Cour administrative d'appel de Paris, 13 juin 2019, n° 14PA02419

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Sur la décision

Référence :
CAA Paris, 13 juin 2019, n° 14PA02419
Juridiction : Cour administrative d'appel de Paris
Numéro : 14PA02419
Décision précédente : Tribunal administratif de Paris, 31 mars 2014

Texte intégral

COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL SG DE PARIS

N° 14PA02419

__________ RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

[…]

__________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS M. X Y

Président rapporteur

__________ La Cour administrative d’appel de Paris

(4ème chambre) Mme Christelle Oriol Rapporteur public

__________

Audience du 1er avril 2019 Lecture du 13 juin 2019 __________ 15-07 17-03-02-05-01-01 39-08-005 60-04 C

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SNCF a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Hoffmann & Co. Elektrokohle AG, Mersen S.A., B C J K, Z H, Z G H, SGL E SE, Mersen F Amiens S.A.S., B E F et Z A à lui verser la somme de 14 200 000 euros, à parfaire, en réparation des préjudices résultant, pour elle, des surcoûts payés sur les achats réalisés auprès desdites sociétés résultant de leurs pratiques anticoncurrentielles, plus 30 000 euros au titre des frais de justice.

Par un jugement nos 1308641 – 1301400/3-1 du 1er avril 2014, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, des pièces, des mémoires, et un mémoire récapitulatif enregistrés les 2 juin 2014, 4 juillet 2014, 19 juin 2015, 13 septembre 2016, 7 octobre 2016, 12 janvier 2017, 13 janvier 2017, 9 février 2017, 13 février 2017, 28 février 2017 et 7 septembre 2018, la SNCF Mobilités, qui a repris les droits de l’établissements public Société nationale des chemins de fer



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français (SNCF) en ce qui concerne l’exploitation des trains, à compter du 1er janvier 2015, représentée par Me Celaya, demande à la Cour :

1°) de réformer le jugement du Tribunal administratif de Paris en ce qu’il a rejeté sa demande au motif qu’elle n’aurait pas justifié de l’existence d’un préjudice réel et certain directement lié au comportement anticoncurrentiel des sociétés intimées sanctionnées par la décision de la Commission européenne du 3 décembre 2003 ;

2°) de déclarer les sociétés intimées solidairement responsables des préjudices subis par la SNCF Mobilités du fait des surcoûts payés sur ses achats de produits en conséquence de leur entente anticoncurrentielle tant auprès des sociétés intimées que de sociétés étrangères à l’entente sanctionnée ;

3°) à titre principal, de condamner les sociétés intimées, solidairement, à lui verser la somme de 9 118 044 euros représentant le montant de son préjudice ;

4°) subsidiairement, de désigner un expert pour une plus complète information de la Cour avec pour mission de chiffrer le préjudice subi par la SNCF Mobilités du fait du surcoût payé sur ses achats de balais et bandes en carbone tant auprès des sociétés intimées que de sociétés étrangères au cartel ;

5°) mettre à la charge des sociétés intimées, solidairement, une somme de 30 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative, outre les dépens.

Elle soutient que :

- son appel est recevable dès lors qu’elle a critiqué le jugement entrepris, la jurisprudence OPHLM de Caen ne correspondant plus au demeurant à l’état du droit positif ;

- sa demande présentée en appel n’est pas nouvelle et par suite irrecevable dès lors qu’elle avait demandé que les sociétés intimées soient déclarées solidairement responsables du préjudice subi du fait du surcoût payé sur ses achats de produits en conséquence de l’entente anticoncurrentielle, ces achats incluant ceux effectués auprès des membres du cartel et auprès d’entreprises n’appartenant pas au cartel ;

- l’appelant pouvant présenter en appel de nouvelles justifications à l’appui des moyens présentés devant le tribunal administratif, on ne peut lui reprocher d’avoir présenté pour la première fois en appel l’étude économétrique réalisée par le cabinet Microeconomix ;

- sa demande subsidiaire d’une expertise judiciaire, présentée pour la première fois en appel, n’est pas irrecevable ;

- sa demande présentée à l’égard de la société Mersen est recevable car cette dernière ne saurait prétendre qu’elle n’assumait plus aucune responsabilité au titre de sa participation au Cartel, d’autant que le Cartel a continué à produire ses effets jusqu’en 2002 et que les ventes réalisées par Mersen F Amiens l’ont été alors que cette filiale était contrôlée par la société Mersen ;

- si la responsabilité de la société Mersen a pu être transférée à la société Mersen F Amiens, comme cela est prétendu, cette dernière société doit répondre des conséquences de l’infraction pour les agissements émanant de sa société mère concernant la branche d’activité en question ;

- elle a justement visé directement la filiale de la société Mersen créée en 2001, car sa demande en réparation s’étend jusqu’en 2002 dans la mesure où elle a continué à subir les effets du



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cartel tant en raison de l’exécution de contrats conclus avant qu’il se dissolve que de l’inertie des prix qui caractérise les phases de sortie d’un cartel ;

- le jugement contesté a dénaturé la décision de la Commission européenne, méconnu son droit à réparation et le principe d’effectivité issus du droit de l’Union, ainsi que les principes de la responsabilité civile du droit français ;

- la jurisprudence communautaire reconnaît le droit pour toute personne d’être indemnisée du préjudice qu’elle a subi du fait d’une pratique anticoncurrentielle ;

- la Commission européenne a décidé que les sociétés mères ont enfreint les règles de concurrence de l’Union, et cette décision est désormais irrévocable puisque tous les recours possibles ont été rejetés par les juridictions de l’Union ;

- les sociétés intimées sont coauteurs de l’infraction de sorte que chacune d’elles est solidairement responsable de l’entier dommage causé aux victimes du cartel ;

- l’allégation de la société SGL selon laquelle la SNCF Mobilités ne saurait lui reprocher aucune faute au motif qu’elle ne lui aurait pas acheté de produits est erronée dès lors qu’elle est coauteur de l’infraction sanctionnée ;

- les sociétés filiales sont également coauteurs de l’infraction dès lors qu’elles ont participé à la mise en œuvre du cartel en F ;

- la circonstance que la Commission européenne désigne dans sa décision les seules sociétés mères ne constitue pas un obstacle à la mise en cause de leurs filiales et à la reconnaissance de leur responsabilité solidaire avec les sociétés mères ;

- la SNCF ayant acheté des produits dont les prix ont été illégalement manipulés par les sociétés intimées, c’est à bon droit qu’elle leur réclame ensemble la réparation du préjudice qu’elle a subi du fait des surcoûts qu’elle a supportés ;

- le caractère certain et direct de son préjudice est établi ;

- la Commission européenne ayant indiqué au point 142 de sa décision que la SNCF était un « client » des membres du Cartel, la réalité de la relation commerciale ne saurait être contestée ;

- elle apporte des informations suffisamment précises et concordantes pour prouver l’existence des contrats conclus par la SNCF avec les sociétés mères et leurs filiales, ainsi que la réalité et les modalités des opérations qui s’y rapportent, les opérations de vente et de leurs modalités d’exécution ;

- l’effectivité du droit à réparation reconnu par le droit de l’Union aux victimes des cartels serait compromise si la preuve des opérations ne pouvait être apportée que par la production des documents d’origine ;

- la circonstance que des fichiers informatiques relatifs aux contrats et aux achats émanent de la SNCF, ne les disqualifie pas comme éléments probatoires, car les actes de commerce peuvent se prouver par tous moyens à l’égard des commerçants ;

- la preuve étant libre en matière commerciale, le juge apprécie souverainement la valeur et la portée de la preuve pour former sa conviction, et il en est a fortiori de même devant le juge administratif ;

- la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que les victimes d’un cartel peuvent faire valoir le préjudice subi sur leurs achats auprès d’entreprises qui n’ont pas participé au cartel si elles ont payé des prix plus élevés que ceux qui auraient résulté du jeu concurrentiel ;

- le contenu de la décision de la Commission européenne suffit à révéler l’existence d’un préjudice subi par la SNCF ;

- il n’existe pas un principe de non réparation d’un préjudice établi dont l’évaluation précise serait impossible ;

- le jugement a méconnu son droit à réparation ;



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- le préjudice subi par la SNCF résulte de la combinaison des pressions exercées par le cartel sur les sociétés y appartenant et l’effet d’aubaine dont bénéficie toute entreprise extérieure de pouvoir tarifer dans le sillon des prix pratiqués par le cartel ;

- aux achats effectués au cours de la période d’existence du cartel de 1988 à décembre 1999, viennent s’ajouter ceux réalisés dans le cadre d’accords de fourniture conclus pendant cette période qui n’étaient pas arrivés à leur terme fin 1999 ;

- son préjudice correspond au surcoût payé sur ses achats de produits dont les prix étaient fixés par les sociétés intimées dans le cadre de l’entente sanctionnée par la Commission européenne ;

- ce surcoût correspond à la différence entre le prix payé sur ses achats de balais et de bandes en carbone et le prix qu’elle aurait payé en l’absence de cartel ;

- elle produit un second rapport économique en appel, incluant une étude économétrique portant sur les prix payés pour les produits concernés, qui confirme l’existence et l’importance du taux de surcoût qu’elle a supporté sur ses achats, soit au minimum 27 % pour les bandes et 9 % pour les balais en carbone, qui chiffre son préjudice total à la somme de 9 118 044 euros.

Par deux mémoires en défense, enregistrés le 6 janvier 2015 et le 31 octobre 2018, la société B C J, représentée par Me Lazerges conclut au rejet de la requête.

Elle soutient qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Par un mémoire en défense enregistré le 13 février 2015 et un mémoire récapitulatif enregistré le 14 octobre 2016, la société B E F conclut au rejet de la requête.

Elle soutient qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Par des mémoires enregistrés les 13 février 2015, 22 décembre 2015, 5 avril 2016, 12 octobre 2016, 20 décembre 2016, 26 janvier 2017 et un mémoire récapitulatif enregistré le 30 octobre 2018, la société Z H et Z G H conclut au rejet de la requête.

Elle soutient qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Par des mémoires en défense enregistrés les 5 avril 2016, 12 octobre 2016, 20 décembre 2016 et un mémoire récapitulatif enregistré le 30 octobre 2018, la société Hoffmann & Co conclut au rejet de la requête et à la condamnation de la SNCF Mobilité à lui verser la somme de 20 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Par des mémoires en défense enregistrés les 13 mars 2015, 5 avril 2016, 12 octobre 2016 et 20 décembre 2016, la Z A Hoffmann & Co conclut au rejet de la requête et à la condamnation de la SNCF Mobilités à lui verser la somme de 20 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.



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Par des mémoires en défense enregistrés les 24 mars 2015, 29 mars 2016, 10 octobre 2016, 26 janvier 2017, 17 février 2017 et un mémoire récapitulatif enregistré le 24 octobre 2018, la société SGL E SE, anciennement dénommée SGL E AG, conclut au rejet de la requête.

Elle soutient qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Par des mémoires en défense enregistrés les 12 octobre 2016, 22 décembre 2016, 26 janvier 2017 et un mémoire récapitulatif enregistré le 29 octobre 2018, les sociétés MERSEN SA et MERSEN F Amiens SAS concluent au rejet de la requête.

Elles soutiennent qu’aucun des moyens de la requête n’est fondé.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le règlement (CE) n° 44/2001 du conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ;

- la décision n° 2004/420/CE de la Commission européenne du 3 décembre 2003 ;

- les arrêts du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 8 octobre 2008, Le Carbone-Lorraine c/ Commission des Communautés européennes, Z et Z G c/ Commission des Communautés européennes et SGL E AG c/ Commission des Communautés européennes ;

- les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes du 12 novembre 2009, Le Carbone-Loraine c/ Commission des Communautés européennes et SGL E AG c/ Commission des Communautés européennes ;

- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile ;

- la loi n° 2014-872 du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire ;

- le décret n° 83-109 du 18 février 1983, relatif aux statuts de la Société nationale des chemins de fer français, modifié ;

- le code civil ;

- le code du commerce ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

- le rapport de M. Y, président de chambre,

- les conclusions de Madame Oriol, rapporteur public,

- les observations de Me Celaya pour la SNCF,

- les observations de Me Rouhette pour les sociétés Mersen,

- les observations de Me Lazerges et Me Hicheri pour la société B Crucible,

- les observations de Me Bardet, de Me Philippe et de Me Lecat pour la société SGL E,

- les observations de Me Sultan pour la société B E F,

- les observations de Me Struys et de Me Choplin pour la société B,



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- et les observations de Me Hirsbrunner pour les sociétés Hoffmann & co, Elektrokhole AG, Z H, Z IKohlenstofftechnik H et Z A.

Des notes en délibéré enregistrées le 5 avril 2019, ont été présentées pour les sociétés Mersen, pour la société B E F et pour la société B Crucible.

Considérant ce qui suit :

1. La Commission européenne a, par une décision n° 2004/420/CE du 3 décembre 2003, publiée au journal officiel de l’Union européenne le 28 avril 2004, infligé des amendes aux sociétés Conradty, Hoffmann & Co. Elektrokohle AG, Le Carbone-Lorraine S.A désormais appelée Mersen S.A, Z H, Z G H et SGL E AG désormais appelée SGL E SE, la société B crucible company K, désormais appelée B C J K, étant en revanche dispensée du paiement d’une amende, après avoir estimé que l’ensemble de ces sociétés avaient participé à une infraction unique et continue à l’article 81, paragraphe 1, du traité CE et à l’article 53, paragraphe 1, de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE), consistant à fixer de façon directe ou indirecte les prix de vente et d’autres conditions de transaction applicables aux clients, à répartir les marchés, notamment par l’attribution de clients et à mener des actions coordonnées de restrictions quantitatives, hausses des prix et boycottages à l’encontre des concurrents qui n’étaient pas membres du cartel. Le Tribunal de première instance de l’Union européenne, puis la Cour de justice de l’Union européenne ont successivement rejeté, les 8 octobre 2008 et 12 novembre 2009, les recours introduits par les sociétés Le Carbone-Lorraine, Z et SGL E AG contre cette décision de la Commission européenne. La SNCF, dont les droits ont été repris par la SNCF Mobilités à compter du 1er janvier 2015 en ce qui concerne l’activité d’exploitation des trains, fait appel du jugement du 1er avril 2014 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation solidaire des sociétés membres du cartel, à savoir les sociétés Hoffmann & Co. Elektrokohle AG, Mersen S.A, B C J K, Z H, Z G H, SGL E SE, et trois de leurs filiales Mersen F Amiens S.A.S, B E F et Z A à réparer le préjudice résultant, pour elle, du surcoût sur ses achats de balais et de bandes d’usure en carbone et en graphite imputable à leurs pratiques anticoncurrentielles.

Sur les fins de non recevoir opposées à la requête d’appel :

2. En premier lieu, l’appelant peut se borner, s’il y a convenance, à soumettre au juge d’appel le réexamen de sa demande de première instance aux fins de faire à nouveau juger le litige. La circonstance qu’il n’a pas cru devoir changer son argumentation, d’ailleurs en l’espèce partiellement retenue par le tribunal administratif, ne saurait équivaloir à l’absence totale d’exposé de moyens, que l’article R. 411-1 du code de justice administrative sanctionne par l’interdiction de toute régularisation après l’expiration du délai d’appel. Au demeurant, il ressort des pièces du dossier, que la SNCF Mobilités a présenté devant la cour administrative d’appel, dans le délai de recours, une requête qui ne constituait pas la reproduction littérale de l’ensemble de ses écritures de première instance. Une telle motivation répond donc aux conditions posées par l’article R. 411-1 du code de justice administrative. Par suite, elle ne peut être rejetée comme irrecevable au motif qu’en



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l’absence de moyen d’appel la Cour ne serait pas mise en mesure de se prononcer sur les erreurs de droit ou d’appréciation qu’aurait pu commettre le Tribunal administratif de Paris.

3. En second lieu, la personne qui a demandé au tribunal administratif la réparation des conséquences dommageables d’un fait est recevable à détailler ces conséquences devant le juge d’appel, en invoquant le cas échéant des chefs de préjudice dont elle n’avait pas fait état devant les premiers juges, dès lors qu’ils se rattachent au même fait générateur et que ses prétentions demeurent dans la limite du montant total de l’indemnité chiffrée en première instance, augmentée le cas échéant des éléments nouveaux apparus postérieurement au jugement, sous réserve des règles qui gouvernent la recevabilité des demandes fondées sur une cause juridique nouvelle. En l’espèce, la circonstance que la SNCF Mobilités a réduit le chiffrage de son préjudice, en fondant ses dernières prétentions sur de nouvelles justifications tirées d’une évaluation économique nouvelle, réalisée par le cabinet Microeconomix, qui ne repose pas exactement sur la même méthodologie, les mêmes hypothèses et les mêmes variables que l’étude produite en première instance, n’est pas constitutive de conclusions nouvelles en appel qui seraient par suite irrecevables. En outre, contrairement à ce que soutiennent certaines des sociétés intimées, la SNCF Mobilités qui sollicite en appel la condamnation solidaire des mêmes sociétés que celles énumérées en première instance, n’a pas étendu le champ de leur responsabilité en formulant comme en première instance une conclusion tendant à l’indemnisation des surcoûts payés sur ses achats de produits, tant auprès des sociétés intimées que de sociétés étrangères au cartel. Enfin, en sollicitant une expertise, à titre subsidiaire, destinée à chiffrer le préjudice subi par elle du fait des surcoûts payés tant auprès des sociétés intimées que des sociétés étrangères au cartel, la SNCF Mobilités n’a pas formulé une conclusion nouvelle irrecevable.

Sur la régularité du jugement attaqué :

4. En premier lieu, il résulte de l’instruction que la société le Carbone-Lorraine S.A, désormais appelée Mersen S.A, a expressément admis avoir conclu des contrats avec la SNCF au cours de la période litigieuse d’existence de l’entente sanctionnée par la Commission européenne.

5. En deuxième lieu, aux termes de l’article 36.1 du cahier des clauses et conditions générales applicables aux marchés de construction, de maintenance et de transformation du matériel roulant : « Pour des motifs dont elle est seule juge, la SNCF peut à tout moment mettre fin à l’exécution de tout ou partie des prestations et/ou matériels objet du marché. Du fait de cette décision, le titulaire peut obtenir un certificat attestant l’absence de faute de sa part ». Un contrat qui se réfère à un cahier des charges qui comprend une clause exorbitante du droit commun, telle que celle qui prévoit au profit de la personne publique contractante un pouvoir de résiliation unilatérale en l’absence de tout manquement du titulaire de ce dernier à ses obligations contractuelles, a le caractère d’un contrat administratif. La clause précitée, qui institue au profit de la SNCF, laquelle est un établissement public à caractère industriel et commercial, un pouvoir de résiliation unilatérale en l’absence de tout manquement du titulaire de ce dernier à ses obligations contractuelles, constitue une clause exorbitante du droit commun. Par suite, les contrats signés par la SNCF, avec notamment la société le Carbone Lorraine SA, qui recelaient nécessairement cette clause exorbitante définie conformément à l’article 36.1 précité du cahier des clauses et conditions générales applicables aux marchés de construction, de maintenance et de transformation du matériel roulant, ont le caractère de contrats administratifs.



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6. En troisième lieu, les litiges relatifs à l’exécution d’un contrat administratif relèvent de la compétence des juridictions administratives, qu’ils présentent ou non un caractère contractuel. Il en va notamment des litiges relatifs à la mise en jeu de la responsabilité de personnes auxquelles sont imputés des comportements susceptibles d’avoir altéré les stipulations d’un contrat administratif, notamment ses clauses financières, et d’avoir ainsi causé un préjudice à la personne publique qui a conclu ce contrat. Un tel litige qui, alors même qu’il met en cause une méconnaissance par des sociétés de leur obligation de respecter les règles de la concurrence et non une faute contractuelle, a pour objet d’engager leur responsabilité en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elles à des conditions de prix désavantageuses et qui tend à la réparation d’un préjudice résultant de la différence éventuelle entre les termes des contrats effectivement conclus et ceux auxquels ils auraient dû l’être dans des conditions normales, relève de la compétence des juridictions administratives.

7. En quatrième lieu, il n’est pas contesté que le présent litige a pour objet d’engager la responsabilité de sociétés en raison d’agissements anti concurrentiels imputables à un cartel, constatés par les institutions de l’Union européenne, ayant conduit la SNCF à passer des contrats à des conditions de prix désavantageuses et tend à réparer le préjudice qui résulte selon elle de la différence entre les termes des contrats effectivement conclus et ceux auxquels ils auraient dû l’être dans des conditions normales de concurrence.

8. La Cour de justice de l’Union européenne a jugé notamment dans son arrêt du 8 juillet 1999, Commission c / Anic Partecipazioni, n° C-49-92, aux points 79 et 80, que les accords et les pratiques concertées visés à l’article 81, paragraphe 1, CE, résultent nécessairement du concours de plusieurs entreprises, qui sont toutes coauteurs de l’infraction, mais dont la participation peut revêtir des formes différentes, en fonction notamment des caractéristiques du marché concerné et de la position de chaque entreprise sur ce marché, des buts poursuivis et des modalités d’exécution choisies ou envisagées. La circonstance que chaque entreprise participe à l’infraction dans des formes qui lui sont propres ne suffit pas pour exclure sa responsabilité pour l’ensemble de l’infraction, y compris pour les comportements qui sont matériellement mis en œuvre par d’autres entreprises participantes, mais qui partagent le même objet ou le même effet anticoncurrentiel.

9. En l’espèce, la Commission européenne a, aux points 77 et 245 de sa décision, expressément regardé les filiales des sociétés mères membres du cartel comme étant les coauteurs de l’infraction alléguée au droit de la concurrence, dès lors qu’elles avaient participé, notamment en F, à sa mise en œuvre. Les sociétés membres du cartel ne peuvent réfuter la compétence de la juridiction administrative ou s’exonérer de leur responsabilité en arguant de l’absence de formalisation d’une relation d’affaires entre elles et la SNCF, victime de ces agissements, dès lors qu’elles ont concouru avec d’autres liées contractuellement avec la SNCF à la faute ayant fait naître le préjudice allégué. Chacune des sociétés membres du cartel étant responsable de la totalité des dommages imputables à ce cartel pouvant être condamnée à les réparer en totalité, sans qu’il y ait lieu de tenir compte d’un partage des responsabilités entre les divers responsables, qui n’affecte que les rapports réciproques de ces derniers et non l’étendue de leurs obligations envers la partie lésée, les sociétés membres du cartel ne sont pas fondées à être exonérées de leur responsabilité au motif qu’elles n’auraient pas été liées contractuellement avec la SNCF.



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10. Il résulte des principes et des éléments de fait exposés aux points 4 à 9 du présent arrêt, que la responsabilité solidaire de l’ensemble des sociétés défenderesses, qui appartiennent au cartel ou sont des filiales, est engagée devant le juge administratif, y compris la société B Crucible non sanctionnée par l’Union Européenne et la société SGL E SE, nonobstant la circonstance que cette dernière n’était pas liée contractuellement avec la SNCF.

11. Enfin, les règles de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction étant d’ordre public, les sociétés défenderesses, et en particulier les sociétés Z H, Z G H, Z A et Hoffmann & Co. Elektrokohle AG ne peuvent utilement se prévaloir ni du principe de loyauté, ni des dispositions de l’article 23 du règlement (CE) n° 44/2001 du conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, qui ne régit que des situations internationales et qui n’a pas vocation à se substituer aux règles de compétence interne en vigueur dans les Etats membres, ni de dispositions de droit interne tel que le 2° de l’article L. 442-6 I du code du commerce pour fonder leur exception d’incompétence.

12. En conséquence, le moyen de régularité soulevé par les sociétés Hoffmann & Co. Elektrokohle AG, Mersen S.A, B C J K, Z H, Z G H, Mersen F Amiens S.A.S, B E F, Z A et SGL E SE selon lequel l’action en responsabilité intentée par la SNCF à leur encontre ne serait pas liée à des contrats administratifs et échapperait dès lors à la compétence des juridictions administratives ne peut qu’être écarté. La circonstance que le Tribunal de commerce de Paris a, par un jugement rendu le 1er avril 2014, le même jour que le Tribunal administratif de Paris, retenu sa compétence, est sans incidence, d’autant que ce même tribunal de commerce a, par un second jugement du 19 décembre 2016, décidé de surseoir à statuer dans 1'attente d’une décision définitive de la juridiction administrative statuant sur sa compétence.

Sur les fins de non recevoir opposées à la demande de première instance :

En ce qui concerne la prescription :

13. L’article 1304 du code civil précise que : « la prescription ne court, dans le cas d’erreur ou de dol, qu’à compter du jour où ils ont été découverts ». L’article 2224 du code civil dans sa rédaction issue de l’article 1er de la loi du 17 juin 2008, entrée en vigueur le 19 juin suivant, a ramené à 5 ans l’action en responsabilité extra-contractuelle antérieurement fixée à 10 ans en disposant que : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Aux termes du second alinéa de l’article 2222 du même code dans sa rédaction issue de cette même loi : « En cas de réduction de la durée du délai de prescription ou du délai de forclusion, ce nouveau délai court à compter du jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ». Il résulte de ces dernières dispositions que, lorsqu’une loi nouvelle modifiant le délai de prescription d’un droit, abrège ce délai, le délai nouveau est immédiatement applicable et commence à courir à compter de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Par ailleurs, le délai ancien, s’il a commencé à courir avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, ne demeure applicable que dans l’hypothèse où sa date d’expiration surviendrait antérieurement à la date d’expiration du délai nouveau.



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14. En l’espèce, ce n’est que lorsque la décision de la Commission européenne du 3 décembre 2003 établissant l’existence de pratiques anticoncurrentielles a été publiée, le 28 avril 2004, que la SNCF a disposé d’une information suffisante permettant de la faire regarder comme ayant découvert un dol au sens de l’article 1304 précité du code civil. A cette date, le régime de la prescription décennale était encore applicable. Ce délai de dix ans a expiré le 28 avril 2014, au- delà de la date d’expiration du nouveau délai de prescription de cinq ans qui a commencé à courir le 19 juin 2008, le lendemain de la publication de la loi du 17 juin 2008 au Journal officiel, et a donc expiré cinq ans plus tard, le 19 juin 2013. Le délai de prescription de cinq ans n’était donc pas expiré lorsque la SNCF a saisi le Tribunal administratif de Paris le 17 juin 2013. Il suit de là que l’exception de prescription opposée aux demandes formées par la SNCF en première instance doit être écartée.

En ce qui concerne l’absence de recours préalable :

15. Une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre. Toutefois, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont dispose une personne publique ne fait pas obstacle à ce que celle-ci saisisse le juge administratif d’une demande tendant à son recouvrement. Par suite, la SNCF, qui est un établissement public, était recevable à saisir directement le tribunal administratif.

Sur le fait générateur de la responsabilité :

En ce qui concerne le principe de la responsabilité :

16. La Commission européenne a expressément relevé dans sa décision du 3 décembre 2003, confirmée par la Cour de justice de l’Union Européenne notamment aux points 77, 142 et 245, que toutes les sociétés membres du cartel appliquaient les hausses de prix générales convenues, exprimées en pourcentage, en diffusant de nouvelles listes de prix. Les preuves collectées par la Commission européenne révèlent la manière dont ces listes de prix nationales étaient échangées afin que les filiales des membres du cartel puissent les appliquer dans le pays concerné et que la mise en œuvre effective des hausses de prix convenues puisse être contrôlée. L’entente coordonnait l’application de ces hausses de prix. Les représentants des filiales locales des membres du cartel et notamment la société Carbone Lorraine pour la F, participaient aux réunions organisées au cours desquelles étaient définies les augmentations de prix nationales. En outre, les sociétés locales de tailleurs de carbone étaient « invitées » à prendre part à ces réunions et à se conformer aux décisions du cartel. La Commission a expressément relevé que la société Carbone Lorraine a reconnu avoir effectivement appliqué les hausses de prix convenues à un très grand nombre de petits clients. Les fournisseurs membres du cartel augmentaient le prix de vente des blocs et contraignaient ainsi les tailleurs de carbone à pratiquer des prix élevés. La Commission européenne a, en outre, expressément relevé au point 142 que si les très grandes entreprises qui achètent en très grande quantité ont un important pouvoir de négociation, ces hausses de prix concernaient également ces gros clients, comme les constructeurs et les sociétés de transports publics, dont la SNCF. La Commission a relevé en ce qui concerne les sociétés de transports publics, que les augmentations générales des prix convenues lors des réunions du comité technique couvraient les appareils de prise de courant et les balais de traction. Elle a expressément précisé au



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point 121 de sa décision que les prétendues difficultés rencontrées dans l’application des prix du barème à l’encontre des sociétés de transports publics n’impliquent pas que les pourcentages d’augmentation des prix régulièrement convenus ne s’appliquaient pas à ces clients. La Commission européenne a par ailleurs relevé dans sa décision, qu’après avoir reçu la communication des griefs, l a s o c i é t é Carbone Lorraine notamment l ' a informée qu’elle ne contestait pas la matérialité des faits sur lesquels la Commission a fondé ses accusations.

17. Si les sociétés défenderesses affirment que durant une partie de la période d’existence du Cartel, entre 1988 et 1994, la société Gerken, qui est extérieure au Cartel et serait le principal fournisseur de la SNCF, se serait approvisionnée en blocs de carbone auprès d’une entreprise américaine, de sorte qu'in concreto, le cartel ne pouvait la manipuler, cette allégation est contredite par le point 158 de la décision de la Commission. Les décisions anticoncurrentielles prises par le cartel ayant eu un effet général sur les prix du marché, la circonstance que le principal fournisseur de la SNCF au cours de la période litigieuse aurait été la société Gerken qui n’était pas membre du cartel ni la filiale d’une société membre du cartel, est donc sans incidence.

18. La décision de la Commission européenne du 3 décembre 2003, confirmée par la Cour de justice de l’Union européenne, suffit donc à établir l’existence des manœuvres dolosives que la SNCF impute aux sociétés défenderesses qui l’ont conduite à conclure des contrats dans des conditions de prix plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement souscrire, et donc d’une faute, ainsi que du lien de causalité direct entre les pratiques anti concurrentielles prohibées et le préjudice allégué correspondant aux surcoûts indûment supportés par la SNCF, qui est en droit d’en obtenir réparation.

En ce qui concerne l’existence d’une responsabilité solidaire des sociétés défenderesses :

19. La responsabilité solidaire des sociétés défenderesses est engagée conformément aux motifs exposés aux points 8 et 9 du présent arrêt.

Sur l’évaluation du préjudice indemnisable subi par la SNCF :

En ce qui concerne les principes généraux d’évaluation des dommages causés par l’existence d’une entente :

20. L’évaluation du dommage subi par la victime doit permettre la réparation intégrale du préjudice imputable à l’existence du cartel. La réparation du préjudice subi consiste à placer les parties lésées dans la situation où elles se seraient trouvées si l’infraction au droit de la concurrence n’avait pas été commise. La CJUE a jugé, notamment par ses décisions du 20 septembre 2001, C-453/99, Courage Ltd contre X D, § 29, Rec p. I-6297 et du 5 juin 2014, Kone AG et autres, n° C-557-12 que toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre ledit préjudice et une entente ou une pratique interdite par l’article 101 du TFUE. En l’absence de réglementation de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque Etat membre de régler les modalités d’exercice du droit de demander réparation du préjudice résultant d’une entente ou d’une pratique interdite par l’article 101 du TFUE, y compris celles de l’application de la notion de «lien de causalité», pour autant que les principes d’équivalence et d’effectivité soient respectés. Les modalités procédurales définies par les Etats membres, destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables



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tirent de l’effet direct du droit de l’Union, ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe de l’équivalence) et elles ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité).

En ce qui concerne l’existence du préjudice subi par la SNCF :

21. En premier lieu, la Commission européenne a expressément relevé au point 288 de sa décision que les arrangements anticoncurrentiels du cartel ont été mis en œuvre et ont eu un impact sur le marché. La circonstance que cet impact soit difficile à mesurer n’est pas de nature à faire obstacle au droit à l’indemnisation des dommages causés aux victimes de cette entente.

22. En deuxième lieu, aux termes de l’article L. 110-3 du code de commerce : « A l’égard des commerçants, les actes de commerce peuvent se prouver par tous moyens à moins qu’il n’en soit autrement disposé par la loi. » Aux termes de l’article L. 123-22 du code de commerce : « … Les documents comptables et les pièces justificatives sont conservés pendant dix ans. » La circonstance qu’en l’espèce la SNCF n’a pas produit les contrats et les pièces justificatives afférentes à leur exécution, notamment les factures, dont il n’est pas contesté qu’elles ont plus de 10 ans, et qu’elle ne dispose plus de données complètes portant sur ses achats de fournitures litigieuses au cours de la période de responsabilité ne fait pas obstacle à la possibilité d’une mise en jeu de la responsabilité des sociétés intimées devant le juge administratif.

23. En troisième lieu, les sociétés défenderesses affirment que la SNCF n’établit pas qu’elle n’aurait pas répercuté les surcoûts à ses clients. Mais faire reposer sur la SNCF le fardeau de la preuve de la non-répercussion des surcoûts à ses clients reviendrait à exiger d’elle une preuve négative, ou établirait une présomption selon laquelle les surcoûts auraient été répercutés, qui ne serait pas conforme au droit de l’Union européenne. Au demeurant, il ne résulte pas de l’instruction que les tarifs pratiqués par la SNCF et les subventions qu’elle a obtenues de la part de l’Etat ont eu pour effet de compenser les surcoûts imputables au cartel. Enfin, l’indemnisation d’un préjudice imputable à l’existence d’une faute n’est pas assimilable à la création d’une aide d’Etat illégale. Dès lors, le moyen tiré de ce que la SNCF ne peut se prévaloir d’un quelconque préjudice doit être écarté.

En ce qui concerne la période de responsabilité :

24. Si la Commission européenne a découvert un certain nombre d’indices révélant que le cartel reconstitué après la Seconde Guerre mondiale fonctionnait lors de l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1958, des règles de concurrence de la Communauté économique européenne et pendant les années 70 et le début des années 80, elle a décidé de limiter la procédure d’infraction à la période comprise entre octobre 1988 et décembre 1999, au cours de laquelle elle a recueilli de très nombreux éléments de preuve concernant une série ininterrompue de réunions régulières et d’autres types de contacts. La responsabilité des sociétés membres du cartel et de leurs filiales est donc engagée au cours de la période d’existence du cartel. En revanche, si la SNCF ne fournit pas d’éléments suffisamment précis pour allonger cette période de responsabilité au-delà de la date de démantèlement du cartel en raison du caractère pluriannuel des contrats signés avec ses fournisseurs qu’elle n’a pas pu résilier avant d’avoir la certitude de l’existence d’un cartel à travers la décision de la commission européenne.



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En ce qui concerne la prise en compte de « l’effet d’ombrelle » :

25. La CJUE a jugé, notamment par sa décision du 5 juin 2014, Kone AG et autres, n° C-557-12, que « l’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une interprétation et à une application du droit interne d’un Etat membre qui consiste à exclure de manière catégorique, pour des motifs juridiques, que des entreprises participant à une entente répondent sur le plan civil de dommages résultant de prix qu’une entreprise ne participant pas à cette entente a fixés, en considération des agissements de ladite entente, à un niveau plus élevé que celui qui aurait été appliqué en l’absence d’entente ».

26. En l’espèce, la Commission européenne a relevé, notamment au point 120 de sa décision, que « les prix du barème étaient calculés, convenus et actualisés au moins une fois par an pour tous les pays, les principaux types de produits couverts et la plupart des types de clients, y compris les… sociétés de transports publics » et au point 281 que « Les arrangements anticoncurrentiels du cartel ont de toute évidence été mis en œuvre pendant toute la période couverte par l’infraction. Etant donné la longueur de cette période et le fait que les entreprises en question contrôlaient ensemble plus de 90 % du marché de l’EEE, il ne fait aucun doute, selon la Commission, que l’entente a eu des effets anticoncurrentiels réels sur ce marché. Ainsi, des augmentations générales des prix applicables à la grande masse des petits clients ont été convenues et mises en œuvre régulièrement, les sociétés de transports publics ont attribué les marchés à la société dont l’offre avait été manipulée de manière à être légèrement inférieure à celles d’autres parties à l’entente, les clients privés n’ont eu d’autre choix que de s’approvisionner auprès d’un fournisseur prédésigné à un prix prédéterminé, sans que la concurrence puisse jouer, et les tailleurs se sont trouvés dans l’impossibilité d’acheter des blocs, ou seulement à des prix artificiellement élevés, ce qui fait qu’il leur était impossible de livrer efficacement concurrence sur le marché des produits finis ». Par suite, le moyen invoqué par les sociétés défenderesses tiré de ce qu’elles ne sont pas responsables des prix pratiqués par des entreprises extérieures à l’entente doit être écarté.

27. Il résulte de tout ce qui précède que la SNCF est fondée à soutenir que le Tribunal administratif de Paris a méconnu son office en rejetant sa demande d’indemnisation au motif qu’elle ne justifiait pas d’un préjudice financier, réel et certain, directement lié au comportement anticoncurrentiel des sociétés défenderesses dans la mesure où lui appartenait, s’il estimait insuffisants les éléments produits, d’inviter la SNCF à les préciser et, au besoin, d’ordonner une expertise afin d’évaluer les préjudices indemnisables. C’est donc à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande d’indemnisation.

Sur les conclusions aux fins d’expertise :

28. Aux termes de l’article R 621-1 du code de justice administrative : « La juridiction peut, soit d’office, soit sur la demande des parties ou de l’une d’elles, ordonner, avant dire droit, qu’il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision. L’expert peut se voir confier une mission de médiation. Il peut également prendre l’initiative, avec l’accord des parties, d’une telle médiation. Si une médiation est engagée, il en informe la juridiction. Sous réserve des exceptions prévues par l’article L. 213-2, l’expert remet son rapport d’expertise sans pouvoir faire état, sauf accord des parties, des constatations et déclarations ayant eu lieu durant la médiation. ».



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29. Si l’état du dossier, qui comporte notamment l’étude économétrique réalisée par le cabinet Microéconomix versée en appel par la SNCF, permet d’établir l’existence d’un préjudice subi par la SNCF imputable à l’existence du cartel sanctionné par la Commission européenne entre octobre 1988 et décembre 1999, dont la réparation incombe solidairement à l’ensemble des sociétés défenderesses mises en cause par la SNCF, lesquelles appartiennent à l’entente sanctionnée par la Commission européenne ou sont des filiales, il ne permet pas à la Cour d’évaluer avec précision son intégralité. Dès lors, il y a lieu de surseoir à statuer sur ce point et d’ordonner avant dire droit une expertise contradictoire afin de permettre à l’expert d’évaluer les surcoûts subis par la SNCF au cours de la période de responsabilité définie par le présent arrêt, assortis des intérêts au taux légal à compter de la date à laquelle le préjudice est survenu, sur la base d’une estimation par extrapolation des données disponibles concernant ses achats de balais et de bandes d’usure en carbone et graphite pour les pantographes de ses trains, réalisés auprès des sociétés appartenant au cartel, de leurs filiales et d’autres fournisseurs, en comparant les coûts supportés sur ces deux catégories de produits et ceux qui auraient dû l’être en l’absence d’entente. L’expert pourra au cours de cette mission prendre l’initiative d’une médiation, avec l’accord des parties, destiné à évaluer l’indemnité devant être accordée à la SNCF. Si une médiation est engagée, il devra en informer la juridiction.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement du Tribunal administratif de Paris nos 1308641-1301400/3-1 du 1er avril 2014 est annulé.

Article 2 : Il sera, avant de statuer sur l’évaluation du préjudice subi par la SNCF Mobilités et des intérêts, procédé à une expertise dont les caractéristiques sont définies au point 29 du présent arrêt.

Article 3 : L’expert accomplira ses missions dans les conditions prévues aux articles R 621-2 à R 621-14 du code de justice administrative. Il prêtera serment par écrit devant le greffier en chef de la Cour.

Article 4 : L’expert déposera son rapport au greffe de la Cour et en notifiera copie aux parties dans le délai fixé par le président de la Cour dans sa décision le désignant.

Article 5 : Les frais d’expertise sont réservés pour y être statué en fin d’instance.

Article 6 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n’est pas expressément statué par le présent arrêt sont réservés jusqu’à la fin de l’instance.

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Cour administrative d'appel de Paris, 13 juin 2019, n° 14PA02419