CJUE, n° C-66/22, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Infraestruturas de Portugal SA et Futrifer Indústrias Ferroviárias SA contre Toscca - Equipamentos em Madeira Lda, 11 mai 2023

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 11 mai 2023, C-66/22
Numéro(s) : C-66/22
Conclusions de l'avocat général M. M. Campos Sánchez-Bordona, présentées le 11 mai 2023.#Infraestruturas de Portugal SA et Futrifer Indústrias Ferroviárias SA contre Toscca - Equipamentos em Madeira Lda.#Demande de décision préjudicielle, introduite par le Supremo Tribunal Administrativo.#Renvoi préjudiciel – Procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services – Directive 2014/24/UE – Article 57, paragraphe 4, premier alinéa, sous d) – Passation de marchés publics dans le secteur des transports – Directive 2014/25/UE – Article 80, paragraphe 1 – Motifs d’exclusion facultatifs – Obligation de transposition – Conclusion par un opérateur économique d’accords en vue de fausser la concurrence – Compétence du pouvoir adjudicateur – Incidence d’une décision antérieure d’une autorité de la concurrence – Principe de proportionnalité – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit à un recours effectif – Principe de bonne administration – Obligation de motivation.#Affaire C-66/22.
Date de dépôt : 2 février 2022
Précédents jurisprudentiels : 26 Arrêt du 14 janvier 2021, RTS infra et Aannemingsbedrijf Norré-Behaegel ( C-387/19, EU:C:2021:13
28 Arrêt du 24 octobre 2018, Vossloh Laeis ( C-124/17
31 Arrêt du 11 juin 2020, Vert Marine ( C-472/19, EU:C:2020:468
3 juin 2021, Rad Service e.a. ( C-210/20, EU:C:2021:445
40 Arrêt du 10 juillet 2014, Consorzio Stabile Libor Lavori Pubblici ( C-358/12, EU:C:2014:2063, points 29, 31 et 32
41 Arrêt du 30 janvier 2020, Tim ( C-395/18, EU:C:2020:58
44 Ordonnance du 4 juin 2019, Consorzio Nazionale Servizi ( C-425/18, EU:C:2019:476
46 Arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras ( C-927/19, EU:C:2021:700
47 Arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras ( C-927/19, EU:C:2021:700
50 Arrêt du 11 juin 2020, Vert Marine ( C-472/19, EU:C:2020:468
52 C-124/17, EU:C:2018:316
Construcții și Montaj 93 ( C-267/18, EU:C:2019:393
Horn Tours ( C-631/21, EU:C:2022:869
LS Customs Services ( C-46/16, EU:C:2017:839
Marine ( C-472/19, EU:C:2020:468
Tim ( C-395/18, EU:C:2020:58
Ultimo Portfolio Investment ( Luxembourg ) ( C-303/20, EU:C:2021:479
Solution : Renvoi préjudiciel
Identifiant CELEX : 62022CC0066
Identifiant européen : ECLI:EU:C:2023:398
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Sur les parties

Texte intégral

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 11 mai 2023 ( 1 )

Affaire C-66/22

Infraestruturas de Portugal SA,

Futrifer Indústrias Ferroviárias SA

contre

Toscca – Equipamentos em Madeira Lda,

en présence de

Mota-Engil Railway Engineering SA

[demande de décision préjudicielle formée par le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême, Portugal)]

« Renvoi préjudiciel – Directive 2014/24/UE – Passation de marchés publics – Motifs facultatifs d’exclusion – Article 57, paragraphe 4, sous d) – Exclusion d’un opérateur économique de la participation à une procédure de passation de marché – Sanction infligée pour des pratiques restrictives de la concurrence – Exclusion automatique fondée sur une décision antérieure prise par une autorité de la concurrence – Faculté du pouvoir adjudicateur de constater l’existence du motif d’exclusion – Article 57, paragraphe 6 – Aptitude et fiabilité du soumissionnaire – Motivation – Pratiques restrictives de la concurrence détectées au cours de la procédure de passation de marché elle-même »

1.

Dans le cadre du présent renvoi préjudiciel, la Cour est appelée à interpréter l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24/UE ( 2 ), en vertu duquel les pouvoirs adjudicateurs peuvent exclure tout opérateur économique de la participation à une procédure de passation de marché lorsqu’il a conclu des accords avec d’autres opérateurs en vue de fausser la concurrence.

2.

La demande de décision préjudicielle trouve son origine dans un litige portant sur l’attribution d’un marché à une entreprise qui avait été préalablement sanctionnée pour s’être concertée avec d’autres entreprises en vue de la mise en œuvre de comportements anticoncurrentiels (accords sur les prix et partage du marché).

I. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

1. La directive 2014/24

3.

L’article 56 de la directive 2014/24 (intitulé « Principes généraux ») dispose :

« 1. Les marchés sont attribués sur la base des critères arrêtés conformément aux articles 67 à 69, pour autant que les pouvoirs adjudicateurs aient vérifié, conformément aux articles 59 à 61, que toutes les conditions suivantes sont réunies :

[…]

b)

l’offre provient d’un soumissionnaire qui n’est pas exclu en vertu de l’article 57 […] »

4.

L’article 57 (intitulé « Motifs d’exclusion ») énonce ce qui suit :

« […]

4. Les pouvoirs adjudicateurs peuvent exclure ou être obligés par les États membres à exclure tout opérateur économique de la participation à une procédure de passation de marché dans l’un des cas suivants :

[…]

c)

le pouvoir adjudicateur peut démontrer par tout moyen approprié que l’opérateur économique a commis une faute professionnelle grave qui remet en cause son intégrité ;

d)

le pouvoir adjudicateur dispose d’éléments suffisamment plausibles pour conclure que l’opérateur économique a conclu des accords avec d’autres opérateurs économiques en vue de fausser la concurrence ;

[…]

5. […]

À tout moment de la procédure, les pouvoirs adjudicateurs peuvent exclure ou peuvent être obligés par les États membres à exclure un opérateur économique lorsqu’il apparaît que celui-ci se trouve, compte tenu des actes qu’il a commis ou omis d’accomplir soit avant, soit durant la procédure, dans un des cas visés au paragraphe 4.

6. Tout opérateur économique qui se trouve dans l’une des situations visées aux paragraphes 1 et 4 peut fournir des preuves afin d’attester que les mesures qu’il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité malgré l’existence d’un motif d’exclusion pertinent. Si ces preuves sont jugées suffisantes, l’opérateur économique concerné n’est pas exclu de la procédure de passation de marché.

À cette fin, l’opérateur économique prouve qu’il a versé ou entrepris de verser une indemnité en réparation de tout préjudice causé par l’infraction pénale ou la faute, clarifié totalement les faits et circonstances en collaborant activement avec les autorités chargées de l’enquête et pris des mesures concrètes de nature technique et organisationnelle et en matière de personnel propres à prévenir une nouvelle infraction pénale ou une nouvelle faute.

Les mesures prises par les opérateurs économiques sont évaluées en tenant compte de la gravité de l’infraction pénale ou de la faute ainsi que de ses circonstances particulières. Lorsque les mesures sont jugées insuffisantes, la motivation de la décision concernée est transmise à l’opérateur économique.

Un opérateur économique qui a été exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d’attribution de concession n’est pas autorisé à faire usage de la possibilité prévue au présent paragraphe pendant la période d’exclusion fixée par ledit jugement dans les États membres où le jugement produit ses effets.

7. Par disposition législative, réglementaire ou administrative et dans le respect du droit de l’Union, les États membres arrêtent les conditions d’application du présent article. Ils déterminent notamment la durée maximale de la période d’exclusion si aucune des mesures visées au paragraphe 6 n’a été prise par l’opérateur économique pour démontrer sa fiabilité. Lorsque la durée de la période d’exclusion n’a pas été fixée par jugement définitif, elle ne peut dépasser cinq ans à compter de la date de la condamnation par jugement définitif dans les cas visés au paragraphe 1 et trois ans à compter de la date de l’événement concerné dans les cas visés au paragraphe 4. »

2. La directive 2014/25/UE

5.

Aux termes de l’article 80 de la directive 2014/25/UE ( 3 ) (intitulé « Utilisation des motifs d’exclusion et des critères de sélection prévus par la directive 2014/24/UE ») :

« 1. Les règles et les critères objectifs d’exclusion et de sélection des opérateurs économiques qui demandent à être qualifiés dans le cadre d’un système de qualification et les règles et les critères objectifs d’exclusion et de sélection des candidats et des soumissionnaires dans des procédures ouvertes, restreintes ou négociées, dans des dialogues compétitifs ou dans des partenariats d’innovation peuvent inclure les motifs d’exclusion énumérés à l’article 57 de la directive 2014/24/UE, dans les conditions qui y sont exposées.

Lorsque l’entité adjudicatrice est un pouvoir adjudicateur, ces critères et règles incluent les critères d’exclusion énumérés à l’article 57, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/24/UE, dans les conditions qui y sont exposées.

Si les États membres le demandent, ces critères et règles incluent en outre les critères d’exclusion énumérés à l’article 57, paragraphe 4, de la directive 2014/24/UE, dans les conditions qui y sont exposées.

[…] »

B. Le droit portugais

1. Le décret-loi no 18/2008 portant code des marchés publics

6.

L’article 55 du décret-loi no 18/2008 ( 4 ) (intitulé « Empêchements ») est libellé comme suit :

« Ne peuvent être candidates, soumissionnaires ou membres d’un quelconque regroupement, les entités :

[…]

c) auxquelles une sanction administrative pour faute professionnelle grave a été infligée et qui n’ont pas été réhabilitées entre-temps, s’agissant de personnes physiques, ou, s’agissant de personnes morales, dont les organes sociaux d’administration, de direction ou de gérance ont fait l’objet d’une telle sanction administrative et qui se trouvent effectivement en fonction ;

[…]

f) auxquelles a été infligée une sanction accessoire interdisant la participation aux procédures de passation de marchés publics prévues par une législation spécifique, notamment les régimes contraventionnels en matière […] de concurrence, […] pendant la période fixée par la décision de sanction ».

7.

L’article 70 (intitulé « Analyse des offres ») dispose en son paragraphe 2 :

« 2 – Sont exclues les offres dont l’analyse révèle :

[…]

g) l’existence d’indices sérieux d’actes, d’accords, de pratiques ou d’informations susceptibles de fausser les règles de concurrence. »

2. La loi no 19/2012 sur la concurrence

8.

L’article 71 de la loi no 19/2012 sur la concurrence ( 5 ) (intitulé « Sanctions accessoires ») prévoit, en son paragraphe 1, sous b), que, si la gravité de l’infraction et la faute du contrevenant le justifient, l’Autoridade de Concorrência (Autorité de la concurrence, Portugal, ci-après l’« AdC ») peut prononcer, parallèlement à l’amende, la sanction accessoire de privation du droit de participer à des procédures de passation de marchés publics, pour autant que la pratique constitutive d’une infraction susceptible d’être sanctionnée par une amende ait eu lieu pendant ou du fait de la procédure en cause.

II. Les faits, le litige et les questions préjudicielles

9.

Le 18 janvier 2019, Infraestruturas de Portugal SA (ci-après « Infraestruturas ») a engagé une procédure de passation d’un marché public de fourniture de chevilles et de traverses en bois de pin traitées à la créosote, pour un prix de base de 2979200 euros ( 6 ).

10.

Les entreprises Toscca – Equipamentos em Madeira Lda (ci-après « Toscca ») et Futrifer Indústrias Ferroviárias SA (ci-après « Futrifer ») ont pris part à la procédure en présentant chacune leur offre.

11.

Le 12 juin 2019, l’AdC a condamné Futrifer au paiement d’une amende pour violation du droit de la concurrence dans le cadre de procédures de passation de marchés publics ( 7 ) ouvertes en 2014 et 2015 ( 8 ).

12.

L’AdC a estimé, en particulier, que Futrifer et d’autres entreprises du secteur s’étaient concertées pour fixer le niveau des prix et se répartir le marché des services d’entretien du réseau ferroviaire, en violation de l’article 9, paragraphe 1, de la loi no 19/2012 et de l’article 101, paragraphe 1, TFUE.

13.

Dans sa décision, l’AdC n’a pas jugé nécessaire, au vu des circonstances de l’espèce et de la proposition de transaction présentée par Futrifer, de lui infliger la sanction accessoire de l’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics, prévue à l’article 71, paragraphe 1, sous b), de la loi no 19/2012 ( 9 ).

14.

Le 27 juillet 2019, Infraestruturas a attribué le marché en cause à Futrifer.

15.

Toscca a formé un recours contre cette décision devant le Tribunal Administrativo e Fiscal de Viseu (tribunal administratif et fiscal de Viseu, Portugal, ci-après le « TAF de Viseu »). Elle a demandé que la décision d’attribution soit annulée, que l’offre soumise par Futrifer soit exclue et que le marché lui soit attribué. À l’appui de son recours, elle a notamment invoqué la décision de l’AdC infligeant une sanction à Futrifer.

16.

La juridiction de première instance a rejeté le recours de Toscca au motif que l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP ne s’applique que lorsque les indices d’une distorsion de la concurrence sont constatés dans le cadre de la procédure faisant l’objet du litige.

17.

Toscca a interjeté appel du jugement du TAF de Viseu devant le Tribunal Central Administrativo Norte (tribunal administratif central du Nord, Portugal). Ce dernier, par jugement du 29 mai 2020, considérant que l’interprétation de l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP retenue en première instance était erronée, a annulé le jugement attaqué et condamné Infraestruturas à attribuer le marché à Toscca.

18.

Infraestruturas et Futrifer ont chacune formé un pourvoi contre ce jugement devant le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême, Portugal), qui l’a annulé pour défaut de motivation et a ordonné le renvoi de l’affaire devant le Tribunal Central Administrativo Norte (tribunal administratif central du Nord).

19.

Le 2 juin 2021, le Tribunal Central Administrativo Norte (tribunal administratif central du Nord) a rendu un jugement par lequel il a de nouveau infirmé le jugement de première instance et condamné Infraestruturas à attribuer le marché à Toscca.

20.

Infraestruturas et Futrifer se sont pourvues contre le jugement du 2 juin 2021 devant le Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême), qui soumet à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Le motif d’exclusion visé à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive [2014/24] constitue-t-il une “réserve de décision” du pouvoir adjudicateur ?

2)

Le législateur national peut-il remplacer complètement la décision que doit prendre le pouvoir adjudicateur en vertu de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive [2014/24] par une décision (c’est-à-dire par les effets d’une décision) générale de l’autorité de la concurrence infligeant une sanction accessoire d’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics pendant une certaine période dans le cadre de l’imposition d’une amende pour violation des règles de concurrence ?

3)

La décision du pouvoir adjudicateur sur la “fiabilité” de l’opérateur économique au regard du respect (ou du non-respect) des règles du droit de la concurrence en dehors de la procédure spécifique de passation de marché public doit-elle être comprise comme nécessitant une appréciation motivée de l’intégrité relative de cet opérateur économique, qui s’inscrit dans une dimension qui concrétise le droit à une bonne administration prévu à l’article 41, paragraphe 2, sous [c]), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ?

4)

La solution retenue par le droit portugais à l’article 55, paragraphe 1, sous f), du CCP, qui fait dépendre l’exclusion d’un opérateur économique de la procédure de passation d’un marché public, fondée sur la violation des règles de concurrence en dehors de la procédure de passation en cause, de ce qui est décidé par l’autorité de la concurrence lors de l’application de la sanction accessoire d’interdiction de participer aux procédures de passation de marchés publics, procédure dans le cadre de laquelle c’est l’autorité de la concurrence qui apprécie la pertinence des mesures de self-cleaning adoptées, peut-elle être considérée comme conforme au droit européen et, en particulier, aux dispositions de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive [2014/24] ?

5)

La solution retenue par le droit portugais à l’[article] 70, paragraphe 2, sous g), du CCP, consistant à limiter la possibilité d’exclure une offre en raison de l’existence d’indices sérieux d’actes, d’accords, de pratiques ou d’informations susceptibles de fausser les règles de concurrence, à la procédure de passation de marché public spécifique dans laquelle ces pratiques sont détectées, peut-elle également être considérée comme conforme au droit européen et, notamment, aux dispositions de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive [2014/24] ? »

III. La procédure devant la Cour

21.

La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 2 février 2022.

22.

Des observations écrites ont été déposées par Futrifer, Toscca, les gouvernements portugais, tchèque et hongrois ainsi que par la Commission européenne.

23.

Tous, à l’exception des gouvernements tchèque et hongrois, ont participé à l’audience qui s’est tenue le 7 mars 2023.

IV. Analyse

A. Observations liminaires

1. La directive applicable

24.

La juridiction de renvoi demande uniquement l’interprétation de la directive 2014/24, sans faire référence à la directive 2014/25. Cette dernière régit les marchés publics passés par les pouvoirs adjudicateurs opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux.

25.

Le marché dont la passation est en cause a pour objet la fourniture d’éléments d’infrastructures du secteur ferroviaire, à savoir d’un secteur des transports. Interrogés par la Cour, les participants à l’audience ont unanimement considéré que ce marché relevait de la directive 2014/25, qui s’applique spécifiquement aux « activités visant la mise à disposition ou l’exploitation de réseaux destinés à fournir un service au public dans le domaine du transport par chemin de fer » (article 11).

26.

En tout état de cause, il appartient à la juridiction de renvoi d’établir si, au vu de ses clauses, le marché litigieux est régi par la directive 2014/24 ou plutôt, comme tout semble l’indiquer, par la directive 2014/25.

27.

Il est vrai que, sur le plan pratique, les effets de l’une ou l’autre de ces directives ne varieront pas sensiblement pour ce qui est du point litigieux : même si la directive 2014/25 était applicable, son article 80 renvoie aux « motifs d’exclusion énumérés à l’article 57 de la directive 2014/24/UE, dans les conditions qui y sont exposées » ( 10 ).

28.

L’application de la directive 2014/25 pourrait toutefois avoir des répercussions sur la « faculté » (contestée) des États membres de transposer dans leur droit interne les motifs facultatifs d’exclusion, comme je l’expliquerai dans les présentes conclusions ( 11 ).

29.

Ces précisions étant apportées, je me référerai ci-après à l’article 57 de la directive 2014/24.

2. Transposition en droit portugais de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24

30.

Les observations écrites de la Commission ont ouvert un débat, qui s’est poursuivi lors de l’audience, sur la marge d’appréciation des États membres leur permettant de ne pas transposer les motifs facultatifs d’exclusion visés à l’article 57, paragraphe 4, de la directive 2014/24.

31.

La Commission développe son argumentation dans les termes suivants :

l’article 57, paragraphe 4, et le considérant 101 de la directive 2014/24 indiqueraient l’intention du législateur de ne pas laisser aux États membres la liberté de choisir de transposer ou non les neuf motifs d’exclusion que cet article contient. Cette liberté serait reconnue aux pouvoirs adjudicateurs, à moins que les États membres ne les obligent à appliquer ces motifs. À l’inverse, les États membres n’auraient pas la possibilité de se soustraire à la transposition de l’un ou plusieurs de ces motifs ;

le motif facultatif d’exclusion tiré de l’existence d’accords avec d’autres opérateurs économiques visant à fausser la concurrence n’a pas été transposé en droit portugais.

32.

Le problème soulevé par la Commission pourrait être traité dans le cadre du présent renvoi préjudiciel si la seconde de ces affirmations était exacte : en l’absence de transposition d’un motif facultatif d’exclusion en droit interne, il conviendrait de réexaminer si la jurisprudence de la Cour intervenue jusqu’à présent ( 12 ) en rapport avec la faculté des États membres de transposer ou non cette catégorie de motifs d’exclusion nécessite des ajustements, voire une rectification.

33.

Pour les raisons que j’exposerai dans les présentes conclusions, je considère que cette seconde affirmation de la Commission (soutenue par certaines observations écrites soumises dans le cadre de la procédure préjudicielle) ne correspond pas à la réalité.

34.

Le décret-loi no 111-B/2017 a modifié le CCP en vue de transposer les directives 2014/24 et 2014/25. À l’article 1er, le législateur portugais indique expressément que ce décret-loi « procède […] à la transposition », entre autres, des directives 2014/24 et 2014/25 ( 13 ).

35.

Les motifs d’exclusion (« empêchements ») énoncés par le CCP dans sa nouvelle rédaction sont énumérés à son article 55, paragraphe 1, sous a) à l), et reflètent, avec certaines nuances, les motifs correspondants visés à l’article 57, paragraphes 1 et 4, de la directive 2014/24.

36.

S’agissant du motif d’exclusion litigieux, l’article 55, paragraphe 1, sous f), du CCP indique que « [n]e peuvent être candidates […] les entités […] auxquelles a été infligée une sanction accessoire interdisant la participation aux procédures de passation de marchés publics prévues par une législation spécifique, notamment les régimes contraventionnels en matière […] de concurrence, […] pendant la période fixée par la décision de sanction ».

37.

En outre, le CCP contient une autre disposition [l’article 70, paragraphe 2, sous g)] prévoyant l’exclusion des offres dont l’analyse révèle « l’existence d’indices sérieux d’actes, d’accords, de pratiques ou d’informations susceptibles de fausser les règles de concurrence » ( 14 ).

38.

Au vu de ces deux dispositions, j’ai quelques difficultés à comprendre certaines affirmations énoncées dans les observations écrites de Futrifer et du gouvernement portugais lui-même (ce dernier, en des termes ambigus qu’il n’a pas clarifiés lors de l’audience) ( 15 ) sur l’absence de transposition de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 dans le CCP.

39.

En effet, la lecture de ces deux dispositions du CCP indique, à mon sens, que le législateur portugais avait l’intention non équivoque d’introduire (ou de maintenir) ( 16 ) dans son ordre juridique la clause contenue à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24. Tant ce dernier article que les deux dispositions nationales précitées visent à lutter, dans le domaine des marchés publics, contre les accords entre opérateurs économiques tendant à fausser la concurrence.

40.

Tout autre est la question de savoir si, en réglementant ce motif d’exclusion comme il l’a fait, le législateur portugais s’est conformé strictement à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 ou, au contraire, a adopté des solutions qui dénaturent cette disposition, s’écartent de ses principes de base ou réduisent indûment son champ d’application.

41.

La Cour a rappelé que, « une fois qu’un État membre décide d’intégrer une des causes facultatives d’exclusion prévues par la directive 2014/24, il doit en respecter les caractéristiques essentielles, telles qu’elles y sont exprimées. En spécifiant que les États membres arrêtent “les conditions d’application du présent article”“dans le respect du droit de l’Union”, l’article 57, paragraphe 7, de la directive 2014/24 empêche que les États membres dénaturent les causes facultatives d’exclusion établies à cette disposition ou ignorent les objectifs ou les principes qui inspirent chacune de ces causes » ( 17 ).

42.

Pour les motifs que je développerai dans les présentes conclusions, j’estime qu’en incorporant dans l’ordre juridique interne le contenu de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24, la réglementation portugaise a procédé à une transposition qui n’est pas entièrement conforme à cette directive : en particulier, l’article 55, paragraphe 1, sous f), du CCP restreint indûment les facultés du pouvoir adjudicateur d’exclure les soumissionnaires qui se livrent à des pratiques collusoires, en exigeant que leur comportement ait préalablement fait l’objet d’une sanction accessoire d’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics prononcée par l’AdC.

43.

Le fait qu’il en soit ainsi, comme je le pense, ne signifie cependant pas qu’il n’y a pas eu transposition, mais que celle à laquelle il a été procédé est défaillante. En outre, il pourrait éventuellement être remédié à une telle défaillance par une interprétation de l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP plus généreuse, c’est-à-dire adaptée à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 (interprétation conforme) ( 18 ).

44.

En définitive, je ne pense pas que le présent renvoi préjudiciel se prête à une réouverture du débat sur la faculté des États membres de ne pas intégrer les motifs facultatifs d’exclusion dans leur droit interne, dès lors que, précisément, le législateur portugais a opté pour la solution inverse (bien que cette solution ne soit pas aussi satisfaisante qu’elle devrait l’être du point de vue du droit de l’Union).

45.

La jurisprudence de la Cour intervenue jusqu’à présent en ce qui concerne les facultés des États membres en la matière ne perd pas de vue, en toute logique, le fait qu’une directive lie l’État membre quant au résultat à atteindre (article 288 TFUE). Partant de cette prémisse, les différentes formations de jugement de la Cour ont considéré que la directive 2014/24 était correctement mise en œuvre, s’agissant des motifs facultatifs d’exclusion, dans les termes susmentionnés ( 19 ).

46.

La réouverture du débat précédemment évoqué serait, en outre, particulièrement délicate dans la mesure où son résultat :

pourrait conduire à la transformation de motifs facultatifs d’exclusion en motifs obligatoires sans l’intervention des États membres visée à l’article 57, paragraphe 7, de la directive 2014/24 ;

pourrait fragmenter le régime unitaire qui sous-tend le renvoi opéré par la directive 2014/25 aux dispositions sur les motifs d’exclusion prévus par la directive 2014/24. En vertu de l’article 80, paragraphe 1, troisième alinéa, de la directive 2014/25, les critères et règles applicables à l’exclusion de candidats incluent les motifs facultatifs énumérés à l’article 57, paragraphe 4, de la directive 2014/24 si les États membres le demandent.

B. Sur la première question préjudicielle

47.

La juridiction de renvoi souhaite savoir si le motif d’exclusion visé à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 constitue une « réserve de décision » du pouvoir adjudicateur.

48.

La Cour a déjà répondu à cette interrogation : « [I]l ressort du libellé de l’article 57, paragraphe 4, de la directive 2014/24 que le législateur de l’Union a entendu confier au pouvoir adjudicateur, et à lui seul, au stade de la sélection des soumissionnaires, le soin d’apprécier si un candidat ou un soumissionnaire doit être exclu d’une procédure de passation de marché. » ( 20 )

49.

Cette déclaration de la Cour s’inscrit dans la logique de l’article 56, paragraphe 1, sous b), de la directive 2014/24 : le pouvoir adjudicateur doit vérifier que « l’offre provient d’un soumissionnaire qui n’est pas exclu en vertu de l’article 57 ». Il lui appartient donc, en tout état de cause, de déterminer si un soumissionnaire doit être exclu de la procédure de passation de marché.

50.

La déclaration catégorique reproduite ci-dessus doit toutefois être nuancée lorsqu’une décision définitive préalable de l’autorité compétente a constaté un comportement incompatible avec l’accès aux procédures de passation de marché ou interdit au soumissionnaire de participer à ces procédures.

51.

Dans le contexte qui est celui de la question posée (c’est-à-dire en présence de comportements anticoncurrentiels imputés à un soumissionnaire), trois scénarios sont possibles :

si cet opérateur a été préalablement exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché (article 57, paragraphe 6, dernier alinéa, de la directive 2014/24), en raison de comportements anticoncurrentiels ( 21 ), le pouvoir adjudicateur doit respecter cette interdiction. L’opérateur économique condamné n’est pas autorisé à faire usage de la possibilité de démontrer sa fiabilité (mesures correctrices ou de self-cleaning) pendant la période d’exclusion fixée par le jugement et dans l’État membre où ce dernier produit ses effets ( 22 ) ;

lorsque l’interdiction de participer à des procédures de passation de marché ne résulte pas d’un jugement définitif, mais d’une décision de l’AdC, le pouvoir adjudicateur n’est pas impérativement lié par cette interdiction : il peut vérifier si cet opérateur a adopté les mesures correctrices que j’ai mentionnées précédemment et l’autoriser, malgré tout, à participer à la procédure d’attribution du marché ;

il en va a fortiori de même si l’AdC n’a prononcé aucune interdiction de participer à la procédure de passation de marché, mais a sanctionné l’opérateur économique pour des pratiques collusoires.

52.

Je m’attarderai sur les deuxième et troisième cas de figure que je viens de décrire dans le cadre de l’analyse des questions préjudicielles suivantes. En ce qui concerne la première question, compte tenu des termes larges dans lesquels elle est formulée, une réponse qui rappelle la règle générale me paraît suffisante, sous réserve des exceptions découlant de la directive 2014/24 elle-même.

C. Sur la deuxième question préjudicielle

53.

La juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si, dans le contexte de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24, le législateur national peut « remplacer complètement la décision que doit prendre le pouvoir adjudicateur » par une décision de l’AdC infligeant à un opérateur, à titre de sanction accessoire, l’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics.

54.

La loi no 19/2012 permet à l’AdC d’infliger aux opérateurs qui se livrent à des pratiques anticoncurrentielles, en plus d’une amende, la sanction ( 23 ) accessoire de l’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics pendant une certaine période [article 71, paragraphe 1, sous b)].

55.

Néanmoins, comme je l’ai déjà expliqué, l’AdC a expressément décidé qu’il n’y avait pas lieu d’infliger à Futrifer la sanction accessoire.

1. Irrecevabilité

56.

Partant de ce constat, aussi intéressant que puisse être, sous d’autres angles et d’une manière générale, le problème soulevé par la juridiction de renvoi, la question est de nature hypothétique dans le cadre de la présente affaire.

57.

La question aurait un sens si, en présence d’une décision de l’AdC prononçant une interdiction de participer à des procédures de passation de marché, il fallait rechercher, comme le demande la juridiction de renvoi, dans quelle mesure cette décision suffit à « remplacer » la décision (ultérieure) du pouvoir adjudicateur.

58.

Dès lors qu’il apparaît clairement, au contraire, que, dans la procédure contre Futrifer, l’AdC s’est délibérément abstenue de lui infliger la sanction accessoire de l’interdiction de participer à des procédures de passation de marché, je ne vois pas en quoi il serait utile pour la résolution du litige au principal de se prononcer sur les conséquences d’une telle interdiction (qui n’existe pas).

59.

Il s’ensuit que la deuxième question préjudicielle est irrecevable ( 24 ).

2. À titre subsidiaire, sur le fond

60.

Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas mon avis et choisirait d’examiner le fond de cette question préjudicielle, j’exposerai ma position à cet égard.

61.

À mon sens (abstraction faite des cas dans lesquels l’interdiction de participation a été adoptée en vertu d’un jugement définitif) ( 25 ), la décision de l’AdC interdisant à un opérateur de participer à des procédures de passation de marché ne lie pas le pouvoir adjudicateur au point de « remplacer complètement [sa] décision ».

62.

En effet, le pouvoir adjudicateur peut, dans cette hypothèse également, vérifier si l’opérateur économique sanctionné a pris les mesures correctrices visées à l’article 57, paragraphe 6, de la directive 2014/24 et autoriser, malgré tout, sa participation à la procédure de passation du marché.

63.

Je rappellerai que l’opérateur économique dispose du droit clairement établi de démontrer sa fiabilité au moyen de ces mesures d’auto-réhabilitation, droit qui découle directement dudit article 57, paragraphe 6, de la directive 2014/24 ( 26 ).

64.

La solution que je propose (réserver au pouvoir adjudicateur la faculté de vérifier les mesures correctrices, malgré l’interdiction de participation prononcée par l’autorité de concurrence) permet de trouver un point d’équilibre entre deux approches :

d’une part, celle visant à préserver les attributions propres du pouvoir adjudicateur, qui doit être libre d’apprécier la fiabilité du soumissionnaire sans être nécessairement lié par les appréciations d’autres pouvoirs publics ( 27 ) ;

d’autre part, l’approche respectueuse des fonctions des autorités publiques chargées de réprimer, notamment, les comportements anticoncurrentiels ( 28 ). Le pouvoir adjudicateur doit tenir compte des décisions de ces autorités, dans la mesure où, en définitive, « l’existence de comportements restrictifs de la concurrence ne peut être tenue pour établie qu’après l’adoption d’une telle décision, qui qualifie juridiquement les faits en ce sens » ( 29 ).

65.

Il est vrai, toutefois, que, comme la Cour l’a jugé en se fondant sur le considérant 102 de la directive 2014/24 ( 30 ), les États membres disposent d’« une large marge d’appréciation […] quant à la définition des autorités chargées d’évaluer le caractère approprié des mesures correctrices. À cet égard, […] [ils] peuvent confier cette mission d’évaluation à toute autorité autre que le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice » ( 31 ).

66.

En somme, pour apprécier s’il y a lieu d’appliquer les dispositions de l’article 57, paragraphe 4, sous d), le pouvoir adjudicateur peut :

soit exclure de lui-même, en l’absence de décisions préalables d’autres autorités, un opérateur économique à l’encontre duquel il existe des éléments suffisamment plausibles pour établir que celui-ci a conclu des accords avec d’autres opérateurs en vue de fausser la concurrence ;

soit, une fois l’existence de ces accords anticoncurrentiels constatée par l’autorité compétente ( 32 ), indépendamment du fait que cette dernière ait ou non prononcé l’interdiction de participer à des procédures de passation de marché, déterminer si les mesures correctrices du soumissionnaire ou du candidat démontrent sa fiabilité, de sorte qu’il ne doit pas être exclu de la procédure de passation de marché, en vertu de l’article 57, paragraphe 6, de la directive 2014/24. Un État membre peut toutefois confier l’évaluation des mesures correctrices à une autorité autre que le pouvoir adjudicateur, auquel cas ce dernier doit se conformer à cette évaluation.

D. Sur la troisième question préjudicielle

67.

Dans le libellé de la troisième question préjudicielle, deux interrogations semblent en réalité coexister :

d’une part, la question de savoir si « [l]a décision du pouvoir adjudicateur sur la “fiabilité” de l’opérateur économique au regard du respect (ou du non-respect) des règles du droit de la concurrence » peut intervenir « en dehors de la procédure spécifique de passation de marché public » ;

d’autre part, la question de savoir si cette évaluation de l’aptitude relative de l’opérateur économique doit être « suffisamment motivée » au moyen d’une « appréciation autonome » du pouvoir adjudicateur pouvant être contestée par d’autres concurrents ( 33 ).

68.

Là encore, la prémisse sur laquelle cette question semble reposer est que la décision du pouvoir adjudicateur a été précédée de la mesure accessoire (interdiction de participer à des procédures de passation de marché) adoptée par l’AdC. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi souhaite savoir si les raisons qui sous-tendent la mesure accessoire sont « du même type et de la même nature » que l’« appréciation […] sur la “fiabilité” » que doit formuler le pouvoir adjudicateur ( 34 ).

69.

Interprétée de cette manière, la question se heurterait aux mêmes problèmes d’irrecevabilité (en raison de son caractère hypothétique) que ceux déjà évoqués en ce qui concerne la deuxième question. Toutefois, dans son argumentation, la juridiction de renvoi évoque la possibilité pour le pouvoir adjudicateur de reconnaître l’aptitude d’un opérateur économique, bien que celui-ci ait été sanctionné pour des comportements collusoires, sans pour autant faire l’objet d’une interdiction de participer à des procédures de passation de marché ( 35 ).

70.

Je répondrai donc à ces deux interrogations en me fondant sur l’approche de la juridiction de renvoi que je viens d’évoquer.

1. Appréciation de la fiabilité ou de l’aptitude par le pouvoir adjudicateur

71.

Il s’avère que la réponse à cette partie de la question préjudicielle découle de celle que j’ai déjà proposé d’apporter aux deux questions précédentes. Le pouvoir adjudicateur conserve entièrement sa faculté d’apprécier la fiabilité du soumissionnaire ou du candidat, une fois la décision de l’autorité de concurrence adoptée, dans les conditions exposées précédemment.

72.

Aux termes du considérant 101 de la directive 2014/24, « [l]es pouvoirs adjudicateurs devraient […] pouvoir exclure des opérateurs économiques qui se seraient avérés non fiables, par exemple […] pour d’autres fautes professionnelles graves telles que la violation de règles de concurrence » ( 36 ). Le deuxième alinéa de ce considérant vise le comportement lors de l’exécution de marchés publics antérieurs « jetant sérieusement le doute quant à la fiabilité de l’opérateur économique » ( 37 ).

73.

Il n’est pas surprenant que, à la lumière dudit considérant, la Cour ait déclaré que « la faculté dont dispose tout pouvoir adjudicateur d’exclure un soumissionnaire d’une procédure de passation de marché est tout particulièrement destinée à lui permettre d’apprécier l’intégrité et la fiabilité de chacun des soumissionnaires » ( 38 ).

74.

En effet, les motifs facultatifs d’exclusion permettent aux États membres de remplir des objectifs d’intérêt général et, en tout état de cause, visent à s’assurer de la fiabilité ( 39 ), de la diligence, de l’honnêteté professionnelle et du sérieux du soumissionnaire ( 40 ).

75.

En particulier, la Cour a jugé, s’agissant de l’« objectif sous-tendant l’article 57, paragraphe 4, de la directive 2014/24 », que « la faculté, voire l’obligation, pour le pouvoir adjudicateur d’exclure un opérateur économique de la participation à une procédure de passation de marché est tout particulièrement destinée à lui permettre d’apprécier l’intégrité et la fiabilité de chacun des opérateurs économiques » ( 41 ).

76.

En outre, l’interprétation correcte de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 exige que la vérification de l’intégrité et de la fiabilité du soumissionnaire s’étende à ses comportements anticoncurrentiels passés, et pas seulement aux arrangements collusoires intervenus dans le cadre de la procédure de passation de marché « spécifique » que le pouvoir adjudicateur doit conduire.

77.

Un tel constat ressort en particulier de l’article 57, paragraphe 5, deuxième alinéa, de la directive 2014/24, en vertu duquel les pouvoirs adjudicateurs peuvent exclure un opérateur économique lorsqu’il apparaît « que celui-ci se trouve, compte tenu des actes qu’il a commis ou omis d’accomplir soit avant, soit durant la procédure, dans un des cas visés au paragraphe 4 » ( 42 ).

78.

Il convient d’ajouter aux considérations qui précèdent que le pouvoir adjudicateur peut, à titre alternatif, recourir à l’article 57, paragraphe 4, sous c), de la directive 2014/24 en fondant sa décision d’exclure le soumissionnaire sur le fait que celui-ci a commis une faute professionnelle grave.

79.

La notion de faute professionnelle grave, que la loi portugaise admet comme motif d’exclusion ( 43 ), peut également englober les comportements anticoncurrentiels, même s’il existe pour ces derniers un type spécifique d’exclusion, comme le confirme le considérant 101 de la directive 2014/24, susmentionné, qui (conformément à la jurisprudence de la Cour relative à la directive antérieure) ( 44 ) déclare que les violations des règles de concurrence constituent une forme de faute professionnelle grave ( 45 ).

80.

Certes, comme il a été souligné lors de l’audience, cette possibilité implique un certain chevauchement entre les deux motifs facultatifs d’exclusion. Toutefois, j’estime que, si l’on conçoit ces deux motifs comme s’inscrivant dans une relation de complémentarité, cette possibilité sert les objectifs de la directive 2014/24.

81.

Lorsque la situation visée à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 se présente, il est logique que le pouvoir adjudicateur se prévale de ce motif d’exclusion. Pour les autres comportements qui, bien que contraires aux règles de concurrence, ne constituent pas des « accords avec d’autres opérateurs », le pouvoir adjudicateur peut recourir à l’énoncé plus général du point c) de ce paragraphe 4.

82.

Si l’objectif est que la capacité du pouvoir adjudicateur d’évaluer la fiabilité des soumissionnaires et des candidats soit la plus large possible, je ne vois pas de raisons de limiter ses facultés lorsqu’il détermine quelles « violation[s] de règles de concurrence » ont été commises. Le considérant 101 de la directive 2014/24 autorise, là encore, le recours à l’article 57, paragraphe 4, sous c) et d), dans les termes déjà indiqués. Il donne donc lieu à un concours de normes que l’organe d’interprétation devra résoudre en appliquant celle qui est la mieux adaptée aux circonstances de chaque cas d’espèce.

2. Obligation de motivation

83.

Le pouvoir adjudicateur a l’obligation de « se livrer à une appréciation concrète et individualisée de l’attitude de l’entité concernée » ( 46 ). Cette appréciation doit se traduire par une motivation de l’acte adopté qui permette à ses destinataires, ainsi qu’aux éventuels concurrents, d’introduire un recours juridictionnel à son encontre ( 47 ).

84.

Lorsque (comme c’est le cas en l’espèce) l’un des concurrents fait valoir qu’un autre opérateur tombe sous le coup d’un motif d’exclusion au titre de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24, le pouvoir adjudicateur doit expliquer concrètement pour quelle raison il considère que ce candidat est fiable. La motivation doit, le cas échéant, s’étendre à l’évaluation des mesures correctrices que le soumissionnaire sanctionné a invoquées ( 48 ).

85.

L’exigence de motivation peut être satisfaite si le pouvoir adjudicateur fait siens, directement ou au moyen d’un renvoi, les arguments pris en compte par l’autorité sectorielle (en l’occurrence, l’AdC) pour constater qu’un opérateur s’est concerté avec d’autres en vue de fausser la concurrence.

E. Sur la quatrième question préjudicielle

86.

La juridiction de renvoi doute que la « solution retenue par le droit portugais à l’article 55, paragraphe 1, sous f), du CCP » soit conforme à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24.

87.

L’interprétation de cette disposition du CCP par la juridiction de renvoi (à laquelle la Cour doit se conformer, dans la mesure où elle émane de la plus haute instance juridictionnelle portugaise de l’ordre administratif) est la suivante : lorsque l’exclusion d’un opérateur économique est fondée sur « la violation des règles de concurrence en dehors de la procédure de passation en cause », l’article 55, paragraphe 1, sous f), du CCP fait dépendre cette exclusion de ce qui est décidé par l’AdC « lors de l’application de la sanction accessoire d’interdiction de participer aux procédures de passation de marchés publics ». Dans le cadre de cette procédure, ajoute le juge de renvoi, l’AdC apprécie la pertinence des mesures correctrices adoptées.

88.

La présente question est hypothétique pour les mêmes raisons que celles qui ont été invoquées dans l’analyse de la deuxième question préjudicielle ( 49 ), car :

d’une part, l’AdC a expressément exclu que la sanction accessoire puisse constituer une réponse au comportement de Futrifer ;

par ailleurs, il ne ressort pas du dossier que l’un quelconque des opérateurs en cause ait invoqué l’adoption des mesures correctrices visées à l’article 57, paragraphe 6, de la directive 2014/24 pour échapper à une interdiction préalable (inexistante) de participer à des procédures de passation de marchés publics.

89.

Il s’ensuit que, au regard des faits en cause, les questions posées par la juridiction de renvoi dépassent le cadre du litige et nécessitent, de facto, un avis consultatif de la Cour sur des points étrangers à ces faits.

90.

En vue de surmonter l’objection d’irrecevabilité, la question pourrait être reformulée en ce sens qu’elle se pose dans l’hypothèse où l’AdC considérerait l’accord collusoire comme établi et le sanctionnerait par une amende, mais sans assortir cette sanction de l’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics.

91.

En tout état de cause, que ce soit en vertu de cette reformulation ou à titre subsidiaire, la réponse que je propose s’inspire des considérations que j’ai précédemment développées. Ainsi :

une disposition nationale (ou l’interprétation qui en est faite) exigeant, comme condition nécessaire à son application, l’intervention préalable d’une autorité de concurrence ne serait pas conforme à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 ;

les États membres peuvent confier l’appréciation des mesures correctrices à des autorités autres que les pouvoirs adjudicateurs, telles que l’AdC. Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si tel est le cas en droit portugais et, dans l’affirmative, de vérifier « que le régime national mis en place à cet effet respecte l’ensemble des exigences posées à l’article [57, paragraphe 6, de la directive 2014/24] » ( 50 ).

F. Sur la cinquième question préjudicielle

92.

La juridiction de renvoi se penche sur l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP afin de déterminer si son libellé est conforme à l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24.

93.

La lecture que la juridiction de renvoi fait de cet article du CCP l’amène à déclarer qu’il « limit[e] la possibilité d’exclure une offre en raison de l’existence d’indices sérieux d’actes, d’accords, de pratiques ou d’informations susceptibles de fausser les règles de concurrence à la procédure de passation de marché public spécifique dans laquelle ces pratiques sont détectées ».

94.

L’article 70 du CCP s’applique, tout au moins du point de vue de son libellé, à un stade ultérieur de la procédure de passation du marché : alors que l’article 55 s’applique à la phase initiale (choix de l’opérateur en fonction de critères qualitatifs), l’article 70 se réfère à la phase suivante (analyse des offres présentées). Pour parvenir à cette deuxième phase, le soumissionnaire ou le candidat a logiquement dû réussir la première, c’est-à-dire ne pas avoir été préalablement exclu de la procédure.

95.

Or, cette disposition nationale n’encourt aucun reproche si son interprétation préserve, en tout état de cause, la faculté du pouvoir adjudicateur de constater que, avant la procédure de passation de marché concrète qu’il doit mener à bien, un soumissionnaire a mis en œuvre des comportements anticoncurrentiels qui entraînent son exclusion.

96.

Pour le dire autrement, aucune disposition de la directive 2014/24 n’est méconnue si l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP se borne à autoriser le pouvoir adjudicateur lui-même à exclure l’offre d’un soumissionnaire lorsqu’il découvre que celle-ci est le fruit de comportements collusoires intervenus dans le cadre de la procédure de passation de marché elle-même ( 51 ).

97.

Le libellé de l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24 est suffisamment large pour couvrir tous les moyens possibles pour le pouvoir adjudicateur de prendre connaissance de comportements d’un soumissionnaire visant à fausser la concurrence.

98.

Dans les conclusions dans l’affaire Vossloh Laeis, j’ai soutenu que l’article 57 de la directive 2014/24 confie aux pouvoirs adjudicateurs certaines fonctions aux connotations investigatrices ( 52 ), position que la Cour a reprise dans l’arrêt rendu dans cette affaire ( 53 ).

99.

Faisant usage de ces fonctions, les pouvoirs adjudicateurs sont habilités à constater l’existence d’accords conclus par les soumissionnaires en rapport avec la procédure de passation de marché en cours, qui faussent la concurrence. Il est possible que, comme l’indique la Commission, le pouvoir adjudicateur rencontre des difficultés à prouver lui-même le comportement anticoncurrentiel. Ces difficultés, outre qu’elles ne sont pas insurmontables en pratique, ne justifient pas de limiter la faculté du pouvoir adjudicateur d’apprécier un comportement collusoire dont il constate l’existence.

V. Conclusion

100.

Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de déclarer les deuxième et quatrième questions préjudicielles irrecevables et de répondre au Supremo Tribunal Administrativo (Cour administrative suprême, Portugal) de la manière suivante :

L’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE,

doit être interprété en ce sens que :

le motif facultatif d’exclusion visé à cette disposition doit être apprécié par le pouvoir adjudicateur sans que ce dernier soit lié par des décisions d’autres autorités, sauf si un opérateur a été exclu, par un jugement définitif, de la participation à des procédures de passation de marché, pendant la période d’exclusion fixée par ce jugement et dans l’État membre où ce dernier produit ses effets ;

le pouvoir adjudicateur doit indiquer, directement ou au moyen d’un renvoi, les raisons pour lesquelles il autorise la participation à la procédure de passation de marché d’un soumissionnaire qui a précédemment été sanctionné pour des comportements anticoncurrentiels ;

il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui autorise le pouvoir adjudicateur à exclure une offre en raison de l’existence d’indices sérieux d’actes, d’accords, de pratiques ou d’informations susceptibles de fausser les règles de concurrence dans la procédure de passation de marché public spécifique dans laquelle ces comportements sont détectés.

À titre subsidiaire, je propose à la Cour de répondre aux deuxième et quatrième questions préjudicielles de la manière suivante :

lorsqu’une autorité de concurrence a infligé une sanction accessoire d’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics pendant une certaine période à un opérateur économique, le pouvoir adjudicateur conserve la faculté de ne pas exclure cet opérateur de la procédure de passation de marché, si les circonstances visées à l’article 57, paragraphe 6, de la directive 2014/24 sont réunies ;

l’opérateur économique a le droit de fournir des preuves attestant qu’il a pris des mesures suffisantes pour démontrer sa fiabilité en vertu de l’article 57, paragraphe 6, de la directive 2014/24, qu’il appartient au pouvoir adjudicateur (ou à l’autorité habilitée à cet effet par le droit national) d’évaluer, y compris lorsqu’une autorité de concurrence a prononcé à son encontre une sanction accessoire lui interdisant de participer à des procédures de passation de marché.


( 1 ) Langue originale : l’espagnol.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65).

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (JO 2014, L 94, p. 243).

( 4 ) Decreto-Lei no 18/2008, Código dos Contratos Públicos (décret-loi no 18/2008 portant code des marchés publics), du 29 janvier 2008 (Diário da República, 1re série, no 20/2008, du 29 janvier 2008, ci-après le « CCP »), dans sa version en vigueur après sa modification par le Decreto-Lei no 111-B/2017 (décret-loi no 111-B/2017), du 31 août 2017 (Diário da República, 2e supplément, 1re série, no 168/2017, du 31 août 2017).

( 5 ) Lei no 19/2012 que aprova o novo regime jurídico da concorrência (loi no 19/2012 établissant un nouveau régime juridique de la concurrence), du 8 mai 2012 (Diário da República, 1re série, no 89, du 8 mai 2012, ci-après la « loi no 19/2012 »).

( 6 ) Avis de marché 2019/S 015-030671, publié dans le supplément au Journal officiel de l’Union européenne du 22 janvier 2019 (JO 2019, S 15, p. 1).

( 7 ) Il s’agissait de procédures conduites par une entreprise publique pour l’attribution de services d’entretien d’équipements et de voies du réseau ferroviaire portugais.

( 8 ) Affaire PRC/2016/6. En ce qui concerne Futrifer, il s’agit de la « décision définitive prise dans le cadre d’une procédure de transaction (version non confidentielle) ».

( 9 ) Points 231 et suiv. de la décision du 12 juin 2019.

( 10 ) Voir, par analogie, arrêt du 10 novembre 2022, Taxi Horn Tours (C-631/21, EU:C:2022:869, points 39 et 40).

( 11 ) Point 46 des présentes conclusions.

( 12 ) La thèse qui prévaut dans les arrêts du 19 juin 2019, Meca (C-41/18, ci-après l’« arrêt Meca », EU:C:2019:507, point 33), et du 30 janvier 2020, Tim (C-395/18, EU:C:2020:58, point 34), est confirmée dans l’arrêt du 3 juin 2021, Rad Service e.a. (C-210/20, EU:C:2021:445, point 28), selon lequel, « conformément à l’article 57, paragraphes 4 et 7, de la directive 2014/24, les États membres ont la faculté de ne pas appliquer les motifs d’exclusion facultatifs qui y sont indiqués ou de les intégrer dans la réglementation nationale avec un degré de rigueur qui peut être variable selon les cas, en fonction de considérations d’ordre juridique, économique ou social prévalant au niveau national ».

( 13 ) Il est sans incidence, pour ce qui nous intéresse ici, que le décret-loi no 111-B/2017 n’ait pas modifié certaines dispositions du CCP antérieurement en vigueur.

( 14 ) C’est cette disposition que Toscca invoque dans ses observations écrites pour soutenir que « [l]e législateur portugais a […] transposé l’article 57, paragraphe 4, sous d), de la directive [2014/24] en maintenant le libellé de l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP (désormais dans la version résultant de la réforme de 2017) ». Mise en italique par mes soins.

( 15 ) Points 80 à 84 de ses observations écrites. Lus en combinaison avec les points précédents, ils soulignent en définitive que, au moyen des dispositions combinées de l’article 70 et de l’article 55, paragraphe 1, sous f), du CCP, le législateur portugais a incorporé le motif d’exclusion litigieux. Le gouvernement portugais l’exprime très clairement au point 71 de ses observations : « [l]es dispositions de l’article 55, paragraphe 1, sous f), et de l’article 70, paragraphe 2, sous g), tous deux du CCP, sont parfaitement conformes aux dispositions de la directive 2014/24, notamment à celles de son article 57, paragraphe 4, sous d). »

( 16 ) Pour satisfaire à l’obligation de transposer les dispositions d’une directive en droit interne, il suffit que la réglementation nationale comporte, au préalable, les règles qui incorporent matériellement ces dispositions. La transposition en droit interne d’une directive n’exige pas nécessairement une reprise formelle et textuelle de son contenu contraignant dans une disposition postérieure à cette directive. Voir, en ce sens, arrêt du 10 juin 2021, Ultimo Portfolio Investment (Luxembourg) (C-303/20, EU:C:2021:479, points 33 à 36). Le point 35 de cet arrêt indique en particulier que, afin de déterminer « si une réglementation nationale met suffisamment en œuvre les obligations résultant d’une directive donnée, il importe de prendre en compte non seulement la réglementation spécifiquement adoptée aux fins de la transposition de cette directive, mais également l’ensemble des normes juridiques disponibles et applicables ».

( 17 ) Arrêt Meca, point 33.

( 18 ) Telle semble avoir été la thèse du Tribunal Central Administrativo Norte (tribunal administratif central du Nord) dans son jugement du 29 mai 2020 faisant droit au recours de Toscca. C’est ce qui ressort de l’argumentation d’Infraestruturas reprise au point 7 de la décision de renvoi : pour cette juridiction, l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP « couvre nécessairement aussi les situations antérieures dans lesquelles il existait des indices de comportements anticoncurrentiels de la part de soumissionnaires, même s’ils […] ne sont pas présents ou indiqués dans l’offre du soumissionnaire » (mise en italique par mes soins).

( 19 ) Note de bas de page 12 des présentes conclusions.

( 20 ) Arrêt Meca, point 34.

( 21 ) L’interdiction de participer à une procédure de passation de marchés publics peut avoir été prononcée par un jugement définitif en raison d’infractions commises dans d’autres secteurs du droit. Je me bornerai ici aux interdictions prises par une autorité de concurrence, puisque tel est le cas de figure dans la présente affaire.

( 22 ) Sur l’interprétation de la disposition analogue de la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1), voir arrêt du 11 juin 2020, Vert Marine (C-472/19, EU:C:2020:468, point 20).

( 23 ) La loi no 19/2012 qualifie cette interdiction de « sanction ». Elle ne suscite donc pas de débat sur sa nature juridique, qui est discutée dans d’autres systèmes juridiques.

( 24 ) Futrifer estime que le renvoi préjudiciel est irrecevable dans son ensemble, au motif qu’aucune des questions, qu’elle considère comme générales et hypothétiques, ne serait pertinente pour la solution du litige. La Commission, de manière plus succincte, critique le fait que la juridiction nationale « semble inviter la Cour à se prononcer, d’une manière large et presque abstraite, sur la conformité de la transposition de la directive [2014/24] », mais ne va pas jusqu’à s’opposer à la recevabilité du renvoi. Pour ma part, je suis d’avis que le grief de Futrifer est fondé en ce qui concerne les deuxième et quatrième questions préjudicielles.

( 25 ) Voir points 50 et 51 des présentes conclusions.

( 26 ) Arrêt du 14 janvier 2021, RTS infra et Aannemingsbedrijf Norré-Behaegel (C-387/19, EU:C:2021:13, point 48).

( 27 ) Je renvoie à mes conclusions dans l’affaire Delta Antrepriză de Construcții și Montaj 93 (C-267/18, EU:C:2019:393, point 30).

( 28 ) Arrêt du 24 octobre 2018, Vossloh Laeis (C-124/17, ci-après l’« arrêt Vossloh Laeis », EU:C:2018:855, points 25 et 26).

( 29 ) Arrêt Vossloh Laeis, point 39.

( 30 )

( 31 ) Arrêt du 11 juin 2020, Vert Marine (C-472/19, EU:C:2020:468, point 29).

( 32 ) Sur le rapport entre les décisions de l’autorité de concurrence et celles des pouvoirs adjudicateurs, voir points 25 à 33 de l’arrêt Vossloh Laeis.

( 33 ) Point 2.2.6, troisième alinéa, de la décision de renvoi.

( 34 ) Selon le juge de renvoi, « le pouvoir adjudicateur ne montre aucun intérêt, dans la présente procédure, à formuler sa propre appréciation de la “fiabilité” du soumissionnaire […]. Au contraire, il défend la position selon laquelle il n’a pas à formuler une telle appréciation, puisqu’elle s’épuise dans la décision qui a été prise par l’[AdC] » (point 2.2.6, cinquième alinéa, de la décision de renvoi).

( 35 ) C’est ce qui semble ressortir, sans grande clarté, du point 2.2.6 de la décision de renvoi.

( 36 ) Mise en italique par mes soins.

( 37 ) Voir arrêt Meca, point 30.

( 38 ) Arrêt Meca, point 29.

( 39 ) Dans les conclusions dans l’affaire Delta Antrepriză de Construcții și Montaj 93 (C-267/18, EU:C:2019:393, point 28), j’ai eu l’occasion d’indiquer que « [l]a directive 2014/24 inclut la fiabilité en tant qu’élément essentiel de la relation » entre le pouvoir adjudicateur et les soumissionnaires.

( 40 ) Arrêt du 10 juillet 2014, Consorzio Stabile Libor Lavori Pubblici (C-358/12, EU:C:2014:2063, points 29, 31 et 32).

( 41 ) Arrêt du 30 janvier 2020, Tim (C-395/18, EU:C:2020:58, point 41).

( 42 ) Mise en italique par mes soins.

( 43 ) L’article 55, paragraphe 1, sous c), du CCP impose l’interdiction de soumissionner à toute personne physique ou morale ayant fait l’objet d’une sanction administrative pour faute professionnelle grave.

( 44 ) Ordonnance du 4 juin 2019, Consorzio Nazionale Servizi (C-425/18, EU:C:2019:476), au sujet de l’article 45, paragraphe 2, premier alinéa, sous d), de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114).

( 45 ) En ce qui concerne la « portée du motif d’exclusion lié à la collusion : couverture des pratiques concertées et interaction avec le motif d’exclusion découlant d’une faute professionnelle grave », il peut être utile de lire le point 5.2 de la communication de la Commission européenne sur les outils de lutte contre la collusion dans les marchés publics et orientations sur la manière d’appliquer le motif d’exclusion y relatif (2021/C 91/01).

( 46 ) Arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras (C-927/19, EU:C:2021:700, point 157), se référant à l’arrêt du 9 novembre 2017, LS Customs Services (C-46/16, EU:C:2017:839, point 39 et jurisprudence citée).

( 47 ) Arrêt du 7 septembre 2021, Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras (C-927/19, EU:C:2021:700, point 120).

( 48 ) Aux termes de l’article 57, paragraphe 6, troisième alinéa, de la directive 2014/24, « [l]orsque les mesures [adoptées par les opérateurs économiques] sont jugées insuffisantes, la motivation de la décision concernée est transmise à l’opérateur économique ». Cette disposition ne fait toutefois pas obstacle à ce que la motivation opère en sens inverse, si un autre opérateur concurrent l’exige pour défendre l’exclusion de son adversaire.

( 49 ) La différence avec la deuxième question préjudicielle tient à ce que, cette fois-ci, la juridiction de renvoi attire l’attention sur le fait que, en droit portugais, une fois la sanction accessoire de l’interdiction de participer à des procédures de passation de marchés publics prononcée, l’AdC est également compétente pour décider de la réhabilitation de l’opérateur économique sanctionné.

( 50 ) Arrêt du 11 juin 2020, Vert Marine (C-472/19, EU:C:2020:468, points 31 et 38 ainsi que point 2 du dispositif).

( 51 ) Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si, en outre, l’article 70, paragraphe 2, sous g), du CCP pourrait être interprété dans le sens que j’ai indiqué dans la note de bas de page 18.

( 52 ) C-124/17, EU:C:2018:316, points 46 à 49.

( 53 ) Arrêt Vossloh Laeis, points 24 et suiv.

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CJUE, n° C-66/22, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Infraestruturas de Portugal SA et Futrifer Indústrias Ferroviárias SA contre Toscca - Equipamentos em Madeira Lda, 11 mai 2023