CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE, 17 mai 2016, 42461/13;44357/13

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Chronologie de l’affaire

Commentaires9

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1Non le Conseil d’Etat ne peut s’immiscer dans les sanctions disciplinaires internes à l’Assemblée nationale. Oui c’est normal (séparation des pouvoirs). Et cela…
blog.landot-avocats.net · 26 juillet 2023

Combien de fois le Conseil d'Etat devra-t-il répéter à certains députés que… non… non… au nom de la séparation des pouvoirs, le juge administratif ne PEUT connaître des sanctions disciplinaires internes aux assemblées parlementaires. Et l'argument de la CEDH ne devrait, sauf énorme surprise, pas justifier ce nouveau recours inutile. Une nouvelle fois des députés refusant de se soumettre à la discipline du jeu démocratique apaisé, constructif et policé, doivent se faire rappeler les bases en droit. Une nouvelle fois, le Conseil d'Etat a eu à rappeler sa jurisprudence : « 1. M. …

 

2Conclusions du rapporteur public sur l'affaire n°473588
Conclusions du rapporteur public · 24 juillet 2023

1 N° 471482 – M. P... N° 473409 – Mme A... N° 473588 – Mme X..., M. C... 10ème et 9ème chambres réunies Séance du 5 juillet 2023 Lecture du 24 juillet 2023 CONCLUSIONS Mme Esther de MOUSTIER, Rapporteure publique Alors que depuis 1958, seulement 128 sanctions ont été prononcées par l'Assemblée nationale contre des députés, 90 l'ont été depuis le début de la législature en cours, dont 79 lors du seul débat sur la réforme des retraites. Cette multiplication exponentielle des sanctions n'est certainement pas étrangère à l'invitation qui vous est faite par les députés requérants à revenir …

 

3Conclusions du rapporteur public sur l'affaire n°471482
Conclusions du rapporteur public · 24 juillet 2023

1 N° 471482 – M. P... N° 473409 – Mme A... N° 473588 – Mme X..., M. C... 10ème et 9ème chambres réunies Séance du 5 juillet 2023 Lecture du 24 juillet 2023 CONCLUSIONS Mme Esther de MOUSTIER, Rapporteure publique Alors que depuis 1958, seulement 128 sanctions ont été prononcées par l'Assemblée nationale contre des députés, 90 l'ont été depuis le début de la législature en cours, dont 79 lors du seul débat sur la réforme des retraites. Cette multiplication exponentielle des sanctions n'est certainement pas étrangère à l'invitation qui vous est faite par les députés requérants à revenir …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 17 mai 2016, n° 42461/13;44357/13
Numéro(s) : 42461/13, 44357/13
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2016 (extraits)
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : A. c. Royaume-Uni, n° 35373/97, CEDH 2002 X
Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996 III
Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], n° 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)
Association Ekin c. France, n° 39288/98, CEDH 2001 VIII
Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, n° 10180/04, § 61, 20 avril 2006
Castells c. Espagne, 23 avril 1992, série A n° 236
A, B et C c. Irlande [GC], n° 25579/05, § 281, CEDH 2010
Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], n° 38433/09, CEDH 2012
C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, n° 46967/07, § 71, 24 février 2009
Cordova c. Italie (n° 1), n° 40877/98, CEDH 2003 I
Cordova c. Italie (n° 2), n° 45649/99, § 60, CEDH 2003 I (extraits)
Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, n° 28255/07, 8 octobre 2013
De Jorio c. Italie, n° 73936/01, § 52, 3 juin 2004
Delfi AS c. Estonie [GC], n° 64569/09, CEDH 2015
Féret c. Belgique, n° 15615/07, § 65, 16 juillet 2009
Gäfgen c. Allemagne [GC], n° 22978/05, § 141, CEDH 2010
Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A n° 18
Gorzelik et autres c. Pologne [GC], n° 44158/98, § 90, CEDH 2004 I
Hoon c. Royaume-Uni (déc.), n° 14832/11, 13 novembre 2014
Huhtamäki c. Finlande, n° 54468/09, § 51, 6 mars 2012
Iatridis c. Grèce [GC], n° 31107/96, § 58, CEDH 1999 II
Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998 IV
Jerusalem c. Autriche, n° 26958/95, § 36, CEDH 2001 II
Karácsony et autres c. Hongrie, n° 42461/13, §§ 32-33, 16 septembre 2014
Kart c. Turquie [GC], n° 8917/05, CEDH 2009 (extraits)
Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A n° 28
Korbely c. Hongrie [GC], n° 9174/02, §§ 72-73, CEDH 2008
Koudechkina c. Russie, n° 29492/05, § 83, 26 février 2009
Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], n° 37553/05, 15 octobre 2015
Kyprianou c. Chypre [GC], n° 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005 XIII
Leyla Şahin c. Turquie [GC], n° 44774/98, § 108, CEDH 2005 XI
Lindon, Otchakovsky-Laurens et juillet c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007 IV
Lombardi Vallauri c. Italie, n° 39128/05, 20 octobre 2009
Maestri c. Italie [GC], n° 39748/98, § 30, CEDH 2004-I
Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, § 50, CEDH 2014 (extraits)
Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A n° 82
McFarlane c. Irlande [GC], n° 31333/06, § 107, 10 septembre 2010
Morice c. France [GC], n° 29369/10, § 155, 23 avril 2015
O'Keeffe c. Irlande [GC], n° 35810/09, § 199, CEDH 2014 (extraits)
Otegi Mondragon c. Espagne, n° 2034/07, § 50, CEDH 2011
Parrillo c. Italie [GC], n° 46470/11, § 87, 27 août 2015
Perinçek c. Suisse [GC], n° 27510/08, § 197, 15 octobre 2015
Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76 in fine, série A n° 314
Rotaru c. Roumanie [GC], n° 28341/95, § 52, CEDH 2000-V
Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], n° 38224/03, § 100, 14 septembre 2010
Saygılı et Seyman c. Turquie, n° 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006
Steel et Morris c. Royaume-Uni, n° 68416/01, § 95, CEDH 2005 II
Stoll c. Suisse [GC], n° 69698/01, § 106, CEDH 2007 V
Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, § 61, CEDH 1999 IV
Syngelidis c. Grèce, n° 24895/07, § 42, 11 février 2010
Szél et autres c. Hongrie, n° 44357/13, §§ 30 31, 16 septembre 2014
Tănase c. Moldova [GC], n° 7/08, CEDH 2010
United Communist Parti of Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil 1998 I
Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire), [GC], n° 17153/11 et 29 other cases, §§ 69-77, 25 mars 2014
Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], n° 26083/94, § 54, CEDH 1999 I
X et autres c. Autriche [GC], n° 19010/07, § 163, 19 février 2013
Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A n° 44
Ždanoka c. Lettonie [GC], n° 58278/00, §§ 98 et 103, CEDH 2006 IV
Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), n° 62902/00, CEDH 2003 XII
Références à des textes internationaux :
Article 41 § 2 a) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne;Rapport de la Commission de Venise sur le rôle de l’opposition au sein d’un parlement démocratique (étude no 497/2008), 84e session plénière, 15 16 octobre 2010;Rapport de la Commission de Venise sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires (étude no 714/2013), 98e session plénière, 21 22 mars 2014;Article 22 du règlement de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Résolution 1202 (1999) adoptée le 4 novembre 1999, avec modifications ultérieures du règlement);Résolution 1965 (2013) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la discipline des membres de l’Assemblée parlementaire;Résolution 1601 (2008) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe énonçant les lignes directrices procédurales sur les droits et devoirs de l’opposition dans un parlement démocratique;Article 28 du Statut du Conseil de l’Europe;Article 11 §§ 2 et 3 du règlement du Parlement européen (8e législature, septembre 2015);Chapitre 4 du règlement du Parlement européen, relatif aux mesures en cas de non-respect des règles de conduite applicables aux députés;Annexe XV (Lignes directrices relatives à l’interprétation des règles de conduite applicables aux députés) au règlement du Parlement européen;Articles 36 à 38 règlement intérieur du Bundestag d’Allemagne;Articles 58 § 2 et 59 règlement intérieur de la Chambre des députés des Pays-Bas
Référence au règlement de la Cour : Article 17
Organisations mentionnées :
  • Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
  • Commission de Venise
  • Cour de justice de l'Union européenne
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Exception préliminaire rejetée (Article 35-1 - Recours interne efficace) ; Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression) ; Préjudice moral - constat de violation suffisant (Article 41 - Préjudice moral ; Satisfaction équitable) ; Dommage - réparation (Article 41 - Dommage matériel ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-163307
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2016:0517JUD004246113
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE

(Requêtes nos 42461/13 et 44357/13)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mai 2016

Cet arrêt est définitif.


En l’affaire Karácsony et autres c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Luis López Guerra, président,
 András Sajó,
 Mirjana Lazarova Trajkovska,
 Angelika Nußberger,
 Mark Villiger,
 Boštjan M. Zupančič,
 Khanlar Hajiyev,
 Ján Šikuta,
 Vincent A. De Gaetano,
 Linos-Alexandre Sicilianos,
 Erik Møse,
 Helena Jäderblom,
 Johannes Silvis,
 Valeriu Griţco,
 Ksenija Turković,
 Branko Lubarda,
 Yonko Grozev, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juillet 2015 et le 27 avril 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 42461/13 et 44357/13) dirigées contre la République de Hongrie en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 14 juin et le 5 juillet 2013 respectivement. La première requête (no 42461/13) a été introduite par quatre ressortissants hongrois, M. Gergely Karácsony, M. Péter Szilágyi, M. Dávid Dorosz et Mme Rebeka Katalin Szabó, et la seconde (no 44357/13) par trois ressortissantes hongroises, Mme Bernadett Szél, Mme Ágnes Osztolykán et Mme Szilvia Lengyel (« les requérants »).

2.  Les requérants ont été représentés par Me D. Karsai, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3.  Députés à l’époque des faits, les requérants voyaient dans les décisions de leur infliger des amendes pour leur comportement dans l’enceinte de l’Assemblée nationale hongroise (« l’Assemblée ») une atteinte à leur droit à la liberté d’expression contraire à l’article 10 de la Convention. Sous l’angle de l’article 13, ils estimaient en outre qu’aucun recours ne leur avait été ouvert pour contester les décisions litigieuses.

4.  Les requêtes ont été attribuées à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 16 septembre 2014, une chambre de cette section, composée de Guido Raimondi, président, Işıl Karakaş, András Sajó, Nebojša Vučinić, Egidijus Kūris, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt dans chacune des deux affaires. Dans l’un et l’autre arrêts, la chambre a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable s’agissant des griefs de violation de l’article 10 et de l’article 13 combiné avec l’article 10 et irrecevable pour le surplus, avant de conclure à l’unanimité à la violation de l’article 10 et de l’article 13 combiné avec l’article 10. À chacun des arrêts était joint l’exposé de l’opinion concordante commune aux juges Raimondi, Spano et Kjølbro et de l’opinion partiellement dissidente du juge Kūris.

5.  Le 15 décembre 2014, conformément à l’article 43 de la Convention, le Gouvernement a demandé le renvoi des affaires devant la Grande Chambre. Le 16 février 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont produit des observations écrites sur le fond.

8.  En outre, les gouvernements de la République tchèque et du Royaume-Uni, autorisés par le Président à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), ont chacun produit des tierces observations.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MM. B. Berke, secrétaire d’État, ministère de la Justice,
 Z. Tallódi, agent,
Mme À. Bruszt, juriste, ministère de la Justice,
M. T. Bárány, directeur adjoint, Bureau de l’Assemblée,
Mmes Z. Tóth, directrice, département de la codification,
 Bureau de l’Assemblée,
 N. Sebők, juriste, département de la codification,
 Bureau de l’Assemblée,
M. A. Vági, juriste, département de la codification,
 Bureau de l’Assemblée conseillers ;

–  pour les requérants
MM. D. Karsai, conseil,
 V. Kazai,
Mme F. Kollarics, conseillers.

Deux requérantes, Mme Lengyel et Mme Szél, étaient également présentes.

La Cour a entendu M. Karsai et M. Tallódi en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à des questions posées par les juges Nußberger et López Guerra.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Les auteurs de la requête no 42461/13

10.  Les auteurs de cette requête, MM. Karácsony, Szilágyi, Dorosz et Mme Szabó, sont nés respectivement en 1975, 1981, 1985 et 1977, et résident à Budapest.

11.  À l’époque des faits, ils étaient députés et membres du parti d’opposition Dialogue pour la Hongrie (Párbeszéd Magyarországért). M. Szilágyi était aussi l’un des « notaires » de l’Assemblée.

1.  Faits relatifs à MM. Karácsony et Szilágyi

12.  Le 30 avril 2013, lors de débats préalables à ceux prévus à l’ordre du jour qui se sont tenus en séance plénière de l’Assemblée, un député de l’opposition membre du Parti socialiste hongrois critiqua le gouvernement et l’accusa de corruption en lien notamment avec la réorganisation du marché du tabac. Alors que le ministre de l’Économie nationale, M. Zoltán Cséfalvay, répondait au nom du gouvernement, MM. Karácsony et Szilágyi allèrent poser au centre de la salle une grande pancarte sur laquelle on pouvait lire « FIDESZ [le parti au pouvoir] voleur, tricheur et menteur », puis ils la placèrent à côté du siège du ministre.

13.  Voici les extraits pertinents du procès-verbal de séance :

« Zoltán Cséfalvay, ministre de l’Économie nationale : « Dites-leur que la hausse du pouvoir d’achat touche en particulier les personnes percevant le revenu minimal, puisque celui-ci a été rehaussé de 5,4 %, ce qui est intenable avec une inflation inférieure à 3,5 %. Et dites-leur aussi (...) » (Gergely Karácsony et Péter Szilágyi exhibent une pancarte sur laquelle on peut lire « FIDESZ voleur, tricheur et menteur ». Exclamations dans les rangs des députés de la majorité : « Appliquez le règlement intérieur ! Monsieur le ministre ! » Le président agite sa sonnette.)

Le président : « Mesdames et Messieurs les députés ! (Exclamations continues dans les rangs des députés de la majorité ; Gergely Karácsony et Péter Szilágyi posent la pancarte près de la tribune de l’intervenant.) Je demande à M. Gergely Karácsony d’ôter la pancarte de la même manière qu’ils l’ont apportée. (Gergely Karácsony et Péter Szilágyi laissent la pancarte près de la tribune de l’intervenant. Exclamations continues dans les rangs des députés de la majorité. Le président agite sa sonnette.) Je demande aux huissiers d’ôter la pancarte. (Exclamations dans les rangs des députés de la majorité, notamment, qui disent : « C’est tout ce que vous pouvez faire ! ») Je demande aux huissiers d’ôter la pancarte. (La pancarte est enlevée.)

Merci beaucoup. Veuillez continuer, Monsieur le ministre ! » (Exclamations dans les rangs des députés de la majorité : « Comment ont-ils pu faire entrer ça ? » [Le président] agite sa sonnette.)

14.  Le 6 mai 2013, en vertu de l’article 49 §§ 4 et 7 de la loi relative à l’Assemblée, le président de l’Assemblée (« le président ») présenta une proposition tendant à infliger à M. Karácsony une amende d’un montant de 50 000 forints hongrois (HUF), soit environ 170 euros (EUR), et à M. Szilágyi une amende d’un montant de 185 520 HUF, soit environ 600 EUR, pour leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, jugé gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Le montant maximal (un tiers de ses émoluments mensuels) était proposé dans le cas de M. Szilágyi parce qu’il était un officier élu de l’Assemblée, et non un simple député. Aucun autre motif n’était exposé. Une décision portant approbation de cette proposition fut adoptée en séance plénière le 13 mai 2013, sans débat.

2.  Faits relatifs à M. Dorosz et Mme Szabó

15.  Le 21 mai 2013, au cours du vote final sur le projet de loi no T/10881 portant modification de certaines lois sur le tabac, M. Dorosz et Mme Szabó apportèrent et exhibèrent au centre de la salle une grande banderole sur laquelle on pouvait lire « C’est l’œuvre de la mafia nationale du tabac ».

16.  Voici les extraits pertinents du procès-verbal de séance :

« Le président : « (...) Mesdames et Messieurs les députés, je mets aux voix le projet de loi no T/10881 sur la base de la proposition de synthèse telle qu’elle vient d’être amendée. Veuillez voter ! (Vote)

J’annonce la décision : l’Assemblée a (Dávid Dorosz et Rebeka Szabó apportent une banderole sur laquelle on peut lire « C’est l’œuvre de la mafia nationale du tabac ».) adopté le projet de loi no T/10881 par 222 voix contre 81 et une abstention. (Applaudissements dans les rangs des députés du FIDESZ.)

Je signale aux deux députés que leur comportement constitue une grave perturbation des travaux en plénière. Je les avise en conséquence que le règlement intérieur et l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée (applaudissements soutenus dans les rangs du Parti socialiste hongrois) sanctionnent de tels comportements. (István Józsa : « Nous voulons une législation contre la mafia ! ») Je prie mes collègues de détacher et d’ôter cette banderole. (Dávid Dorosz et Rebeka Szabó ne remettent pas la banderole à l’huissier. Courte pause. Exclamations bruyantes dans les rangs des députés de l’opposition.) Veuillez aider madame et monsieur les députés à ôter la banderole. (Dávid Dorosz et Rebeka Szabó quittent la salle.) Merci beaucoup. »

17.  Le 24 mai 2013, en vertu de l’article 49 §§ 4 et 7 de la loi relative à l’Assemblée, le président présenta une proposition tendant à infliger à M. Dorosz et Mme Szabó une amende de 70 000 HUF chacun, soit environ 240 EUR, pour leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, jugé gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Il était indiqué dans la proposition qu’un montant majoré s’imposait parce que des comportements similaires, très perturbateurs, avaient déjà été constatés auparavant. Aucun autre motif n’était exposé. Une décision portant approbation de cette proposition fut adoptée en séance plénière le 27 mai 2013, sans débat.

B.  Les auteurs de la requête no 44357/13

18.  Les auteurs de cette requête, Mmes Szél, Osztolykán et Lengyel, sont nées en 1977, 1974 et 1971 et habitent à Budakeszi, Budapest et Gödöllő, respectivement.

19.  À l’époque des faits, elles étaient députées et membres du parti d’opposition La politique peut être différente (Lehet Más a Politika, LMP).

20.  Le 21 juin 2013, l’Assemblée procéda au vote final sur un nouveau texte, le projet de loi no T/7979 portant transfert de terres agricoles et de terrains forestiers. Très controversé, ce projet avait suscité de vives réactions parmi les membres de l’opposition. Au cours de ce vote, à titre de protestation, Mme Lengyel posa sur la table du Premier ministre une petite brouette dorée remplie de terre, tandis que Mmes Szél et Osztolykán déroulaient devant la tribune du président une banderole sur laquelle on pouvait lire « Distribuez les terres au lieu de les voler ! » ; Mme Lengyel s’exprimait à l’aide d’un porte-voix. Elle avait auparavant pris la parole deux fois au cours des débats article par article et une fois au cours du débat final sur ce projet de loi, et elle avait déposé trois demandes de modification d’amendements d’autres députés et deux propositions d’amendement juste avant le vote final.

21.  Voici les extraits pertinents du procès-verbal de séance :

« Le président : « Le point suivant à l’ordre du jour est le vote des amendements présentés avant le vote final sur le projet de loi portant transfert de terres agricoles et de terrains forestiers ainsi que le vote final. Les députés ont reçu ce projet sous la cote T/7979 et le texte de synthèse du projet sous la cote T/9797/2610.

Nous allons tout d’abord procéder au vote des amendements. Ils doivent être adoptés à la majorité qualifiée. (Perturbations constantes de la séance.) (...)

Les membres du Jobbik [parti d’opposition] ne me laissant pas prendre place à ma tribune, je continuerai à présider la séance depuis l’endroit où je me trouve. (Applaudissements soutenus dans les rangs du groupe parlementaire au pouvoir.) Les membres du Jobbik ne permettant pas au notaire, membre d’un parti d’opposition de gauche, de prendre place à [la tribune du président] pendant le vote par appel nominal, de conduire le scrutin et d’annoncer les résultats (bruits continus) je prie les députés de s’asseoir et de m’écouter ! Je demande à l’Assemblée de confirmer que, puisque les membres du Jobbik entravent le déroulement du vote par appel nominal, nous voterons par la voie électronique. (Applaudissements soutenus dans les rangs du groupe parlementaire au pouvoir. Exclamations dans ces mêmes rangs : « Hourra ! »)

Mesdames et Messieurs les députés, je prie celles et ceux d’entre vous qui, dans ces circonstances inhabituelles, approuvent cette méthode de voter par la voie électronique plutôt que par appel nominal. (Des membres du groupe parlementaire Jobbik occupent la tribune du président, scandant « traîtres, traîtres » pendant plusieurs minutes. Szilvia Lengyel pose une petite brouette dorée remplie de terre sur la table du Premier ministre. Bernadett Szél et Ágnes Osztolykán [les requérantes] déroulent devant la tribune du président une banderole sur laquelle on peut lire « Distribuez les terres au lieu de les voler ! »)

Je sollicite une assistance technique afin que le vote puisse se dérouler. (Courte pause. Des membres du groupe Jobbik continuent de scander « traîtres ». Szilvia Lengyel s’exprime à l’aide d’un porte-voix. András Schiffer applaudit. Intervention du groupe FIDESZ : « Où sont les gardiens de l’Assemblée ? » Rires.)

Madame la députée, il me faut vous avertir vous aussi que vos méthodes sont inacceptables au regard des dispositions du règlement intérieur. Je vous prie donc de cesser de vous exprimer à l’aide d’un porte-voix. Là encore, je sollicite une assistance technique pour régler ce problème de façon que les députés puissent exercer leur droit de vote, puisqu’on m’empêche d’accéder à ma propre carte de vote (...) »

22.  Le 25 juin 2013, en vertu de l’article 49 §§ 4 et 7 de la loi relative à l’Assemblée, le président présenta une proposition tendant à infliger à Mmes Szél et Lengyel une amende d’un montant de 131 400 HUF chacune, soit environ 430 EUR, et à Mme Osztolykán une amende d’un montant de 154 000 HUF, soit environ 510 EUR, pour leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, jugé gravement offensant pour l’ordre parlementaire.

23.  Le montant maximal était proposé en raison de la situation extraordinaire qui s’était produite pendant le vote et parce que, en exhibant une banderole et en utilisant un porte-voix, les députées s’étaient livrées à un comportement gravement offensant pour l’ordre parlementaire. Le 26 juin 2013 fut adoptée en séance plénière, sans débat, une décision portant approbation de la proposition du président.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La Loi fondamentale

24.  La Loi fondamentale hongroise, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, dispose dans ses parties pertinentes :

Article C

« 1.  Le fonctionnement de l’État hongrois repose sur le principe de la séparation des pouvoirs. »

Article I

« 1.  Le respect des droits fondamentaux de l’homme, inviolables et inaliénables, est assuré. Leur protection est l’obligation première de l’État.

2.  La Hongrie reconnaît les droits fondamentaux de l’homme, tant individuels que collectifs.

3.  Les règles applicables en matière de droits et obligations fondamentaux sont énoncées dans une loi. Un droit fondamental ne peut être restreint qu’afin de permettre l’exercice effectif d’un autre droit fondamental ou de protéger un principe constitutionnel, pour autant que cette restriction soit absolument nécessaire et proportionnée au but poursuivi et qu’elle respecte intégralement le contenu essentiel du droit fondamental restreint. »

Article IX

« 1.  Chacun a droit à la liberté d’expression.

2.  La Hongrie reconnaît et protège la liberté et la diversité de la presse, et veille à la présence de conditions propices à la libre diffusion des informations nécessaires à la formation d’une opinion publique démocratique.

(...)

4.  Le droit à la liberté d’expression ne peut être exercé dans le but de porter atteinte à la dignité d’autrui. »

Article XXVIII

« 7.  Chacun peut former un recours contre toute décision d’une autorité, judiciaire, administrative ou autre, qui porterait atteinte à ses droits ou à ses intérêts légitimes. »

Article 5

« 7.  L’Assemblée nationale fixe ses règles de fonctionnement et régit le déroulement de ses débats dans les dispositions de son règlement intérieur [Házszabály], adopté à la majorité des deux tiers des députés présents. Le président exerce les pouvoirs de police et de discipline que lui confère le règlement intérieur de manière à assurer que le fonctionnement de l’Assemblée ne soit pas perturbé et à préserver la dignité de celle‑ci. »

25.  Le paragraphe 5 des dispositions finales et diverses de la Loi fondamentale, entrées en vigueur le 1er avril 2013, se lit ainsi :

« Les décisions de la Cour constitutionnelle antérieures à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale sont abrogées, sans préjudice de leurs effets juridiques. »

B.  La loi relative à l’Assemblée nationale

26.  La loi no XXXVI de 2012 relative à l’Assemblée nationale (« la loi relative à l’Assemblée »), entrée en vigueur le 20 avril 2012, disposait, dans ses parties pertinentes à l’époque des faits :

1.  Le président de l’Assemblée
Article 2

« Le président : (...)

2 f)  prononce l’ouverture des séances, les dirige impartialement et en prononce la levée ; il donne la parole aux députés, veille au respect du règlement intérieur, annonce le résultat des votes et maintient l’ordre et les convenances en séance.

(...) »

18.  Maintien de l’ordre et pouvoirs disciplinaires
Article 46

« 1.  Le président de séance[1] ordonne de revenir à la question examinée à tout député qui, lors de son intervention, s’en écarterait manifestement et sans raison ou répéterait inutilement ses propos ou ceux de ses collègues au cours du même débat et, dans le même temps, l’avertit des conséquences s’il n’obtempère pas.

2.  Le président de séance peut retirer la parole à tout député qui, lors de son intervention, persisterait à se comporter de la manière indiquée au paragraphe 1 du présent article après avoir reçu un second avertissement. »

Article 47

« Le président de séance peut, en en exposant les motifs, retirer le droit de parole à tout député dont le temps de parole, imparti à lui ou à son groupe parlementaire, serait épuisé. »

Article 48

« 1.  Le président de séance rappelle à l’ordre tout député qui, dans son intervention, emploierait une expression indécente ou offensante pour l’autorité de l’Assemblée ou pour une personne ou un groupe, en particulier national, ethnique, racial ou religieux, et, dans le même temps, l’avertit des conséquences s’il emploie cette expression de manière répétée.

2.  Le président de séance retire le droit de parole à tout député qui persisterait à employer une expression indécente ou offensante après avoir été rappelé à l’ordre.

3.  Le président de séance peut proposer, sans rappel à l’ordre ni avertissement, d’exclure pour le reste de la séance du jour et de punir d’une amende tout député qui, lors de son intervention, emploierait une expression gravement offensante pour l’autorité de l’Assemblée ou pour une personne ou un groupe, en particulier national, ethnique, racial ou religieux, ou une expression offensante source de graves troubles.

4.  L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’exclusion. Si le quorum n’est pas atteint, le président de séance statue. Lors de la séance suivante, il informe l’Assemblée de l’exclusion et du motif de celle-ci, puis l’Assemblée se prononce, sans débat, sur la légalité de la décision du président de séance.

5.  Un député exclu ne peut reprendre la parole le jour de la séance dont il est exclu. Il n’a pas droit à ses émoluments pour ce jour.

6.  En l’absence de proposition d’application de l’une des sanctions prévues au paragraphe 3 du présent article, le président de séance peut proposer d’infliger une amende au député en question dans les cinq jours à compter de l’usage par celui-ci de l’expression gravement offensante.

7.  L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’amende visée aux paragraphes 3 et 6 du présent article lors de la séance consécutive à celle du dépôt de la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser le tiers des émoluments mensuels du député. »

Article 49

« 1.  Le président de séance peut retirer le droit de parole à tout député qui, sauf si celui-ci dépose une motion de procédure, contesterait l’une de ses décisions ou le fait qu’il préside la séance. Tout député à qui il retirerait ainsi, sans avertissement, le droit de parole peut demander à la commission chargée de l’interprétation du règlement intérieur de statuer sur son cas individuel.

2.  Un député ne peut se voir retirer le droit de parole s’il n’a pas été averti des conséquences d’un rappel à l’ordre par le président de séance.

3.  Un député qui s’est vu retirer le droit de parole en vertu du paragraphe 1 du présent article, du paragraphe 2 de l’article 46 ou du paragraphe 2 de l’article 48 ne peut plus reprendre la parole le même jour de séance sur la même question.

4.  Le président de séance peut proposer, sans rappel à l’ordre ni avertissement, d’exclure pour le reste de la séance du jour et de punir d’une amende tout député qui adopterait un comportement gravement offensant pour l’autorité de l’Assemblée ou pour l’ordre au sein de celle-ci ou qui violerait les dispositions du règlement intérieur de l’Assemblée régissant l’ordre dans les débats ou le scrutin. La proposition précise le motif de la mesure et (...) la disposition du règlement intérieur violée.

5.  L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’exclusion. Si le quorum n’est pas atteint, le président de séance statue. Lors de la séance suivante, il informe l’Assemblée de l’exclusion et du motif de celle-ci, puis l’Assemblée se prononce, sans débat, sur la légalité de la décision du président de séance.

6.  Un député exclu ne peut reprendre la parole lors de la séance du jour de son exclusion. Il n’a pas droit à ses émoluments pour l’intégralité de ce jour.

7.  En l’absence de proposition d’application de l’une des sanctions prévues au paragraphe 4 du présent article, le président peut proposer d’infliger une amende au député dans les cinq jours à compter de l’adoption par celui-ci du comportement visé au même paragraphe.

8.  L’Assemblée nationale statue, sans débat, sur la proposition d’amende visée aux paragraphes 4 et 7 du présent article lors de la séance consécutive à celle du dépôt de la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser le tiers des émoluments mensuels du député. »

Article 50

« 1.  Le président de séance peut proposer d’exclure de la séance, de suspendre dans ses droits ou de punir d’une amende tout député qui, en séance, recourrait à la violence physique, menacerait de recourir à la violence physique directe ou appellerait à y recourir.

2.  L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’exclusion. Si le quorum n’est pas atteint, le président de séance statue. Un député exclu de la séance en vertu du paragraphe 1 du présent article ne peut siéger ni en séance ni en commission et n’a pas droit à ses émoluments pendant la durée de son exclusion. Lors de la séance suivante, le président de séance informe l’Assemblée de l’exclusion et du motif de celle-ci, puis l’Assemblée se prononce, sans débat, sur la légalité de la décision du président de séance.

2 a)  En l’absence de proposition d’application de l’une des sanctions visées au paragraphe 1 du présent article, le président de séance peut proposer de suspendre dans ses droits et/ou de punir d’une amende le député en question dans les cinq jours à compter de l’adoption par celui-ci du comportement visé au même paragraphe.

3.  L’Assemblée se prononce, aux deux tiers des voix des députés présents, sur la suspension dans ses droits du député en question après avoir sollicité des résolutions de la commission de l’Assemblée sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs. Le député peut être suspendu dans ses droits pendant une durée maximale de trois jours.

4.  L’Assemblée statue, sans débat, sur la proposition d’amende visée aux paragraphes 1 et 2 a) du présent article lors de la séance consécutive à celle du dépôt de la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser le tiers des émoluments mensuels du député.

5.  L’Assemblée peut, avec les deux tiers des voix des députés présents, suspendre dans ses droits tout député qui, au cours de la même session, persisterait dans le comportement visé au paragraphe 1 du présent article, et ce

a)  pour une durée de six jours de séance la deuxième fois, et

b)  pour une durée de neuf jours de séance la troisième fois et toutes les autres fois.

6.  Du premier au dernier jour de sa suspension, un député suspendu dans ses droits ne peut siéger en séance ou en commission et n’a pas droit à ses émoluments.

7.  Le premier jour de suspension est celui de la séance consécutive à celle du prononcé de la suspension. Le calcul de la durée de suspension ne tient pas compte des vacances entre les sessions.

8.  Tout comportement contraire au paragraphe 1 que le député en question aurait adopté en commission est aussi pris en compte dans l’application du paragraphe 5 du présent article. »

Article 51

« Si, en séance, un comportement perturbateur rend impossible la poursuite des débats, le président de séance peut suspendre celle-ci pour une durée déterminée ou en prononcer la levée. À la levée de la séance, il en convoque une nouvelle. S’il n’est pas en mesure d’annoncer sa décision, il quitte la tribune, ce qui interrompt la séance. Une séance interrompue ne peut reprendre que si le président de séance la convoque de nouveau. »

27.  L’article 52 de la loi relative à l’Assemblée énonçait les sanctions disciplinaires applicables pour certains types d’expressions et de comportements survenant en commission.

C.  Modification de la loi relative à l’Assemblée

28.  Le 13 février 2014, l’Assemblée a apporté à la loi relative à l’Assemblée une modification réformant les règles de procédure disciplinaire pour les députés (loi no XIV de 2014, qui a ajouté un nouvel article 51/A à la loi relative à l’Assemblée). Cette modification permet désormais notamment à tout député puni d’une amende de saisir une commission d’un recours. Elle est entrée en vigueur le 4 mars 2014.

29.  Le nouvel article 51/A dispose, dans ses parties pertinentes :

Article 51/A

« 1.  Sur proposition de l’un quelconque de ses membres, la commission de l’Assemblée [Házbizottság[2]] peut, si cela n’entraîne pas d’autre conséquence juridique, ordonner la réduction des émoluments d’un député dans les quinze jours à compter de l’adoption par celui-ci d’un comportement visé aux articles 48 § 3, 49 § 4 ou 50 § 1 de la présente loi. La décision précise les motifs de la mesure et, si le comportement en question a enfreint les règles du débat, du scrutin ou (...), les dispositions du règlement violées.

(...)

3.  Tout député visé par une décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article en est aussitôt informé par le président.

(...)

4.  Tout député qui contesterait une décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article peut en demander l’annulation, dans les cinq jours à compter de la notification visée au paragraphe 3 du présent article, à la commission de l’Assemblée sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs. S’il ne formule pas cette demande dans le délai prévu, ses émoluments sont réduits selon les modalités fixées dans la décision.

(...)

6.  La commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs statue, dans les quinze jours, sur toute demande formée en vertu du paragraphe 4 du présent article (...) Elle peut auditionner en personne le député concerné si celui-ci en fait la demande.

7.  Si la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs fait droit à la demande du député, les émoluments de celui-ci ne sont pas réduits et la clôture de la procédure prévue au paragraphe 1 du présent article est prononcée.

8.  Si la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs rejette la demande du député ou ne statue pas dans le délai prévu au paragraphe 6 du présent article, les émoluments du député sont réduits selon les modalités fixées dans la décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article.

9.  Si la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs rejette la demande du député formée en vertu du paragraphe 4 du présent article ou ne statue pas dans le délai prévu au paragraphe 6 du présent article, le député peut demander à l’Assemblée d’annuler la décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article.

(...)

11.  Le président de la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs notifie aussitôt au député concerné et à la commission de l’Assemblée toute décision prise sur la base du paragraphe 8 du présent article (...) ou l’expiration du délai.

12.  Toute demande fondée sur le paragraphe 9 du présent article doit être formée dans les cinq jours ouvrables à compter de la date de la notification adressée, en vertu du paragraphe 11 du présent article, par le président de la commission sur les immunités, les conflits d’intérêt, la discipline et la vérification des pouvoirs.

13.  L’Assemblée statue, sans débat, sur toute décision prise sur la base du paragraphe 1 du présent article et visée par une demande fondée sur le paragraphe 9 du présent article. Le montant de l’amende ne peut dépasser :

a)  un tiers des émoluments mensuels du député si la réduction se justifie par un comportement visé aux articles 48 § 3 ou 49 § 4,

b)  les émoluments mensuels du député si la réduction se justifie par un comportement visé à l’article 50 § 1 de la présente loi. »

D.  La loi relative à la Cour constitutionnelle

30.  La loi no CLI relative à la Cour constitutionnelle (« la LCC ») est entrée en vigueur le 1er janvier 2012. Elle prévoit les types suivants de recours constitutionnels :

Article 26

« 1.  Conformément à l’article 24 § 2 c) de la Loi fondamentale, toute personne physique ou morale lésée par l’application, dans un procès auquel elle est partie, d’une disposition légale contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours :

a)  si ses droits consacrés par la Loi fondamentale ont été violés, et

b)  si les possibilités de recours en justice ont déjà été épuisées ou si aucune possibilité de ce type n’existe.

2.  Par dérogation au paragraphe 1 du présent article, la Cour constitutionnelle peut également être saisie à titre exceptionnel :

a)  si, par l’application ou par l’entrée en vigueur d’une disposition légale contraire à la Loi fondamentale, les droits de l’auteur de la saisine sont directement violés, en l’absence de décision de justice, et

b)  s’il n’existe aucune procédure permettant de former un recours apte à réparer ladite violation ou si l’auteur de la saisine a déjà épuisé les possibilités de recours.

(...) »

Article 27

« Conformément à l’article 24 § 2 d) de la Loi fondamentale, toute personne physique ou morale lésée par une décision de justice contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours :

a)  si la décision rendue sur le fond ou celle prononçant la clôture de la procédure judiciaire viole ses droits énoncés dans la Loi fondamentale, et

b)  si les possibilités de recours en justice ont déjà été épuisées par elle ou si elle n’a aucune possibilité de recours. »

31.  L’article 30 § 4 de la LCC dispose :

« La Cour constitutionnelle ne peut plus être saisie après l’expiration d’un délai de cent quatre-vingts jours à compter de la signification de la décision, de la violation de droits garantis par la Loi fondamentale et, dans les cas énoncés à l’article 26 § 2 de la présente loi, de l’entrée en vigueur de la disposition légale contraire à la Loi fondamentale. »

E.  L’arrêt no 3206/2013 (XI.18) AB rendu le 4 novembre 2013 par la Cour constitutionnelle

32.  Le député E.N., membre du parti d’opposition Jobbik, forma un recours constitutionnel sur la base de l’article 26 § 2 de la LCC contre certaines dispositions de la loi relative à l’Assemblée. Il soutenait que celles-ci restreignaient indûment la liberté d’expression des députés et n’offraient pas de recours contre les décisions de l’Assemblée. La Cour constitutionnelle examina la constitutionnalité des articles 50 § 1 et 52 § 2 a) de la loi relative à l’Assemblée et jugea le recours irrecevable pour le surplus[3].

33.  Analysant la constitutionnalité de l’article 52 § 2 a) de cette même loi[4], la Cour constitutionnelle considéra que la liberté d’expression parlementaire formait un élément important de la liberté d’expression, protégée par l’article IX § 1 de la Loi fondamentale. Elle souligna le rôle particulièrement important de l’Assemblée, instance décisionnaire statuant sur des questions touchant directement la vie de la nation, dans la concrétisation de cette liberté. Elle estima que, s’agissant de la liberté d’expression des députés, une distinction devait être établie entre la liberté d’expression elle-même et les moyens employés pour sa réalisation. Selon elle, l’Assemblée était fondée à adopter dans son règlement intérieur des dispositions destinées à garantir sa dignité et son bon fonctionnement.

34.  La Cour constitutionnelle rappela que, aux termes de l’article 5 § 7 de la Loi fondamentale, le président exerçait ses pouvoirs de police et de discipline, tels que fixés par le règlement intérieur, de façon à assurer le bon fonctionnement de l’Assemblée et à en préserver la dignité. Elle en déduisit que la Loi fondamentale représentait la base constitutionnelle du respect des règles au sein de l’Assemblée, ce qui impliquait inévitablement une restriction des droits des députés, dont celui à la liberté d’expression. Elle s’appuya aussi sur le principe de l’autonomie parlementaire, protégé par la Loi fondamentale. Selon elle, le bon fonctionnement de l’Assemblée et la préservation de son autorité et de sa dignité pouvaient donc entraîner des limitations au droit des députés à la liberté d’expression justifiées sur le plan constitutionnel.

35.  La Cour constitutionnelle fit observer qu’une réduction des émoluments des députés et leur exclusion des travaux parlementaires étaient les sanctions disciplinaires les plus lourdes, mais qu’elles n’étaient pas sans précédent d’un point de vue historique ou international. Selon elle, la règle énoncée à l’article 52 § 2 a) de la loi relative à l’Assemblée ne pouvait s’analyser en une restriction disproportionnée au droit à la liberté d’expression.

36.  La Cour constitutionnelle examina également le volet procédural de l’article 52 § 2 a) qui, à l’instar du comportement réprimé à l’article 48 § 3, visait les formes les plus sérieuses d’expressions « gravement offensantes ». Elle jugea conforme à la Constitution la possibilité d’appliquer les sanctions disciplinaires les plus lourdes, même sans rappel à l’ordre ni avertissement, lorsqu’une expression de cette nature (par opposition à une expression « indécente ou offensante » visée à l’article 48 § 1) était employée ou causait de graves troubles. Elle indiqua que, en pareils cas, il ne pouvait être escompté ni même parfois envisagé qu’un député fût préalablement averti des conséquences encourues.

37.  La Cour constitutionnelle se pencha ensuite sur l’argument tiré de l’absence, dans les dispositions attaquées de la loi relative à l’Assemblée, de recours contre les décisions disciplinaires. Elle constata que l’article XXVIII § 7 de la Loi fondamentale avait créé un droit de recours contre toute décision d’une autorité judiciaire, administrative ou autre. Elle estima cependant que, les décisions disciplinaires prises par l’Assemblée ne relevant d’aucune de ces catégories, l’absence de recours en la matière n’était pas inconstitutionnelle en elle-même. Elle ajouta que, d’un point de vue historique et comparatif, l’exercice d’un pouvoir disciplinaire à l’encontre des députés relevait de l’autonomie de l’Assemblée. Elle en conclut que le pouvoir disciplinaire de l’Assemblée touchait au fonctionnement interne de celle-ci et donc au comportement des députés dans l’exercice de leur mandat. Dès lors, selon elle, aucune obligation de prévoir un recours contre ces décisions ne pouvait se déduire de l’article XXVIII § 7 de la Loi fondamentale.

38.  Le président de la Cour constitutionnelle, rejoint par deux autres juges[5], rédigea une opinion dissidente. Il estima que le droit à la liberté d’expression des députés tirait son origine non pas de la liberté d’expression, celle-ci étant un droit fondamental des citoyens opposable à l’État, mais du droit des députés à exercer librement leur mandat, garanti par la Loi fondamentale. Pour autant, il jugea que, puisque le règlement intérieur restreignait l’exercice de la liberté de parole, il était raisonnable d’invoquer aussi une violation de la liberté d’expression. Il releva que la Loi fondamentale formait la base du pouvoir de l’Assemblée de prendre des sanctions dans l’intérêt du bon fonctionnement de celle-ci. Il en conclut néanmoins que le droit pour l’Assemblée de fixer son propre règlement intérieur ne l’autorisait pas à méconnaître du même coup le droit à la liberté d’expression. Il considéra que la qualification d’une expression de gravement offensante ou d’offensante et source de graves troubles et l’exclusion d’un député ne pouvaient passer pour des mesures proportionnées que si l’intéressé avait été au préalable rappelé à l’ordre et averti des conséquences juridiques encourues. Or il constata que rien de tel n’était prévu, que ce soit pour des propos tenus en commission (article 52 § 2 a)) ou en séance plénière (article 48 § 3).

F.  L’arrêt no 3207/2013 (XI.18) AB rendu le 4 novembre 2013 par la Cour constitutionnelle

39.  Le même député, E.N., forma un recours constitutionnel contre les articles 48 §§ 3 et 4 et 48 § 7 de la loi relative à l’Assemblée. Par un arrêt rendu le 4 novembre 2013, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours s’agissant de l’article 48 § 3[6] et le déclara irrecevable pour le surplus.

40.  Dans son analyse de l’article 48 § 3, la Cour constitutionnelle jugea qu’un député intervenant à l’Assemblée exprimait ses vues non pas en tant que « simple particulier » mais en qualité de député, c’est-à-dire de membre de l’organe représentatif suprême du pays. Elle considéra que, en cette qualité de représentant, les limites de la liberté de parole pour un député n’étaient pas les mêmes que pour un particulier : d’un côté, l’immunité parlementaire élargissait ces limites et, de l’autre, les règles disciplinaires parlementaires les restreignaient. Elle dit que certains des propos des députés relevaient des règles disciplinaires parlementaires précisément en raison de l’immunité étendue dont ils jouissaient dans le cadre de leurs activités à l’Assemblée. Elle estima donc justifié que le président disposât de prérogatives à utiliser en pareils cas de manière à pouvoir prévenir tout abus du droit à la liberté d’expression par les députés. Par ailleurs, selon elle, le droit de parole au sein de l’Assemblée n’était pas seulement un droit personnel du député : il s’agissait aussi d’un attribut fondamental du débat parlementaire qu’il fallait réglementer dans l’optique d’un bon fonctionnement de l’Assemblée.

41.  La Cour constitutionnelle estima que l’encadrement du droit de parole des députés visait à ménager le bon équilibre entre le respect des droits de chaque député et la protection du bon déroulement des travaux parlementaires. Elle jugea que l’article 48 § 3 de la loi relative à l’Assemblée ne restreignait pas de manière disproportionnée la liberté d’expression prévue par la Constitution, car il ne régissait que les cas extrêmes relevant des pouvoirs disciplinaires de l’Assemblée. D’après elle, cette disposition, combinée avec les paragraphes précédents de ce même article, respectait dûment le principe de la progressivité des sanctions applicables (plus l’infraction disciplinaire est grave, plus la sanction est lourde).

III.  TEXTES PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

A.  L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

42.  L’article 28 du Statut du Conseil de l’Europe dispose, dans ses parties pertinentes :

« a)  L’Assemblée consultative (parlementaire) adopte son règlement intérieur. Elle choisit parmi ses membres son président, qui demeure en fonctions jusqu’à la session ordinaire suivante.

b)  Le président dirige les travaux, mais ne prend part ni aux débats ni au vote. (...) »

43.  L’article 22 du règlement de l’Assemblée parlementaire (Résolution 1202 (1999) adoptée le 4 novembre 1999 avec modifications ultérieures du règlement), consacré à la discipline, dispose :

« 22.1.  Le président rappelle à l’ordre tout membre de l’Assemblée qui trouble la séance.

22.2.  En cas de récidive, le président le rappelle de nouveau à l’ordre avec inscription au compte rendu des débats.

22.3.  En cas de nouvelle récidive, le président lui retire la parole ou peut l’exclure de la salle pour le reste du jour de la séance.

22.4.  Dans les cas les plus graves, le président peut proposer à l’Assemblée de prononcer la censure qui comporte l’exclusion immédiate de la salle et l’interdiction d’y paraître pendant un délai de deux à cinq jours de séance. Le membre contre qui cette mesure disciplinaire est demandée a droit à la parole pour une durée maximale de deux minutes avant que l’Assemblée ne décide.

22.5.  La censure est prononcée sans débat.

22.6.  Les paroles qui constituent un affront à la dignité humaine, portent atteinte au droit au respect de la vie privée ou sont susceptibles de nuire au bon déroulement des débats sont interdites. Le président peut faire supprimer ces paroles du compte rendu des débats. Il peut agir de même en ce qui concerne les interventions de membres qui n’ont pas obtenu préalablement la parole. Le compte rendu de la séance mentionne cette décision. »

44.  Les dispositions complémentaires de ce même règlement relatives aux débats de l’Assemblée (telles que modifiées) prévoient :

« viii.  Conduite des membres de l’Assemblée parlementaire durant les débats de l’Assemblée (article 22 du règlement)

1.  Conformément aux articles 20.1 et 22 du règlement, le président de l’Assemblée maintient l’ordre et les bons usages parlementaires, et veille à ce que les débats se déroulent de manière civile et disciplinée, dans le respect des règles et pratiques en vigueur.

2.  Les membres de l’Assemblée parlementaire ont un comportement courtois, poli et respectueux les uns envers les autres, et envers le président de l’Assemblée ou toute autre personne qui préside. Ils s’abstiennent de toute action susceptible de perturber la séance. Cette disposition s’applique mutatis mutandis aux réunions du Bureau et des commissions.

3.  En ce qui concerne la discipline et le respect des règles de conduite par les membres de l’Assemblée, les paragraphes 17 à 21 du code de conduite des membres de l’Assemblée parlementaire s’appliquent. »

45.  Dans la Résolution 1965 (2013) sur la discipline des membres de l’Assemblée parlementaire, cette dernière a dit :

« 1.  L’Assemblée parlementaire réaffirme son attachement au droit à la liberté d’expression, qui est le plus important des privilèges parlementaires et un préalable essentiel à l’indépendance des représentants élus par le peuple. Il existe plusieurs façons d’exprimer son point de vue dans le contexte d’un débat politique, comme le fait d’afficher des symboles ou des logos ou de porter une tenue ou un vêtement spécifique, ce qui est protégé par le droit à la liberté d’expression. Néanmoins, toute personne qui exerce sa liberté d’expression assume également des devoirs et des responsabilités, dont l’étendue dépend de la situation et des moyens utilisés. »

46.  Au paragraphe 5 de cette même résolution, l’Assemblée parlementaire a rappelé que, en vertu de l’article 28 du Statut du Conseil de l’Europe, elle était en droit d’établir son règlement et de gérer ses affaires intérieures et qu’elle avait donc compétence pour prendre des mesures disciplinaires à l’égard de ses membres qui auraient une conduite répréhensible, et le pouvoir d’infliger des sanctions en cas d’infraction à son règlement.

47.  Dans sa Résolution 1601 (2008) énonçant les lignes directrices procédurales sur les droits et devoirs de l’opposition dans un parlement démocratique, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a dit :

« 5.  Accorder à l’opposition parlementaire un statut comportant des droits contribue à l’effectivité de la démocratie représentative et au respect du pluralisme politique, et, ce faisant, à l’adhésion et à la confiance des citoyens dans le bon fonctionnement des institutions. Instaurer un cadre juridique et procédural équitable, et des conditions matérielles permettant à la minorité parlementaire de remplir ses fonctions est une condition au bon fonctionnement de la démocratie représentative. Les membres de l’opposition doivent être en mesure d’exercer pleinement leur mandat au moins dans les mêmes conditions que celles des membres du parlement qui soutiennent le gouvernement ; ils doivent pouvoir participer aux activités parlementaires de manière active et effective, et jouir des mêmes droits. L’égalité de traitement des membres du parlement doit être garantie dans toutes leurs activités et prérogatives. »

B.  La Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise)

48.  Dans son rapport sur le rôle de l’opposition au sein d’un parlement démocratique (étude no 497/2008)[7], la Commission de Venise a notamment relevé :

« 88.  En règle générale, il convient que les dispositions essentielles qui portent sur les droits de l’opposition et des minorités parlementaires soient de préférence réglées sous une forme que la majorité ne puisse altérer ou modifier arbitrairement, tout au moins immédiatement.

(...)

147.  L’opposition politique a l’obligation fondamentale d’exercer ses fonctions dans le cadre de la loi, y compris en respectant la Constitution, le droit civil et le droit pénal classiques, ainsi que le règlement du Parlement. Les partis de l’opposition peuvent préconiser d’apporter des modifications à la loi, mais tant que celles-ci ne sont pas adoptées ils sont tenus de respecter la loi, comme tout un chacun. Une fois son immunité parlementaire modifiée, l’opposition peut voir sa responsabilité engagée pour tout acte illicite, comme n’importe quelle autre organisation ou personne. La plupart des parlements disposent également de sanctions disciplinaires internes applicables aux groupes parlementaires et aux parlementaires qui ne respectent pas le règlement ; elles sont pertinentes pour autant qu’elles se justifient de manière légitime et soient proportionnées. (...)

(...)

149.  Le bon fonctionnement d’une démocratie parlementaire suppose l’existence d’un équilibre entre la majorité et la minorité, qui crée une forme d’action réciproque propice à une gouvernance efficace, démocratique et légitime. Dans ce domaine, rien ne peut être tenu pour acquis et il existe de nombreux pays, y compris en Europe, dans lesquels la situation est différente. (...)

(...)

153.  Dans son Code de bonne conduite en matière de partis politiques de 2009, la Commission de Venise souligne (...) le juste équilibre qu’il convient de trouver entre les droits et responsabilités des partis de l’opposition :

53.  [...] La fonction d’opposition implique des contrôles scrupuleux, des observations et vérifications des agissements et actions des autorités et fonctionnaires publics. Cependant, le principe de la bonne gouvernance suggère que les partis de l’opposition (ainsi que les partis au pouvoir) devraient s’abstenir de toute action qui puisse éroder le débat démocratique et qui puisse par conséquent compromettre la confiance des citoyens envers les responsable politiques et les partis. »

49.  Dans son rapport sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires (étude no 714/2013)[8], la Commission de Venise a notamment souligné :

« 55.  Il ne faut pas confondre l’irresponsabilité et les régimes disciplinaires internes du parlement lui-même, d’une nature différente, et que la notion d’immunité parlementaire n’englobe d’habitude pas. La plupart des parlements possèdent un règlement ou un code de conduite en vertu duquel un député peut être interdit de parole ou faire l’objet de sanctions disciplinaires pour certains propos ou comportements ; la nature de ces sanctions varie considérablement, depuis le rappel à l’ordre ou la réduction du temps de parole jusqu’à la réduction de la rémunération, l’exclusion temporaire, parfois même des sanctions encore plus graves à caractère pénal. (...)

(...)

100.  La Commission de Venise observe que si des parlementaires sont protégés contre une action extérieure en justice pour les opinions qu’ils expriment ou les propos qu’ils tiennent, ils peuvent toujours faire l’objet de sanctions disciplinaires du parlement lui-même. Il en va ainsi dans la plupart des parlements nationaux, et la chose est légitime tant que les sanctions sont pertinentes et proportionnées, et non pas détournées par la majorité parlementaire pour restreindre les droits et libertés de leurs adversaires politiques. »

IV.  TEXTES PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE

A.  Le règlement du Parlement européen

50.  L’article 11 §§ 2 et 3 du règlement du Parlement européen (8e législature, septembre 2015) dispose :

« 2.  Le comportement des députés est inspiré par le respect mutuel, repose sur les valeurs et principes définis dans les textes fondamentaux de l’Union européenne, préserve la dignité du Parlement et ne doit pas compromettre le bon déroulement des travaux parlementaires ni la tranquillité dans l’ensemble des bâtiments du Parlement. Les députés se conforment aux règles du Parlement applicables au traitement des informations confidentielles. Le non-respect de ces éléments et de ces règles peut conduire à l’application de mesures conformément aux articles 165, 166 et 167.

3.  L’application du présent article n’entrave en aucune façon la vivacité des débats parlementaires ni la liberté de parole des députés. Elle se fonde sur le plein respect des prérogatives des députés, telles qu’elles sont définies dans le droit primaire et dans le statut applicable aux députés. Elle repose sur le principe de transparence et garantit que toute disposition en la matière soit portée à la connaissance des députés, qui sont informés individuellement de leurs droits et obligations. »

51.  Le chapitre 4, relatif aux mesures en cas de non-respect des règles de conduite applicables aux députés, énonce les sanctions disciplinaires pertinentes applicables aux députés pour leur comportement au sein du Parlement européen. En voici les dispositions pertinentes :

Article 165
Mesures immédiates

« 1.  Le président rappelle à l’ordre tout député qui porte atteinte au bon déroulement de la séance ou dont le comportement n’est pas compatible avec les dispositions pertinentes de l’article 11.

2.  En cas de récidive, le président rappelle à nouveau le député à l’ordre, avec inscription au procès-verbal.

3.  Si la perturbation se poursuit, ou en cas de nouvelle récidive, le président peut retirer la parole au député concerné et l’exclure de la salle pour le reste du jour de la séance. Le président peut également recourir à cette dernière mesure immédiatement et sans deuxième rappel à l’ordre dans les cas d’une gravité exceptionnelle. Le secrétaire général veille sans délai à l’exécution d’une telle mesure disciplinaire avec l’aide des huissiers et, au besoin, du personnel de sécurité du Parlement.

4.  Lorsqu’il se produit une agitation qui compromet la poursuite des débats, le président, pour rétablir l’ordre, suspend la séance pour une durée déterminée ou la lève. Si le président ne peut se faire entendre, il quitte le fauteuil présidentiel, ce qui entraîne une suspension de la séance. Elle est reprise sur convocation du président.

5.  Les pouvoirs définis aux paragraphes 1 à 4 sont attribués, mutatis mutandis, au président de séance des organes, commissions et délégations, tels qu’ils sont définis dans le présent règlement.

6.  Le cas échéant, compte tenu de la gravité de la violation des règles de conduite, le président de séance peut saisir le président d’une demande de mise en œuvre de l’article 166, au plus tard avant la prochaine période de session ou la réunion suivante de l’organe, de la commission ou de la délégation concernés. »

Article 166
Sanctions

« 1.  Dans le cas où un député trouble la séance d’une manière exceptionnellement grave ou perturbe les travaux du Parlement en violation des principes définis à l’article 11, le président, après avoir entendu le député concerné, arrête une décision motivée prononçant la sanction appropriée, décision qu’il notifie à l’intéressé et aux présidents des organes, commissions et délégations auxquels il appartient, avant de la porter à la connaissance de la séance plénière.

2.  L’appréciation des comportements observés doit prendre en considération leur caractère ponctuel, récurrent ou permanent, ainsi que leur degré de gravité, sur la base des lignes directrices annexées au présent règlement.

3.  La sanction prononcée peut consister en l’une ou plusieurs des mesures suivantes :

a)  un blâme ;

b)  la perte du droit à l’indemnité de séjour pour une durée pouvant aller de deux à dix jours ;

c)  sans préjudice de l’exercice du droit de vote en séance plénière, et sous réserve dans ce cas du strict respect des règles de conduite, une suspension temporaire, pour une durée pouvant aller de deux à dix jours consécutifs pendant lesquels le Parlement ou l’un quelconque de ses organes, commissions ou délégations se réunissent, de la participation à l’ensemble ou à une partie des activités du Parlement ;

d)  la présentation à la Conférence des présidents, conformément à l’article 21, d’une proposition de suspension ou de retrait d’un ou de plusieurs mandats que l’intéressé occupe au sein du Parlement. »

Article 167
Voies de recours internes

« Le député concerné peut introduire un recours interne devant le Bureau dans un délai de deux semaines à partir de la notification de la sanction arrêtée par le président, recours qui en suspend l’application. Le Bureau peut, au plus tard quatre semaines après l’introduction du recours, annuler la sanction arrêtée, la confirmer ou en réduire la portée, sans préjudice des droits de recours externes à la disposition de l’intéressé. En l’absence de décision du Bureau dans le délai imparti, la sanction est réputée nulle et non avenue. »

52.  L’annexe XV (Lignes directrices relatives à l’interprétation des règles de conduite applicables aux députés) au règlement du Parlement européen dispose, dans ses parties pertinentes :

« 1.  Il convient de distinguer les comportements de nature visuelle, qui peuvent être tolérés, pour autant qu’ils ne soient pas injurieux et/ou diffamatoires, qu’ils gardent des proportions raisonnables et qu’ils ne génèrent pas de conflit, de ceux entraînant une perturbation active de quelque activité parlementaire que ce soit. »

53.  Saisi d’un recours tendant notamment à l’annulation de la sanction de perte de son droit à l’indemnité de séjour pour une durée de dix jours prononcée à l’encontre d’un député européen, le Tribunal de l’Union européenne rejeta ce recours le 5 septembre 2012, entre autres pour forclusion[9].

B.  La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

54.  L’article 41 § 1 de la Charte dispose :

« Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l’Union. »

L’article 41 § 2 prévoit :

« Ce droit comporte notamment :

–  le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ;

(...) »

55.  La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a dit que le droit d’être entendu garantissait à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours d’une procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (arrêt de la CJUE du 22 novembre 2012 dans M.M. contre Minister for Justice, Equality and Law Reform et autres, C-277/11, EU:C:2012:744, point 87, références à la jurisprudence omises ; voir aussi l’arrêt de la CJUE du 3 juillet 2014 dans Kamino International Logistics BV et Datema Hellmann Worldwide Logistics BV contre Staatssecretaris van Financiën, C-129/13 et C-130/13, EU:C:2014:2041, et l’arrêt de la CJUE du 5 novembre 2014 dans Sophie Mukarubega contre Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, EU:C:2014:2336).

V.  ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

56.  La Cour a conduit une analyse de droit comparé sur les mesures disciplinaires applicables aux parlementaires ayant eu un comportement perturbateur dans l’enceinte parlementaire qui sont contenues dans les lois de quarante-quatre des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe[10]. Les États membres étudiés prévoient tous des mesures de cette nature dans le règlement intérieur ou les instructions du parlement, et/ou parfois dans une loi ad hoc. Chez certains, la constitution habilite expressément le parlement à fixer son propre règlement intérieur et à en assurer le respect. Ainsi, en Allemagne, le règlement intérieur du Bundestag, en son article 36, permet notamment au président de celui-ci de rappeler à l’ordre tout député qui troublerait les travaux ou porterait atteinte à la dignité du Bundestag. Les articles 37 et 38 de ce même règlement fixent les sanctions à appliquer en cas d’« atteinte à l’ordre ou à la dignité du Bundestag », mineure ou majeure. Aux Pays-Bas, en vertu du règlement intérieur de la Chambre des députés, le président de celle-ci peut prendre des mesures contre tout député qui, notamment, « cause un trouble » (articles 58 § 2 et 59).

57.  La nature et la lourdeur des mesures disciplinaires applicables aux parlementaires varient beaucoup d’un État à l’autre. Ces mesures peuvent être regroupées dans les catégories suivantes :

a)  le rappel à l’ordre et/ou l’avertissement : il s’agit de la mesure la plus courante, que connaissent trente-trois États membres (Albanie, Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, ex-République yougoslave de Macédoine, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Liechtenstein, République de Moldova, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Russie, Serbie, Slovénie, Turquie et Ukraine) ;

b)  le refus ou le retrait du droit de parole, que l’on trouve dans vingt-six États membres (Allemagne, Arménie, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Danemark, Espagne, ex-République yougoslave de Macédoine, Finlande, Géorgie, Grèce, Hongrie, Islande, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, République de Moldova, Norvège, Pays-Bas, Pologne (chambre basse), Portugal, Royaume-Uni, Russie, Serbie et Suède) ;

c)  la sanction la plus lourde dans la majorité des États membres étudiés (vingt-huit) est l’exclusion temporaire, qui peut aller de l’exclusion du reste de la séance ou de la session (Bosnie-Herzégovine, Croatie, ex-République yougoslave de Macédoine, Géorgie, Grèce, Hongrie, Monténégro, Norvège, Pologne, République tchèque, Roumanie, Serbie, Slovénie et Suisse) jusqu’à l’exclusion d’un certain nombre de jours de séance ou de sessions (Albanie, Allemagne, Arménie, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Danemark, Finlande, France, Italie, Lettonie, Luxembourg, République de Moldova et Turquie). L’exclusion d’un parlementaire entraîne forcément l’impossibilité pour lui de prendre la parole au cours des débats.

58.  Parmi les autres types de mesures disciplinaires, on peut mentionner la présentation d’excuses (République tchèque et Slovaquie), la désignation d’un parlementaire pour désobéissance (Irlande, Malte et Royaume-Uni) ou la réprimande (par exemple Estonie, Italie et Turquie).

59.  S’agissant des sanctions pécuniaires applicables aux parlementaires pour comportement perturbateur, dix-huit États membres sur les quarante-quatre étudiés en prévoient différents types dans leurs lois (Albanie, Allemagne, Espagne (Congrès des députés), France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, République de Moldova, Monténégro, République tchèque, Roumanie (Chambre des députés), Pologne, Royaume-Uni, Serbie et Slovaquie)[11]. En Allemagne (Bundestag), en Géorgie, en Hongrie et en Slovaquie, la sanction pécuniaire constitue une sanction en elle-même. Dans les quatorze autres de ces dix-huit États, l’imposition de certaines sanctions disciplinaires est assortie, en plus, d’une réduction des émoluments du parlementaire pendant une certaine durée. Aucune sanction disciplinaire n’apparaît exister dans les vingt-six autres États membres étudiés.

60.  Pour ce qui est de l’autorité habilitée à infliger des sanctions disciplinaires dans les États membres étudiés, il apparaît que le maintien de la discipline et de l’ordre au sein de chaque parlement relève avant tout du président de celui-ci. Dans certains États membres, les pouvoirs disciplinaires sont partagés entre le président et le parlement ou un autre organe de celui-ci, par exemple le bureau ou une commission compétente.

61.  Quant aux voies de recours ouvertes aux parlementaires pour contester les mesures disciplinaires dont ils feraient l’objet pour comportement perturbateur dans l’enceinte parlementaire, vingt-quatre États membres n’en prévoient apparemment pas (Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Estonie, ex-République yougoslave de Macédoine, Finlande, France, Grèce, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, Malte, République de Moldova, Monténégro, Pays-Bas, Royaume-Uni, Russie, Serbie, Suède et Turquie). Dans quatorze des États membres étudiés (Allemagne, Belgique (Sénat), Bulgarie, Croatie, Espagne, Géorgie, Lituanie, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suisse et Ukraine), tout parlementaire frappé de mesures disciplinaires pour comportement perturbateur dans l’enceinte parlementaire bénéficie en principe d’une voie de recours lui permettant de s’y opposer. Dans la plupart des États membres susmentionnés, le recours consiste en une forme de procédure interne de contestation. Dans six États membres (Allemagne, Espagne, Lituanie, République tchèque, Slovaquie et Ukraine), un recours judiciaire (saisine de la Cour constitutionnelle) est en principe ouvert, parallèlement ou subsidiairement au recours interne, contre toute mesure disciplinaire infligée à un parlementaire qui se serait mal comporté dans l’enceinte parlementaire. Dans un certain nombre d’États membres, les parlementaires jouissent de certaines garanties procédurales, notamment la possibilité de s’expliquer, surtout préalablement à l’imposition de mesures disciplinaires mais parfois aussi postérieurement.

EN DROIT

I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

62.  Les deux requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

63.  Les requérants voient dans les décisions de leur infliger des amendes pour leur comportement en séance à l’Assemblée une violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Exception préliminaire soulevée par le Gouvernement

64.  Le Gouvernement avance que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention, s’agissant de leur grief tiré de l’article 10. Ils auraient pu selon lui contester les dispositions pertinentes de la loi relative à l’Assemblée elle-même par le biais d’un recours constitutionnel.

1.  Les arrêts de la chambre

65.  La chambre a constaté dans l’un et l’autre de ses arrêts que la Cour constitutionnelle avait déjà rejeté un recours constitutionnel qui portait sur une question similaire, à savoir l’« expression gravement offensante » visée à l’article 48 § 3 de la loi relative à l’Assemblée (paragraphes 32-41 ci-dessus). Elle a noté que la haute juridiction avait jugé compatibles en elles-mêmes avec la Loi fondamentale des restrictions de cette nature. Elle en a conclu que l’on ne pouvait attendre des requérants qu’ils forment un recours constitutionnel qui aurait été futile. Aussi la chambre a-t-elle écarté l’exception formulée par le Gouvernement.

2.  Thèses des parties

a)  Le Gouvernement

66.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement excipe d’un défaut d’épuisement par les requérants des recours internes, au motif qu’ils n’ont pas exercé le recours constitutionnel prévu à l’article 26 § 2 de la loi relative à la Cour constitutionnelle (« la LCC »).

67.  Il soutient que, en même temps que la Cour constitutionnelle, la première Assemblée démocratiquement élue a créé un recours constitutionnel, à savoir une voie de droit permettant de redresser toute violation des droits constitutionnels. Pendant les premières années de son existence, la Cour constitutionnelle aurait confirmé que le recours constitutionnel se définissait bien ainsi. Elle s’en serait tenue aux mêmes principes postérieurement à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale et de la nouvelle LCC. Dans sa décision no 3367/2012 (XII.15), elle aurait confirmé que, en vertu de l’article 24 § 2 de la Loi fondamentale, un recours constitutionnel avait pour objectif premier de protéger les droits subjectifs de chacun et de réparer les préjudices causés par des dispositions légales contraires à la Loi fondamentale. À plusieurs reprises, elle aurait été saisie de griefs de violations de droits individuels causées par certaines résolutions de l’Assemblée (par exemple dans la décision no 65/1992 (XII.17), où un député l’aurait priée d’annuler la levée de son immunité). Le Gouvernement s’appuie également sur les arrêts nos 3206/2013 et 3207/2013 rendus par la Cour constitutionnelle le 4 novembre 2013.

68.  Le Gouvernement soutient qu’un recours constitutionnel fondé sur l’article 26 § 2 de la LCC aurait été jugé recevable pour un examen au fond puisque, selon lui, toutes les conditions procédurales et matérielles énoncées dans la LCC étaient satisfaites. Il dit en particulier que la Cour constitutionnelle ne s’était pas encore penchée sur l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée qui avait été appliqué dans le cas des requérants.

69.  Invoquant notamment les arrêts nos 3206/2013 et 3207/2013 rendus par la Cour constitutionnelle le 4 novembre 2013 (paragraphes 32‑41 ci-dessus), le Gouvernement estime qu’un recours constitutionnel fondé sur l’article 26 § 2 de la LCC constituait une voie de droit effective. Il ajoute qu’en principe, une décision de la Cour constitutionnelle déclarant contraire à la Loi fondamentale une disposition légale invalidait celle-ci dès la date de promulgation de la décision (article 45 § 1 de la LCC). Toutefois, dans certains cas visés à l’article 45 § 4 de la LCC, la Cour constitutionnelle pourrait déclarer la législation litigieuse inconstitutionnelle ex tunc, auquel cas le rétablissement du statu quo ante s’imposerait. La haute juridiction se serait prévalue de cette faculté dans sa décision no 33/2012 du 16 juillet 2012, où elle aurait jugé inconstitutionnelles les dispositions sur l’âge de départ obligatoire à la retraite des magistrats et les aurait invalidées avec effet rétroactif. Cette décision aurait ouvert une voie de droit judiciaire et, par la suite, trois magistrats touchés par cette législation inconstitutionnelle se seraient appuyés sur elle et auraient obtenu leur réintégration.

70.  Le Gouvernement soutient qu’une décision déclarant une disposition légale contraire à la Loi fondamentale peut également emporter d’autres conséquences individuelles. Il explique que, si la LCC ne renferme aucune disposition expresse sur les conséquences individuelles d’un recours constitutionnel formé sur la base de son article 26 § 2, la Cour constitutionnelle offrirait en pratique des moyens de réparation adaptés aux caractéristiques de l’auteur du recours. Il s’appuie sur quatre exemples tirés de la pratique de la haute juridiction : la Résolution no 32/1990 (XII.22) AB, la Résolution no 22/1991 (IV.26) AB, la Résolution no 34/1991 (VI.15) AB) et, en particulier, la Résolution no 57/1991 (XI.8) AB, par laquelle la Cour constitutionnelle aurait ordonné la réinscription dans le registre des naissances de M. A.J. en tant que père d’un enfant. Cette dernière résolution aurait dit que, dans chaque cas individuel, la Cour constitutionnelle devait fixer le mode de réparation du dommage même en l’absence de disposition légale fixant les conséquences précises en droit. Le Gouvernement en conclut que, en l’espèce, si les requérants avaient formé un recours constitutionnel et eu gain de cause, ils auraient pu obtenir l’annulation des amendes qui leur avaient été infligées ou demander pareille annulation.

b)  Les requérants

71.  Les requérants soutiennent que la nouvelle LCC, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, a créé des procédures nouvelles devant la Cour constitutionnelle. Selon eux, ils n’auraient donc pas pu en l’espèce invoquer la jurisprudence antérieure de cette juridiction. La nouvelle LCC aurait notamment instauré trois types de recours constitutionnels. Les procédures de recours constitutionnel régies par les articles 26 § 1 et 27 de la LCC n’auraient pas été applicables dans leur cas, puisqu’elles ne pourraient être respectivement dirigées que contre une disposition légale appliquée devant les tribunaux ou contre une décision de justice définitive. Le seul type de recours constitutionnel éventuellement pertinent dans leur situation aurait été celui prévu par l’article 26 § 2 de la LCC.

72.  Les requérants déclarent que, dans ses deux arrêts nos 3206/2013 et 3207/2013 du 4 novembre 2013, la Cour constitutionnelle a examiné un recours constitutionnel dirigé contre la loi relative à l’Assemblée sur la base de l’article 26 § 2 de la LCC. Ils ajoutent qu’il s’agissait des toutes premières affaires où la haute juridiction avait eu à connaître de griefs d’inconstitutionnalité de règles disciplinaires parlementaires et que celle-ci a jugé la loi relative à l’Assemblée conforme à la Loi fondamentale. Ils en concluent que le recours constitutionnel prévu par l’article 26 § 2 de la LCC a déjà été testé en pratique et qu’il n’a même pas offert une voie de droit théorique permettant de remédier à une violation du droit à la liberté d’expression.

73.  Les requérants soutiennent que le recours constitutionnel fondé sur l’article 26 § 2 ne satisfaisait pas aux exigences d’effectivité, et ce pour plusieurs raisons. Ils évoquent notamment l’imprécision du critère énoncé à l’article 29 de la LCC, qui limite la saisine de la Cour constitutionnelle aux seuls recours soulevant des « questions de droit constitutionnel d’importance fondamentale ».

74.  Les requérants soutiennent par ailleurs que le recours constitutionnel prévu par l’article 26 § 2 de la LCC était ineffectif en particulier du fait de ses insuffisances du point de vue compensatoire. S’appuyant sur la décision Szott-Medyńska et autres c. Pologne (no 47414/99, 9 octobre 2003), qui concernait l’effectivité des recours constitutionnels polonais, ils arguent que, en cas de succès, le recours prévu par l’article 26 § 2 n’aurait pas permis d’annuler les amendes ni même d’ouvrir une procédure à cette fin. Ils estiment que, même s’ils avaient obtenu gain de cause, cela n’aurait pas eu d’autre effet que l’abrogation des dispositions pertinentes de la loi relative à l’Assemblée. Ils ajoutent que, contrairement aux codes de procédure pénale, civile et administrative, ni la loi relative à l’Assemblée ni le règlement intérieur de l’Assemblée ne renfermaient la moindre disposition sur les conséquences d’un constat d’inconstitutionnalité en matière de sanctions disciplinaires parlementaires, et qu’il n’existe pas non plus de jurisprudence en ce sens. Déclarer qu’il eût été possible de former un recours afin de faire annuler les sanctions disciplinaires qui leur ont été infligées n’est donc selon les requérants que pure conjecture.

3.  Appréciation de la Cour

75.  Le Gouvernement ayant déjà soulevé la même exception préliminaire devant la chambre dans ses observations sur la recevabilité des requêtes (paragraphes 32 et 30 des arrêts de chambre rendus 16 septembre 2014 dans les affaires Karácsony et autres c. Hongrie, no 42461/13, et Szél et autres c. Hongrie, no 44357/13, respectivement), la Grande Chambre a compétence pour en connaître, conformément aux articles 54 et 55 du règlement (voir, notamment, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 141, CEDH 2010, avec d’autres références).

76.  La Cour rappelle tout d’abord qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après épuisement de toutes les voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Les dispositions de l’article 35 § 1 ne prescrivent toutefois l’épuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées et à même de redresser celles-ci. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69‑77, 25 mars 2014, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015).

77.  La Cour constate que le recours constitutionnel prévu à l’article 26 § 2 de la LCC est un recours de type exceptionnel applicable aux seuls cas où les droits de l’auteur du recours ont été violés par l’application d’une disposition inconstitutionnelle et en l’absence de décision de justice ou de voie de droit permettant de redresser la violation alléguée. Un tel recours doit en outre être introduit dans un délai de cent quatre-vingts jours à compter de l’entrée en vigueur de la disposition en question. Les deux autres types de recours constitutionnels n’étaient pas ouverts aux requérants, le recours standard prévu au paragraphe 1 de l’article 26 de la LCC ne valant qu’en cas d’application devant les tribunaux d’une disposition inconstitutionnelle et celui prévu par l’article 27 de cette même loi ne valant que contre les décisions de justice définitives.

78.  La chambre a rejeté l’exception du Gouvernement en s’appuyant sur les arrêts nos 3206/2013 et 3207/2013 rendus le 4 novembre 2013 par la Cour constitutionnelle, dans lesquels celle-ci avait écarté des recours constitutionnels introduits par un député, dont l’un concernait une « expression gravement offensante pour l’autorité ou pour l’ordre au sein de l’Assemblée » visée à l’article 48 § 3 de la loi relative à l’Assemblée (Karácsony et autres, précité, §§ 32‑33, et Szél et autres, précité, §§ 30-31).

79.  La Grande Chambre relève que le recours constitutionnel formé par le député E.N. en juin 2013 était contemporain des événements à l’origine de la présente affaire et que la constitutionnalité de l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée, à savoir la base légale des sanctions infligées aux requérants, n’était pas contestée dans ce cadre. La question de savoir si, dans ces conditions, les arrêts nos 3206/2013 et 3207/2013 rendus par la Cour constitutionnelle le 4 novembre 2013 pouvaient tenir lieu de précédents à suivre pour statuer sur un éventuel recours constitutionnel des requérants n’a pas à être tranchée, car, en tout état de cause, la principale question qui se pose est celle des conséquences découlant de la réussite du recours proposé – fondé sur l’article 26 § 2 –, c’est-à-dire celle de son effectivité. En cas de succès d’un recours de ce type, la Cour constitutionnelle déclare inconstitutionnelle la disposition en question, mais n’a pas le pouvoir d’invalider la décision individuelle fondée sur cette disposition.

80.  Le Gouvernement soutient que, si la LCC ne renferme aucune disposition particulière sur les conséquences pour son auteur d’un recours fondé sur l’article 26 § 2 qui serait couronné de succès, la pratique de la Cour constitutionnelle montre néanmoins que celle-ci offre à l’auteur un moyen de réparation. La Cour n’est pas convaincue par cette thèse. Elle relève que les décisions de la Cour constitutionnelle invoquées par le Gouvernement appartiennent à une jurisprudence ancienne de la haute juridiction qui, à l’époque, n’avait pas les mêmes pouvoirs, et qu’aucune d’entre elles ne se rapporte à des questions de procédure disciplinaire parlementaire. En outre, les dispositions finales modifiées de la Loi fondamentale ont abrogé les décisions de la Cour constitutionnelle antérieures à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale (paragraphe 25 ci-dessus).

81.  Par ailleurs, il faut distinguer la présente affaire de celle relative à l’âge de départ obligatoire à la retraite des juges (décision de la Cour constitutionnelle no 33/2012 du 16 juillet 2012), invoquée par le Gouvernement, car la loi sur les fonctions judiciaires renferme des règles permettant expressément de demander la réintégration en cas de révocation illégale. En l’espèce, en revanche, la loi relative à l’Assemblée ne prévoit aucune procédure par laquelle les requérants auraient pu obtenir (devant l’Assemblée ou non) l’annulation ou la révision des amendes infligées à eux. Il faut noter à cet égard que, dans ses arrêts nos 3206/2013 et 3207/2013 du 4 novembre 2013, la Cour constitutionnelle elle-même a constaté que la Loi fondamentale excluait la possibilité d’un réexamen externe des décisions disciplinaires de l’Assemblée (paragraphe 37 ci-dessus). Dès lors, même en cas de succès, le recours susmentionné n’aurait en rien permis aux requérants de demander sous quelque forme que ce fût la rectification des décisions disciplinaires prises à leur encontre, le droit hongrois étant muet en la matière.

82.  Au vu de ces éléments, la Cour estime que le recours constitutionnel fondé sur l’article 26 § 2 de la LCC ne pouvait passer pour un recours effectif aux fins de l’application de l’article 35 § 1 de la Convention, car, même couronné de succès, il n’aurait pas permis de redresser la violation alléguée (Vučković et autres, précité, §§ 69-77, et, mutatis mutandis, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11 et 8 autres, § 50, 8 avril 2014).

83.  Dès lors, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

B.  Observation de l’article 10

1.  Les arrêts de la chambre[12]

84.  La chambre a conclu, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 de la Convention. Elle a relevé que les requérants s’étaient vu infliger des amendes pour avoir exprimé leur opinion et elle y a vu une ingérence dans leur droit protégé par l’article 10. Les parties divergeaient sur le point de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », mais la chambre a jugé inutile de se prononcer à ce sujet compte tenu de sa conclusion sur la nécessité de l’ingérence. La chambre a reconnu que celle-ci poursuivait les buts légitimes de la protection des droits d’autrui et de la défense de l’ordre.

85.  La chambre a examiné la proportionnalité de l’ingérence à partir de quatre éléments du dossier : a) la nature des propos tenus, b) leur incidence sur l’autorité de l’Assemblée et sur l’ordre en son sein, c) les procédures suivies, et d) les sanctions imposées. Elle a jugé que l’ingérence, qui portait sur l’expression de messages politiques, ne répondait à aucun besoin impérieux, puisqu’il n’avait pas été démontré que l’autorité de l’Assemblée et l’ordre en son sein avaient été gravement touchés ni que, tout bien pesé, l’intérêt de les protéger l’emportait sur le droit de l’opposition à la liberté d’expression. Elle a ajouté que les sanctions avaient été imposées sans qu’une quelconque mesure moins sévère, telle qu’un avertissement ou une réprimande, eût été envisagée. Elle a dit par ailleurs que l’ingérence consistait en l’application de sanctions ayant un effet dissuasif sur l’opposition parlementaire, à l’issue d’un processus non entouré de garanties suffisantes pour ce qui est de la procédure et de l’apparence d’absence d’esprit partisan. Elle en a conclu que l’ingérence ne pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

2.  Thèses des parties

a)  Les requérants

86.  Les requérants affirment que l’arrivée au pouvoir en 2010 de la coalition FIDESZ-KDNP marque le début d’une nette tendance à la régression s’agissant de la situation et des droits de l’opposition parlementaire. Forte d’une majorité des deux tiers, cette coalition se serait employée à écarter de plus en plus l’opposition du processus décisionnel. Par exemple, elle se serait servie de la procédure exceptionnelle d’urgence pour faire adopter des lois importantes dans un délai extrêmement court et dans des conditions empêchant tout examen digne de ce nom du projet de loi présenté. Non seulement des ONG nationales et internationales, mais aussi des organisations et entités internationales telles que la Commission de Venise, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, ainsi que divers organes de l’Union européenne, auraient reproché au gouvernement hongrois d’avoir changé les règles de la démocratie et d’avoir fait naître un climat politique hostile à toute critique.

87.  Les requérants ajoutent que la coalition au pouvoir a durci les règles de la procédure disciplinaire parlementaire. Les modifications apportées en 2012 à la loi relative à l’Assemblée auraient notamment exclu de cette procédure la commission sur les immunités, organe de composition paritaire qui aurait constitué un élément d’indépendance dans ce cadre. Ces modifications auraient en outre ôté à cet organe le pouvoir d’infliger une amende aux députés pour le transférer à la formation plénière de l’Assemblée, où la majorité aurait la faculté de statuer sans débat. D’autres modifications auraient alourdi les sanctions ou élargi la définition des faits punissables (par exemple l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée).

88.  Pour les requérants, la liberté d’expression des députés de l’opposition doit être protégée des restrictions non seulement externes mais aussi internes. Une majorité parlementaire ne pourrait restreindre les droits garantis aux députés de l’opposition par la Convention en se retranchant derrière la notion de souveraineté parlementaire, car celle-ci s’en trouverait alors manifestement dénaturée. À leur avis, encadrer sur le terrain de la Convention les règles disciplinaires parlementaires ne viderait pas de sa substance la souveraineté parlementaire. La présente espèce porterait sur la question de savoir si l’article 10 donne à des parlementaires de l’opposition, systématiquement privés de leurs moyens d’expression normaux au sein de leur institution, le droit de s’exprimer sur des sujets d’une importance publique majeure par des messages symboliques (en exhibant des pancartes) sans pour autant perturber notablement le fonctionnement de l’Assemblée.

89.  Les requérants reconnaissent que l’ingérence se fondait formellement sur la loi relative à l’Assemblée, mais ils soulignent qu’à l’époque des faits les dispositions pertinentes n’avaient encore jamais été appliquées. Les dispositions régissant la procédure disciplinaire auraient connu d’importantes modifications en 2012 et seraient entrées en vigueur le 1er janvier 2013. La définition de l’infraction disciplinaire donnée à l’article 49 § 4 de cette loi aurait été élargie de façon à englober le « comportement gravement offensant pour l’autorité de l’Assemblée ou pour l’ordre au sein de celle-ci », notion que les requérants jugent vague. Ces derniers désapprouvent la conclusion de la chambre selon laquelle la pratique parlementaire allait permettre par la suite d’éclaircir suffisamment le sens de cette notion.

90.  Les requérants admettent que l’ingérence en cause poursuivait le but consistant à « garantir le bon fonctionnement de l’Assemblée » et se rattachait à la protection des droits d’autrui.

91.  À leurs yeux, cette ingérence n’a pas satisfait à l’exigence de nécessité dans une société démocratique. Leurs propos auraient appelé la plus haute protection pour plusieurs raisons et la marge d’appréciation concomitante de l’État aurait été réduite d’autant. Premièrement, l’affaire concernerait la liberté d’expression, droit énoncé dans la Convention revêtant une exceptionnelle importance et étroitement rattaché à la démocratie, l’une des valeurs essentielles de la Convention. Deuxièmement, elle porterait sur le discours politique, type d’expression le plus protégé sur le terrain de la Convention. Les requérants auraient cherché à exprimer leurs opinions au sein de l’Assemblée sur des questions politiques éminemment controversées et à en faire part aux électeurs. Troisièmement, ils seraient des politiciens, donc des personnes pour qui la libre expression d’opinions politiques revêtirait une importance particulière. Quatrièmement, les messages politiques en cause auraient été exprimés dans l’enceinte parlementaire, le lieu le plus important pour le débat politique dans une démocratie représentative. Cinquièmement, ces messages auraient appelé la plus haute protection, parce que les requérants appartiendraient à l’opposition parlementaire, dont l’association effective au processus politique serait indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie moderne.

92.  Les requérants estiment que l’expression effective de leurs opinions est l’élément important. Selon eux, il leur avait fallu employer des moyens de communication assez particuliers pour que leurs objections pussent être relatées dans les médias et atteindre un public plus large. Certes inhabituels, de tels moyens de communication (une pancarte et des banderoles) n’auraient été ni insultants, dommageables ou dangereux ni à même de causer de graves troubles au sein de l’Assemblée. Les requérants auraient activement usé des moyens de communication parlementaires ordinaires, mais la coalition au pouvoir aurait rendu ceux-ci inopérants, ce qui les aurait alors contraints à recourir aux mesures en cause. Le recours à des moyens d’expression symboliques aurait été la seule façon pour eux de manifester de manière visible leur désaccord avec l’action du gouvernement. Les requérants soulignent que leurs protestations se rapportaient à des questions politiques éminemment controversées et que leurs actions n’ont pas troublé, ou alors n’ont troublé que de manière minime, les travaux de l’Assemblée. Leurs actions n’auraient pas privé leurs collègues de leur droit de parole ou de vote. Il ressortirait clairement des procès-verbaux des séances en question qu’après un court moment, les autres députés ont pu continuer à s’exprimer et à voter.

93.  Se référant aux arrêts de la chambre, les requérants soulignent que le discours politique au sein du Parlement appelle une protection accrue et que l’autonomie de celui-ci ne justifie pas en soi d’exclure que la Cour exerce un contrôle à cet égard. Dans une société démocratique, le Parlement ne serait pas seulement le lieu de l’adoption des lois : il serait aussi celui de l’expression et de la confrontation des idées et politiques dans le cadre de la compétition démocratique entre les partis politiques. Quant à eux, leurs actions auraient visé non seulement à convaincre les autres députés, mais aussi et surtout à faire part de leurs opinions aux électeurs.

94.  Invoquant les arrêts de la chambre et le rapport de la Commission de Venise sur le rôle de l’opposition au sein d’un parlement démocratique, les requérants mettent également en avant le rôle de l’opposition parlementaire. Conformément aux normes européennes, le bon fonctionnement du Parlement présupposerait la protection effective de l’opposition, faute de quoi cette institution ne pourrait s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles. En l’absence de garanties formelles adéquates ou d’une culture politique suffisamment solide, la majorité parlementaire risquerait de dériver vers la tyrannie et d’étouffer l’opposition. Protéger davantage cette dernière serait nécessaire pour contrebalancer la domination de la majorité parlementaire.

95.  Les requérants soutiennent qu’une amende est une lourde sanction pour des professionnels de la politique qui ont pour seuls revenus leurs émoluments parlementaires. Une telle sanction, infligée malgré la faible incidence de leurs actions sur les travaux de l’Assemblée et sans avertissement préalable, aurait été disproportionnée et aurait eu un effet dissuasif. De plus, l’application de sanctions plus clémentes n’aurait pas été envisagée.

96.  Les requérants en concluent qu’il y a eu violation de leur droit à la liberté d’expression politique, l’État ayant selon eux outrepassé de manière disproportionnée sa marge d’appréciation en leur infligeant des amendes à eux, des députés de l’opposition, parce qu’ils avaient fait usage de moyens d’expression symboliques lors de débats parlementaires sur des questions d’importance publique majeure sans pour autant perturber notablement le fonctionnement de l’Assemblée.

b)  Le Gouvernement

97.  Le Gouvernement signale d’emblée que la Cour a examiné pour la première fois dans ses arrêts de chambre la question du droit disciplinaire parlementaire. Il soutient que la présente affaire doit être étudiée non pas isolément, mais en tenant dûment compte des principes directeurs appliqués en la matière par d’autres États membres du Conseil de l’Europe et par les organisations européennes. Malgré les différences qui pourraient exister quant à leurs modalités, aucune des règles disciplinaires des États membres ne tolérerait que des parlementaires se comportent d’une manière qui constitue une menace pour le bon fonctionnement du Parlement. Le Gouvernement repousse les accusations des requérants quant au fonctionnement de la démocratie parlementaire hongroise.

98.  Le Gouvernement souligne que la Cour ne doit pas examiner les règles disciplinaires des États membres et des institutions européennes en se confinant aux dispositions de droit parlementaire autorisant l’imposition d’une amende. Il souligne que les règles disciplinaires des États membres, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) et du Parlement européen permettent, outre l’amende, l’application de sanctions qui, contrairement à une amende infligée a posteriori, empêchent immédiatement et effectivement un parlementaire de s’exprimer. Un retrait du droit de parole pendant un débat restreindrait certes le droit d’un parlementaire à la liberté d’expression, mais certaines sanctions plus lourdes pourraient, et ce même pendant une plus longue durée, empêcher un parlementaire d’exercer les droits découlant de son mandat. Ces sanctions plus lourdes – à savoir l’exclusion de la séance et/ou la suspension des droits du parlementaire – seraient appliquées dans la majorité des États membres[13] ainsi qu’au sein de l’APCE et du Parlement européen. Point important à ses yeux, elles restreindraient généralement les droits du parlementaire pour toutes les activités parlementaires pendant une certaine durée et elles ne se borneraient pas à suspendre son droit de parole sur la question objet de l’infraction disciplinaire. Outre les effets réels et immédiats de ces sanctions, des conséquences financières pourraient également s’y ajouter. Dans la majorité des États membres[14], la suspension temporaire des droits d’un parlementaire pourrait, de plein droit ou en application d’une décision ad hoc, entraîner aussi la perte totale ou partielle de ses émoluments. En sus de ces États membres, l’imposition directe d’une amende serait une sanction prévue par les règles disciplinaires en Allemagne, en Hongrie, en République tchèque et en Slovaquie.

99.  Pour le Gouvernement, qui cite l’arrêt Kart c. Turquie ([GC], no 8917/05, §§ 81-82, CEDH 2009), les États membres jouissent dans le domaine du droit parlementaire d’une marge d’appréciation étendue. Celle-ci procéderait de la souveraineté de l’État membre, à laquelle le fonctionnement du Parlement serait étroitement lié. Les États membres devraient jouir de la marge d’appréciation la plus étendue possible dès lors qu’est en jeu le bon fonctionnement de leur parlement et l’organisation des travaux de celui-ci. Toute immixtion dans les affaires disciplinaires de leur parlement devrait donc se limiter aux cas d’absolue nécessité.

100.  Le Gouvernement dit que les parlementaires concourent à l’exercice des attributions constitutionnelles du Parlement (par exemple l’adoption des lois et le contrôle du gouvernement) et que leurs droits ainsi que les restrictions éventuelles à ceux-ci se rattachent à ces fonctions. Une restriction à la liberté de parole d’un parlementaire n’appellerait pas la même appréciation que celle portant sur la liberté d’expression en tant que droit fondamental. Tout en restant dans le cadre de sa marge d’appréciation, un État aurait la faculté de dire quel type de comportement est considéré comme illicite et quelles sanctions sont applicables. À cet égard, les règles adoptées par les différents États membres, ainsi que par l’APCE et le Parlement européen, à l’instar du règlement intérieur de l’Assemblée en Hongrie qui parle de « comportement gravement offensant », n’énuméreraient pas limitativement les actes relevant de pareilles notions.

101.  Le Gouvernement considère que le comportement des requérants n’a contribué ni aux débats sur les affaires publiques ni à l’information des électeurs et qu’il a manifestement entravé le bon déroulement du processus législatif. Il ajoute que, les moyens d’expression en cause ayant été employés alors que d’autres députés étaient en train d’exercer leur droit de vote et de parole, les requérants avaient concrètement empêché les électeurs d’obtenir des renseignements sur les opinions d’autres députés qui, eux, s’exprimaient dans le respect du règlement intérieur. Par leur conduite, les requérants auraient cherché à s’exprimer en réduisant d’autres députés au silence. Alors qu’ils auraient eu la possibilité de s’exprimer sans bafouer le règlement intérieur, la plupart d’entre eux ne s’en seraient pas prévalus. Au lieu de cela, ils auraient préféré attirer l’attention sur eux par des protestations spectaculaires qui auraient interrompu les débats en cours. Ils auraient sciemment fait usage de ces moyens d’expression, en conséquence de quoi ce serait non pas la teneur de leurs propos, mais plutôt leur comportement contraire au règlement intérieur qui aurait été rapporté dans les médias. Ce comportement aurait gratuitement perturbé le fonctionnement de l’Assemblée.

102.  Le Gouvernement s’inquiète fort du risque que des comportements similaires soient encouragés. Un précédent accordant une protection étendue à des actes de protestation démonstratifs pourrait engendrer des pratiques susceptibles de nuire à la qualité des débats parlementaires et au bon déroulement des travaux parlementaires. En outre, un comportement extrême de la part de députés pourrait saper la confiance du public envers le Parlement. Cette institution serait une tribune d’expression politique très importante mais elle ne serait pas la seule.

103.  Le Gouvernement admet qu’il existe bien des façons de s’exprimer au sein d’un parlement. Cependant, les règles visant au maintien de l’ordre dans ce cadre s’appliqueraient à tous les moyens de communication et ceux qui seraient inhabituels ou symboliques n’appelleraient donc pas une plus forte protection que les interventions de parlementaires. Le Gouvernement souligne que, dans leur majorité, les États membres ne tolèrent pas les formes d’expression politique non verbales, et il donne certains exemples tirés de la pratique du Bundestag et de l’APCE. Il appelle également l’attention de la Cour sur le rapport de la commission du règlement, des immunités et des affaires institutionnelles de l’APCE, du 22 octobre 2013, sur la discipline de ses membres, ultérieurement adopté par elle dans sa Résolution 1965 (2013).

104.  Le Gouvernement admet que l’ingérence en cause poursuivait les deux buts légitimes cités dans les arrêts de chambre, à savoir la protection des droits d’autrui, qui englobe les droits des autres députés, et la défense de l’ordre.

105.  Il soutient que cette ingérence était proportionnée. Il estime en effet que le comportement des requérants a gravement perturbé les travaux de l’Assemblée en interrompant le scrutin et les interventions. MM. Karácsony et Szilágyi auraient coupé dans son discours le représentant du gouvernement, tandis que les autres requérants auraient empêché la poursuite du scrutin. Les moyens employés par les requérants, même principalement destinés à des fins de démonstration, auraient à l’évidence perturbé le fonctionnement normal de l’Assemblée.

106.  Le Gouvernement se dissocie de la chambre lorsqu’elle fait état d’un esprit partisan de la part du président pendant la procédure et de l’orientation politique de l’Assemblée. Dans la majorité des États membres et contrairement à ce qui serait prévu en droit hongrois, le président du Parlement ne se contenterait pas de proposer l’application d’une sanction : il imposerait aussi celle-ci souverainement. C’est lui qui aurait toute latitude pour décider quel comportement heurte l’autorité du Parlement. À cet égard, le Gouvernement invoque notamment les dispositions disciplinaires du règlement intérieur du Bundestag, similaires selon lui à la réglementation hongroise. Il ajoute que, en vertu du règlement de l’APCE, l’exclusion d’un député est décidée par le président de l’APCE ou, dans les cas plus graves, par celle-ci sur proposition de son président, et que cette décision n’est pas susceptible de recours.

107.  Le Gouvernement récuse le constat de la chambre selon lequel la sanction a été imposée sans le moindre préavis. À chaque fois, le président de séance aurait demandé aux députés en question de cesser de mal se comporter, mais en vain. L’ordre n’aurait pu être rétabli en séance qu’après plusieurs rappels à l’ordre. Mme Szabó et M. Dorosz n’auraient pas été disposés à ôter la banderole exhibée au milieu de la salle même une fois avertis par le président des conséquences juridiques de leurs actes, et c’est seulement à l’arrivée des gardiens de l’Assemblée qu’ils auraient cessé de se conduire ainsi. MM. Karácsony et Szilágyi auraient posé une pancarte à côté de la tribune, interrompant ainsi le représentant du gouvernement qui avait pris la parole. Ces deux requérants n’étant pas disposés à ôter la pancarte bien qu’ils eussent été plusieurs fois priés de le faire, les gardiens de l’Assemblée s’en seraient chargés. De plus, les sanctions infligées à Mmes Szél, Osztolykán et Lengyel auraient été précédées d’un rappel à l’ordre et d’un avertissement du président. Les sanctions en cause auraient ainsi été appliquées progressivement. À cet égard, la réglementation de plusieurs États membres permettrait au président du Parlement ou, à sa demande, au Parlement lui-même, d’imposer une lourde sanction sans préavis ni application préalable d’une mesure moins sévère pour certains comportements irréguliers. Dans certains pays (Allemagne, Croatie, Géorgie, Grèce, Italie, Lituanie, Malte et Royaume-Uni), de graves perturbations au sein du Parlement pourraient entraîner l’exclusion immédiate du fauteur de troubles.

108.  Le Gouvernement ajoute que les députés en question auraient pu contester les mesures proposées par le président devant plusieurs instances comme l’Assemblée plénière, la commission de l’Assemblée ou la commission chargée de l’interprétation du règlement intérieur. De plus, en droit parlementaire européen, le prononcé d’une sanction disciplinaire ne serait pas précédé d’un débat en séance plénière. Cela se justifierait, puisqu’une sanction réprimant un comportement contraire au règlement intérieur serait appliquée aux fins d’un retour au bon fonctionnement du Parlement et devrait l’être sur-le-champ.

109.  Le Gouvernement estime, contrairement à la chambre, que les sanctions en cause n’ont eu aucun effet dissuasif. Les amendes infligées aux requérants, à l’inverse d’une exclusion ou d’une suspension, ne les auraient pas réellement empêchés de s’exprimer. De plus, elles n’auraient pas empêché certains d’entre eux de s’exprimer librement au cours des séances ultérieures de l’Assemblée. De surcroît, à l’égard de certains des requérants, cette dernière se serait retenue d’imposer l’amende la plus lourde prévue par la loi. Dans la majorité des États membres, les sanctions pécuniaires dont une suspension peut être assortie seraient bien plus lourdes que les amendes infligées aux requérants. Le Gouvernement donne des exemples tirés de la pratique parlementaire hongroise où des communications non verbales de députés n’auraient que peu perturbé les travaux de l’Assemblée et n’auraient pas été sanctionnées.

c)  Les tiers intervenants

i.  Le gouvernement de la République tchèque

110.  Le gouvernement tchèque a communiqué des informations sur le régime de la procédure disciplinaire parlementaire en vigueur dans son pays. S’agissant de la Chambre des députés (la chambre basse du Parlement tchèque), cette matière est régie par la loi no 90/1995 et par son règlement intérieur, qui distingue les mesures procédurales des procédures disciplinaires[15].

111.  Le président de la Chambre des députés aurait le droit d’appliquer l’une des mesures procédurales suivantes à tout député qui adopterait un « comportement indécent » en séance plénière : une remontrance ou, si l’intéressé persévérait, l’exclusion de la salle pour le reste du jour de séance (article 19 du règlement intérieur). Le député en question pourrait attaquer cette décision devant la chambre plénière, laquelle statuerait sans débat. Ces mesures procédurales seraient rarement utilisées en pratique.

112.  En outre, une procédure disciplinaire pourrait être ouverte contre tout député qui tiendrait au sein de la Chambre des députés des propos passibles de poursuites pénales (article 13 § 1) ou des propos offensants pour un autre député (article 13 § 2). Elle serait formellement conduite par la commission des mandats et immunités de la Chambre des députés. Au cours de cette procédure, ladite commission se chargerait de l’instruction nécessaire du dossier et le député concerné aurait le droit de s’exprimer et de se défendre. Elle aurait le pouvoir d’ordonner au député de présenter ses excuses ou de payer une amende d’un montant pouvant s’élever jusqu’à un mois de ses émoluments. Le député pourrait attaquer chacune de ces mesures devant la Chambre des députés, laquelle statuerait ensuite sur le recours par un vote à l’issue d’un débat.

113.  Les mesures procédurales ou disciplinaires prises par la Chambre des députés échapperaient au contrôle du juge administratif. En outre, dans une décision récente, la Cour constitutionnelle aurait conclu à son incompétence pour connaître – dans le cadre d’un recours constitutionnel – d’une décision disciplinaire parlementaire sauf si la Chambre des députés avait manifestement agi en excès de pouvoir[16].

ii.  Le gouvernement du Royaume-Uni

114.  Le gouvernement britannique déclare que le président (Speaker) de la Chambre des communes jugerait gravement perturbateur et déplacé un comportement analogue à celui adopté par les requérants, et que le parlementaire qui persisterait pourrait être suspendu temporairement de la Chambre des communes et perdre ses émoluments pendant la durée de cette mesure. Il soutient qu’un parlement national peut, dans le cadre de sa marge d’appréciation, décider a) de limiter les discours politiques en son sein à des interventions orales réfléchies et au vote, sous le contrôle de son président ; b) d’interdire l’usage de porte-voix, ainsi que de pancartes, d’affiches et de signes ; c) de contrôler les accusations de malhonnêteté délibérée et autres propos insultants ; et d) de faire respecter les règles de conduite par ses membres au moyen de sanctions pécuniaires proportionnées mais dissuasives ou de l’exclusion.

115.  Le gouvernement britannique a donné des informations sur le droit et la pratique en vigueur au Royaume-Uni concernant le droit à la liberté d’expression au sein du Parlement à commencer par l’article 9 de la Déclaration des droits (Bill of Rights) de 1689[17]. Cet article poursuivrait deux buts complémentaires. Premièrement, il garantirait, lors des débats, le droit à la liberté d’expression aux parlementaires, lesquels jouiraient d’une immunité totale en matière civile et pénale pour tout propos tenu dans l’exercice de ce droit. Deuxièmement, de manière à éviter tout abus de ce droit, les parlementaires seraient soumis à l’autorité et à la discipline du Parlement. La liberté d’expression au sein de ce dernier serait encadrée par le Parlement lui-même, maître de sa propre procédure. La soustraction au contrôle du juge national du fonctionnement du corps législatif serait un aspect essentiel du principe de la séparation des pouvoirs.

116.  Pour ce qui est de l’article 10, le gouvernement britannique soutient que deux principes complémentaires, indispensables l’un et l’autre au bon fonctionnement d’une démocratie représentative, s’appliquent. Il précise, premièrement, que la liberté d’expression à l’abri de toute crainte d’un procès ou de sanction externe est essentielle aux parlementaires pour leur permettre de représenter le peuple et de débattre de questions d’importance et que l’absence d’une telle liberté aurait un puissant effet dissuasif sur les débats au sein du corps législatif. Il serait nécessaire que ce dernier soit libre de fixer et d’appliquer sa propre procédure et de conduire des débats de haute tenue sur tout sujet sans crainte d’influences extérieures. Deuxièmement, en contrepartie, il devrait exister un système de discipline interne permettant au Parlement d’encadrer lui-même le comportement de ses membres, de manière à prévenir les abus de leur droit à la liberté d’expression et à assurer le bon déroulement de ses travaux. La Cour aurait reconnu l’un et l’autre de ces principes dans les arrêts A. c. Royaume-Uni (no 35373/97, CEDH 2002‑X) et Kart, précité. Aussi l’opportunité d’interdire l’usage d’objets tels que des banderoles, des pancartes et des porte-voix, ainsi que l’appréciation au niveau national de la gravité de comportements de ce type, relèveraient-elles de la marge d’appréciation étendue de l’État.

117.  La Chambre des communes connaîtrait une longue tradition de débats oraux libres et raisonnables sous le contrôle de son président. Ses membres seraient tout à fait libres de se livrer en public à des protestations politiques d’ordre symbolique, en participant par exemple à une marche, à un rassemblement ou à une manifestation hors du Parlement. Les discours politiques de ce type jouiraient d’une haute protection sur le terrain de l’article 10. Toutefois, au sein de la Chambre des communes, les députés s’en tiendraient tous, pour s’exprimer politiquement, à des débats oraux raisonnés. Leur liberté d’expression ne serait pas proscrite : chacun d’eux aurait également le droit de prendre la parole, de questionner, d’intervenir et de voter. Mais des restrictions nécessaires et raisonnables seraient fixées quant au moment, à l’endroit et à la manière dont chaque parlementaire est censé exercer cette liberté, de façon à ce que les débats au sein de la Chambre des communes puissent se dérouler sur une base juste et équitable. Ces règles seraient essentielles pour garantir que tous les points de vue soient bien entendus. Permettre l’usage de pancartes, de banderoles, de porte-voix et d’autres procédés de ce type pourrait conduire à une escalade chez les parlementaires, ce qui au bout du compte nuirait à la liberté d’expression elle-même. Des sanctions proportionnées mais dissuasives s’imposeraient pour que les débats parlementaires se limitent à des débats, discussions et votes réfléchis et loyaux. Un tel cadre favoriserait des débats politiques de haute tenue et garantirait que tous les parlementaires bénéficient d’un même traitement. Il serait contraire à ce principe d’accorder à l’un d’eux, qu’il soit membre de la majorité ou non, le privilège de semer le trouble. Le président d’un parlement devrait traiter avec le même respect tous les membres élus de celui-ci et les mêmes règles de conduite devraient s’appliquer à chacun d’entre eux.

118.  Le gouvernement britannique dit ne connaître aucun parlement national qui autoriserait un comportement perturbateur du type de celui adopté par les requérants. D’après lui, un parlement national qui estimerait que son enceinte n’est pas le lieu indiqué pour des manifestations politiques symboliques ne sortirait pas de sa marge d’appréciation étendue. Garantir le bon déroulement de la procédure parlementaire serait un impératif d’intérêt public exceptionnellement fort.

119.  Le gouvernement britannique voit par ailleurs une importante analogie avec la procédure devant la Cour ou celle devant un tribunal national. Hors du prétoire, un plaideur pourrait tout à fait se livrer à des actes de protestation symboliques, déplacés et offensants. Dans le prétoire, pour permettre un débat loyal sur le fond, l’application d’un corps de règles encadrant les débats s’imposerait.

3.  Appréciation de la Cour

a)  Y a-t-il eu une ingérence ?

120.  La chambre a constaté que les amendes infligées aux requérants s’analysaient en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Nulle partie ne le contestant, la Grande Chambre ne voit aucune raison de conclure autrement. Elle se bornera à ajouter que les requérants se sont surtout exprimés par des moyens de communication non verbaux, à savoir l’exposition d’une pancarte et de banderoles. Elle reviendra plus loin sur les circonstances particulières de la cause.

121.  Une telle ingérence dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique ».

b)  L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

122.  En l’espèce, les parties divergent sur le point de savoir si l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants était prévue par la loi. Ces derniers jugent vague l’expression employée à l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée (« comportement gravement offensant pour l’autorité de l’Assemblée ou pour l’ordre au sein de celle-ci »). Ils ajoutent que, n’étant entrée en vigueur qu’en janvier 2013, cette disposition, en sa version modifiée, n’avait encore jamais été appliquée. Le Gouvernement soutient pour sa part que l’ingérence était fondée sur les dispositions de la loi relative à l’Assemblée.

123.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au paragraphe 2 de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres précédents, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres précédents, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, §§ 72-73, CEDH 2008, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012).

124.  L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Ainsi, on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Les conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015).

125.  Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, § 142, et Delfi AS, § 122, tous deux précités). La Cour a déjà dit que l’on pouvait attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 41, avec d’autres références).

126.  La Cour constate que l’article 49 § 4 modifié de la loi relative à l’Assemblée encadre le comportement des députés au sein de celle-ci. Il apparaît que les requérants avaient pris part à l’examen de cette modification devant l’Assemblée. La spécificité de son mandat fait qu’un parlementaire n’est pas censé ignorer les règles disciplinaires qui visent à garantir le bon fonctionnement de son institution. Il est inévitable que de telles règles soient quelque peu vagues (« comportement gravement offensant ») et donnent matière à interprétation dans la pratique parlementaire. Des règles similaires à celles en vigueur en Hongrie existent dans de nombreux États européens et elles aussi sont libellées en termes tout aussi vagues (voir les exemples donnés au paragraphe 56 ci-dessus). La Cour estime que, députés de profession, les requérants devaient être en mesure de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences susceptibles de découler de leur comportement, alors même que la disposition litigieuse n’avait jamais été appliquée auparavant (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 115, CEDH 2015, et, mutatis mutandis, sur le terrain de l’article 7 de la Convention, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, avec d’autres références).

127.  Dès lors, la Cour conclut que l’article 49 § 4, dans sa version modifiée, de la loi relative à l’Assemblée présentait le niveau de précision voulu et que l’ingérence était ainsi « prévue par la loi ».

c)  L’ingérence poursuivait-t-elle un but légitime ?

128.  Les parties divergent quelque peu quant au but de l’ingérence en cause. Les requérants admettent qu’elle avait pour finalité de « garantir le bon fonctionnement de l’Assemblée » et se rattachait donc à la protection des droits d’autrui. Le Gouvernement estime quant à lui que l’ingérence poursuivait deux buts légitimes, à savoir la protection des droits d’autrui et la défense de l’ordre. Selon lui, le premier de ces buts englobait les droits des autres députés.

129.  La Cour estime que l’ingérence poursuivait deux buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir, premièrement, la « défense de l’ordre », puisqu’elle visait à prévenir les perturbations dans les travaux de l’Assemblée pour assurer le bon fonctionnement de celle-ci et, deuxièmement, la « protection des droits d’autrui », puisqu’elle visait à protéger les droits des autres députés.

d)  L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

130.  Les requérants soutiennent que l’ingérence en question n’a pas satisfait à l’exigence de nécessité dans une société démocratique, tandis que le Gouvernement estime qu’elle était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

131.  En l’espèce, la Cour est appelée pour la première fois à examiner la conformité à l’article 10 de la Convention de mesures disciplinaires internes dirigées contre des députés à cause de la façon dont ils s’étaient exprimés devant le Parlement. Dans son analyse, elle devra donc tenir compte des principes régissant la liberté d’expression en général et de ceux se rapportant à l’exercice de la liberté d’expression au sein du Parlement.

i.  Principes généraux

α)  Sur la liberté d’expression

132.  Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les précédents récents, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013, et Delfi AS, précité, § 131) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

β)  Sur les garanties procédurales de la liberté d’expression

133.  Outre les considérations ci-dessus, l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des éléments que, dans certaines circonstances, il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001-VIII, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005-XIII, Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 83, 26 février 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 100, 14 septembre 2010, Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, CEDH 2015).

134.  Dans l’affaire Association Ekin, précitée, qui concernait l’interdiction administrative de la diffusion et de la mise en vente d’un ouvrage « de provenance étrangère », la Cour a notamment jugé que les interdictions de ce type devaient s’inscrire dans un cadre légal efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (ibidem, § 58). Elle a relevé que, dans cette affaire, le Conseil d’État avait exercé un contrôle entier sur les motifs de l’interdiction – alors que jusque-là les juridictions administratives n’exerçaient qu’un contrôle restreint en la matière –, mais que la durée excessive de la procédure l’avait privé d’efficacité pratique. Elle a conclu que le contrôle exercé n’avait pas offert de garanties suffisantes contre les abus (ibidem, § 61).

135.  Dans l’affaire Lombardi Vallauri, précitée, qui concernait le rejet de la candidature du requérant à un poste d’enseignant dans une université confessionnelle en raison de ses opinions présentées comme hétérodoxes, la Cour a jugé que, au cours de la procédure conduite devant le Conseil de faculté, l’intéressé n’avait pas bénéficié de garanties procédurales adéquates (ibidem, §§ 46-48). Elle a également observé que, dans le cadre du recours introduit devant elles, les juridictions administratives internes avaient limité leur examen de la décision litigieuse au constat par le Conseil de faculté de l’existence du refus d’agrément de cette candidature par la congrégation, et relevé que le défaut de communication au requérant des raisons précises de ce refus excluait toute possibilité de débat contradictoire. La Cour en a conclu que le contrôle opéré n’avait pas été adéquat (ibidem, §§ 51 et 54).

136.  Dans l’affaire Cumhuriyet Vakfı et autres, précitée, qui concernait l’interdiction à titre conservatoire de la publication d’un journal national, émise dans le cadre d’un procès civil afin de protéger les droits de la personnalité de son auteur, la Cour a jugé que les requérants n’avaient pas bénéficié de garanties suffisantes (ibidem, § 75). Elle a tenu compte i) de la portée exceptionnellement étendue de l’interdiction, ii) de sa durée excessive, iii) du défaut de motivation de cette mesure par les juridictions internes, et iv) de l’impossibilité pour les requérants de la contester avant son adoption (ibidem, §§ 62-74).

γ)  Sur la liberté d’expression des parlementaires

137.  Dans sa jurisprudence, la Cour a constamment souligné l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, vecteurs par excellence du discours politique. Dans l’arrêt Castells c. Espagne (23 avril 1992, série A no 236), qui avait pour objet la condamnation d’un sénateur ayant insulté le gouvernement dans un article de presse, elle a dit :

« Précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts. » (ibidem, § 42, et Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76 in fine, série A no 314)

Ces principes ont été confirmés dans un certain nombre d’affaires relatives à la liberté d’expression de membres de parlements nationaux ou régionaux (voir, entre autres, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011), ainsi que dans une série d’affaires portant sur des restrictions au droit d’accès à un tribunal par l’effet de l’immunité parlementaire (A. c. Royaume-Uni, précité, § 79, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003‑I, Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 60, CEDH 2003‑I, Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 52, 3 juin 2004, Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, § 61, 20 avril 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 71, 24 février 2009).

δ)  Sur la liberté d’expression dans l’enceinte parlementaire

138.  Il ne fait aucun doute que tout propos tenu dans l’enceinte parlementaire appelle un haut degré de protection. Dans une société démocratique, le Parlement est un lieu unique de débat qui revêt une importance fondamentale. La règle de l’immunité parlementaire, notamment, atteste ce haut degré de protection. La Cour a déjà reconnu que le fait que les États accordent généralement une immunité plus ou moins étendue aux parlementaires constitue une pratique de longue date qui vise les buts légitimes que sont la protection de la liberté d’expression au Parlement et le maintien de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Sous ses différentes formes, l’immunité parlementaire peut en effet servir à protéger un régime politique véritablement démocratique, qui est la pierre angulaire du système de la Convention, dans la mesure notamment où elle tend à protéger l’autonomie du législateur et l’opposition parlementaire (voir, entre autres, Kart, précité, § 81, avec d’autres références, et Syngelidis c. Grèce, no 24895/07, § 42, 11 février 2010). Les garanties offertes par l’immunité parlementaire en ses deux aspects (irresponsabilité et inviolabilité) visent à assurer l’indépendance du Parlement dans l’accomplissement de sa mission. L’inviolabilité contribue à permettre cette pleine indépendance en prévenant toute éventualité de poursuites pénales obéissant à des mobiles politiques (fumus persecutionis) et en protégeant ainsi l’opposition des pressions ou abus de la majorité (Kart, précité, § 90). La protection accordée à la liberté d’expression au Parlement vise à protéger les intérêts de ce dernier de manière générale et il ne faut pas penser qu’elle bénéficie à ses seuls membres individuellement (A. c. Royaume-Uni, précité, § 85).

139.  Cela dit, la liberté des débats parlementaires a beau être d’une importance fondamentale dans une société démocratique, elle ne revêt pas un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité avec la liberté d’expression telle que la consacre l’article 10 (Castells, précité, § 46, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV). L’exercice de la liberté d’expression au Parlement comportant des « devoirs et responsabilités », comme indiqué à l’article 10 § 2, un parlement peut, sans méconnaître cette disposition, réagir lorsque l’un de ses membres adopte un comportement perturbateur entravant le fonctionnement normal de l’organe législatif. Autant le principe universellement reconnu de l’immunité parlementaire confère à la liberté d’expression parlementaire une protection accrue mais non absolue, autant certaines restrictions à cette liberté dans l’enceinte parlementaire – fondées sur la nécessité de veiller au bon ordre des travaux parlementaires – doivent elles aussi passer pour justifiées. Il convient de noter à cet égard que la Commission de Venise a observé que la plupart des parlements nationaux pouvaient infliger à leurs membres des sanctions disciplinaires (paragraphes 48-49 ci-dessus).

140.  Dans ces conditions, la Cour juge important de distinguer, d’une part, la teneur des interventions des parlementaires et, d’autre part, la manière dont elles sont exprimées, ainsi que le moment et le lieu choisis. C’est une distinction qui a été évoquée par la Cour constitutionnelle hongroise dans son arrêt (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour estime que c’est l’État – voire le Parlement lui-même – qui doit en principe réglementer de manière indépendante le moment, l’endroit et les modalités des interventions dans l’enceinte parlementaire, et que le contrôle opéré par elle en la matière doit en conséquence être restreint. En revanche, l’État a une très faible latitude pour encadrer la teneur des propos tenus au sein du Parlement, même si une certaine dose de réglementation peut passer pour nécessaire afin de faire échec à des moyens d’expression tels que des appels directs ou indirects à la violence. Dans le but de vérifier que la liberté d’expression demeure préservée, le contrôle opéré par la Cour doit en ce cas être plus rigoureux. Quoi qu’il en soit, en vertu du principe universellement reconnu de l’immunité parlementaire, l’État offre aux propos tenus au sein du Parlement un niveau de protection plus élevé, si bien que la Cour ne devrait être que rarement appelée à intervenir.

141.  La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 98 et 103, CEDH 2006‑IV). La Convention établit ainsi un lien étroit entre le caractère véritablement démocratique d’un régime politique et le fonctionnement efficace du Parlement. Il est donc incontestable que le fonctionnement efficace du Parlement est une valeur essentielle à une société démocratique et que, dès lors, l’exercice de la liberté d’expression en son sein doit parfois s’effacer devant les intérêts légitimes que sont la protection du bon ordre des activités parlementaires et la protection des droits des autres parlementaires. Le bon ordre des débats parlementaires bénéficie en dernière analyse au processus politique et législatif, à tous les membres du corps législatif – en ce qu’il leur permet de participer sur un pied d’égalité à la procédure parlementaire –, ainsi qu’à la société en général. La Cour constitutionnelle hongroise a dit que, en la matière, il s’agissait de trouver le juste équilibre entre les droits de chaque député et l’efficacité des travaux parlementaires (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour partage cette approche, tout en ajoutant que les droits de la minorité parlementaire doivent également entrer en ligne de compte. Plus généralement, elle rappelle que le pluralisme et la démocratie doivent se fonder sur le dialogue et sur un esprit de compromis (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil 1998‑I, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 108, CEDH 2005‑XI, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 178, CEDH 2010).

ε)  Sur l’autonomie du Parlement

142.  La Cour relève que les règles régissant le fonctionnement interne du Parlement sont une illustration du principe constitutionnel bien établi de l’autonomie parlementaire. Celle-ci est protégée en Hongrie par l’article 5 § 7 de la Loi fondamentale, qui dispose notamment que le président du Parlement exerce des pouvoirs de police et de discipline de manière à assurer le bon fonctionnement de l’Assemblée (paragraphe 24 ci-dessus). Conformément à ce principe, communément admis parmi les États membres du Conseil de l’Europe, le Parlement peut, à l’exclusion des autres pouvoirs et dans les limites du cadre constitutionnel, réglementer ses affaires internes, par exemple son organisation, la composition de ses organes et le maintien de l’ordre pendant les débats. L’autonomie parlementaire englobe bien évidemment le pouvoir pour le Parlement d’appliquer des règles visant à assurer la bonne conduite de ses activités. C’est ce qu’on appelle parfois « l’autonomie juridictionnelle du Parlement ». Selon la Commission de Venise, la majorité des parlements possèdent des règles de procédure interne qui prévoient des sanctions disciplinaires contre leurs membres (paragraphes 48-49 ci-dessus).

143.  En principe, les règles de fonctionnement interne d’un parlement national, du fait qu’elles constituent un aspect de l’autonomie parlementaire, relèvent de la marge d’appréciation de l’État contractant. Les autorités nationales, et tout particulièrement les parlements (ou des organes comparables composés d’élus du peuple), sont en effet mieux placés que le juge international pour apprécier la nécessité d’agir face à un député dont le comportement perturberait le bon ordre des débats parlementaires et risquerait de nuire à l’intérêt fondamental consistant à assurer le bon fonctionnement du Parlement dans une démocratie (Kart, précité, § 99, et, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, §§ 97 et 156, avec d’autres références).

144.  Quant à l’étendue de la marge d’appréciation à accorder à l’État défendeur, elle est tributaire d’un certain nombre de facteurs. Elle dépend du type de propos tenus et, à cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 106, CEDH 2007‑V, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 197, CEDH 2015). La protection de la liberté de débat au sein du Parlement est incontestablement essentielle à toute société démocratique. La Cour a noté ci-dessus que, d’une part, la liberté devait être protégée pour préserver les intérêts du Parlement globalement, mais que, d’autre part, il ne fallait pas en faire usage d’une façon qui nuise au bon fonctionnement de cette institution.

145.  La Cour prend note à cet égard de la position adoptée par la grande majorité des États contractants, qui consiste à sanctionner les propos ou comportements nuisibles au bon déroulement de la procédure parlementaire. Il ressort des éléments de droit comparé dont elle dispose que la plupart, sinon la totalité, des États membres ont mis en place un système de sanctions frappant les parlementaires qui, par des propos ou comportements déplacés, violeraient les règles parlementaires (paragraphe 56 ci-dessus). Des dispositions similaires existent au sein de l’APCE et du Parlement européen (voir, respectivement, les paragraphes 42-44 et 50-52 ci-dessus). L’analyse de droit comparé montre que les parlements disposent de toute une gamme de mesures disciplinaires leur permettant d’assurer le bon déroulement de leur procédure, notamment le rappel à l’ordre ou l’avertissement, ainsi que certaines mesures plus sévères telles que le retrait du droit de parole, l’exclusion de la séance et les sanctions pécuniaires. On peut en déduire que, malgré certaines différences tenant à la nature et à l’ampleur des mesures disciplinaires, les États membres reconnaissent généralement la nécessité de règles destinées à sanctionner les propos ou comportements déplacés dans l’enceinte parlementaire.

146.  Au vu de ces éléments, la Cour estime qu’il existe un intérêt public impérieux à veiller à ce que le Parlement, tout en respectant les exigences de la liberté de parole, puisse fonctionner correctement et accomplir sa mission dans une société démocratique. Par conséquent, lorsque les règles disciplinaires pertinentes ont pour seule finalité de garantir le bon fonctionnement du Parlement, et par là même du processus démocratique, la marge d’appréciation accordée en la matière doit être étendue. La Cour observe avoir déjà reconnu que les États membres jouissaient d’une large marge d’appréciation s’agissant de l’encadrement de l’immunité parlementaire, qui relève du droit parlementaire (Kart, précité, § 82).

147.  Toutefois, à ce stade, la Cour tient à souligner que, du point de vue du critère de la nécessité énoncé à l’article 10 § 2 de la Convention, la latitude, inhérente à la notion d’autonomie parlementaire, dont jouissent les autorités nationales pour sanctionner les propos ou comportements au Parlement pouvant passer pour déplacés, aussi importante soit-elle, n’est pas absolue. Cette latitude doit être compatible avec les notions de « régime politique véritablement démocratique » et de « prééminence du droit » auxquelles renvoie le Préambule de la Convention. La Cour rappelle que pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique » et que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité, mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, entre autres, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 90, CEDH 2004‑I, et Leyla Şahin, précité, § 108). Dès lors, l’autonomie parlementaire ne saurait être détournée aux fins d’étouffer la liberté d’expression des parlementaires, laquelle se trouve au cœur du débat politique dans une démocratie. Il serait incompatible avec le but et l’objet de la Convention que, en instaurant tel ou tel régime d’autonomie parlementaire, les États contractants se soustraient à leurs responsabilités au titre de la Convention s’agissant de l’exercice de la liberté d’expression au Parlement (voir, mutatis mutandis, Cordova (no 1), précité, § 58). De même, la majorité ne saurait s’appuyer sur les règles régissant le fonctionnement interne du Parlement pour abuser de sa position dominante à l’égard de l’opposition. La Cour estime important de protéger la minorité parlementaire de tout abus de la majorité. Elle examinera donc avec un soin particulier toute mesure qui apparaîtrait jouer uniquement ou principalement en défaveur de l’opposition (voir, s’agissant de la compatibilité avec l’article 3 du Protocole no 1 de restrictions aux droits électoraux, Tănase, précité, § 179). Elle ajoute que l’APCE a souligné la nécessité de traiter tous les parlementaires sur un pied d’égalité (paragraphe 47 ci-dessus).

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

148.  Ainsi qu’il a été rappelé ci-dessus (paragraphe 132), l’adjectif « nécessaire » employé à l’article 10 § 2 implique l’existence d’un besoin social impérieux. Les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin et la Cour a reconnu qu’en l’espèce cette marge était étendue (paragraphe 146 ci-dessus). La Cour n’a aucun mal à admettre qu’il était nécessaire en l’occurrence de réagir au comportement adopté par les requérants dans l’enceinte de l’Assemblée, tâche qui incombait à celle-ci dans l’exercice de son autonomie. En outre, la Cour doit déterminer si l’ingérence en question était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et si les motifs avancés par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants (paragraphe 132 ci-dessus), ce qu’elle va s’employer à faire ci-dessous.

149.  En l’espèce, les requérants, au cours de débats et de votes, ont apporté et exhibé au milieu de la salle une grande pancarte et des banderoles (voir, respectivement, les paragraphes 12-13, 15-16 et 20-21 ci-dessus). Mme Lengyel, une requérante, s’est également exprimée à l’aide d’un porte-voix lors d’un vote (paragraphes 20-21 ci-dessus). Il apparaît que les requérants ont reçu un avertissement du président (voir, respectivement, les paragraphes 13, 16 et 21 ci-dessus). La Cour considère qu’exhiber une pancarte ou une banderole dans l’enceinte d’un parlement n’est pas un moyen classique pour un député d’exposer ses vues sur un sujet débattu en ce lieu. En choisissant de se comporter ainsi, les requérants ont perturbé l’ordre au sein de l’Assemblée. S’ils avaient fait passer le même message pendant leurs interventions stricto sensu, ce qu’ils étaient libres de faire, les conséquences de leurs actions auraient pu être tout autres. Il est manifeste que l’usage d’un porte-voix dans la salle trouble aussi l’ordre.

150.  La Cour relève que, dans ses trois propositions tendant à infliger des amendes aux requérants, ultérieurement entérinées par l’Assemblée, le président a évoqué leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, qui avait été qualifié de gravement offensant pour l’ordre parlementaire (voir, respectivement, les paragraphes 14, 17 et 22-23 ci-dessus). Pour ce qui est de Mmes Szél, Lengyel et Osztolykán, il a observé que leur comportement avait été gravement offensant pour l’ordre parlementaire parce qu’elles avaient déployé une banderole et utilisé un porte-voix (paragraphe 23 ci-dessus). Au vu du dossier, la Cour est convaincue que les requérants ont été sanctionnés non pas pour avoir exprimé leur point de vue sur les questions débattues à l’Assemblée, mais plutôt en raison du moment, du lieu et des modalités qu’ils avaient choisis pour ce faire. Cette conclusion est corroborée par l’absence, dans les procédures parlementaires en cause, d’examen de la teneur même des propos des requérants.

151.  De plus, compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour n’aperçoit aucune raison de douter du fait que les sanctions disciplinaires litigieuses infligées aux requérants s’appuyaient sur des motifs pertinents au regard des buts légitimes poursuivis, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits des autres députés. Elle ne voit cependant nul besoin de statuer sur le point de savoir si, eu égard à la marge d’appréciation étendue de l’État, ces motifs étaient également suffisants pour démontrer que l’ingérence en cause était « nécessaire ». Elle juge plus utile d’axer son analyse sur la question de savoir si la restriction à la liberté d’expression des requérants s’accompagnait de garanties effectives et adéquates contre les abus. En effet, comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphes 132 et suivants), l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des éléments qu’il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Par ailleurs, la Cour a dit précédemment (paragraphe 140 ci-dessus) que son contrôle sur la manière de réglementer le lieu, le moment et les modalités des interventions au sein du Parlement devait être restreint.

152.  À cet égard, il faut souligner que l’exercice par un parlement de son pouvoir de sanction en cas de comportement perturbateur de l’un de ses membres doit respecter le principe de proportionnalité inhérent à l’article 10, y compris sous son volet procédural (paragraphe 133 ci-dessus). Le respect de ce principe veut notamment que la sanction imposée corresponde à la sévérité de l’infraction disciplinaire. Cela dit, la Cour doit aussi dûment tenir compte de l’autonomie du Parlement, laquelle doit peser d’un grand poids dans la mise en balance des intérêts à opérer sous l’angle du critère de proportionnalité. De ce fait, et compte tenu de la marge d’appréciation étendue à accorder aux États contractants en la matière (paragraphe 146 ci-dessus), il convient de distinguer deux cas de figure.

153.  Le premier cas de figure – probablement assez théorique – est celui d’un parlement qui agirait manifestement par excès de pouvoir, arbitrairement, voire de mauvaise foi, en imposant une sanction non prévue par son règlement intérieur ou incontestablement disproportionnée à l’infraction disciplinaire alléguée. Ce parlement ne pourrait alors assurément pas s’appuyer sur sa propre autonomie pour justifier la sanction qu’il inflige, sur laquelle la Cour pourrait dès lors exercer son contrôle entier.

154.  Le second cas de figure – à retenir en l’espèce – est celui d’un parlementaire sanctionné auquel la procédure parlementaire n’offrirait pas les garanties procédurales élémentaires lui permettant de contester la mesure disciplinaire dont il est l’objet (voir, mutatis mutandis, Hoon c. Royaume-Uni (déc.), no 14832/11, 13 novembre 2014). Cela soulèverait un problème sous l’angle des exigences procédurales de l’article 10 (paragraphe 133 ci-dessus).

155.  À cet égard, le Gouvernement établit une distinction entre les sanctions immédiates, telles que le retrait du droit de parole et l’exclusion de la séance, qui empêchent sur-le-champ un parlementaire de s’exprimer, et les sanctions a posteriori, telles que l’amende infligée en l’espèce. Cette distinction se retrouve par exemple dans le règlement du Parlement européen (paragraphe 51 ci-dessus). La Cour estime que les garanties procédurales accompagnant ces différents types de sanctions peuvent elles aussi varier. Les sanctions immédiates (hors de propos en l’espèce) sont imposées en cas de graves troubles à l’ordre parlementaire et, du point de vue des garanties procédurales, elles appelleraient un avertissement. On peut cependant aussi envisager que, dans les cas extrêmes, nul avertissement ne s’impose. La justification serait alors que les propos ou le comportement manifestement déplacés du parlementaire annihilent la protection de sa liberté d’expression ou peuvent passer pour un abus de ce droit.

156.  En l’espèce, seules des sanctions disciplinaires a posteriori sont en jeu. La Cour rappelle que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996‑III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II). La prééminence du droit implique notamment que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, et Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82). En matière de sanctions disciplinaires a posteriori, la Cour considère que les garanties procédurales offertes à cette fin doivent prévoir, au minimum, le droit pour le parlementaire concerné d’être entendu dans le cadre d’une procédure parlementaire préalablement au prononcé de la sanction. Elle constate que le droit d’être entendu apparaît de plus en plus constituer dans les États démocratiques une règle procédurale élémentaire qui ne se limite pas au seul cadre judiciaire, comme le montre notamment l’article 41 § 2 a) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphes 54-55 ci-dessus).

157.  Les modalités de mise en œuvre du droit d’être entendu doivent être adaptées au contexte parlementaire, sachant que, comme la Cour l’a déjà indiqué au paragraphe 147 ci-dessus, il faut ménager un équilibre permettant de garantir à la minorité parlementaire un traitement juste et adéquat et d’empêcher tout abus de position dominante par la majorité. Dans l’exercice de ses fonctions, le président du Parlement devrait agir d’une manière exempte de tout préjugé personnel ou parti pris politique. En outre, si, compte tenu des principes universellement reconnus de l’autonomie du Parlement et de la séparation des pouvoirs, un parlementaire frappé d’une sanction disciplinaire n’est pas censé jouir d’un droit de recours hors du cadre parlementaire pour s’y opposer, des garanties procédurales ne s’imposent pas moins dans ce contexte avec une force particulière vu le laps de temps écoulé entre le comportement dénoncé et l’imposition de la sanction elle-même.

158.  Par ailleurs, la Cour considère que toute décision a posteriori imposant une sanction disciplinaire doit en exposer les motifs essentiels, de manière à permettre non seulement au parlementaire concerné d’en saisir la justification mais aussi au public d’exercer un certain droit de regard à ce sujet.

159.  À l’époque des faits, la législation nationale ne donnait à un député sanctionné aucun moyen d’être associé à la procédure pertinente, et notamment d’être entendu. La procédure conduite en l’espèce a consisté en une proposition écrite du président du Parlement tendant à infliger des amendes, puis en l’adoption de celle-ci en séance plénière, sans débat. Ainsi, elle n’a offert aucune garantie procédurale aux requérants. Les décisions des 6 et 24 mai 2013 (paragraphes 14 et 17 ci-dessus) ne renfermaient par ailleurs aucun motif pertinent expliquant en quoi leurs actions avaient été jugées gravement offensantes pour l’ordre parlementaire. Selon le Gouvernement, les requérants auraient pu contester les mesures proposées par le président devant l’Assemblée plénière, la commission de l’Assemblée ou la commission chargée de l’interprétation du règlement intérieur. Or la Cour estime qu’aucune de ces options ne leur aurait permis de contester de manière effective la proposition du président : elles se limitaient à une possibilité générale de faire une déclaration devant l’Assemblée ou de saisir certains organes parlementaires, sans la moindre garantie que leurs arguments fussent examinés dans le cadre de la procédure disciplinaire en question.

160.  Signalons qu’une modification de la loi relative à l’Assemblée, qui permet désormais à tout parlementaire frappé d’une amende d’introduire un recours et de présenter ses arguments devant une commission parlementaire, est entrée en vigueur le 4 mars 2014, et que les garanties procédurales minimales qui s’imposaient en l’espèce apparaissent donc avoir été mises en place (paragraphes 28-29 ci-dessus). Cependant, cette modification n’a pas d’incidence sur la situation des requérants en l’espèce.

161.  Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’ingérence dénoncée dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression n’était pas proportionnée aux buts légitimes poursuivis en ce qu’elle n’était pas accompagnée de garanties procédurales adéquates.

162.  Dès lors, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et qu’il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention pour ce motif.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 10

163.  Sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10, les requérants se plaignent que le droit interne ne leur a pas offert de recours pour contester les mesures disciplinaires dirigées contre eux. L’article 13 de la Convention est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  Les arrêts de la chambre

164.  La chambre a relevé que l’autonomie et la souveraineté du Parlement étaient des principes constitutionnels importants dans un État démocratique. Elle n’a pas jugé nécessaire de dire quelle aurait été l’instance de redressement appropriée au regard de l’article 13, étant donné que, contrairement à ce que soutenait le Gouvernement et à la lumière des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle (paragraphes 32‑41 ci-dessus), il n’y avait pas alors de recours constitutionnel disponible ou susceptible d’offrir une voie de droit effective. Elle a dès lors conclu à la violation de l’article 13 de la Convention, faute pour le droit interne d’avoir prévu un recours par lequel les requérants auraient pu faire valoir leur grief tiré de l’article 10.

B.  Les observations des parties

1.  Les requérants

165.  Les requérants soutiennent que, leur grief de violation de l’article 10 étant « défendable », ils auraient dû bénéficier d’un recours effectif en droit interne. À leurs yeux, un recours constitutionnel ne pouvait passer pour effectif, puisque, même couronné de succès, il n’aurait pas conduit à l’annulation de leurs amendes. Ils ajoutent qu’aucun autre recours effectif ne leur était ouvert.

166.  Les requérants estiment que les procédures parlementaires conduites en l’espèce étaient manifestement contraires à l’article 13 parce qu’elles n’étaient pas, selon eux, à même de redresser l’injustice causée, que ce fût en théorie ou en pratique. De plus, même l’État défendeur aurait reconnu la violation de l’article 13 en modifiant les règles pertinentes de procédure disciplinaire postérieurement aux événements à l’origine de la présente affaire.

167.  Les requérants prient la Cour de conclure à la violation de l’article 13.

2.  Le Gouvernement

168.  Le Gouvernement soutient que, en matière de recours effectifs, la Cour n’impose aux États membres aucune exigence particulière quant à la manière de se conformer aux obligations énoncées à l’article 13 et que ceux-ci jouissent à ce titre d’une autonomie procédurale.

169.  Il argue que, compte tenu des principes de la séparation des pouvoirs et de l’autonomie du Parlement, les possibilités pour un parlement d’ouvrir un recours adéquat sont extrêmement limitées et qu’il ressort de la pratique de nombreux États européens que, en matière disciplinaire, les possibilités de recours pour les parlementaires sont très limitées. Il précise que, dans ce domaine, il existe normalement un recours interne au Parlement. À son avis, c’est dans le droit fil de la tradition européenne prédominante que l’Assemblée nationale hongroise, ou l’un de ses organes, statue souverainement sur ces questions et que ses décisions ne sont pas susceptibles de recours externes.

170.  Pour le Gouvernement, la chambre n’a pas tenu dûment compte des circonstances particulières de l’espèce. L’Assemblée, organe de l’État jouissant de la plus haute légitimité, se trouverait dans une situation spéciale et ne pourrait être mise sur le même pied que les autres autorités. Les décisions contestées en l’espèce ayant été prises dans son cadre le plus solennel – la séance plénière –, les recours auraient forcément été limités et il s’agirait non pas d’une lacune dans les règles ou dans la pratique, mais d’une caractéristique découlant du mode de fonctionnement de l’Assemblée.

C.  Les tiers intervenants

1.  Le gouvernement de la République tchèque

171.  Le gouvernement tchèque renvoie à une décision récente de la Cour constitutionnelle[18], qui indique clairement qu’il n’existe en principe pas de recours constitutionnel contre une décision en matière disciplinaire prise par une chambre du Parlement contre l’un de ses membres[19]. La Cour constitutionnelle aurait considéré qu’elle devait exercer son contrôle sur les décisions disciplinaires en faisant preuve de retenue, compte tenu notamment de la présomption générale de légalité des actes des autorités de l’État. Elle aurait ajouté que le respect de l’autonomie parlementaire représentait un but légitime et proportionné justifiant une restriction du droit d’un député de bénéficier d’un recours effectif en la matière. Elle aurait précisé que cette retenue judiciaire n’était toutefois pas absolue et qu’elle se réservait le droit d’intervenir si une chambre du Parlement venait à commettre un excès de pouvoir.

172.  Le gouvernement tchèque estime que lorsque la Cour constitutionnelle fait un exercice soigneusement motivé et proportionné de sa retenue judiciaire pour refuser de connaître de telle ou telle mesure disciplinaire imposée par une chambre du Parlement, il n’y a pas violation de l’article 13. Les Parties contractantes et leurs tribunaux doivent selon lui jouir en la matière d’une large marge d’appréciation.

2.  Le gouvernement du Royaume-Uni

173.  Le gouvernement britannique soutient que le principe de la séparation des pouvoirs veut que tout parlement puisse réglementer ses affaires internes en permettant le libre débat tout en se réservant le droit de sanctionner ceux de ses membres qui se comporteraient mal.

D.  Appréciation de la Cour

174.  Eu égard à son constat de violation de l’article 10 de la Convention et aux motifs qui le justifient, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief soulevé par les requérants sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

175.  L’article 41 de la Convention dispose :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

176.  M. Karácsony réclame 170 euros (EUR), M. Szilágyi 600 EUR, M. Dorosz 240 EUR, Mme Szabó 240 EUR, Mme Szél 430 EUR, Mme Osztolykán 510 EUR et Mme Lengyel 430 EUR pour dommage matériel. Ces montants correspondraient aux amendes qu’ils ont été obligés de verser à titre de sanctions disciplinaires.

177.  Chacun des requérants sollicite également 20 000 EUR pour le dommage moral que leur aurait causé la violation de leurs droits tirés des articles 10 et 13 de la Convention.

178.  Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.

179.  La Cour rappelle que l’article 41 l’habilite à accorder à la partie lésée, s’il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 199, CEDH 2014).

180.  Sur la demande pour dommage matériel, la Cour estime que les amendes infligées aux requérants ont causé à ces derniers un préjudice pécuniaire (paragraphes 14, 17 et 22 ci-dessus). Compte tenu du lien qui existe entre les amendes imposées au cours des procédures internes en cause et la violation de l’article 10 constatée par elle, la Cour dit que les requérants ont droit au remboursement de l’intégralité des montants respectivement réclamés par chacun d’eux.

181.  Quant à la demande pour préjudice moral, la Cour estime, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que le constat de violation de l’article 10 constitue en soi une satisfaction équitable pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants.

B.  Frais et dépens

182.  Les requérants réclament conjointement le remboursement de leurs frais et dépens occasionnés devant la Cour. Ils affirment que ces frais ne seront facturés que s’ils obtiennent gain de cause.

183.  En ce qui concerne la procédure devant la chambre, les requérants demandent conjointement 26 924 EUR pour cent six heures de travail juridique au taux horaire de 200 EUR, plus 27 % de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ventilées ainsi : huit heures pour les consultations avec les clients, dix heures pour l’étude du dossier et du droit interne, quinze heures pour l’analyse de la jurisprudence de la Cour, quinze heures pour la préparation des requêtes et le reste pour la rédaction des observations.

184.  En ce qui concerne la procédure devant la Grande Chambre, les requérants demandent conjointement 33 528 EUR pour cent trente-deux heures de travail juridique au même taux horaire, plus la TVA, ventilées ainsi : vingt heures pour l’étude du dossier et du régime juridique interne, vingt et vingt-quatre heures, respectivement, pour l’étude de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la Cour et, enfin, quatre-vingt-huit heures pour la rédaction des observations. Par ailleurs, ils réclament 1 223 EUR pour leurs frais de déplacement et de logement occasionnés par les audiences, ainsi que vingt-sept heures supplémentaires de travail juridique au même taux horaire, plus la TVA, pour la préparation de l’audience et la participation à celle-ci.

185.  Au total, les requérants sollicitent 67 310 EUR pour deux cent cinquante-six heures de travail juridique et 1 223 EUR pour leurs frais de déplacement.

186.  Le Gouvernement soutient tout d’abord que les requérants n’ont supporté aucun frais de justice. En vertu d’un contrat préalable, leurs frais de représentation en justice ne seraient facturés que si la Cour constate une violation de la Convention. Bien que non proscrits par la jurisprudence de la Cour, les contrats de services risqueraient de donner lieu à des abus, puisque les parties pourraient indiquer pour leurs frais et dépens des montants exagérément élevés ne tenant pas compte des conditions économiques dans le pays. Les requérants n’auraient produit devant la Cour aucun document qui prouverait qu’ils auraient effectivement à payer leurs frais de justice s’ils venaient à obtenir gain de cause.

187.  Le Gouvernement juge en outre excessifs les montants demandés par les requérants au titre des frais de dépens par rapport aux affaires similaires portées devant la Grande Chambre, à savoir Jaloud c. Pays-Bas (no 47708/08, CEDH 2014), où les avocats auraient facturé 110 EUR de l’heure, et Bouyid c. Belgique (no 23380/09, CEDH 2015), où ils auraient facturé 85 et 125 EUR de l’heure, respectivement. Le taux horaire réclamé par l’avocat des requérants – 200 EUR – serait douze fois supérieur à celui de l’aide juridique en Hongrie en 2015 et disproportionné au revenu moyen dans ce pays. Le Gouvernement conteste également le nombre d’heures de travail juridique. Le nombre total d’heures réclamées (deux cent cinquante-six) correspondrait à un mois et demi de travail, ce que ne justifierait pas la complexité de l’affaire. Le nombre d’heures de travail pour certaines tâches serait excessif. L’avocat des requérants réclamerait notamment quinze heures pour l’étude de la jurisprudence de la Cour dans la procédure de chambre et vingt-quatre heures supplémentaires pour la même tâche dans la procédure de Grande Chambre. De même, il réclamerait dix heures de travail pour l’étude du dossier et du droit hongrois pertinent devant la chambre et encore quarante heures pour le même travail devant la Grande Chambre.

188.  Le Gouvernement soutient enfin que le montant réclamé au titre de la participation à l’audience (1 223 EUR) n’est que partiellement étayé par des factures.

189.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 163, CEDH 2013). Selon l’article 60 § 2 du règlement, toute demande présentée au titre de l’article 41 doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut la rejeter, en tout ou en partie (A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 281, CEDH 2010).

190. La Cour constate que les requérants n’ont pas produit copie de leur contrat avec leur avocat, ce qui eût été souhaitable. Ils ont néanmoins remis des documents énumérant les tâches accomplies par l’avocat et le nombre d’heures travaillées, ainsi que des informations sur les taux appliqués. La Cour juge toutefois que le montant réclamé apparaît excessif, compte tenu des conditions économiques pertinentes et des exemples tirés de sa jurisprudence. Elle estime également excessif le nombre d’heures indiqué, relevant que le même travail juridique est consigné deux fois ou que le nombre d’heures consacrées à certaines tâches est grossi.

191.  Au vu de ce qui précède et des éléments en sa possession, la Cour juge raisonnable d’accorder aux requérants 12 000 EUR, conjointement, pour leurs frais et dépens occasionnés devant elle, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme.

C.  Intérêts moratoires

192.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Décide de joindre les requêtes ;

2.  Rejette l’exception préliminaire présentée par le Gouvernement ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief soulevé sous l’angle de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10 ;

5.  Dit que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants ;

6.  Dit que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement : 170 EUR (cent soixante-dix euros) à M. Karácsony, 600 EUR (six cents euros) à M. Szilágyi, 240 EUR (deux cent quarante euros) à M. Dorosz, 240 EUR (deux cent quarante euros) à Mme Szabó, 430 EUR (quatre cent trente euros) à Mme Szél, 510 EUR (cinq cent dix euros) à Mme Osztolykán et 430 EUR (quatre cent trente euros) à Mme Lengyel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes, pour dommage matériel ;

7.  Dit que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois, 12 000 EUR (douze mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

8.  Dit qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme le 17 mai 2016.

Johan Callewaert Luis López Guerra
 Greffier adjoint Président


[1].  Le président de séance est soit le président soit l’un des vice-présidents de l’Assemblée.

[2].  La commission de l’Assemblée se compose du président, des vice-présidents de l’Assemblée et des chefs de groupes parlementaires.

[3].  S’agissant de l’article 50 § 1 de la loi relative à l’Assemblée, la Cour constitutionnelle jugea que l’emploi de la violence physique, la menace de la violence physique ou l’appel à employer la violence physique sortaient du champ de la liberté d’expression. Selon elle, de tels actes menaçaient les droits d’autrui (en particulier des autres députés) et faisaient obstacle à l’exercice des droits fondamentaux, notamment le droit à la liberté d’expression.

[4].  Aux termes de l’article 52 § 2 a), une commission peut proposer l’exclusion pour le reste de la réunion ou la réduction des émoluments de tout député qui, pendant une de ses réunions, emploierait une expression qui serait gravement offensante pour la dignité de l’Assemblée ou pour un tiers ou un groupe, en particulier national, ethnique, racial ou religieux, ou qui perturberait gravement l’ordre dans les débats.

[5].  Le recours fut examiné par quinze juges. L’un d’eux rédigea une opinion concordante et six autres soumirent une opinion dissidente.

[6].  Le texte de l’article 48 § 3 de la loi relative à l’Assemblée est reproduit au paragraphe 26 ci-dessus.

[7].  Rapport adopté par la Commission de Venise lors de sa 84e session plénière (Venise, 15‑16 octobre 2010).

[8].  Rapport adopté par la Commission de Venise lors de sa 98e session plénière (Venise, 21‑22 mars 2014).

[9].  Ordonnance du Tribunal du 5 septembre 2012 dans Nigel Paul Farage contre Parlement européen et Jerzy Buzek, T-564/11, EU:T:2012:403.

[10].  L’étude n’englobe pas l’Andorre, Monaco et Saint-Marin.

[11].  L’étude ne traite pas des sanctions pécuniaires applicables aux parlementaires pour absence lors des travaux parlementaires.

[12].  Karácsony et autres et Szél et autres, tous deux précités. Le raisonnement dans l’un et l’autre de ces arrêts est quasiment identique et, dans le résumé qui suit, aucune distinction n’est faite entre eux.

[13].  Dans ses observations, le Gouvernement mentionne trente et un États membres du Conseil de l’Europe.

[14].  Le Gouvernement énumère treize États membres du Conseil de l’Europe.

[15].  Le règlement intérieur du Sénat tchèque renfermerait des règles similaires.

[16].  Décision de la Cour constitutionnelle tchèque du 13 janvier 2015, PL. US 17/14.

[17].  L’article 9 de la Déclaration des droits de 1689 dispose : « La liberté de parole, des débats et des procédures au sein du Parlement ne peut être entravée ou mise en cause en aucune cour ni en aucun lieu en dehors du Parlement lui-même. »

[18].  Décision de la Cour constitutionnelle tchèque du 13 janvier 2015, PL. US 17/14.

[19].  Dans cette affaire, un député accusé d’une infraction administrative avait choisi que la Chambre des députés statue sur son cas dans le cadre d’une procédure disciplinaire.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE, 17 mai 2016, 42461/13;44357/13