au paragraphe 52 de l’arrêt A and others (no 2), les éléments de preuve obtenus par la torture sont irrecevables parce qu’ils sont « non fiables, injustes, contraires aux normes ordinaires d’humanité et de décence et incompatibles avec les principes qui devraient animer un tribunal désireux de rendre la justice ». La Cour partage cette analyse : elle a déjà dit que les dépositions obtenues par des traitements contraires à l’article 3 étaient intrinsèquement indignes de foi (Söylemez c. Turquie, no 46661/99, § 122, 21 septembre 2006). De fait, l’expérience a montré bien trop souvent que les victimes de torture sont prêtes à dire n’importe quoi – que ce soit vrai ou non – pour faire cesser les souffrances qu’on leur inflige.

De manière plus fondamentale, aucun système juridique fondé sur l’état de droit ne peut tolérer l’admission d’éléments de preuve – quelle que soit leur fiabilité – obtenus par une pratique aussi barbare que la torture. Les garanties procédurales sont l’un des piliers de l’état de droit. L’obtention d’éléments de preuve par la torture endommage irrémédiablement la régularité de la procédure, elle substitue la force à l’état de droit et souille tout tribunal qui admettrait de tels éléments. Ceux-ci doivent être exclus pour que soient protégés l’intégrité de la procédure et, en définitive, l’état de droit lui-même.

265.  Ces raisons sous-tendent la primauté donnée tant dans le système de la Convention qu’en droit international à l’exclusion des éléments de preuve obtenus par la torture. Ainsi, dans son récent arrêt Gäfgen c. Allemagne ([GC], no 22978/05, §§ 165-167, CEDH 2010), la Cour a rappelé que des considérations particulières s’appliquent à l’égard de l’utilisation dans une procédure pénale d’éléments de preuve obtenus par des traitements contraires à l’article 3. Elle a dit ceci :

« 165.  (...) L’utilisation de pareils éléments, recueillis grâce à une violation de l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention, suscite toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure, même si le fait de les avoir admis comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect (...)

166.  En conséquence, la Cour a conclu à propos d’aveux en tant que tels que l’admission comme preuves des faits pertinents dans la procédure pénale de déclarations obtenues par des actes de torture (...) ou d’autres mauvais traitements contraires à l’article 3 (...) avait entaché d’iniquité l’ensemble de la procédure. Elle a ajouté qu’il en était ainsi indépendamment de la valeur probante des déclarations et que l’admission de ces éléments eût été ou non déterminante pour le verdict de culpabilité qui avait frappé le requérant (...)

167.  En ce qui concerne l’utilisation au procès de preuves matérielles que des mauvais traitements contraires à l’article 3 avaient directement permis de recueillir, la Cour a estimé que des éléments matériels à charge rassemblés au moyen d’actes de violence, du moins si ces actes pouvaient être qualifiés de torture, ne devaient jamais, quelle qu’en fût la valeur probante, être invoqués pour prouver la culpabilité de la personne qui en avait été victime. (...) »

L’arrêt Gäfgen reflète la position claire, constante et univoque de la Cour à l’égard des éléments de preuve obtenus par la torture. Il confirme l’appréciation faite en l’espèce par la Court of Appeal : dans le système de la Convention, l’interdiction d’utiliser pareils éléments est fondamentale, et il y a une différence cruciale entre une violation de l’article 6 due à l’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture et les violations du même article dues simplement à des vices de procédure ou à la composition de la formation de jugement (voir les paragraphes 45 à 49 de l’arrêt de la Court of Appeal, cités au paragraphe 51 ci-dessus).

266.  On trouve dans le droit international des arguments puissants à l’appui de cette analyse. Peu de normes internationales relatives au droit au procès sont plus fondamentales que la règle de l’exclusion des éléments de preuve obtenus par la torture, et peu de traités internationaux font l’objet d’un soutien aussi large que la Convention contre la torture. Cent quarante-neuf Etats y sont parties, dont tous les Etats membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 125 ci-dessus). Cette convention reflète la volonté claire de la communauté internationale d’inscrire plus profondément encore dans le jus cogens l’interdiction de la torture en prenant une série de mesures pour éradiquer cette pratique et supprimer tout élément pouvant inciter à y recourir. L’une de ses dispositions phares est l’article 15, qui interdit en termes quasi absolus l’admission des éléments de preuve obtenus par la torture. Cette disposition impose aux Etats une obligation claire. Comme l’a dit sans ambigüité le Comité contre la torture, l’article 15 est de portée large. Il a été interprété comme s’appliquant à toutes les procédures, y compris notamment les procédures d’extradition (voir les décisions P.E. c. France et G.K. c. Suisse du Comité contre la torture et l’arrêt Irastorza Dorronsoro de la cour d’appel de Pau, cités aux paragraphes 130 et 132 ci-dessus – les décisions P.E. et G.K. montrent aussi que l’article 15 s’applique à « toutes les déclarations » dont il est établi qu’elles ont été obtenues par la torture, y compris celles qui n’émanent pas de l’accusé lui-même ; voir aussi, à cet égard, l’arrêt Haroutyounian c. Arménie, no 36549/03, § 59, CEDH 2007-VIII, et l’arrêt rendu par la Cour suprême d’Afrique du Sud en l’affaire Mthembu v. the State (379/07) [2008] ZASCA 51, citée au paragraphe 74 de l’arrêt Gäfgen précité). La seule exception à l’interdiction ménagée par l’article 15 concerne les procédures dirigées contre un individu accusé de torture.

267.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère que l’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture est manifestement contraire non seulement aux dispositions de l’article 6, mais aussi aux normes internationales les plus fondamentales en matière d’équité de la procédure. Non seulement pareille admission rendrait l’ensemble du procès immoral et irrégulier, mais encore elle le ferait aboutir à une issue totalement dépourvue de fiabilité. Il y aurait donc déni de justice flagrant si pareils éléments étaient admis dans un procès pénal. La Cour n’exclut pas que des considérations analogues puissent s’appliquer à l’égard d’éléments de preuve obtenus par des mauvais traitements non constitutifs de torture. Cela étant, au vu des faits de la présente espèce (paragraphes 269 à 271 ci-dessous), il n’y a pas lieu de trancher ici cette question.

2.  Application de ces principes en l’espèce

268.  Le requérant soutient que plusieurs facteurs, notamment l’absence d’avocat pendant les interrogatoires, sa notoriété et la composition de la Cour de sûreté de l’Etat, doivent amener la Cour à conclure qu’un nouveau procès dans son affaire constituerait un déni de justice flagrant (paragraphe 248 ci-dessus). Cependant, comme la Cour l’a observé, la question centrale de l’affaire est l’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture. Elle examinera donc d’abord ce grief.

a)  Les éléments de preuve obtenus par la torture

269.  Les déclarations accusant le requérant ont été faites par Abdul Nasser Al-Hamasher au procès de l’organisation Réforme et Défi et par Abu Hawsher au procès du complot du millénaire (paragraphes 9 à 20 ci-dessus). La SIAC a conclu qu’il y avait au moins un risque très réel que la DGR ait obtenu ces déclarations au moyen de traitements contraires à l’article 3, qui pouvaient ou non être allés jusqu’à la torture (paragraphe 420 des conclusions de la SIAC, cité au paragraphe 45 ci-dessus).

270.  La lecture des conclusions de la SIAC ne permet pas de dire si elle s’est estimée incapable de parvenir à une conclusion nette sur le point de savoir si les mauvais traitements mentionnés étaient constitutifs de torture. L’allégation précise d’Abu Hawsher est qu’il a été battu sur la plante des pieds jusqu’au point où sa peau se détachait à chaque fois qu’il prenait un bain (...) Les cicatrices d’Abdul Nasser Al-Hamasher correspondent à la même forme de traitement (...) Le but de ce traitement, s’il a été pratiqué, ne peut avoir été que d’obtenir des informations ou des aveux de la part des individus auxquels il a été infligé. De plus, la pratique consistant à infliger des coups sur la plante des pieds, communément appelée bastinado, falanga ou falaka, a déjà été examinée par la Cour. Elle cause à la victime des douleurs aiguës et de vives souffrances et, dans des affaires où elle avait pour but de punir un individu ou d’obtenir de lui des aveux, la Cour n’a pas hésité à la qualifier de torture (voir, parmi bien d’autres arrêts, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 114-115, CEDH 2000‑VII, Valeriu et Nicolae Roşca c. Moldova, no 41704/02, § 64, 20 octobre 2009, avec les références citées, Diri c. Turquie, no 68351/01, §§ 42-46, 31 juillet 2007, et Mammadov c. Azerbaïdjan, no 34445/04, §§ 68-69, 11 janvier 2007). En conséquence, il y a toutes les raisons de conclure que, si Abu Hawsher et Abdul Nasser Al-Hamasher ont subi les traitements dont ils se sont plaints, ceux-ci étaient constitutifs de torture.

271.  Dès lors, la Cour doit déterminer : i.  si un risque réel d’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture est suffisant, et ii.  si, dans l’affirmative, il y aurait déni de justice flagrant.

i.  Un risque réel d’admission d’éléments de preuve obtenus par la torture est-il suffisant ?

272.  Pour répondre à cette question, la Cour commencera par noter que les éléments en sa possession tendant à prouver qu’Abu Hawsher et Abdul Nasser Al-Hamasher ont été torturés sont encore plus convaincants que ceux dont disposait la SIAC à l’époque. Le rapport de MM. Al-Khalili et Najdawi est, pour l’essentiel, équilibré et objectif. Il évalue honnêtement les forces et les faiblesses du système de jugement devant la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne et reconnaît que la DGR s’efforce d’extorquer des aveux aux suspects. Cependant, sa principale faiblesse est que ses auteurs n’examinent pas eux-mêmes les allégations de torture portées par les coaccusés du requérant : ils ne font que retranscrire les conclusions prononcées par la Cour de sûreté de l’Etat à chaque procès – conclusions selon lesquelles les coaccusés n’avaient pas été torturés. Mme Refahi, en revanche, s’est rendue deux fois en Jordanie pour y interroger les avocats et les accusés des premiers procès. Ses deux déclarations présentent des récits détaillés des entretiens qu’elle y a menés et retracent en termes clairs et précis les allégations de torture portées par les accusés. Il y a toutes les raisons de se fier plutôt à son récit sur ce point qu’aux conclusions plus générales de MM. Al-Khalili et Najdawi. De plus, les allégations portées par Abu Hawsher au procès du complot du millénaire sont corroborées dans une certaine mesure par le rapport 2006 d’Amnesty International, où il est conclu que quatre des accusés, dont Abu Hawsher, ont été torturés. Les allégations de mauvais traitements portées par l’un des coaccusés, Ra’ed Hijazi, sont particulièrement convaincantes, en particulier parce qu’il a été dit que plusieurs témoins l’avaient vu sur les lieux de la reconstitution dans un tel état que deux gardes devaient le soutenir et que (...) le traitement qui lui a été infligé a apparemment fait l’objet d’une protestation diplomatique de la part des Etats-Unis (...) Enfin, on ne peut faire abstraction du fait que le recours à la torture est systématique et généralisé en Jordanie. A supposer que la situation n’ait pas été la même lorsque les coaccusés du requérant ont été détenus et interrogés, elle aurait été pire. La nature systémique de la pratique de la torture à la DGR (alors et maintenant) ne peut que corroborer encore les allégations précises et détaillées portées par Abu Hawsher et Abdul Nasser Al-Hamasher.

273.  Or, même en admettant qu’il ne reste qu’un risque réel que les éléments à charge contre le requérant aient été obtenus par la torture, la Cour considère, pour les raisons exposées ci-après, qu’il serait inéquitable d’imposer à celui-ci une charge de la preuve plus importante.

274.  Premièrement, la Cour ne considère pas que le critère de la plus forte probabilité appliqué par la majorité de la Chambre des lords dans l’affaire A and others (no 2) soit approprié dans le présent contexte. L’affaire A and others concernait une procédure où la SIAC avait eu à déterminer le bien-fondé des soupçons du ministre à l’égard d’un individu supposé participer à des activités terroristes. Cette procédure était très différente d’une procédure pénale où, comme en l’espèce, un accusé serait condamné à une peine de prison très longue s’il était reconnu coupable. Quoi qu’il en soit, la majorité de la Chambre des lords a jugé dans l’affaire A and others (no 2) que c’était à la SIAC d’appliquer le critère de la plus forte probabilité et qu’il était suffisant pour un individu saisissant la SIAC d’avancer une raison plausible de croire que les éléments de preuve pouvaient avoir été obtenus par la torture. La Cour ne considère donc pas que l’affaire A and others (no 2) démontre la proposition générale selon laquelle, sous réserve d’un critère de la plus forte probabilité, des éléments de preuve dont il est allégué qu’ils ont été obtenus par la torture pourraient être reçus dans une procédure judiciaire au Royaume-Uni, encore moins dans une procédure pénale (voir l’article 76 § 2 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale, et l’affaire R. v. Mushtaq (...)).

275.  Deuxièmement, la Cour ne considère pas que les jurisprudences canadienne et allemande citées par le Gouvernement (paragraphes 133, 135, 139, 140 et 153 ci-dessus) appuient de quelque manière que ce soit la thèse qu’il défend. Dans l’affaire India v. Singh, le niveau de preuve requis n’était pas l’objet du litige, les parties s’accordant à dire que les allégations devaient être prouvées selon le critère de la plus forte probabilité. Dans l’affaire Mahjoub, qui concernait la sécurité nationale et dans laquelle certains éléments n’avaient pas été communiqués à l’individu auteur du recours, la Cour fédérale du Canada a suivi l’approche adoptée par la Chambre des lords dans l’affaire A and others (no 2), approche que la Cour a jugée inappropriée en l’espèce. Dans l’affaire El Motassadeq, la cour d’appel de Hambourg n’a pu étudier que des rapports de nature générale alléguant que les autorités américaines avaient torturé des individus soupçonnés d’être des terroristes et, en toute hypothèse, elle n’a tiré de ces éléments « de conclusions ni dans le sens de la culpabilité ni dans le sens de la disculpation » (El Motassadeq c. Allemagne (déc.), no 28599/07, 4 mai 2010). De plus, il n’apparaît pas que la question du niveau de preuve appliqué par cette juridiction ait été soulevée par la suite devant la Cour fédérale de justice ou la Cour constitutionnelle, et elle ne faisait pas partie des griefs formulés par M. El Motassadeq devant la Cour européenne des droits de l’homme. Enfin, il ressort nettement du raisonnement de la cour d’appel de Düsseldorf qu’elle n’a pas appliqué un critère de la plus forte probabilité aux allégations de la personne dont l’extradition était demandée. Au contraire, il a suffi qu’il existe un risque réel (konkrete Gefahr) que la Turquie ne respecte pas l’article 15 de la Convention contre la torture, des motifs raisonnables de penser (begründete Anhaltspunkte) que les déclarations faites par les coaccusés avaient été obtenues par la torture et un risque démontré par des éléments concrets (durch konkrete Indizien belegte Gefahr) que les déclarations extorquées au coaccusé soient utilisées en Turquie dans la procédure contre la personne dont l’extradition était demandée.

276.  Troisièmement, et c’est là le plus important, il y a lieu de tenir dûment compte des difficultés particulières qu’il y a à prouver la véracité des allégations de torture. Cette pratique est exceptionnellement diabolique tant par sa barbarie que par l’effet corrupteur qu’elle a sur la procédure pénale. Elle est infligée en secret, souvent par des interrogateurs expérimentés qui savent faire en sorte qu’elle ne laisse pas de signes visibles sur la victime. Bien trop souvent, ceux qui sont chargés de veiller à ce qu’elle n’ait pas lieu – juges, procureurs, personnel médical – sont complices de sa dissimulation. Dans un système de justice pénale où les tribunaux sont indépendants de l’exécutif, où les poursuites pénales sont engagées de manière impartiale et où les allégations de torture font l’objet d’investigations consciencieuses, il serait concevable d’exiger d’un accusé affirmant que les éléments à charge contre lui ont été obtenus par la torture qu’il démontre la véracité de ses allégations par des preuves solides. En revanche, dans un système de justice pénale complice avec les pratiques mêmes qu’il est censé empêcher, un tel niveau de preuve est totalement inapproprié.

277.  Le fonctionnement de la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne est ici un facteur à prendre en compte. Non seulement la torture est communément pratiquée dans le pays, mais encore l’utilisation par les juridictions nationales d’éléments de preuve obtenus par ce moyen est fréquente également. Dans ses conclusions sur l’article 15 de la Convention contre la torture, le Comité contre la torture a exprimé sa préoccupation face aux récits faisant état d’un usage répandu devant les tribunaux d’aveux forcés (paragraphe 107 ci-dessus). Le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture a décrit un système où « la présomption d’innocence est illusoire » et où « la priorité consiste à obtenir des aveux » (paragraphe 110 ci-dessus). Les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch corroborent ces affirmations. Amnesty International a considéré que la Cour de sûreté de l’Etat était « largement inerte » face aux allégations de torture bien que cent accusés aient allégué devant elle que leurs aveux leur avaient été extorqués par la torture au cours de la décennie 1995-2005 et que des allégations analogues aient été portées devant elle dans quatorze affaires rien qu’en 2005 (paragraphe 113 ci-dessus). Le rapport 2006 de Human Rights Watch décrit un système où les détenus font la navette entre les agents de la DGR et le procureur jusqu’à ce qu’ils produisent des aveux acceptables (paragraphe 116 ci-dessus). Enfin, le Centre national jordanien pour les droits de l’homme a, dans plusieurs rapports successifs, exprimé lui aussi des préoccupations quant à la manière dont les déclarations obtenues par la contrainte devenaient des éléments de preuve devant les tribunaux jordaniens (paragraphes 121-122 ci-dessus).

278.  La Cour reconnaît que le droit jordanien prévoit un certain nombre de garanties pour la défense dans les affaires examinées par la Cour de sûreté de l’Etat : l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par la torture est interdite, il incombe à l’accusation d’établir que les aveux passés devant la DGR n’ont pas été obtenus par la torture et ce n’est que pour les aveux recueillis par le procureur que la charge de la preuve pèse sur l’accusé. Cependant, à la lumière des éléments résumés dans le paragraphe précédent, la Cour n’est pas convaincue que ces garanties légales aient une réelle valeur en pratique – ainsi par exemple, si un accusé ne parvient pas à prouver que l’accusation était impliquée dans l’extorsion d’aveux, ces aveux sont recevables en droit jordanien indépendamment d’actes antérieurs de mauvais traitements ou d’autre méconduite de la DGR. Cette distinction entre les aveux recueillis par le procureur et ceux recueillis par la DGR est troublante compte tenu de la proximité entre l’un et l’autre. De plus, la Cour de sûreté de l’Etat a peut-être le pouvoir d’exclure les éléments de preuve obtenus par la torture, mais elle s’est montrée peu disposée à l’utiliser jusqu’ici. Le sérieux des investigations qu’elle mène sur les allégations de torture est au mieux discutable. Son absence d’indépendance joue un rôle considérable à cet égard. Comme l’a observé la SIAC (au paragraphe 447 de ses conclusions, voir le paragraphe 46 ci-dessus), le contexte dans lequel évoluent les juges de la Cour de sûreté de l’Etat

« (...) peut certes les rendre sceptiques face à des allégations d’actes de maltraitance de la part de la DGR qui auraient affecté les déclarations faites au procureur, et ils peuvent instinctivement être enclins à penser que les allégations de mauvais traitement sont un argument de défense classique visant à disculper leurs auteurs des accusations portées par d’autres. Le cadre juridique est mal adapté à la conduite d’investigations sur des allégations de mauvais traitements et à la prise en compte de pareils agissements : il ne ressort pas des éléments en notre possession que le caractère régulier ou irrégulier des preuves administrées y soit soigneusement examiné. »

279.  Ainsi, même s’il ne fait aucun doute que le requérant aurait, en cas de nouveau procès, la possibilité de contester la recevabilité des déclarations d’Abu Hawsher et d’Abdul Nasser Al-Hamasher et d’étayer ses arguments en ce sens par des éléments concrets, les difficultés qu’il aurait à y parvenir plusieurs années après les faits et devant le tribunal même qui a déjà rejeté pareilles demandes (et qui les rejette régulièrement) seraient extrêmement importantes.

280.  La Cour considère donc que, compte tenu de l’absence d’éléments permettant clairement de croire que la Cour de sûreté de l’Etat procédera à un examen réel et effectif des allégations portées par Abu Hawsher et Abdul Nasser Al-Hamasher, le requérant est déchargé de l’obligation qui pourrait parfaitement lui être imposée dans d’autres circonstances de prouver que les éléments à charge contre lui ont été obtenus par la torture.

ii.  Y aurait-il déni de justice flagrant en l’espèce ?

281.  La SIAC a conclu qu’il y avait une forte probabilité pour que les déclarations d’Abu Hawsher et d’Abdul Nasser Al-Hamasher accusant le requérant soient admises au nouveau procès et que ces déclarations joueraient de manière considérable, peut-être déterminante, contre lui (paragraphe 45 ci-dessus). La Cour parvient aux mêmes conclusions.

282.  La Cour a dit qu’il y a déni de justice flagrant lorsque sont admis dans une procédure pénale des éléments de preuve obtenus par la torture. Le requérant a démontré qu’il y avait un risque réel que les témoignages à charge d’Abu Hawsher et d’Abdul Nasser Al-Hamasher aient été obtenus par la torture et la Cour a jugé qu’il ne pouvait équitablement lui être imposé d’apporter des preuves de niveau supérieur. Eu égard à ces conclusions, la Cour, comme la Court of Appeal, conclut qu’il y a un risque réel que le nouveau procès du requérant soit constitutif d’un déni de justice flagrant.

283.  La Cour voudrait ajouter qu’elle est consciente du fait que la Grande Chambre n’a pas conclu au déni de justice flagrant dans l’affaire Mamatkoulov et Askarov, facteur qui a été d’une certaine importance dans la conclusion de la Chambre des lords selon laquelle il n’y aurait pas violation flagrante dans la présente affaire.

284.  Cela étant, comme l’a souligné le requérant, la question centrale de l’arrêt de Grande Chambre Mamatkoulov et Askarov concernait l’effet contraignant des mesures indiquées en vertu de l’article 39 du règlement plutôt que les questions de fond que soulevait l’affaire sur le terrain de l’article 6. En outre, le grief de violation de l’article 6 formulé par les requérants dans cette affaire était général et vague, les intéressés alléguant qu’au moment de leur extradition ils ne pouvaient espérer un procès équitable en Ouzbékistan. Enfin, dans cette affaire, la Cour a conclu que, même si à la lumière des informations disponibles au moment de l’extradition des requérants il pouvait y avoir des raisons de douter qu’ils bénéficient d’un procès équitable en Ouzbékistan, il n’y avait pas d’éléments suffisants pour montrer que d’éventuelles irrégularités au cours de leur procès seraient susceptibles de constituer un déni de justice flagrant, et elle a considéré que le fait que le non-respect par la Turquie de la mesure indiquée en vertu de l’article 39 du règlement l’ait empêchée d’obtenir des informations supplémentaires aux fins de déterminer l’existence d’un tel risque était un point à examiner sous l’angle de l’article 34 de la Convention.

285.  En l’espèce, la situation est différente. Les parties ont présenté relativement au nouveau procès du requérant en Jordanie de nombreux éléments qui ont été soigneusement examinés par les juridictions internes. De plus, dans le cadre de la procédure devant la Cour, le requérant a présenté d’autres éléments concrets et convaincants tendant à démontrer que les déclarations incriminatoires de ses coaccusés avaient été obtenues par la torture. Il a démontré également que la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne s’était révélée incapable d’enquêter correctement sur les allégations de torture et d’exclure les éléments de preuve obtenus par ce moyen comme l’article 15 de la Convention contre la torture le lui commande. Ce grief n’est pas général et vague comme celui qui avait été formulé dans l’affaire Mamatkoulov et Askarov, c’est une critique étayée et fondée du fonctionnement de la Cour de sûreté de l’Etat, qui jugerait l’intéressé en violant l’une des normes les plus fondamentales de la justice pénale internationale, à savoir l’interdiction d’utiliser des éléments de preuve obtenus par la torture. Dans ces conditions, et contrairement aux requérants de l’affaire Mamatkoulov et Askarov, celui de la présente affaire a suffisamment prouvé qu’il existait un risque réel qu’il subisse un déni de justice flagrant s’il était expulsé en Jordanie.

(...)

c)  Conclusion générale sur l’article 6

287.  La Cour conclut que l’expulsion du requérant en Jordanie emporterait violation de l’article 6 de la Convention.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR , À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit que l’expulsion du requérant en Jordanie n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention ;

(...)

4.  Dit que l’expulsion du requérant en Jordanie n’emporterait pas violation de l’article 5 de la Convention ;

5.  Dit que l’expulsion du requérant en Jordanie emporterait violation de l’article 6 de la Convention en raison du risque réel que soient admis à son nouveau procès des éléments de preuve obtenus par la torture pratiquée sur des tiers.

Fait en anglais et communiqué par écrit le 17 janvier 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence Early Lech Garlicki
 Greffier Président

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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE OTHMAN (ABU QATADA) c. ROYAUME-UNI [Extraits], 17 janvier 2012, 8139/09