Tribunal judiciaire de Paris, 20 octobre 2023, 19/13662

  • Brevet·
  • Vitamine·
  • Toxicité·
  • Revendication·
  • Acide·
  • Invention·
  • Thérapeutique·
  • Contrefaçon·
  • Médicaments·
  • Technique

Résumé de la juridiction

x

Chercher les extraits similaires

Commentaire0

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

Sur la décision

Référence :
TJ Paris, ct0196, 20 oct. 2023, n° 19/13662
Numéro(s) : 19/13662
Importance : Inédit
Identifiant Légifrance : JURITEXT000048550572

Sur les parties

Texte intégral

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section

No RG 19/13662
No Portalis 352J-W-B7D-CRFZ3

No MINUTE :

Assignation du :
19 Novembre 2019

JUGEMENT
rendu le 20 Octobre 2023
DEMANDERESSES

Société [D] [R] AND COMPANY
[R] Corporate Center
[Adresse 6]S (USA)

S.A.S.U. [R] FRANCE
[Adresse 2]
[Adresse 5]
[Localité 4]

représentée par Maître [MD] [T] du PARTNERSHIPS HOGAN LOVELLS (PARIS) LLP, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0033

DÉFENDERESSE

S.A.S. [UR] SANTÉ (anciennement MYLAN S.A.S.)
[Adresse 1]
[Localité 3]

représentée par Maître Denis SCHERTENLEIB de la SAS SCHERTENLEIB AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0948

Copies délivrées le :
- Maître [T] #J33 (exécutoire)
- Maître [K] #A948 (ccc)
COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-présidente
Madame Anne BOUTRON, Vice-présidente
Monsieur [U] [Z], Juge

assistés de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 14 Avril 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l’audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 07 Juillet 2023, puis prorogé, en dernier lieu, le 20 Octobre 2023.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

1. La société de droit des États-Unis ‘[D] [R] and company’ (la société [D] [R]) est titulaire du brevet européen désignant la France EP 1 313 508 (ci-après le brevet), portant en substance sur l’utilisation d’un antifolate, le pemetrexed disodique, en combinaison avec la vitamine B12 dans le traitement du cancer. Ce brevet a été demandé le 15 juin 2001 sous priorité de plusieurs demandes des États-Unis des 30 juin 2000, 27 septembre 2000 et 18 avril 2001. Il a été délivré le 18 avril 2007 et a expiré le 15 juin 2021. Le pemetrexed seul était déjà connu à la date de priorité ; il avait déjà fait l’objet d’un brevet déposé en 1990.

2. Avec la société [R] France, qui dit fabriquer en France le pemetrexed disodique pour le compte des sociétés du groupe [D] [R], elle reproche à la société [UR] la commercialisation d’une spécialité générique de pemetrexed sous la forme d’un sel différent, le pemetrexed diarginine, en contrefaçon du brevet selon elles. La société [UR] estime pour sa part le brevet nul et conteste le caractère contrefaisant de son médicament, le Pemetrexed Mylan. La société [R] France fonde sa demande sur les faits de contrefaçon mais la qualifie de concurrence déloyale, ce que la société [UR] conteste également.

3. Le brevet a fait l’objet d’une opposition devant l’office européen des brevets (l’Office), rejetée, et a fait l’objet de très nombreux procès en Europe. Il n’a pas été annulé par une décision définitive. D’autres spécialités génériques, identiques ou différentes, ont été jugées contrefaisantes, parfois en infirmant un premier jugement écartant la contrefaçon.

4. La société [D] [R] et la société [R] France (ensemble, les sociétés [R]) ont assigné le 19 novembre 2019 la société [UR], alors dénommée Mylan, en contrefaçon du brevet. Une demande de mesures provisoires en cours de procédure a finalement été abandonnée. L’instruction a été close le 8 septembre 2022.

5. Dans leurs dernières conclusions (5 juillet 2022) les sociétés [R], qui résistent aux demandes adverses, demandent, avec exécution provisoire, d’une part de voir reconnaitre que l’exploitation du Pemetrexed Mylan contrefait toutes les revendications du brevet, d’autre part de condamner « en conséquence » la société [UR] à payer une provision de 2 500 000 euros à la société [R] France et de lui ordonner, en vue de l’établissement définitif de leur préjudice, de leur communiquer plusieurs types d’informations concernant la période du 1er décembre 2014 au 15 juin 2021 (sous astreinte), sous le contrôle du juge de la mise en état, dans le cadre d’un cercle de confidentialité auquel n’auront accès qu’un représentant de chaque partie et les avocats. Elles demandent en outre la condamnation de la défenderesse à leur payer in solidum 254 815 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et les dépens (avec recouvrement par leur avocat).

6. Dans ses dernières conclusions (1er septembre 2022), la société [UR] soulève l’irrecevabilité de la société [R] France à agir en contrefaçon du brevet, résiste à l’ensemble des demandes y compris l’exécution provisoire, demande reconventionnellement de déclarer le brevet nul, et de condamner in solidum les sociétés [R] à lui payer 100 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, subsidiairement d’exclure la société [R] France du cercle de confidentialité.

MOTIVATION

I . Demande reconventionnelle en nullité du brevet Page 4
1. Présentation du brevet Page 4
2. Nouveauté s’agissant d’une application thérapeutique
ultérieure Page 5
3. Activité inventive Page 9
4. Suffisance de description des revendications Page 17
a. Revendications 1 à 11 (réalisation de l’effet technique) Page 18
b. Revendications 12 à 14 (formulation impossible à mettre en oeuvre) Page 19
5. Extension de l’objet Page 20
II . Demandes de la société [D] [R] en contrefaçon du brevet
Page 21
1. Principe de responsabilité Page 21
a. Portée du brevet à l’égard des autres sels de pemetrexed Page 24
Contrefaçon littérale Page 24
Contrefaçon par équivalence Page 24
b. Vente de pemetrexed seul Page 26
c. Conclusion sur la contrefaçon Page 26
2. Réparation et autres mesures Page 27
III . Demandes de la société [R] France en concurrence déloyale
Page 28
IV . Dispositions finales Page 29

I . Demande reconventionnelle en nullité du brevet

7. En application de l’article L. 614-12 du code de la propriété intellectuelle, la nullité du brevet européen est prononcée en ce qui concerne la France par décision de justice pour l’un quelconque des motifs visés à l’article 138, paragraphe 1, de la Convention de Munich (la Convention sur le brevet européen, ci-après la Convention), lequel est ainsi rédigé :

« (1) Sous réserve de l’article 139, le brevet européen ne peut être déclaré nul, avec effet pour un État contractant, que si :

a) l’objet du brevet européen n’est pas brevetable en vertu des articles 52 à 57 ;

b) le brevet européen n’expose pas l’invention de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter ;

c) l’objet du brevet européen s’étend au-delà du contenu de la demande telle qu’elle a été déposée ou, lorsque le brevet a été délivré sur la base d’une demande divisionnaire ou d’une nouvelle demande déposée en vertu de l’article 61, si l’objet du brevet s’étend au-delà du contenu de la demande antérieure telle qu’elle a été déposée ;

(…). »

1 . Présentation du brevet

8. Il ressort de la description du brevet (et entre parenthèses des explications apportées par les parties) que le pemetrexed fait partie de la classe des antifolates dont la propriété est d’inhiber une ou plusieurs enzymes nécessitant des folates (lesquelles sont nécessaires à la réplication de l’ADN, donc à la multiplication des cellules), ce qui leur confère un effet antinéoplasique (c’est-à-dire anticancéreux), mais que leur effet, qui n’est pas spécifique aux cellules cancéreuses, entraine potentiellement une toxicité grave allant jusqu’à la mort, ce qui limite voire empêche leur utilisation. Le brevet énumère plusieurs tentatives antérieures pour atténuer cette toxicité, qui se sont révélées insuffisantes : l’administration de stéroïdes, d’acide folique ou, pour éviter les maladies infectieuses, des composés rétinoïdes tels que la vitamine A, ou des compléments de vitamine B12, folate et vitamine B6.

9. La description expose alors qu’il a été constaté, de manière surprenante et inattendue, que certains effets toxiques des antifolates en général et du pemetrexed disodique en particulier, tels que la mortalité et les effets non hématologiques (fatigue et éruptions cutanées) pouvaient être significativement réduits, sans affecter l’activité thérapeutique, par un agent réducteur de l’acide méthylmalonique, tel que la vitamine B12, éventuellement combiné à un agent de liaison à la protéine fixant les folates [la FBP], tel que l’acide folique, ce qui a été confirmé par des essais menés sur des souris puis sur des patients atteints de cancer.

10. Elle indique que « la présente invention concerne en règle générale une utilisation dans la fabrication d’un médicament pour réduire la toxicité associée à l’administration d’un antifolate à un mammifère par l’administration audit mammifère d’une quantité efficace dudit antifolate en combinaison avec un agent qui abaisse l’acide méthylmalonique comme la vitamine B12 » (p. 4, l. 18-23).

11. Le brevet comprend 14 revendications, toutes invoquées dans le présent litige, la revendication 1 étant ainsi rédigée :

« 1. Utilisation du pemetrexed disodique dans la fabrication d’un médicament pour une utilisation dans une thérapie en combinaison destinée à inhiber la croissance tumorale chez des mammifères auxquels ledit médicament doit être administré en combinaison avec la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci [parmi une liste de tels dérivés]. »

12. Les revendications 2 à 11, dépendantes, portent sur l’ajout, dans la combinaison, d’un « agent de liaison à la protéine fixant les folates » choisi parmi une liste, dont l’acide folique (revendication 2), l’utilisation en particulier de l’acide folique (3), de la vitamine B12 ou de certains de ses dérivés en particulier (4 et 5), la séquence d’administration (6 à 9), la forme d’administration (10 et 11).

13. La revendication 12, indépendante, est ainsi rédigée :

« 12. Produit contenant du pemetrexed disodique, de la vitamine B12 ou un dérivé parmaceutique de celle-ci [parmi la même liste que dans la revendication 1] et, éventuellement, un agent de liaison à la protéine fixant les folates choisi dans le groupe constitué de [certains composants dont l’acide folique], sous forme d’une préparation combinée pour l’utilisation simultanée, séparée ou successive dans l’inhibition de la croissance tumorale. »

14. Les revendications 13 et 14, dépendantes de la revendication 12, précisent le composé dérivé de la B12 ou l’agent de liaison contenu dans le produit.

2 . Nouveauté s’agissant d’une application thérapeutique ultérieure

Moyens des parties

15. La société [UR], tout en indiquant par ailleurs ne pas contester par principe la brevetabilité des nouvelles applications thérapeutiques de produits déjà connus, via des revendications dites de « type suisse », telle qu’elle a été admise depuis les années 1980 par l’Office européen, rappelle que la lettre de la Convention sur le brevet européen dans sa version applicable au présent brevet interdit les brevets de nouvelle utilisation thérapeutique, relativise alors la portée de la position de l’Office dans l’ordre juridique national, et soutient qu’en tout état de cause tant la position de l’Office que la jurisprudence française imposent dans un tel cas une condition non remplie en l’espèce, à savoir que pour être brevetable, la nouvelle utilisation thérapeutique d’un produit connu doit poursuivre « un but nouveau » qui doit être spécifié dans la revendication, alors qu’ici le brevet revendique l’usage d’un produit connu, le pemetrexed, pour une utilisation déjà connue, le traitement des cancers, nonobstant les éventuelles innovations « extérieures » telles que la combinaison avec d’autres substances, et indépendamment de l’effet sur la toxicité puisque celui-ci n’est pas revendiqué. Elle estime que le brevet aurait pu valablement revendiquer (comme dans la demande initiale) l’usage de la B12 pour réduire la toxicité du pemetrexed, mais que la protection conférée aurait alors été différente, tandis qu’ici le brevet revient selon elle à recréer artificiellement un monopole sur le pemetrexed.

16. La société [D] [R] expose que toute nouvelle utilisation thérapeutique d’un composé connu est brevetable à condition qu’elle soit nouvelle et inventive, et qu’ici la nouvelle utilisation est le recours à une thérapie de combinaison avec la vitamine B12, produisant un effet technique nouveau, à savoir la réduction de la toxicité du pemetrexed sans affecter négativement son efficacité thérapeutique dans le traitement du cancer, sans qu’il soit besoin de revendiquer cet effet dès lors que l’utilisation, elle, est bien spécifiée dans la revendication.

Appréciation du tribunal

17. La Convention sur le brevet européen de 1973 (la Convention), dans sa version applicable au présent brevet, délivré avant l’entrée en vigueur de la révision adoptée en 2000 sans qu’une disposition transitoire ne lui applique rétroactivement celle-ci, interdit de breveter les méthodes thérapeutiques, mais permet de breveter les produits pour la mise en oeuvre d’une telle méthode (article 52, paragraphe 4). L’article 54, paragraphe 5 de la Convention, relatif à la nouveauté, précise, en substance, qu’une substance ou composition déjà connue reste brevetable pour la mise en oeuvre d’une application thérapeutique s’il s’agit de sa première application thérapeutique. Il en résulte a priori qu’une application thérapeutique ultérieure d’une substance dont une première application thérapeutique était déjà connue n’est pas brevetable (c’est en cela que diffère la Convention dans sa version modifiée en 2000, en prévoyant désormais à l’article 54, paragraphe 5, que l’exigence de nouveauté n’exclut pas la brevetabilité d’une substance une composition pour toute utilisation spécifique dans une méthode thérapeutique à condition que cette utilisation soit nouvelle).

18. Néanmoins, l’office européen des brevets (l’Office), depuis une série de décisions anciennes (G 1/83, G 5/83, G 6/83) admet la brevetabilité des nouvelles applications thérapeutiques, dans le cadre de l’ancienne version de la Convention, sous une formulation indirecte, dite de type suisse, consistant à revendiquer non pas le produit dans un usage thérapeutique, comme le permet la Convention aujourd’hui, mais l’utilisation du produit (la substance ou composition) pour obtenir un médicament destiné à une application thérapeutique (déterminée, nouvelle et inventive). Cette position de l’Office est demeurée constante (voir notamment, en 2010, G 2/08, [I]), a été validée par la révision de la Convention, et a été suivie dans son principe par la jurisprudence des Etats parties à la Convention, dont la France, ce que la société [UR], au-delà de l’apparente contradiction du détail de son argumentation, ne conteste pas. Au demeurant, la Cour de cassation reconnait l’objectif d’interprétation convergente des textes européens et nationaux (Cass. Com., 30 aout 2023, no20-15.480, point 9).

19. Dans le même sens, ni la jurisprudence ni l’Office n’exigent un « but » nouveau.

20. Dans ce cadre, les parties s’opposent en substance sur deux points : 1) le principe de l’usage d’une substance en combinaison avec d’autres est-il susceptible d’être un usage nouveau de cette substance ? 2) en supposant qu’il soit requis que cet usage entraine un effet technique nouveau, cet effet doit-il être expressément revendiqué, et quel est cet effet au cas présent (le traitement du cancer ou la réduction de la toxicité du pemetrexed) ?

21. S’agissant du type d’application thérapeutique susceptible d’être nouvelle, rien ne justifierait d’en figer l’analyse par une liste de catégories préétablies, et de la même manière qu’il est admis qu’une posologie ou un mode d’administration est susceptible d’être nouveau (voir à nouveau G 2/08), une application en combinaison peut être également nouvelle. C’est également en ce sens qu’a jugé la division d’opposition de l’Office à l’égard du présent brevet (à son point 2.4, pièce [R] no11 p. 5). Au cas présent, il est constant que l’utilisation du pemetrexed en combinaison avec la vitamine B12 (pour le traitement des cancers) n’était pas comprise dans l’état de la technique. Le brevet revendique donc l’usage du pemetrexed dans la fabrication d’un médicament destiné à une utilisation déterminée et nouvelle.

22. S’agissant de l’exigence d’un effet technique, il est acquis qu’en règle générale il s’agit d’une condition soit du caractère inventif soit de la suffisance de description de l’invention (voir G 1/03, point 2.5.2, 3e § pour une délimitation) et non de sa nouveauté, et il ne ressort pas avec certitude des décisions de l’Office que celui-ci y voie également une condition spécifique pour apprécier la nouveauté d’une application thérapeutique. Toutefois, la distinction entre le fait d’apprécier l’effet technique dès le stade de la nouveauté, ou seulement au stade de l’activité inventive, pour autant qu’elle puisse avoir une incidence en théorie (elle a été débattue devant la Cour de cassation pour l’arrêt de la chambre commerciale du 6 décembre 2017, no15-19.725, sans que la Cour ait finalement eu à la trancher), n’en a aucune au cas présent : pour être brevetable, la nouvelle utilisation revendiquée doit avoir un effet technique, et les parties n’exposent pas en quoi la solution pourrait être différente selon que cet effet technique est examiné au stade de la nouveauté ou au stade de l’activité inventive. Il peut donc y être répondu ici sur la nouveauté comme l’ont fait les parties, pour répondre au moyen de la société [UR] selon lequel cet effet aurait dû être expressément revendiqué.

23. Il ressort de la description du brevet que l’invention se propose de résoudre un problème technique relatif à la toxicité des antifolates et en particulier du pemetrexed (disodique). Son problème technique allégué est donc, de façon évidente, la réduction de la toxicité du pemetrexed sans affecter son efficacité thérapeutique. Le traitement des tumeurs fait certes partie de l’application thérapeutique revendiquée (il s’agit d’une application en combinaison avec la B12 pour traiter les tumeurs) mais n’est pas l’effet technique spécifique de cette application thérapeutique : l’effet de la combinaison n’est pas de traiter le cancer mais de réduire la toxicité causée en le faisant. Par ailleurs la réalité de cet effet technique n’est pas contestée en l’espèce au titre de la nouveauté ou de l’activité inventive (il l’est au titre de la suffisance de description, abordée plus loin).

24. Quant à savoir si cet effet aurait dû être revendiqué, aucune des décisions communiquées par les parties, qu’elles soient françaises ou émanant de l’Office, ne va en ce sens, et aucun argument ne soutient sérieusement une telle exigence.

25. En premier lieu, c’est par une erreur d’analyse que la société [UR] déduit une telle obligation des décisions de l’Office ou de la jurisprudence. En effet, l’arrêt de la Cour de cassation qu’elle cite (Cass. Com., 6 décembre 2017, no15-19.726, rendu le même jour et sur le même brevet que l’arrêt précité, et qui constitue à la connaissance du tribunal le seul arrêt motivé concernant une application thérapeutique ultérieure) énonce seulement que l’obtention d’un « effet thérapeutique » « est une caractéristique technique fonctionnelle de la revendication » de sorte que pour que l’invention soit suffisamment décrite la personne du métier doit être en mesure de retrouver cet effet dans la description. En d’autres termes, quelle que soit la lettre des revendications, l’effet thérapeutique (donc un effet technique) est nécessairement tenu pour revendiqué. Cet arrêt reprend au demeurant les termes de décisions de l’Office, citées par la société [UR] elle-même, qui estiment également que l’effet technique « est une caractéristique technique qui qualifie l’invention » et qui indiquent clairement que « la nouvelle utilisation peut correspondre à l’obtention d’un effet technique qui vient d’être découvert et qui est décrit dans le brevet » sans jamais exiger expressément que cet effet soit explicitement revendiqué (G 2/88, points 9.1 et 10.3, pièce [UR] no97, pp. 23 et 25 ; voir également G 2/21, point 74, qui rappelle qu’en matière de seconde application thérapeutique, l’effet technique est un élément de la revendication, donc que sa réalisation est en principe une question de suffisance de description).

26. En second lieu, au-delà même de l’absence de décision allant en ce sens, la société [UR] n’expose pas en quoi il résulterait de la Convention que l’effet technique d’une invention devrait être explicitement revendiqué lorsqu’il s’agit d’une invention de nouvelle application thérapeutique. Sauf à ajouter au texte une condition qu’il ne contient pas, il est donc indifférent que l’effet technique soit explicitement revendiqué.

27. Ainsi, la revendication 1 (et par suite les autres revendications, dépendantes ou portant sur le produit correspondant) porte sur une application thérapeutique déterminée et nouvelle d’une substance connue, et est formulée d’une façon (de « type suisse ») qui permet de considérer l’invention comme nouvelle en vertu de l’article 54, paragraphe 5 de la Convention (dans sa rédaction antérieure à la révision de 2000).

3 . Activité inventive

Documents de l’art antérieur cités

28. Les parties citent les documents suivants pour établir l’état de la technique et les connaissances générales de la personne du métier à la date de priorité du brevet, qui seront identifiés dans la présente décision comme l’ont fait les parties (en général), par le nom souligné ci-dessous :

— [N], Antifolate Drugs in Cancer Therapy [Les Médicaments antifoliques dans le traitement du cancer], 1999, partiellement communiqué (pièce [UR] no36). Il s’agit d’un recueil de 22 articles, en autant de chapitres, dont sont invoqués les chapitres 8 et 12, soit respectivement :
 – [LD], Preclinical Pharmacology Studies and the Clinical Developement of a [Localité 7] Multitargeted Antifolate, MTA (LY231514) [Etudes de pharmacologie préclinique et développement clinique d’un nouvel antifolate multicible (etc)] ; il s’agit du pemetrexed ;
 – [P], Preclinical and Clinical Evaluation of the Glycinamide Ribonucleotide Formuyltransferase Inhibitors Lometrexol and LY309887 [Evaluation préclinique et clinique des inhibiteurs de la glycinamide ribonucléotide formyltransférase Lométrexol et LY309887] ;
 – la société [UR] cite en outre un extrait du chapitre 2 (La Biochimie des folates).

— [ZR], [O] and Vitamin B12, in Proceedings of the Nutrition Society [[O] et vitamine B12, in Travaux de la Société de nutrition], 1999 (pièce [UR] no35).

— [E], Essential Nutrients in Carcinogenesis, in Advances in Experimental Medicine and Biology volume 206 [Nutriments essentiels dans la carcinogénèse, in Avancées en médecine et biologie expérimentales, volume 206], 1986 (basé sur un symposium de 1985, dates dont la preuve est suffisamment rapportée) (pièce [UR] no37).

— [L], An Overview of [O] Metabolism: Features Relevant to the Action and Toxicities of Antifolate Anticancer Agents, in Seminars in Oncology, Vol. 26 No 2 Suppl. 6 [Vue d’ensemble du métabolisme des folates : caractéristiques pertinentes pour l’action et les toxicités des agents anticancéreux antifolates, in Colloques d’oncologie, Vol. 26 No 2, Suppl 6], avril 1999 (pièce [UR] no38).

— [OD], Role of Folic Acid in Modulating the Toxicity and Efficacy of the Multitargeted Antifolate, LY231514, in Anticancer research [Rôle de l’acide folique dans la modulation de la toxicité et de l’efficacité de l’antifolate multiciple LY231514, in Recherche anticancer], 1998 (le LY231514 est le pemetrexed) (pièce [UR] no39).

— [C], Weekly lometrexol with daily oral folic acid is appropriate for phase II evaluation [Le lometrexol en prise hebdomadaire avec de l’acide folique en prise quotidienne par voie orale peut être utilisé pour une évaluation en phase II], 2 janvier 2000 (pièces [UR] no40 et 41).

— [G], Sensitivity of Serum MMA and Total Homocysteine Determinations for Diagnosing Cobalamin and [O] Deficiencies, in The American Journal of Medicine, volume 96 [Sensibilité du MMA sérique et déterminations de l’homocystéine totale pour le diagnostic des carences en cobalamine et en folates], 1994 (pièce [UR] no42).

— [B] I, Relationship of vitamin metabolite profile to toxicity, *2139, in Proceedings of ASCO volume 17 [Relation antre le profil de métabolites de vitamines et la toxicité in Travaux de l’ASCO volume 17], 1998. Il s’agit d’un abrégé (pièce [UR] no43).

— [F], Relationship of vitamin metabolite profile, drug exposure, and other patient characteristics to toxicity, in Annals of Oncology [Relation antre le profil de métabolites de vitamines, l’exposition au médicament et d’autres caractéristiques du patient avec la toxicité, in Annales d’oncologie], 1998 (pièce [UR] no44).

— IBIS Guide to Drug-Herb and Drug-Nutrient Interactions [Guide IBIS des interactions herbe-médicament et nutriment-médicament], 1999 (pièce [UR] no68).

— [M], The Effect of folic acid supplementation on the toxicity of low-dose methotrexate in patients with rheumatoid arthritis, in Arthritis and Rheumatism [Effet d’une supplémentation par de l’acide folique sur la toxicité du méthotrexate à faible dose chez les patients atteints de polyarthrite rhumatoïde, in Arthrite et rhumatisme], 1990 (pièce [UR] no102).

— [H] I, A Phase I and Pharmacokinetic (PK) Study of the Multitargeted Antifol (MTA) LY231514 with Folic acid (Meeting abstract), American Society of Clinical Oncology (ASCO), 1998 ASCO Annual Meeting [Etude de phase I et pharmacocinétique de l’antifolate multi-cible (AMT) LY231514 avec de l’acide folique (résumé de colloque), rencontres annuelles 1998 de la Société américaine d’oncologie clinique], 1998 (pièce [R] no53)

— [H] II, idem, in Annals of Oncology, Supplements 4 to Volume 9 [idem, in Annales d’oncologie], 1998 (pièce [R] no54).

— [J], A Phase I Evaluation of LY231514, a [Localité 7] Multitargeted Antifolate, administered every 21 days, in Proceedings of ASCO vol. 15, Abstract 1559 [Evaluation de phase I du LY231514, un nouvel antifolate multi-cible, administré tous les 21 jours, in Travaux de l’ASCO, résumé 1559], 15 mai 1996 (pièce [R] no57, recommuniquée à l’identique en pièce no62).

— [A], A Phase I clinical study of the antipurine antifolate lometrexol (DDATHF) given with oral folic acid, in Investigational New Drugs 14: 325-335 [Etude de phase I du nouvel antifolate antipurine lometrexol (DDATHF) administré avec de l’acide folique oral], 1996 (pièce [R] no58).

— [ND], extrait de la fiche du dictionnaire [ND] de 1999 concernant la vitamine B12 (pièce [R] no32).

— Receptagen, demande de brevet WO 96/08515 intitulée (traduite en français) Anti-récepteurs et inhibiteurs de croissance des récepteurs et des sites de liaison de la vitamine B12 / Transcobalamine II, publié en 1996 (pièce [R] no41).

— RCP du Tomudex, Résumé des caractéristiques du produit (RCP) du tomudex, nom commercial du raltitrexed, un autre antifolate, aux États-Unis, février 1998 (pièce [R] no63).

Moyens des parties

Viatris

29. La société [UR] soutient à titre principal que l’invention réside dans la combinaison du pemetrexed avec de la vitamine B12 pour inhiber la croissance tumorale, ce qui n’a aucun effet à cet égard, et n’est donc pas inventif.

30. Subsidiairement, à supposer que le problème technique soit de réduire les effets toxiques de l’antifolate pemetrexed disodique sans affecter son efficacité thérapeutique, la société [UR] soutient que la personne du métier est une équipe composée d’un oncologue et d’un biochimiste connaissant le cycle des folates et le mode d’action des médicaments antifolates, et lui prête ainsi des connaissances générales, illustrées par les documents [N], [ZR] et [E], selon lesquelles le cycle des folates, que les antifolates cherchent à perturber, est lié à un autre cycle, celui de la méthylation, par l’intermédiaire d’une enzyme, la méthionine synthase, dépendant de la vitamine B12, laquelle est ainsi nécessaire au bon fonctionnement des deux cycles, une carence en B12 se traduisant par une pseudo-carence en folates dans leur forme utilisable dans le cycle de l’ADN.

31. Elle estime également de façon générale que la recherche d’une solution à la première partie du problème technique (réduire la toxicité) implique la seconde (préserver l’efficacité), car aucune recherche ne serait menée sur celle-là si celle-ci n’était pas atteinte (cela reviendrait à « tuer les patients »), de sorte qu’il n’est pas nécessaire selon elle de vérifier l’effet sur l’efficacité dans chaque antériorité.

32. Dans ce cadre, elle estime que l’homme du métier était incité à administrer de la B12 pour deux raisons distinctes.

33. En premier lieu, elle soutient que l’art antérieur enseigne que les folates (ou l’acide folique) ont un effet favorable sur la toxicité des antifolates ([L]), dont le lometrexol ([C], [N]) mais en particulier le pemetrexed ([N], [OD]), sans réduire son efficacité (car la dose peut être considérablement augmentée grâce à la diminution de la toxicité) ce qui améliorerait in fine la sélectivité antitumorale du médicament ([OD]). Que les données du document [OD] viennent d’une étude sur des souris et non des humains ne lui fait pas perdre sa pertinence, estime-t-elle, car il est impossible éthiquement d’étudier en premier lieu la toxicité d’un produit sur les humains.

34. Or, explique-t-elle, puisque la personne du métier sait que la B12 est nécessaire à l’efficacité des folates, elle considèrera que l’ajout de B12 permet de garder des quantités de folates actifs élevées, et donc de diminuer la toxicité des antifolates. Elle fait valoir que le lien entre B12 et diminution des effets toxiques a d’ailleurs déjà été fait à propos du lometrexol ([N]), et d’un autre antifolate encore, le méthotrexate (Ibis, [M]).

35. Elle estime que la personne du métier aurait bien consulté les données concernant ces autres antifolates, car le brevet les évoque, ils ont le même mode d’action (chacun inhibe une enzyme du cycle des folates que le pemetrexed inhibe aussi), il y avait à l’époque très peu d’antifolates, et le lometrexol a presque la même structure moléculaire que le pemetrexed. En outre, précise-t-elle, le document [B] I justifie lui-même les études qu’il évoque par des analogies entre différents antifolates, outre que si l’art antérieur enseigne qu’ajouter de l’acide folique et de la B12 réduit la toxicité de deux antifolates, il n’y aurait pas d’invention à proposer la même chose pour un troisième.

36. En deuxième lieu, elle expose que l’art antérieur enseigne d’une part que l’homocystéine, qui est transformée en méthionine dans le cycle de la méthylation qui requiert de la vitamine B12 ([ZR]), dépend donc de cette vitamine, et qu’une déficience en B12 est logiquement liée à l’augmentation du taux d’homocystéine ([N], [G], [L]), d’autre part que ce taux d’homocystéine avant traitement est corrélé à la toxicité du pemetrexed pendant le traitement ([L], [B] I et II), ce dont elle déduit que la personne du métier était incitée à utiliser la vitamine B12 pour réduire le taux d’homocystéine et donc la toxicité du pemetrexed. Cette utilisation devait ainsi être simplement confirmée expérimentalement si besoin, donc par des essais de routine.

37. Plus généralement, le fait que la B12 soit évoquée dans l’art antérieur sous l’angle d’une déficience n’aurait pas empêché selon elle d’envisager une supplémentation même en l’absence de déficience, car la question n’est pas de savoir s’il y a une déficience mais si la B12 a une incidence sur la toxicité des antifolates. Elle souligne qu’au demeurant, pour l’acide folique, l’art antérieur enseigne une supplémentation même sans carence.

38. Elle conteste tout préjugé contre l’usage de la B12, estimant que les deux éléments invoqués en ce sens ([ND], Receptagen) sont trop limités. Elle estime également qu’il suffit pour écarter l’activité inventive qu’un ou deux documents mènent à l’invention, indépendamment de ce que d’autres documents ne mettent pas la personne du métier sur le chemin de l’invention.

[W]

39. La société [D] [R] fait valoir à titre liminaire des « indicateurs objectifs » d’activité inventive que sont selon elle l’importance du progrès technique apporté à un problème ancien, malgré un préjugé à l’encontre de l’usage de la vitamine B12 et ayant donné lieu à la seule application autorisée du pemetrexed à ce jour. Elle estime de façon générale que l’argumentation de la société [UR] relève d’une démarche a posteriori et qu’il faut au contraire rechercher si l’invention découlait raisonnablement et logiquement de l’art antérieur, au regard de l’entier problème technique, à savoir non seulement la réduction de la toxicité mais aussi le maintien de l’efficacité thérapeutique du pemetrexed, qu’elle reproche à la société [UR] de négliger. La personne du métier est selon elle un oncologue spécialisé dans les antifolates, qui a des connaissances en biochimie, mais pas celles d’un biochimiste spécialisé faisant partie d’une équipe de recherche : elle fait valoir qu’une telle définition extensive n’a été retenue par aucune juridiction.

40. Elle soutient que les documents invoqués ne font, pour certains, pas partie de l’état de la technique, car ils concernent le domaine de la nutrition, sans lien avec le cancer ([ZR], [G]), ou sont en lien avec une autre maladie (Ibis, [M]). Elle estime également que la personne du métier n’aurait pas consulté des documents concernant un autre antifolate tel que le lometrexol ([P], [L], [A], [C]) ou le méthotrexate (Ibis et [M] encore), car ces produits ont un mode d’action différent, outre que le lometrexol n’avait pas été autorisé donc n’aurait pas été consulté pour résoudre le problème technique. Elle estime que la combinaison des chapitres 8 et 12 de [N] ([LD], [P]) résulte d’un raisonnement a posteriori et que rien n’y incitait la personne du métier, et se prévaut à l’égard de plusieurs documents d’une attestation de leurs auteurs respectifs selon laquelle aucun d’eux ne menait à l’invention.

41. Dans ce cadre, elle conteste de façon générale que l’état de la technique suggérât ou envisageât une supplémentation en B12 en combinaison avec du pemetrexed pour en réduire la toxicité tout en en maintenant l’efficacité thérapeutique.

42. En particulier, elle soutient, en premier lieu, que la supplémentation en acide folique n’était pas enseignée par l’art antérieur, faisant valoir que les documents invoqués en ce sens par la société [UR] soit s’appuient seulement sur une étude concernant des souris, peu prédictive pour les humains, et révèlent indirectement une diminution de l’efficacité car lors de l’étude la dose de pemetrexed a été multipliée par 100 ([LD] et [OD]), soit portent sur le lometrexol ([P]) voire, en outre, ne mentionnent pas l’effet thérapeutique ([L], qui ne ferait que référence à [A]), et sont tous contredits par une étude postérieure, spécifique au pemetrexed et portant sur des humains, donc plus pertinente ([H] I et II, éventuellement comparés avec [J]), révélant non seulement la baisse considérable d’efficacité du pemetrexed lors d’une supplémentation en acide folique mais aussi l’apparition d’autres toxicités (rénales notamment) en augmentant la dose de pemetrexed. Un dernier document ([C]), quoique postérieur, présente selon elle les mêmes défauts et ignore les études [H]. Au contraire, ajoute-t-elle, le RCP du tomudex (raltitrexed), autre antifolate, contre-indiquait expressément l’acide folique, qui pouvait interférer avec son action.

43. Elle conteste qu’il puisse s’en inférer une incitation à supplémenter les patients en B12 : outre qu’ils ne devraient pas être inclus dans l’état de la technique, les documents sur lesquels s’appuie la société [UR] ne font selon elle au mieux que des suggestions spéculatives, partielles et générales sur un produit dont le développement avait déjà été suspendu ([P]), alors qu’il était établi à la date de priorité que la toxicité du pemetrexed n’était pas corrélée à l’acide méthylmalonique ([B]), qui serait le marqueur spécifique de la B12 ([ZR]). Elle reproche également à la société [UR] de faire une présentation erronée de la B12 et de son impact, en isolant et exagérant l’importance de l’enzyme méthionine synthase (nécessaire au cycle de la méthylation) dans le cycle des folates alors que le propre schéma du document [ZR] montre d’autres sources de folates utilisables dans le cycle de l’ADN, outre que, rappelle-t-elle, rien n’indiquerait un problème du statut de la B12 chez les patients traités au pemetrexed.

44. En deuxième lieu, la société [D] [R] conteste la pertinence alléguée du niveau d’homocystéine. Elle expose d’abord qu’est seulement démontré un lien entre le taux d’homocystéine avant le traitement par pemetrexed et la toxicité pendant ce traitement (et non une variation de l’homocystéine à cause du pemetrexed), simple corrélation préalable qui n’aurait pas incité la personne du métier à réduire ce taux, et conteste ensuite le lien entre taux d’homocystéine et B12, faisant valoir que ce taux est un marqueur non spécifique de la B12, contrairement à l’acide méthylmalonique, lequel, précisément, serait sans lien avec la toxicité selon l’art antérieur ([B] I).

Appréciation du tribunal

45. En application de l’article 56 de la Convention de Munich, une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique.

46. Pour apprécier l’activité inventive d’un brevet, il convient de déterminer d’une part l’état de la technique, d’autre part le problème technique objectif à résoudre, et enfin d’examiner si l’invention revendiquée aurait été évidente pour la personne du métier. Les éléments de l’art antérieur ne sont destructeurs d’activité inventive que si, pris isolément ou associés entre eux selon une combinaison raisonnablement accessible à la personne du métier, ils permettaient à l’évidence à ce dernier d’apporter au problème résolu par l’invention la même solution que celle-ci.

47. La personne du métier est celle du domaine technique où se pose le problème que l’invention, objet du brevet, se propose de résoudre (Cass. Com., 20 novembre 2012, no11-18.440). Ce problème est, ici, comme exposé à la partie précédente, la réduction de la toxicité du pemetrexed sans affecter son efficacité dans le traitement des cancers. La personne du métier est donc spécialiste du traitement du cancer, en particulier par des antifolates, et connait leur mécanisme d’action et leur métabolisme.

48. La société [UR] n’allègue pas qu’au regard de l’état de la technique le plus proche, le problème technique tel qu’il ressort du brevet doive être reformulé. Elle allègue seulement à titre principal que la solution technique apportée par l’invention serait limitée au traitement du cancer sans tenir compte de la réduction de la toxicité, ce dont il a déjà été démontré ci-dessus qu’elle était fantaisiste (cf point 23).

49. Les documents [LD] et [OD] enseignent, à partir d’une étude sur des souris, qu’une supplémentation en acide folique réduit considérablement la toxicité du pemetrexed tout en préservant (voire améliorant légèrement) son efficacité antitumorale, et estiment qu’il en résulte une meilleure sélectivité antitumorale du médicament. Que cela passe par une augmentation de la dose de pemetrexed est indifférent, le problème technique n’étant pas de limiter cette dose. Ces résultats vont dans le même sens que ceux obtenus pour d’autres antifolates, en particulier le lometrexol, comme l’indiquent les documents [P] ou [A], ce dernier étant évoqué par le document [L] qui estime cette constatation « sans surprise ». Certes, le document [H] I mentionne une réponse tumorale chez un patient seulement, sur les 21 traités avec du pemetrexed et de l’acide folique lors de l’étude dont il fait état, ce qui est très peu, alors que le document [J], à propos d’une étude de phase I sans mentionner l’acide folique, fait état d’une réponse (minimale ou partielle) chez 10 des 37 patients suivis. Toutefois, ces seuls résultats apparemment décevants ne sont que deux résumés d’études de phase I, dont l’objectif était d’abord d’étudier la toxicité et dont le protocole n’est au demeurant pas entièrement détaillé, ce qui limite la possibilité de les comparer entre elles. Ils ne contredisent donc pas entièrement la piste apparemment prometteuse par ailleurs de la supplémentation en acide folique. Il en résulte que la personne du métier était incitée à vérifier par des opérations de routine l’effet de l’acide folique sur la toxicité et l’efficacité du pemetrexed pour les humains.

50. Le document [L] expose plus généralement le métabolisme des folates en lien avec l’action et la toxicité des médicaments anticancéreux antifolates. Il considère notamment comme acquis que la supplémentation en acide folique réduit la toxicité des antifolates, bien que le niveau des folates ne soit pas corrélé avec cette toxicité. Dans ce cadre, il enseigne que l’acide folique, en plus de son action sous différentes formes dans plusieurs réactions menant à la synthèse de l’ADN, intervient également dans les réactions cellulaires de méthylation, une fois réduit en 5-méthyltétrahydrofolate, dont le groupe méthyle est utilisé par l’enzyme méthionine synthase pour transformer d’une part ce méthyltétrahydrofolate en tétrahydrofolate, d’autre part l’homocystéine en méthionine, laquelle participe alors aux réactions de méthylation de la cellule et est régénérée en homocystéine. La réaction catalysée par la méthionine synthase requiert, en outre, de la vitamine B12. Il conclut qu’un manque tant de B12 que de folate entraine une augmentation du niveau plasmatique d’homocystéine (faisant référence sur ce point au document [G]), et termine en rappelant que le niveau d’homocystéine prédit la toxicité du pemetrexed, en renvoyant au document [B] I.

51. Le document [B] I, en effet, faisant état d’essais de phase II, enseigne qu’une corrélation a été observée entre les niveaux d’homocystéine avant le traitement au pemetrexed et l’apparition de certaines toxicités à des niveaux graves pendant ce traitement : la neutropénie et la thrombopénie (qui sont des toxicités hématologiques), des mucites ou des diarrhées (qui sont gastriques). Le niveau maximum d’homocystéine n’a, en revanche, pas changé au cours du traitement. Ce document expose enfin qu’aucune corrélation n’a été observée entre ces toxicités et les autres facteurs testés, dont l’acide méthylmalonique ; or le document [G], notamment, enseigne que l’acide méthylmalonique est un bon marqueur du statut de la vitamine B12.

52. Dans ce cadre, le document [L] apporte à la personne du métier une explication à l’intérêt prédictif du taux d’homocystéine : celui-ci peut agir comme révélateur d’une quantité insuffisante de folates, dont l’effet protecteur est tenu pour acquis par ailleurs. La personne du métier est donc amenée à voir dans l’homocystéine le marqueur du folate, dont il connait le rôle, et non un facteur indépendant sur lequel il serait incité à agir séparément. Le document [B] I confirme donc l’intérêt pour l’acide folique, tout en détournant la personne du métier de la vitamine B12, qui agit certes également sur le taux d’homocystéine mais dont l’autre marqueur, l’acide méthylmalonique, n’est pas lié à la toxicité de l’antifolate. Dans ce cadre, la personne du métier ne peut y voir aucune incitation à vouloir baisser le taux d’homocystéine pour lui-même, et en particulier pas par la B12.

53. On ne peut, a fortiori, y voir une incitation générale à apporter de la B12 pour favoriser le cycle des folates, comme la société [UR] le déduit du seul constat de l’effet favorable de l’acide folique (cf ci-dessus point 34). Il serait en effet paradoxal de vouloir seulement favoriser le cycle des folates en général alors que le but des médicaments antifolates est précisément de le perturber. Il n’est donc pas possible d’affirmer que la personne du métier aurait voulu améliorer par principe et autant que possible l’efficacité du cycle des folates pour améliorer l’effet protecteur de la supplémentation en acide folique (ce qui tend à trouver simplement un antidote au médicament, donc à le neutraliser), en particulier avec de la B12, sauf à ce que l’état de la technique suggère un rôle spécifique à cette molécule allant au-delà d’une simple contribution au bon fonctionnement du cycle des folates.

54. Certes, la société [UR], en s’appuyant sur les documents [ZR] et [E], allègue un rôle particulier à la B12 à travers la réaction de déméthylation du méthyltétrahydrofolate, en ce que l’inhibition de cette réaction bloque in fine l’ensemble du cycle des folates par l’accumulation du folate cellulaire en méthyltétrahydrofolate (qui parvient déjà à la cellule sous cette forme dans l’alimentation naturelle, selon [ZR]). Cependant, le document [ZR] indique que le cycle de la méthylation peut être affecté par une carence en B12 mais aussi en folate ou en vitamine B6 (p. 447, colonne de droite, 2e paragraphe). Ainsi, à supposer même que la personne du métier eût pu consulter ces documents, le premier relevant de la recherche en nutrition, non en pharmacologie, et concernant un lien, entre les folates et la vitamine B12, auquel elle n’avait aucune raison de s’intéresser particulièrement, le second portant en fait sur l’éventuel effet cancérigène du méthotrexate, auquel la personne du métier n’avait pas davantage de raison de s’intéresser pour résoudre le présent problème technique, il en résulte seulement une information sur le caractère indispensable d’un cycle parmi tous ceux qui impliquent les folates et le caractère indispensable à ce cycle de plusieurs éléments, dont les folates eux-mêmes, sans qu’il s’en dégage une indication claire sur les chances de succès, à l’égard du problème technique en cause, de l’usage de la vitamine B12 en particulier. Au mieux, comme l’a relevé la cour fédérale de justice allemande en parlant du document [ZR], il ne s’en infère qu’une perspective « plutôt vague ». Ce n’est qu’a posteriori, une fois l’invention connue, que le rôle de la vitamine B12 apparait utile : les documents [ZR] et [E] permettent rétrospectivement de comprendre l’invention, mais celle-ci n’en découlait pas de façon évidente, même en les combinant avec les autres documents examinés ici.

55. Dans le même sens, le document [P], sur le lometrexol (chapitre 12 de l’anthologie [N]) indique, mais de façon bien plus générale, sans explication technique, que les voies biochimiques des cofacteurs folates nécessitent aussi des quantités adéquates de vitamines B12 et B6, de sorte que le statut de ces trois vitamines (acide folique, B6, B12) pourrait influencer significativement le degré de toxicité pendant la chimiothérapie (p. 270, 4e paragraphe). Cette affirmation, relativement vague en elle-même (il ne s’agit que d’une supposition), s’inscrit seulement dans le cadre d’une description de l’effet favorable d’une supplémentation en acide folique. Elle ne fait, en définitive, que rappeler l’utilité de vérifier l’éventuel impact négatif d’une carence dans d’autres éléments, ce qui est loin d’une incitation à vérifier spécifiquement l’effet d’une supplémentation dans l’un de ces éléments en particulier. Au demeurant, le tribunal observe que s’il faut inclure le document [ZR] dans l’état de la technique, celui-ci, en enseignant que l’acide folique apporté en grande quantité par supplémentation orale se retrouve dans la circulation sanguine sous cette forme, et non sous la forme 5-méthyltétrahydrofolate (p. 442, 1re colonne), implique que la supplémentation en acide folique réduit le besoin en déméthylation des folates, donc en B12, par rapport à l’apport alimentaire normal (lors duquel les folates parviennent à la cellule principalement en tant que 5-méthyltétrahydrofolate).

56. Le document Ibis, quant à lui, fait seulement état, d’une façon très peu claire, d’un effet délétère du méthotrexate sur le niveau de vitamine B12, notamment dans les globules rouges, et sans que l’on puisse en déduire la moindre indication sur l’utilité réelle d’une supplémentation en vitamine B12 dans le cadre d’un traitement chimiothérapeutique par un antifolate en général et par le pemetrexed en particulier (outre qu’il parle d’une autre pathologie, de doses plus faibles de méthotrexate, et justifie expressément son propos par un mode d’action différent du méthotrexate dans cette autre maladie par rapport au cancer…). Le document [M], enfin, émet lui aussi seulement une hypothèse spéculative sur l’utilité de vérifier le niveau de vitamine B12 avant un traitement au méthotrexate, pour la même raison générique que les documents précédents, à savoir que le cycle des folates requiert la présence de B12.

57. Des indications aussi vagues sont d’autant moins suffisantes à créer une espérance de réussite raisonnable ou une incitation pour la personne du métier qu’elles ne sont corroborées par aucun autre élément de l’état de la technique, lequel tend au contraire à marginaliser voire écarter le rôle spécifique de la vitamine B12 : celle-ci n’est jamais mentionnée seule dans le cadre d’un raisonnement spécifique à la toxicité d’un antifolate, sauf par le document [B] I, qui enseigne précisément que le marqueur spécifique de la B12, l’acide méthylmalonique, n’est pas corrélé à la toxicité du pemetrexed. La société [UR] ne conteste pas que l’acide méthylmalonique soit un marqueur pertinent du statut de la B12, mais soutient que l’homocystéine l’est tout autant. Le document [G], dont elle se prévaut, enseigne néanmoins que le niveau d’homocystéine est un meilleur marqueur du statut des folates, et que ce n’est que combiné à l’étude de l’acide méthylmalonique qu’il sert utilement de marqueur pour la B12 également, ce qui va dans le même sens que les documents examinés plus haut, à savoir que le rôle prédictif de l’homocystéine n’incite pas en soi à voir un rôle dans la B12 elle-même.

58. La personne du métier était encore d’autant moins incitée à envisager la piste de la vitamine B12 qu’elle savait, par ailleurs, que cette vitamine était suspectée de favoriser le développement tumoral, comme l’enseigne le [ND], qui est un ouvrage de référence. Le tribunal observe au demeurant que cette information est confirmée, par exemple, par le document [E], qui relève à la fois que la carence en vitamine B12 a un effet cancérigène, mais également que la vitamine B12 en excès stimule clairement la croissance des tumeurs (p. 321, dernier paragraphe). Cette variation d’effets potentiels en fonction de la dose donne de la crédibilité à la position de la société [D] [R] selon laquelle, à supposer que l’art antérieur incite à vérifier et traiter les éventuelles carences en B12, il n’en résulterait pas pour autant une incitation à supplémenter d’office les patients. Enfin, si, comme le souligne la société [UR] à propos du document [ND], il s’agit seulement d’une mise en garde générale, il n’en demeure pas moins que la personne du métier était invitée à la circonspection face à une intervention non spécialement suggérée et non maitrisée dans des mécanismes imparfaitement connus, aux conséquences imprévisibles.

59. Ainsi, seule une indication franche aurait pu approcher suffisamment la personne du métier de la résolution du problème technique au point de rendre celle-ci évidente ; tel n’est pas le cas ici.

60. L’invention, qui ne découle pas de façon évidente de l’état de la technique, est donc inventive.

4 . Suffisance de description des revendications

Moyens des parties

61. La société [UR] estime les revendications 1 à 11 insuffisamment décrites car le brevet ne démontrerait pas la plausibilité de l’effet technique de l’invention. En effet, explique-t-elle, à suivre la position de la société [D] [R] sur l’activité inventive, le maintien de l’efficacité du pemetrexed n’était pas plausible, et les études sur les souris, dont la société [D] [R] contestait par ailleurs le caractère prédictif, n’y suffisent donc pas, tandis que l’étude sur des humains décrite dans le brevet ne mentionne pas le maintien de l’efficacité (seulement la toxicité), et fait objectivement état de résultats thérapeutiques très faibles alors qu’il était connu que le pemetrexed avait un effet thérapeutique.

62. Elle critique par ailleurs les revendications 12 à 14 en ce qu’elles portent sur un « produit » contenant du pemetrexed disodique, de la B12 et un folate, sous forme d’une préparation combinée mais pouvant être administrée de façon simultanée, séparée ou successive : elle soutient en effet que l’administration simultanée n’est pas décrite dans le brevet, et que l’administration séparée ou successive des éléments composants un produit unique n’a aucun sens.

63. La société [D] [R] répond qu’en application de la jurisprudence citée par la société [UR], il suffit que le brevet « reflète » l’effet de l’invention, et affirme que tel est le cas ici, à travers, d’une part, les essais menés sur des souris, dont elle conteste avoir dénié toute pertinence en principe, expliquant avoir critiqué le document [OD] non pas pour le principe d’études sur des souris, mais parce que ces études avaient été contredites ensuite par des études sur des humains et présentaient d’autres faiblesses, et à travers, d’autre part, des essais sur des humains, dont elle conteste qu’ils traduisent une perte d’efficacité.

64. À propos des revendications 12 à 14, elle estime que la personne du métier comprendra que le mot « produit » ne désigne pas un composé unique, car il résulte tant de ses connaissances générales que de l’ensemble de la description du brevet que les différents composants doivent être administrés sous des formes et des moyens différents. Selon elle, la revendication 12 l’indique, en mentionnant qu’il s’agit d’une « préparation combinée ». Ainsi, les mots « produits contenant » désigneraient la préparation combinée de trois composés distincts, administrés séparément, mais il s’agirait toujours d’un « produit » dans la mesure où ces composés sont destinés à être utilisés en combinaison et font globalement partie d’une même « préparation » thérapeutique. Elle estime que la société [UR] adopte une interprétation strictement littérale et déformée de la revendication.

Appréciation du tribunal

65. Comme rappelé ci-dessus, il résulte des articles L. 614-12 du code de la propriété intellectuelle et 138, sous b), de la Convention sur le brevet européen que le brevet est déclaré nul s’il n’expose pas l’invention de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter.

a. Revendications 1 à 11 (réalisation de l’effet technique)

66. Lorsqu’une revendication porte sur une application thérapeutique ultérieure d’une substance ou composition, l’obtention de l’effet thérapeutique nouveau est une caractéristique technique fonctionnelle de la revendication, de sorte que, pour satisfaire à l’exigence de suffisance de description, la demande de brevet doit refléter cette application directement et sans ambigüité, de manière que la personne du métier comprenne que les résultats reflètent cette application, sans qu’il soit pour autant nécessaire de démontrer cet effet thérapeutique (Cass. Com., 6 décembre 2017, no15-19.726). Dans le même sens, l’Office conclut que la personne du métier doit trouver « crédible » à la lecture de la demande de brevet que l’effet technique est atteint (G 2/21, point 77 ; voir aussi G 1/03, point 2.5 et en particulier 2.5.2, 3e §).

67. Au cas présent, il est constant que la demande de brevet mentionne des études réalisées sur des souris dont les résultats indiquent très nettement une réduction de la toxicité, sans dégradation de l’efficacité, du pemetrexed lorsque des souris ont reçu une supplémentation en vitamine B12 et acide folique, ou en vitamine B12 seule. Ces études suffisent à rendre l’effet technique crédible, ou à ce qu’il soit reflété par la demande.

68. Cette conclusion n’est pas en contradiction avec le raisonnement mené sur l’activité inventive, le présent tribunal ayant, précisément, donné le même crédit aux essais sur des souris du document [OD] (cf ci-dessus point 49).

69. Au demeurant, les essais sur des souris évoqués dans la demande de brevet sont corroborés par une étude menée sur des humains, dont il est constant qu’elle révèle une amélioration de la toxicité. Elle fait également état d’une réponse antitumorale chez davantage de patients traités selon l’invention que chez le groupe témoin (respectivement 17,8% contre 5.9%), ce qui suffit à étayer le fait qu’il n’y a pas d’affaiblissement de l’efficacité thérapeutique. Le fait que cette réponse soit faible dans les deux cas est indifférent : d’une part la présente invention n’implique pas que le pemetrexed soit efficace sur tous les types de tumeur, d’autre part, comme l’avait pourtant relevé la société [UR] elle-même dans son raisonnement sur l’activité inventive en critiquant la comparaison faite par la société [D] [R] entre les études des documents [H] et [J], et suivie en cela par le tribunal (cf ci-dessus point 49), le fait que d’autres études antérieures aient montré de meilleurs résultats pour le pemetrexed n’invalide pas la comparaison menée dans le brevet et selon laquelle la supplémentation en B12 et en acide folique a été associée à de meilleurs résultats thérapeutiques.

70. La contestation de la suffisance de description des revendications 1 à 11 est donc écartée.

b. Revendications 12 à 14 (formulation impossible à mettre en oeuvre)

71. La revendication 12, pour mémoire, est ainsi rédigée :

« 12. Produit contenant du pemetrexed disodique, de la vitamine B12 ou un dérivé parmaceutique de celle-ci [parmi la même liste que dans la revendication 1] et, éventuellement, un agent de liaison à la protéine fixant les folates choisi dans le groupe constitué de [certains composants dont l’acide folique], sous forme d’une préparation combinée pour l’utilisation simultanée, séparée ou successive dans l’inhibition de la croissance tumorale. »

72. Même en cherchant avec la meilleure volonté possible à mettre en oeuvre cette revendication, la personne du métier serait confrontée au problème insoluble d’administrer un « produit » consistant en une « préparation combinée » mais d’une façon « séparée » ou « successive », par des modes d’administration dont il est constant qu’ils sont distincts (voie orale, voie intraveineuse, voie intramusculaire) : il n’est pas possible de concevoir en quoi une préparation serait « combinée » lorsqu’elle doit être préparée et administrée en autant de façons distinctes qu’elle contient de composants, ni même en quoi il s’agirait d’une seule « préparation ». La mise en oeuvre de ces deux modes d’utilisation revendiqués est donc impossible.

73. Il en va de même de l’utilisation « simultanée », dont la société [D] [R] ne conteste pas qu’elle n’est aucunement décrite.

74. Quant aux revendications 13 et 14, dépendantes de la revendication 12, elles précisent seulement le composé dérivé de la B12 ou l’agent de liaison contenus dans le produit.

75. Par conséquent, les revendications 12 à 14 sont annulées.

5 . Extension de l’objet

Moyens des parties

76. La société [UR] estime que la société [D] [R] a inversé la logique de ses revendications lors de la procédure d’examen en revendiquant l’utilisation du pemetrexed avec la vitamine B12 pour réduire la toxicité de celui-là, alors que la demande visait l’utilisation de la B12 pour réduire cette même toxicité. Ainsi, explique-t-elle, l’invention portait initialement sur une nouvelle utilisation de la vitamine B12, et non une nouvelle utilisation du pemetrexed. Elle ajoute que si, dans la demande initiale, la revendication 9 portait sur le pemetrexed, il s’agissait d’une revendication de méthode de traitement, non brevetable, et le déposant a justement supprimé ce type de revendication lorsque sa demande internationale est entrée en phase européenne.

77. La société [D] [R] répond que l’invention porte sur une thérapie en combinaison (pemetrexed disodique avec B12) qui était expressément mentionnée dans la demande et revendiquée par la revendication 9 de la demande initiale.

Appréciation du tribunal

78. Comme rappelé ci-dessus, il résulte des articles L. 614-12 du code de la propriété intellectuelle et 138, sous c), de la Convention sur le brevet européen que le brevet est déclaré nul si son objet s’étend au-delà du contenu de la demande telle qu’elle a été déposée.

79. La demande de brevet a été déposée par le système de coopération internationale de l’OMPI (« PCT ») (pièce [UR] no8). Elle porte notamment (revendication 9) sur l’administration du pemetrexed disodique en combinaison avec un agent réducteur d’acide méthylmalonique (concrètement, la B12 et ses dérivés), laquelle est également décrite (p. 3, lignes 8-10, p.6 ligne 16).

80. Le fait que cette revendication ne soit pas brevetable en application de la Convention sur le brevet européen est indifférent pour apprécier si la combinaison concernée était présente dans la demande initiale.

81. Au demeurant, la combinaison est indéniablement décrite dans la demande initiale. S’agissant d’une combinaison, elle est par définition présente dans la demande dans tous ses éléments : la B12 et le pemetrexed. Le fait qu’elle soit revendiquée sous l’angle du pemetrexed auquel est ajoutée de la B12, ou réciproquement de la B12 à laquelle est ajouté du pemetrexed a certes une influence sur la portée de la protection et la façon de faire respecter le brevet en pratique, mais elle est indifférente à l’égard de l’objet de la demande, qui est la combinaison.

82. Le grief d’extension de l’objet du brevet n’est donc pas caractérisé.

83. Par conséquent, la demande en nullité est rejetée, sauf en ce qui concerne les revendications 12 à 14.

II . Demandes de la société [D] [R] en contrefaçon du brevet

1 . Principe de responsabilité

Moyens des parties

[W]

84. La société [D] [R], estimant à titre liminaire que le seul statut de générique du produit Alimta suffit à démontrer la contrefaçon, soutient également que les revendications du brevet portent sur toutes les formes pharmaceutiques du pemetrexed avec de la vitamine B12.

85. À cet égard, elle soutient d’abord que si le brevet est limité au pemetrexed disodique, c’est seulement parce qu’il s’agissait de la seule forme de pemetrexed alors en développement, mais la forme du sel est sans pertinence pour l’objet de l’invention, le cation choisi ne jouant aucun rôle dans l’effet thérapeutique et les effets secondaires graves, de sorte que la personne du métier comprendra que le brevet parle en fait du pemetrexed en général et que la forme de sel disodique est un élément non-essentiel de l’invention.

86. Elle ajoute que les revendications ont été limitées au seul pemetrexed disodique sans impliquer un renoncement à protéger d’autres formes de pemetrexed mais seulement pour mettre le fascicule en cohérence (seul le pemetrexed disodique en particulier étant mentionné dans la description), ce qui a été demandé par l’examinateur au regard de l’article 123 (2) de la Convention (ajout de matière), qui est selon elle un motif formel, en tout cas un motif qui, contrairement à ceux tenant à l’art antérieur, donc à la brevetabilité, n’aurait aucune incidence sur la portée de la revendication et n’interdirait pas d’invoquer la contrefaçon par équivalence, comme l’ont jugé toutes les juridictions supérieures ayant connu de ce brevet.

87. Elle estime encore que la protection s’étend aux simples variantes d’exécution, à ce qui ne diffère que par des éléments accessoires, indépendamment de la clarté de la revendication, ce qui est le cas ici selon elle, le médicament de la société [UR] reproduisant les moyens essentiels des revendications (même principe actif, pour des patients devant recevoir une supplémentation en acide folique et en vitamine B12, pour le traitement de tumeurs chez des mammifères).

88. Elle fait valoir par ailleurs que le pemetrexed ne peut pas être utilisé sans vitamine B12.

89. Subsidiairement, elle invoque une contrefaçon par équivalence, qui s’étend à tous les moyens exerçant la même fonction en vue d’un résultat semblable à condition que la fonction soit nouvelle, le moyen étant, expose-t-elle, ce qui résout le problème technique, à savoir ici la combinaison (pemetrexed et B12), et la fonction étant l’effet technique premier produit par la mise en oeuvre du moyen, permettant de parvenir au résultat de l’invention (soit la réduction de la toxicité en préservant l’effet thérapeutique). Elle en déduit que toute combinaison basée sur d’autres formes de pemetrexed mais ayant la même fonction pour le même résultat constitue une contrefaçon par équivalent.

Viatris

90. La société [UR], qui fait d’abord valoir que la revendication de type suisse couvre non pas un produit mais le procédé d’obtention du produit (en vue d’une utilisation thérapeutique déterminée), ce qui offrirait une protection moins étendue, insiste plus généralement sur le fait qu’un brevet d’application thérapeutique ultérieure ne doit pas empêcher la commercialisation du produit pour les applications antérieurement connues, de sorte qu’en commercialisant seulement du pemetrexed (diarginine), dont le brevet antérieur avait expiré, et non de la B12, elle n’a mis en oeuvre aucune revendication du brevet.

91. Certes, expose-t-elle, le résumé des caractéristiques de son médicament générique mentionne l’administration de vitamine B12, mais seulement à titre de donnée de sécurité, issue du médicament d’origine, ce qu’elle n’a pas le droit de retirer, et la société [D] [R] abuserait de cette situation de fait, car il s’agit, soutient-elle, d’un enjeu de santé publique, principe constitutionnel qui doit primer sur le droit de propriété intellectuelle. Elle estime également que cette simple indication ne suffit pas à constituer un acte de contrefaçon car, d’une part, une telle indication n’est pas mentionnée parmi les actes caractérisant une contrefaçon, d’autre part la prémédication par la B12 est un traitement distinct, sur lequel elle n’intervient pas en se contentant de vendre du pemetrexed. Plus généralement, elle conteste l’impossibilité absolue d’employer le pemetrexed seul, et estime que celui-ci aurait probablement été autorisé même sans l’ajout de B12, car il y avait déjà des essais de phase III en cours avant l’invention.

92. La société [UR] conteste également la contrefaçon littérale car son médicament contient un sel diarginine du pemetrexed et non un sel disodique, seul visé par les revendications, dont le texte est clair, interdisant selon elle toute interprétation, ce que confirmerait la procédure d’examen, lors de laquelle le déposant a expressément renoncé à revendiquer le pemetrexed seul face à l’objection de l’examinateur, ce qui exclurait définitivement les autres formes de pemetrexed du champ de la protection, y compris par équivalence, le motif de cette objection étant par ailleurs indifférent, estime-t-elle.

93. S’agissant enfin de la contrefaçon par équivalence, outre l’incidence de la procédure d’examen rappelée au point précédent, elle souligne qu’il faut une fonction nouvelle pour que le moyen argüé de contrefaçon soit équivalent à l’invention, car c’est à cette seule condition, explique-t-elle, que le moyen sur lequel porte l’invention peut être protégé en tant que « moyen général » et couvrir tout autre moyen équivalent exerçant la même fonction en vue du même résultat. Elle expose qu’au cas présent, la caractéristique de l’invention n’est pas une combinaison de produit mais une utilisation nouvelle du pemetrexed disodique et que la fonction du pemetrexed pour inhiber la croissance tumorale était connue, ainsi que celle de ses différents sels, seule la vitamine B12 se voyant dotée d’une nouvelle fonction (réduire la toxicité du premier). Elle ajoute que le pemetrexed diarginine n’est pas techniquement équivalent du pemetrexed disodique et qu’ils ont des propriétés différentes, quant à leur forme (solution ou poudre), leur stabilité et les effets de leur excipient respectif sur les patients. Elle soutient subsidiairement que s’il fallait considérer que le brevet portait sur la combinaison de pemetrexed et de vitamine B12 dans un usage thérapeutique ultérieur, le brevet ne serait pas davantage contrefait car elle ne fournit pas de combinaison de produit.

Appréciation du tribunal

94. L’article L. 613-3 interdit, à défaut de consentement du propriétaire du brevet :

« a) La fabrication, l’offre, la mise sur le marché, l’utilisation, l’importation, l’exportation, le transbordement, ou la détention aux fins précitées du produit objet du brevet ;

b) L’utilisation d’un procédé objet du brevet ou, lorsque le tiers sait ou lorsque les circonstances rendent évident que l’utilisation du procédé est interdite sans le consentement du propriétaire du brevet, l’offre de son utilisation sur le territoire français ;

c) L’offre, la mise sur le marché, l’utilisation, l’importation, l’exportation, le transbordement ou la détention aux fins précitées du produit obtenu directement par le procédé objet du brevet. »

95. L’atteinte aux droits du propriétaire du brevet est qualifiée de contrefaçon, engageant la responsabilité de son auteur, par l’article L. 615-1 du même code.

96. En vertu de l’article 69, paragraphe 1, de la Convention sur le brevet européen, l’étendue de la protection conférée par le brevet européen ou par la demande de brevet européen est déterminée par les revendications, mais la description et les dessins servent à interpréter les revendications.

97. Le protocole interprétatif de l’article 69 précise le sens de celui-ci par deux articles, dans les termes suivants :

« Article premier
Principes généraux

L’article 69 ne doit pas être interprété comme signifiant que l’étendue de la protection conférée par le brevet européen est déterminée au sens étroit et littéral du texte des revendications et que la description et les dessins servent uniquement à dissiper les ambigüités que pourraient recéler les revendications. Il ne doit pas davantage être interprété comme signifiant que les revendications servent uniquement de ligne directrice et que la protection s’étend également à ce que, de l’avis d’un homme du métier ayant examiné la description et les dessins, le titulaire du brevet a entendu protéger. L’article 69 doit, par contre, être interprété comme définissant entre ces extrêmes une position qui assure à la fois une protection équitable au titulaire du brevet et un degré raisonnable de sécurité juridique aux tiers.

Article 2
Equivalents

Pour la détermination de l’étendue de la protection conférée par le brevet européen, il est dûment tenu compte de tout élément équivalent à un élément indiqué dans les revendications. »

98. Ainsi, l’article premier du protocole définit le cadre d’interprétation de la lettre des revendications, tandis que l’article 2, allant au-delà, impose de « tenir compte » des équivalents.

a. Portée du brevet à l’égard des autres sels de pemetrexed

Contrefaçon littérale

99. La revendication 1 du brevet porte sur l’utilisation du « pemetrexed disodique ». Il est constant que la société [UR] ne commercialise pas du pemetrexed disodique, mais du pemetrexed diarginine. Le pemetrexed disodique est un dérivé pharmaceutique du pemetrexed au même titre que le pemetrexed diarginine, les deux sont distincts et le second n’est pas inclus dans le premier. La seule façon d’interpréter la revendication comme incluant néanmoins le pemetrexed diarginine serait de prendre la lettre de la revendication comme une simple ligne directrice et de considérer qu’à la lecture de la description, la personne du métier serait d’avis que le titulaire du brevet aurait en fait entendu protéger quand-même les autres dérivés du pemetrexed, mais une telle interprétation est précisément un des deux extrêmes que l’article premier du protocole entend empêcher.

100. La vente du Pemetrexed Mylan n’est donc pas une contrefaçon littérale de la revendication 1 du brevet (ni, par conséquent, des revendications 2 à 11, qui en sont dépendantes).

Contrefaçon par équivalence

101. En droit français, une « contrefaçon par équivalence de moyens » est retenue lorsqu’un moyen distinct du moyen breveté exerce la même fonction, qui n’était pas déjà connue, en vue de parvenir à un résultat identique. La fonction est entendue comme l’action de produire, dans l’application qui lui est donnée, un premier effet technique (Cass. Com., 27 juin 2018, no16-20.644, 6 février 2019, no17-21.585, et pour une illustration récente, 28 juin 2023, no22-10.124).

102. L’intérêt d’une interprétation convergente de textes européens et nationaux poursuivant la même finalité (Cass. Com., 30 aout 2023, no20-15.480) invite à rechercher une approche convergente avec la pratique des juridictions des autres Etats parties à la Convention. En droit anglais, l’équivalence est retenue lorsque (i) la variante atteint substantiellement le même résultat d’une façon substantiellement identique à l’invention (c’est-à-dire le concept inventif révélé par le brevet), (ii) il serait évident pour la personne du métier, à la lecture du brevet à la date de priorité, en sachant que la variante atteint le même résultat, qu’elle le fait de la même manière, et (iii) que la personne du métier n’aurait pas conclu que le breveté souhaitait que le respect strict du sens littéral de la revendication était un élément essentiel de l’invention (Cour suprême du Royaume-Uni, 12 juillet 2017, Actavis and others v. [D] [R], point 66, pièce [R] no12). Ce raisonnement diffère ainsi de celui des juridictions françaises en ce qu’il est plus souple dans l’analyse de la façon d’atteindre le résultat (il ne la limite pas à une fonction définie comme « le premier effet technique » et ne lui impose pas explicitement une condition de nouveauté), mais tient compte en revanche de la compréhension de la personne du métier à la date de priorité quant au caractère équivalent de la variante et à l’intention du déposant. Dans le même sens, le droit allemand (cité notamment dans la même décision britannique) tient compte de la compréhension de la personne du métier.

103. Au cas présent, les juridictions de tous les Etats parties à la Convention ayant eu à connaitre de l’équivalence de dérivés du pemetrexed avec le pemetrexed disodique ont retenu une équivalence (parfois en appel après une première décision écartant l’équivalence, et hormis une décision de première instance en Belgique qui a été annulée à raison de la composition du tribunal sans que la cour d’appel se prononce ensuite sur le fond).

104. La revendication 1 du brevet protège ici l’utilisation du pemetrexed disodique dans la fabrication d’un médicament destiné à être utilisé en combinaison avec la vitamine B12. L’utilisation du pemetrexed disodique est certes un moyen impliqué dans le résultat technique de l’invention, comme le soutient la société [UR], et la fonction du pemetrexed disodique, qui est de se fixer à trois enzymes spécifiques pour en inhiber le fonctionnement, était connue.

105. Il ne s’agit toutefois pas du moyen que la demanderesse lui reproche de reproduire par équivalence. Le moyen invoqué est en effet l’utilisation combinée du médicament contenant ce pemetrexed disodique avec de la vitamine B12, tandis que la variante litigieuse est l’utilisation combinée d’un médicament contenant du pemetrexed diarginine avec de la vitamine B12. La question est alors de savoir s’il s’agit bien d’un moyen protégeable par équivalence.

106. Une combinaison de moyens peut être protégée par équivalence si elle a elle-même une fonction nouvelle (Cass. Com., 15 septembre 2009, no08-14.741, cité par la société [D] [R]). Dans la présente invention, l’utilisation combinée du pemetrexed disodique avec la vitamine B12 a une fonction qui n’est pas exactement connue, car l’effet dans l’organisme de l’administration de la vitamine B12 à l’égard de l’administration de pemetrexed disodique n’est ni décrit dans le brevet, ni connu de l’art antérieur, ni expliqué par les parties au regard de connaissances ultérieures, étant rappelé que la réduction de la toxicité n’est pas la fonction du moyen mais le résultat technique de l’invention : la fonction est la manière dont le moyen contribue au résultat technique, elle ne se confond pas avec lui (autrement, un moyen qui atteindrait le même résultat mais d’une façon différente serait également considéré contrefaisant, alors qu’il ne serait pas équivalent au plan technique, par exemple une autre vitamine que la B12 dont on aurait découvert qu’elle réduirait également la toxicité du pemetrexed à travers une action métabolique tout à fait différente). Cette combinaison a néanmoins indéniablement une fonction, permettant d’atteindre le résultat technique de l’invention, et cette fonction, nouvelle, est distincte de la somme des fonctions du pemetrexed disodique et de la B12 envisagés séparément.

107. Or, nonobstant les différences éventuelles des caractéristiques secondaires du pemetrexed diarginine, il est constant qu’il a exactement le même effet thérapeutique que le pemetrexed disodique, et que son utilisation combinée avec de la vitamine B12 agit de la même manière dans l’organisme, pour atteindre le même résultat, à savoir une toxicité réduite mais une efficacité maintenue comparée à l’utilisation du pemetrexed diarginine seul. Une telle identité de fonction est au demeurant consubstantielle à son autorisation en tant que médicament générique.

108. L’utilisation du pemetrexed diarginine dans la fabrication d’un médicament destiné à être utilisé en combinaison avec de la vitamine B12 est donc équivalente à l’utilisation du pemetrexed disodique aux mêmes fins.

109. La portée ainsi donnée au brevet n’excède pas ce qui est nouveau et inventif dans l’invention. La procédure d’examen n’apporte aucune preuve supplémentaire à cet égard et est donc indifférente.

b. Vente de pemetrexed seul

110. La société [UR] souligne que la revendication 1 du brevet porte sur un procédé (l’utilisation d’une substance dans la fabrication d’un médicament) et non un produit (la substance ou le médicament lui-même). Toutefois, comme le rappelle la société [D] [R], la revendication de procédé interdit également l’exploitation du produit obtenu directement par le procédé objet du brevet. Il est constant que [UR] exploite un médicament contenant du pemetrexed diarginine, donc un produit obtenu directement par le procédé objet du brevet. Sa contestation sur ce point est ainsi manifestement dépourvue de sérieux.

111. Il est également constant que pour des raisons de sécurité, la documentation relative au médicament de la société [UR] explique qu’il faut également administrer de la vitamine B12 au patient. Le médicament est donc destiné à être utilisé en combinaison avec de la vitamine B12 (dans un traitement visant à inhiber la croissance tumorale chez des mammifères), indépendamment de ce que la société [UR] fournisse elle-même, ou non, cette vitamine. Que cette utilisation soit obligatoire, qui plus est pour des raisons impératives de santé publique, n’est évidemment pas de nature à écarter la contrefaçon. Il s’agit au contraire de la preuve que la vente de pemetrexed diarginine ne peut être faite que pour l’utilisation brevetée. Le fait que l’administration de pemetrexed seul aurait peut-être pu être autorisée est indifférent dès lors que, dans la réalité, elle ne l’a pas été.

c. Conclusion sur la contrefaçon

112. En vendant du pemetrexed diarginine pour le traitement du cancer, devant nécessairement être utilisé en combinaison avec de la vitamine B12, la société [UR] a contrefait (par équivalence) la revendication 1 du brevet.

113. Aucun des faits reprochés à la société [UR] ne concerne d’autres revendications sans concerner également la revendication 1. Il n’est donc pas besoin d’examiner la contrefaçon de ces autres revendications.

2 . Réparation et autres mesures

Moyens des parties

114. La société [D] [R] demande, au titre du droit d’information, sous astreinte, l’identité des fabricants, grossistes, importateurs, exportateurs, transbordeurs des produits, les quantités stockées, produites, importées, exportées, transbordées, commercialisées, livrées, reçues ou commandées (avec dates et prix), les marques des produits pertinents et tous leurs éléments d’identification (y compris numéro de série), la marge brute réalisée sur la vente du Pemetrexed Mylan et toute autre préparation contrefaisante, et les noms et adresses de ses clients.

115. Elle soutient qu’au-delà des prix et quantités, les autres informations sont nécessaires pour « appréhender l’ensemble des actes relatifs au Pemetrexed Mylan » en France et vérifier l’exhaustivité des chiffres donnés. Elle accepte que les informations soient communiquées dans le cadre d’un cercle de confidentialité, afin de pouvoir communiquer elle-même des données confidentielles.

116. Elle ne demande pas de provision.

117. La société [UR] estime que les informations demandées visent à pallier l’absence d’éléments communiqués par la demanderesse pour évaluer son préjudice, relèvent du secret des affaires, ne sont pas pertinentes pour évaluer le montant du préjudice mais visent en réalité à obtenir des informations commerciales sur un concurrent direct, d’autant plus que le brevet a expiré le 15 juin 2021. Elle demande subsidiairement que les informations soient communiquées dans le cadre d’un cercle de confidentialité limité aux parties intéressées.

Appréciation du tribunal

118. L’article L. 615-5-2 du code de la propriété intellectuelle, appliquant l’article 8 de la directive 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle, prévoit au bénéfice du demandeur à l’action en contrefaçon de brevet un droit d’information en vertu duquel la juridiction peut ordonner, s’il n’existe pas d’empêchement légitime, au besoin sous astreinte, afin de déterminer l’origine et les réseaux de distribution des produits ou procédés argüés de contrefaçon qui portent atteinte aux droits du demandeur, la production de tous documents ou informations détenus par le défendeur ou par toute personne qui a été trouvée en possession de produits argüés de contrefaçon ou mettant en oeuvre des procédés argüés de contrefaçon ou qui fournit des services utilisés dans de prétendues activités de contrefaçon ou a été signalée comme intervenant dans la production, la fabrication ou la distribution de ces produits, la mise en oeuvre de ces procédés ou la fourniture de ces services.

119. Les informations demandées à la société [UR] relatives au Pemetrexed Mylan sont pertinentes pour apprécier l’origine et les réseaux de distribution de ce produit, à ceci près que l’identité des clients n’est prévue par la loi que dans la mesure où elle permet d’identifier les réseaux de distribution. Il n’est donc pas utile au cas présent de donner accès à des informations relatives aux clients finaux des produits. En outre, aucun autre produit ou procédé n’est argüé de contrefaçon, de sorte que les informations doivent se limiter à celui-ci.

120. Les parties s’accordent sur un cercle de confidentialité accessible à leurs avocats et à une personne physique en leur sein, qui peut donc être ordonné, en application des articles L. 153-1 et R. 153-1 et suivants du code de commerce.

III . Demandes de la société [R] France en concurrence déloyale

Moyens des parties

121. À titre liminaire, la société [R] France expose agir en responsabilité de droit commun car les « actes de contrefaçon » commis par la société [UR] constitueraient à son égard des « actes de concurrence déloyale » lui causant un préjudice.

122. La société [UR] conteste la recevabilité de cette société à solliciter toute mesure fondée sur les dispositions du code de la propriété intellectuelle, l’action en contrefaçon de brevet étant réservée au titulaire ou au licencié, et ajoute qu’aucune faute n’est démontrée au titre de la concurrence déloyale. La société [R] France ne conteste pas qu’elle n’est pas licenciée du brevet.

123. Sur le fond, la société [R] France, qui sollicite un cercle de confidentialité pour prouver son préjudice définitif, demande dans l’attente une provision de 2 500 000 euros se fondant sur une substitution totale de ses ventes par celles de la société [UR] dont elle déduit une perte correspondant au prix officiel du médicament depuis 2020, qui est le plus bas de son histoire, diminué des couts variables, qu’elle propose de fixer provisoire à 50% car ils s’élèvent, affirme-t-elle, à un taux bien inférieur en réalité.

124. La société [UR] estime cette demande infondée en ce que le seul fait fautif serait la mention de la vitamine B12 dans le résumé des caractéristiques de son produit, ce qui n’est pas la raison pour laquelle les clients l’achètent, que son produit a des avantages sur celui de la société [R] France, que d’autres concurrents commercialisaient du pemetrexed donc que la société [R] France n’aurait pas vendu chaque dose vendue par la société [UR], que le prix officiel n’est pas pertinent car les hôpitaux négocient les prix, même en situation de monopole, que la marge alléguée est erronée pour être fondée sur une marge globale du groupe entier, qu’il faudrait prendre en compte la marge nette, tenant compte des couts fixes, qui est seulement de 6%, que la société [R] France a déjà obtenu une provision de 20 millions d’euros contre la société Fresenius, qui était restée bien plus longtemps qu’elle sur le marché que la société [UR], laquelle n’avait en outre que 3,48% des parts de marché, enfin que la demande de provision viserait à échapper à un vrai débat contradictoire sur le préjudice.

Appréciation du tribunal

125. Aux termes des articles 1240 et 1241 du code civil, tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, et chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.

126. Au visa de ces deux textes, il est constamment jugé que la liberté du commerce autorise tout acteur économique à attirer vers lui la clientèle de son concurrent. Aussi, l’imitation d’un concurrent n’est, en tant que telle, pas fautive, à moins que ne soient utilisés des procédés illicites ou contraires aux usages loyaux du commerce. A cet égard, les procédés consistant, par imitation des signes d’un concurrent, à créer dans l’esprit du public une confusion de nature à tromper la clientèle et la détourner, caractérisent des actes de concurrence déloyale.

127. Par ailleurs, la contrefaçon est définie par l’article L. 615-1 du code de la propriété intellectuelle comme toute atteinte portée aux droits du propriétaire du brevet, tels qu’ils sont définis aux articles L. 613-3 à L. 613-6. Il s’agit d’une faute.

128. Toutefois, l’article L. 615-2 du code de la propriété intellectuelle réserve l’action en contrefaçon au titulaire du brevet ou au licencié dans certaines conditions. Eux seuls ont donc qualité à invoquer le caractère fautif d’une contrefaçon, toute autre personne étant privée du droit d’agir au sens de l’article 31 du code de procédure civile.

129. En l’espèce, quoiqu’interpellée sur ce point, la société [R] France affirme expressément ne pas être licenciée du brevet. Elle ne peut donc pas rechercher la réparation du préjudice que lui causerait la contrefaçon, et ne peut que, comme elle le fait, fonder sa demande sur la concurrence déloyale, ce qui requiert de caractériser une faute, laquelle peut certes correspondre aux mêmes faits matériels que la contrefaçon mais doit obéir aux conditions juridiques de la concurrence déloyale.

130. Or la société [R] France n’allègue aucun fait susceptible d’être qualifié de fautif en application des règles de la concurrence déloyale (ni risque de confusion, ni dénigrement, ni débauchage ou désorganisation fautive, ni parasitisme).

131. Par conséquent, sa demande est rejetée.

IV . Dispositions finales

132. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

133. La présente décision, qui répond à l’ensemble des demandes, met fin à l’instance. La société [UR], qui perd le procès, est tenue aux dépens. Elle doit alors payer à la société [D] [R], au titre des frais exposés, une somme de 200 000 euros, au regard de l’équité et compte tenu de l’attestation établie par le directeur financier du cabinet de son avocat, mais aussi de ce que cette attestation concerne également le cout de la défense de la société [R] France dont les demandes rejetées.

134. L’exécution provisoire est nécessaire au regard de l’ancienneté de l’affaire, et compatible avec sa nature sauf en ce qui concerne l’inscription de la nullité au registre des brevets.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Déclare nulles les revendications 12 à 14 de la partie française du brevet ;

Rejette la demande en nullité pour le surplus ;

Ordonne la transmission de la présente décision, une fois passée en force de chose jugée, au directeur de l’INPI aux fins d’inscription au registre national des brevets, à l’initiative de la partie la plus diligente ;

Dit qu’en exploitant le médicament Pemetrexed Mylan, la société [UR] santé a contrefait le brevet ;

Rejette la demande de provision de la société [R] France au titre de la concurrence déloyale ;

Ordonne à la société [UR] santé de communiquer à la société [D] [R] and company,

(a) tous documents susceptibles d’attester de façon exhaustive,
(b) ou une attestation d’un expert comptable ou commissaire au compte indépendant attestant, en en certifiant l’exactitude et l’exhaustivité,

des informations suivantes relatives à l’exploitation en France du médicament Pemetrexed Mylan pour la période comprise entre le 1er décembre 2014 et le 15 juin 2021 :

— les noms et adresses des fabricants, grossistes, importateurs, exportateurs, transbordeurs du médicament,
- les quantités produites, importées, exportées, transbordées, reçues, vendues, livrées ou commandées, leur prix, leur date,
- la marge brute réalisée sur la vente du médicament (selon les mêmes périodes),
- les noms et adresses des distributeurs du médicament (à l’exclusion des clients finaux tels que les hôpitaux) ;

et ce sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard passé un délai de 80 jours suivant la signification du jugement, qui courra au maximum pendant 90 jours ;

se réserve la liquidation de l’astreinte ;

Dit que sauf meilleur accord des parties, ces éléments, et tout élément que souhaiterait également communiquer dans ce cadre la société [D] [R] and company, seront communiqués de façon confidentielle, dans le cadre d’un cercle de confidentialité dont feront partie, pour chacune des parties concernées ([D] [R] and company et [UR] santé) :
- une personne physique en leur sein
- et leur avocat (et ses collaborateurs ou salariés informés des obligations découlant de l’article L. 153-2 du code de commerce),
qui signeront un accord de confidentialité ;

Renvoie les parties à la détermination amiable du préjudice ;

Condamne la société [UR] santé aux dépens (avec faculté de recouvrement pour Me [T] pour ceux dont il aurait fait l’avance sans en recevoir provision) ainsi qu’à payer 200 000 euros à la société [D] [R] and company au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

Ordonne l’exécution provisoire de la présente décision sauf en ce qui concerne son inscription au registre des brevets.

Fait et jugé à Paris le 20 Octobre 2023

Le Greffier La Présidente
[X] [S] [V] [Y]

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
Tribunal judiciaire de Paris, 20 octobre 2023, 19/13662