Cour d'appel de Poitiers, Chambre sociale, 19 novembre 2020, n° 18/03536

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CA Poitiers, ch. soc., 19 nov. 2020, n° 18/03536
Juridiction : Cour d'appel de Poitiers
Numéro(s) : 18/03536
Décision précédente : Conseil de prud'hommes de Poitiers, 29 octobre 2018
Dispositif : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours

Sur les parties

Texte intégral

ASB/PR

ARRET N°484

N° RG 18/03536

N° Portalis DBV5-V-B7C-FTDI

S.A. COFIROUTE

C/

X

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE POITIERS

Chambre sociale

ARRÊT DU 19 NOVEMBRE 2020

Décision déférée à la Cour : Jugement du 30 octobre 2018 rendu par le Conseil de Prud’hommes de POITIERS

APPELANTE :

S.A. COFIROUTE

[…]

[…]

[…]

Ayant pour avocat postulant Me Yann MICHOT de la SCP ERIC TAPON – YANN MICHOT, avocat au barreau de POITIERS

Et pour avocat plaidant Me Laurent ASTRUC de la SELARL ALCYACONSEIL SOCIAL, avocat au barreau de LYON

INTIMÉ :

Monsieur Y X

né le […] à […]

[…]

[…]

Ayant pour avocat Me Malika MENARD, avocat au barreau de POITIERS

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l’article 945-1 du code de Procédure Civile, l’affaire a été débattue le 30 juin 2020, en audience publique, devant :

Madame Anne-Sophie DE BRIER, Conseiller

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame Isabelle LAUQUÉ, Présidente

Madame Anne-Sophie DE BRIER, Conseiller

Monsieur C-D E, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles

GREFFIER, lors des débats : Madame Patricia RIVIERE

ARRÊT :

—  CONTRADICTOIRE

— Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile que l’arrêt serait rendu le 8 octobre 2020. A cette date, le délibéré a été prorogé au 5 novembre 2020 puis à la date de ce jour.

— Signé par Madame Anne-Sophie de BRIER, conseiller en remplacement de la présidente légitimement empêchée, et par Madame Patricia RIVIERE, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSÉ DU LITIGE :

La société Cofiroute a embauché M. X en qualité d’agent routier vacataire à partir de 1979 puis dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée à partir de 1986.

A partir de mai 2010, M. X a bénéficié d’un abonnement au télépéage option « SOCIE-T SALARIE COFIROUTE (CDI) » et s’est vu remettre à ce titre un badge télépéage. Son épouse, Mme A X, a quant à elle bénéficié d’un abonnement option « SOCIE-T CONJOINT DE SALARIE COFIROUTE » et s’est vu remettre un badge distinct.

M. X, détenteur d’un compte épargne temps, a souhaité le 28 juillet 2016 en bénéficier dans sa totalité avant son départ en retraite le 1er septembre 2018, en cessant son activité le 1er novembre 2016.

Le 27 octobre 2016, la société Cofiroute a convoqué M. X à un entretien préalable avec mise à pied à titre conservatoire. Par courrier du 16 novembre 2016, l’employeur l’a licencié pour faute grave, lui reprochant une utilisation non conforme du badge télépéage qui lui avait été remis.

'

Le 24 mars 2017, M. X contestant son licenciement a saisi le conseil de prud’hommes de Poitiers, qui par jugement du 30 octobre 2018 a :

— dit que le licenciement de M. X était dépourvu de faute grave et de cause réelle et sérieuse,

— condamné la société Cofiroute à lui payer les sommes de :

* 18.046, 14 euros net d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse

* 6.015, 38 euros brut d’indemnité compensatrice de préavis (2 mois), outre 601, 53 euros brut au titre des congés payés afférents

* 33.752, 89 euros brut d’indemnité légale de licenciement

* 2.524, 30 euros brut de salaire sur mise à pied conservatoire, outre 252,43 euros brut à titre d’indemnité compensatrice de congés payés sur mise à pied conservatoire

— ordonné à la société Cofiroute de remettre à M. X une attestation Pôle Emploi, un certificat de travail et les bulletins de paie sur la mise à pied et le préavis rectifiés, conformément à la décision, sous astreinte de 50 euros par jour à compter d’un mois après le jugement, soit le 30 novembre 2018, en se réservant le droit de liquider l’astreinte ;

— dit que les sommes allouées porteront intérêts au taux légal à compter du prononcé de la décision ;

— dit qu’il n’y a pas lieu à exécution provisoire pour les sommes non expressément prévues à l’article R. 1454-28 du code du travail ;

— condamné la société Cofiroute à verser à M. X la somme de 1.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

— débouté la société Cofiroute de sa demande reconventionnelle au titre de l’article 700 du code de procédure civile et l’a condamnée aux dépens et frais d’exécution.

Par déclaration par voie électronique le 21 novembre 2018, la société Cofiroute a formé appel contre ce jugement en en visant toutes les dispositions.

M. X a communiqué par RPVA des conclusions le 10 mai 2019 (2e jeu), par lesquelles il demande à la cour de confirmer le jugement dans son principe et de l’infirmer quant au quantum des dommages et intérêts alloués et en conséquence de :

— juger qu’il a fait l’objet d’un licenciement abusif,

— condamner la société Cofiroute à lui payer les sommes de :

* 144.369, 12 euros d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (48 mois)

* 6.015, 38 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis (2 mois), outre 601, 53 euros à titre d’indemnité compensatrice de congés payés

* 33.752, 89 euros d’indemnité légale de licenciement

* 2.524, 30 euros de salaire sur mise à pied conservatoire, outre 252, 43 euros brut à titre d’indemnité compensatrice de congés payés sur mise à pied

— enjoindre à la société Cofiroute de lui remettre le certificat de travail, le bulletin de salaire et l’attestation Pôle Emploi rectifiés sous astreinte de 50 euros par jour de retard et par document ;

— condamner la société Cofiroute à verser à M. X la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre la confirmation de la somme allouée en première instance ;

— condamner la société Cofiroute aux dépens de première instance et d’appel.

La société Cofiroute a communiqué des conclusions par RPVA le 16 juillet 2019 (2e jeu), par lesquelles elle demande à la cour d’infirmer le jugement et en conséquence de :

— débouter M. X de ses demandes

— le condamner à lui payer la somme de 3.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.

M. X a communiqué de nouvelles conclusions par RPVA le 20 décembre 2019, par lesquelles il maintient ses prétentions telles que formulées dans le dispositif de ses conclusions communiquées le 10 mai 2019.

Par ordonnance du 24 décembre 2019, le conseiller de la mise en état a clôturé la procédure au même jour et renvoyé l’affaire à l’audience de plaidoiries du 21 janvier 2020, tenue par un conseiller rapporteur.

La société Cofiroute a communiqué de nouvelles conclusions par RPVA le 10 janvier 2020, par lesquelles elle sollicite en premier lieu :

— la révocation de l’ordonnance de clôture au regard de l’extrême tardiveté de la communication par M. X de ses dernières conclusions et pièces complémentaires.

— à titre subsidiaire, écarter des débats les « conclusions responsives et récapitulatives » communiquées le 21 décembre 2019 par M. X ainsi que ses pièces 26, 27, 28, 29 et 30 du même jour,

puis maintient, en tout état de cause, ses prétentions telles que formulées dans le dispositif de ses conclusions communiquées le 16 juillet 2019.

A l’audience du 21 janvier 2020, l’affaire a été renvoyée au 30 juin 2020 en raison du mouvement de grève des avocats.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et de l’argumentation des parties (présentés ci-dessous), il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux conclusions déposées.

MOYENS DES PARTIES et MOTIFS DE L’ARRÊT :

Sur la demande de révocation de l’ordonnance de clôture, subsidiairement de mise à l’écart des conclusions de M. X du 20 décembre 2019 et de ses pièces 26 à 30

En vertu de l’article 802 du code de procédure civile dans sa version en vigueur depuis le 1er janvier 2020 (applicable aux instances en cours à cette date), anciennement article 783, après l’ordonnance de clôture, aucune conclusion ne peut être déposée ni aucune pièce produite aux débats, à peine d’irrecevabilité prononcé d’office, à l’exception notamment des demandes de révocation de l’ordonnance de clôture.

L’article 803 dans sa version en vigueur depuis le 1er janvier 2020 (applicable aux instances en cours à cette date), anciennement article 784, ajoute que l’ordonnance de clôture ne peut être révoquée que

s’il se révèle une cause grave depuis qu’elle a été rendue.

Sur le fondement des articles 15 et 16 du code de procédure civile, les parties doivent se faire connaître mutuellement en temps utile les moyens de fait sur lesquels elles fondent leurs prétentions, les éléments de preuve qu’elles produisent et les moyens de droit qu’elles invoquent, afin que chacune soit à même d’organiser sa défense, et le juge, qui doit en toutes circonstances faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction, ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement.

En l’espèce, le motif invoqué par la société Cofiroute à l’appui de sa demande de révocation de l’ordonnance de clôture est la tardiveté des conclusions adverses et de la communication des pièces 26 à 30, quatre jours avant l’ordonnance de clôture.

L’examen des conclusions de M. X communiquées le 20 décembre 2019 révèle l’ajout de quelques paragraphes en pages 9 et 10, « réponse aux écritures de la SA COFIROUTE », d’une longueur d’à peine une page. Seuls les quatre premiers paragraphes ajoutent véritablement aux conclusions précédentes, en commentant les nouvelles pièces produites à propos du nombre de véhicules et de badges télépéages détenus respectivement par M. X et par la société dont son épouse est cogérante, sans bouleverser les termes du débat.

Le délai de quatre jours laissé à la société Cofiroute pour prendre connaissance de ces nouvelles conclusions et pièces adverses apparaît, en l’espèce, suffisant pour lui permettre de répondre avant l’ordonnance de clôture, de sorte qu’il n’est caractérisé aucune cause grave justifiant la révocation de l’ordonnance de clôture et qu’il n’apparaît pas non plus justifié d’écarter des débats les nouvelles conclusions et pièces communiquées par M. X.

En revanche, les conclusions communiquées par la société Cofiroute le 10 janvier 2020, postérieures à l’ordonnance de clôture, et qui contiennent non seulement une demande de révocation de celle-ci et subsidiairement de mise à l’écart des nouvelles conclusions et pièces adverses, mais également quelques paragraphes remaniés ou ajoutés en réponse aux conclusions et pièces de M. X du 20 décembre 2019 (pages 21-22), sont déclarées irrecevables. Sont donc prises en considération les conclusions communiquées le 16 juillet 2019.

Sur le licenciement et les demandes pécuniaires afférentes

La société Cofiroute fait valoir que :

— le badge personnel remis à M. X a été utilisé en violation de ses conditions d’utilisation, fixées dans les « conditions particulières télépéage option Socie-t salarié Cofiroute (CDI) » et dont M. X avait une parfaite connaissance, conditions qui imposent notamment un usage personnel, en présence du salarié dans le véhicule sur la totalité du trajet, et interdisent un usage dans le cadre d’une activité lucrative, qui prévoient que toute utilisation non conforme constitue une faute et que ces règles s’appliquent également aux conjoints de salariés, bénéficiant d’un télépéage ;

— en effet, un audit a mis en évidence que M. X avait régulièrement laissé des tiers utiliser son télépéage en son absence, soit à 90 reprises à compter du 1er janvier 2016 ;

— il est en outre apparu que le télépéage de M. X était utilisé par un tiers dans le cadre d’une activité professionnelle de transport de personnes, étant précisé que son épouse dirige une entreprise de taxis ; M. X a reconnu lors de l’entretien préalable que son épouse utilisait son badge dans le cadre de son activité professionnelle, et indiqué dans ses conclusions qu’il était possible que son badge ait été interverti avec celui de son épouse, donc utilisé par celle-ci ;

— cette violation des règles d’utilisation est déloyale, fautive, et justifie à elle seule le licenciement pour faute grave du salarié ;

— M. X a commis un acte délibéré de fraude et de détournement à des fins lucratives du dispositif octroyé par la société : la récurrence des infractions ne laisse aucun doute sur leur caractère délibéré ; les véhicules taxis photographiés étaient en service lorsque les photographies versées aux débats ont été prises ; ces deux taxis appartenaient à la société Taxis X, composée de deux associés ; il est donc étrange qu’un seul abonnement télépéage ait été souscrit ;

— M. X ne peut soutenir qu’il aurait par inadvertance laissé le badge à son épouse, au regard de la récurrence des faits, du fait qu’il était destinataire d’un relevé mensuel, et du fait que certains jours les deux badges (le sien et celui de son épouse) ont été utilisés alors qu’il était en poste ; à tout le moins, il a fait preuve d’une négligence fautive à l’égard des biens de la société ;

— cette fraude au télépéage, aux dépens de la société, révèle une déloyauté évidente et un manque de probité ; le caractère réitéré et régulier, sur une longue période, des manquements constatés, confirme l’impossibilité de maintenir le contrat de travail, y compris pendant le préavis ;

— étant investie d’une délégation de service public, la société est en droit d’attendre une probité sans faille de ses salariés et doit être en mesure de démontrer qu’elle prend toutes les mesures nécessaires pour la garantir ;

— en outre, le stratagème de M. X lui a causé un préjudice financier ;

— M. X a enfreint le règlement intérieur de l’entreprise, notamment son article 3.2.1 ;

— M. X ne conteste pas les manquements reprochés.

M. X fait valoir que :

— tant lui, par le badge de télépéage qui lui a été remis, que son épouse, qui s’est également vue attribuer un badge, avaient droit à la gratuité totale de l’autoroute lors de leurs trajets personnels ;

— il est possible qu’ils aient inversé leurs badges, ce qui n’est pas susceptible de poser difficulté puisque la société Cofiroute n’en a subi aucun préjudice ;

— il n’a jamais reconnu les faits puisqu’il a toujours indiqué avoir pu ponctuellement échanger son badge avec celui de son épouse pendant qu’elle utilisait le sien ; bénéficiant chacun d’un badge, et n’ayant pas de véhicule affecté exclusivement à l’un ou l’autre, lui et son épouse laissaient les badges dans les véhicules, ce qui explique leur mauvaise utilisation ; il n’a jamais laissé son badge à un tiers ;

— il ne peut lui être reproché, à titre disciplinaire, une exécution défectueuse que de son contrat de travail mais non d’un avantage consenti gratuitement par l’employeur à des fins personnelles ; le seul fait qui lui est reproché, à savoir une infraction aux dispositions des conditions générales d’utilisation des badges de télépéage, ne saurait caractériser une faute grave ;

— les époux X n’ont qu’un véhicule utilitaire blanc de marque Opel, surtout utilisé pour les longs trajets ; les taxis étaient les véhicules de Mme X ; il utilisait à titre personnel, comme son épouse, les véhicules taxis, comme la loi le leur permet ; il n’a jamais utilisé un véhicule taxi à des fins professionnelles ;

— la société dans laquelle travaille Mme X détient deux télépéages, et comporte deux chauffeurs, de sorte que chacun possédait un télépéage et que Mme X n’a donc pas utilisé le

télépéage donné par la société Cofiroute à des fins professionnelles ; elle n’aurait eu aucun intérêt à utiliser son télépéage personnel à des fins professionnelles puisque les frais de télépéage constituent des charges déductibles pour la société et refacturés aux clients ;

— il ne saurait être licencié pour une utilisation prétendument défectueuse du badge par son épouse pendant qu’il était en train de travailler, sans qu’il en ait été informé ;

— Mme X n’a jamais utilisé le badge lorsqu’elle circulait en fonction de taxi transportant des personnes, seulement lorsqu’elle utilisait son taxi à des fins personnelles ; la société de taxis possédait un badge de télépéage et payait les utilisations à fins professionnelles ;

— Mme X pouvait passer changer de véhicule en prenant celui utilisé par son époux qu’il garait sur le parking de l’autoroute, en lui laissant le sien, de sorte que les deux badges ont pu être utilisés pendant le temps de travail du salarié ;

— il n’a jamais contrôlé ses relevés mensuels, puisque le badge était gratuit pour lui et son épouse et que seule cette dernière tenait la comptabilité familiale ;

— il n’a jamais manqué à ses obligations contractuelles ;

— la société Cofiroute a mis dix mois avant de prétendument se rendre compte de la difficulté, sans que rien ne le justifie ; l’ancienneté des faits ne peut permettre de retenir la faute grave ;

— il a été convoqué la veille de son départ avant sa retraite et l’entretien préalable s’est tenu à une date à laquelle il avait cessé toute activité au sein de la société Cofiroute, de sorte qu’il n’aurait en tout état de cause pas réalisé son préavis ; la faute grave n’a donc été évoquée par la société que pour échapper au paiement de l’indemnité de licenciement ou de départ à la retraite ;

— il a subi un préjudice moral important en étant congédié quelques jours avant son départ en congés avant sa retraite, alors qu’il n’a jamais démérité dans son activité professionnelle.

'

Sur le fondement de l’article L. 1232-1 du code du travail, tout licenciement pour motif personnel doit être motivé et justifié par une cause réelle et sérieuse.

Sur le fondement de l’article L.1235-1 du code du travail, en cas de litige relatif au licenciement, le juge, à qui il appartient d’apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l’employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles.

Un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail, telle l’obligation de loyauté.

La faute grave est définie comme un fait ou un ensemble de faits imputables au salarié qui constituent une violation des obligations du contrat de travail ou des relations de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise, y compris pendant la durée du préavis.

La preuve de la faute grave incombe à l’employeur.

La lettre de licenciement fixe les limites du litige en ce qui concerne les griefs articulés à l’encontre du salarié et les conséquences que l’employeur entend en tirer quant aux modalités de rupture. Il

appartient néanmoins au juge de qualifier les faits invoqués.

En l’espèce, la lettre de licenciement datée du 16 novembre 2016 est ainsi rédigée :

« Suite à la prise de connaissance d’un audit de contrôle en date du 26 octobre 2016, nous avons identifié un certain nombre d’anomalies dans l’utilisation de votre badge télépéage option « Socié-t Salarié Cofiroute (CDI) ». Une utilisation fréquente de celui-ci nous a amené, après vérification, à constater que votre badge était utilisé alors que vous étiez en poste. Nous sommes remontés au 1er janvier 2016 et nous avons dénombré 90 passages pendant vos heures de travail.

En agissant ainsi vous avez contrevenu aux conditions particulières d’utilisation du badge télépéage option « Socié-t Salarié Cofiroute (CDI) », que vous avez signées en date du 17 mai 2010, vous imposant d’être présent dans le véhicule sur la totalité du trajet soumis à péage.

De surcroît, lors de l’entretien préalable vous avez reconnu que votre épouse dirigeait une entreprise de taxi et vous avez confirmé nos observations en indiquant qu’il était probable que votre épouse ait utilisé votre badge dans le cadre de son activité professionnelle. Un tel comportement contrevient absolument aux conditions particulières d’utilisation du badge télépéage option « Socié-t Salarié Cofiroute (CDI) » qui stipule que « le titulaire s’engage à ne pas utiliser le badge dans le cadre d’une activité lucrative lui profitant ou profitant à une entreprise autre que Cofiroute, ou à un tiers en activité professionnelle ».

Vous avez expliqué, lors de l’entretien préalable du 7 novembre 2016, avoir une explication pour le mois d’octobre puisque vous aviez interverti vos badges avec votre femme. Une telle explication ne peut être retenue de par la fréquence d’utilisation de votre badge sur vos horaires de travail depuis le début de l’année 2016.

Vous avez également expliqué que ces utilisations répétées étaient dues à une inadvertance de votre part. Pour mémoire, vous êtes personnellement destinataire du relevé mensuel d’utilisation de votre badge sur lequel vous n’avez pu manquer de constater les trajets effectués pendant vos postes, d’autant que, comme vous l’avez affirmé, vous n’êtes pas amené à utiliser votre badge pour vous rendre sur votre lieu de travail.

Par votre comportement, vous avez enfreint les dispositions du règlement intérieur. L’article 3.2.1 de ce règlement intérieur indique que les salariés doivent « s’abstenir de tout comportement ou agissement susceptible de nuire à la bonne harmonie dans l’entreprise ou de porter atteinte au renom et aux intérêts de celle-ci ». Vous avez profité d’un avantage octroyé par l’entreprise pour le détourner à votre profit et mis à mal la confiance que nous vous accordions, ce qui rend absolument impossible la poursuite de toute relation contractuelle.

De tels agissements, de par leur caractère répété, leur durée dans le temps, et dont vous ne pouviez ignorer la réalité et la gravité, ne sont pas acceptables. Ils ont porté un préjudice financier non contestable à notre entreprise et trompé la confiance minimale que nous sommes en droit de porter à nos salariés.

Par conséquent ces faits sont constitutifs d’une faute grave qui rend impossible votre maintien dans l’entreprise. […] »

Au vu des pièces produites par les parties, il est établi que :

— M. X a souscrit un abonnement télépéage (n° 250 05 0350605) en sa qualité de salarié de la société Cofiroute, lui permettant d’utiliser le badge n° 250 05 0350605 00001 et « de bénéficier d’une remise de 100 % sur les trajets réalisés au titre de l’activité Cofiroute et à titre privé sur [différents réseaux autoroutiers] », étant précisé que, selon les conditions particulières du contrat,

signées par M. X le 17 mai 2010 :

« 10. il est émis un seul badge par salarié et pour son propre usage,

11. le badge est nominatif et à ce titre le titulaire s’engage à ce qu’il ne soit utilisé qu’en sa présence dans le véhicule sur la totalité du trajet soumis à péage,

12. le titulaire s’engage a ne pas utiliser le badge dans le cadre d’une activité lucrative lui profitant ou profitant à une entreprise autre que COFIROUTE, ou à un tiers en activité professionnelle,

13. toute utilisation frauduleuse du badge (exemple : utilisation par une autre personne que le titulaire) constituera une faute pouvant conduire à la résiliation du contrat (et du droit à la gratuité)… » ;

— son épouse Mme A X, dans le cadre de cet abonnement, a quant à elle un badge n° 250 05 0350605 00002 ;

— la société B Taxi, dont leur fils M. B X est le gérant, est titulaire d’un abonnement télépéage n° 250 04 01779752 depuis 2014, et dispose dans ce cadre, depuis cette époque, d’un badge n° 250 04 01779752 00001 ;

— en mars 2016, Mme A X est devenue co-gérante avec son fils de la société Taxis X (anciennement société B Taxi) ; à cette occasion la société s’est procurée un deuxième badge dans le cadre de l’abonnement initial, portant le numéro 250 04 01779752 00002 ;

— M. X effectuait les trajets domicile-travail avec les véhicules de la société (Peugeot 5008 blanc, Audi A6 noire) ou un Opel Vivaro blanc ; il arrivait que son épouse échange le véhicule en cours de journée, de sorte qu’il ne repartait pas avec le même véhicule que celui qu’il avait emprunté le matin pour se rendre au travail ;

A titre liminaire, il convient de préciser que seule l’utilisation du badge 25005 0350605 00001 est susceptible de révéler une faute de M. X, dès lors que ce dernier ne peut être tenu pour responsable de l’utilisation par son épouse du badge 250 05 0350605 00002 également évoquée dans les pièces du dossier.

L’audit, dont le rapport daté du 26 octobre 2016 est produit par l’employeur, ainsi que les autres pièces produites, mettent en évidence qu’entre le 7 janvier et le 4 octobre 2016, le badge 250 05 0350605 00001 a été utilisé 87 fois alors que M. X était à son poste (90 utilisations évoquées par l’employeur ' 3 utilisations le 7 janvier 2016, alors que M. X était en arrêt maladie).

Ce seul élément suffit à caractériser une utilisation non conforme du badge de M. X. S’il ne suffit pas à lui seul à établir que le salarié a délibérément, intentionnellement, fait profiter un tiers (son épouse ou son fils en particulier) du badge qui lui était personnellement confié, il n’en demeure pas moins que celui-ci n’a pas respecté l’obligation qui lui était faite de veiller à ce que ce badge ne soit utilisé qu’en sa présence, a fortiori sans intérêt lucratif.

Sur ce dernier point, il est relevé que :

— parmi les 87 utilisations incriminées, 3 ont donné lieu à la photographie du même véhicule Peugeot blanc comportant un dispositif lumineux caractéristique des taxis, dont une lumière rouge ou verte était allumée (7 juillet 2016 à 12h43 puis 13h01 ; 4 octobre 2016 à 19h48) ;

— la plupart de ces 87 utilisations ont eu lieu aux péages de Poitiers Nord, Châtellerault Nord, Chatellerault Sud et Futuroscope,

— ces péages-là apparaissent également, et de façon quasiment exclusive, sur les relevés de télépéage de l’entreprise B Taxi entre mars et octobre 2016 ;

— les relevés mensuels avec facturation démontrent que le badge 25005 0350605 00001 était utilisé très fréquemment certaines journées travaillées par le salarié (5 utilisations le 14 janvier ; 5 utilisations le 22 janvier ; 5 utilisations le 26 janvier ; ' ; 7 utilisations le 22 septembre ; 6 utilisations le 23 septembre ; 5 utilisations le 6 octobre ; 6 utilisations le 7 octobre ; 5 utilisations le 11 octobre ; 5 utilisations le 13 octobre ; 6 utilisations le 14 octobre ; 6 utilisations le 24 octobre ; 5 utilisations le 26 octobre) ;

— les relevés mensuels de l’entreprise B Taxi entre mars et octobre 2016 démontrent que le badge commandé en mars 2016 n’a que très peu servi (1trajet en avril, 2 trajets en août, 2 trajets en octobre).

Cette fréquence et la similitude des trajets fréquemment réalisés, tout à fait évocatrices d’une activité de taxi, confortent les allégations de l’employeur déjà établies par les trois photographies de taxi en activité utilisant le badge 25005 0350605 00001, sur le fait que le badge confié à M. X a été utilisé dans le cadre d’une activité professionnelle. C’est d’autant plus établi que M. X ne conteste pas que lui-même n’empruntait pas l’autoroute pour effectuer ses trajets domicile-travail.

Par ailleurs, M. X admet que les badges de son épouse et de lui-même étaient laissés dans les véhicules taxis, et que chacun d’eux utilisait indifféremment l’un ou l’autre véhicule, que son épouse venait parfois sur son lieu de travail récupérer le véhicule qu’il avait utilisé pour se rendre au travail, en lui laissant le véhicule qu’elle avait emprunté pour le rejoindre. Au regard de cette organisation, M. X ne pouvait ignorer que son épouse utilisait son badge personnel. En outre, M. X, qui n’ignorait pas que son épouse avait une activité professionnelle de chauffeur de taxi, recevait chaque mois le relevé d’utilisation de son propre badge télépéage. Sans qu’il soit nécessaire de l’examiner en détail, au seul vu du nombre de pages du relevé, M. X ne pouvait manquer de remarquer la fréquence importante de l’utilisation de son badge personnel, à l’évidence sans commune mesure avec l’usage qu’il pouvait en faire personnellement puisqu’il n’empruntait pas l’autoroute pour se rendre ou revenir de son travail. Ces éléments permettent d’établir que M. X ne pouvait qu’avoir conscience de l’utilisation de son badge personnel dans le cadre de l’activité professionnelle d’un tiers et qu’il a laissé cette situation perdurer pendant plusieurs mois.

Ainsi, il apparaît que M. X n’a pas respecté les conditions particulières du contrat par lequel l’employeur lui a confié un badge télépéage.

Si ce fait fautif ne caractérise pas un manquement dans l’exécution même du contrat de travail, il constitue néanmoins un manquement du salarié à son obligation de loyauté, ce dont le règlement intérieur rappelle la prohibition en énonçant que « les salariés doivent s’abstenir de tout comportement ou agissement susceptible de nuire à la bonne harmonie dans l’entreprise ou de porter atteinte au renom et aux intérêts de celle-ci ». En effet, l’usage non conforme du badge télépéage a porté atteinte à la confiance que l’employeur pouvait accorder au salarié, qui a enfreint les conditions d’utilisation de l’avantage en nature accordé par l’employeur, et a nui à celui-ci dans la mesure où les utilisations frauduleuses caractérisées du badge l’ont privé des recettes du péage. Le fait que la société n’a réagi qu’en octobre 2016 alors que les manquements sont caractérisés de janvier à octobre 2016 ne l’empêche pas de se prévaloir de ces manquements, qui ont persisté pendant toute cette période.

La nature frauduleuse du manquement du salarié, et sa persistance dans le temps, rendaient impossible le maintien du salarié dans l’entreprise, y compris pendant la durée du préavis.

Le fait que M. X ait été en congés quelques jours après l’engagement de la procédure de

licenciement, puis à la retraite, et qu’ainsi aucun préavis ne pouvait de fait être concrètement accompli ou supprimé, ne saurait empêcher l’employeur de se prévaloir de la gravité de la faute caractérisée et ne permet pas non plus de caractériser un détournement de la procédure de licenciement dans le seul but d’éviter le paiement des indemnités légales de licenciement ou de retraite. Par ailleurs, l’absence d’antécédents disciplinaires ne fait pas perdre à la faute du salarié la gravité établie précédemment.

En conséquence, la cour considère que le licenciement de M. X pour faute grave est justifié, infirme le jugement et déboute le salarié de l’ensemble de ses demandes.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

En qualité de partie succombante pour l’essentiel, M. X est condamné aux entiers dépens, tant de première instance que d’appel.

Par suite, il y a lieu d’infirmer la décision de première instance ayant débouté la société Cofiroute de sa demande au titre de l’article 700 du code de procédure civile, et de condamner M. X à payer à la société Cofiroute la somme de 300 euros sur ce fondement.

PAR CES MOTIFS,

Rejette la demande de révocation de l’ordonnance de clôture, ainsi que la demande subsidiaire de mise à l’écart des conclusions de M. X du 20 décembre 2019 et de ses pièces 26 à 30 ;

Déclare irrecevables les conclusions de la société Cofiroute communiquées le 10 janvier 2020 ;

Infirme le jugement en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau :

Dit que le licenciement de M. X repose sur une faute grave,

Déboute M. X de ses demandes,

Et y ajoutant,

Condamne M. X à payer à la société Cofiroute la somme de 300 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne M. X aux dépens, tant de première instance que d’appel.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,

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Textes cités dans la décision

  1. Code de procédure civile
  2. Code du travail
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Cour d'appel de Poitiers, Chambre sociale, 19 novembre 2020, n° 18/03536