CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE AL-ADSANI c. ROYAUME-UNI, 21 novembre 2001, 35763/97

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Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE AL-ADSANI c. ROYAUME-UNI

(Requête no 35763/97)

ARRÊT

STRASBOURG

21 novembre 2001


En l'affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M.L. Wildhaber, président,
MmeE. Palm,
MM.C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
L. Ferrari Bravo,
Gaukur Jörundsson,
L. Caflisch,
L. Loucaides,
I. Cabral Barreto,
K. Jungwiert,
SirNicolas Bratza,
M.B. Zupančič,
MmeN. Vajić,
M.M. Pellonpää,
MmeM. Tsatsa-Nikolovska,
MM.E. Levits,
A. Kovler,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 novembre 2000, 4 juillet et 10 octobre 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35763/97) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont M. Sulaiman Al-Adsani (« le requérant »), qui a la double nationalité britannique et koweïtienne, avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme le 3 avril 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant, qui avait été admis au bénéfice de l'aide judiciaire, était représenté par M. G. Bindman, avocat exerçant à Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») était représenté par son agent.

3.  Le requérant alléguait que, en accordant à l'Etat koweïtien l'immunité de poursuite, les cours et tribunaux anglais avaient manqué à reconnaître à l'intéressé le droit de ne pas être soumis à la torture et lui avaient dénié l'accès à un tribunal, au mépris des articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

5.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 19 octobre 1999, la chambre s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

6.  Le 1er mars 2000, après une audience qui s'était tenue le 9 février 2000 sur la recevabilité et le fond (article 54 § 4 du règlement), la Grande Chambre a déclaré la requête recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe].

7.  Le requérant et le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond. Le 13 septembre 2000, la Grande Chambre a décidé, à titre exceptionnel, de tenir une nouvelle audience sur le fond, à la demande du Gouvernement.

8.  La seconde audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 15 novembre 2000 (article 59 § 2 du règlement), coinjointement à celle dans l'affaire Fogarty ([GC], no 37112/97, CEDH 2001-XI).

Ont alors comparu :

–  pour le Gouvernement
MmeJ. Foakes, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth,agent,
MM.D. Lloyd Jones QC,
D. Anderson QC,conseils ;

–  pour le requérant
MM. J. McDonald QC,
O. Davies QC,conseils,
G. Bindman,
MmeJ. Kemish, conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. McDonald et M. Lloyd Jones.


EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A.  Les mauvais traitements allégués

9.  Le requérant formule les allégations suivantes à propos des événements qui se trouvent à l'origine du litige dont il a saisi les cours et tribunaux anglais. Le Gouvernement déclare ne pas être en mesure de se prononcer sur l'exactitude de ces griefs.

10.  Le requérant, pilote de profession, retourna au Koweït en 1991 pour prêter main-forte à la défense contre l'Irak. Au cours de la guerre du Golfe, il servit dans l'armée de l'air koweïtienne et, après l'invasion irakienne, demeura au Koweït dans le mouvement de résistance. A cette période, il vint à avoir en sa possession des cassettes vidéo à caractère sexuel qui impliquaient le cheikh Jaber Al-Sabah Al-Saoud Al-Sabah (« le cheikh »), apparenté à l'émir du Koweït et qui passe pour avoir une position influente au Koweït. D'une manière ou d'une autre, ces cassettes furent mises largement en circulation, ce dont le cheikh tint le requérant pour responsable.

11.  Une fois les forces armées irakiennes repoussées hors du Koweït, vers le 2 mai 1991, le cheikh et deux autres personnes s'introduisirent au domicile du requérant, frappèrent l'intéressé et le conduisirent sous la menace d'un revolver dans une jeep officielle à la maison d'arrêt de la sécurité koweïtienne. Le requérant y fut abusivement emprisonné plusieurs jours au cours desquels des gardiens le rouèrent de coups à maintes reprises. Il fut relâché le 5 mai 1991, après avoir été contraint de signer de faux aveux.

12.  Vers le 7 mai 1991, le cheikh conduisit le requérant, sous la menace d'un revolver, dans une voiture officielle au palais du frère de l'émir du Koweït. L'on plongea d'abord la tête du requérant plusieurs fois dans l'eau d'une piscine où flottaient des corps, puis on le traîna dans une petite pièce où le cheikh mit le feu à des matelas imbibés d'essence ; le requérant fut grièvement brûlé.


13.  Le requérant fut d'abord soigné dans un hôpital koweïtien puis, le 17 mai 1991, rentra en Angleterre ; il passa six semaines à l'hôpital où il fut traité pour des brûlures sur 25 % du corps. Il accusa aussi un choc psychologique et l'on diagnostiqua une forme sévère de tension post-traumatique qu'accentuait le fait que, à son retour en Angleterre, il avait reçu des menaces visant à le dissuader d'engager une action ou d'ébruiter les épreuves qu'il avait traversées.

B.  L'action civile

14.  Le 29 août 1992, le requérant assigna en Angleterre le cheikh et l'Etat du Koweït en dommages-intérêts pour atteinte à son intégrité physique et mentale causée par les tortures qu'il avait subies au Koweït en mai 1991 et les menaces qui avaient pesé sur sa vie et son bien-être après son retour au Royaume-Uni le 17 mai 1991. Le 15 décembre 1992, un jugement par défaut fut rendu contre le cheikh.

15.  La procédure fut réengagée à la suite d'un amendement faisant figurer comme défendeurs deux particuliers nommément désignés. Le 8 juillet 1993, un juge suppléant de la High Court, statuant de manière non contradictoire, autorisa le requérant à faire notifier l'instance aux particuliers défendeurs. Cette décision fut confirmée en chambre du conseil le 2 août 1993. L'intéressé ne fut par contre pas autorisé à faire notifier l'acte d'assignation à l'Etat koweïtien.

16.  Le requérant réitéra sa demande devant la Cour d'appel, qui l'examina de manière non contradictoire le 21 janvier 1994. L'arrêt fut rendu le même jour.

Se fondant sur les allégations du requérant, la cour dit que les événements survenus au Koweït engageaient la responsabilité de l'Etat pour trois raisons : d'abord, le requérant avait été conduit à une prison de l'Etat ; en deuxième lieu, un véhicule officiel avait été utilisé les 2 et 7 mai 1991 ; et, troisièmement, pendant sa détention l'intéressé avait été maltraité par des agents de l'Etat. La cour estima que le requérant avait établi de manière défendable, en s'appuyant sur des principes de droit international, que le Koweït ne devait pas bénéficier de l'immunité en vertu de l'article 1 § 1 de la loi de 1978 sur l'immunité des Etats (« la loi de 1978 » ; paragraphe 21 ci-dessous) pour des actes de torture. En outre, des pièces d'ordre médical indiquaient que le requérant avait subi un préjudice (tension post-traumatique) alors qu'il se trouvait au Royaume-Uni. Dès lors, les conditions de l'article 11 § 1 f) du règlement de la Cour suprême se trouvaient remplies (paragraphe 20 ci-dessous) et il y avait lieu d'accorder l'autorisation de notifier l'acte d'assignation à l'Etat koweïtien.


17.  Lorsqu'il reçut l'assignation, le gouvernement koweïtien sollicita la radiation de l'affaire du rôle. La High Court procéda à un examen contradictoire de cette demande le 15 mars 1995. Par un arrêt rendu le même jour, elle dit qu'il appartenait au requérant de démontrer selon le critère de la plus forte probabilité que l'Etat du Koweït ne pouvait prétendre à l'immunité en vertu de la loi de 1978. Elle était disposée à admettre à titre provisoire que l'Etat était responsable du fait d'autrui pour une conduite qui serait qualifiée de torture en droit international. Cependant, celui-ci pouvait uniquement servir à interpréter les lacunes ou les ambiguïtés d'une loi, et lorsque ses termes étaient clairs, la loi devait primer le droit international. La loi de 1978 accordait en termes clairs l'immunité aux Etats souverains à raison des actes commis en dehors du for et, en prévoyant expressément des exceptions, elle excluait les exceptions implicites par voie d'interprétation. Partant, l'article 1 § 1 de la loi de 1978 ne permettait pas d'exception implicite pour les actes de torture. Par ailleurs, après avoir appliqué le critère de la plus forte probabilité, la cour n'avait pas la conviction que l'Etat koweïtien fût responsable des menaces qui avaient été adressées au requérant après le 17 mai 1991. L'exception prévue par l'article 5 de la loi de 1978 ne trouvait dès lors pas à s'appliquer. Il y avait en conséquence lieu de rayer du rôle l'action dirigée contre cet Etat.

18.  Le requérant forma un recours, que la Cour d'appel examina le 12 mars 1996. Elle estima que le requérant n'avait pas établi selon le critère de la plus forte probabilité que l'Etat koweïtien fût responsable des menaces proférées au Royaume-Uni. Il importait donc de rechercher si l'immunité de l'Etat s'appliquait aux événements qui se seraient produits au Koweït. Lord Justice Stuart-Smith, qui se prononça en défaveur du requérant, releva ceci :

« La juridiction des cours et tribunaux anglais en ce qui concerne les Etats étrangers est régie par la loi de 1978 sur l'immunité des Etats. L'article 1 § 1 dispose :

« Un Etat jouit de l'immunité de juridiction devant les cours et tribunaux du Royaume-Uni sauf dans les cas visés aux dispositions suivantes de la présente partie de la loi. (...) »

(...) La seule exception pertinente ici est celle envisagée à l'article 5, lequel énonce :

« Un Etat ne jouit pas de l'immunité de poursuite en cas de :

a)  mort ou dommages corporels (...)

causés par un acte ou une omission s'étant produits au Royaume-Uni. »

Les événements survenus au Koweït ne relèvent manifestement pas de l'exception prévue à l'article 5 et, en termes exprès, l'article 1 accorde l'immunité au premier défendeur. Le [conseil] du demandeur n'en prétend pas moins, dans un argument dont il admet la hardiesse, qu'il faut interpréter cet article en en déduisant par implication que l'Etat ne bénéficie de l'immunité que s'il agit dans le respect du droit des gens. De sorte que cet article devrait se comprendre ainsi : « Un Etat agissant dans le respect du droit des gens jouit de l'immunité de juridiction sauf dans les cas (...) »

(...) Selon cet argument (...) le droit international contre la torture est si fondamental qu'il s'agit d'un jus cogens, ou droit impératif, qui l'emporte sur tous les autres principes de droit international, y compris les principes bien établis de l'immunité souveraine. Aucun précédent n'est cité à l'appui de cette thèse. (...) En common law, un Etat souverain ne pourrait en aucun cas être poursuivi contre son gré devant les juridictions de notre pays. Par les exceptions qu'elle énonce, la loi de 1978 fait d'importants accrocs à ce principe. Il me paraît inconcevable que le rédacteur, sans aucun doute au fait des divers accords internationaux sur la torture, ait voulu que l'article 1 soit susceptible d'une dérogation impérative.

D'ailleurs, aux Etats-Unis la jurisprudence au plus haut niveau va totalement à l'encontre de la thèse de [l'avocat du requérant]. [Lord Justice Stuart-Smith s'est référé aux arrêts de juridictions américaines, Argentine Republic v. Amerada Hess Shipping Corporation et Siderman de Blake v. Republic of Argentina, cités au paragraphe 23 ci-dessous, dans lesquels la cour a rejeté l'argument selon lequel il existait une exception implicite au principe de l'immunité des Etats dans le cas où l'Etat agit au mépris du droit des gens.] (...) [L'avocat du requérant] soutient que nous ne devrions pas suivre les arrêts fort convaincants des juridictions américaines. Je marque mon désaccord.

(...) Il suffit d'un moment de réflexion pour voir que la thèse du demandeur aurait dans la pratique des conséquences extrêmes. Les cours et tribunaux britanniques sont ouverts à tous ceux, citoyens britanniques ou non, qui demandent leur aide. Un grand nombre de personnes arrivent dans notre pays chaque année pour y chercher refuge et asile, et maintes d'entre elles allèguent avoir été torturées dans le pays d'où elles viennent. Certaines de ces plaintes sont sûrement justifiées, d'autres suscitent davantage de doutes. Ceux actuellement chargés de déterminer si les demandeurs sont d'authentiques réfugiés ont une tâche assez difficile, mais du moins connaissent-ils en grande partie le contexte et les circonstances dans lesquels se situe la plainte. Un tribunal ne se trouverait pas dans la même position. Les Etats étrangers ne se soumettront probablement pas à la juridiction d'une cour ou d'un tribunal britanniques, faute de quoi la cour ou le tribunal n'aura aucun moyen d'éprouver le bien-fondé de la plainte ou de statuer en toute justice. (...) »

Les deux autres membres de la Cour d'appel, Lord Justice Ward et le juge Buckley, déboutèrent eux aussi le requérant. Lord Justice Ward a fait l'observation que voici : « il se peut qu'aucun organe international (autre que celui du locus delicti vers lequel il sera compréhensible qu'une victime d'actes de torture hésite à se tourner) ne puisse accorder une réparation au civil contre ce délit effroyable dans le cas où il serait établi. »

19.  Le 27 novembre 1996, la Chambre des lords refusa à l'intéressé l'autorisation de la saisir. Il tenta en vain d'obtenir une réparation des autorités koweïtiennes par la voie diplomatique.


II.  TEXTES JURIDIQUES PERTINENTS

A.  Compétence des cours et tribunaux anglais en matière civile

20.  Aucun principe de droit anglais n'exige qu'un plaignant réside au Royaume-Uni ou soit ressortissant britannique pour que les cours et tribunaux anglais puissent se déclarer compétents pour connaître d'actes dommageables commis à l'étranger. En vertu des dispositions en vigueur à l'époque où le requérant engagea son action, l'assignation pouvait être notifiée en dehors du territoire de l'Etat du for moyennant autorisation du tribunal dans les cas où l'action entrait dans l'une ou plusieurs des catégories énoncées à l'article 11 § 1 du règlement de la Cour suprême. Aux fins de la présente affaire, seul le paragraphe 1 f) est à considérer :

« (...) dans le cas d'une action engagée sur acte d'assignation, il est possible de notifier celui-ci en dehors du for moyennant l'autorisation du tribunal si

(...)

f)  l'action tire son origine d'un délit civil et le dommage a été subi, ou résulte d'un acte commis, dans le for (...) »

B.  La loi de 1978 sur l'immunité des Etats

21.  Dans ses passages pertinents, la loi de 1978 sur l'immunité des Etats dispose :

« 1. 1)  Un Etat jouit de l'immunité de juridiction devant les cours et tribunaux du Royaume-Uni sauf dans les cas visés aux dispositions suivantes de la présente partie de la loi. (...)

5.  Un Etat ne jouit pas de l'immunité de poursuite en cas de :

a)  mort ou dommages corporels

(...)

causés par un acte ou une omission s'étant produits au Royaume-Uni (...) »

C.  La Convention de Bâle

22.  La disposition précitée (l'article 5 de la loi de 1978) a été adoptée pour mettre en œuvre la Convention européenne de 1972 sur l'immunité des Etats (« la Convention de Bâle »), un instrument du Conseil de l'Europe entré en vigueur le 11 juin 1976, une fois que trois Etats l'eurent ratifié. A ce jour, huit Etats (l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, Chypre, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse) l'ont ratifié et un autre (le Portugal) l'a signé. L'article 11 est ainsi libellé :

« Un Etat contractant ne peut invoquer l'immunité de juridiction devant un tribunal d'un autre Etat contractant lorsque la procédure a trait à la réparation d'un préjudice corporel ou matériel résultant d'un fait survenu sur le territoire de l'Etat du for et que l'auteur du dommage y était présent au moment où ce fait est survenu. »

L'article 15 de la Convention de Bâle prévoit qu'un Etat contractant bénéficie de l'immunité si la procédure ne relève pas des exceptions ci-dessus énoncées.

D.  Immunité des Etats en cas d'action civile pour actes de torture

23.  Dans son rapport de 1999 sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, le groupe de travail de la Commission du droit international (« CDI ») a constaté qu'au cours des dix années précédentes un certain nombre d'actions au civil avaient été intentées devant des tribunaux nationaux, en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, contre des gouvernements étrangers, pour actes de torture commis non pas sur le territoire de l'Etat du for mais sur le territoire du défendeur et d'autres Etats. Le groupe de travail de la CDI a observé que dans certaines affaires les tribunaux nationaux avaient accueilli avec bienveillance la thèse des requérants selon laquelle les Etats n'étaient pas habilités à invoquer l'immunité dans les cas où il y avait eu violation de normes en matière de droits de l'homme ayant le caractère de jus cogens, mais que, dans la plupart des affaires, il avait été fait droit à la thèse de l'immunité souveraine. A ce propos, le groupe de travail a cité les affaires suivantes : (Royaume-Uni) Al-Adsani v. Government of Kuwait 100 International Law Reports 465, p. 471; (Nouvelle-Zélande) Controller and Auditor General v. Sir Ronald Davidson [1996] 2 New Zealand Law Reports 278, notamment p. 290 (per Cooke P.); (Etats-Unis) l'opinion dissidente du juge Wald dans Princz v. Federal Republic of Germany 26 F. 3d 1166 (D.C.C. 1994), pp. 1176-1185 ; Siderman de Blake v. Republic of Argentina 965 F. 2d 699 (9th Cir. 1992) ; Argentine Republic v. Amerada Hess Shipping Corporation 488 US 428 (1989) ; Saudi Arabia v. Nelson 100 International Law reports 544.

24.  Le groupe de travail de la CDI a toutefois relevé que deux faits importants s'étaient produits qui venaient renforcer l'argument selon lequel un Etat ne peut invoquer l'immunité en cas de violation massive des droits de l'homme. L'un d'eux était l'arrêt de la Chambre des lords dans l'affaire ex parte Pinochet (No. 3) (paragraphe 34 ci-dessous). L'autre était l'amendement apporté par les Etats-Unis à la Foreign Sovereign Immunity Act (FSIA) de manière à y incorporer une nouvelle exception à l'immunité. Cette exception, fondée sur l'article 221 de l'Anti-Terrorism and Effective Death Penalty Act de 1996, prévoit que l'immunité ne jouera pas dans le cas où des indemnités pécuniaires sont demandées pour préjudices corporels ou mort causés par un acte de torture, une exécution extrajudiciaire, le sabotage d'un aéronef ou une prise d'otage, à l'encontre d'un Etat désigné par le Secretary of State comme Etat terroriste, si le requérant ou la victime étaient ressortissants des Etats-Unis au moment où le fait s'est produit.

Dans son jugement en l'affaire Flatow v. the Islamic Republic of Iran and Others (76 F. Supp. 2d 16, 18 (D.D.C. 1999)), la District Court de Columbia a confirmé que les biens d'un Etat étranger bénéficient de l'immunité de saisie ou d'exécution, sauf si l'affaire relève des exceptions prévues par la loi, par exemple si les biens ont servi à des activités commerciales.

E.  L'interdiction de la torture au Koweït et en droit international

25.  Aux termes de l'article 31 de la Constitution koweïtienne, « Nul ne sera soumis à la torture ».

26.  L'article 5 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 dispose :

« Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »

27.  Le passage pertinent de l'article 7 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques est ainsi libellé :

« Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »

28.  En son article 3, la Déclaration des Nations unies de 1975 sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dispose que :

« Aucun Etat ne peut autoriser ou tolérer la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »

29.  La Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée le 10 décembre 1984 (« la Convention des Nations unies »), définit la torture en ces termes :

« Aux fins de la (...) Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s'étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. »

En son article 2, la Convention des Nations unies commande à tout Etat partie de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction et, en son article 4, de veiller à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal.

30.  Dans son jugement en l'affaire Procureur c. Furundzija (10 décembre 1998, affaire no TI-95-17/1-T. (1999) 38 International Legal Materials 317), le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie relève ce qui suit :

« 144.  Il est à noter que l'interdiction de la torture édictée par les traités relatifs aux droits de l'homme consacre un droit absolu auquel il ne peut être dérogé, même en situation de crise (...). Cela tient au fait, comme nous le verrons par la suite, que l'interdiction de la torture est une norme impérative ou jus cogens (...) Cette interdiction est si large que les Etats ne peuvent, sans enfreindre le droit international, expulser, refouler ou extrader une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux portant à croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. (...)

145.  Ces conventions obligent les Etats à interdire et à réprimer le recours à la torture ; elles leur imposent également de s'abstenir de tout recours à la torture par le biais de leurs agents. Dans les conventions relatives aux droits de l'homme qui traitent de la responsabilité des Etats plutôt que de la responsabilité pénale individuelle, la torture est interdite en tant que crime qui doit être puni par application du droit interne ; par ailleurs, tous les Etats parties à ces conventions ont le pouvoir et l'obligation d'enquêter et de poursuivre et de punir les contrevenants. (...)

146.  L'existence de cet ensemble de règles générales et conventionnelles portant prohibition de la torture montre que la communauté internationale, consciente de l'importance qu'il y a à bannir ce phénomène abominable, a décidé d'en supprimer toute manifestation en agissant tant à l'échelon interétatique qu'à celui des individus. Il n'a été laissé aucune échappatoire juridique.

147.  La torture suscite désormais une répulsion universelle. (...) Cette répulsion, tout comme l'importance que les Etats attachent à l'éradication de la torture, a donné lieu à tout un corps de règles conventionnelles et coutumières ayant une place élevée dans le système normatif international (...)

151.  (...) [L']interdiction de la torture impose aux Etats des obligations erga omnes, c'est-à-dire des obligations vis-à-vis de tous les autres membres de la communauté internationale (...)

153.  (...) [L']autre trait majeur du principe interdisant la torture touche à la hiérarchie des règles dans l'ordre normatif international. En raison de l'importance des valeurs qu'il protège, ce principe est devenu une norme impérative ou jus cogens, c'est-à-dire une norme qui se situe dans la hiérarchie internationale à un rang plus élevé que le droit conventionnel et même que les règles du droit coutumier « ordinaire ». La conséquence la plus manifeste en est que les Etats ne peuvent déroger à ce principe par le biais de traités internationaux, de coutumes locales ou spéciales ou même de règles coutumières générales qui n'ont pas la même valeur normative.

154.  Clairement, la valeur de jus cogens de l'interdiction de la torture rend compte de l'idée que celle-ci est désormais l'une des normes les plus fondamentales de la communauté internationale. (...) »

31.  On trouve des déclarations similaires dans les jugements Procureur c. Delacic et autres (16 novembre 1998, affaire no TI-96-21-T, § 454) et Procureur c. Kunarac (22 février 2001, affaire nos TI 96-23-T et TI-96-23/1, § 466).

F.  Compétence du Royaume-Uni en matière pénale en cas d'actes de torture

32.  Le Royaume-Uni a ratifié la Convention des Nations unies qui, en ce qui le concerne, a pris effet le 8 décembre 1988.

33.  En son article 134, la loi de 1988 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1988), entrée en vigueur le 29 septembre 1988, érige la torture, où qu'elle soit commise, en une infraction pénale au regard du droit britannique et pouvant être jugée au Royaume-Uni.

34.  Dans son arrêt du 24 mars 1999 en l'affaire Regina v. Bow Street Metropolitan Stipendiary Magistrate and Others, ex parte Pinochet Ugarte (No. 3), [2000] Appeal Cases 147, la Chambre des lords a dit que l'ancien président du Chili, le sénateur Pinochet, pouvait être extradé vers l'Espagne à raison d'accusations se rapportant à une conduite qui était criminelle au Royaume-Uni à l'époque où elle avait prétendument eu lieu. La majorité des Law Lords ont estimé que des actes de torture commis en dehors du for ne constituaient pas un crime au Royaume-Uni avant l'entrée en vigueur de l'article 134 de la loi de 1988 sur la justice pénale. La majorité a considéré que si la partie II de la loi de 1978 sur l'immunité des Etats accordait à un ancien chef d'Etat l'immunité des poursuites pénales au Royaume-Uni pour des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions officielles, la torture était un crime international prohibé par le jus cogens (principes impératifs de droit international). L'entrée en vigueur de la Convention des Nations unies contre la torture (paragraphe 29 ci-dessus) a donné à tous les Etats contractants la compétence universelle de connaître en matière pénale des actes de torture commis par des agents d'un Etat, et les Etats parties n'entendaient certainement pas que l'immunité dont jouissaient les anciens chefs d'Etat en cas d'actes de torture commis par des agents de l'Etat survive à la ratification de cette convention par les Etats en question. La Chambre des lords (et en particulier Lord Millet, à la page 278) a précisé que ses conclusions quant à l'immunité ratione materiae de poursuites pénales n'affectaient pas l'immunité ratione personae des Etats souverains étrangers en cas d'instances civiles pour actes de torture.


EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

35.  Le requérant affirme qu'au mépris de l'article 3 de la Convention combiné avec les articles 1 et 13 le Royaume-Uni a failli à son obligation de lui reconnaître le droit de ne pas être soumis à la torture.

L'article 3 est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

L'article 1 énonce :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

Aux termes de l'article 13 :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

Selon l'intéressé, si on les interprète correctement, les dispositions précitées combinées commandaient au Royaume-Uni d'aider l'un de ses citoyens à obtenir un recours effectif contre un autre Etat pour actes de torture. Or l'octroi à l'Etat koweïtien de l'immunité de poursuites civiles aurait fait obstacle à cet objectif.

36.  Le Gouvernement soutient que le grief tiré de l'article 3 ne tient pas, ce pour trois motifs. D'abord, les actes de torture auraient été commis en dehors de la juridiction du Royaume-Uni. En deuxième lieu, toute obligation positive découlant des articles 1 et 3 ne concernerait que la prévention de la torture, non l'octroi d'une réparation. Troisièmement, l'octroi de l'immunité au Koweït ne se heurterait aucunement aux obligations du Royaume-Uni au regard de la Convention.

37.  La Cour rappelle que l'engagement des Etats contractants au titre de l'article 1 de la Convention se borne à « reconnaître » (en anglais « to securing ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, pp. 33-34, § 86).


38.  Certes, les articles 1 et 3 combinés font peser sur les Hautes Parties contractantes des obligations positives censées empêcher la torture et d'autres formes de mauvais traitements et assurer une réparation. Ainsi, dans l'arrêt A. c. Royaume-Uni (23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, p. 2699, § 22), la Cour a dit que ces deux dispositions commandent aux Etats de prendre des mesures propres à empêcher que les individus relevant de leur juridiction ne soient soumis à des tortures ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Dans l'arrêt Aksoy c. Turquie (18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2287, § 98), elle a conclu que l'article 13 combiné avec l'article 3 impose aux Etats une obligation de mener une enquête approfondie et effective au sujet des cas de torture et, dans l'arrêt Assenov et autres c. Bulgarie (28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102), elle a considéré que, lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d'autres services comparables de l'Etat, de graves sévices illicites et contraires à l'article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de la Convention de reconnaître « à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans] la (...) Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette obligation ne vaut toutefois que pour les mauvais traitements dont il est prétendu qu'ils ont été commis dans la juridiction de l'Etat.

39.  Dans l'affaire Soering précitée, la Cour a admis que l'article 3 trouve à s'appliquer, de manière limitée, en dehors de la juridiction d'un Etat contractant dans la mesure où la décision de celui-ci d'extrader un individu peut engager sa responsabilité au titre de la Convention, lorsqu'il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé, si on le livre à l'Etat requérant, y courra un risque réel d'être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. La Cour a toutefois précisé que dans la mesure où une responsabilité peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c'est celle de l'Etat contractant qui extrade, à raison d'un acte qui a pour résultat direct d'exposer quelqu'un à des mauvais traitements prohibés (op. cit., pp. 35-36, § 91).

40.  Le requérant ne prétend pas que les actes de torture qu'il aurait subis aient été perpétrés dans la juridiction du Royaume-Uni ou que les autorités britanniques aient un lien de causalité avec eux. Dans ces conditions, on ne saurait dire que la Haute Partie contractante était tenue de lui offrir une voie de recours civile pour les tortures que les autorités koweïtiennes lui auraient infligées.

41.  Il n'y a donc pas eu violation de l'article 3 de la Convention en l'occurrence.


II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

42.  Le requérant allègue avoir été privé de l'accès à un tribunal qui aurait statué sur sa plainte contre l'Etat du Koweït ; il y voit une violation de l'article 6 § 1 de la Convention dont la première phrase est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

43.  Le Gouvernement soutient que l'article 6 § 1 ne s'applique pas à la procédure en question et que, quand bien même ce serait le cas, toute ingérence dans le droit d'accès à un tribunal se concilierait avec ses dispositions.

A.  Applicabilité de l'article 6 § 1

1.  Thèses des parties

44.  Le Gouvernement fait valoir que l'article 6 § 1 de la Convention ne trouve pas à s'appliquer en l'espèce, pour plusieurs raisons. Il relève que devant les juridictions internes le requérant n'a nullement allégué que l'Etat du Koweït fût responsable des incidents du 7 mai 1991 au cours desquels l'intéressé fut grièvement brûlé (paragraphe 12 ci-dessus) ; celui-ci n'aurait dès lors pas le loisir de se plaindre devant la Cour d'un déni de l'accès à un tribunal en ce qui concerne les incidents évoqués. En outre, selon lui, l'article 6 ne s'étend pas à des événements survenus en dehors de la juridiction de l'Etat, et comme en l'occurrence le droit international exige l'immunité, les faits échappent à la juridiction des cours et tribunaux nationaux et donc à l'empire de l'article 6. Contrairement à l'affaire Osman (arrêt Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, pp. 3166-3167, § 138), la présente cause aurait trait à un principe exonératoire clair, absolu et cohérent du droit anglais. Si l'on applique le critère Osman, l'affaire sort du champ d'application de l'article 6.

45.  Le requérant admet ne pas avoir allégué lors de l'audience contradictoire en première instance qui s'est tenue le 15 mars 1995 (paragraphe 17 ci-dessus) que l'Etat du Koweït fût responsable des incidents du 7 mai 1991. Il relève toutefois avoir bien précisé devant la Cour d'appel qu'il chercherait à modifier sa déclaration de plainte pour les y ajouter dans le cas où il serait fait échec à la demande d'immunité ; il a le sentiment que dans ces conditions il aurait été autorisé à apporter cet amendement. Quant à l'argument de la juridiction, il observe que la torture est un délit civil en droit anglais et que le Royaume-Uni s'affirme compétent pour connaître des délits civils commis à l'étranger dans certaines circonstances (paragraphe 20 ci-dessus). Les cours et tribunaux internes se sont reconnus compétents pour connaître de ses actions contre des particuliers. Celle dirigée contre l'Etat koweïtien n'a pas échoué en raison de sa nature mais en raison de l'identité du défendeur. L'article 6 § 1 est donc selon lui applicable.

2.  Appréciation de la Cour

46.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l'article 6 § 1 n'assure par lui-même aux « droits et obligations » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l'ordre juridique des Etats contractants, mais ne vaut que pour les contestations (disputes) relatives à des « droits et obligations de caractère civil » que l'on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne (arrêt Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 87, CEDH 2001-V, et les arrêts qui y sont cités).

47.  Qu'une personne ait, au plan interne, une prétention pouvant donner lieu à une action en justice peut dépendre non seulement du contenu matériel, à proprement parler, du droit de caractère civil en cause tel que le définit le droit national, mais encore de l'existence de barrières procédurales (procedural bars) empêchant ou limitant les possibilités de saisir un tribunal de plaintes potentielles. Dans cette dernière catégorie d'affaires, l'article 6 § 1 de la Convention peut trouver à s'appliquer. Certes, les organes de la Convention ne sauraient créer, par voie d'interprétation de l'article 6 § 1, un droit matériel de caractère civil n'ayant aucune base légale dans l'Etat concerné. Toutefois, par exemple, qu'un Etat puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d'actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l'article 6 § 1 – à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge (arrêt Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994, série A no 294-B, pp. 49-50, § 65).

48.  Le requérant avait l'intention d'intenter une action en responsabilité pour dommages à sa personne, cause d'action bien connue en droit anglais. La Cour n'admet pas le moyen de défense du Gouvernement selon lequel la doléance du requérant n'avait pas de base au plan interne puisque si droit matériel il y avait, celui-ci se trouvait éteint par le jeu du principe de l'immunité des Etats. Elle note qu'il n'existe pas d'obstacle in limine à une action dirigée contre un Etat : si l'Etat défendeur choisit de ne pas demander l'immunité, l'action fera l'objet d'un examen puis d'une décision judiciaire. Il faut considérer l'octroi de l'immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit.

49.  La Cour a dès lors la conviction qu'il existait une contestation réelle et sérieuse sur des droits de caractère civil. L'article 6 § 1 trouvait donc à s'appliquer à la procédure dont il s'agit.

B.  Observation de l'article 6 § 1

1.  Thèses des parties

50.  Selon le Gouvernement, la limitation imposée au droit pour le requérant d'avoir accès à un tribunal poursuivait un but légitime et était proportionnée à celui-ci. La loi de 1978 refléterait les dispositions de la Convention de Bâle (paragraphe 22 ci-dessus), qui à son tour exprimerait des principes de droit international public universellement applicables et, comme la Cour d'appel l'a constaté, rien n'indiquerait que le droit international coutumier ait changé à cet égard. On ne saurait interpréter l'article 6 § 1 de la Convention de manière à contraindre un Etat contractant à refuser l'immunité à un Etat non contractant et à se déclarer compétent pour juger les actes de celui-ci. Une telle conclusion irait à l'encontre du droit international et imposerait aux Etats qui ont ratifié à la fois la Convention et la Convention de Bâle des obligations inconciliables.

D'autres modes traditionnels de redressement pour des délits de ce genre, à savoir des démarches diplomatiques ou une requête interétatique, s'offriraient à l'intéressé.

51.  Le requérant soutient que la restriction à son droit d'accès à un tribunal ne poursuivait pas un but légitime et était disproportionnée. Dans l'affaire ex parte Pinochet (No. 3) (paragraphe 34 ci-dessus), la Chambre des lords a admis que l'interdiction de la torture a désormais rang de jus cogens en droit international et que la torture a acquis la qualification de crime international. Dans ces conditions, l'octroi de l'immunité souveraine en matière civile ne reposerait sur aucune base rationnelle dans les cas où l'immunité ne constituerait pas un moyen de défense dans une procédure pénale tirant son origine des mêmes faits.

L'intéressé se plaint de ne disposer d'aucun autre moyen de recours effectif si ce n'est une instance civile contre l'Etat koweïtien. Il aurait tenté d'user de la voie diplomatique, mais le gouvernement britannique aurait refusé de lui prêter assistance et, bien qu'il ait obtenu un jugement par défaut contre le cheikh, cette décision ne pourrait être exécutée car le cheikh n'aurait au Royaume-Uni aucun bien saisissable identifiable.


2.  Appréciation de la Cour

52.  Dans l'affaire Golder, la Cour a dit que les garanties procédurales énoncées à l'article 6 concernant l'équité, la publicité et la célérité seraient dépourvues de sens si le préalable à la jouissance de ces garanties, à savoir l'accès à un tribunal, n'était pas protégé. Elle l'a établi comme élément inhérent aux garanties consacrées à l'article 6 en se référant aux principes de la prééminence du droit et de l'absence d'arbitraire qui sous-tendent la majeure partie de la Convention. L'article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu'un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil (arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A no 18, pp. 13-18, §§ 28-36).

53.  Le droit d'accès aux tribunaux n'est toutefois pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation par l'Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d'une certaine marge d'appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l'accès offert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l'article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 59, CEDH 1999-I).

54.  La Cour doit d'abord rechercher si la limitation poursuivait un but légitime. Elle note à cet égard que l'immunité des Etats souverains est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un Etat ne peut être soumis à la juridiction d'un autre Etat. La Cour estime que l'octroi de l'immunité souveraine à un Etat dans une procédure civile poursuit le but légitime d'observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre Etats grâce au respect de la souveraineté d'un autre Etat.

55.  La Cour doit déterminer ensuite si la restriction était proportionnée au but poursuivi. Elle rappelle que la Convention doit s'interpréter à la lumière des principes énoncés par la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, qui dispose en son article 31 § 3 c) qu'il faut tenir compte de « toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties ». La Convention, y compris son article 6, ne saurait s'interpréter dans le vide. La Cour ne doit pas perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l'homme que revêt la Convention et elle doit tenir compte des principes pertinents du droit international (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Loizidou c. Turquie (fond) du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2231, § 43). La Convention doit autant que faire se peut
s'interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l'octroi de l'immunité aux Etats.

56.  On ne peut dès lors de façon générale considérer comme une restriction disproportionnée au droit d'accès à un tribunal tel que le consacre l'article 6 § 1 des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d'immunité des Etats. De même que le droit d'accès à un tribunal est inhérent à la garantie d'un procès équitable accordée par cet article, de même certaines restrictions à l'accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve un exemple dans les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant de la doctrine de l'immunité des Etats.

57.  La Cour observe que la loi de 1978 que les cours et tribunaux anglais ont appliquée pour accorder l'immunité au Koweït se concilie avec les dispositions pertinentes de la Convention de Bâle de 1972 qui, tout en limitant sur plusieurs points la portée de l'immunité des Etats telle qu'on l'entendait traditionnellement, la maintient pour les actions civiles en réparation des atteintes à l'intégrité de la personne sauf si le dommage est survenu dans l'Etat du for (paragraphe 22 ci-dessus). Le requérant ne conteste pas que la disposition susmentionnée traduise un principe de droit international généralement admis – sauf quand elle a une incidence sur les actions en dommages-intérêts pour torture. Or il fait valoir que son action avait trait à des actes de torture et que l'interdiction de la torture a désormais rang de norme de jus cogens en droit international, laquelle prime le droit des traités et les autres règles du droit international.

58.  Après qu'ils eurent décidé d'accueillir la demande d'immunité du Koweït, les cours et tribunaux internes n'ont jamais eu à examiner les éléments de preuve afférents aux allégations du requérant qui n'ont en conséquence jamais été établies. Aux fins du présent arrêt, la Cour admet néanmoins que les mauvais traitements dont l'intéressé a accusé le Koweït dans son argumentation devant les juridictions internes – coups répétés des gardiens de prison sur une période de plusieurs jours dans le but de lui extorquer des aveux (paragraphe 11 ci-dessus) – peuvent être qualifiés de torture au sens de l'article 3 de la Convention (voir Selmouni c. France [GC], no 25803/94, CEDH 1999-V, et aussi l'arrêt Aksoy précité).

59.  Dans le système de la Convention, il est reconnu depuis longtemps que le droit énoncé à l'article 3 de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. C'est un droit absolu qui ne souffre aucune dérogation en aucune circonstance (voir, par exemple, l'arrêt Aksoy précité, p. 2278, § 62, et les affaires qui y sont mentionnées). Le terme de « torture » marque d'une spéciale infamie, parmi toutes les catégories de mauvais traitements prohibés par l'article 3, des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (ibidem, pp. 2278-2279, § 63 ; voir aussi les affaires citées aux paragraphes 38-39 ci-dessus).

60.  L'importance primordiale que revêt l'interdiction de la torture est de plus en plus reconnue, comme en témoignent d'autres domaines du droit international. Ainsi, la torture est prohibée par l'article 5 de la Déclaration universelle des droits de l'homme et l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En son article 2, la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants commande à tout Etat partie de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction et, en son article 4, de veiller à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal (paragraphes 25-29 ci-dessus). En outre, selon plusieurs décisions de justice, l'interdiction de la torture a désormais valeur de norme impérative, c'est-à-dire de jus cogens. Ainsi, dans son jugement du 10 décembre 1998 en l'affaire Furundzija (paragraphe 30 ci-dessus), le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, en se référant notamment à l'ensemble des règles conventionnelles susmentionné, a dit que « [e]n raison de l'importance des valeurs qu'il protège, ce principe [interdisant la torture] est devenu une norme impérative ou jus cogens, c'est-à-dire une norme qui se situe dans la hiérarchie internationale à un rang plus élevé que le droit conventionnel et même que les règles du droit coutumier « ordinaire » ». On retrouve des déclarations similaires dans d'autres affaires dont ce même tribunal ou des juridictions nationales – parmi lesquelles la Chambre des lords dans l'affaire ex parte Pinochet (No. 3) – ont eu à connaître (paragraphe 34 ci-dessus).

61.  Certes, la Cour admet, sur la foi de ces précédents jurisprudentiels, que l'interdiction de la torture est devenue une règle impérative du droit international ; toutefois la présente affaire ne concerne pas, comme c'était le cas des décisions Furundzija et Pinochet, la responsabilité pénale d'un individu pour des actes de torture qui auraient été commis, mais l'immunité dont l'Etat jouit en cas d'action civile en dommages-intérêts pour des actes de torture qui se sont produits sur son territoire. Nonobstant le caractère particulier que le droit international reconnaît à la prohibition de la torture, la Cour n'aperçoit dans les instruments internationaux, les décisions judiciaires ou les autres documents en sa possession aucun élément solide lui permettant de conclure qu'en droit international un Etat ne jouit plus de l'immunité d'une action civile devant les cours et tribunaux d'un autre Etat devant lesquels sont formulées des allégations de torture. La Cour relève notamment qu'aucun des instruments internationaux primordiaux auxquels elle a fait référence (l'article 5 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et les articles 2 et 4 de la Convention des Nations unies contre la torture) n'a trait à une procédure civile ou à l'immunité des Etats.

62.  Dans son rapport sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens (paragraphes 23-24 ci-dessus), le groupe de travail de la Commission du droit international (« CDI ») a, il est vrai, constaté qu'une tendance était apparue depuis quelques années dans la pratique et la législation des Etats en matière d'immunité : les demandeurs avancent de plus en plus souvent l'argument selon lequel l'immunité devrait être refusée en cas de mort ou de dommages corporels résultant d'actes qu'un Etat aurait commis au mépris de normes en matière de droits de l'homme ayant le caractère de jus cogens, notamment l'interdiction de la torture. Le groupe de travail n'en a pas moins lui-même reconnu que si, dans certaines affaires, les tribunaux nationaux avaient accueilli avec bienveillance la thèse des requérants selon laquelle les Etats n'étaient pas habilités à invoquer l'immunité dans les cas où il y avait violation de pareilles normes, dans la plupart des affaires – dont celles que le requérant a citées dans la procédure interne et devant la Cour – il avait été fait droit à la thèse de l'immunité souveraine.

63.  Le groupe de travail de la CDI a relevé ensuite des faits, postérieurs à ces décisions, qui viennent renforcer l'argument selon lequel un Etat ne peut invoquer l'immunité en cas de violation des droits de l'homme : d'abord, l'exception à l'immunité prévue par les Etats-Unis dans l'amendement à la Foreign Sovereign Immunity Act (FSIA) et que les cours et tribunaux américains avaient appliquée dans deux affaires ; en second lieu, l'arrêt de la Chambre des lords dans l'affaire ex parte Pinochet (No. 3) qui « souligne les limites de l'immunité en cas de violation massive des droits de l'homme par des agents de l'Etat ». La Cour estime cependant que ni l'un ni l'autre de ces faits ne fournissent une base solide permettant de conclure que les Etats ne jouissent plus de l'immunité ratione personae en cas d'action civile pour actes de torture, et encore moins qu'ils n'en jouissaient pas en 1996, époque où la Cour d'appel a rendu son arrêt dans la présente affaire.

64.  En ce qui concerne l'amendement à la FSIA, le fait même qu'il était nécessaire semblerait confirmer la persistance de la règle générale du droit international selon laquelle l'immunité entre en jeu même en cas de plaintes pour actes de torture perpétrés par des agents de l'Etat. En outre, l'amendement est d'une portée limitée : l'Etat contrevenant doit être signalé comme un Etat cautionnant les actes de terrorisme et le plaignant doit être ressortissant des Etats-Unis. L'effet de la FSIA trouve encore une autre limitation en ce que, une fois obtenue une décision de justice, les biens de l'Etat étranger bénéficient de l'immunité de saisie et d'exécution sauf lorsque s'applique l'une des exceptions prévues par la loi (paragraphe 24 ci-dessus).


65.  Quant à l'arrêt ex parte Pinochet (No. 3) (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour relève que la majorité de la Chambre des lords a estimé que, depuis la Convention contre la torture et même avant, l'interdiction internationale frappant les actes de torture commis par des agents d'un Etat avait le caractère d'une norme de jus cogens ou norme impérative et qu'aucun tortionnaire d'aucun Etat partie à la Convention contre la torture ne jouissait de l'immunité de poursuites pénales dans un autre Etat. Cependant, comme le groupe de travail de la CDI l'a lui-même reconnu, cette affaire concernait l'immunité de responsabilité pénale ratione materiae d'un ancien chef d'Etat qui se trouvait à l'époque physiquement au Royaume-Uni. Ainsi que les décisions judiciaires rendues dans cette affaire l'ont bien spécifié, la conclusion de la Chambre des lords n'avait aucune incidence d'aucune sorte sur l'immunité ratione personae dont jouissent les Etats souverains étrangers en cas d'actions civiles pour actes de ce genre (voir, en particulier, l'arrêt rendu par Lord Millet et mentionné au paragraphe 34 ci-dessus). Pour parvenir à sa décision, la Chambre des lords a cité en les approuvant les arrêts de la Cour d'appel précisément dans l'affaire Al-Adsani.

66.  En conséquence, même si elle note que l'importance primordiale de la prohibition de la torture est de plus en plus reconnue, la Cour ne juge pas établi qu'il soit déjà admis en droit international que les Etats ne peuvent prétendre à l'immunité en cas d'actions civiles en dommages-intérêts pour des actes de torture qui auraient été perpétrés en dehors de l'Etat du for. La loi de 1978, qui accorde l'immunité aux Etats en cas d'actions pour atteinte à l'intégrité de la personne sauf si le préjudice a été causé au Royaume-Uni, n'est pas en contradiction avec les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant du principe de l'immunité des Etats.

67.  Dès lors, l'application que les cours et tribunaux anglais ont faite de la loi de 1978 pour accueillir la demande d'immunité formulée par le Koweït ne saurait passer pour une restriction injustifiée au droit d'accès du requérant à un tribunal.

Partant, il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention ;

2.  Dit, par neuf voix contre huit, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 21 novembre 2001.

Luzius Wildhaber                            Président
Paul Mahoney
Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante de M. Zupančič ;

–  opinion concordante de M. Pellonpää, à laquelle Sir Nicolas Bratza déclare se rallier ;

–  opinion dissidente commune à M. Rozakis et M. Caflisch, à laquelle déclarent se rallier M. Wildhaber, M. Costa, M. Cabral Barreto et Mme Vajić ;

–  opinion dissidente de M. Ferrari Bravo ;

–  opinion dissidente de M. Loucaides.

L.W.
P.J.M.


OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE ZUPANČIČ

(Traduction)

Je souscris à l'avis de la majorité dans la présente affaire.

Je cite simplement un autre exemple montrant la justesse de la décision de la majorité, à savoir une comparaison pertinente découlant d'une source récente positive du droit international public.

La Convention des Nations unies contre la torture [Le Koweït a signé la CCT (« avec des réserves [seulement] pour l'article 20 et le paragraphe 1 de l'article 30 de la Convention ») le 8 mars 1996 ; le Royaume-Uni l'a signée le 15 mars 1985 et ratifiée le 8 décembre 1998. Pour de plus amples précisions, voir http://www.un.org/Depts/Treaty] (« la CCT ») énonce en son article 9 :

« 1.  Les Etats parties s'accordent l'entraide judiciaire la plus large possible dans toute procédure pénale relative aux infractions visées à l'article 4 [L'article 4 § 1 de la CCT est ainsi libellé : « Tout Etat veille à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal. Il en est de même de la tentative de pratiquer la torture ou de tout acte commis par n'importe quelle personne qui constitue une complicité ou une participation à l'acte de torture. »], y compris en ce qui concerne la communication de tous les éléments de preuve dont ils disposent et qui sont nécessaires aux fins de la procédure.

2.  Les Etats parties s'acquittent de leurs obligations en vertu du paragraphe 1 du présent article en conformité avec tout traité d'entraide judiciaire qui peut exister entre eux. » [italique mis par nous]

La CCT fait une différence frappante entre les dispositions strictes et obligatoires concernant l'application de la prohibition de la torture, qui a qualification de crime, en droit pénal (matériel et procédural), et la disposition assez tempérée du paragraphe 1 de l'article 9.

L'article 5 est une autre disposition remarquable de la CCT. Il est ainsi libellé :

« 1.  Tout Etat partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions visées à l'article 4 dans les cas suivants :

a)  quand l'infraction a été commise sur tout territoire sous la juridiction dudit Etat ou à bord d'aéronefs ou de navires immatriculés dans cet Etat ;

b)  quand l'auteur présumé de l'infraction est un ressortissant dudit Etat ;


c)  quand la victime est un ressortissant dudit Etat et que ce dernier le juge approprié [C'est l'aspect pénal de la situation en cause dans la présente affaire. La CCT ne fait assurément pas même obligation à l'Etat partie (ici le Royaume-Uni) d'établir la compétence pénale en pareil cas. Elle laisse cette question à son appréciation. Les raisons impérieuses motivant l'exclusion discrétionnaire de la compétence pénale valent a fortiori pour la question de la compétence civile. C'est pourquoi nous avons cité plus haut l'article 9 § 1]. [italique mis par nous]

2.  Tout Etat partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l'auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l'extrade pas conformément à l'article 8 vers l'un des Etats visés au paragraphe 1 du présent article.

3.  La présente Convention n'écarte aucune compétence pénale exercée conformément aux lois nationales. »

L'absence apparente de sévérité de la part de la CCT en ce qui concerne la compétence, pénale et civile, ne découle assurément pas des principes élevés qui ont à coup sûr inspiré les rédacteurs de la CCT, superbe instrument juridique par ailleurs. Au contraire, cette absence de sévérité en matière de compétence – à propos de l'extension accessoire de la compétence civile aux actes de torture – va à l'encontre des objectifs fondamentaux de la Convention contre la torture.

Nous pouvons demeurer convaincus que les rédacteurs de la CCT ont fait de leur mieux sur le plan juridique pour éradiquer l'infamie que représente la torture, c'est-à-dire pour qu'elle puisse être poursuivie et donner lieu à des actions partout et le plus largement possible. Ils se sont toutefois trouvés aussi soumis à des limites – tenant non aux principes de l'immunité souveraine, mais à des considérations pratiques. Je me sens moi aussi limité exactement par ces mêmes considérations réalistes.

Ex factis jus oritur.

Les motifs que le juge Pellonpää avance dans son opinion séparée, à laquelle je souscris pleinement, montrent combien cela vaut particulièrement en droit international.

Compte tenu de l'effet inhibiteur de ces « faits » qui, accessoirement, demandent que cette branche du droit existant de longue date et connue sous le nom de « droit international privé » ou « conflit de lois » conserve son importance, il n'est nul besoin d'en dire davantage sur les considérations réalistes évoquées plus haut.


OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE PELLONPÄÄ, À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER
Sir Nicolas BRATZA, JUGE

(Traduction)

Je souscris pleinement au raisonnement de la majorité, ainsi qu'aux « considérations réalistes » dont le juge Zupančič fait état dans son opinion concordante. Je souhaiterais y ajouter les considérations suivantes.

Les propos de Lord Justice Stuart-Smith qui, au nom de la Cour d'appel, a estimé qu'il fallait un « moment de réflexion » pour envisager les conséquences pratiques que la thèse du requérant aurait entraînées si elle avait été admise, sont pleins de sagesse. Lord Justice Stuart-Smith a poursuivi en ces termes (paragraphe 18 de l'arrêt) :

« Les cours et tribunaux britanniques sont ouverts à tous ceux, citoyens britanniques ou non, qui demandent leur aide. Un grand nombre de personnes arrivent dans notre pays chaque année pour y chercher refuge et asile, et maintes d'entre elles allèguent avoir été torturées dans le pays d'où elles viennent. Certaines de ces plaintes sont sûrement justifiées, d'autres suscitent davantage de doutes. Ceux actuellement chargés de déterminer si les demandeurs sont d'authentiques réfugiés ont une tâche assez difficile, mais du moins connaissent-ils en grande partie le contexte et les circonstances dans lesquels se situe la plainte. Un tribunal ne se trouverait pas dans la même position. Les Etats étrangers ne se soumettront probablement pas à la juridiction d'une cour ou d'un tribunal britanniques, faute de quoi la cour ou le tribunal n'aura aucun moyen d'éprouver le bien-fondé de la plainte ou de statuer en toute justice. (...) »

Des conséquences analogues auraient pu se produire dans d'autres Etats. Si le point de vue de la minorité l'avait emporté, on serait parvenu à ce résultat quelque peu paradoxal que ce seraient précisément les Etats qui se sont montrés les plus libéraux dans l'accueil des réfugiés et demandeurs d'asile, qui se seraient vu imposer la charge supplémentaire de garantir l'accès aux tribunaux à peut-être des centaines des réfugiés afin qu'ils obtiennent une décision sur leurs actions civiles en réparation des tortures qu'ils allégueraient. Même si le constat de violation de l'article 6 en l'occurrence n'avait pas eu un « effet inhibiteur » sur la disposition des Etats contractants à accepter des réfugiés – conséquence que je n'exclurais pas totalement –, la question de l'effectivité de l'accès dans les circonstances décrites par Lord Justice Stuart-Smith se serait inévitablement posée.

Il est de jurisprudence constante que le simple accès à un tribunal sans possibilité de voir exécuter les jugements ne suffit pas au regard de l'article 6. Dans l'arrêt Hornsby c. Grèce (19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, pp. 510-511, § 40), la Cour a dit que « le droit de saisir un tribunal en matière civile » ne constitue qu'un aspect du « droit à un tribunal ». Ce droit serait toutefois :

« (...) illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l'article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu'il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l'accès au juge et le déroulement de l'instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les Etats contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention (...) L'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 (...) » (ibidem).

Si l'on avait accueilli la thèse du requérant concernant l'accès à un tribunal, il eût fallu alors qu'existât la possibilité que les jugements – qui seraient probablement souvent des jugements par défaut – rendus dans des affaires de torture soient exécutés contre les Etats défendeurs. Ce qui poserait à son tour la question de savoir si l'immunité d'exécution dont bénéficient traditionnellement et sans équivoque les biens des Etats aurait dû elle aussi être considérée comme incompatible avec l'article 6. Il semblerait que telle aurait été là la conséquence inéluctable de l'approche de la minorité si elle avait été retenue. Si l'immunité de juridiction devait être considérée comme incompatible avec l'article 6 en raison de la valeur de jus cogens de la prohibition de la torture, qui l'emporte sur toutes les autres obligations internationales n'ayant pas le même rang, elle aurait sans doute dû aussi l'emporter sur des règles relatives à l'immunité d'exécution. En conséquence, les Etats contractants auraient dû permettre des mesures de saisie et d'exécution à l'encontre des biens des Etats défendeurs s'il n'y avait pas d'autres moyens d'assurer l'effectivité de l'accès à un tribunal.

Accepter la thèse du requérant aurait en réalité laissé la porte ouverte à des conséquences de bien plus grande portée que celles entraînées par l'amendement à la loi américaine sur l'immunité des Etats souverains étrangers ; cet amendement permit aux ressortissants américains d'intenter des actions en dommages-intérêts contre des Etats nommément désignés pour, notamment, des actes de torture (paragraphe 24 de l'arrêt). Comme cela ressort des efforts déployés en vain par le demandeur pour obtenir l'exécution d'un jugement dans l'affaire Flatow v. the Islamic Republic of Iran [Flatow v. the Islamic Republic of Iran, 999 F. Supp.1 (D.D.C. 1998) ; Flatow v. the Islamic Republic of Iran and Others (76 F. Supp. 2d 16, 18 (D.D.C. 1999)). Voir aussi 93 American Journal of International Law (AJIL) 181 (1999)], cet amendement à la loi qui était étroitement limité ne jouait pas sur l'immunité de saisie et d'exécution des biens d'un Etat étranger, ce qui a amené le juge Royce C. Lamberth, du tribunal de district, à voir dans le jugement initial que le plaignant avait obtenu contre l'Iran l'exemple même d'une « victoire à la Pyrrhus »[76 F. Supp. 2d, Memorandum Opinion, p. 27].

L'affaire Flatow a conduit à un nouvel amendement de la loi sur l'immunité des Etats souverains étrangers qui avait pour finalité de permettre aux victimes américaines du terrorisme d'obtenir en justice des mesures de saisie et d'exécution à l'encontre des biens diplomatiques ou consulaires d'Etats étrangers. L'amendement comportait toutefois une disposition habilitant le président des Etats-Unis à en suspendre l'application [L'amendement figure au paragraphe 117 de la Treasury and General Government Appropriations Act de 1999, telle qu'elle se trouve dans l'Omnibus Consolidated and Emergency Supplemental Appropriations Act de 1999, Pub. L. No. 105-277, 112 Stat. 2681 (1998). Voir 93 AJIL, à la page 185]. Le 21 octobre 1998, le président Clinton a usé de ce pouvoir en s'appuyant sur les motifs suivants :

« Si cet article [de la loi] devait aboutir à des mesures de saisie et d'exécution contre les biens des ambassades étrangères, il empiéterait sur le pouvoir que me confère la Constitution de « recevoir des ambassadeurs et autres ministres ». En outre, si l'article 177 était appliqué aux biens diplomatiques ou consulaires étrangers, les Etats-Unis manqueraient à leurs obligations conventionnelles internationales. Cet article mettrait en péril la protection dont nous jouissons dans chaque ambassade et chaque consulat à travers le monde car il éroderait le principe voulant que les biens des missions diplomatiques soient protégés quelles que soient les relations bilatérales. Si je n'avais pas le pouvoir d'écarter la disposition de l'article 177 autorisant les saisies, cela supprimerait aussi en réalité l'utilisation des biens d'Etats terroristes confisqués dans l'intérêt de la sécurité nationale des Etats-Unis, qui seraient ainsi privés d'un important moyen de pression. En outre, l'article 177 porterait gravement atteinte à notre capacité de conclure des règlements globaux qui soient équitables pour tous les plaignants américains et pourraient peser sur le contribuable américain dans le cas où un tribunal rendrait un jugement contraire. Dans toute la mesure du possible, j'interpréterai l'article 177 de manière à le concilier avec le pouvoir que me confère la Constitution et aux obligations juridiques internationales des Etats-Unis ; c'est pourquoi j'exerce le pouvoir d'y déroger dans l'intérêt de la sécurité nationale des Etats-Unis [Déclaration sur la signature de l'Omnibus Consolidated and Emergency Supplemental Appropriations Act, 1999, 34 Weekly Comp. Pres. Doc. 2108, 2133 (23 octobre 1998), telle qu'elle se trouve citée dans 93 AJIL, pp. 185-186]. »

Si la Cour avait conclu que l'immunité se heurte à l'article 6 de la Convention en raison de la valeur de jus cogens de la prohibition de la torture, il aurait été difficile de prendre en compte des considérations de ce genre. En d'autres termes, pour ne pas se contredire, la Cour aurait été contrainte de déclarer que la prohibition de la torture doit l'emporter aussi sur l'immunité dont jouissent les biens d'un Etat étranger, tels que les comptes bancaires à vocation publique, le patrimoine foncier à l'usage des instituts culturels et autres établissements d'un Etat à l'étranger (y inclus même, semblerait-il, les locaux des ambassades), etc., puisque l'idée n'a pas été émise que l'immunité d'exécution de ces biens publics fait partie du jus cogens. Même s'il peut paraître à première vue très « progressiste » d'accorder la priorité absolue à la prohibition de la torture, un examen plus approfondi tend à confirmer que cette attitude risquerait de se révéler elle aussi une « victoire à la Pyrrhus ». La coopération internationale, y compris celle visant à éradiquer l'abomination qu'est la torture, présuppose que l'on préserve certains éléments du cadre essentiel à la conduite de relations internationales. Les principes en matière d'immunité des Etats participent de ce cadre de régulation et, selon moi, on favorise davantage une coopération internationale bien comprise en laissant ce cadre tel quel plutôt qu'en y changeant quelque chose.

Il y aura à mon sens au moins deux enseignements importants à tirer de la présente affaire. D'abord, même si les conséquences ne doivent pas être les seuls éléments qui guident l'interprétation d'une règle donnée, l'on ne doit jamais perdre totalement de vue celles qu'aurait une interprétation particulière que l'on est sur le point d'adopter. En second lieu, lorsqu'on aborde des questions clés du droit international général, notre Cour doit se montrer très prudente avant de faire figure de précurseur [Une étude menée par un groupe d'éminents juristes internationaux sous les auspices de la branche britannique de l'Association de droit international démontre de manière convaincante que la pratique internationale antérieure ne vient pas à l'appui de la conclusion selon laquelle le caractère erga omnes ou de jus cogens de la prohibition de la torture a pour conséquence d'obliger les Etats à donner aux victimes de pareilles violations accès à leurs juridictions civiles ; voir [2001] E.H.R.L.R., pp. 129-166, en particulier pp. 138 et 151]. J'ai débuté mon opinion en citant Lord Justice Stuart-Smith. Je la terminerai en citant un autre juriste éminent, Sir Robert Jennings, qui a exprimé il y a quelques années sa préoccupation devant « la tendance qu'ont certaines juridictions à se considérer comme différentes, comme de petits empires distincts qui doivent s'étendre autant que possible » [Sir Robert Jennings, “The Proliferation of Adjudicatory Bodies: Dangers and Possible Answers” in Implications of the Proliferation of International Adjudicatory Bodies for Dispute Resolution, Asil Bulletin: Educational Resources on International Law, no 9, novembre 1995, p. 6]. A mon avis, dans la présente affaire, la Cour a évité le genre d'évolution contre lequel Sir Robert mettait en garde.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE
À MM. LES JUGES ROZAKIS ET CAFLISCH,
À LAQUELLE DÉCLARENT SE RALLIER M. WILDHABER, M. COSTA, M. CABRAL BARRETO ET Mme VAJIĆ, JUGES

(Traduction)

Nous regrettons de ne pouvoir nous joindre à la majorité de la Cour lorsqu'elle conclut que, dans la présente affaire, il n'y a pas eu violation de l'article 6 de la Convention en ce qui concerne le droit d'accès à un tribunal. Nous estimons au contraire que le requérant a été indûment privé de son droit d'accès aux cours et tribunaux anglais pour y faire examiner le fond de sa demande contre l'Etat koweïtien alors pourtant qu'elle se rapportait à de graves allégations de torture. Le motif principal invoqué par la majorité – à savoir que les règles applicables en matière civile diffèrent de celles qui s'appliquent en matière pénale quand il y a conflit entre la norme impérative du droit international prohibant la torture et les règles sur l'immunité des Etats – soulève des questions fondamentales et nous marquons notre désaccord pour les raisons suivantes :

1.  La majorité de la Cour admet pleinement qu'au moment des faits, c'est-à-dire lorsque le requérant saisit la justice anglaise d'une action civile, la règle prohibant la torture avait acquis le rang de norme impérative de droit international (jus cogens). Elle invoque plusieurs précédents jurisprudentiels démontrant que l'interdiction de la torture s'est peu à peu cristallisée en une règle de jus cogens. Nous partageons cette conclusion et, pour la confirmer, nous renvoyons aux statuts des tribunaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda, et au statut de la Cour pénale internationale, qui donne lui aussi une définition de ce crime [Voir l'article 7 § 2 du statut de la Cour  pénale internationale]. La pratique des Etats confirme cette conclusion [Voir, entre autres, l'arrêt du Tribunal fédéral suisse en l'affaire Sener c. Ministère public de la Confédération et Département fédéral de justice et police où, dès 1983, le Tribunal fédéral a admis que la règle de la Convention européenne des Droits de l'Homme prohibant la torture est une règle de jus cogens : « (...) il s'agit là, selon le Tribunal fédéral, (...) de règles contraignantes [recte : impératives] du droit des gens, règles dont il convient de tenir compte dans l'examen d'une demande d'extradition, que la Suisse soit ou non liée avec l'Etat requérant par la Convention européenne d'extradition, la Convention européenne des Droits de l'Homme ou un traité bilatéral (...) » (ATF, vol. 109 Ib, p. 72)].

En admettant que la règle prohibant la torture est une règle de jus cogens, la majorité reconnaît que cette règle est hiérarchiquement supérieure à toute autre règle du droit international, générale ou particulière, coutumière ou


conventionnelle, sauf bien sûr les autres normes de jus cogens. Une règle de jus cogens a en effet cette caractéristique essentielle que, en tant que source du droit dans l'ordre juridique international vu sous l'angle vertical, elle est supérieure à toute autre règle n'ayant pas la même qualité. En cas de conflit entre une norme de jus cogens et toute autre règle du droit international, la première l'emporte. Du fait de cette primauté, la règle en cause est nulle et non avenue ou, en tout cas, ne déploie pas d'effets juridiques qui se heurtent à la teneur de la règle impérative.

2.  La majorité de la Cour ne semble pas, d'autre part, contester que les règles sur l'immunité des Etats, qu'elles soient coutumières ou conventionnelles, ne relèvent pas du jus cogens ; cela à juste titre car, découlant du droit international coutumier autant que conventionnel, elles n'ont assurément jamais été considérées par la communauté internationale comme des règles occupant un rang plus élevé dans la hiérarchie des normes. Chacun sait que des Etats se sont spontanément désistés à maintes reprises de leurs droits en matière d'immunité ; à maintes reprises ils ont conclu des contrats en en faisant abstraction ou en y renonçant. Ces exemples montrent clairement que les règles sur l'immunité des Etats n'ont pas le rang de règles de jus cogens, car celles-ci, qui protègent l'ordre public, c'est-à-dire les valeurs fondamentales de la communauté internationale, ne souffrent aucune dérogation unilatérale ou contractuelle à leur caractère impératif.

3.  Dès lors, si l'on admet que la prohibition de la torture a valeur de jus cogens, un Etat qui l'aurait enfreinte ne peut exciper de règles de rang inférieur (en l'occurrence, celles relatives à l'immunité des Etats) pour se soustraire aux conséquences de l'illégalité de ses actions. Dans la présente affaire, le Koweït ne peut valablement se retrancher derrière les règles de l'immunité des Etats pour éviter une procédure sur de graves allégations de torture qui aurait eu lieu devant la justice d'un Etat étranger ; et les cours et tribunaux de cet Etat (le Royaume-Uni) ne peuvent accueillir une exception d'immunité, ou l'invoquer d'office, pour refuser de statuer sur une affaire de torture comme le leur demande un individu. La norme de jus cogens prohibant la torture et les règles en matière d'immunité des Etats étant imbriquées, l'obstacle procédural que représente l'immunité des Etats se trouve automatiquement écarté parce que, du fait qu'elles se heurtent à une norme de rang plus élevé, ces règles-ci ne déploient aucun effet juridique. De même, on ne peut invoquer le droit national, censé donner effet sur le plan interne aux règles internationales en matière d'immunité des Etats, pour l'ériger en obstacle à la compétence ; on doit au contraire l'interpréter dans les limites et à la lumière des principes impératifs du jus cogens.

4.  Tout en admettant que la règle sur la prohibition de la torture est une norme de jus cogens, la majorité refuse d'en tirer les conséquences. Elle prétend qu'il faut faire une distinction entre la procédure pénale, où elle semble admettre qu'une règle de jus cogens l'emporte sur les règles relatives à l'immunité des Etats étrangers, qu'elle prive de leurs effets juridiques, et la procédure civile, où, en l'absence de précédents jurisprudentiels, elle estime ne pas pouvoir tirer la même conclusion. Cette position est bien résumée au paragraphe 66 de l'arrêt, où la majorité ne se dit pas convaincue « qu'il soit déjà admis en droit international que les Etats ne peuvent prétendre à l'immunité en cas d'actions civiles en dommages-intérêts pour des actes de torture qui auraient été perpétrés en dehors de l'Etat du for ». Partant, « [l]a loi de 1978, qui accorde l'immunité aux Etats en cas d'actions pour atteinte à l'intégrité de la personne (...), n'est pas en contradiction avec les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant du principe de l'immunité des Etats ».

Selon nous, la distinction faite par la majorité et ses conclusions sont critiquables sur deux points.

Premièrement, lorsqu'ils ont examiné la plainte du requérant, les cours et tribunaux anglais n'ont jamais usé de la distinction faite par la majorité. En ce qui concerne la force juridique des règles relatives à l'immunité des Etats ou l'applicabilité de la loi de 1978, ils ne se sont jamais appuyés sur quelque différence que ce soit entre accusations pénales et actions civiles, entre procédure pénale et procédure civile. La position fondamentale de la Cour d'appel – la dernière juridiction à s'être prononcée sur le fond de la cause – se trouve exprimée dans les observations de Lord Justice Stuart-Smith, qui a simplement nié que la prohibition de la torture fût une règle de jus cogens. A lire les observations du Lord Justice, on a même l'impression que si la Cour d'appel avait été convaincue que la règle de prohibition de la torture était une norme de jus cogens, elle aurait admis, à contre-cœur, que l'obstacle procédural de l'immunité des Etats était écarté dans la présente affaire.

En second lieu, la distinction faite par la majorité entre procédure civile et procédure pénale pour déterminer l'effet de l'interdiction de la torture ne s'accorde pas à la finalité même des règles de jus cogens. Ce n'est pas la nature de la procédure, mais la valeur de norme impérative de la règle et son interaction avec une règle de rang inférieur qui déterminent les effets d'une règle de jus cogens sur une autre règle du droit international. Règle de jus cogens, la prohibition de la torture s'applique sur le plan international, car celui-ci prive de tous ses effets juridiques la règle sur l'immunité des Etats étrangers, peu importe le caractère pénal ou civil de la procédure interne. L'obstacle à la compétence est écarté par l'interaction même des règles internationales en jeu, et le juge national ne peut accueillir une exception d'immunité soulevée par l'Etat défendeur parce qu'il y voit un élément l'empêchant d'aborder le fond et d'examiner la demande du requérant pour les dommages qu'il aurait subis.

Dans ces conditions, nous pensons que les juridictions anglaises se sont trompées lorsqu'elles ont estimé être incompétentes pour connaître de la demande du requérant en raison de l'obstacle procédural que constitue l'immunité des Etats et qu'elles ont en conséquence appliqué la loi de 1978. Partant, le requérant a été privé de son droit d'accès à un tribunal anglais qui aurait examiné sa demande en dommages-intérêts pour les tortures qui lui auraient été infligées au Koweït ; il y a donc eu, selon nous, violation de l'article 6 § 1.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE FERRARI BRAVO

Dommage ! La Cour avait eu, en se prononçant sur la violation de l'article 6 § 1, une occasion en or pour émettre une condamnation nette et forte de tout acte de torture. Pour ce faire, il lui suffisait de confirmer le sens profond de la jurisprudence de la Chambre des lords dans l'affaire Pinochet (voir le paragraphe 34 de l'arrêt), jurisprudence selon laquelle la prohibition de la torture a, aujourd'hui, caractère de jus cogens et, par conséquent, la torture est un crime de droit international. Il s'ensuit que tout Etat doit contribuer à la punition de la torture et ne peut pas se réfugier derrière des formalismes pour éviter de se prononcer.

« Contribuer » à la punition, non pas, évidemment, punir, car il était clair que des actes de torture ne s'étaient pas produits au Royaume-Uni, mais ailleurs, dans un Etat qui ne relevait pas de la juridiction de la Cour.

Or c'est justement un vieux formalisme que la Cour fait sien lorsqu'elle dit (paragraphe 61 de l'arrêt) qu'elle ne trouve pas en droit international de règles qui, lorsque des actes de torture sont en jeu, lui enjoignent de ne plus appliquer la règle de l'immunité en matière civile. Et la Cour insiste, malgré l'analyse des affaires mentionnées aux paragraphes 62 à 65, pour conclure tristement, au paragraphe 66, que la règle contraire n'est pas encore acceptée ! Quousque tandem... !

On attend néanmoins la prochaine affaire, mais la Cour a, malheureusement, raté une très bonne occasion de livrer une jurisprudence courageuse !


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES

(Traduction)

Je souscris à l'opinion dissidente des juges Rozakis et Caflisch. De fait, dès lors qu'on admet que la prohibition de la torture est une règle impérative du droit international qui l'emporte sur les règles en matière d'immunité des Etats, aucune immunité ne peut être invoquée dans le cadre d'une procédure judiciaire qui vise à faire reconnaître la responsabilité juridique de quelqu'un pour un acte de torture qui aurait été commis. Je ne vois pas comment l'on pourrait à cet égard faire une distinction entre procédure pénale et procédure civile, comme le prétend la majorité. La prohibition de la torture revêtant un caractère absolu, ce serait une parodie de justice que d'autoriser des exceptions en matière de responsabilité civile en permettant à un Etat d'exciper avec succès de son immunité pour défendre à une action en réparation engagée par une victime d'actes de torture. La raison d'être du principe du droit international voulant que les responsables de ces atrocités que sont les actes de torture en soient comptables ne repose pas uniquement sur les objectifs du droit pénal. Elle vaut également pour toute responsabilité juridique quelle qu'elle soit.

Pour aboutir au constat d'une violation de l'article 6 en l'espèce, je préférerais toutefois suivre la même ligne de raisonnement que celle que j'adopte dans les affaires McElhinney c. Irlande et Fogarty c. Royaume-Uni (no 31253/96 et no 37112/97, respectivement, CEDH 2001-XI). Je peux la résumer comme suit. Toute forme d'immunité générale, qu'elle repose sur le droit international ou le droit national, qu'un tribunal applique afin de faire totalement barrage à une décision judiciaire sur un droit de caractère civil sans mettre en balance les intérêts concurrents, à savoir ceux que protège l'immunité dont il s'agit et ceux tenant à la nature de la demande spécifique qui est l'objet de la procédure pertinente, s'analyse en une limitation disproportionnée à l'article 6 § 1 de la Convention que, par ce motif, elle enfreint. Les tribunaux devraient pouvoir mesurer les intérêts concurrents qu'il y a à accorder une immunité ou à permettre une décision judiciaire sur un droit de caractère civil, après examen de l'objet de la procédure.

Certes, dans la présente affaire, les résultats absurdes et injustes qu'entraîne l'application d'une immunité générale en faisant abstraction de toute considération afférente à la procédure spécifique dont il s'agit apparaissent de manière plus évidente parce que l'immunité a empêché de déclencher la responsabilité pour une grave violation d'une norme internationale impérative, la prohibition de la torture. Cela ne veut pas dire pourtant que l'on puisse conclure à l'incompatibilité des immunités pertinentes avec l'article 6 § 1 uniquement dans une affaire comme celle-ci. D'après moi, il y a incompatibilité dans tous les cas où l'application de ces immunités est automatique sans la mise en balance des intérêts concurrents que j'ai évoquée plus haut.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE AL-ADSANI c. ROYAUME-UNI, 21 novembre 2001, 35763/97