Tribunal judiciaire de Paris, 3 février 2023, 21/14105

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Chronologie de l’affaire

Résumé de la juridiction

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André Lucas · L'ESSENTIEL Droit de la propriété intellectuelle · 1er mai 2023
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Sur la décision

Référence :
TJ Paris, ct0196, 3 févr. 2023, n° 21/14105
Numéro(s) : 21/14105
Importance : Inédit
Identifiant Légifrance : JURITEXT000047454947

Texte intégral

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

No RG 21/14105
No Portalis 352J-W-B7F-CVNUW

No MINUTE :

Assignation du :
05 et 10 Novembre 2021

ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
rendue le 03 Février 2023
DEMANDERESSES

Madame [A] [N]
[Adresse 13]
[Localité 1]

Madame [L] [N]
[Adresse 9]
[Localité 2]

représentées par Maître Pierre LAUTIER, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0925

DEFENDEURS

S.A.S.U. EDITIONS BEUSCHER ARPEGE
[Adresse 6]
[Localité 10]

représentée par Maître Michael MAJSTER de l’AARPI Majster & Nehmé Avocats, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0139

S.C. La Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique
[Adresse 5]
[Localité 14]

représentée par Maître Anne BOISSARD de l’AARPI ARTLAW, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0327

Madame [C] [F] née [S] – intervenante volontaire
[Adresse 16]
[Localité 11]

Madame [J] [O] née [S] – intervenante volontaire
[Adresse 3]
[Localité 15] (ETATS-UNIS)

représentées par Maître André SCHMIDT de l’AARPI A. SCHMIDT – L. GOLDGRAB, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0391

Madame [P] [D] [R] [K] – Intervenante volontaire
[Adresse 12]
[Localité 8]

Monsieur [H] [B] [K] – intervenant volontaire
[Adresse 4]
[Localité 7]

représentés par Maître Christine AUBERT- MAGUERO de l’AARPI DAM AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #G439

MAGISTRAT DE LA MISE EN ETAT

Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assisté de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 20 Octobre 2022, avis a été donné aux avocats que l’ordonnance serait rendue en dernier lieu le 03 Février 2023.

ORDONNANCE

Prononcée publiquement pa rmise à dipsosition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

Synthèse de l’objet de l’incident

1. Mmes [N] agissent en contrefaçon de droits d’auteur au titre d’une chanson composée par leur grand-père, contre une célèbre chanson postérieure exploitée depuis 1946 dont le refrain en aurait repris la mélodie et les harmonies. Les défendeurs estiment que leur action est prescrite, en totalité ou subsidiairement pour les faits antérieurs de plus de cinq ans à l’assignation ; qu’elles n’ont pas hérité des droits dont elles se prévalent, ou du moins pas seules ; qu’elles auraient dû mettre en cause l’auteur des paroles de la chanson invoquée ; et qu’elles ne peuvent pas demander réparation des faits commis hors de France ; l’ensemble de ces moyens étant qualifiés de fin de non-recevoir.

Naissance du litige, procédure

2. Mmes [A] et [L] [N], qui exposent avoir découvert dans les documents de leur père décédé en 2020 la partition d’une chanson intitulée Les Hommes ne sont pas sérieux, dont la musique a été composée en 1924 par leur grand-père [V] [N], décédé en 1962, estiment que cette oeuvre est contrefaite par la chanson intitulée La Vie en rose, divulguée en 1946, dont les paroles ont été écrites par [D] [M], la musique composée par [G] [K] dit [W], et qui est éditée par la société Éditions beuscher arpège (la société Beuscher).

3. Elles ont assigné l’éditeur et la Sacem, respectivement les 5 et 10 novembre 2021 (mais seulement « le 7 décembre 2021 » selon les conclusions des parties) recherchant
? d’une part les coordonnées des ayants droits des auteurs de La Vie en rose, et
? d’autre part la réparation de leur préjudice, à hauteur de :
 ? une provision de 3 000 000 d’euros contre les ayants droits du compositeur seuls, « pour les atteintes au droit patrimonial pendant les cinq dernières années d’exploitation » de La Vie en rose,
 ? une provision de 2 000 000 d’euros contre l’éditeur et les ayants droits du compositeur « au titre du préjudice moral pour l’atteinte depuis la parution » de La Vie en rose en 1947 ; outre
 ? contre l’éditeur seul, 30 000 euros pour préjudice moral et 30 000 euros pour préjudice patrimonial au titre de l’exploitation mondiale des partitions.

4. Les ayants droits d'[D] [M] (Mmes [S]) et de [W] (les consorts [K]) sont intervenus volontairement à l’instance respectivement les 15 et 17 mars 2022. Les demanderesses avaient entre temps formé un incident pour demander la communication forcée de leurs coordonnées mais aussi celles de l’auteur des paroles de la chanson Les hommes ne sont pas sérieux. L’ensemble des défendeurs hormis la Sacem ont alors contesté, par des conclusions d’incident, la recevabilité des demandes.

Objet de l’incident

5. Dans ses dernières conclusions d’incident (du 11 octobre 2022), la société Beuscher soulève deux fins de non-recevoir, tirées respectivement de l’absence de mise en cause des ayants droits de l’auteur des paroles, et de la prescription, totale ou à tout le moins acquise pour les faits antérieurs au 7 décembre 2016 ; et réclame 5 000 euros aux demanderesses au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

6. Dans leurs dernières conclusions d’incident (du 5 octobre 2022), les consorts [K] soulèvent les mêmes fins de non-recevoir, ainsi qu’une troisième tirée du défaut de qualité à agir ; et réclament 5 000 euros des demanderesses au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

7. Dans leurs dernières conclusions d’incident (du 5 octobre 2022), Mmes [S] soulèvent les mêmes trois fins de non-recevoir, ainsi qu’une quatrième visant les demandes en ce qu’elles concernent les recettes hors de France ; et réclament aux demanderesses 5 000 euros pour chacune pour procédure abusive, et la même somme au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

8. Dans ses dernières conclusions d’incident (du 14 avril 2022), la Sacem s’en rapporte à justice.

9. Dans leurs dernières conclusions d’incident (du 18 octobre 2022), Mmes [N] résistent aux fins de non-recevoir, demandent spécialement d’écarter les conclusions selon elle tardives des défendeurs, subsidiairement de « rejeter » les demandes de Mmes [S] tendant à limiter le litige aux seules recettes françaises ; et réclament à tous les défendereurs sauf la Sacem de « verser chacune à [Mmes [N]] 5 000 euros à chacune » au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

10. À l’audience, le 20 octobre 2022, les parties ont été autorisées à produire des notes en délibéré d’une part sur un éventuel droit à la prescription tiré de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, susceptible de s’appliquer à l’ensemble des faits litigieux, même ceux commis moins de 5 ans avant l’assignation, dès lors qu’ils ne sont que la poursuite de l’exploitation d’un même objet débutée plusieurs décennies auparavant ; d’autre part sur l’acte de partage de la succession du père des demanderesses, acte que celles-ci ont été invitées à communiquer.

11. Mmes [N] ont signifié l’acte de partage et une note à son sujet le 24 octobre 2022, puis une note sur la prescription le 26 ; l’ensemble des défendeurs (hormis la Sacem) ont signifié des notes en délibéré le 1er décembre, la société Beuscher estimant à cette occasion que les demanderesses étaient également irrecevables faute d’avoir mis en cause la légataire universelle de leur père.

Moyens pour l’incident

Sur les conclusions et pièces tardives et l’incompétence du juge de la mise en état

12. Les demanderesses demandent le rejet des conclusions signifiées le 5 octobre, soit peu de temps avant la « clôture » fixée par le juge de la mise en état au 6 octobre 2022 ; des conclusions de la société Beuscher signifiées le 11 octobre ; ainsi que d’une pièce no10 des consorts [K], qui aurait été communiquée elle aussi après le 6 octobre.

13. Elles estiment subsidiairement que sont des défenses au fond, relevant du tribunal, et non des fins de non-recevoir relevant du juge de la mise en état, les moyens de Mmes [S] tenant à l’existence d’un contrat d’édition, à une oeuvre posthume, et à la durée des droits dans le monde.

Prescription

14. Sur la prescription, aux défendeurs qui font valoir que la chanson La Vie en rose est exploitée massivement depuis 1947, les demanderesses exposent, en premier lieu, que leur grand-père, qui vivait seul avec son fils, isolé, dans le contexte difficile de l’après-guerre, étant même devenu agriculteur et se désintéressant de la gestion du droit d’auteur, notion qui d’ailleurs « n’était pas aussi développé[e] à l’époque », n’a découvert l’existence de cette chanson qu’en 1959, alors qu’il était malade, et est mort dès 1962, laissant les droits à leur père qui aurait été dans l’incapacité absolue d’agir, jusqu’à sa mort en 2020, en raison de son « insanité d’esprit », de sorte que la prescription aurait été interrompue et n’aurait recommencé à courir qu’à cette date.
15. Pour démontrer l’état de leur père, elles invoquent deux attestations de psychiatres de 1970 et 1971, selon lesquelles [I] [N] était « incapable de vivre normalement autant physiquement qu’intellectuellement » ; des extraits de ses journaux intimes qui illustreraient des préoccupations quotidiennes « très loin de concerner sa famille, le travail de son père et encore moins le domaine de la musique », comme par exemple la mauvaise orthographie du nom de ses filles, l’usage d’un réfrigérateur pour déposer les vêtements arrivant ou quittant sa maison après avoir été lavés, le besoin d’essuyer un radio-réveil parce qu’une coccinelle s’est posée dessus, le besoin fréquent de se laver suite à des contacts extérieurs, l’achat de médicaments utilisés dans le traitement des troubles bipolaires ; état psychologique dont auraient attesté plusieurs personnes l’ayant côtoyé. Elles allèguent encore le fait que leur père les a abandonnées à leur naissance.

16. En second lieu, les demanderesses précisent que la prescription de l’action en contrefaçon peut s’apprécier de trois façons différentes : soit le délai court « à partir de la commission de la contrefaçon ou du jour où le titulaire en a eu connaissance », soit « elle s’étire dans le temps, et chaque acte illicite fait courir un délai », soit elle est « appréhendée ‘d’un bloc’ et le délai court [seulement] à sa cessation spontanée » ; elles font valoir que le législateur a choisi cette troisième approche pour la propriété industrielle et qu’il faudrait la retenir par analogie pour la propriété littéraire et artistique, comme le recommandent également certains auteurs. Enfin, selon elles, la prescription n’est qu’une exception au droit fondamental qu’est l’accès au juge, et à l’égard du défendeur, la Convention européenne des droits de l’Homme exigerait seulement une règle claire sur le point de départ de la prescription, tandis que le droit d’auteur est aussi un droit de propriété, donc un droit fondamental, ce qui ferait pencher encore plus nettement en leur faveur la balance des intérêts. Subsidiairement, elles estiment pouvoir agir à tout le moins au titre des faits commis moins de 5 ans avant l’assignation.

17. Les consorts [K] estiment que « les faits de l’espèce sont la découverte en 1946 » de l’oeuvre La Vie en rose, autrement dit que la présente action porte sur « le contenu potentiellement contrefaisant » de cette oeuvre, et non sur ses actes d’exploitation, et qu’ainsi l’action est entièrement prescrite ; que tant le droit interne que la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne tiennent pour principe que la prescription court à compter du jour où la victime a eu connaissance du dommage ; qu’ici [V] [N] a pu débattre de la possibilité d’engager une action en contrefaçon au plus tard en 1959. S’agissant en particulier du droit moral, elles rappellent que les héritiers ne peuvent l’exercer que dans le respect de la volonté de l’auteur, qui, ici, n’a pas agi de son vivant. Elles ajoutent qu’il faut également tenir compte de ce que la présente action a été intentée non par l’auteur lui-même mais par ses héritiers, et que si le droit d’auteur est un droit de propriété, l’atteinte qui y est portée n’est « pas aussi sensible qu’en matière immobilière, dans la mesure où le propriétaire n’est pas privé de l’exploitation de son oeuvre. »

18. La société Beuscher estime qu’il n’existe pas de prescription acquisitive en droit d’auteur ; mais qu’en revanche, si le droit moral est imprescriptible, l’action en contrefaçon est soumise à la prescription de droit commun ; que la conformité à la CEDH de ce dispositif lorsque plusieurs oeuvres concurrentes sont en cause dépend de l’équilibre entre les intérêts des auteurs concernés ; que la CJUE a par ailleurs estimé, dans le cas des obtentions végétales, qu’il n’était pas possible de fixer le point de départ de la prescription pour l’ensemble des actes de contrefaçon à la date la cessation du dernier de ces actes. Au cas particulier, elle estime que la prescription n’a jamais été interrompue, depuis 1946, date de divulgation de La Vie en rose, faisant valoir que seule une impossibilité totale, telle qu’une mise sous tutelle, aurait pu avoir cet effet. S’agissant spécialement du droit moral, elle fait valoir qu’il doit être exercé dans le respect de la volonté de l’auteur, et en déduit que, [V] [N] n’ayant pas agi de son vivant, en connaissance de cause, ses héritières (à supposer qu’elles le soient) sont irrecevables à invoquer son droit moral.

19. Mmes [S] font valoir que [V] [N] a lui-même écrit à l’éditeur de la chanson Les Hommes ne sont pas sérieux, comme le révèle la lettre en réponse de celui-ci en 1959, communiquée par les demanderesses, et a décidé de ne pas agir, tout comme au demeurant l’éditeur lui-même, ni, ensuite, le fils de l’auteur.

Mise en cause du coauteur

20. Sur la mise en cause des ayants droits de l’auteur des paroles, les parties s’accordent sur le fait que les droits sur une oeuvre de collaboration s’exercent en commun, ce qui impose de mettre en cause l’ensemble des auteurs, sauf à ce que l’apport de chacun soit dissociable ; elles s’opposent quant au caractère dissociable des paroles et de la musique d’une chanson, les défenderesses faisant valoir qu’il s’agit d’un même genre (la musique), tandis que les demanderesses estiment que les paroles relèvent du genre littéraire. Les demanderesses ajoutent qu’en toute hypothèse, ayant demandé la communication des coordonnées des ayants droit du coauteur, elles ne peuvent se voir déclarer irrecevables à ce titre.

Qualité à agir (au regard de la transmission des droits invoqués)

21. Les défendeurs estiment que les demanderesses n’ont pas qualité à agir faute de prouver, selon eux, avoir hérité des droits qu’elles invoquent ; ils estiment au demeurant que l’acte de partage finalement communiqué institue un légataire universel en la personne de Mme [E] [X], qui serait donc la titulaire des droits moraux, ainsi que d’une partie des droits patrimoniaux.

22. Les demanderesses répondent que l’auteur, [V] [N], avait pour unique héritier leur père [I] [N] qui, comme l’a attesté le notaire de sa succession par un acte faisant foi jusqu’à inscription de faux, n’a pas institué de légataire de ses droits moraux et patrimoniaux, de sorte que ces droits seraient exercés par elles, ses seules descendantes. Elles ajoutent, sur les droits de paternité et au respect de l’oeuvre, que leur père demeurait « dans un état habituel d’insanité » et n’avait pas pris « la mesure de l’héritage musical » de son père, ce qui serait démontré par les deux attestations de psychiatres précitées, selon lesquelles il souffrait de « troubles obsessionnels du comportement » ainsi que par les extraits de ses journaux intimes, qui seraient incohérents ; que pour cette raison, il faudrait interpréter son testament en faveur de ses descendantes naturelles. Et, sur les droits patrimoniaux, elles soutiennent que le testament ne mentionne pas les droits d’auteur, ni même de leg universel en réalité, et que Mme [X] elle-même ne s’estime pas titulaire des droits.

« exploitation mondiale »

23. Mmes [S] font valoir que les demanderesses n’invoquent que les lois françaises sur le droit d’auteur, sans « apporter, pays par pays, la preuve du caractère litigieux des ressemblances constatées », de sorte que seules les recettes françaises pourraient être prises en compte ; outre que dans un certain nombre de territoire, les droits auraient expiré.

Procédure abusive

24. Mmes [S] estiment enfin l’action abusive, au regard de la réputation d'[D] [M], et de la recherche « patente » d’un avantage financier.

MOTIVATION

I . Demande en rejet des conclusions

25. S’agissant des conclusions signifiées le 5 octobre, aucun motif ne permet de les écarter, le juge de la mise en état ayant laissé aux parties jusqu’au 6 inclus par son message disant « pas de conclusions d’incident après le 6 octobre ».

26. Les seules conclusions litigieuses signifiées après le 6 octobre sont celles de la société Beuscher, le 11 octobre. Leur seule modification par rapport aux conclusions antérieures tient à la précision que les droits patrimoniaux sont des biens meubles et qu’ainsi ils ont pu être dévolus à Mme [X], légataire universelle de [I] [N]. Outre que cette précision relève d’un rappel juridique évident à propos des faits déjà dans le débat (un bien est soit meuble, soit immeuble, et à l’évidence les droits d’auteur ne sont pas immeubles), les demanderesses ont, en toute hypothèse, pu y répondre, une note en délibéré accompagnée de l’acte de partage ayant été admise précisément pour clarifier la situation successorale. Il n’y a donc pas lieu d’écarter ces conclusions du 11 octobre 2022.

27. Enfin, la pièce no10 communiquée par Mmes [S] le 13 octobre 2022 n’est pas visée dans leurs conclusions, ce qui limite beaucoup son utilité pour l’incident ; par ailleurs, les demanderesses n’exposent pas en quoi cette pièce, qui ne consiste que dans l’impression d’une page Wikipedia sur la durée de protection des droits d’auteur dans le monde, nécessitait pour elles une réponse, ni, à supposer que ce fût le cas, en quoi elles n’auraient pu apporter cette réponse par une modification marginale de leurs conclusions dans les quelques jours précédant l’audience du 20 octobre 2022, modification qui aurait pu être autorisée si elle avait été expliquée. Il n’y a donc pas lieu d’écarter cette pièce.

II . Prescription

Point de départ de la prescription

28. Depuis le 19 juin 2008, en application de l’article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

29. Avant 2008, et depuis 1985, les actions en responsabilité civile extracontractuelles se prescrivaient par 10 ans à compter de la manifestation du dommage (ancien article 2270-1). Jusqu’en 1985, ces actions relevaient de la prescription trentenaire de droit commun. L’article 2222, 2e alinéa, dispose qu’en cas de réduction de la durée du délai de prescription ou du délai de forclusion, ce nouveau délai court à compter du jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure.

30. Mmes [N] exercent une action indemnitaire, c’est-à-dire une action personnelle (et mobilière), du fait de la création puis de l’exploitation de la chanson La Vie en rose qui porteraient atteinte aux droits patrimoniaux et moraux de l’auteur de l’oeuvre Les Hommes ne sont pas sérieux.

31. Par définition, chaque fait générateur de responsabilité suffit à faire naitre une action indemnitaire ; le demandeur est libre d’agir en réparation au titre de tout ou partie de ces faits, et son action peut être accueillie pour certains, rejetée pour d’autres ; chaque évènement dommageable doit donc être appréhendé distinctement, ce dont il résulte évidemment que chacun donne lieu à sa propre prescription, même quand il en existe plusieurs, et rien ne justifie, juridiquement, de regrouper artificiellement l’ensemble des faits litigieux en un ensemble unique qui serait régi par une prescription commune. Ainsi, les arguments des parties selon lesquels la prescription de l’ensemble des faits de contrefaçon invoqués aurait commencé à courir uniformément, soit dès 1946 alors que certains faits d’exploitation ont été commis ultérieurement, soit seulement à la cessation de tout fait litigieux alors que certains ont été commis auparavant, relèvent d’une erreur d’analyse, ce que révèle au demeurant les conséquences extrêmes qu’ils auraient au cas présent.

32. La prescription a donc commencé à courir, pour chaque fait dommageable pris individuellement, à compter du jour où le titulaire du droit d’auteur a connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant d’exercer chaque action.

33. À cet égard, il est constant qu’en 1959, au plus tard, [V] [N] connaissant la chanson La Vie en rose. Et, au regard de la célébrité quasi-immédiate de cette chanson, dès ses premières années d’exploitation, il est manifeste que [V] [N], même « isolé » et « à la campagne », en avait eu connaissance avant 1950. Le décès du titulaire de l’action est indifférent et la prescription a continué à courir pour les faits antérieurs à ce décès. Pour les faits postérieurs, son fils [I] connaissait lui-même manifestement la poursuite de l’exploitation de La Vie en rose, au regard de la notoriété exceptionnelle de cette chanson, et savait, ou à tout le moins aurait dû savoir, qu’il avait hérité des droits sur la chanson Les hommes ne sont pas sérieux, qui figure notamment au répertoire de [V] [N] à la Sacem. La prescription de l’action du chef des faits ultérieurs d’exploitation de l’oeuvre a donc commencé à courir dès leur commission.

34. Il faut alors rechercher si, comme l’allèguent les demanderesses, la prescription a été suspendue ou interrompue, pour tout ou partie des faits litigieux.

Interruption ou suspension

35. L’article 2234 du code civil, depuis 2008, prévoit que la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure ; l’article 2235, qu’elle ne court pas ou est suspendue contre les mineurs non émancipés et les majeurs en tutelle.

36. Il est constant que [I] [N], héritier de [V], n’a jamais été sous tutelle. Le fait qu’il fût bipolaire, à le supposer établi, n’est assurément pas en soi une force majeure, ni une cause d’impossibilité absolue d’agir. Les deux attestations de psychiatres produites sont illisibles, mais les phrases qu’en ont extraites les demanderesses sont en toute hypothèse trop vagues (« impossibilité de vivre une vie normale »), ou révèlent un degré de trouble largement inférieur à ce qui pourrait permettre de présumer une incapacité d’apprécier son droit d’agir en justice (des « troubles obsessionnels du comportement » n’ont a priori aucune incidence sur la capacité de raisonnement). Il en va de même des « journaux intimes » invoqués par les demanderesses, qui ne font que décrire les préoccupations quotidiennes de leur père, certes prosaïques et révélant parfois un état d’esprit intranquille, mais qui sont très loin de prouver une altération de sa capacité d’agir, sauf à qualifier de folie la moindre déviance par rapport à la norme comportementale, et revenir à une conception de la notion relevant davantage du contrôle social que de la protection des individus.

37. Aucune interruption ni suspension n’est alléguée après le décès de [I] [N] en 2020.

38. Ainsi, l’action en responsabilité, dont les demanderesses exposent que leur père [I] [N] était titulaire jusqu’en 2020, n’a connu aucune suspension, ni au demeurant aucune interruption, dans les 5 années précédant l’introduction de l’instance, c’est-à-dire le 5 novembre 2021 à l’égard de l’éditeur, et les 15 et 17 mars 2022 à l’égard respectivement des ayants droits de l’autrice des paroles et du compositeur de La Vie en rose. Par suite, l’action du chef des faits survenus plus de cinq ans avant ces dates est prescrite. Les parties retiennent toutefois unanimement la date du 7 décembre 2021 pour déterminer ce délai de cinq ans à l’égard de toutes, ce qui doit donc être retenu.

39. L’application du droit français a donc pour effet de déclarer prescrites les demandes en ce qu’elles portent sur des faits commis avant le 7 décembre 2016, mais à admettre l’action pour les faits postérieurs.

Conformité de la solution à la Convention européenne des droits de l’Homme

40. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales prévoit que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement, et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi.

41. Appliquant ces dispositions, la Cour européenne des droits de l’Homme a rappelé que les délais légaux de prescription, qui figuraient parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal, avaient plusieurs finalités importantes, à savoir « garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives et peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des évènements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (CEDH, Sanofi pasteur c. France, 13 février 2020, 25137/16, § 50, et jurisprudence citée).

42. Elle a également « souligné à plusieurs reprises que le principe de sécurité juridique, qui tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice, constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit » (même arrêt, § 52, et jurisprudence citée).

43. Il en résulte que lorsqu’une personne agit en justice longtemps après l’évènement fondant sa demande, « un droit qu’une personne tire de la Convention se trouve confronté à un droit qu’une autre personne tire également de la Convention : le droit à la sécurité juridique [du défendeur] d’un côté, et le droit à un tribunal [du demandeur] de l’autre. » Elle en a conclu, dans une affaire d’atteinte à l’intégrité physique, où la difficulté d’estimer le préjudice est particulière, que « dans un tel cas de figure, la mise en balance des intérêts contradictoires des uns et des autres est difficile à faire, ce qui plaide en faveur de la reconnaissance d’une marge d’appréciation importante au bénéfice de l’État » (même arrêt, §§ 56-57).

44. La confrontation du droit à un tribunal et du droit à la sécurité juridique résultant de l’inaction du titulaire d’un droit antérieur est parfois résolue par la loi en faveur du titulaire du droit postérieur au-delà d’un certain délai, et à certaines conditions : ainsi de la prescription acquisitive en matière immobilière, ou de la forclusion par tolérance en droit des marques. Toutefois, le législateur peut également ne pas prévoir un tel mécanisme, comme en droit d’auteur, et choisir ainsi de privilégier sans exception le droit antérieur, ce qui n’excède pas en principe sa marge d’appréciation. Mais cela crée le risque d’un bouleversement majeur d’une situation apparemment incontestable. En l’absence d’un équilibre prévu ex ante par la loi, les juridictions doivent alors apprécier si, dans le cas particulier qui leur est soumis, la mise en oeuvre de ces dispositions ne porte pas au droit du défendeur à la sécurité juridique une atteinte disproportionnée, excédant la marge d’appréciation de l’État, au regard du droit du demandeur à un tribunal.

45. La sécurité juridique du défendeur est affectée, en premier lieu, lorsque par une demande très tardive on lui réclame davantage que si la demande avait été formée plus tôt. Toutefois, au cas présent, il n’est pas allégué que l’exploitation soit nettement plus importante aujourd’hui que par le passé, de sorte que, le droit français limitant à 5 ans seulement la période qui peut être remise en cause, comme il a été démontré ci-dessus (en particulier points 31, 32 et 39), la demande ne porte pas aujourd’hui sur une période plus longue ni sensiblement plus active que si elle avait été formée auparavant, donc ne concerne pas un préjudice plus élevé ; autrement formulé, le caractère tardif de la demande n’augmente pas ici ce qui est demandé au défendeur et ne porte donc pas atteinte à sa sécurité juridique sur ce point.

46. En deuxième lieu, l’atteinte à la sécurité juridique est d’autant plus grave que la situation remise en cause est stable depuis longtemps, et que rien ne permettait d’en douter. Ainsi, une personne exploitant une oeuvre de façon continue et notoire, pendant des décennies, acquiert progressivement la certitude que cette exploitation est légitime et ne porte atteinte à aucun droit antérieur, et ce d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, cette oeuvre jouit d’une célébrité exceptionnelle.

47. En troisième lieu, la demande tardive porte une atteinte au droit du défendeur lorsqu’elle est plus difficile à contrer au regard de l’ancienneté des faits et de la difficulté de rassembler les preuves utiles. À cet égard, la défense dans un litige relatif à une atteinte au droit d’auteur repose sur la remise en cause de la protection elle-même (l’objet invoqué ne serait pas une oeuvre éligible à la protection), ou sur la réfutation de l’atteinte à cette protection, ce qui peut reposer partiellement dans les deux cas sur les conditions de création des deux oeuvres en cause, et leur examen au regard de leur contexte. 75 ans après la création de l’oeuvre postérieure, et 97 ans après la création de l’oeuvre antérieure, les preuves du contexte de création de chacune sont évidemment difficilement accessibles, notamment parce qu’aucun des créateurs n’est encore en vie, ni aucun témoin direct, et qu’un certain nombre de preuves matérielles ont disparu.

48. Réciproquement, le demandeur au cas présent s’est sciemment abstenu d’agir pendant plus de 70 ans, sans que l’exploitation litigieuse de l’oeuvre seconde (donc le préjudice subi), ait été sensiblement fluctuante, ou même croissante. Or le désintérêt du titulaire des droits n’est pas un argument en faveur du retard de l’action, et l’état psychologique de [I] [N] ne caractérise ici aucun obstacle réel à une action en justice (cf ci-dessus points 33 et 36). Le fait que Mmes [N] elles-mêmes n’aient été investies du droit d’auteur qu’à compter de 2020 est évidemment sans incidence sur la prise en compte de la façon dont ce droit a été exercé par leurs prédécesseurs. Aucun motif légitime n’explique donc le retard de l’action, ce qui amène à apprécier de façon plus sévère le droit d’accès à un tribunal du demandeur au cas présent. Enfin, le droit d’auteur est certes un droit de propriété comme le soulignent les demanderesses, mais tel est le cas de tout droit de créance ; il ne peut en être déduit que son titulaire serait par principe plus légitime à remettre en cause la sécurité juridique d’autrui ; contrairement, par exemple, au cas des atteintes à l’intégrité physique, dont la Cour européenne a souligné dans l’affaire précitée que la fluctuation dans le temps rendait nettement plus difficile de savoir quand former la demande (Sanofi Pasteur c. France, 13 février 2020, 25137/16, §§ 53 et suivants).

49. Les défendeurs au présent litige se trouvent donc soumis à une remise en cause brutale d’une situation dont l’ancienneté est exceptionnelle et que tout permettait de croire absolument stable ; et font face à une difficulté probatoire plus importante que si l’action avait été engagée dans les premières décennies suivant la publication de La Vie en rose ; tandis que corrélativement le demandeur a lui-même négligé son droit d’accès à un tribunal. Ainsi, les droits en présence, dont la balance est au demeurant nettement plus aisée à apprécier que dans le cas qui était soumis à la Cour européenne dans l’affaire précitée, non seulement sont déséquilibrés, mais le sont dans une mesure très importante, qui n’est pas justifiable, même au regard de l’importante marge d’appréciation dont dispose l’État en cette matière.

50. Il en résulte que la France violerait la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme en autorisant l’action de Mmes [N], même limitée aux 5 dernières années ; il est alors nécessaire, pour respecter la Convention, qui est un engagement international de la France, d’écarter l’application de la loi nationale au cas présent ; et il faut, par conséquent, les déclarer irrecevables en toutes leurs demandes.

III . Dispositions finales

Abus

51. Le droit d’agir en justice dégénère en abus constitutif d’une faute au sens de l’article 1240 du code civil lorsqu’il est exercé en connaissance de l’absence totale de mérite de l’action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant le défendeur à se défendre contre une action que rien ne justifie sinon la volonté d’obtenir ce que l’on sait indu, une intention de nuire, ou une indifférence totale aux conséquences de sa légèreté.

52. Mmes [N], se découvrant héritières d’un droit qu’elles ont estimé enfreint de façon massive, ont certes été plus attentives à la valeur qu’elles pourraient en tirer qu’aux raisons éventuelles de ne pas l’invoquer ; elles ont en cela manqué de prudence. Ce manque de prudence n’est toutefois pas si grave qu’il soit fautif en lui-même, et il est loin de suffire à démontrer qu’elles auraient agi en sachant leur action irrecevable, ou dans l’intention de nuire (étant rappelé qu’une motivation financière n’est pas en soi une intention de nuire). Au contraire, la solution retenue est une exception à l’application du droit national, que les demanderesses, même assistées d’un professionnel du droit, pouvaient légitimement ne pas tenir pour évidente. Elles n’ont donc commis aucun abus.

Dépens

53. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

54. Mmes [N], qui perdent le procès, doivent être tenues aux dépens, et indemniser les défendeurs des frais qu’ils ont dû exposer à cette occasion, que l’équité permet de fixer aux montants indiqués au dispositif.

Exécution provisoire

55. Enfin, rien ne justifie ici d’écarter l’exécution provisoire, qui est de droit.

PAR CES MOTIFS

Le juge de la mise en état :

Déclare irrecevables Mmes [A] et [L] [N] en l’ensemble de leurs demandes ;

Rejette la demande reconventionnelle pour abus de Mmes [S] ;

Condamne Mmes [N] aux dépens ainsi qu’à payer, au titre de l’article 700 du code de procédure civile :
- 4 000 euros à la société édition Beuscher arpège
- 4 000 euros à Mme [P] et M. [H] [K]
- 2 500 euros à Mmes [C] et [J] [S].

Faite et rendue à Paris le 03 Février 2023

Le Greffier Le Juge de la mise en état
Quentin CURABET Arthur COURILLON-HAVY

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
  2. Code civil
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Tribunal judiciaire de Paris, 3 février 2023, 21/14105