CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE DE LESQUEN DU PLESSIS-CASSO c. FRANCE (N° 2), 30 janvier 2014, 34400/10

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 30 janv. 2014, n° 34400/10
Numéro(s) : 34400/10
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)
Identifiant HUDOC : 001-140262
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2014:0130JUD003440010
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DE LESQUEN DU PLESSIS-CASSO c. FRANCE (No 2)

(Requête no 34400/10)

ARRÊT

STRASBOURG

30 janvier 2014

DÉFINITIF

02/06/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire de Lesquen du Plessis-Casso c. France (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34400/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Henry de Lesquen du Plessis-Casso (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me N. Fakiroff, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant allègue en particulier une violation des articles 6 et 10 de la Convention, résultant de sa condamnation pénale pour diffamation en raison de propos adressés au maire de sa ville dans une lettre ouverte.

4.  Le 10 octobre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant, M. Henry de Lesquen du Plessis-Casso, est un ressortissant français, né en 1949 et résidant à Versailles.

6.  À la suite de l’invitation lancée par le député-maire de Versailles E.P. à une cérémonie d’hommage aux auxiliaires de l’armée française pendant la guerre d’Algérie (achevée en 1962), désignés par le terme « harkis », le requérant, conseiller municipal de Versailles et président de l’Union pour le Renouveau de Versailles, lui adressa une lettre ouverte diffusée sur internet le 23 septembre 2006, qui se lit comme suit :

« Pas vous, pas ça, M. [P.] !

Lettre ouverte à [E.P.] sur l’hommage aux Harkis

Monsieur le Maire,

Vous avez invité les Versaillais à participer à une cérémonie d’hommage aux Harkis, qui aura lieu le 25 septembre, à 11 heures, devant le monument aux morts de l’hôtel de ville.

Je me réjouis qu’à l’initiative du ministre des anciens combattants nos concitoyens soient appelés à commémorer le sacrifice des musulmans d’Algérie qui ont choisi de se battre pour la France contre la rébellion.

Mais je suis surpris, et, je dois vous le dire, scandalisé, que ce soit vous qui nous invitiez à cette cérémonie du souvenir.

En effet, en dépit de votre âge, vous n’avez pas fait de service militaire en Algérie. Pourquoi ? Comme me l’a confié, un jour, une éminente personnalité versaillaise : "[E.P.], qui était de nationalité étrangère, a attendu la fin de la guerre d’Algérie pour demander sa naturalisation". Or, vous étiez engagé activement dans la vie politique nationale depuis plusieurs années déjà, en 1962, auprès d’un député, dont vous étiez l’attaché parlementaire, ainsi que dans l’appareil du parti majoritaire ! Vous auriez assurément dû devenir français beaucoup plus tôt, si vous aviez eu à cœur de servir sous le drapeau français pendant la guerre d’Algérie, aux côtés des Harkis. Mais vous ne l’avez pas voulu.

J’aurais eu scrupule à évoquer cet épisode peu glorieux de votre carrière si vous n’aviez pas eu l’indécence de prier les Versaillais, sous votre nom, de participer à la cérémonie du 25 septembre.

Ces simagrées, de votre part, paraissent d’autant plus odieuses quand on connaît vos accointances avec l’extrême gauche la plus antimilitariste, dont vous relayez systématiquement les revendications au sein de la majorité actuelle : les exemples en sont multiples, qu’il s’agisse du soutien aux immigrés illégaux, de la campagne pour l’abolition de la prétendue "double peine", ou encore de la mobilisation des intermittents du spectacle contre la réforme proposée par le gouvernement, etc. Je n’oublie pas non plus votre appui enthousiaste de la loi de socialisation et de révolution urbaines (S.R.U.) de l’ex-ministre communiste Gayssot. Ni l’incroyable délibération que vous avez fait adopter par le conseil municipal pour réserver certains avantages aux agents municipaux de nationalité étrangère "en raison de leur nationalité" (sic), délibération que j’ai dû faire annuler par la Justice.

Tout le démontre : en dépit de votre étiquette de droite, qui est un leurre, vous êtes idéologiquement beaucoup plus proche des anciens porteurs de valises du F.L.N. que des défenseurs des Harkis.

Oh ! c’est vrai, il vous est arrivé, dans votre carrière, de prendre fait et cause pour un musulman d’Algérie, en convoquant les média à cette occasion. C’était en 2002. Il s’appelait [C.B.]. Celui-là était Algérien, il n’était pas Français. C’était un délinquant multirécidiviste, sept fois condamné pour vols, violences, cambriolages, trafic de stupéfiants et conduite en état d’ivresse... Vous avez obtenu – avec l’aide du socialiste [J.L.], avec qui vous vous étiez acoquiné – qu’il reste en France, en empêchant son expulsion vers l’Algérie. (...)

Vous n’avez pourtant jamais exprimé de remords d’avoir pris le parti de ce dangereux criminel... (...)

Les Harkis, eux aussi, sont des victimes ; des victimes de l’histoire. Vous étiez, parmi les Français, l’un des moins qualifiés pour leur rendre hommage. Cette page de l’histoire de France est trop douloureuse pour que l’on puisse accepter une odieuse tentative de récupération politicienne du sacrifice des Harkis, par quelqu’un qui a choisi de déserter leur combat (...) ».

7.  E.P. fit citer le requérant devant le tribunal correctionnel de Versailles pour y répondre du délit de diffamation publique envers un particulier, prévu et réprimé par les articles 29, 32 et 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en raison de plusieurs passages du courrier du 23 septembre 2006, diffusé au public :

« En effet, en dépit de votre âge, vous n’avez pas fait de service militaire en Algérie. Pourquoi ? Comme me l’a confié, un jour, une éminente personnalité versaillaise : "[E.P.], qui était de nationalité étrangère, a attendu la fin de la guerre d’Algérie pour demander sa naturalisation". »

« Vous auriez assurément dû devenir français beaucoup plus tôt, si vous aviez eu à cœur de servir sous le drapeau français pendant la guerre d’Algérie, aux côtés des Harkis. Mais vous ne l’avez pas voulu. »

« Les Harkis, eux aussi, sont des victimes ; des victimes de l’histoire. Vous étiez, parmi les Français, l’un des moins qualifiés pour leur rendre hommage. Cette page de l’histoire de France est trop douloureuse pour que l’on puisse accepter une odieuse tentative de récupération politicienne du sacrifice des Harkis, par quelqu’un qui a choisi de déserter leur combat. »

8.  E.P. reprocha au requérant de lui avoir imputé des faits portant atteinte à son honneur et à sa considération au sens des dispositions de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Selon lui, des propos diffamatoires avaient été proférés à son encontre. Le requérant se défendit en affirmant que la date de naturalisation de l’intéressé lui avait été révélée par A.D., ancien maire de Versailles, et M.R.-B., ancien adjoint aux finances du premier.

9.  Par un jugement du 18 juin 2007, le tribunal déclara le requérant coupable des faits reprochés, après avoir constaté le caractère diffamatoire des propos et refusé de lui accorder le bénéfice de la bonne foi. Dans leur motivation, les juges constatèrent qu’il ne versait aux débats aucun élément permettant d’étayer, d’une manière ou d’une autre, l’accusation lancée contre le plaignant, qu’ils qualifièrent de grave. En revanche, ils relevèrent, d’une part, qu’E.P. justifiait qu’il s’était trouvé, à l’époque considérée, compte tenu de son âge et de sa situation d’étudiant, en position de sursitaire, au regard de la législation belge (de 1957 à 1961), qu’il avait effectué une préparation militaire supérieure en France (en 1959), puis son service national (en 1964 et 1965) et, d’autre part, que le requérant ne donnait aucune indication sur ses sources, se bornant à citer, au cours de l’audience, le nom de « l’éminente personnalité versaillaise » évoquée dans le document, sans cependant s’assurer de son témoignage. Le tribunal observa que si le droit de critique et la polémique politique autorisent une large liberté d’expression, notamment pour discuter de l’aptitude d’un homme public à exercer sa mission, encore faut-il que le débat prenne assise sur des faits avérés, de manière à éclairer utilement l’opinion publique ; à défaut, l’attaque se réduit à l’invective, qui ne saurait nourrir la démocratie et se réclamer du droit de la liberté d’expression.

10.  Le tribunal condamna le requérant à payer 2 000 euros (EUR) d’amende et un EUR de dommages-intérêts. Il ordonna, à titre de complément de réparation civile, l’insertion, par extraits, de la décision dans deux quotidiens ou hebdomadaires. Le requérant interjeta appel du jugement.

11.  Par un arrêt du 20 mars 2008, la cour d’appel de Versailles confirma le jugement sur la culpabilité et condamna le requérant à payer 1 500 EUR d’amende ainsi que 2 000 EUR de dommages-intérêts. La cour d’appel releva notamment que les propos litigieux portaient indiscutablement atteinte à l’honneur et à la considération d’E.P., celui-ci se voyant reprocher d’avoir « déserté » le combat des harkis et étant ainsi associé à ceux qui avaient fait le choix de soutenir les rebelles algériens. Elle observa que si les critères habituels de la bonne foi justifiaient un assouplissement conséquent dans le cadre d’une polémique électorale ou d’un débat public équilibré de nature à préserver la liberté d’expression, le durcissement observé dans la vie politique versaillaise ayant alimenté de nombreuses procédures judiciaires et provoqué un recul sensible de l’expression démocratique au sein du conseil municipal, ne justifiait pas tous les excès et dérives. Elle ajouta qu’en ayant choisi, hors période électorale, d’entamer un débat public par le biais d’une lettre ouverte écrite hors toute passion polémique, sur un sujet totalement isolé de son contexte, le requérant n’avait pas poursuivi de but légitime. Constatant qu’il n’avait étayé son propos d’aucun élément extérieur probant, se contentant d’une rumeur versaillaise pour faire dévier ce qui aurait pu être un débat d’idées, sur la place réservée aux harkis par la communauté nationale, vers une approche touchant à un aspect de la vie privée du maire de Versailles, elle considéra que les propos émis par le requérant révélaient en cela une animosité personnelle particulièrement affichée. Selon elle, l’antagonisme persistant entre les deux hommes devait l’inciter à une prudence extrême et à un devoir d’enquête fiable et documentée, encore plus conséquent. Enfin, elle estima qu’aucun des critères traditionnellement retenus en matière de bonne foi n’était réuni en l’espèce.

12.  Le requérant se pourvut en cassation, dénonçant une violation de l’article 10 de la Convention.

13.  Le 8 décembre 2009, la Cour de cassation rejeta son pourvoi.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

14.  Le droit interne pertinent est décrit dans les arrêts Renaud c. France (no 13290/07, § 16, 25 février 2010) et Brunet-Lecomte et Lyon Mag’ c. France (no 17265/05, § 26, 6 mai 2010).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 10 DE LA CONVENTION

15.  Le requérant allègue que sa condamnation pénale a entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention. Il estime également qu’en refusant d’apprécier les propos litigieux sous la qualification de diffamation envers une personne chargée d’un mandat public, les juridictions françaises l’ont privé du droit à un recours effectif au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

16.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

17.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour observe que le second grief se confond en réalité avec le premier et estime approprié d’examiner ceux-ci uniquement sous l’angle de l’article 10, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A.  Sur la recevabilité

18.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le requérant

19.  Le requérant estime que sa condamnation a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression qui, si elle était prévue par la loi et inspirée par un but légitime, ne pouvait passer pour nécessaire dans une société démocratique, étant disproportionnée à l’objectif de protection de la réputation d’autrui qu’elle poursuivait.

20.  À ce titre, il rappelle que la personne visée par les propos litigieux était un homme politique, interpellé expressément en sa qualité de maire de Versailles, en réponse à son invitation à une cérémonie d’hommage aux harkis. Il ajoute être intervenu sur un sujet d’intérêt général, en tant que conseiller municipal et chef de file de l’opposition. Il revendique un libre droit de critique. À cet égard, il conteste l’argument du Gouvernement selon lequel ses propos concernaient exclusivement un comportement privé sans rapport avec les choix politiques d’ E.P., et estime qu’au contraire, sa lettre ouverte visant à prêter à l’intéressé une position d’extrême gauche, il était nécessaire de rappeler que celui-ci n’avait pas combattu durant la guerre d’Algérie. Il affirme également que l’affirmation reposait sur un élément réel, en l’espèce la date de naturalisation du plaignant, dont il avait été informé par A.D. et M.R.-A., ajoutant que le plaignant n’a pas contesté la postériorité de cet acte par rapport au cessez-le-feu de 1962.

21.  Enfin, le requérant observe que les termes employés étaient simplement teintés d’ironie, ce qui est monnaie courante dans la vie politique. Il estime donc qu’en le condamnant, les autorités ont porté atteinte de manière excessive et injustifiée à sa liberté d’expression.

b)  Le Gouvernement

22.  Le Gouvernement reconnaît que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Il considère néanmoins que cette dernière était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime, constitué par la protection de la réputation ou des droits d’E.P., et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

23.  À cet égard, il rappelle la jurisprudence de la Cour relative à la marge d’appréciation accordée aux autorités nationales en la matière. Il considère que la qualification des propos litigieux, notamment sur le point de savoir si ceux-ci visent un particulier ou le détenteur d’un mandat public, relève de l’appréciation des juridictions nationales. Il observe qu’en l’espèce les déclarations incriminées ne pouvaient avoir de place dans le débat d’intérêt général, puisqu’elles se rapportaient à des éléments de la vie privée du plaignant, sans rapport avec sa fonction d’élu, car antérieurs à celle-ci, et portant indiscutablement atteinte à son honneur.

24.  De plus, le Gouvernement fait valoir que, malgré la virulence qu’autorise le débat politique, la liberté d’expression comporte des limites qui sont franchies lorsque des propos diffamatoires sont tenus sans nécessité. Il considère que le requérant a accusé le plaignant de désertion en des termes qui vont au-delà de la simple ironie et qui constituent une attaque personnelle gratuite, n’ayant rien à voir avec un débat d’idées pouvant présenter un intérêt pour la collectivité. Il relève que ces déclarations ont été faites par écrit, ce qui implique un caractère réfléchi.

25.  De même, le Gouvernement estime que la nécessité de l’ingérence résulte de l’absence de bonne foi du requérant. À cet égard, il observe que les juridictions nationales ont motivé leur condamnation de manière pertinente et suffisante, au regard de l’absence d’élément probant étayant les affirmations litigieuses et de l’« animosité personnelle particulièrement affichée » que celles-ci révélaient, tout en tenant compte du contexte particulier dans lequel se déroulait le débat public à Versailles. Il considère que, ce faisant, elles ont mis en balance les intérêts en jeu pour ménager un juste équilibre entre la liberté d’expression du requérant et la protection des droits et de la réputation du plaignant. Il ajoute que les propos prêtés dans la lettre à une « éminente personnalité versaillaise » allaient au-delà de ceux désormais attribués à A.D. et M.R.-A.

26.  Enfin, le Gouvernement juge la sanction proportionnée à la nature des déclarations litigieuses, compte tenu du maximum de la peine encourue (12 000 EUR). Il en conclut que le grief tiré de la violation de l’article 10 de la Convention est manifestement mal fondé et, par suite, irrecevable.

2.  Appréciation de la Cour

27.  La Cour constate que la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un particulier constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, ce dont les parties conviennent. Elle rappelle qu’une telle immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », si elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de ce texte, et si elle est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 34-37, série A no 103, et Brasilier c. France, no 71343/01, § 27, 11 avril 2006).

28.  À cet égard, la Cour relève que l’ingérence litigieuse était bien « prévue par la loi », la condamnation se fondant sur les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. De même, elle considère, avec les parties, qu’une telle mesure avait pour but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui.

29.  Elle doit donc rechercher si l’ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.

30.  La Cour rappelle que cette condition lui commande de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII, et De Lesquen du Plessis-Casso c. France, no 54216/09, § 36, 12 avril 2012).

31.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus. Ce faisant, il lui incombe de déterminer si la mesure attaquée devant elle demeurait « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000‑I).

32. La Cour rappelle à ce titre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier (voir, par exemple, Lingens, précité, § 42, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, Brasilier, précité, § 41, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV).  Dans ce domaine, l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel ; ce sont les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000‑X, Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007, et Renaud c. France, no 13290/07, § 39, 25 février 2010). Les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics (voir, notamment, Brasilier, précité, § 42).

33.  Néanmoins, la Cour observe que l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même dans le cadre de questions d’intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités ». Ainsi, l’information rapportée sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit (voir, Fressoz et Roire c. France [GC], précité, § 54, et Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, § 31, 11 janvier 2011). De plus, même les opposants politiques, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics, sont tenus de ne pas dépasser certaines limites quant au respect – notamment - de la réputation et des droits d’autrui (Fleury c. France, no 29784/06, § 45, 11 mai 2010, et Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, précité, § 37).

34.  En l’espèce, la Cour constate que le propos litigieux consistait, pour le requérant, à contester la légitimité du maire de la ville pour inviter ses administrés à une cérémonie d’hommage aux harkis, en raison de la décision prêtée à ce dernier de retarder sa naturalisation afin de ne pas avoir à servir sous les drapeaux français pendant la guerre d’Algérie. Elle observe que cette allégation, en lien avec la motivation de l’intéressé dans le choix du moment de sa demande d’acquisition de la nationalité française, constitue un jugement de valeur. Compte tenu du caractère incontesté de l’élément chronologique en jeu, la Cour considère que la base factuelle de ce jugement de valeur n’était pas inexistante.

35.  Néanmoins, elle relève que le requérant ne s’est pas contenté, d’une part, de révéler qu’E.P. avait acquis la nationalité française après la fin de la guerre d’Algérie et, d’autre part, d’en déduire la possibilité d’un calcul d’E.P. afin d’éviter d’être enrôlé dans l’armée pour participer à ce conflit. Afin d’accentuer la crédibilité et la force de cette affirmation, il a en effet invoqué des propos prêtés à une « éminente personnalité versaillaise », selon laquelle « E.P. qui était de nationalité étrangère a attendu la fin de la guerre d’Algérie pour demander sa naturalisation ». En plaçant cette formule entre guillemets et en l’attribuant à une importante personnalité locale, le requérant a affirmé l’existence d’un fait (Brunet-Lecomte et Tanant c. France, no 12662/06, § 59, 8 octobre 2009), dont la réalité se prêtait à démonstration, à la différence des conclusions qu’il en a tirées, portant sur les motifs et les intentions éventuelles d’E.P., qui constituent un jugement de valeur.

36.  Or, la Cour note que les juridictions internes ont constaté l’absence de production par l’intéressé d’un quelconque élément susceptible d’étayer ses propos. Celui-ci s’est au contraire contenté de faire valoir que la date de la naturalisation lui avait été révélée par des tiers, A.D. et M.R.-A, qu’il n’a pas appelé à témoigner. La Cour observe pourtant que la citation litigieuse va au-delà de ce seul élément objectif, prêtant à la personne visée par la lettre ouverte un calcul en lien avec la guerre d’Algérie. A cet égard, elle relève que le tribunal de grande instance de Versailles a tenu compte du fait que, dans le même temps, E.P. produisait quant à lui des pièces relatives à ses états de services. En outre, elle constate que, devant elle, le requérant se contente de répéter avoir été informé par A.D. de la date de naturalisation et n’invoque pas avoir réellement recueilli la déclaration prêtée à ce dernier dans le texte litigieux, ce qui peut légitimement faire naître un doute sur l’authenticité de cette citation ; il ne justifie pas non plus avoir accompli des vérifications ou recherches sérieuses, préalablement à la publication de sa lettre ouverte.

37.  De plus, la Cour observe que l’atteinte portée par le propos litigieux à l’honneur et à la réputation d’E.P. était d’une gravité certaine. À cet égard, elle estime, comme l’a relevé la cour d’appel de Versailles, que les allégations du requérant révélaient une animosité personnelle particulièrement affichée, le maire se voyant reprocher d’avoir « déserté » le combat des harkis et étant ainsi associé à ceux qui avaient fait le choix de soutenir les rebelles algériens. La Cour doit donc apprécier la proportionnalité de la condamnation du requérant au but de protection de la réputation ou des droits d’autrui, au regard des critères dégagés par sa jurisprudence pertinents en l’espèce.

38. A cet égard, elle relève que les propos litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’une polémique politique, le requérant étant le représentant d’un mouvement d’opposition à la majorité municipale et entendant contester la légitimité du maire de la ville à présider une cérémonie publique d’hommage aux musulmans d’Algérie ayant combattu pour la France. En outre, elle considère que les éléments avancés se rattachaient à un débat d’intérêt général. Néanmoins, elle observe que la cour d’appel de Versailles a tenu compte du choix délibéré du requérant de faire dévier ce qui aurait pu être un débat d’idées, concernant la place réservée aux harkis par la communauté nationale, vers une approche touchant à un aspect de la vie privée du maire. De plus, elle constate que les allégations litigieuses n’ont pas été réalisées au cours d’un échange verbal, ni d’une audience délibérative d’un organe municipal, mais qu’elles ont été formulées par écrit et dans un contexte politique local caractérisé par l’absence de toute passion polémique dans l’opinion au moment de la publication du texte, ce qui implique un caractère pesé et réfléchi, à la différence de propos qui auraient été tenus oralement dans le cadre d’un échange rapide et spontané (Haguenauer c. France, no 34050/05, § 51, 22 avril 2010).

39.  Enfin, la Cour considère que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999‑IV). Au vu des circonstances de l’espèce et notamment de l’antagonisme persistant entre les protagonistes qui a été expressément relevé par la cour d’appel de Versailles, la Cour ne juge pas excessives ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression les sommes de 1 500 EUR et 2 000 EUR versées respectivement à titre d’amende et de dommages et intérêts.

40.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les juridictions internes ont pu considérer, sans outrepasser leur large marge d’appréciation, que le requérant avait dépassé les limites admises, même dans le débat politique, aux droits garantis par l’article 10.

41.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2.  Dit, par six voix contre une, qu’il y n’a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Stephen PhillipsMark Villiger
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante du juge Lemmens ;

–  opinion dissidente de la juge Power-Forde.

M.V .
J.S.P.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

J’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de non-violation de l’article 10. Je voudrais toutefois expliquer que ce n’est pas sans hésitation que j’ai voté dans ce sens.

Cette affaire concerne l’expression d’un jugement de valeur, dans un contexte de polémique politique. Dans ses écrits, le requérant alléguait que le maire de Versailles avait par le passé retardé sa propre naturalisation afin de ne pas avoir à servir sous les drapeaux français pendant la guerre d’Algérie. Comme il est constaté dans l’arrêt, la base factuelle de cette allégation n’était pas inexistante, compte tenu de la chronologie des faits (paragraphe 34).

Afin de donner un certain poids à son allégation, le requérant écrivait que c’était une « éminente personnalité versaillaise » qui « un jour » lui avait confié que le maire avait attendu pour demander sa naturalisation. Le nom de cette personnalité n’était pas mentionné dans la lettre ouverte. Il est vrai que la confidence à laquelle le requérant se référait n’a pas pu être prouvée. Sur ce point, la base factuelle faisait défaut (paragraphes 35-36). Il m’est toutefois difficile d’accorder une importance significative à la référence à cette confidence très vague. Un lecteur ne comprendrait-il pas qu’il s’agissait d’une exagération et que le requérant n’avait que faire de la vérité ? Je me demande ce que cette référence apportait au message.

On peut avoir une appréciation des faits différente de celle des juridictions internes. Toutefois, notre rôle, en tant que juges européens, n’est pas de rejuger l’affaire, mais de vérifier, notamment, si les autorités nationales sont restées dans les limites de la marge d’appréciation là où il peut y avoir des divergences de vues légitimes. Lorsqu’il s’agit de mettre en balance la liberté d’expression et la protection de la réputation d’autrui, cette marge n’est pas restreinte. Même si je ne puis souscrire aux conclusions des juridictions nationales, je dois admettre que l’appréciation par elles de la nécessité de l’ingérence n’est pas déraisonnable au point que l’on doive considérer qu’elles ont outrepassé la marge dont elles jouissent.

C’est donc sans enthousiasme, en déférant au point de vue des juridictions françaises – qui ont examiné l’affaire en détail et mis en balance les droits et intérêts –, que j’ai finalement décidé de ne pas conclure à la violation de l’article 10.


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

Je n’accepte pas le raisonnement de la majorité en l’espèce. Lorsqu’elle recherche si des propos litigieux étaient justifiés ou non, la Cour établit toujours une distinction entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si l’existence de faits peut être démontrée, les jugements de valeur ne se prêtent pas à la démonstration de leur exactitude. L’obligation de prouver l’exactitude de ces derniers est impossible à satisfaire et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, qui est un élément fondamental du droit garanti par l’article 10[1]. Dans son arrêt a/s Diena et Ozoliņš c. Lettonie (no 16657/03, 12 juillet 2007), la Cour a expressément confirmé qu’une opinion subjective sur les intentions et motifs d’autrui est protégée par la liberté d’expression en tant que jugement de valeur (sauf en cas de mauvaise foi manifeste). Le journal (« Diena ») publia une série d’articles sur des décisions prises par un ministre du gouvernement. Les faits n’étaient pas contestés. Dans plusieurs éditoriaux, un journaliste (M. Ozoliņš) avait mis ensemble ces faits et conclu que le ministre avait sciemment abusé de son autorité pour en tirer un gain personnel. Le Gouvernement soutenait que cette conclusion n’était pas fondée en fait. La Cour a dit :

« Le Gouvernement reconnaît que les cinquante-trois articles informatifs parus dans Diena ont servi de base factuelle aux allégations de M. Ozoliņš, et il n’apparaît pas qu’il ait évoqué un seul fait qui ne figurât déjà dans ces articles. En revanche, ce qui a été reproché à ce requérant, c’est d’avoir mis ensemble les cinq éléments susvisés et d’en avoir tiré la conclusion selon laquelle M. Strujevičs, mû par un intérêt personnel, tentait d’opérer un détournement de pouvoir au profit de certains opérateurs économiques. Or, aux yeux de la Cour, une telle conclusion portant sur les motifs et les intentions éventuelles d’autrui constitue un jugement de valeur et non une imputation factuelle qui se prêterait à démonstration. »[2]

Les accusations de deux poids, deux mesures ou d’hypocrisie sont monnaie courante dans les échanges entre rivaux politiques sur les questions d’intérêt public. En l’espèce, le requérant et E.P. étaient tous deux des titulaires de fonctions officielles et des adversaires notoires. Le premier accusait le second d’être l’un des « moins qualifiés » pour rendre publiquement hommage aux Harkis compte tenu du fait que, alors que ces derniers sacrifiaient leur vie pour la France, E.P. avait choisi de ne pas leur apporter son soutien en s’inscrivant au service militaire. Le requérant soutenait qu’une éminente personnalité versaillaise lui avait dit qu’« E.P. [avait] attendu la fin de la guerre d’Algérie pour demander sa naturalisation ». Il mettait en doute la sincérité de l’appui public et tardif apporté par E.P. aux Harkis en ce que, d’un point de vue personnel, ce dernier ne leur aurait pas manifesté un soutien réel à l’époque où il aurait pu le faire.

Les juridictions internes ont condamné le requérant non pas au motif que son jugement de valeur était dépourvu de la base factuelle requise (nul ne contestait les dates en question), mais plutôt parce qu’il n’avait pas étayé ses dires concernant le tiers qui l’avait informé d’un fait et partageait son opinion quant à E.P.

Je ne vois pas comment on peut condamner pénalement une personne pour diffamation au seul motif qu’elle n’a pas prouvé qu’un tiers (personnalité éminente ou non) partage son opinion. La majorité estime qu’en plaçant entre guillemets ce qu’aurait dit le tiers, le requérant a affirmé l’existence d’un fait (§ 35). Elle conclut que le manquement de ce dernier à prouver ce fait – qu’il avait reçu des informations non contestées d’une personnalité « éminente » qui partageait ses vues – constitue une base acceptable afin de le condamner pénalement pour diffamation.

Si A accuse B de motifs déshonorants et affirme que C, une personne non identifiée, adhère à ses vues, comment le manquement à établir l’identité de C peut-il avoir une incidence sur la question de savoir si, oui ou non, ce qu’a dit A à B est diffamatoire ? Ce qu’a dit A à B soit est diffamatoire – ce qui peut bien sûr inclure la répétition de propos diffamatoires – soit ne l’est pas. Qu’un tiers non identifié partagerait les vues de A est indifférent. A a peut-être mal interprété l’opinion de C au sujet de B ou menti sur ce point – auquel cas C pourrait être fondé à engager une action contre A – mais que A n’ait pas identifié C ou prouvé que C partage ses vues au sujet de B ne saurait fonder en soi la condamnation pénale de A pour diffamation à l’encontre de B.

Par ailleurs, je suis perplexe lorsque la majorité s’appuie sur le fait que les propos publiés en cause ont été tenus non pas au cours d’une élection ou d’un échange animé mais plutôt dans un cadre politique local caractérisé par l’absence de toute passion polémique. Qu’un jugement de valeur se forme spontanément ou lentement avec le temps ne fait guère ou pas de différence quant à savoir s’il est protégé ou non par le droit à la liberté d’expression. Le jugement de valeur dénoncé en l’espèce a été proféré dans le contexte d’un échange ouvert entre des adversaires politiques sur une question d’intérêt public et il est un principe établi de longue date dans la jurisprudence de la Cour que le discours politique jouit d’une protection considérable.

Enfin, j’admets qu’un titulaire de fonctions officielles offensé par une publication d’autrui a le droit de demander réparation en justice. Il obtiendra gain de cause ou pas. Ce que je ne puis accepter, c’est que l’expression par un titulaire de fonctions officielles d’un jugement de valeur protégé dans le cadre d’un échange politique risque de lui valoir non seulement une condamnation à des dommages-intérêts mais aussi une condamnation pénale pour ne pas avoir établi qu’un tiers partage ses vues. Ni la logique ni la proportionnalité d’une telle mesure ne peut être défendue.


[1] Lingens c. Autriche, [GC] 8 juillet 1986, § 46.

[2] a/s Diena et Ozoliņš c. Lettonie (n° 16657/03, 12 juillet 2007) § 81.

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Textes cités dans la décision

  1. Loi du 29 juillet 1881
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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE DE LESQUEN DU PLESSIS-CASSO c. FRANCE (N° 2), 30 janvier 2014, 34400/10