CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE JONES ET AUTRES c. ROYAUME-UNI, 14 janvier 2014, 34356/06;40528/06

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Quatrième Section), 14 janv. 2014, n° 34356/06;40528/06
Numéro(s) : 34356/06, 40528/06
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2014
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, n° 61498/08, § 126, CEDH 2010 (extraits)
Asadbeyli et autres c. Azerbaïdjan, nos 3653/05, 14729/05, 20908/05, 26242/05, 36083/05 et 16519/06, § 106, 11 décembre 2012
Catan et autres c. la République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06, § 136, CEDH 2012 (extraits)
Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], n° 28957/95, § 74, CEDH 2002 VI
Cudak c. Lituanie [GC], n° 15869/02, CEDH 2010
Dalban c. Roumanie [GC], n° 28114/95, § 39, CEDH 1999-VI
Manoilescu et Dobrescu c. Roumanie et Russie (déc.), n° 60861/00, CEDH 2005 VI
Fogarty c. Royaume-Uni [GC], n° 37112/97, CEDH 2001 XI (extraits)
Hartman c. République tchèque, n° 53341/99, § 8 in fine, CEDH 2003 VIII (extraits)
Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne (déc.), n° 59021/00, CEDH 2002 X
Kouznetsova c. Russie, n° 67579/01, § 5, 7 juin 2007
Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], n° 33071/96, CEDH 2000 XII
McElhinney c. Irlande [GC], n° 31253/96, CEDH 2001 XI (extraits)
Nada c. Suisse [GC], n° 10593/08, §§ 171-172, CEDH 2012
Oleynikov c. Russie, n° 36703/04, 14 mars 2013
Sabeh El Leil c. France [GC], n° 34869/05, 29 juin 2011
Sabri Güneş c. Turquie [GC], n° 27396/06, § 50, 29 juin 2012
Scoppola c. Italie (n° 2) [GC], n° 10249/03, § 104, 17 septembre 2009
Wallishauser c. Autriche, n° 156/04, 17 juillet 2012
Wallishauser c. Autriche (n° 2), n° 14497/06, 20 juin 2013
Référence au règlement de la Cour : Article 17
Organisations mentionnées :
  • Cour internationale de Justice
  • Cour pénale internationale
  • Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Accès à un tribunal) ; Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale ; Article 6-1 - Accès à un tribunal)
Identifiant HUDOC : 001-140291
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2014:0114JUD003435606
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Sur les parties

Texte intégral

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE JONES ET AUTRES c. ROYAUME-UNI

(Requêtes nos 34356/06 et 40528/06)

ARRÊT

STRASBOURG

14 janvier 2014

DÉFINITIF

02/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.


En l’affaire Jones et autres c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Vincent A. De Gaetano,
Paul Mahoney, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 décembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 34356/06 et 40528/06) dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). L’auteur de la première requête, introduite le 26 juillet 2006, est M. Ronald Grant Jones, un ressortissant britannique né en 1953. Les auteurs de la seconde requête, introduite le 22 septembre 2006, sont M. Alexander Hutton Johnston Mitchell, M. William James Sampson et M. Leslie Walker, des ressortissants britanniques nés respectivement en 1955, 1959 et 1946. M. Sampson a aussi la nationalité canadienne.

2.  M. Jones est représenté par Me G. Cukier, juriste à Londres au sein du cabinet Kingsley Napley LLP. M. Mitchell, M. Sampson et M. Walker, qui ont été admis au bénéfice de l’aide judiciaire, sont représentés par Me T. Allen, juriste à Londres au sein du cabinet Bindmans LLP. Le gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Grainger, du Foreign and Commonwealth Office.

3.  Les requérants voyaient en particulier dans l’octroi de l’immunité en matière civile au Royaume d’Arabie saoudite dans l’affaire concernant M. Jones et aux personnes physiques défenderesses dans les deux affaires une ingérence disproportionnée dans leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention.

4.  Par une décision du 15 septembre 2009, la Cour a communiqué les requêtes au Gouvernement. Elle a décidé en outre de statuer conjointement sur leur recevabilité et sur le fond (article 29 § 1 de la Convention).

5.  The Redress Trust (« REDRESS »), Amnesty International, International Centre for the Legal Protection of Human Rights (Interights) et JUSTICE (« les tiers intervenants ») ont été autorisés par le président de la chambre à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement). Ils ont présenté conjointement des observations écrites.

6.  Les requérants ont demandé une audience mais, le 29 novembre 2011, la chambre a décidé de ne pas en tenir en l’espèce.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Allégations de torture et action formée par M. Jones

7.  Le 15 mars 2001, alors qu’il habitait et travaillait dans le Royaume d’Arabie saoudite, M. Jones fut légèrement blessé lorsqu’une bombe explosa à l’extérieur d’une librairie à Riyad. Il allègue que, le lendemain, il fut sorti de l’hôpital puis irrégulièrement incarcéré par des agents saoudiens pendant soixante-sept jours, au cours desquels il aurait été torturé par un certain lieutenant-colonel Abdul Aziz. Il dit en particulier avoir été frappé à l’aide d’une canne à la paume des mains, aux pieds, aux bras et aux jambes ; giflé et frappé au visage ; pendu par les bras de manière prolongée ; enchaîné aux chevilles ; privé de sommeil et drogué à l’aide de psychotropes.

8.  M. Jones regagna le Royaume-Uni, où un examen médical conclut qu’il avait subi des blessures cadrant avec son récit et où on diagnostiqua chez lui un grave trouble de stress post-traumatique.

9.  Le 27 mai 2002, M. Jones introduisit devant la High Court une action contre « le ministère de l’Intérieur du Royaume d’Arabie saoudite » et le lieutenant-colonel Abdul Aziz, demandant réparation notamment pour des faits de torture. Dans l’exposé de sa demande, il qualifia le lieutenant-colonel Abdul Aziz de serviteur ou d’agent de l’Arabie saoudite. L’introduction de l’action fut signifiée à cet État par le biais de ses solicitors d’alors, mais ceux-ci indiquèrent clairement ne pas avoir qualité pour accepter cette signification au nom du lieutenant-colonel Abdul Aziz.

10.  Le 12 février 2003, l’Arabie saoudite demanda la radiation de l’action au motif qu’elle, ses serviteurs et ses agents avaient droit à l’immunité et que les juridictions anglaises étaient incompétentes. M. Jones demanda la permission de signifier l’action au lieutenant-colonel Abdul Aziz par un autre procédé. Dans un jugement rendu le 30 juillet 2003, un Master (juge procédural) de la High Court dit que l’Arabie saoudite avait droit à l’immunité prévue par l’article 1 § 1 de la loi de 1978 sur l’immunité des États (paragraphe 39 ci-dessous). Il ajouta que le lieutenant-colonel Abdul Aziz avait lui aussi droit à la même immunité et refusa la permission de lui signifier l’action par un autre procédé. M. Jones saisit la Cour d’appel.

B.  Allégations de torture faites par M. Mitchell, M. Sampson et M. Walker et actions formées par eux

11.  M. Mitchell et M. Sampson furent arrêtés à Riyad en décembre 2000 ; M. Walker y fut arrêté en février 2001. Ces requérants allèguent tous les trois avoir subi en détention des actes de torture prolongés et systématiques et avoir notamment été frappés aux pieds, aux bras, aux jambes et à la tête, et privés de sommeil. M. Sampson se dit victime d’un viol anal. Ils furent libérés et regagnèrent le Royaume-Uni le 8 août 2003. Pour chacun d’eux, un rapport médical conclut qu’ils avaient subi des blessures cadrant avec leurs récits.

12.  Ces trois requérants décidèrent de former devant la High Court une action contre les quatre personnes qu’ils estimaient responsables : deux policiers, le directeur adjoint de la prison où ils avaient été détenus et le ministre de l’Intérieur, qui selon eux avait cautionné la torture. Ils demandèrent donc la permission de signifier l’introduction de l’action à ces quatre personnes hors du ressort juridictionnel. Le 18 février 2004, le même Master qui avait été saisi de l’action introduite par M. Jones rejeta cette demande, s’appuyant sur la décision qu’il avait antérieurement rendue dans le cas de M. Jones. Reconnaissant cependant avoir pu bénéficier d’arguments plus étoffés que dans le cadre de l’introduction de l’action formée par M. Jones, il dit ceci :

« (...) [s]i la demande dont je suis saisi était inédite, c’est-à-dire si je n’avais pas auparavant tranché l’affaire Jones (...), j’aurais été tenté d’accorder l’autorisation de signification hors ressort parce qu’il me semble que, au vu des arguments, des réponses s’imposent de la part de ces défendeurs sur la question de la compétence des tribunaux à leur égard ».

13.  Avec l’autorisation du Master, les requérants formèrent un recours devant la Cour d’appel.

C.  L’arrêt de la Cour d’appel

14.  La jonction des deux affaires fut prononcée et, le 28 octobre 2004, la Cour d’appel publia son arrêt. Elle rejeta à l’unanimité le recours formé par M. Jones contre la décision du Master refusant l’autorisation de signification hors ressort de l’action à l’Arabie saoudite. Cependant, elle donna gain de cause aux demandeurs pour ce qui est du refus d’autorisation de signification de l’action aux personnes physiques défenderesses.

15.  Sur l’immunité de l’Arabie saoudite, Lord Justice Mance, rejoint par Lord Phillips et Lord Justice Neuberger, refusa de s’écarter de la décision rendue par la Cour dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, CEDH 2001‑XI). Il jugea en outre que l’article 14 § 1 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« la Convention contre la torture ») (paragraphe 63 ci-dessous), qui oblige les États parties à garantir que toute victime d’un acte de torture obtienne réparation, ne pouvait être interprété comme imposant à l’État d’ouvrir des voies de droit contre de tels faits lorsque ceux-ci sont commis par un autre État sur le territoire de celui-ci.

16.  Sur l’immunité des personnes physiques défenderesses, Lord Justice Mance prit en compte la jurisprudence des tribunaux du Royaume-Uni et d’autres juridictions reconnaissant l’immunité d’État ratione materiae aux actes des agents de l’État. Il constata cependant qu’aucune des affaires en cause n’avait pour objet un comportement susceptible de sortir de l’exercice en bonne et due forme d’un pouvoir souverain ou d’être qualifié de crime international et encore moins de torture systématique. Il estima que la définition de la torture donnée à l’article premier de la Convention contre la torture, qui précise que celle-ci doit être infligée « par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite » (paragraphe 59 ci-dessous), ne faisait pas échec aux prétentions des demandeurs :

« 71.  (...) Il semble douteux que l’expression « agissant à titre officiel » nuance l’expression « agent de la fonction publique ». Les différents types de buts dans lesquels toute douleur ou souffrance doit être infligée (...) sembleraient représenter une limitation suffisante lorsqu’il s’agit d’un agent de la fonction publique. Quoi qu’il en soit, la condition que la douleur ou la souffrance doit être infligée par un agent de la fonction publique ne fait rien de plus à mes yeux que préciser l’auteur et le contexte officiel dans lequel celui-ci doit agir. Elle ne prête pas aux actes de torture eux-mêmes le moindre caractère ni la moindre nature officiels ou étatiques et elle ne veut pas dire qu’en infliger puisse de quelque manière que ce soit être regardé comme une fonction officielle ni qu’un agent auteur d’actes de ce type puisse passer pour représenter l’État lorsqu’il les inflige. Elle ne signifie pas pour autant que l’agent auteur des méfaits puisse bénéficier du voile de l’immunité de l’État (...) Toute l’idée de la Convention contre la torture est de souligner la responsabilité individuelle des agents de l’État à raison d’actes de torture. »

17.  Lord Justice Mance jugea indifférent que, dans l’exposé de sa demande, M. Jones eût qualifié le lieutenant-colonel Abdul Aziz de « serviteur ou agent » de l’Arabie saoudite. Il refusa en outre de reconnaître que les différences générales entre le droit pénal et le droit civil justifiassent une application différente de l’immunité selon l’un ou l’autre des domaines. Il releva que, dans son arrêt Pinochet (no 3) (paragraphes 44-56 ci‑dessous) la Chambre des lords avait estimé qu’un agent de l’État commettant à titre officiel des actes de torture à l’étranger ne jouissait pas de l’immunité pénale. Il ajouta qu’il était difficile de voir en quoi un procès civil contre l’agent présenté comme tortionnaire pouvait passer pour une plus forte ingérence dans les affaires intérieures d’un État étranger qu’un procès pénal contre la même personne. Il estima en outre incongru que, dans l’hypothèse où le tortionnaire allégué relèverait de la juridiction de l’État du for et où il serait poursuivi sur la base de l’article 5 § 2 de la Convention contre la torture (paragraphe 62 ci-dessous) sans pouvoir prétendre à une immunité, la victime des méfaits allégués ne pouvait engager aucune action au civil. Il jugea enfin que rien ne permettait de supposer que, en matière civile, un État puisse être condamné à endosser la responsabilité de l’un de ses agents reconnu comme l’auteur de tortures systématiques ou à lui prêter un quelconque concours.

18.  Lord Justice Mance estima préférable que la faculté de poursuivre une action contre une personne devant les juridictions anglaises reposât non pas sur l’existence ou non d’une immunité mais sur l’opportunité ou non pour elles d’exercer leur compétence. Il jugea qu’un certain nombre d’éléments devaient être pris en compte dans l’examen de cette question, notamment la sensibilité des questions soulevées et le pouvoir général pour les juridictions anglaises de se déclarer incompétentes au motif que l’Angleterre n’est pas le for approprié pour le litige.

19.  Pesant l’effet de l’article 6, Lord Justice Mance constata d’importantes différences entre un État demandant une immunité ratione personae, comme dans l’affaire précitée Al-Adsani, et un État demandant une immunité ratione materiae pour l’un de ses agents, comme dans les présentes affaires. Il jugea tout d’abord impossible de dégager le moindre principe international établi habilitant l’État à demander l’immunité lorsque l’un de ses agents, et non lui-même, son chef ou ses diplomates, est mis en cause. Il estima que la législation et la jurisprudence des États-Unis (paragraphes 112-125 ci-dessous), clairement en défaveur d’un tel principe, allaient en sens contraire. Sur les éléments produits par le conseil du Gouvernement pour prouver l’existence d’une pratique établie, il releva que la jurisprudence qu’il avait citée auparavant portait soit sur l’immunité de l’État lui-même soit sur l’immunité de certains de ses agents pour des méfaits allégués sans rapport, de par leur nature ou leur gravité, avec le crime international de torture systématique. Il rappela les propos des juges Higgins, Kooijmans et Buergenthal dans leur opinion individuelle jointe à l’arrêt rendu par la Cour internationale de justice (CIJ) en l’affaire du Mandat d’arrêt (paragraphes 84-85 ci-dessous), confirmant selon lui l’inexistence d’une pratique internationale établie en la matière.

20.  Lord Justice Mance expliqua que dès lors que, en vertu de l’article 14 de la Convention contre la torture, un État a créé une voie de recours interne pour les actes de torture perpétrés sur son territoire, les juridictions d’autres États pouvaient être censées refuser d’exercer leur compétence. Il ajouta cependant que, lorsqu’il n’existe aucune voie de recours adéquate sur le territoire de l’État où les actes de torture systématiques ont été perpétrés, il pouvait être jugé disproportionné de rejeter systématiquement les recours devant les juridictions civiles d’un autre État. Il estima que, si une juridiction étrangère devait se garder de statuer à la légère sur des questions qui relèvent des affaires intérieures d’un autre État, il existait de nombreuses circonstances, en particulier dans le domaine des droits de l’homme, où les juridictions nationales étaient appelées à apprécier et à se prononcer sur la position ou le comportement d’un État étranger.

21.  Lord Justice Mance conclut que donner plein effet à la demande d’immunité ratione materiae formulée par un État étranger à l’égard de l’un de ses agents présenté comme l’auteur d’actes de torture systématiques pouvait vider de toute portée réelle le droit d’accès à un tribunal découlant de l’article 6 si la victime de tels actes n’a aucune perspective de recours sur le territoire de cet État. Il fit donc droit au recours formé par les demandeurs contre les personnes physiques défenderesses et autorisa la poursuite des débats à ce sujet, concluant ceci :

« 96. (...) [I]l me semble que, lorsque sont allégués des actes de torture systématiques, toute conception absolue de l’immunité doit à tout le moins céder la place à une approche plus nuancée et proportionnée. En l’état, au vu des dispositions de la [Convention européenne des droits de l’homme], il suffit de dire dans le cadre du présent recours que, indépendamment de ce que les questions se rapportant à une immunité d’État soient considérées ou non comme théoriquement distinctes de celles se rapportant à la compétence en droit anglais, il faut statuer conjointement sur les questions de la possibilité, de l’opportunité et de la proportionnalité de l’exercice de la compétence. Cette conclusion s’explique par l’importance attachée dans le monde actuel, ainsi que dans la doctrine et la jurisprudence de droit international d’aujourd’hui, à la reconnaissance et à la positivité des droits de l’homme individuels. Elle s’articule harmonieusement avec la situation déjà constatée en matière pénale. Elle satisfait à notre obligation découlant de l’article 6 de [la Convention] de ne pas refuser l’accès à nos tribunaux dans des circonstances où il serait opportun par ailleurs d’exercer la compétence en application de principes de droit interne en la matière, sauf si le refuser [était] conforme à un but légitime et proportionné (...) »

22.  Dans son jugement concordant, Lord Phillips partagea les conclusions de Lord Justice Mance à l’égard tant des demandes dirigées contre l’Arabie saoudite que de celles dirigées contre les personnes physiques défenderesses. Il considéra en particulier que l’arrêt Pinochet (no 3) (paragraphes 44-56 ci-dessous) avait démontré que la torture ne pouvait plus relever des fonctions officielles d’un agent de l’État. Il s’ensuivait selon lui que, dans le cas d’une action au civil formée contre des individus pour des actes de torture lorsque l’État jouissait d’une immunité juridictionnelle, rien ne permettait de dire que la responsabilité de l’État du fait de ses agents pût être engagée : c’est la responsabilité personnelle de ces individus, et non celle de l’État, qui était alors en cause.

23.  Voici ce qu’il dit au sujet de l’approche suivie par la Cour :

« 134.  Si la Grande Chambre avait été saisie d’une affaire où l’immunité d’État avait été demandée dans le cadre d’actions formées contre des individus, je ne pense pas qu’une majorité aurait conclu à une restriction légitime au droit d’accès à un tribunal sur le terrain de l’article 6 § 1. Si la Cour avait fait siennes les conclusions qui sont les nôtres dans le cadre du présent recours, elle aurait dit qu’aucune règle reconnue de droit international public ne conférait pareille immunité. Si elle avait conclu à l’existence d’une telle règle, je pense qu’elle aurait vraisemblablement dit qu’il n’aurait pas été proportionné de l’appliquer de manière à faire échec à des actions au civil dirigées contre des personnes physiques. »

D.  L’arrêt de la Chambre des lords

24.  L’Arabie saoudite forma devant la Chambre des lords un pourvoi contre la décision de la Cour d’appel à l’égard des personnes physiques défenderesses et M. Jones en fit de même contre la décision de la Cour d’appel à l’égard de ses griefs dirigés contre l’Arabie saoudite elle-même. Par un arrêt rendu le 14 juin 2006, la Chambre des lords, à l’unanimité, donna gain de cause à l’Arabie saoudite et rejeta le pourvoi formé par M. Jones.

25.  Lord Bingham considéra qu’il existait au Royaume-Uni et ailleurs une « abondance de précédents » montrant que l’État pouvait prétendre à l’immunité pour ses serviteurs ou agents et que le droit de l’État à l’immunité ne pouvait être contourné en assignant ces derniers à sa place. Il ajouta que, dans certains cas limites, il pouvait y avoir des doutes sur le point de savoir si le comportement d’une personne, fût-elle serviteur ou agent, était suffisamment lié à l’État pour permettre à ce dernier de demander que ce comportement fût couvert par l’immunité. Il estima cependant qu’il ne s’agissait pas en l’espèce de cas limites. Il constata que le lieutenant-colonel Abdul Aziz était assigné en sa qualité de serviteur ou d’agent de l’Arabie saoudite et que rien n’indiquait qu’il n’eût pas agi dans l’exercice, délibéré ou non, de ses fonctions. Il nota également que les quatre défendeurs dans la seconde affaire étaient des agents de la fonction publique et que les faits dénoncés avaient été commis dans des bâtiments de l’État au cours d’une procédure d’interrogatoire.

26.  Par ailleurs, s’appuyant sur le projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (« le projet d’articles sur la responsabilité de l’État » ; paragraphes 107-109 ci-dessous), Lord Bingham dit ceci : « le droit international n’exige pas, comme condition au droit pour l’État d’exercer son immunité pour le comportement de ses serviteurs ou agents, que ces derniers aient agi conformément à ses instructions ou à son autorité ». Selon lui, que ce comportement fût illégal ou répréhensible n’était pas en soi un motif de refus d’immunité.

27.  Lord Bingham expliqua que, pour pouvoir obtenir gain de cause sur le terrain de la Convention, il y avait trois critères à satisfaire. Le premier d’entre eux était qu’il fallait démontrer que l’octroi de l’immunité rendait applicable l’article 6 de la Convention, ce que Lord Bingham était disposé à présumer compte tenu de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire précitée Al‑Adsani. Le deuxième était qu’il fallait démontrer que l’octroi de l’immunité empêchait les demandeurs d’accéder à un tribunal, ce dont Lord Bingham était manifestement convaincu. Le troisième était qu’il fallait démontrer que la restriction ne poursuivait aucun objectif légitime et était disproportionnée.

28.  Lord Bingham écarta la thèse des requérants refusant de voir dans la torture un acte de nature étatique ou officielle, au motif que l’article premier de la Convention contre la torture précisait que la torture devait être infligée par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou avec son consentement tacite (paragraphe 59 ci-dessous). Bien que les demandeurs eussent cité bon nombre de précédents faisant autorité démontrant que, en matière d’immunité, les tribunaux des États-Unis estimaient que les actes d’un agent de l’État n’étaient pas accomplis à titre officiel s’ils étaient contraires à une interdiction relevant du jus cogens, Lord Bingham ne jugea pas nécessaire de les examiner car selon lui leur importance se limitait à ce qu’ils exprimaient des principes communément partagés et observés parmi les autres nations. Il rappela cependant que, comme l’avaient dit les juges Higgins, Kooijmans et Buergenthal dans leur opinion individuelle jointe à l’arrêt en l’affaire du Mandat d’arrêt, la démarche « unilatérale » des États-Unis « n’a[vait] pas d’une manière générale suscité l’approbation des États » (paragraphe 84 ci-dessous).

29.  Sur l’invocation par les demandeurs de la recommandation du Comité des Nations unies contre la torture du 7 juillet 2005 concernant le Canada, des observations faites par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans son jugement Furundžija, et de l’arrêt de la Cour de cassation italienne dans l’affaire Ferrini c. Allemagne (voir, respectivement, les paragraphes 66, 82 et 140 ci-dessous), Lord Bingham ne vit qu’une moindre autorité dans la première, qu’un obiter dictum dans les deuxièmes et qu’un exposé inexact du droit international dans le troisième.

30.  Lord Bingham distingua quatre arguments avancés par l’Arabie saoudite qui, selon lui, étaient « irrésistibles pris ensemble ». Premièrement, vu la conclusion tirée par la CIJ dans l’affaire du Mandat d’arrêt, il estima que les demandeurs devaient accepter que l’immunité d’État ratione personae pouvait être réclamée pour un ministre des Affaires étrangères en exercice accusé de crimes contre l’humanité et que, dès lors, l’interdiction de la torture ne l’emportait pas de plein droit sur toutes les autres règles de droit international. Deuxièmement, il considéra que l’article 14 de la Convention contre la torture ne donnait aucune compétence universelle en matière civile. Troisièmement, il ne vit dans la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens (paragraphes 75 à 80 ci-dessous) aucune exception à l’immunité en matière civile pour les actes de torture, relevant que, si une telle exception avait été envisagée par un groupe de travail de la Commission du droit international, elle n’avait pas été acceptée (paragraphe 79 ci-dessous). Il fit remarquer sur ce point que, bien qu’ils eussent critiqué cette convention parce qu’elle ne prévoyait aucune exception en matière de torture, certains commentateurs avaient néanmoins reconnu que ce domaine du droit international était « en évolution constante » et qu’il n’existait aucun consensus international en faveur d’une telle exception. Enfin, rien ne prouvait à ses yeux que les États eussent reconnu ou donné effet à une quelconque obligation internationale d’exercer une compétence universelle dès lors qu’est alléguée une violation de normes impératives du droit international, ni qu’il existât un consensus judiciaire ou doctrinal en faveur d’une telle obligation. Pour ces raisons, Lord Bingham confirma le rejet par la Cour d’appel de l’action formée par M. Jones contre l’Arabie saoudite.

31.  S’agissant des personnes physiques défenderesses, Lord Bingham estima indéfendable la conclusion de la Cour d’appel sur les griefs de torture. Il jugea que cette dernière s’était écartée à tort de la position qu’elle avait antérieurement adoptée dans l’affaire Propend, où elle avait assimilé le fait d’un agent de l’État au fait de l’État lui-même (paragraphes 42-43 ci‑dessous). Il expliqua :

« 30.  (...) Ce revirement ne repose sur aucun principe. Un État ne peut agir que par le biais de ses serviteurs et agents : les actes accomplis par ces derniers à titre officiel sont ceux de l’État et l’immunité que l’État peut invoquer à leur égard est essentielle au principe de l’immunité d’État. Cette erreur a conduit à la conclusion que le Royaume jouissait d’une immunité, de même que le ministère de l’Intérieur en tant qu’organe de cet État, mais pas le ministre de l’Intérieur (le quatrième défendeur dans la seconde action), une anomalie particulièrement frappante. »

32.  Lord Bingham expliqua que cette première erreur avait conduit la Cour d’appel à en commettre une seconde : sa conclusion qu’une action au civil contre un tortionnaire ne mettait pas directement en cause l’État d’une manière plus critiquable qu’en matière pénale. Il fit observer ceci :

« 31.  (...) L’État n’est pénalement responsable ni en droit international ni en droit anglais et ne peut donc directement être mis en cause dans une procédure pénale. Les poursuites contre l’un de ses serviteurs ou agents pour des actes de torture, au sens de l’article premier de la Convention contre la torture, se fonde sur une exception expresse à la règle de principe de l’immunité. Il est toutefois évident qu’une action au civil formée contre des personnes physiques tortionnaires à raison d’actes de torture perpétrés à titre officiel met bel et bien indirectement l’État en cause puisque ces actes lui sont imputables. Permettre à de telles actions contre des personnes physiques d’être introduites et couronnées de succès heurterait manifestement les intérêts du Royaume, quand bien même celui-ci ne serait pas une partie désignée. »

33.  Pour Lord Bingham, ces deux erreurs étaient dues à une mauvaise interprétation de l’arrêt Pinochet (no 3) (paragraphes 44-56 ci‑dessous), dont la portée se limiterait au domaine pénal. La distinction entre la procédure pénale (qui est l’objet de la compétence universelle) et la procédure civile (qui ne l’est pas) était selon lui « fondamentale » et ne pouvait être « occultée ».

34.  Enfin, Lord Bingham constata que la Cour d’appel avait conclu que la compétence pouvait être régie par « l’usage approprié ou le développement de principes d’appréciation souveraine ». Il y vit une dénaturation de la substance de l’immunité d’État. Selon lui, lorsqu’elle était applicable, l’immunité d’État était une fin de non-recevoir et soit l’État jouissait d’une immunité devant les juridictions étrangères soit il n’en jouissait pas, si bien qu’il n’y avait matière à l’exercice d’une appréciation souveraine.

35.  Lord Hoffmann, s’associant à la décision, considéra qu’il n’y avait pas de conflit automatique entre l’interdiction de la torture tirée du jus cogens et les règles en matière d’immunité d’État : celle-ci était selon lui une règle de procédure et, en réclamant l’immunité, l’Arabie saoudite cherchait non pas à justifier la torture mais simplement à s’opposer à la compétence des juridictions anglaises pour déterminer si elle avait recouru ou non à la torture. Il s’appuya sur l’observation faite par Me Hazel Fox QC (The Law of State Immunity, Oxford University Press, 2004, p. 525), selon laquelle l’immunité d’État « ne contrevient pas à une interdiction tirée d’une règle de jus cogens mais se contente de renvoyer tout manquement à celle-ci à un autre mode de règlement ». Pour Lord Hoffmann, un conflit ne pouvait naître que si l’interdiction de la torture s’accompagnait d’une règle procédurale connexe qui, par exception à l’immunité d’État, donnait à un État compétence en matière civile à l’égard des autres États. À l’instar de Lord Bingham, il releva que les précédents cités ne permettaient pas d’établir l’existence d’une telle règle en droit international.

36.  Sur l’application de l’immunité d’État aux personnes physiques défenderesses, Lord Hoffmann indiqua que, pour établir que l’octroi de l’immunité à un agent de l’État viole le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention, il est nécessaire, comme avec l’immunité de l’État lui-même, de démontrer que le droit international n’impose pas d’accorder l’immunité civile aux agents accusés d’actes de torture. Il constata une nouvelle fois qu’il était impossible de relever pareille exception dans un traité. Après avoir examiné en détail les modalités de mise en jeu de la responsabilité de l’État du fait de ses agents en droit international, il conclut qu’il était clair que cette responsabilité ne serait engagée que si l’un de ses agents, « se prévalant d’une compétence », torturait un ressortissant d’un autre État, que les actes fussent licites et autorisés ou non. Il exposa :

« 78.  (...) Dire, pour les besoins de l’immunité d’État, que [l’agent] n’agissait pas à titre officiel conduirait à un hiatus entre les règles de responsabilité et les règles d’immunité.

79.  De plus, en matière de torture, il y aurait un hiatus encore plus fort entre la Convention contre la torture et les règles d’immunité s’il fallait juger que le même acte est officiel pour les besoins de la définition de la torture mais ne l’est pas pour les besoins de l’immunité (...) »

37.  Lord Hoffmann jugea insatisfaisante la conclusion de Lord Justice Mance selon laquelle la définition de la torture donnée dans la Convention contre la torture ne prêtait pas le moindre caractère officiel aux actes de torture eux-mêmes :

« 83.  (...) Les actes de torture sont soit des actes officiels soit ne le sont pas. La Convention contre la torture ne leur « prête » aucun caractère officiel : il faut au préalable qu’ils aient été commis à titre officiel pour entrer dans le champ d’application de la Convention. Et s’ils l’ont suffisamment été pour y entrer, je ne vois pas pourquoi ils ne l’auraient pas suffisamment été pour faire jouer l’immunité. »

38.  Lord Hoffmann jugea également inopportune la conception qu’avait la Cour d’appel de l’exercice de la compétence, au motif que l’immunité d’État était une restriction non pas imposée par celui-ci mais « par le droit international sans distinction entre un État ou un autre ». Il conclut qu’il aurait été « on ne peut plus injuste que le pouvoir judiciaire puisse décider d’autoriser une enquête sur des allégations de torture contre les agents d’un État étranger mais pas contre ceux d’un autre ».

II.  ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE INTERNES

A.  La loi de 1978 sur l’immunité des États

39.  La partie I de la loi sur l’immunité de l’État de 1978 traite de l’étendue de l’immunité de l’État en matière civile. En voici l’article 1 :

« 1.  1)  L’État jouit de l’ immunité devant les cours et tribunaux du Royaume-Uni sauf dans les cas visés aux dispositions suivantes de la présente partie de la loi.

2)  Les tribunaux donneront effet à l’immunité conférée par le présent article quand bien même l’État ne comparaîtrait pas dans l’action en cause. »

40.  Le reste de la partie I énonce les exceptions à l’immunité, notamment : l’acceptation de la compétence (article 2) ; les transactions et contrats commerciaux exécutoires au Royaume-Uni (article 3) ; les contrats de travail (article 4) ; les dommages aux personnes et aux biens « causés par une action ou une omission au Royaume-Uni » (article 5) ; la propriété, la possession et l’usage de biens (article 6) ; les brevets et marques déposées (article 7) ; la détention de parts sociales (article 8) ; l’arbitrage (article 9) ; les bateaux utilisés à des fins commerciales (article 10) ; la taxe sur la valeur ajoutée et les droits de douane (article 11).

41.  L’article 14 de la loi dispose :

« 14.  1.  Les immunités et privilèges conférés par la présente partie de la loi s’appliquent à tout État étranger et à tout État du Commonwealth autre que le Royaume-Uni et, par « État » il faut aussi entendre

a)  le souverain ou chef de l’État en sa qualité officielle ;

b)  le gouvernement de cet État ;

c)  tout organe de ce gouvernement,

mais non une entité distincte des organes exécutifs du gouvernement et ayant capacité à ester en justice (ci-après « l’entité séparée »).

2.  Une entité séparée jouit d’une immunité juridictionnelle au Royaume-Uni si et seulement si

a)  l’action en justice a pour objet un acte commis par elle dans l’exercice de prérogatives de puissance publique et

b)  l’État aurait joui d’une immunité au vu des circonstances. »

B.  Propend Finance Pty Ltd v. Sing and another (1997) 111 ILR 611 (« l’affaire Propend »)

42.  Dans l’affaire Propend, la Cour d’appel d’Angleterre et du pays de Galles examina l’applicabilité de la loi de 1978 au chef de la police fédérale australienne. Elle estima que le défendeur jouissait de l’immunité d’État, indiquant ceci :

« La protection offerte à l’État par la loi de 1978 serait compromise si ses employés [ou] agents (...) pouvaient être assignés individuellement pour des questions relevant des activités d’État pour lesquelles l’État qu’ils servent jouit d’une immunité. L’article 14 § 1 doit être interprété comme accordant aux personnes physiques employées par un État étranger ou agents de celui-ci une protection sous le même voile que celui qui protège l’État lui-même. »

43.  La Cour d’appel releva que cette conclusion trouvait un large appui dans les juridictions du Commonwealth et étrangères, citant des affaires allemandes, canadiennes et américaines.

C.  Regina v. Bow Street Metropolitan Stipendiary Magistrate and Others, ex parte Pinochet Ugarte (No. 3) [2000] 1 AC 147 (« l’affaire Pinochet (no 3) »)

44.  L’affaire Pinochet (no 3) concernait une demande formulée par l’Espagne tendant à l’extradition du territoire britannique du sénateur Augusto Pinochet afin qu’il fût jugé pour des crimes, notamment des actes de torture, perpétrés principalement au Chili à l’époque où il en était le chef d’État. M. Pinochet ainsi que le gouvernement chilien soutenaient qu’il jouissait d’une immunité ratione materiae à l’égard des infractions alléguées. La Chambre des lords rendit son arrêt en mars 1999, jugeant à l’unanimité que le défendeur ne jouissait d’aucune immunité pénale s’agissant des chefs de torture.

45.  Lord Browne-Wilkinson observa que, s’il fallait refuser au défendeur le droit à l’immunité à raison d’actes de torture, ce serait la première fois qu’une juridiction interne refuserait d’octroyer l’immunité à un ancien chef d’État au motif que certains crimes internationaux échappaient à toute immunité pénale. Il expliqua que la Convention contre la torture était censée créer un système international interdisant tout refuge aux tortionnaires. Il jugea importants les points suivants : 1) la « torture » sur ce terrain ne pouvait être que celle commise par un agent de la fonction publique ou par une autre personne agissant à titre officiel, ce qui incluait le chef de l’État ; 2) l’ordre d’un supérieur n’était pas un moyen de défense ; 3) il existait une compétence universelle en matière pénale ; 4) aucune disposition expresse ne régissait l’immunité de l’État ; 5) le Chili, l’Espagne et le Royaume-Uni étaient tous parties à la Convention et donc liés par ses dispositions.

46.  Il en vint ainsi aux faits de l’espèce :

« La question qui se pose ensuite est celle de savoir si la torture d’État qu’aurait instaurée M. Pinochet (à la supposer avérée) constitue un acte commis par celui-ci dans le cadre de ses fonctions officielles de chef d’État. Il ne suffit pas de dire que perpétrer un crime ne saurait relever des fonctions d’un chef d’État. Il se peut qu’un fait délictueux au regard du droit interne soit néanmoins commis à titre officiel et fasse donc jouer l’immunité ratione materiae. Une analyse plus poussée s’impose. »

47.  Lord Browne-Wilkinson estima qu’il y avait de bonnes raisons de dire que l’exécution d’actes de torture, tels que définis dans la Convention contre la torture, ne pouvait être une fonction d’État, même s’il doutait que, avant l’entrée en vigueur de cet instrument, l’existence d’un crime international de torture relevant du jus cogens fût suffisante pour justifier la conclusion que l’instauration d’une torture d’État n’était pas assimilable, à des fins d’immunité, à l’exécution d’une fonction officielle. Il poursuivit :

« (...) Ce n’est que lorsqu’il existera une certaine forme de compétence universelle pour la répression du crime de torture que l’on pourra réellement parler de crime international dans le sens entier du terme. Mais, à mon avis, la Convention contre la torture prévoit ce qui manquait : une compétence universelle partout dans le monde. De plus, elle impose à tous ses États parties d’interdire et de bannir la torture (article 2). Comment pourrait-il exister en droit international une fonction officielle consistant à faire quelque chose que le droit international lui-même prohibe et réprime ? »

48.  Lord Browne-Wilkinson considéra qu’assimiler l’instauration d’un régime de torture à une fonction d’État donnant lieu à une immunité ratione materiae produirait des résultats bizarres. Il expliqua que, puisqu’une telle immunité s’étendrait à tous les agents de l’État participant à l’exercice de fonctions d’État et que le crime international de torture en vertu de la Convention contre la torture ne pourrait être commis que par un agent ou toute autre personne agissant à titre officiel, tous les tortionnaires jouiraient de l’immunité. Il estimait dès lors qu’il n’y avait aucune possibilité hors du territoire chilien de poursuivre avec succès la partie défenderesse pour des actes de torture tant que ce pays ne serait pas disposé à renoncer à son immunité. Il en conclut :

« (...) Ainsi, tout le schéma élaboré donnant compétence universelle en matière d’actes de torture commis par des agents de l’État avorterait et l’un des buts principaux de la Convention contre la torture – mettre en place un système où il n’y aurait aucun refuge pour les tortionnaires – serait contrecarré. À mon sens, tous ces éléments pris ensemble montrent que la notion d’immunité continue pour les anciens chefs d’État n’est pas conforme aux dispositions de la Convention contre la torture. »

49.  Lord Hope of Craighead se pencha sur la question de savoir si la notion de fonction officielle englobait les actes de même nature que ceux allégués dans cette affaire, c’est-à-dire des actes non pas privés mais commis dans l’exercice de fonctions d’État. Il dit ceci :

« (...) Je pense que la réponse à cette question est bien établie en droit international coutumier. Le critère consiste à rechercher s’il s’agit d’actes privés ou d’actes d’État accomplis dans l’exercice des prérogatives du chef de l’État. Il faut rechercher si l’acte a été accompli dans l’intérêt de l’État, c’est-à-dire s’il a été commis au profit ou pour la gratification de son auteur, ou pour le compte de l’État (...) Le fait qu’un acte accompli pour le compte de l’État ait impliqué un comportement de nature délictueuse n’écarte pas l’immunité (...)

On peut affirmer que commettre des actes de nature délictueuse au regard des lois et de la Constitution de son propre État ou au regard du droit international coutumier ne relève pas des fonctions d’un chef d’État. Cela dit, j’estime inapproprié du point de vue des principes d’aborder ainsi la question. Le principe de l’immunité ratione materiae s’applique à tout acte accompli par le chef d’État dans l’exercice des prérogatives de puissance publique. La finalité de ces actes les protège de tout examen plus poussé. Le droit international coutumier ne reconnaît à ce principe que deux exceptions. La première concerne les faits délictueux commis par un chef d’État en se prévalant d’une compétence relevant de cette qualité mais qui, en réalité, ne visent que son plaisir ou son bénéfice (...) La seconde concerne les actes dont l’interdiction en droit international a acquis valeur de jus cogens. »

50.  Lord Hope conclut que, depuis l’adoption de la Convention contre la torture, plus aucun État signataire de celle-ci ne peut invoquer l’immunité ratione materiae en cas d’allégation d’actes de torture systématiques ou généralisés, constitutifs d’un crime international, commis postérieurement. Il expliqua :

« Je n’y vois là aucun cas de renonciation. Je ne pense pas non plus que la Convention contre la torture dise implicitement que les anciens chefs d’État sont privés de leur immunité ratione materiae à l’égard de tout acte de torture commis à titre officiel, tel que défini à l’article premier. Ce que je veux simplement dire, c’est que les obligations que, à la date où le Chili a ratifié la Convention, le droit international coutumier reconnaissait pour des crimes internationaux aussi graves sont si lourdes qu’elles l’emportent sur toute exception tirée par cet État de l’immunité ratione materiae à l’exercice, par le Royaume-Uni, de sa compétence pour des crimes postérieurs à cette date. »

51.  Lord Hutton conclut que le but manifeste de la Convention contre la torture était de poursuivre tout agent d’un État tortionnaire qui se trouverait sur le territoire d’un autre État. Il estima donc que la partie défenderesse ne pouvait arguer que la perpétration d’actes de torture postérieurement à l’entrée en vigueur de cette convention relevait des fonctions de chef d’État. Il considéra que si cette partie avait commis, en se prévalant de sa qualité de chef d’État, les actes de torture dont elle était accusée, ceux-ci ne pouvaient pas être regardés comme relevant des fonctions d’un chef d’État en droit international dès lors que celui-ci interdisait expressément la torture comme mesure qu’un État peut employer en toutes circonstances et l’a érigée en crime international.

52.  Lord Saville of Newdigate estima lui aussi que, depuis l’entrée en vigueur de la Convention contre la torture, l’immunité d’État ratione materiae pour des actes de torture ne pouvait plus exister sans violer les dispositions de cet instrument. Donc, selon lui, il existait entre l’Espagne, le Chili et le Royaume-Uni un accord sur une exception à la règle de principe de l’immunité d’État ratione materiae à la date où ces trois États étaient devenus parties à ce traité.

53.  Lord Millett dit que la définition de la torture dans la Convention contre la torture faisait entièrement échec à tout argument tiré de l’immunité ratione materiae. Il conclut :

« (...) étant partie à la Convention contre la torture, la République du Chili est réputée avoir consenti à l’imposition d’une obligation pour les juridictions étrangères d’assumer et d’exercer leur compétence en matière pénale dès lors qu’il est fait usage de la torture à titre officiel. À mon sens, il n’y avait aucune immunité à laquelle il fallait renoncer. L’infraction figure parmi celles qui ne peuvent être commises que dans des circonstances qui permettraient en principe de faire jouer l’immunité. La communauté internationale a créé une infraction échappant à toute immunité ratione materiae. Le droit international ne saurait être censé avoir instauré un crime ayant valeur de jus cogens tout en prévoyant une immunité de même portée que l’obligation qu’il cherche à imposer. »

54.  Il vit une différence entre le civil et le pénal, disant ceci :

« (...) Il n’y a à mes yeux rien d’illogique ou de contraire à l’ordre public de refuser aux victimes d’une torture cautionnée par l’État le droit d’assigner celui-ci devant une juridiction étrangère tout en permettant (voire en imposant) en même temps aux autres États de condamner et de punir les personnes responsables si l’État en cause manque à agir. C’est le but même de la Convention contre la torture. Il est important de souligner que nul n’allègue que la responsabilité de M. Pinochet est engagée parce qu’il était chef d’État lorsque d’autres responsables ont recouru à la torture pour le maintenir au pouvoir. Nul n’allègue qu’il est responsable par procuration des méfaits perpétrés par ses subordonnés. C’est pour ses propres actes qu’il est directement incriminé, c’est-à-dire pour avoir ordonné et dirigé une campagne de terreur au cours de laquelle fut notamment employée la torture. »

55.  Lord Phillips of Worth Matravers fit également observer que les principes du droit de l’immunité qui étaient applicables en matière civile ne l’étaient pas forcément en matière pénale. Il dit que, si la procédure dans l’affaire Pinochet avait été de nature civile, le Chili aurait pu soutenir qu’il était indirectement mis en cause, mais que cet argument ne jouait pas puisque le procès était pénal et qu’il était question de la responsabilité personnelle non pas du Chili mais de la partie défenderesse. S’agissant de la question posée en l’espèce, à l’instar de Lord Saville, il estima que l’immunité d’État ratione materiae ne pouvait coexister avec la notion de crime international. Étant donné que, en matière de torture, le seul comportement relevant de la Convention contre la torture était celui sujet à l’immunité ratione materiae si celle-ci devait jouer, cet instrument était incompatible selon lui avec l’applicabilité d’une telle immunité.

56.  Lord Goff of Chieveley, en désaccord, estima évident que, s’il fallait exclure en l’espèce l’immunité d’État en matière de torture, seule la Convention contre la torture elle-même pouvait le faire. Il considéra que le principe bien établi voulant que l’État ne puisse renoncer qu’expressément à son immunité ne pouvait être contourné en concluant que la torture ne figurait pas parmi les fonctions d’un État et que de tels actes n’étaient pas couverts par l’immunité ratione materiae. Il souligna que rien n’indiquait que, au cours des négociations à l’origine de la Convention contre la torture, une renonciation à l’immunité d’État eût été envisagée de quelque manière que ce fût. Il ajouta que, s’il fallait exclure l’immunité ratione materiae, les anciens chefs d’État et les hauts fonctionnaires auraient à réfléchir à deux fois avant de se rendre à l’étranger, de peur d’être l’objet d’allégations infondées émanant d’États d’un autre bord politique. Il en conclut à l’applicabilité de l’immunité d’État.

D.  Signification hors ressort de l’introduction d’instances

57.  La partie 6 des règles de procédure civile pour l’Angleterre et le pays de Galles régit la signification hors ressort de l’introduction d’une instance. À l’époque des faits, les règles 6.20 et 6.21 imposaient à tout demandeur souhaitant signifier l’introduction d’une instance hors ressort d’établir que son action avait des chances raisonnables de succès, de convaincre le juge qu’il y avait lieu en l’espèce que celui-ci, en vertu de son pouvoir d’appréciation souverain, autorisât la signification, et de démontrer que l’Angleterre et le pays de Galles étaient le bon ressort où ouvrir l’instance.

E.  Indemnisation dans une procédure pénale

58.  L’article 130 de la loi de 2000 sur les pouvoirs des juridictions pénales en matière de fixation des peines (Powers of Criminal Courts Sentencing Act 2000) permet à toute juridiction pénale d’ordonner une indemnisation pour blessure physique, perte ou préjudice résultant d’une infraction pénale. Pareille décision vise les cas simples et ordinaires où le montant des dommages-intérêts peut être rapidement et facilement fixé et où le juge dispose de tous les éléments nécessaires. Elle n’est pas censée se recouper avec l’indemnisation en matière civile, lorsque l’estimation du préjudice est parfois difficile.

III.  ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL

A.  Interdiction de la torture

59.  Le Royaume-Uni, l’Arabie saoudite et 151 autres États sont parties à la Convention contre la torture de 1984, dont voici l’article premier :

« 1.  Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles.

2.  Cet article est sans préjudice de tout instrument international ou de toute loi nationale qui contient ou peut contenir des dispositions de portée plus large. »

60.  L’article 2 § 1 de cet instrument impose aux États de prendre « des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction ».

61.  L’article 4 impose aux États de garantir que tous les actes de torture, y compris la tentative de pratiquer la torture ou tout acte constitutif d’une complicité ou d’une participation à l’acte de torture, constituent des infractions au regard de son droit pénal.

62.  L’article 5 dispose :

« 1.  Tout État partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions visées à l’article 4 dans les cas suivants :

a)  quand l’infraction a été commise sur tout territoire sous la juridiction dudit État ou à bord d’aéronefs ou de navires immatriculés dans cet État ;

b)  quand l’auteur présumé de l’infraction est un ressortissant dudit État ;

c)  quand la victime est un ressortissant dudit État et que ce dernier le juge approprié.

2.  Tout État partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit État ne l’extrade pas conformément à l’article 8 vers l’un des États visés au paragraphe 1 du présent article.

3.  La présente Convention n’écarte aucune compétence pénale exercée conformément aux lois nationales. »

63.  L’article 14 dispose :

« 1. Tout État partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible. En cas de mort de la victime résultant d’un acte de torture, les ayants cause de celle-ci ont droit à indemnisation.

2. Le présent article n’exclut aucun droit à indemnisation qu’aurait la victime ou toute autre personne en vertu des lois nationales. »

64.  Les États-Unis ont assorti la ratification par eux de la Convention contre la torture d’une réserve indiquant que, selon leur interprétation de l’article 14, ce dernier faisait obligation à l’État partie de garantir aux particuliers le droit d’exercer une action en réparation uniquement à raison des actes de torture commis dans le territoire relevant de sa juridiction.

65.  Dans ses conclusions et recommandations du 12 juin 2002 sur le rapport périodique produit par l’Arabie saoudite (CAT/C/CR/28/5), le Comité contre la torture a jugé préoccupante l’incapacité apparente de l’Arabie saoudite d’offrir des mécanismes d’enquête efficaces sur les plaintes pour manquement à la Convention contre la torture et il a relevé que, malgré la mise en place de mécanismes conçus pour assurer une indemnisation aux victimes d’actes contraires à la Convention contre la torture, dans la réalité, les intéressés obtenaient rarement satisfaction et qu’en conséquence le plein exercice des droits garantis par la Convention s’en trouvait limité.

66.  Dans ses conclusions et recommandations du 7 juillet 2005 sur le rapport périodique produit par le Canada (CAT/C/CR/34/CAN), le Comité a jugé préoccupante l’absence, dans ce pays, de mesures effectives d’indemnisation au civil des victimes de torture dans toutes les affaires. Il a relevé que la possibilité d’indemnisation n’existait que pour les actes de torture infligés au Canada, pas pour ceux infligés ailleurs. Il a recommandé au Canada de revoir « sa position concernant l’article 14 de la Convention en vue d’assurer l’indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture ».

67.  Dans son Observation générale no 3 (2012), le Comité a examiné la question de la mise en œuvre de l’article 14 par les États parties. Sur la portée du droit à la réparation, il a notamment relevé ceci :

« 22.  En vertu de la Convention, les États parties sont tenus de poursuivre ou d’extrader les auteurs présumés d’actes de torture qui se trouvent sur tout territoire sous leur juridiction et d’adopter la législation nécessaire à cette fin. Le Comité considère que l’application de l’article 14 ne se limite pas aux victimes de préjudices commis sur le territoire de l’État partie ou commis par ou contre un ressortissant de l’État partie. Le Comité a salué les efforts des États parties qui ont offert un recours civil à des victimes soumises à la torture ou à des mauvais traitements en dehors de leur territoire. Cela est particulièrement important quand la victime n’est pas en mesure d’exercer les droits garantis par l’article 14 sur le territoire où la violation a été commise. En effet l’article 14 exige que les États parties garantissent à toutes les victimes de torture et de mauvais traitements l’accès à des moyens de recours et la possibilité d’obtenir réparation. »

68.  Sur les questions de l’immunité d’État et de l’obstacle qu’il constitue au droit à réparation, le Comité a dit ceci :

« 42.  De même, le fait d’assurer l’immunité, en violation du droit international, à tout État ou à ses agents ou à des acteurs extérieurs à l’État pour des actes de torture ou de mauvais traitements est directement en conflit avec l’obligation d’assurer une réparation aux victimes. Quand l’impunité est permise par la loi ou existe de fait, elle empêche les victimes d’obtenir pleinement réparation car elle permet aux responsables de violations de rester impunis et dénie aux victimes le plein exercice des autres droits garantis à l’article 14. Le Comité affirme qu’en aucune circonstance la nécessité de protéger la sécurité nationale ne peut être invoquée comme argument pour refuser aux victimes le droit à réparation. »

69.  Dans l’affaire Le procureur c. Furundžija (IT-95-17/1-T, jugement du 10 décembre 1998), le TPIY a jugé que l’interdiction de la torture avait valeur de jus cogens, ce qui selon lui traduisait l’idée que cette interdiction était désormais l’une des normes les plus fondamentales de la communauté internationale. Il en a dit de même dans les affaires Le procureur c. Delalić et autres (IT-96-21-T, jugement du 16 novembre 1998) et Le procureur c. Kunarac et autres (IT-96-23-T et IT-96-23/1-T, jugement du 22 février 2001).

B.  Immunité d’État

1.  La Convention européenne sur l’immunité des États de 1972 (« la Convention de Bâle »)

70.  La Convention de Bâle a été signée par neuf États membres du Conseil de l’Europe et ratifiée par huit, dont le Royaume-Uni en 1979.

71.  En vertu de l’article 15 de cet instrument, les États contractants bénéficient de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre État contractant si la procédure ne relève pas des articles 1 à 14. L’article 27 précise que l’expression « État contractant » n’inclut pas une entité d’un État contractant distincte de celui-ci et ayant la capacité d’ester en justice, même lorsqu’elle est chargée d’exercer des fonctions publiques.

72.  Les articles 1 à 14 englobent les procédures relatives aux contrats de travail (article 5), à la participation à une société ou à une autre personne morale (article 6), à des transactions commerciales (article 7), à la propriété intellectuelle et industrielle (article 8), à la propriété, la possession et l’usage de biens immobiliers (article 9), aux préjudices corporels ou matériels résultant d’un fait survenu sur le territoire de l’État du for (article 11) et aux accords d’arbitrage (article 12).

73.  L’article 24 permet à l’État de déclarer que, sans préjudice des dispositions de l’article 15 et en dehors des cas relevant des articles 1 à 13, ses tribunaux pourront connaître de procédures engagées contre un autre État contractant dans la mesure où ils peuvent en connaître contre des États qui ne sont pas parties à cette convention. Six États, dont le Royaume-Uni, ont formulé une déclaration de ce type.

2.  La Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens de 2004

74.  En 1991, la Commission du droit international (« la CDI ») adopta son projet d’articles sur les immunités juridictionnelles des États (« le projet d’articles sur les immunités »).

75.  La Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles, fondée sur ce projet d’articles, fut adoptée en 2004. Quatorze États y sont parties et dix-huit autres l’ont signée. Elle n’est pas encore entrée en vigueur car il lui faut encore trente ratifications pour ce faire. Le Royaume-Uni l’a signée mais ne l’a pas ratifiée et l’Arabie saoudite y a adhéré le 1er septembre 2010.

76.  L’article 5 de cet instrument énonce comme principe que tout État jouit de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre État. L’article 2 § 1 b) iv) précise que le terme « État » désigne aussi les représentants de celui-ci agissant à ce titre. La CDI, dans son commentaire relatif à cette disposition dans le projet d’articles sur les immunités (qui figure sous l’article 2 § 1 b) v)), donne l’explication suivante :

« 17)  La cinquième et dernière catégorie comprend toutes les personnes physiques qui sont autorisées à représenter l’État dans toutes ses manifestations, telles que relevant des quatre catégories mentionnées aux alinéas b, i) à iv), du paragraphe 1. Les souverains ou chefs d’État agissant à titre officiel entrent donc à la fois dans cette catégorie et dans la première catégorie, puisque ce sont, au sens large, des organes du gouvernement de l’État. Parmi les autres représentants figurent les chefs de gouvernement, les directeurs de département ministériel, les ambassadeurs, les chefs de mission, les agents diplomatiques et les fonctionnaires consulaires, agissant dans leurs fonctions de représentation. Les mots « agissant en cette qualité », à la fin de l’alinéa b, v), du paragraphe 1, visent à préciser que ces immunités leur sont reconnues en tant que représentants ratione materiae. »

77.  L’article 6 § 1 de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles prévoit qu’un État donne effet à l’immunité en s’abstenant d’exercer sa juridiction dans une procédure devant ses tribunaux contre un autre État. L’article 6 § 2 ajoute qu’une procédure devant un tribunal d’un État est considérée comme étant intentée contre un autre État lorsque celui‑ci est cité comme partie à la procédure ou qu’il n’est pas cité comme partie à la procédure mais que cette procédure vise en fait à porter atteinte aux biens, droits, intérêts ou activités de cet autre État.

78.  La troisième partie de cet instrument énumère les procédures où les États ne peuvent pas invoquer l’immunité, notamment les transactions commerciales (article 10), les contrats de travail (article 11), les atteintes à l’intégrité physique d’une personne ou les dommages aux biens dus à un acte ou à une omission s’étant produits en totalité ou en partie sur le territoire de l’État du for (article 12), la propriété, la possession et l’usage de biens (article 13), la propriété intellectuelle et industrielle (article 14), la participation à des sociétés ou à d’autres groupements (article 15), les navires dont un État est le propriétaire ou l’exploitant (article 16), et les accords d’arbitrage (article 17).

79.  La Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles ne prévoit aucune exception à l’immunité d’État fondée sur une violation alléguée de règles de jus cogens (« l’exception tirée du jus cogens »). Lors de sa 51e session, en 1999, la CDI créa un groupe de travail sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, conformément à la résolution no 53/98 de l’Assemblée générale des Nations unies portant sur ce qui n’était encore que le projet d’articles sur les immunités. Dans sa résolution, l’Assemblée générale invitait la CDI à présenter toutes observations préliminaires qu’elle pourrait souhaiter formuler au sujet des questions de fond non encore réglées se rapportant au projet d’articles sur la responsabilité de l’État, compte tenu de l’évolution récente de la pratique des États et des autres facteurs se rapportant à cette question apparus depuis l’adoption du projet d’articles sur les immunités. Ce groupe de travail examina donc notamment la pratique récente en matière d’immunités juridictionnelles dans ce domaine. Il prit note de l’évolution récente de la pratique et de la législation des États et évoqua l’existence d’un certain soutien pour l’idée que les représentants de l’État ne devraient pas être en droit d’invoquer l’immunité devant les juridictions tant civiles que pénales pour les actes de torture commis sur le territoire de leur État. Aucun amendement au projet d’articles sur les immunités ne fut proposé avant l’adoption de la Convention en 2004.

80.  Trois États présentèrent des déclarations lorsqu’ils ratifièrent la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles. La Norvège et la Suède déclarèrent que cet instrument était sans préjudice de tout développement juridique international éventuel concernant la protection des droits de l’homme. La Suisse considéra que l’article 12 ne réglait pas la question des actions en réparation pécuniaire pour des violations graves de droits de l’homme prétendument attribuables à un État et commises en dehors de l’État du for, ajoutant à l’instar de la Norvège et de la Suède que cette convention ne préjugeait pas les développements du droit international dans ce domaine.

3.  Jurisprudence pertinente des tribunaux internationaux

a)  Le procureur c. Blaškić (1997) 110 ILR 607

81.  En l’affaire Blaškić, la chambre d’appel du TPIY a dit ceci sur la responsabilité personnelle des agents de l’État pour fait illicite :

« 38.  La Chambre d’appel rejette la possibilité que le Tribunal international puisse décerner des injonctions aux responsables officiels des États agissant ès qualités. Ces officiels ne sont que des agents de l’État et leurs actions officielles ne peuvent être attribuées qu’à l’État. Ils ne peuvent faire l’objet de sanctions ou de pénalités pour une action qui n’est pas privée mais entreprise au nom d’un État. En d’autres termes, les responsables officiels des États ne peuvent subir les conséquences des actes illicites que l’on ne peut leur attribuer personnellement mais qui sont imputables à l’État au nom duquel ils agissent : ils jouissent d’une immunité dite fonctionnelle. C’est là une règle bien établie du droit international coutumier qui remonte aux dix-huitième et dix-neuvième siècles et qui, depuis, a été réaffirmée à de nombreuses reprises. Plus récemment, la France a adopté dans l’affaire du Rainbow Warrior une position fondée sur cette règle. Celle-ci a aussi été clairement énoncée par la Cour suprême d’Israël dans l’affaire Eichmann.

(...)

41.  (…) Il est bien établi que le droit international coutumier protège l’organisation interne de chaque État souverain. Il laisse à chacun d’eux le soin de déterminer sa structure interne et, en particulier, de désigner les individus qui agiront en tant qu’organes ou agents de l’État. Chaque État souverain a le droit d’adresser des instructions à ses organes, aussi bien ceux opérant au plan national que ceux opérant dans le champ des relations internationales, de même qu’il peut prévoir des sanctions ou autres remèdes en cas de non-respect de ces instructions. Le corollaire de ce pouvoir exclusif des États est que chacun d’eux est en droit d’exiger que les actes ou opérations accomplis par l’un de ses organes agissant ès qualités soient imputés à l’État, si bien que l’organe en question ne peut être tenu de répondre de ces actes ou opérations. » (notes de bas de page omises)

b)  Le procureur c. Furundžija (IT-95-17/1-T)

82.  Dans son jugement rendu en l’affaire Furundžija, le TPIY n’a pas directement abordé la question de l’immunité, mais il a évoqué la responsabilité personnelle des tortionnaires et la possibilité de les traduire en justice pour de tels faits :

« 155.  Le fait que la torture est prohibée par une norme impérative du droit international a d’autres effets aux échelons interétatique et individuel. À l’échelon interétatique, elle sert à priver internationalement de légitimité tout acte législatif, administratif ou judiciaire autorisant la torture. Il serait absurde d’affirmer d’une part que, vu la valeur de jus cogens de l’interdiction de la torture, les traités ou règles coutumières prévoyant la torture sont nuls et non avenus ab initio et de laisser faire, d’autre part, les États qui, par exemple, prennent des mesures nationales autorisant ou tolérant la pratique de la torture ou amnistiant les tortionnaires. Si pareille situation devait se présenter, les mesures nationales violant le principe général et toute disposition conventionnelle pertinente auraient les effets juridiques évoqués ci-dessus et ne seraient, au surplus, pas reconnues par la communauté internationale. Les victimes potentielles pourraient, si elles en ont la capacité juridique, engager une action devant une instance judiciaire nationale ou internationale compétente afin d’obtenir que la mesure nationale soit déclarée contraire au droit international ; elles pourraient encore engager une action en réparation auprès d’une juridiction étrangère qui serait invitée de la sorte, notamment, à ne tenir aucun compte de la valeur juridique de l’acte national autorisant la torture. Plus important encore, les tortionnaires exécutants ou bénéficiaires de ces mesures nationales peuvent néanmoins être tenus pour pénalement responsables de la torture que ce soit dans un État étranger ou dans leur propre État sous un régime ultérieur. En résumé, les individus sont tenus de respecter le principe de l’interdiction de la torture, même si les instances législatives ou judiciaires nationales en autorisent la violation. Comme le faisait observer le Tribunal militaire international de Nuremberg, « les obligations internationales qui s’imposent aux individus priment leur devoir d’obéissance envers l’État dont ils sont ressortissants. » (notes de bas de page omises)

c)  Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), arrêt, CIJ Recueil 2002 (« l’affaire du Mandat d’arrêt »)

83.  La CIJ a jugé que la délivrance et la diffusion internationale d’un mandat d’arrêt délivré par la Belgique contre le ministre des Affaires étrangères en fonction de la République démocratique du Congo pour violations graves des Conventions de Genève et crimes contre l’humanité n’avaient pas respecté l’immunité en matière pénale et l’inviolabilité dont jouissait le ministre en vertu du droit international. Elle a souligné que l’affaire ne portait que sur l’immunité en matière pénale et sur l’inviolabilité d’un ministre des Affaires étrangères en fonction. Elle a estimé que l’immunité accordée à cette personne la protégeait de tout acte d’autorité de la part d’un autre État qui ferait obstacle à l’exercice de ses fonctions. Elle a dit qu’il n’était pas possible d’opérer de distinction entre les actes accomplis par le ministre des Affaires étrangères à titre « officiel » et ceux qui l’auraient été à titre « privé ». Et d’ajouter :

« 59.  Il convient en outre de relever que les règles gouvernant la compétence des tribunaux nationaux et celles régissant les immunités juridictionnelles doivent être soigneusement distinguées : la compétence n’implique pas l’absence d’immunité et l’absence d’immunité n’implique pas la compétence. C’est ainsi que, si diverses conventions internationales tendant à la prévention et à la répression de certains crimes graves ont mis à la charge des États des obligations de poursuite ou d’extradition, et leur ont fait par suite obligation d’étendre leur compétence juridictionnelle, cette extension de compétence ne porte en rien atteinte aux immunités résultant du droit international coutumier, et notamment aux immunités des ministres des Affaires étrangères. »

84.  Dans leur opinion individuelle, les juges Higgins, Kooijmans et Buergenthal ont fait remarquer que l’immunité et la compétence étaient deux règles de droit international distinctes et étaient « inextricablement liées ». Concernant la compétence, ils ont dit :

« En matière civile, nous assistons déjà à l’apparition d’une forme très large de compétence extraterritoriale. En vertu de leur loi sur les dommages causés aux étrangers [Alien Tort Claims Act], les États-Unis, se fondant sur une loi de 1789, ont établi leur compétence en ce qui concerne tant les violations des droits de l’homme que les violations majeures du droit international, commises par des non-nationaux à l’étranger. Cette compétence, avec la faculté d’ordonner le paiement de dommages-intérêts, a été exercée à l’égard d’actes de torture commis dans divers pays (Paraguay, Chili, Argentine, Guatemala) et d’autres violations majeures des droits de l’homme commises dans d’autres pays encore. Si cet exercice unilatéral de la fonction de gardien des valeurs internationales a été très commenté, il n’a pas d’une manière générale suscité l’approbation des États. »

85.  Concernant l’immunité, ils ont constaté une tendance à rejeter l’impunité pour les graves crimes internationaux, à permettre d’établir une compétence plus large et à limiter la faculté d’invoquer l’immunité pour se protéger. Et d’ajouter :

« On affirme maintenant de plus en plus en doctrine (...) que les crimes internationaux graves ne peuvent être considérés comme des actes officiels parce qu’ils ne correspondent ni à des fonctions étatiques normales ni à des fonctions qu’un État seul (par opposition à un individu) peut exercer. (...) Cette opinion est mise en évidence par la prise de conscience accrue du fait que les mobiles liés à 1’État ne constituent pas le critère approprié pour déterminer ce qui constitue des actes publics de 1’État. La même opinion trouve en outre progressivement son expression dans la pratique des États, comme l’attestent des décisions et avis judiciaires. »

d)  Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, CIJ Recueil 2008

86.  L’affaire concernait l’immunité pénale en France du procureur de la République et du chef de la sécurité nationale de Djibouti. La CIJ a dit ceci :

« 194.  (...) [I]l n’existe en droit international aucune base permettant d’affirmer que les fonctionnaires concernés étaient admis à bénéficier d’immunités personnelles, étant donné qu’il ne s’agissait pas de diplomates au sens de la Convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques et que la Convention de 1969 sur les missions spéciales n’est pas applicable en l’espèce. »

87.  Quant à l’existence de l’immunité ratione materiae, elle a ajouté :

« 196.  À aucun moment les juridictions françaises (devant lesquelles on aurait pu s’attendre à ce que l’immunité de juridiction fût soulevée), ni d’ailleurs la Cour, n’ont été informées par le gouvernement de Djibouti que les actes dénoncés par la France étaient des actes de l’État djiboutien, et que le procureur de la République et le chef de la sécurité nationale constituaient des organes, établissements ou organismes de celui‑ci chargés d’en assurer l’exécution.

L’État qui entend invoquer l’immunité pour l’un de ses organes est censé en informer les autorités de l’autre État concerné. Cela devrait permettre à la juridiction de l’État du for de s’assurer qu’elle ne méconnaît aucun droit à l’immunité, méconnaissance qui pourrait engager la responsabilité de cet État. Par ailleurs, l’État qui demande à une juridiction étrangère de ne pas poursuivre, pour des raisons d’immunité, une procédure judiciaire engagée à l’encontre de ses organes assume la responsabilité pour tout acte internationalement illicite commis par de tels organes dans ce contexte. »

e)  Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, CIJ Recueil 2012

88.  À l’origine de l’affaire se trouvait une requête introduite par l’Allemagne à la suite d’une série de décisions rendues par les juridictions italiennes disant que l’État allemand ne bénéficiait d’aucune immunité à raison d’allégations de violations du droit international humanitaire commises par l’Allemagne en Italie au cours de la Seconde Guerre mondiale et condamnant l’Allemagne à des dommages-intérêts. Le gouvernement italien avançait deux arguments. Selon lui, premièrement, le principe de l’immunité d’État prévoyait une exception pour les faits illicites commis sur le territoire de l’État où la demande est formulée (« l’exception territoriale ») et, deuxièmement, le droit international permettait de refuser à l’État l’immunité s’agissant d’un crime international contraire au jus cogens pour lequel aucune autre forme de réparation n’existait (« l’exception des droits de l’homme »).

89.  Le droit à l’immunité d’État entre l’Allemagne et l’Italie étant tiré du droit international coutumier, la CIJ a recherché s’il existait une « pratique effective » ainsi qu’une opinio juris quant à l’existence d’une immunité. Elle a constaté que l’immunité de l’État était reconnue en tant que règle générale du droit international coutumier et jouait un rôle important en droit international et dans les relations internationales.

90.  La CIJ a rejeté le principe de l’exception territoriale invoqué par le gouvernement italien. Quant à l’exception des droits de l’homme, elle a considéré qu’elle posait un problème d’ordre logistique en ce qu’elle appellerait un examen au fond pour statuer sur la question de la compétence. Mis à part ce problème, elle a constaté qu’il n’existait quasi aucune pratique étatique qui eût pu être considérée comme étayant la proposition selon laquelle un État serait privé de son droit à l’immunité en pareil cas et que par ailleurs ni la Convention de Bâle ni la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles ne semblaient prévoir une telle exception (voir, respectivement, les paragraphes 70-73 et 75-80 ci‑dessus). Elle a également évoqué les conclusions du groupe de travail de la CDI créé en 1999 et le fait qu’aucun amendement au projet d’articles sur les immunités n’avait été proposé avant l’adoption en 2004 de la Convention des Nations unies (paragraphe 79 ci-dessus).

91.  La CIJ a en revanche relevé que la pratique d’autres États attestant que, en droit international coutumier, le droit à l’immunité n’était pas fonction de la gravité de l’acte dont l’État était accusé ni du caractère impératif de la règle qu’il aurait violée était fort importante, citant des décisions rendues par des juridictions nationales au Canada, en France, en Slovénie, en Nouvelle-Zélande, en Pologne et au Royaume-Uni. Elle a estimé que l’affaire Pinochet (no 3) n’était pas comparable parce qu’elle avait trait à l’immunité de juridiction pénale d’un ancien chef d’État, et non à l’immunité de l’État lui-même, dans le cadre d’une procédure visant à établir sa responsabilité civile. Elle a également renvoyé à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire précitée Al-Adsani, ainsi qu’à la décision postérieure Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne (déc.), no 59021/00, CEDH 2002‑X, où la Cour n’avait aperçu aucun élément solide lui permettant de conclure qu’en droit international un État ne jouissait plus de l’immunité dans une action au civil où étaient formulées des allégations de torture.

92.  La CIJ en a conclu que, en l’état du droit international coutumier à la date de son arrêt, l’État n’était pas privé de l’immunité pour la seule raison qu’il était accusé de violations graves du droit international des droits de l’homme ou du droit international des conflits armés. Et d’ajouter :

« 91.  (...) En formulant cette conclusion, la Cour tient à souligner qu’elle ne se prononce que sur l’immunité de juridiction de l’État lui-même devant les tribunaux d’un autre État ; la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure l’immunité peut s’appliquer dans le cadre de procédures pénales engagées contre un représentant de l’État n’est pas posée en l’espèce. »

93.  Examinant ensuite la relation entre le jus cogens et le principe de l’immunité d’État, la CIJ a jugé qu’aucun conflit entre eux n’existait. Elle a estimé que ces deux catégories de règles concernaient des questions différentes. Selon elle, celles régissant l’immunité de l’État étaient de nature procédurale et se bornaient à déterminer si les tribunaux d’un État étaient fondés à exercer leur compétence à l’égard d’un autre : elles étaient selon elle sans incidence sur la licéité ou non du comportement à raison duquel les actions étaient engagées. La CIJ n’a rien vu non plus qui vînt fonder la thèse voulant qu’une règle n’ayant pas la valeur de jus cogens ne puisse être appliquée si cela devait nuire à la mise en œuvre d’une règle de jus cogens. À cet égard, elle a notamment cité son arrêt dans l’affaire du Mandat d’arrêt (paragraphes 83-85 ci-dessus), l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’espèce ainsi que l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Al-Adsani, précitée.

94.  Enfin, la CIJ a rejeté la thèse selon laquelle l’immunité pouvait être levée en cas d’échec de toutes les autres tentatives d’obtenir réparation. Elle n’a vu, dans la pratique des États, aucun élément permettant d’affirmer que le droit international faisait dépendre le droit d’un État à l’immunité de l’existence d’autres voies effectives permettant d’obtenir réparation. Elle a souligné en outre les difficultés pratiques que créerait une telle exception.

4.  Travaux de la Commission du droit international sur l’immunité des représentants de l’État devant la juridiction pénale étrangère

95.  En 2007, la CDI décida d’inscrire le sujet « l’immunité des représentants de l’État devant la juridiction pénale étrangère » dans son programme de travail et désigna M. Kolodkin en qualité de rapporteur spécial. Ce dernier produisit trois rapports, dans lesquels il cernait le champ d’examen du sujet, analysait un certain nombre de questions de fond en rapport avec l’immunité des représentants de l’État devant la juridiction pénale étrangère et examinait des questions de procédure touchant ce type d’immunité. La CDI et la sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations unies furent saisies de ces rapports en 2008 et 2011. Le 22 mai 2012, Mme Hernández fut désignée rapporteur spécial pour remplacer M. Kolodkin, qui n’était plus membre de la CDI. Elle présenta un rapport préliminaire sur l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État, que la CDI examina en 2012. Elle présenta un deuxième rapport en 2013.

96.  Dans son deuxième rapport, M. Kolodkin analysa les divergences de vues sur l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État :

« 18.  L’idée selon laquelle l’immunité de juridiction étrangère est la norme, c’est-à-dire une règle générale qui correspond à l’ordre naturel des choses et son absence dans certaines circonstances constitue une exception à cette règle est assez largement admise, même s’il existe un point de vue différent dans la doctrine. Si des représentants de haut rang, d’autres représentants en fonctions ou des actes accomplis par d’anciens représentants dans l’exercice de leurs fonctions sont mis en cause, il importe de prouver l’existence d’une exception ou d’une dérogation à la norme susmentionnée, – c’est-à-dire l’absence d’une immunité – et non pas l’existence de cette norme et, partant, l’existence d’une immunité. Sachant que l’immunité trouve son fondement dans le droit international général, on peut démontrer son absence (...) par l’existence d’une norme spéciale ou bien d’une pratique et d’une opinio juris attestant que la règle générale a connu ou connaît des exceptions. »

97.  Sur la question de l’applicabilité de l’immunité ratione materiae aux actes illicites, M. Kolodkin dit ceci :

« 31.  Si l’on affirme que l’immunité ne couvre pas ce type d’actes, la notion même d’immunité n’a plus aucun sens. La question de l’exercice de la juridiction pénale à l’encontre d’une personne quelconque, y compris un représentant d’un État étranger, ne se pose que lorsqu’il y a des raisons de soupçonner qu’il commet des actes illégaux et, de surcroît, passibles de sanctions pénales. Corrélativement, l’immunité de juridiction pénale étrangère répond précisément à un besoin pour ce type de situation (...) »

98.  M. Kolodkin revint aussi sur le débat concernant la possibilité d’une exception tirée du jus cogens, disant ceci :

« 56.  Les exceptions à l’immunité sont tout particulièrement nécessaires parce qu’il est impératif de défendre les droits de l’homme contre les violations les plus graves et massives et de lutter contre l’impunité. Le fait est ici qu’il est nécessaire de défendre les intérêts de la communauté internationale dans son ensemble et que, eu égard à ces intérêts et à la nécessité de lutter contre les crimes internationaux les plus graves, la responsabilité pénale de ceux qui les ont commis, lesquels sont le plus souvent des représentants de l’État, doit en conséquence être mise en jeu dans tout État compétent. À cette fin, il est donc nécessaire que l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État soit susceptible d’exceptions. Les exceptions (...) sont fondées sur des arguments divers. Les principales raisons qui les justifient se résument à celles exposées comme suit. Premièrement, comme il a déjà été observé, certains sont d’avis que les actes criminels les plus graves au regard du droit international qui ont été commis par des représentants de l’État ne peuvent être considérés comme des actes accomplis à titre officiel. Deuxièmement, des auteurs estiment que, étant donné qu’un crime international commis à titre officiel par un représentant de l’État est imputable non seulement à l’État concerné mais également au représentant lui-même, ce dernier n’est pas couvert par l’immunité ratione materiae dans une procédure pénale. Troisièmement, d’autres affirment que les normes impératives du droit international, qui interdisent et criminalisent certains actes, priment la norme relative à l’immunité et l’annulent en cas de crimes de ce type. Quatrièmement, l’opinion est avancée qu’une norme de droit coutumier s’est formée au plan international, selon laquelle l’immunité ratione materiae cesse de s’appliquer aux représentants de l’État lorsqu’ils ont commis un crime grave au regard du droit international. Cinquièmement, certains établissent un lien entre l’exercice de la compétence universelle pour les crimes les plus graves et l’inapplicabilité de l’immunité en cas de crimes de ce type. Sixièmement, d’autres enfin voient un lien analogue entre l’obligation d’extrader ou de poursuivre (aut dedere aut judicare) et l’inapplicabilité de l’immunité pour les infractions soumises à cette obligation. (…) » (notes de bas de page omises)

99.  M. Kolodkin observa que l’idée s’était assez largement répandue que les crimes graves au regard du droit international ne pouvaient passer pour des actes accomplis à titre officiel et que l’immunité ratione materiae n’offrait donc aucune protection contre l’exercice de la juridiction pénale étrangère pour ce type de crimes. Dans son rapport préliminaire, Mme Hernández récapitula les débats tenus au sein de la CDI à ce sujet :

« 35.  Les membres de la Commission se sont également prononcés sur la notion d’« acte officiel », tant du point de vue de sa portée que pour ce qui est de son rapport à la notion de responsabilité internationale de l’État. Pour certains membres de la Commission, tout acte accompli par une personne agissant en sa qualité de fonctionnaire ou apparaissant comme tel est réputé officiel et bénéficie de ce fait de l’immunité. D’autres membres de la Commission ont au contraire souhaité une définition plus restrictive de la notion d’acte officiel, qui exclut les comportements pouvant, par exemple, constituer des crimes internationaux. D’autres encore se sont prononcés en faveur d’un traitement différencié de la notion d’« acte officiel », selon que l’acte est le fait de l’État – entraînant une notion de responsabilité – ou qu’il est le fait de l’individu – entraînant une notion de responsabilité pénale ou d’immunité. »

100.  Dans son deuxième rapport, Mme Hernández publia un premier groupe de projet d’articles, comportant des définitions et précisant la portée de l’immunité ratione personae en matière pénale. La CDI est censée publier un troisième rapport consacré à l’immunité ratione materiae, comportant des développements sur la notion d’« actes officiels » ainsi que du projet d’articles pertinent, qu’elle examinera à sa session de 2014.

101.  Les rapports sont tous les cinq axés sur l’immunité des responsables de l’État en matière pénale et non civile.

5.  La résolution de 2009 de l’Institut de droit international

102.  Fondé en 1873 par des internationalistes de renom et visant à promouvoir l’essor du droit international, l’Institut de droit international adopte des résolutions à caractère normatif portées à l’attention des autorités gouvernementales, des organisations internationales et de la communauté scientifique. Ainsi, il vise à souligner certaines caractéristiques du droit en vigueur afin d’en assurer le respect. Il se prononce parfois de lege ferenda (c’est-à-dire dans la perspective du droit futur) de manière à contribuer à l’essor du droit international.

103.  Lors de sa session de Naples en 2009, l’Institut de droit international a adopté une résolution sur l’immunité de juridiction de l’État et de ses agents en cas de crimes internationaux. Son article I définit le terme « juridiction » comme la compétence pénale, civile ou administrative des tribunaux nationaux et l’expression « crimes internationaux » comme englobant la torture.

104.  L’article II de la résolution énonce les principes. Il précise que, conformément au droit international conventionnel et coutumier, les États ont l’obligation de prévenir et de réprimer les crimes internationaux et que les immunités ne devraient pas faire obstacle à la réparation adéquate à laquelle ont droit les victimes. Il invite les États à envisager de lever l’immunité de leurs agents lorsque ceux-ci sont soupçonnés ou accusés d’avoir commis des crimes internationaux.

105.  L’article III de la résolution, intitulé « Immunités des personnes agissant au nom d’un État », se lit ainsi :

« 1.  Hors l’immunité personnelle dont un individu bénéficierait en vertu du droit international, aucune immunité n’est applicable en cas de crimes internationaux.

2.  L’immunité personnelle prend fin au terme de la fonction ou de la mission de son bénéficiaire.

3.  Les dispositions ci-dessus sont sans préjudice de :

a)  la responsabilité en vertu du droit international de toute personne visée aux paragraphes précédents ;

b)  l’imputation à un État des actes de cette personne qui sont constitutifs de crimes internationaux. »

106.  L’article IV, intitulé « Immunité de l’État », se lit ainsi :

« Dans une affaire civile mettant en cause le crime international commis par l’agent d’un État, les dispositions qui précèdent ne préjugent pas de l’existence et des conditions d’application de l’immunité de juridiction dont cet État peut le cas échéant se prévaloir devant les tribunaux d’un autre État. »

C.  Responsabilité de l’État

107.  En 2001, la CDI a promulgué son projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (« le projet d’articles sur la responsabilité »). L’article 4 du projet d’articles prévoit la responsabilité de l’État à raison du comportement de ses organes :

« 1.  Le comportement de tout organe de l’État est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international, que cet organe exerce des fonctions législative, exécutive, judiciaire ou autres, quelle que soit la position qu’il occupe dans l’organisation de l’État, et quelle que soit sa nature en tant qu’organe du gouvernement central ou d’une collectivité territoriale de l’État.

2.  Un organe comprend toute personne ou entité qui a ce statut d’après le droit interne de l’État. »

108.  En vertu de l’article 5 du projet d’articles sur la responsabilité, le comportement d’une personne ou entité qui n’est pas un organe de l’État au titre de l’article 4, mais qui est « habilitée par le droit de cet État à exercer des prérogatives de puissance publique », est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international, pour autant que, en l’espèce, cette personne ou entité « agisse en cette qualité ». L’article 7 du projet d’articles sur la responsabilité prévoit que le comportement d’un agent de l’État en excès de pouvoir ou contraire aux instructions est considéré comme le fait de l’État en droit international.

109.  Enfin, l’article 58 du projet d’articles sur la responsabilité apporte la clarification suivante en matière de responsabilité individuelle simultanée :

« Les présents articles sont sans préjudice de toute question relative à la responsabilité individuelle d’après le droit international de toute personne qui agit pour le compte d’un État. »

IV.  ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT COMPARÉ

110.  Le gouvernement défendeur a sollicité des observations sur l’étendue de l’immunité d’État accordée par le droit national des États membres du Conseil de l’Europe. Vingt et une réponses ont été reçues (Albanie, Allemagne, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Danemark, Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Lituanie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Russie, Suède, Suisse et Turquie). Il en ressort que peu d’États ont été confrontés en pratique au problème particulier de savoir s’il existe, en droit national ou en droit international coutumier, une immunité en matière civile pour les actes de torture. Aucun n’a abordé la question précise des agents de l’État. Les réponses étaient donc dans une large mesure hypothétiques et analytiques, plutôt que fondées sur des éléments probants. La question de la compétence a également été évoquée dans un certain nombre de réponses : plusieurs États ont confirmé que leurs tribunaux seraient incompétents s’agissant d’actes de torture commis à l’étranger par des ressortissants d’États tiers et en ont conclu que la question de savoir si les agents d’État responsables de pareils actes jouiraient de l’immunité ne se poserait donc pas en pratique.

111.  Le gouvernement défendeur, les requérants et le tiers intervenant ont également produit d’autres éléments comparatifs exposant le droit et la pratique d’un certain nombre d’États dans le monde. Plusieurs de ceux-ci ont mis en place une législation régissant l’immunité de l’État et plusieurs juridictions nationales ont tranché des affaires civiles et pénales visant des agents de l’État. La synthèse ci-dessous des législations et jurisprudences nationales est principalement axée sur les affaires civiles et n’est pas limitative.

A.  Les actions au civil pour actes de torture allégués

1.  Les États-Unis d’Amérique

a)  Compétence

112.  La loi sur la responsabilité délictuelle pour les étrangers (Alien Tort Statute), adoptée par les États-Unis en 1789 (« la loi de 1789 »), donne compétence aux juridictions fédérales dès lors qu’un étranger cherche à intenter un procès civil pour un délit commis en violation du droit des gens ou d’un traité conclu par les États-Unis.

113.  Dans l’arrêt Filártiga v. Peña-Irala (1980) 630 F.2d 876, la cour d’appel pour le deuxième circuit jugea que la loi de 1789 donnait compétence dans une action dirigée contre un policier au Paraguay pour des actes de torture. Il semble que la question de l’immunité d’État n’ait pas été soulevée devant elle, bien que le défendeur eût tenté de plaider en appel que, si le comportement reproché était présenté comme imputé à l’État paraguayen, la doctrine de l’acte d’État (act of State doctrine) constituait une fin de non-recevoir. En réponse, la cour d’appel dit :

« (…) Ce moyen n’ayant pas été soulevé en l’espèce, nous n’en sommes pas saisis. Nous observons au passage, cependant, que nous doutons que l’action d’un agent de l’État contraire à la Constitution et aux lois de la République du Paraguay, que le gouvernement du pays n’aurait en aucune manière cautionnée, puisse à bon droit être qualifiée d’acte d’État (...) Le Paraguay a beau avoir renoncé à la torture comme instrument légitime de politique d’État, le délit n’en demeure pas moins une violation du droit international dès lors que, concrètement, son auteur l’a perpétré en se prévalant d’une compétence de l’État (...) »

114.  À la suite de cet arrêt, la loi de 1991 sur la protection des victimes de la torture (Torture Victim Protection Act) fut adoptée afin de codifier le motif d’action reconnu dans la jurisprudence Filártiga v. Peña-Irala et de l’étendre aux ressortissants des États-Unis. Elle prévoit en son article 2(a)(1) que « quiconque en vertu d’un pouvoir réel ou apparent d’un État étranger ou en se prévalant de la loi de celui-ci (...) soumet une personne à la torture est civilement responsable de tout dommage ainsi causé à cette personne ».

115.  Dans l’affaire Sosa v. Alvarez-Machain 542 U.S. 692 (2004), la Cour suprême des États-Unis fut saisie d’une action fondée sur la loi de 1789, dirigée notamment contre un ressortissant mexicain pour un enlèvement présenté comme commis pour le compte du gouvernement des États-Unis. Elle débouta le demandeur au motif que rien ne permettait d’étayer l’idée qu’un enlèvement constituât une « violation du droit des gens » et qu’elle était donc incompétente en l’espèce. La question de l’immunité d’État ne fut pas soulevée mais, dans son opinion concordante, le juge Breyer examina si l’exercice de la compétence fondée sur la loi de 1789 était conforme au principe de la courtoisie internationale. Il observa :

« Aujourd’hui, le droit international sera parfois de la même manière le reflet d’un consensus non seulement sur le fond quant à certains comportements universellement condamnés mais aussi sur le plan procédural quant à l’existence d’une compétence universelle pour réprimer une sous-catégorie de l’un de ces comportements (...) La torture, le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre sont des exemples de sous-catégorie de ce type.

(...)

L’existence de ce consensus d’ordre procédural indique que la reconnaissance d’une compétence universelle à l’égard d’un groupe de règles limité est compatible avec les principes relevant de la courtoisie internationale. Autrement dit, permettre aux tribunaux de chaque pays de statuer sur des faits commis hors du territoire et impliquant des parties étrangères ne menacera pas significativement l’harmonie politique que lesdits principes cherchent à protéger. Ce consensus concerne la compétence en matière pénale mais le consensus sur une compétence pénale universelle montre en lui-même qu’une compétence universelle en matière de responsabilité délictuelle n’en serait pas moins menaçante (...) En effet, les juridictions pénales dans de nombreux pays combinent les procédures civile et pénale, permettant aux personnes lésées par un comportement criminel d’être représentées, et indemnisées, dans le cadre de la procédure pénale elle-même (...) Donc, la compétence pénale universelle englobe nécessairement dans une large mesure la réparation en matière civile. » (les références ont été omises)

b)  Immunités

i.  Immunité pour l’État

116.  La loi de 1976 sur les immunités des États étrangers souverains (Foreign Sovereign Immunities Act, « la FSIA ») précise la portée de la faculté d’assigner les États étrangers devant les juridictions des États-Unis. Pour pouvoir jouir de l’immunité, le défendeur doit établir qu’il est un « État étranger » au sens de cette loi. La définition de cette notion englobe les subdivisions politiques, organes et services des États étrangers.

117.  Dans plusieurs affaires, des cours d’appel fédérales ont conclu que la FSIA ne connaissait aucune exception implicite à l’octroi de principe de l’immunité souveraine à un État étranger accusé de violation de règles de jus cogens (Siderman de Blake v. Argentina (1992) 965 F.2d 699 (neuvième circuit), Princz v. Germany (1994) 26 F.3d 1166 (circuit de D.C.), Smith v. Libya (1997) 101 F.3d 239 (deuxième circuit), et Sampson v. Germany (2001) 250 F.3d 1145 (septième circuit)).

ii.  Immunité ratione personae pour les hauts fonctionnaires

118.  Dans l’affaire Ye and Others v. Zemin and Falun Gong Control Office (2004) 383 F.3d 620 (septième circuit), les requérants firent appel du jugement d’un tribunal de district qui, saisi d’une action au civil où une violation de règles de jus cogens était alléguée, avait dit que le président chinois alors en exercice jouissait d’une immunité ratione personae au motif que le pouvoir exécutif avait fait une déclaration en ce sens. Ils soutenaient que, en droit international coutumier, l’exécutif n’avait pas le pouvoir de proposer l’immunité en cas de violation de règles de jus cogens. La cour d’appel releva que la FSIA ne régissait pas la question de l’immunité pour les chefs d’État étrangers et que la pratique générale consistait à s’en remettre à la position de l’exécutif en pareil cas. S’appuyant sur ses conclusions dans son arrêt Sampson (paragraphe 117 ci-dessus) selon lesquelles la FSIA ne renfermait aucune exception tirée du jus cogens, elle conclut que, les décisions d’octroi d’immunité par le législateur échappant à son contrôle, il en allait de même des décisions similaires prises par l’exécutif. Elle évoqua les implications non négligeables de l’octroi d’une immunité sur les relations des États-Unis avec les autres pays.

iii.  Immunité ratione materiae pour les autres agents de l’État

119.  Dans son arrêt Chuidian v. Philippine National Bank and Daza (1990) 912 F.2d 1095, la cour d’appel pour le neuvième circuit jugea que l’expression « État étranger » au sens de la FSIA incluait toute personne membre d’un service exécutif de l’État. Elle reconnut toutefois que la FSIA ne protégeait pas les agents agissant en excès de pouvoir. Sur ce fondement, des tribunaux de district fédéraux refusèrent par la suite d’accorder l’immunité à des agents de l’État dans les affaires Xuncax v. Gramajo (1995) 886 F. Supp. 162 (action contre un officier haut gradé de l’armée qui était ministre de la Défense du Guatemala pour des actes de torture) et Cabiri v. Assasie-Gyimah (1996) 921 F. Supp. 1189 (S.D.N.Y.) (action contre un conseiller en sécurité ghanéen pour des actes de torture). Les juridictions observèrent respectivement que, dans l’affaire Xuncax, les faits « dépass[aient] tout ce qui [pouvait] être considéré comme relevant légalement des attributions officielles [du défendeur] » et que, dans l’affaire Cabiri, le défendeur n’avait pas soutenu – et ne pouvait pas soutenir – que les actes de torture relevaient de ses attributions et n’étaient pas interdits par les lois ghanéennes.

120.  Dans l’affaire Belhas v. Ya’alon (2008) 515 F.3d 1279 (circuit de D.C.), les demandeurs soutenaient que le défendeur avait violé des règles de jus cogens dans l’exercice de ses fonctions de directeur du renseignement militaire. La cour d’appel jugea que la FSIA s’appliquait et que cette loi ne connaissait aucune exception implicite (s’appuyant sur l’arrêt précité Princz v. Germany, paragraphe 117 ci-dessus). Le défendeur jouissait donc de l’immunité d’État.

121.  Dans l’affaire Matar v. Dichter (2009) 563 F.3d 9 (deuxième circuit), le demandeur assigna l’ancien directeur de la sécurité israélienne, alléguant des violations de règles de jus cogens. L’exécutif soutint que l’immunité ratione materiae s’appliquait. La cour d’appel jugea que, même si la FSIA ne s’appliquait pas car le défendeur n’était plus un agent en exercice, celui-ci bénéficiait d’une immunité en vertu des règles jurisprudentielles. Elle releva que, avant l’adoption de cette loi, les tribunaux s’en remettaient à l’exécutif quant à l’opportunité de la reconnaissance de l’immunité jurisprudentielle aux souverains étrangers et à leurs agents. Elle estima que ces principes étaient demeurés en vigueur après l’adoption de la FSIA. Quant à l’existence d’une exception tirée du jus cogens, elle rappela sa conclusion dans l’affaire Smith v. Libya (paragraphe 117 ci‑dessus) selon laquelle cette loi ne prévoyait aucune exception et la conclusion dans l’arrêt Ye and Others v. Zemin and Falun Gong Control Office (paragraphe 118 ci-dessus) écartant toute exception à l’immunité des dirigeants étrangers sur le terrain des règles jurisprudentielles. Elle conclut là encore dans cette affaire au rejet de la demande.

122.  Dans son arrêt Samantar v. Yousuf (2010) 130 S. Ct. 2278, la Cour suprême jugea à l’unanimité que les agents des États étrangers échappaient au champ d’application de la FSIA et que leurs immunités étaient régies par les règles jurisprudentielles. Aussi estima-t-elle que c’était aux juridictions inférieures qu’il incombait de rechercher si les agents d’États étrangers pouvaient néanmoins invoquer une quelconque immunité d’origine jurisprudentielle. Devant le tribunal de district puis devant la cour d’appel, M. Samantar avait soutenu qu’il jouissait d’une telle immunité de par sa qualité tant de chef que d’agent d’un État étranger. Dans un arrêt rendu le 2 novembre 2012, une cour d’appel jugea qu’il ne jouissait d’aucune immunité d’origine jurisprudentielle dans l’action au civil introduite contre lui pour des faits de torture (699 F.3d 763 (quatrième circuit)). Elle dit, premièrement, que les tribunaux étaient tenus de s’en remettre à l’avis de l’exécutif quant à savoir si une personne jouit d’une immunité de chef d’État (ratione personae) et constata que l’exécutif avait estimé en l’espèce que M. Samantar n’y avait pas droit. Deuxièmement, sur la question de l’immunité d’agent d’État étranger (ratione materiae), elle ajouta ceci :

« À l’inverse des actes commis à titre privé sortant du champ de l’immunité d’agent d’État étranger, les violations du jus cogens peuvent très bien avoir été commises en se prévalant de la loi et constituer ainsi des actions accomplies dans l’exercice des fonctions exercées par l’intéressé pour le compte de l’autorité souveraine. Or, tant en droit international qu’en droit interne, les violations du jus cogens sont par définition des actes qui ne sont pas officiellement cautionnés par l’autorité souveraine. »

123.  La cour d’appel constata l’existence en droit international d’une tendance accrue à la suppression de l’immunité des agents d’État auteurs d’actes, par ailleurs imputables à ce dernier, commis en violation de règles de jus cogens. Elle considéra qu’il ressortait de certaines décisions de juridictions étrangères une volonté de refuser l’immunité pour les actes commis à titre officiel en matière pénale pour des violations alléguées du jus cogens, citant en particulier l’arrêt Pinochet (no 3) (paragraphes 44-56 ci‑dessus). Et de poursuivre :

«  (...) Certains tribunaux étrangers ont levé le voile de l’immunité pour les actes officiels afin de connaître de demandes au civil où étaient alléguées des violations du jus cogens, mais l’exception tirée du jus cogens apparaît moins établie en matière civile (comparer avec Ferrini c. Allemagne (...) et Jones v. Saudi Arabia). »

124.  La cour d’appel dit aussi ceci :

« Les tribunaux américains ont généralement suivi la tendance exposée ci-dessus, concluant que les violations de jus cogens ne sont pas des actes officiels légitimes et qu’elles n’appellent donc pas l’immunité réservée aux agents d’États étrangers, tout en reconnaissant néanmoins que l’immunité des chefs d’État, attachée à leur qualité, revêt un caractère absolu et s’applique même lorsqu’il est question de jus cogens (...) Nous concluons que, en droit international et en droit interne, les agents d’États étrangers n’ont pas droit à leur immunité officielle en cas de violation du jus cogens, quand bien même le défendeur aurait accompli à titre officiel les actes en cause. »

125.  Le demandeur sollicita la saisine de la Cour suprême (certiorari). Sa requête est toujours en cours d’examen.

2.  Canada

126.  La loi de 1985 sur l’immunité des États (« la LIE ») précise dans quelles conditions les États étrangers peuvent être assignés devant les juridictions canadiennes. Elle est rédigée en des termes similaires à la législation des États-Unis. En particulier, afin de jouir d’une immunité, le défendeur doit avoir établi qu’il est un « État étranger » au sens de cette loi, cette expression englobant tout chef ou souverain d’un État étranger, tout gouvernement et toute subdivision politique de cet État, ainsi que ses ministères et organismes.

127.  Dans son arrêt Jaffe v. Miller 5 O.R. (2d) 133, la cour d’appel de l’Ontario jugea que des employés d’un État étranger agissant dans l’exercice de leurs fonctions étaient couverts par la notion d’« État », au sens de la LIE, et qu’ils jouissaient donc d’une immunité. Selon elle, le caractère illégal et malveillant prêté aux actes dénoncés ne les faisait pas sortir du champ de l’immunité d’État.

128.  Dans l’affaire Bouzari v. Islamic Republic of Iran (2004) 71 O.R. (3d) 675, le demandeur assigna l’Iran en dommages-intérêts pour les actes de torture qu’il disait avoir subis dans une prison iranienne. La cour d’appel de l’Ontario confirma le jugement de la juridiction inférieure concluant que la LIE faisait échec à la demande. Elle estima que l’article 14 de la Convention contre la torture (paragraphe 63 ci-dessus) n’allait pas jusqu’à prévoir le droit à un recours en matière civile contre un État étranger pour des actes de torture commis sur son territoire. Sa conclusion était la même sur le terrain du droit international coutumier : selon elle, bien que l’interdiction de la torture relevât du jus cogens, aucune exception au principe de l’immunité d’État n’existait en matière de torture.

129.  Dans l’affaire Hashemi v. Islamic Republic of Iran and Others, le demandeur était le fils d’une femme de nationalité iranienne et canadienne qui avait été torturée en Iran et était décédée des suites de ses blessures. Il chercha à assigner au civil l’Iran, l’ayatollah Sayyid Ali Khamenei et deux agents désignés nommément qui, selon lui, avaient participé aux actes de torture subis par sa mère. Sa demande fut rejetée en première instance au motif que l’État iranien, le chef de celui-ci et les deux agents en question jouissaient tous de l’immunité d’État prévue par la LIE.

130.  Le 15 août 2012, la cour d’appel du Québec confirma le jugement de première instance ((2012) QCCA 1449). Le juge analysa l’arrêt rendu par la CIJ dans l’affaire Allemagne c. Italie (paragraphes 88-94 ci-dessus) et reconnut, sur la base des conclusions de la CIJ, que l’immunité de l’État pouvait s’appliquer même en cas d’actes de torture. Il estima en outre que, à l’inverse de la législation des États-Unis, celle du Canada codifiait de manière complète le droit de l’immunité d’État.

131.  Sur le point de savoir si les deux agents jouissaient eux aussi de l’immunité d’État sur le terrain de la LIE, le juge dit ceci :

« [93]  À la lumière (...) d’un certain nombre de précédents persuasifs faisant autorité tirés d’autres pays, je considère que c’est à bon droit que le juge des motions a dit que la LIE s’applique aux agents d’un État étranger. Cette question avait déjà fait l’objet d’un examen poussé (...) dans l’affaire Jaffe, tranchée par la cour d’appel de l’Ontario en 1993. Dans l’affaire Jones, tranchée treize ans plus tard, la Chambre des lords a infirmé un arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre qui avait suivi le mode de raisonnement aujourd’hui retenu par les demandeurs en l’espèce. »

132.  Sur le moyen tiré de ce que la nature même des actions des agents s’opposât à l’invocation par eux du bénéfice de l’immunité de l’État, le juge dit ceci :

« [94]  Je pense, là encore, que cette question a déjà été tranchée par les précédents pertinents faisant autorité, dont le plus récent est une nouvelle fois l’affaire Jones. »

133.  Le juge considéra que ce moyen était identique à celui déjà soulevé dans l’affaire Jaffe v. Miller et qu’il ne s’articulait guère avec la notion de torture telle que définie dans différents instruments juridiques, notamment la Convention contre la torture. Il conclut que l’opinion exposée par Lord Hoffmann dans l’arrêt rendu par la Chambre des lords concernant les requérants permettait de réfuter de manière complète et imparable la thèse selon laquelle le traitement dénoncé était « si illégal qu’il [devait] sortir du champ de l’activité officielle ».

134.  Une demande de pourvoi devant la Cour suprême fut acceptée et une audience est prévue en mars 2014.

3.  Nouvelle-Zélande

135.  Le 21 décembre 2006, la High Court néo-zélandaise rendit son arrêt dans l’affaire Fang v. Jiang ([2007] NZAR 420). Les demandeurs avaient cherché à signifier l’introduction d’une instance concernant notamment des actes de torture commis par d’anciens membres du gouvernement chinois. Ils soutenaient que l’immunité d’État ne protégeait pas ses agents d’assignations au civil en matière de torture. La High Court s’appuya largement sur l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’espèce et sur les instruments internationaux pertinents. Elle jugea que l’immunité d’État conférait incidemment une immunité ratione materiae à certaines personnes, dont les anciens chefs d’État, ainsi qu’à toute autre personne dont les actes accomplis dans l’exercice d’attributions d’État étaient ultérieurement dénoncés. Elle estima qu’il n’y avait aucune exception à l’immunité d’État lorsque des personnes physiques étaient assignées pour des actes de torture au motif que la Convention contre la torture ne prévoyait une exception qu’en matière pénale, que la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles n’en prévoyait aucune en matière de torture et que le droit jurisprudentiel néo-zélandais reflétait le droit international. Elle conclut :

« 71.  Peut-être y aura-t-il des occasions où les juridictions néo-zélandaises prendront les devants et reconnaîtront de nouvelles tendances dans le droit international mais (...) je suis convaincu qu’il serait tout à fait inopportun pour la Nouvelle-Zélande d’adopter une manière de raisonner qui se démarquerait de celle récemment suivie au sein de la Chambre des lords après un examen minutieux des sources traditionnelles du droit international (...)

72.  Je ne suis pas non plus convaincu qu’il soit opportun de s’écarter du raisonnement persuasif retenu par la Chambre des lords dans l’affaire Jones, une affaire que j’estime tout à fait pertinente. »

136.  Pour ces motifs, l’autorisation de signification fut refusée.

4.  Australie

137.  La loi de 1985 sur l’immunité des États souverains étrangers (Foreign States Immunities Act 1985 – « la loi d’immunité ») précise dans quelles conditions les États étrangers peuvent être assignés devant les juridictions australiennes. Son article 9 prévoit l’immunité de juridiction et ses articles 10 à 20 les exceptions à celle-ci. De manière à pouvoir jouir de l’immunité, le défendeur doit avoir établi qu’il est un « État étranger » au sens de ce texte. L’article 3(3) de cette loi précise que l’expression « État étranger » inclut le chef d’un État étranger ou d’une subdivision politique d’un État étranger dans le cadre de ses attributions, ainsi que le gouvernement d’un État étranger, tout organe de ce gouvernement, ou toute subdivision politique d’un État étranger.

138.  Le 5 octobre 2010, la cour d’appel de la Nouvelle-Galles-du-Sud rendit son jugement dans l’affaire Zhang v. Zemin ([2010] NSWCA 255), une action au civil concernant des actes de torture dirigée contre l’ancien président chinois, un organe du gouvernement chinois et un membre du Bureau politique du Parti communiste chinois. Elle jugea que chacun des agents était couvert par la loi d’immunité, observant qu’ils jouissaient du droit à l’immunité d’origine jurisprudentielle et que la loi d’immunité ne changeait rien aux règles jurisprudentielles sur ce point. Elle estima que, la possibilité d’assigner au civil d’anciens agents à raison de leurs actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions n’étant pas conforme au but de la loi d’immunité, celle-ci s’appliquait à eux aussi.

139.  Sur le moyen tiré par les demandeurs de l’existence en droit international d’une exception fondée sur le jus cogens et en particulier de ce que nul acte contraire à celui-ci puisse être accompli à titre officiel ou public pour les besoins de l’immunité, la High Court expliqua que les juridictions australiennes étaient tenues d’appliquer les lois du pays quand bien même celles-ci seraient en conflit avec le droit international. Elle conclut que la loi d’immunité fixait de manière définitive l’immunité offerte et de manière limitative les exceptions. Il n’était pas possible selon elle de tirer d’autres exceptions du droit international.

5.  Italie

140.  Dans son arrêt Ferrini c. République fédérale d’Allemagne (no 5044/2004, ILR Vol. 128, p. 658), la Cour de cassation italienne autorisa l’introduction d’une action au civil contre l’Allemagne à raison de crimes de guerre commis en 1944-1945 et écarta l’immunité comme fin de non-recevoir. Elle jugea que les principes de l’immunité d’État devaient être interprétés conformément aux valeurs universelles découlant des règles de jus cogens et de la répression des crimes internationaux. Elle estima que l’affaire Al-Adsani, précitée, n’était pas comparable au motif que, dans l’affaire Ferrini, les crimes étaient présentés comme perpétrés sur le territoire italien. Les juridictions italiennes rendirent aussi d’autres décisions similaires.

141.  Le 23 décembre 2008, l’Allemagne saisit la CIJ, soutenant que l’arrêt Ferrini, les décisions ultérieures le confirmant et les diverses mesures d’exécution adoptées à l’encontre de biens allemands en Italie n’avaient pas respecté l’immunité de juridiction que le droit international lui aurait conférée. Elle obtint gain de cause dans l’arrêt rendu en 2012 (paragraphes 88-94 ci-dessus).

6.  Grèce

142.  Dans son arrêt Préfecture de Béotie c. Allemagne (no 11/2000, 4 mai 2000), la Cour de cassation grecque (Άρειος Πάγος) jugea que, en cas de violation grave du droit international, l’État ne jouissait d’aucune immunité en matière civile.

143.  La Cour de cassation refusa ultérieurement d’exécuter cet arrêt contre l’Allemagne en raison de l’immunité d’État dont jouissait ce pays. Elle s’appuya notamment sur l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Al‑Adsani, précitée. Cette décision fut attaquée devant la Cour dans l’affaire précitée Kalogeropoulou, mais la requête fut déclarée irrecevable.

7.  Pologne

144.  Dans l’affaire Natoniewski c. Allemagne (no IV CSK 465/09, 29 octobre 2010, arrêt traduit en anglais dans le Polish Yearbook of International Law 30 (2010), pp. 299-303), le demandeur introduisit une action au civil pour des blessures causées par les forces armées allemandes au cours de la Seconde Guerre mondiale. La Cour suprême polonaise le débouta au motif que l’Allemagne jouissait de l’immunité d’État. Elle dit ceci :

« La particularité des causes des conflits armés fait que l’immunité d’État s’applique aux actions commises au cours de ceux-ci. Un conflit armé, qui se caractérise par de nombreuses victimes ainsi que par des destructions et souffrances considérables, ne saurait se réduire à une relation entre l’État auteur des faits et la personne lésée : le conflit existe au premier chef entre États. Habituellement, les demandes de réparation pour faits de guerre sont réglées dans les traités de paix, lesquels visent au règlement global – sur le plan tant international qu’individuel – des conséquences de la guerre. En pareils cas, l’immunité de juridiction est un outil de droit international permettant de statuer sur les demandes de ce type. Ôter au juge sa compétence dans toute une série d’actions au civil (ayant pour origine la guerre) permet de contrebalancer la situation, lorsque la normalisation des relations entre les États risque de pâtir d’un grand nombre d’instances introduites par des individus (...) »

145.  Sur le moyen tiré de l’inapplicabilité de l’immunité d’État en cas d’allégation de violations du jus cogens, la Cour suprême dit ceci :

« (...) Une tendance en droit international et en droit interne se dessine en faveur d’une limitation de l’immunité d’État pour les atteintes aux droits de l’homme mais cette pratique n’est en aucun cas universelle. »

146.  Sur la compatibilité avec l’article 6 § 1 de l’octroi de l’immunité d’État, elle dit ceci :

« Selon la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, cette exclusion n’est pas contraire au droit d’accès aux juridictions internes garanti par l’article 6 § 1 (...) Nul ne peut soutenir que l’immunité d’État impose une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal dès lors que les requérants disposent d’autres voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits (voir l’arrêt rendu par la CEDH le 18 février 1999 dans l’affaire Waite et Kennedy c. Allemagne). »

8.  France

147.  Dans l’affaire Bucheron c. Allemagne, le demandeur forma une action au civil devant les prud’hommes à raison de sa réquisition pour des travaux forcés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il fut débouté au motif que l’Allemagne jouissait d’une immunité. En 2003, la Cour de cassation confirma ce rejet (no 02‑45961, 16 décembre 2003). Elle en fit autant en l’affaire Grosz c. Allemagne (no 04-475040, 3 janvier 2006), dans un arrêt confirmé par la Cour en l’affaire Grosz c. France (déc.), no 14717/06, 16 juin 2009.

9.  Slovénie

148.  En l’affaire A.A. c. Allemagne (no IP-13/99, 8 mars 2001), la Cour constitutionnelle slovène rejeta une action au civil introduite pour des faits commis par l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le demandeur soutenait qu’il existait en droit international coutumier une exception aux règles d’immunité d’État tirée du jus cogens. La Cour constitutionnelle admit qu’il ressortait de certains éléments une tendance dans l’évolution récente du droit international à la limitation de l’immunité d’État devant les juridictions étrangères en cas d’allégation de violations des droits de l’homme. Cependant, ces éléments ne permettaient pas selon elle de démontrer l’existence d’une pratique générale des États reconnue comme étant le droit, ce qui en aurait fait une règle de droit international coutumier.

149.  Pour ce qui est du moyen tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour constitutionnelle, se référant à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Waite et Kennedy c. Allemagne ([GC], no 26083/94, CEDH 1999‑I), conclut que la restriction du droit du demandeur à l’accès à un tribunal poursuivait un but légitime et était proportionnée, évoquant la possibilité pour le demandeur de saisir le juge civil en Allemagne.

B.  Poursuites pénales pour actes de torture

1.  France

150.  Dans l’affaire pénale Ould Dah, l’accusé, un agent de l’État mauritanien, fut poursuivi puis finalement condamné en assises pour des actes de torture commis en Mauritanie. Un pourvoi en cassation introduit par la suite fut rejeté (no 02-85379, 23 octobre 2002). Le 1er juillet 2005, la cour d’assises octroya des dommages-intérêts aux différentes parties civiles en l’affaire. L’affaire pénale ultérieure Khaled Ben Saïd connut la même issue.

2.  Pays-Bas

151.  Dans l’affaire Bouterse, le demandeur réclamait l’immunité pénale au motif que les actes de torture en cause auraient été commis alors qu’il était chef d’État du Surinam. Le 20 novembre 2000, la cour d’appel d’Amsterdam lui refusa l’immunité au motif que la perpétration d’infractions très graves, comme celles en cause en l’espèce, ne pouvait passer pour une fonction officielle d’un chef d’État.

3.  Suisse

152.  Dans un arrêt rendu le 25 juillet 2012 en l’affaire A. c. Ministère public de la Confédération et autres, le Tribunal pénal fédéral suisse rejeta une demande d’immunité dans le procès d’un ressortissant algérien pour des crimes de guerre, dont des actes de torture, perpétrés en Algérie. Ancien ministre de la Défense, l’accusé était membre de la junte qui dirigeait l’Algérie à l’époque des faits. Il était donc question de l’immunité ratione materiae résiduelle d’une personne qui avait joui d’une immunité ratione personae dans l’exercice de ses fonctions. Le Tribunal indiqua que l’immunité ratione materiae avait pour but de protéger les agents publics des conséquences des actes imputables à l’État pour le compte duquel ils agissaient et, ainsi, de garantir le respect de la souveraineté de l’État.

153.  Le Tribunal fit fond sur l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Pinochet (no 3) et sur l’évolution, soulignée par la doctrine, vers un nombre accru d’exceptions à l’immunité ratione materiae. Il reconnut l’existence d’un débat quant à la possibilité qu’un acte illégal passe pour un acte officiel aux fins de cette immunité. Il conclut que la doctrine et la jurisprudence n’étaient plus unanimes à confirmer que l’immunité ratione materiae résiduelle englobait tous les actes accomplis dans l’exercice des fonctions, quand bien même ceux-ci auraient entraîné des violations graves des droits de l’homme. Il aurait donc été paradoxal selon lui de dire vouloir prévenir de graves violations des droits de l’homme tout en acceptant une interprétation extensive des règles d’immunité ratione materiae au bénéfice des agents de l’État, empêchant ainsi de faire la lumière sur les allégations de ce type.

4.  Belgique

154.  La loi du 16 juin 1993 relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire qualifie certains actes, notamment la torture et le génocide, de crimes de droit international punissables conformément à ses dispositions. Son article 5 fut modifié en 1999 pour ajouter expressément ceci :

« L’immunité attachée à la qualité officielle d’une personne n’empêche pas l’application de la présente loi. »

EN DROIT

I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

155.  Compte tenu de la similarité factuelle et juridique des requêtes, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 du règlement.

II.  SUR LA QUALITÉ POUR ESTER

156.  M. Sampson, l’un des requérants, est décédé en mars 2012 alors que la Cour était saisie de l’affaire. Mme Jane Mayfield, l’une de ses plus proches parentes, qui représente la succession, a exprimé le souhait de poursuivre la requête en son nom.

157.  La Cour rappelle que, dans un certain nombre d’affaires où le requérant est décédé au cours de la procédure, elle a pris en compte des déclarations d’ayants droit ou de membres proches de la famille du requérant exprimant le souhait de poursuivre l’instance devant elle (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999‑VI, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000‑XII, et Asadbeyli et autres c. Azerbaïdjan, nos 3653/05, 14729/05, 20908/05, 26242/05, 36083/05 et 16519/06, § 106, 11 décembre 2012). En l’espèce, le Gouvernement ne conteste pas le droit pour Mme Mayfield de poursuivre la requête au nom de M. Sampson. La Cour constate que ce dernier est décédé plus de cinq ans après l’introduction de sa requête et qu’il a passé les années qui ont suivi sa sortie de détention en Arabie saoudite à chercher à obtenir réparation au civil et à faire reconnaître la responsabilité des auteurs des actes de torture qu’il dit avoir subis. Elle reconnaît donc à la représentante de sa succession le droit de poursuivre la requête en son nom. Elle continuera d’appeler M. Sampson « le requérant » en l’espèce.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

158.  M. Jones voit dans l’octroi de l’immunité au Royaume d’Arabie saoudite et à la personne physique défenderesse lors de son procès une ingérence disproportionnée dans son droit d’accès à un tribunal.

159.  Les autres requérants voient dans l’octroi de l’immunité aux personnes physiques défenderesses lors de leur procès une ingérence disproportionnée dans leur droit d’accès à un tribunal.

160.  Les requérants invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose dans ses parties pertinentes :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Sur la recevabilité

1.  Thèses des parties

161.  Le Gouvernement souligne que, en droit international coutumier, l’État est tenu d’accorder l’immunité aux autres États. Le point de départ serait que l’immunité est le principe, assorti de certaines exceptions admises. Ces dernières seraient tirées de la Convention de Bâle et de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles. Il ne serait donc pas loisible aux tribunaux d’un État de modifier les immunités à leur gré. La loi sur l’immunité des États (« la loi de 1978 ») mettrait en œuvre les obligations que le droit international public imposerait à l’État défendeur à l’égard d’autres États. Le régime fixé par elle serait clair : l’Arabie saoudite aurait droit à l’immunité sauf si l’une des exceptions prévues aux articles 2 à 11 s’applique. Or à l’évidence aucune de ces exceptions ne jouerait en l’espèce.

162.  Au vu de ces éléments, le Gouvernement invite la Cour à revenir sur sa conclusion dans l’arrêt Al-Adsani, précité, selon laquelle l’article 6 § 1 est applicable aux affaires d’immunité d’État. Cette disposition ne pourrait viser que l’exercice de compétences juridictionnelles découlant du droit international. Elle ne pourrait imposer à l’État de s’arroger des pouvoirs de décision que le droit international public ne lui confère pas. Par conséquent, il ne pourrait y avoir refus d’accès à un tribunal par un État dès lors qu’il n’y aurait aucun accès à donner.

163.  S’appuyant sur l’arrêt Al-Adsani, les requérants soutiennent que l’article 6 § 1 est manifestement applicable au vu des circonstances de l’espèce.

2.  Appréciation de la Cour

164.  Dans l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, §§ 46‑49 CEDH 2001‑XI), la Cour a jugé que l’article 6 § 1 s’appliquait à une action en responsabilité pour dommages corporels formée contre un État. Elle a considéré l’octroi de l’immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit. Il n’y a aucune raison d’en décider autrement en l’espèce. L’article 6 § 1 est donc applicable.

165.  La Cour constate en outre que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elles doivent donc être déclarées recevables.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Les requérants

i.  M. Jones

166.  M. Jones soutient que toute restriction à son droit d’accès à un tribunal devait poursuivre un but légitime et être proportionnée. Sur cette seconde condition, il souligne que plus l’immunité est étendue, plus sa justification doit être impérieuse : les actions au civil ne pourraient être systématiquement exclues que pour de bonnes raisons (Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294‑B). En l’espèce, le droit d’accès à un tribunal aurait revêtu d’autant plus d’importance qu’il s’agissait d’un procès civil pour des actes de torture, dont l’interdiction aurait valeur de jus cogens en droit international.

167.  M. Jones estime erronée l’approche suivie par la Cour dans l’arrêt Al-Adsani précité. Il souligne que, dans l’arrêt précité Waite et Kennedy (§ 68), la Cour s’était appuyée sur le fait que les requérants disposaient d’autres moyens de redressement raisonnables, pour en conclure que l’immunité accordée par l’Agence spatiale européenne ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans leur droit d’accès à un tribunal. Or, dans l’arrêt Al-Adsani, la Cour n’aurait pas recherché s’il existait d’autres moyens d’obtenir réparation. Son raisonnement dans cette affaire s’en serait trouvé fatalement vicié. M. Jones se dit dans l’impossibilité de jure et de facto de former une action en Arabie saoudite parce qu’il ne pourrait retourner dans le pays où il a été torturé et que les tribunaux là-bas ne seraient ni indépendants ni impartiaux. Il soutient en outre que l’État défendeur figure parmi une minorité d’États qui, selon les informations communiquées par le Gouvernement, accordent une immunité totale aux agents de l’État, faisant remarquer que seules l’Allemagne, la Fédération de Russie, l’Irlande et la République tchèque apparaissent offrir un niveau d’immunité similaire.

168.  S’appuyant également sur les observations des autres requérants, M. Jones conclut qu’il est disproportionné d’appliquer une immunité généralisée de manière à faire totalement obstacle à ce que le juge décide d’une contestation sur un droit civil, sans mettre en balance les intérêts concurrents, c’est-à-dire ceux tenant à l’immunité en question et ceux tenant à la nature de la demande précise objet de la procédure.

ii.  MM. Mitchell, Sampson et Walker

169.  Les requérants soutiennent qu’aucune règle de droit international n’exigeait l’application de l’immunité en l’espèce, si bien que l’analyse de la majorité dans l’arrêt Al-Adsani ne permet pas selon eux de conclure à la proportionnalité de l’ingérence. Pour autant que l’immunité puisse être qualifiée de règle de droit international, sa nature et sa qualité ne suffiraient pas à constituer une ingérence proportionnée dans les droits garantis par l’article 6 § 1 puisqu’il existerait des moyens plus nuancés et proportionnés de circonscrire et restreindre des prétentions appelant le ménagement d’un équilibre approprié.

170.  Les requérants récusent la thèse du Gouvernement qui veut que la notion d’« État » englobe les agents de celui-ci et selon laquelle ils cherchent en réalité à assigner l’Arabie saoudite. La définition de l’« État » dans la loi de 1978 ne permettrait pas de trancher de manière concluante la question sur le terrain du droit international coutumier. Les requérants s’appuient sur la conclusion de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Samantar v. Yousuf selon laquelle les agents de l’État ne sont pas visés par la définition de l’« État » donnée dans la FSIA, identique en substance à celle donnée dans la loi de 1978. Ils estiment en outre que l’article 2 § 1 de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles, qui inclut dans la notion d’« État » les « représentants de l’État agissant à ce titre », est censé viser les agents de l’État jouissant d’une immunité ratione personae. À l’appui de cette thèse, ils citent le commentaire de la Commission du droit international.

171.  Aux yeux des requérants, les règles internationales régissant l’immunité de l’État ne sont pas le pendant de celles régissant sa responsabilité. L’imputabilité à l’État lui-même d’un fait de l’un de ses agents en droit international n’impliquerait pas la responsabilité du seul État à raison de ce même fait en droit interne. Il y aurait de nombreux cas où une action en responsabilité pour un délit civil au regard du droit interne et une demande en réparation contre un État pour un fait internationalement illicite sont formées simultanément. La Chambre des lords apparaîtrait avoir supposé que la finalité des règles d’immunité était d’offrir un moyen de défense procédural contre l’exercice par l’État du for de sa compétence sur tout fait qui, en droit international, lui serait imputable. Voilà selon les requérants une justification inhabituelle et inquiétante à l’immunité de l’État. Il ressortirait clairement du projet d’articles sur la responsabilité que la définition de l’État qui y figure ne sert qu’à la seule attribution et n’a aucune autre finalité. C’est ce que démontrerait le fait que si, d’après le projet d’articles sur la responsabilité, le non-respect d’un contrat par un organe de l’État s’analysait en un acte de celui-ci sur le terrain de la responsabilité de l’État, un comportement se rapportant à une activité commerciale ne ferait en principe pas jouer l’immunité de l’État en matière civile en vertu de l’exception jure gestionis à l’immunité, communément acceptée. De la même manière, les actes de torture commis sur le territoire de l’État du for engageraient sa responsabilité mais ne seraient pas couverts par l’immunité. De plus, en droit international, l’État ne serait pas tenu de se conformer à un jugement rendu en bonne et due forme contre l’un de ses agents. Rien ne permettrait donc de dire qu’une action dirigée contre un agent de l’État en pareil cas mettrait indirectement en cause l’État lui-même. Les dommages-intérêts accordés devant le juge interne seraient alors pris en compte par tout tribunal international appelé à statuer sur les mesures de réparation appropriées, de manière à éviter une double indemnisation.

172.  Pour les requérants, une fois accepté que les règles régissant la responsabilité de l’État et celles régissant son immunité diffèrent fondamentalement quant à leur finalité, il est clair que rien ne permet de supposer que la définition des « actes officiels » soit la même sur l’un et l’autre de ces deux terrains. L’opposition se situerait non pas entre les actes officiels et les actes privés mais entre les actes officiels visés par l’immunité d’État et les actes officiels non visés par celle-ci. Les requérants rejettent l’idée d’une incohérence entre cette approche et la définition de la torture donnée dans la Convention contre la torture : son article premier serait non pas une règle d’attribution pour les besoins de la responsabilité de l’État mais une passerelle vers les obligations primaires découlant de cet instrument. Les requérants mettent en avant une série d’affaires qui, selon eux, confirment la thèse voulant que, lorsqu’un agent de l’État commet des faits emportant violation d’une règle impérative, aucune immunité juridictionnelle ne joue (sont notamment citées les affaires Préfecture de Béotie, Ferrini et Furundžija, précitées). Cette approche aurait été suivie de manière particulièrement claire aux États-Unis (sont notamment citées les affaires Filártiga et Samantar, précitées). L’arrêt récemment rendu par la CIJ dans l’affaire Allemagne c. Italie ne vaudrait que pour les demandes dirigées contre l’État lui-même : elle ne trouverait aucune application à l’égard des griefs formulés par les requérants contre des agents de l’État. Quant au rejet par la CIJ dans cette affaire d’une exception tirée du jus cogens, les requérants critiquent son arrêt parce qu’il ne se serait réellement attaché à aucun des principes qui sous-tendent celui de l’immunité d’État. Ils reprochent également à la CIJ d’avoir abordé de manière formaliste la question du conflit qui existerait entre les règles de jus cogens et la règle de l’immunité d’État, et ils invitent la Cour à ne pas suivre l’exemple de la CIJ quant à la manière d’articuler les deux corps de règles sur le terrain de l’article 6.

173.  Enfin, les requérants soutiennent que la distinction entre le civil et le pénal est sans pertinence et qu’elle ne justifie aucune différence dans la manière d’aborder la question de l’immunité des agents de l’État sur l’un ou l’autre de ces terrains. Les juridictions pénales dans certains pays, y compris au Royaume-Uni, seraient habilitées à indemniser les victimes. Les requérants citent l’affaire française Ould Dah, où des parties civiles à un procès pénal se seraient vu allouer des dommages-intérêts sans que la question de l’immunité eût été examinée. De plus, ils soutiennent qu’il serait incohérent de dire que la Convention contre la torture a mis fin à la responsabilité pénale mais pas à la responsabilité civile. L’article 4 § 2 de ce traité imposerait aux États parties de rendre l’infraction d’actes de torture passible de peines appropriées, ce qui engloberait manifestement l’indemnisation, et son article 14, qui régit celle-ci, ne serait pas restreint territorialement dans son application. La proposition, faite au cours des négociations du traité, de limiter l’article 14 au territoire sous la juridiction de l’État partie aurait été supprimée de la version définitive du texte, ce qui signifierait clairement qu’aucune restriction territoriale n’était voulue. Aussi les principes de l’immunité d’État ne pourraient-ils pas interdire aux juridictions de l’État du for de condamner un agent d’un État étranger à indemniser des victimes d’actes de torture.

b)  Le Gouvernement

174.  Le Gouvernement soutient que l’octroi de l’immunité à l’État saoudien dans le cas de M. Jones poursuivait le but légitime de l’observation du droit international, de manière à favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États en garantissant le respect par chaque État de la souveraineté de l’autre. Il estime qu’il existe en matière d’accès aux tribunaux une marge d’appréciation qui permet à l’État d’agir selon son propre jugement, pourvu que celui-ci soit raisonnablement défendable, quant à l’étendue de ses obligations découlant du droit international public. On ne pourrait pas dire en l’espèce que l’approche suivie par le Royaume-Uni soit contraire aux principes généraux du droit international ou s’écarte de tout standard international généralement reconnu. L’affaire précitée Waite et Kennedy ne serait pas comparable car elle appellerait un examen des autres moyens de redressement en raison de la différence importante qui existerait entre les cas d’immunité des organisations internationales où aucune autre instance de redressement n’existe et les cas d’immunité d’État où c’est un autre État qui a compétence pour un grief donné. Une juridiction interne ne pourrait, sans enfreindre les règles de droit international coutumier, créer une exception à l’immunité de l’État de manière à remédier à la défaillance matérielle que constituerait une juridiction étrangère qui aurait compétence mais aurait choisi de ne pas l’exercer. Le Gouvernement ajoute que le soutien et l’assistance consulaires prêtés aux requérants en Arabie saoudite et depuis la fin de leur détention n’étaient pas négligeables.

175.  Pour ce qui est de l’octroi de l’immunité aux agents de l’État dans l’un et l’autre des cas d’espèce, le Gouvernement soutient principalement qu’il est un principe bien établi de droit international que l’État a droit à la même immunité à raison des actes officiels de ses agents lorsque, en justice, l’accusé désigné nommément est l’un de ses agents, que lorsque l’accusé désigné nommément est l’État lui-même. La question serait donc de savoir non pas si l’immunité d’État s’étend à ses agents, mais si l’agent en question est intégré à l’État au point que l’immunité de celui-ci s’applique automatiquement. Le fait des agents de l’État agissant en cette qualité serait imputable non pas à eux personnellement mais au seul État. Les règles internationales régissant l’immunité de l’État seraient donc le pendant de celles régissant la responsabilité de l’État. La loi de 1978 serait le reflet des obligations que le droit international public ferait peser sur l’État défendeur à l’égard des autres États. C’est ce que confirmerait la définition de la notion d’« État » donnée dans les conventions internationales – y compris dans la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles et dans le projet d’articles sur la responsabilité –, dans la législation et la jurisprudence internes, ainsi que dans l’arrêt rendu par la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en l’affaire Blaškić. Par conséquent, tout acte imputable à l’État engageant dès lors la responsabilité de ce dernier sur le plan international devrait passer pour son propre fait pour les besoins des règles internationales en matière d’immunité d’État dans le cadre d’une procédure devant le juge interne. La réalité pratique de la situation en l’espèce en serait une illustration. Selon le Gouvernement, un État dont l’agent est assigné devant les juridictions internes d’un autre État pour des faits accomplis dans l’exercice de fonctions officielles serait alors indirectement mis en cause, car non seulement ce seraient les actes de l’État qui seraient attaqués mais ce serait aussi celui-ci qui serait censé s’acquitter de toute indemnité à verser et qui, selon toute probabilité, serait la seule entité auprès de laquelle pareille somme pourrait être recouvrée.

176.  Le Gouvernement soutient que c’est à bon droit que la Cour d’appel comme la Chambre des lords ont rejeté la thèse voulant que la valeur de jus cogens prêtée à l’interdiction de la torture exige de l’État qu’il n’accorde aucune immunité dans les procès contre les États étrangers où il est allégué que cette interdiction a été enfreinte. Cette thèse serait infondée pour plusieurs raisons. Premièrement, le principe de l’immunité de l’État n’autoriserait ni ne cautionnerait la torture et ne serait donc pas incompatible avec l’interdiction de celle-ci. Il se contenterait d’orienter toute violation vers d’autres modes de règlement. Deuxièmement, cette thèse aurait été écartée chaque fois qu’elle a été défendue devant un tribunal international (voir, par exemple, les affaires précitées du Mandat d’arrêt et Al-Adsani). Troisièmement, la question de l’opportunité d’une immunité d’État en matière de torture aurait été évoquée dans la négociation de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles et il aurait été décidé, sur la base du droit international coutumier alors en vigueur, qu’aucune exception ne pouvait être faite. Enfin, cette thèse aurait été rejetée par la plupart des juridictions nationales saisies de la question (voir, par exemple, les affaires précitées Bucheron, Siderman de Blake, Princz et Bouzari). Certes, certains tribunaux nationaux en Grèce et en Italie auraient fait leur la thèse du jus cogens, mais ces affaires ne tiendraient pas lieu de précédents et ne permettraient d’établir aucune pratique généralisée reconnue en droit international. Il ne suffirait pas d’invoquer des jugements isolés pour établir un changement en droit coutumier, comme l’aurait reconnu la CIJ dans son arrêt Allemagne c. Italie, soigneusement motivé et fondé sur une synthèse et une analyse poussées de la pratique des États. En outre, la jurisprudence aux États-Unis, où les tribunaux se seraient reconnus compétents pour des violations graves du droit international perpétrées par des étrangers hors du territoire du pays, ne serait pas l’expression de principes communément partagés et observés dans les autres pays.

177.  Le Gouvernement récuse par ailleurs la thèse des requérants refusant de voir dans la torture un « acte officiel » susceptible de faire jouer l’immunité d’État. À l’évidence, des allégations de torture ne pourraient être considérées comme se rapportant à des actes jure gestionis car ceux-ci relèveraient de la notion d’exercice de prérogatives de puissance publique. Aucun précédent n’aurait été invoqué pour étayer l’idée que certains types d’acte de souveraineté ne seraient pas couverts par l’immunité d’État. De plus, la définition de la torture donnée dans la Convention contre la torture imposerait que l’acte soit commis par un agent de la fonction publique ou par une autre personne agissant à titre officiel. Cette règle aurait été reprise dans les règles de droit international régissant la responsabilité de l’État, qui prévoiraient que celle-ci ne peut être engagée que si l’un de ses agents, se prévalant d’une compétence, a torturé un ressortissant d’un autre État.

178.  Quant à l’obligation de réparation imposée par l’article 14 de la Convention contre la torture, le Gouvernement estime qu’elle impose à l’État de ne réparer que les seuls actes de torture commis sur son territoire. C’est ce que confirmeraient les législations nationales régissant la compétence civile en matière de torture et l’immunité d’État, ainsi que la pratique des États. Le projet d’article 14 aurait été clarifié au cours des négociations pour montrer la volonté des auteurs que cette disposition se limite au territoire de l’État mais, pour des raisons inexpliquées, cette précision aurait été omise lorsque le projet fut communiqué. Le Gouvernement voit dans cette omission une erreur et il renvoie sur ce point à la déclaration formulée par les États-Unis lors de la ratification de la Convention contre la torture concernant leur conception de la portée territoriale de l’article 14.

179.  Le Gouvernement reconnaît que les agents d’État en question pouvaient être poursuivis au Royaume-Uni à raison de leurs agissements. Cependant, il y aurait de bonnes raisons d’établir à cet égard une distinction entre un procès civil et un procès pénal. Premièrement, la Convention contre la torture renfermerait des dispositions expresses imposant aux États parties de poursuivre pénalement les agents d’État étrangers à raison d’actes de torture commis hors de l’État du for, mais il n’existerait aucune règle comparable en matière civile. Deuxièmement, dans l’arrêt Pinochet (no 3), la majorité de la Chambre des lords aurait démontré qu’il n’existe aucune immunité en matière pénale pour les actes de torture i) ni sur la base de la Convention contre la torture, ii) ni du fait que les trois pays impliqués dans cette affaire étaient parties à cet instrument. Troisièmement, en droit international, la responsabilité pénale des individus serait une question non pas relevant de la responsabilité de l’État mais distincte de celle-ci. Enfin, la responsabilité civile à raison des actes accomplis à titre officiel serait nécessairement rattachée à la responsabilité de l’État elle‑même car, en pratique, l’État serait censé verser toute indemnité à laquelle l’un de ses agents pourrait être condamné, ce qui, par ricochet, pourrait avoir une incidence sur l’obligation pour l’État d’accorder réparation dans le cadre de toute action qui pourrait être formée contre lui. Autre point intéressant, dans son arrêt Allemagne c. Italie, se référant à l’arrêt Pinochet (no 3), la CIJ aurait elle aussi établi une nette distinction entre les domaines civil et pénal.

c)  Tiers intervenants

180.  REDRESS, Amnesty International, Interights et JUSTICE ont produit des observations écrites communes sur la question de l’immunité de l’État pour les agents de celui-ci.

181.  Les tiers intervenants soulignent que, lorsqu’un État et certains de ses agents sont assignés en justice, il faut statuer séparément sur l’immunité de l’un et des autres car il s’agit de questions distinctes. La logique et la finalité de ces immunités ne seraient pas les mêmes, si bien qu’il ne s’ensuivrait pas forcément que l’immunité dont jouit l’État profite aussi à ses agents.

182.  En droit international, la torture engagerait la responsabilité aussi bien de son auteur que de l’État. En pratique, il ne faudrait voir entre une action dirigée contre un agent pour son rôle dans la perpétration de tels méfaits et une action dirigée contre l’État lui-même aucune similitude qui permettrait de soutenir que l’État est directement mis en cause. La première action aurait pour objet la responsabilité personnelle de l’agent et toute condamnation à des dommages-intérêts ne pourrait viser que ce dernier et non l’État ou ses avoirs.

183.  Les tiers intervenants soutiennent que l’immunité ratione materiae, dont il est question en l’espèce, ne s’applique pas en cas d’allégations de torture. Soulignant que l’objet et le but de la Convention contre la torture seraient de responsabiliser chacun et de lutter contre l’impunité en matière de torture, ils estiment qu’octroyer l’immunité à des agents d’État dans les affaires de torture irait à l’encontre de ce but, en particulier lorsqu’aucun autre moyen de redressement n’existe. Il y aurait en France, en Italie, aux Pays-Bas et en Espagne des éléments établissant clairement que la pratique des États est de refuser l’immunité d’État aux agents, tant actuels qu’anciens, accusés de crimes de droit international. Il n’y aurait aucune ligne de démarcation nette entre les domaines civil et pénal : dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, il serait permis au juge pénal de connaître de demandes à caractère civil (action civile). Il y aurait plusieurs exemples où des juridictions françaises ont reconnu des agents d’États étrangers coupables d’actes de torture ou d’autres infractions pénales et indemnisé les victimes qui s’étaient constituées parties civiles.

184.  Les intervenants soutiennent que, dès lors que l’immunité de l’État est accordée au civil à ses agents concernant des allégations de torture, la restriction à l’accès aux tribunaux ne poursuit aucun but légitime et n’est pas proportionnée. L’immunité de l’État dans ce contexte ne contribuerait pas au bon fonctionnement de l’État et, celui-ci n’étant pas mis en cause, les arguments avancés pour justifier son immunité ne joueraient alors pas. L’immunité ratione materiae aurait pour but d’empêcher les procès contre les agents de l’État qui n’ont pas engagé leur responsabilité individuelle mais ont simplement fait fonction de porte-parole de l’État. Ce but n’aurait aucune pertinence en cas d’allégations de torture puisque de tels méfaits relèveraient de la responsabilité personnelle de l’intéressé. L’octroi de l’immunité ratione materiae en l’espèce n’aurait eu pour seule fonction que d’empêcher l’agent de rendre des comptes, ce qui ne pourrait passer pour un but légitime sur le terrain de l’article 6 § 1.

185.  Les tiers intervenants estiment que plus l’immunité est étendue, plus les raisons qui la justifient doivent être impérieuses (ils citent l’arrêt Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 83, CEDH 2009). Dans les affaires d’immunité parlementaire, la Cour aurait interprété strictement cette notion. Elle aurait également dit qu’il ne serait pas compatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique qu’un État puisse sans réserve et sans contrôle de la Cour soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions au civil ou accorder une immunité à des catégories de personnes (Fayed, précité, § 65, et Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 58, CEDH 2003‑I). La nature du méfait pour lequel l’accès à un tribunal est sollicité – en l’occurrence la torture – exigerait d’envisager toute restriction imposée avec encore davantage de rigueur. L’existence ou non d’autres moyens de redressement entrerait aussi en ligne de compte pour apprécier la proportionnalité de la restriction : en l’espèce, il n’y en aurait eu aucun. En particulier, contrairement à ce que prescrit l’article 14 de la Convention contre la torture, il n’y aurait en Arabie saoudite aucun recours effectif puisqu’en droit saoudien la torture ne serait pas un crime défini et qu’aucune peine spécifique ne serait prévue. Le Comité contre la torture aurait constaté l’inexistence en Arabie saoudite de mécanismes effectifs permettant de faire la lumière sur les allégations de torture. La protection diplomatique ne pourrait être assimilée à un recours effectif : bien que l’État défendeur ait évoqué cette possibilité dans l’affaire Al‑Adsani, précitée, rien ne prouverait qu’il ait jamais offert une telle protection à M. Al-Adsani. La protection diplomatique relèverait de la seule appréciation souveraine de l’État de nationalité et le Gouvernement ne saurait être contraint d’endosser la réclamation de l’un de ses ressortissants.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux concernant l’accès à un tribunal sur le terrain de l’immunité de l’État

186.  L’article 6 § 1 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation (dispute en anglais) relative à ses droits et obligations de caractère civil. Le droit d’accès aux tribunaux n’est toutefois pas absolu : il se prête à des limitations car il commande de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient pourtant à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit s’assurer que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Fogarty c. Royaume-Uni [GC], no 37112/97, §§ 32-33, 21 novembre 2001, McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, §§ 33-34, CEDH 2001‑XI, Al-Adsani, précité, §§ 52-53, Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne (déc.), no 59021/00, CEDH 2002‑X, Manoilescu et Dobrescu c. Roumanie et Russie (déc.), no 60861/00, §§ 66 et 68, CEDH 2005‑VI, Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, §§ 54-55, CEDH 2010, et Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, §§ 46-47, 29 juin 2011).

187.  Les droits de la Convention doivent être garantis d’une manière pratique et effective, surtout s’agissant du droit d’accès aux tribunaux, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique. Il serait dès lors incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les demandes à caractère civil doivent pouvoir être portées devant un juge, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions au civil ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes. Là où l’application du principe de l’immunité juridictionnelle de l’État a restreint l’exercice du droit d’accès à un tribunal, la Cour est donc appelée à rechercher si les circonstances de l’espèce justifiaient pareille restriction (Al-Adsani, §§ 47-48, Cudak, §§ 58-59, et Sabeh El Leil, §§ 50-51, précités).

188.  La Cour a déjà expliqué que l’immunité des États souverains est un principe de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel nul État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État. L’octroi de l’immunité souveraine à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime de l’observation du droit international, qui permet de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États en garantissant le respect de la souveraineté des autres États (Fogarty, § 34, McElhinney, § 35, Al-Adsani, § 54, Kalogeropoulou et autres, Cudak, § 60, et Sabeh El Leil, § 52, précités).

189.  Quant à la proportionnalité de la restriction, la nécessité d’interpréter la Convention de la manière la plus harmonieuse possible avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles régissant l’octroi de l’immunité aux États, a conduit la Cour à conclure que des mesures prises par un État qui reflètent des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États ne sauraient en principe passer pour imposer une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1. Elle a expliqué que, de même que le droit d’accès à un tribunal est inhérent à la garantie d’un procès équitable accordée par cet article, de même certaines restrictions à l’accès doivent être tenues pour lui être inhérentes ; on en trouve un exemple dans les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant du principe de l’immunité des États (McElhinney, §§ 36-37, Fogarty, §§ 35-36, Al-Adsani, §§55-56, Kalogeropoulou et autres, Manoilescu et Dobrescu, §§ 70 et 80, Cudak, §§ 56-57, et Sabeh El Leil, §§ 48-49, précités).

b)  Application de ces principes dans les anciennes affaires d’immunité d’État

190.  La Cour a examiné la question du respect du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 lorsque l’immunité d’État a été octroyée à l’occasion de différentes actions au civil, notamment dans des litiges concernant : les employés d’ambassades (Fogarty, Cudak et Sabeh El Leil, précités), les dommages personnels survenus sur le territoire de l’État du for (McElhinney, précité), les dommages personnels résultant d’actes de torture perpétrés à l’étranger (Al-Adsani, précité), les crimes contre l’humanité commis en temps de guerre (Kalogeropoulou et autres, décision précitée), la signification d’une assignation en justice (Wallishauser c. Autriche, no 156/04, 17 juillet 2012) et les prétentions présentées comme relevant du droit privé (Oleynikov c. Russie, no 36703/04, 14 mars 2013). Dans chacune de ces affaires se posait la question de savoir dans quelle mesure il fallait désormais entendre de manière plus stricte l’immunité, notion revêtant auparavant un caractère absolu. En particulier, la Cour a recherché si l’action de l’État défendeur « s’écart[ait] de normes internationales actuellement admises » (Fogarty, précité, § 37, et McElhinney, précité, § 38), « n’[était] pas en contradiction avec les limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant du principe de l’immunité des États » (Al-Adsani, précité, § 66 et, indirectement, Kalogeropoulou et autres, décision précitée) ou pouvait être contraire à une exception à l’immunité de l’État tirée d’une règle applicable de droit international coutumier (Cudak, § 67 , Sabeh El Leil, § 58, Wallishauser, § 69, et Oleynikov, § 68, précités).

191.  Dans l’arrêt précité Al-Adsani, rendu en 2001, la Cour a jugé qu’il n’était pas établi que le droit international acceptât alors l’idée que l’État ne peut invoquer l’immunité en cas d’actions en dommages-intérêts au civil pour des actes de torture présentés comme perpétrés hors du territoire de l’État du for. Il n’y avait donc pas violation de l’article 6 § 1 à raison de la radiation par le juge interne, en application des règles d’immunité d’État énoncées dans la loi de 1978, de l’action en dommages-intérêts formée par le requérant contre le Koweït pour des actes de torture. La même conclusion a été tirée en 2002 dans l’arrêt précité Kalogeropoulou et autres, concernant le refus du ministre grec de la Justice d’autoriser les requérants à exproprier des biens allemands sur le territoire grec à la suite d’un jugement en leur faveur au sujet de crimes contre l’humanité commis en 1944. La Cour a toutefois indiqué que sa conclusion dans l’arrêt Al-Adsani n’excluait pas un développement du droit international coutumier dans le futur.

192.  Dans certaines affaires postérieures concernant l’immunité de l’État, la Cour a conclu à une violation de l’article 6 § 1 au motif que les dispositions de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles s’appliquaient à l’État défendeur par le biais du droit international coutumier et que l’octroi de l’immunité n’était pas proportionné soit parce qu’il n’était pas compatible avec la règle de droit international coutumier en cause, soit parce que les juridictions internes l’avaient prononcé sans avoir dûment tenu compte de ladite règle (Cudak, §§ 67-74, Sabeh El Leil, §§ 58-67, Wallishauser, §§ 69-72, et Oleynikov, §§ 68-72, précités).

c)  Y a-t-il lieu de revenir sur l’approche suivie dans l’arrêt Al-Adsani ?

193.  Les requérants soutiennent que la Cour devrait s’écarter de l’approche suivie par la Grande Chambre dans l’arrêt Al-Adsani, précité, parce que celle-ci ne se serait pas livrée à un contrôle de proportionnalité sur le fond et n’aurait notamment pas apprécié les circonstances et le bien-fondé des arguments soulevés dans cette affaire, en particulier quant à l’existence ou non d’autres moyens de redressement.

194.  En l’affaire Al-Adsani, la question déterminante dans l’appréciation de la proportionnalité de la mesure en cause était de savoir si les règles d’immunité appliquées par les juridictions internes reflétaient des règles d’immunité d’État généralement reconnues en droit international public (ibidem, §§ 55-56 et 66-67). Sans que la Cour soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (voir, par exemple, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 74, CEDH 2002‑VI, Scoppola c  Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 104, 17 septembre 2009, et Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 50, 29 juin 2012). Lorsque, comme en l’espèce, le précédent établi est un arrêt de Grande Chambre relativement récent et détaillé, une chambre qui ne serait pas disposée à le suivre devrait proposer de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre. Aucune des parties en la présente affaire n’a proposé pareille mesure et, en tout état de cause, c’est à la chambre qu’il revient de décider de se dessaisir ou non (voir, par exemple, Hartman c. République tchèque, no 53341/99, § 8 in fine, CEDH 2003‑VIII, et Kouznetsova c. Russie, no 67579/01, § 5, 7 juin 2007).

195.  Compte tenu du précédent établi par l’arrêt Al-Adsani et de l’examen détaillé qui y est fait des questions de droit pertinentes, sur la base de la jurisprudence de la Cour et du droit international, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu en l’espèce qu’elle se dessaisisse en faveur de la Grande Chambre. Lorsque, dans l’arrêt Al-Adsani, elle a fixé le critère pertinent sur le terrain de l’article 6 § 1, elle s’est conformée à son obligation de tenir compte des règles et principes pertinents de droit international et d’interpréter la Convention de la manière la plus harmonieuse possible avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante (Al‑Adsani, précité, § 55, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 126, CEDH 2010, Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06, § 136, CEDH 2012, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, §§ 171-172, CEDH 2012, et article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969). Elle est donc convaincue qu’il y a lieu de suivre l’approche adoptée par la Grande Chambre dans son arrêt Al-Adsani sur la question de la proportionnalité (paragraphe 194 ci-dessus).

d)  Application des principes aux griefs dirigés contre le Royaume d’Arabie saoudite

196.  Le grief que tire M. Jones de la radiation de son action formée contre l’Arabie saoudite est identique, du point de vue des faits matériels, à celui soulevé dans l’affaire précitée Al-Adsani. Comme la Cour l’a dit dans cette dernière affaire, l’octroi de l’immunité poursuivait le but légitime de l’observation du droit international, de manière à favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États en garantissant le respect par chacun d’eux de la souveraineté des autres États. Il était compatible avec l’article 6 § 1 car il reflétait les principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité de l’État. La seule question qui se pose devant la Cour est de savoir si, lorsque la Chambre des lords a rendu sa décision en l’espèce en 2006, il y avait eu depuis l’arrêt antérieur Al-Adsani une évolution des normes internationales reconnues quant à l’existence d’une exception en matière de torture au principe de l’immunité de l’État, de sorte qu’il aurait été justifié de conclure que l’octroi de l’immunité en l’espèce ne reflétait pas les règles généralement reconnues de droit international public dans ce domaine.

197.  Ces dernières années, tant avant qu’après l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’espèce, un certain nombre de juridictions nationales ont recherché s’il existait désormais une exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État lorsque celui-ci est assigné au civil (par exemple dans les affaires Siderman de Blake, Princz, Smith et Sampson aux États-Unis (paragraphe 117 ci-dessus), les affaires Bouzari et Hashemi au Canada (paragraphes 128-134 ci-dessus), l’affaire Ferrini en Italie (paragraphe 140 ci-dessus), l’affaire Préfecture de Béotie en Grèce (paragraphe 142 ci‑dessus), l’affaire Natoniewski en Pologne (paragraphes 144-146 ci‑dessus), les affaires Bucheron et Grosz en France (paragraphe 147 ci‑dessus), l’affaire A.A. c. Allemagne en Slovénie (paragraphes 148-149 ci-dessus), et l’affaire Al-Adsani au Royaume-Uni).

198.  Il n’est cependant pas nécessaire pour la Cour d’examiner en détail tous ces éléments nouveaux puisque l’arrêt récemment rendu par la CIJ en l’affaire Allemagne c. Italie (paragraphes 88-94 ci-dessus) – qui fait autorité à ses yeux quant à la teneur du droit international coutumier – établit clairement que, au mois de février 2012, aucune exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État ne s’était encore cristallisée. L’application par les juridictions anglaises des dispositions de la loi de 1978 pour faire droit à la demande d’immunité du Royaume d’Arabie saoudite en 2006 ne peut donc s’analyser en une restriction injustifiée à l’accès du requérant à un tribunal. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la radiation de l’action formée par M. Jones contre le Royaume d’Arabie saoudite.

e)  Application des principes aux griefs dirigés contre les agents de l’État

199.  Les requérants se plaignent tous les quatre de ne pas avoir pu faire valoir au civil leurs griefs de torture contre les agents d’État désignés nommément. La Cour doit rechercher, en suivant l’approche générale adoptée dans l’arrêt Al-Adsani, précité, si le refus d’autoriser la formulation de ces griefs était compatible avec l’article 6 § 1 de la Convention.

200.  En ce qui concerne la légitimité du but poursuivi par la restriction à l’accès aux tribunaux, il y a lieu de noter que, dans les affaires d’immunité d’État examinées auparavant par la Cour, l’action au civil en cause avait été dirigée contre l’État lui-même et non contre des individus désignés nommément. L’immunité qui s’applique lorsque l’affaire concerne des agents d’État n’en demeure pas moins celle de l’« État » : c’est lui qui l’invoque et peut y renoncer. Là où, comme en l’espèce, l’octroi de l’immunité ratione materiae à des agents vise au respect des règles de droit international régissant l’immunité d’État, le but de la limitation de l’accès aux tribunaux est tout aussi légitime que lorsque l’immunité est accordée à l’État lui-même.

201.  Une mesure qui reflète des règles généralement reconnues de droit international public en matière d’immunité de l’État ne pouvant en principe être regardée comme imposant une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal, la seule question qui se posait eu égard aux griefs des requérants était de savoir si l’octroi de l’immunité ratione materiae aux agents de l’État reflétait de telles règles. La Cour va donc rechercher s’il existait une règle générale de droit international public qui aurait imposé aux juridictions internes de faire droit à la demande de l’Arabie saoudite tendant à l’octroi de l’immunité de l’État aux agents en question et, dans l’affirmative, si des éléments prouvaient l’existence d’une quelconque règle ou exception spéciale en cas d’allégation d’actes de torture.

i.  L’existence d’une règle générale

202.  La première question qui se pose est de savoir si l’octroi de l’immunité ratione materiae à des agents d’État reflétait des règles généralement reconnues de droit international public. La Cour l’a déjà admis. Dès lors que l’État ne peut agir que par le truchement d’individus agissant pour son compte, et non par lui-même, et qu’il peut invoquer l’immunité, il faut commencer à raisonner en rappelant que les actes des agents de l’État jouissent d’une immunité ratione materiae. Autrement, il serait toujours possible de contourner l’immunité de l’État en assignant des agents désignés nommément. On retrouve ce pragmatisme dans la définition de l’« État » donnée par la Convention des Nations unies de 2004 (paragraphe 76 ci-dessus), qui englobe dans cette notion les représentants de l’État agissant en cette qualité. Le rapporteur spécial de la CDI, dans son deuxième rapport, a dit que l’idée faisant de l’immunité des représentants de l’État « la norme » était « assez largement admise » et que son absence dans certaines circonstances nécessiterait d’établir l’existence d’une norme spéciale ou d’une pratique et d’une opinio juris indiquant l’apparition d’exceptions à la règle générale (paragraphe 96 ci-dessus).

203.  Il existe aussi une riche jurisprudence nationale et internationale selon laquelle tout acte accompli par les agents de l’État dans l’exercice de leurs fonctions est imputable, aux fins de l’immunité d’État, à l’État pour le compte duquel ils agissent. Ainsi, dans son arrêt Propend Finance Pty Ltd v. Sing and another ((1997) 111 ILR 611), la Cour d’appel d’Angleterre a jugé que les immunités conférées à l’État en application de la loi de 1978 devaient être interprétées comme accordant aux agents de l’État « une protection sous le même voile que celui qui protège l’État lui-même » (paragraphes 42-43 ci-dessus). Au Canada, la cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Jaffe, a conclu que des employés d’un État étranger agissant dans l’exercice de leurs fonctions étaient couverts par la notion d’« État » au sens de la LIE (paragraphe 127 ci-dessus). Dans son arrêt Fang, la High Court néo-zélandaise a dit que l’immunité de l’État conférait incidemment une immunité ratione materiae dans les actions dirigées contre tout individu dont les actes accomplis dans l’exercice des attributions de l’État seraient ultérieurement mis en cause (paragraphe 135 ci-dessus). Dans l’arrêt Zhang, une cour d’appel australienne a conclu que les agents de l’État relevaient de la loi d’immunité puisqu’ils jouissaient d’une immunité d’origine jurisprudentielle et que la loi d’immunité n’y avait rien changé (paragraphe 138 ci-dessus). Bien que, dans son arrêt Samantar, elle ait jugé que les agents de l’État n’étaient pas couverts par la notion d’« État » au sens de la FSIA, la Cour suprême des États-Unis a précisé que leurs immunités étaient régies par le droit jurisprudentiel, ne voyant dans la loi qu’une codification partielle des règles d’immunité aux États-Unis (paragraphe 122 ci-dessus). La cour d’appel fédérale pour le quatrième circuit a ultérieurement reconnu que, en principe, les agents de l’État peuvent jouir d’une immunité à raison des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions pour l’État (paragraphes 122-124 ci-dessus). Dans le jugement Blaškić, le TPIY a qualifié de simples « agents de l’État » les responsables officiels des États agissant ès qualités et a expliqué qu’ils jouissaient d’une « immunité dite fonctionnelle » (paragraphe 81 ci-dessus). Dans son arrêt Djibouti c. France (paragraphes 86-87 ci-dessus), la CIJ a évoqué la possibilité offerte à l’État de Djibouti d’arguer que les actes de deux de ses agents étaient les siens et que ces agents en étaient les organes, établissements ou organismes dans l’exécution desdits actes.

204.  Le poids des éléments faisant autorité sur le plan international et sur le plan national vient donc renforcer l’idée que l’immunité de l’État offre en principe aux employés ou agents d’un État étranger, à raison des actes accomplis pour le compte de celui-ci, une protection sous le même voile que celui qui protège l’État lui-même.

ii.  L’existence d’une règle ou exception spéciale pour les actes de torture

205.  Il ressort clairement des éléments qui précèdent qu’un individu ne jouit de l’immunité ratione materiae de l’État que lorsque les actes dénoncés ont été accomplis dans l’exercice de ses fonctions officielles. La Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles parle des représentants de l’État « agissant à ce titre » (paragraphe 76 ci-dessus). L’absence d’une exception générale tirée du jus cogens aux règles d’immunité de l’État ne permet donc pas de tirer de conclusions pour ce qui est des griefs dirigés contre les agents de l’État.

206.  La Convention contre la torture vise les actes de torture infligés « par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ». Cette définition apparaît appuyer la thèse voulant que de tels actes puissent être perpétrés « à titre officiel », pour les besoins de l’immunité de l’État. Certes, dans son raisonnement tenu en l’espèce, Lord Justice Mance, de la Cour d’appel, doutait qu’un agent public dût agir « à titre officiel » pour commettre un acte de torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture (paragraphe 16 ci-dessus). Cependant, après un examen poussé des sources de droit international, ce raisonnement a été écarté par une Chambre des lords unanime. Lord Bingham, en particulier, a souligné que la seule jurisprudence invoquée par les requérants à l’appui de cette thèse, tirée des États-Unis, n’exprimait aucun principe communément partagé et observé parmi les autres nations (paragraphe 28 ci-dessus).

207.  Le projet d’articles sur la responsabilité, quant à lui, prévoit l’attribution à l’État des faits accomplis soit par les organes de celui-ci, tels que définis à l’article 4 de ce projet d’articles (paragraphe 107 ci-dessus), soit par les personnes habilitées par le droit de cet État à exercer des prérogatives de puissance publique et agissant en cette qualité, comme le définit l’article 5 de ce projet d’articles (paragraphe 108 ci-dessus). Les requérants ne cherchent pas à contester que les actes de torture dont ils se disent victimes engagent la responsabilité de l’État d’Arabie saoudite. Mais il faut noter que ce projet d’articles ne porte que sur la question de la responsabilité de l’État à raison des faits dénoncés car, en droit international, l’établissement de cette responsabilité peut faire naître l’obligation de réparer le dommage. Il ne fait aucun doute que des individus peuvent dans certaines circonstances être eux aussi tenus pour personnellement responsables de faits illicites engageant la responsabilité de l’État et que cette responsabilité personnelle est concomitante à la responsabilité de l’État à raison des mêmes faits. Cette responsabilité potentiellement double trouve son expression à l’article 58 du même projet d’articles, qui prévoit que les règles d’attribution sont sans préjudice de toute question relative à la responsabilité individuelle, d’après le droit international, de toute personne qui agit pour le compte d’un État (paragraphe 109 ci-dessus). Elle apparaît clairement en matière pénale, où la responsabilité pénale individuelle pour acte de torture est concomitante à la responsabilité de l’État (paragraphes 44-56, 61 et 150-154 ci-dessus). Dès lors, comme le montre l’existence d’une responsabilité pénale individuelle, la reconnaissance du caractère officiel des actes sur le terrain de la responsabilité de l’État n’est pas déterminante en elle-même pour ce qui est de savoir si le droit international impose ou non d’accueillir systématiquement une demande d’octroi de l’immunité d’État à l’égard des mêmes faits.

208.  D’aucuns soutiennent que toutes les règles de droit international public accordant l’immunité aux agents de l’État ont été écartées avec l’adoption de la Convention de la torture qui, en son article 14, prévoirait une compétence universelle en matière civile. Cette thèse trouve appui dans la jurisprudence du Comité contre la torture, dont on peut dire qu’il voit dans l’article 14 une obligation pour l’État d’ouvrir un recours en matière civile en cas d’actes de torture où que ceux-ci aient été infligés (paragraphes 66-68 ci-dessus). Or les requérants n’ont invoqué aucune décision de la CIJ ou d’un tribunal arbitral international qui aurait énoncé un tel principe. De plus, cette interprétation a été écartée par des juridictions tant canadiennes que britanniques (paragraphes 15, 29-30 et 128 ci-dessus). Les États-Unis ont émis une réserve à cet instrument indiquant que, selon eux, l’article 14 n’est censé imposer un redressement que pour les seuls actes de torture commis sur le territoire de l’État du for (paragraphe 64 ci‑dessus). La question de savoir si la Convention contre la torture a fait naître une compétence universelle en matière civile est donc loin d’être réglée.

209.  Les éléments de droit international en matière d’immunité de l’État ne s’attachent guère à la question de l’immunité des agents de l’État pour actes de torture. La question n’est directement évoquée ni dans la Convention de Bâle ni dans la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles. Avant l’adoption de cette dernière, un groupe de travail de la CDI avait reconnu l’existence d’un certain soutien pour l’idée que les représentants de l’État ne devraient pas être en droit d’invoquer l’immunité devant les juridictions tant civiles que pénales pour des actes de torture commis sur le territoire de leur État mais il n’a proposé aucun amendement au projet d’articles sur les immunités (paragraphe 79 ci‑dessus). Si une certaine tendance vers l’établissement d’une exception à l’immunité d’État dans ce domaine se constate donc, aucun consensus n’a encore été reconnu. Il y a lieu de souligner que trois des quatorze États parties à la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles ont formulé des déclarations indiquant que cet instrument ne portait pas préjudice à tout développement juridique international concernant la protection des droits de l’homme (paragraphe 80 ci-dessus). Une résolution de l’Institut de droit international adoptée en 2009 invite les États à envisager de lever l’immunité lorsque leurs agents sont soupçonnés ou accusés d’avoir commis des crimes internationaux mais elle précise qu’aucune immunité juridictionnelle ratione materiae, définie comme englobant l’immunité civile, ne s’applique en matière de crimes internationaux. Elle indique qu’elle est sans préjudice des règles d’imputation de faits à l’État et des règles régissant l’immunité de l’État lui‑même (paragraphes 103-106 ci-dessus). Dans son jugement Furundžija, sur la question des conséquences de la valeur de jus cogens que revêt l’interdiction de la torture, le TPIY a certes observé que la victime d’une mesure d’État qui autoriserait ou tolérerait la pratique de la torture ou en amnistierait les auteurs pourrait « engager une action en réparation auprès d’une juridiction étrangère » (paragraphe 82 ci-dessus), mais le sens précis de ces propos ne ressort pas clairement du jugement. Dans le texte de leur opinion individuelle commune jointe à l’arrêt rendu par la CIJ en l’affaire du Mandat d’arrêt, les juges Higgins, Kooijmans et Buergenthal ont dit que l’on affirme de plus en plus que les graves crimes internationaux ne peuvent être considérés comme des actes officiels et que cette opinion trouve progressivement son expression dans la pratique des États (paragraphe 85 ci-dessus). Cependant, dans la décision rendue en l’espèce par la Chambre des lords, tant Lord Bingham que Lord Hoffmann, arguments juridiques à l’appui, ont dit qu’ils n’étaient pas convaincus de l’existence d’une telle tendance (voir, notamment, les paragraphes 30 et 35 ci-dessus).

210.  Il apparaît n’y avoir guère de jurisprudence nationale concernant les actions au civil formées contre des agents d’État désignés nommément pour des violations du jus cogens. Peu d’États ont été confrontés à cette question en pratique. Les réponses reçues par l’État défendeur d’autres États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 110 ci-dessus) sont largement hypothétiques et ne permettent de tirer aucune conclusion sur le degré de reconnaissance par les lois nationales du caractère officiel des actes de torture sur le terrain de l’immunité de l’État. Il y a toutefois d’autres exemples tirés de pays de common law. Dans l’affaire canadienne Hashemi, la cour d’appel du Québec a jugé que la LIE s’appliquait à des agents d’un État étranger même en cas d’allégation de torture. Elle s’est appuyée sur la définition de la torture donnée dans la Convention de la torture, sur la précédente décision dans l’affaire Jaffe et sur l’opinion de Lord Hoffmann dans l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’espèce (paragraphes 129-133 ci-dessus). Cela dit, la Cour suprême a été saisie de l’affaire (paragraphe 134). En Nouvelle-Zélande, dans l’affaire Fang, la High Court s’est elle aussi appuyée sur l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’espèce pour rejeter la thèse en faveur d’une exception à l’immunité de l’État lorsque les agents de celui-ci sont accusés de torture, jugeant inopportun pour les juridictions néo-zélandaises de « prendre les devants » en reconnaissant de nouvelles tendances dans le droit international (paragraphes 135-136 ci-dessus). En Australie, dans l’affaire Zhang, une cour d’appel de Nouvelle-Galles-du-Sud a écarté la thèse refusant de voir dans une violation du jus cogens un acte officiel sur le terrain de l’immunité de l’État, soulignant l’ambiguïté de la législation nationale et l’obligation pour les juridictions australiennes de donner effet à celle-ci (paragraphes 138-139 ci-dessus).

211.  La question a été examinée plus avant aux États-Unis. À la suite de l’arrêt rendu par une cour d’appel dans l’affaire Chuidian, qui avait dit que la notion d’« État » au sens de la FSIA pouvait englober les agents mais que la législation ne protégeait aucun agent agissant en excès de pouvoir, les tribunaux de district fédéraux ont refusé l’immunité lorsque des actes de torture étaient notamment allégués, au motif que ceux-ci ne pouvaient passer pour relevant des attributions légitimes des agents (paragraphe 119 ci-dessus). Ultérieurement dans les affaires Belhas et Matar où des violations de règles de jus cogens étaient alléguées, des cours d’appel ont accordé l’immunité ratione materiae (paragraphes 120-121 ci‑dessus). Cependant, l’autorité de ces décisions est désormais contestable depuis l’arrêt ultérieurement rendu par la Cour suprême dans l’affaire Samantar, dans lequel elle a dit que la FSIA ne s’appliquait aucunement aux agents de l’État et que la question n’était régie que par le droit jurisprudentiel (paragraphe 122 ci-dessus). Dans un arrêt récent concernant l’étendue des immunités d’origine jurisprudentielle évoquées dans l’arrêt Samantar, une cour d’appel a refusé d’octroyer l’immunité ratione materiae à des agents d’État au motif que les violations du jus cogens ne sont pas des actes officiels légitimes (paragraphes 122-124 ci-dessus). À la date de prononcé du présent arrêt, l’affaire était pendante devant la Cour suprême (paragraphe 125 ci-dessus).

212.  Hors du domaine civil, on peut relever certains éléments à l’appui de la thèse selon laquelle, en matière pénale, aucune torture ne peut passer pour commise « à titre officiel ». Dans l’arrêt Pinochet (no 3), Lord Browne-Wilkinson et Lord Hutton ont estimé qu’il y avait de bonnes raisons de dire que, depuis l’entrée en vigueur de la Convention contre la torture, l’exécution d’actes de torture ne pouvait plus s’analyser en une fonction de l’État (paragraphes 47-48 et 51 ci-dessus), même si ce n’était pas le raisonnement suivi par leurs pairs dans cette affaire (voir en particulier l’opinion de Lord Hope au paragraphe 49 ci-dessus). Dans l’affaire Bouterse, la cour d’appel d’Amsterdam a dit que la perpétration d’infractions très graves (en l’occurrence des actes de torture) ne pouvait s’analyser en une fonction officielle d’un chef d’État (paragraphe 151 ci‑dessus). Le Tribunal pénal fédéral suisse a débattu de cette question dans l’affaire A. c. Ministère public de la Confédération et autres, bien que le rejet par lui de la demande d’immunité n’ait pas directement reposé sur le constat que la torture ne pouvait s’analyser en un « acte officiel » (paragraphes 152-153 ci-dessus). M. Kolodkin, désigné rapporteur spécial par la CDI dans le cadre de ses travaux sur l’immunité des représentants de l’État devant la juridiction pénale étrangère, a évoqué dans son deuxième rapport l’idée « assez largement répandue » que les crimes graves au regard du droit international ne pouvaient être considérés comme des actes accomplis à titre officiel (paragraphe 99 ci-dessus). Cependant, ce passage n’a pas recueilli l’assentiment unanime de la CDI et le nouveau rapporteur spécial, Mme Hernández, est censé examiner plus avant la question en 2014 (paragraphe 100 ci-dessus). Il est clair que, les victimes ayant la faculté dans certains pays de former une demande en réparation à caractère civil lors d’un procès pénal, toute différence dans la manière d’aborder l’immunité ratione materiae entre le domaine civil et le domaine pénal aura des répercussions sur les possibilités d’indemnisation au sein des différents États. Toutefois, même s’il s’agit d’une question qui mérite sans doute davantage de réflexion dans le contexte d’une décision de justice sur l’immunité ou de travaux d’organes de droit international, ce n’est pas en soi une raison suffisante pour que la Cour conclue que l’octroi de l’immunité en l’espèce ne reflétait pas des règles généralement reconnues du droit international public.

213.  Au vu des éléments qui précèdent, bien qu’aux yeux de la Cour un soutien se dégage en faveur d’une règle ou exception spéciale en droit international public lorsque des agents d’États étrangers sont assignés au civil pour des actes de torture, il ressort de la plupart des précédents que, comme Lord Bingham l’a dit dans l’arrêt rendu par la Chambre des lords en l’espèce, le droit pour l’État à l’immunité ne saurait être contourné en assignant à sa place ses serviteurs ou agents. Pour reprendre les arguments les plus convaincants des requérants, il existe des éléments attestant de débats récents sur l’interprétation de la définition de la torture donnée dans la Convention contre la torture, sur l’articulation de l’immunité de l’État et des règles d’attribution dans le projet d’articles sur la responsabilité et sur la portée de l’article 14 de la Convention contre la torture (paragraphes 206‑208 ci-dessus). Mais la pratique des États en la matière est fluctuante, oscillant entre l’octroi et le refus de l’immunité ratione materiae dans ce domaine. Dans au moins deux cas (États-Unis et Canada), la juridiction suprême nationale a été saisie de la question (paragraphes 125 et 134 ci‑dessus). On peut dire que l’opinion des internationalistes en la matière commence à évoluer, comme l’ont récemment montré les discussions autour des travaux de la CDI dans la sphère pénale. Ces travaux sont en cours et de nouveaux éléments sont attendus.

214.  En l’espèce, il est clair que la Chambre des lords a examiné sur tous les points l’ensemble des arguments pertinents sur l’existence, en cas d’allégation au civil d’actes de torture, d’une éventuelle exception à la règle de principe de l’immunité de l’État (voir, à titre de comparaison et de contraste, les affaires précitées Sabeh El Leil, §§ 63-67, Wallishauser, § 70, et Oleynikov, §§ 69-72). Dans un arrêt volumineux et étoffé (paragraphes 24‑38 ci-dessus), elle a conclu que le droit international coutumier ne connaissait aucune exception – en cas d’allégation de faits assimilables à la torture – à la règle de principe de l’immunité ratione materiae pour les agents de l’État en matière civile lorsque l’État jouissait lui-même d’une immunité. Ses conclusions ne sont ni manifestement erronées ni arbitraires : elles se fondent sur d’abondantes références à des éléments de droit international et sur un examen minutieux des arguments juridiques des requérants et de l’arrêt de la Cour d’appel, qui avait donné gain de cause à ces derniers. D’autres juridictions nationales ont analysé en détail ces conclusions et les ont jugées éminemment persuasives (paragraphes 131‑133 et 135 ci-dessus).

215.  Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l’octroi de l’immunité aux agents de l’État en l’espèce reflétait généralement les règles de droit international public reconnues. L’application des dispositions de la loi de 1978 pour accorder l’immunité aux agents de l’État dans les actions civiles formées par les requérants ne s’analyse donc pas en une restriction injustifiée à l’accès de ces derniers à un tribunal. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en l’espèce. Cela dit, compte tenu des nouveaux développements que connaît actuellement cette branche du droit international public, il s’agit d’une question dont les États contractants devront suivre l’évolution.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2.  Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

3.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention eu égard au grief dirigé par M. Jones contre le Royaume d’Arabie saoudite ;

4.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention eu égard aux griefs dirigés par les requérants contre les agents de l’État désignés nommément.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 14 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosIneta Ziemele
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante du juge Bianku ;

–  opinion dissidente de la juge Kalaydjieva.

I.Z.

F.E.-P.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE BIANKU

(Traduction)

C’est avec beaucoup d’hésitation que j’ai voté en faveur des conclusions de la majorité dans cet arrêt. Bien que les développements dans le domaine examiné soient présentés en exposant très bien le pour et le contre, je pense que près de treize ans après le prononcé, à une majorité très étroite, de l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, CEDH 2001‑XI), pendant lesquelles de nouveaux éléments très importants sont apparus en la matière, l’affaire aurait dû être renvoyée devant la Grande Chambre de manière à donner à celle-ci la possibilité de dire si l’arrêt Al‑Adsani a toujours valeur de précédent.


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KALAYDJIEVA

(Traduction)

Les requérants dans la présente affaire ont cherché, au Royaume‑Uni, à assigner au civil le Royaume d’Arabie saoudite et certains de ses agents désignés nommément en réparation de dommages causés par des actes de torture perpétrés par ces agents. La Chambre des lords a jugé à l’unanimité qu’il ne pouvait être permis à ces actions d’être poursuivies au motif que l’Arabie saoudite jouissait de l’immunité de l’État et que cette immunité s’étendait aussi aux agents en question.

Le constat de la majorité selon lequel, pour l’essentiel, l’octroi de l’immunité juridictionnelle à l’État ainsi qu’à ses agents dans une action de ce type constitue une restriction légitime et proportionnée au droit d’accès à un tribunal qui ne saurait passer pour incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention fait suite aux conclusions adoptées à une majorité étroite dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, CEDH 2001‑XI et repose sur ce que la majorité considère être l’état actuel du droit international public.

À mon regret, je ne puis l’accepter.

S’il est peut-être exact de conclure que, au mois de février 2012 (paragraphe 198 de l’arrêt) et avant l’Observation générale no 3 du Comité des Nations unies contre la torture (paragraphe 67 de l’arrêt), aucune exception à l’immunité des États tirée du jus cogens ne s’était encore cristallisée et que, vu l’époque où les faits de la cause se sont produits, il n’est pas nécessaire que la Cour examine les développements ultérieurs tels que l’arrêt récemment rendu par la Cour internationale de justice dans l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant), CIJ Recueil 2012, paragraphes 88-94 de l’arrêt), cette conclusion ne vaut que pour l’immunité de l’État. Sur ce point, non seulement je partage les doutes de certains des nombreux juges dissidents dans l’affaire précitée Al-Adsani, mais je trouve également difficile d’accepter que notre Cour n’ait eu aucun mal à renoncer à l’application automatique de l’immunité de l’État et à constater des violations du droit d’accès à un tribunal dans des litiges en matière d’emploi (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, CEDH 2010, et Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, 29 juin 2011), mais pas en matière de réparation pour des actes de torture, comme en l’espèce.

À l’instar de Lord Justice Mance (paragraphe 17 de l’arrêt), j’ai du mal à « reconnaître que les différences générales entre le droit pénal et le droit civil justifiassent une application différente de l’immunité selon l’un ou l’autre des domaines », surtout vu les nouveaux éléments intervenus en la matière, en particulier les conclusions de la Chambre des lords dans l’arrêt Pinochet (no 3) selon lesquelles « un agent de l’État commettant à titre officiel des actes de torture à l’étranger ne joui[ssai]t pas de l’immunité pénale ». Je trouve aussi « difficile de voir en quoi un procès civil contre l’agent présenté comme tortionnaire pouvait passer pour une plus forte ingérence dans les affaires intérieures d’un État étranger qu’un procès pénal contre la même personne » et je trouve « incongru que, dans l’hypothèse où le tortionnaire allégué relèverait de la juridiction de l’État du for et où il serait poursuivi sur la base de l’article 5 § 2 de la Convention contre la torture (...) sans pouvoir prétendre à une immunité, la victime des méfaits allégués ne pouvait engager aucune action au civil ».

En cette présente affaire se pose pour la première fois la question, jamais encore examinée par la Cour, de savoir si les agents de l’État peuvent bénéficier de l’immunité de celui-ci dans les affaires de torture au civil.

Je ne suis pas convaincue que cette question doive ou puisse raisonnablement et forcément être examinée « en suivant l’approche générale adoptée dans l’arrêt Al-Adsani » (paragraphe 199 de l’arrêt), où l’examen de la Cour se limitait à l’immunité de l’État et ne portait pas sur la compatibilité, avec le droit d’accès à un tribunal, de l’application de cette immunité à des agents de l’État désignés nommément. À cet égard, je réprouve le caractère quelque peu déclaratoire des constats suivants de la majorité : « [l]’immunité qui s’applique lorsque l’affaire concerne des agents d’État n’en demeure pas moins celle de l’« État » : c’est lui qui l’invoque et peut y renoncer. Là où, comme en l’espèce, l’octroi de l’immunité ratione materiae à des agents vise au respect des règles de droit international régissant l’immunité d’État, le but de la limitation de l’accès aux tribunaux est tout aussi légitime que lorsque l’immunité est accordée à l’État lui-même » (paragraphe 200 de l’arrêt).

Je trouve les conclusions de la majorité sur cette question regrettables et contraires aux principes essentiels de droit international prévoyant la responsabilité personnelle des tortionnaires, que l’on retrouve sans équivoque dans l’article 3 en combinaison avec l’article premier de la Convention européenne des droits de l’homme, dans la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants et dans l’idée même de la création de la Cour pénale internationale. Contrairement à l’opinion de la majorité, j’estime que ces principes ont été précisément conçus et adoptés en tant que règles spéciales faisant exception ratione materiae à l’immunité en cas d’allégations de torture (paragraphe 201 de l’arrêt).

À cet égard, je ne puis m’associer au constat de la majorité selon lequel « [d]ès lors que l’État ne peut agir que par le truchement d’individus agissant pour son compte, et non par lui-même, et qu’il peut invoquer l’immunité, il faut commencer à raisonner en rappelant que les actes [de torture commis par] des agents de l’État jouissent d’une immunité ratione materiae » (paragraphe 202 de l’arrêt). Ce constat donne à penser que la torture est par définition un acte exercé pour le compte de l’État, ce qui est très éloigné de tous les standards internationaux, qui non seulement y voient un acte individuel mais obligent aussi l’État à identifier et punir les auteurs individuels d’actes de torture – contrairement au « pragmatisme » de la majorité, qui voudrait que, « [a]utrement, il serait toujours possible de contourner l’immunité de l’État en assignant des agents désignés nommément ». Je crains que les vues exprimées par la majorité sur une question examinée pour la première fois par la Cour non seulement n’étendent l’immunité de l’État à ses agents désignés nommément sans les distinctions ou justifications qui s’imposent mais aussi ne donnent l’impression de contribuer globalement à renforcer l’impunité pour les actes de torture.

Pour reprendre le mot de l’un des juges dissidents dans l’affaire Al‑Adsani, « [d]ommage ! »

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CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE JONES ET AUTRES c. ROYAUME-UNI, 14 janvier 2014, 34356/06;40528/06