CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE VILHO ESKELINEN ET AUTRES c. FINLANDE, 19 avril 2007, 63235/00

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE VILHO ESKELINEN ET AUTRES c. FINLANDE

(Requête no 63235/00)

ARRÊT

STRASBOURG

19 avril 2007


En l’affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Jean-Paul Costa, président,

 Luzius Wildhaber,

 Christos Rozakis,

 Nicolas Bratza,

 Peer Lorenzen,

 Françoise Tulkens,

 Giovanni Bonello,

 Rıza Türmen,

 Matti Pellonpää,

 Kristaq Traja,

 Mindia Ugrekhelidze,

 Anatoly Kovler,

 Lech Garlicki,

 Javier Borrego Borrego,

 Ljiljana Mijović,

 Egbert Myjer,

 Danutė Jočienė, juges,

et de Erik Friberg, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 septembre 2006 et le 21 février 2007,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63235/00) dirigée contre la République de Finlande et dont huit ressortissants de cet Etat, M. Vilho Eskelinen (brigadier), M. Arto Huttunen (brigadier), M. Markku Komulainen (brigadier-chef), Mme Lea Ihatsu (assistante administrative), M. Toivo Pallonen (policier retraité depuis le 1er janvier 1993), ainsi que Mme Päivi Lappalainen, M. Janne Lappalainen et M. Jyrki Lappalainen, héritiers de M. Hannu Matti Lappalainen (policier décédé le 22 août 1995), (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 octobre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants, dont deux ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, ont été représentés par Me P. M. Petäjä et Me P. Orava, tous deux avocats à Haapajärvi. Le gouvernement finlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. A. Kosonen, du ministère des Affaires étrangères.

3.  Les requérants alléguaient en particulier qu’ils avaient été privés d’audience durant la procédure relative à leurs salaires, et que cette procédure avait été excessivement longue.

4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Par une décision du 29 novembre 2005, une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Nicolas Bratza, Giovanni Bonello, Matti Pellonpää, Kirstaq Traja, Lech Garlicki, Javier Borrego Borrego et Ljiljana Mijović, ainsi que de Michael O’Boyle, greffier de section, a déclaré la requête recevable. La chambre a décidé de joindre au fond la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention. Le 21 mars 2006, elle s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, ni l’une ni l’autre des parties ne s’y étant opposées (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

5.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Luzius Wildhaber, dont le mandat est expiré postérieurement à l’audience, qu’il avait présidée, a continué de participer à l’examen de l’affaire (article 23 § 7 de la Convention). Boštjan M. Zupančič n’ayant pu prendre part aux délibérations, le 21 février 2007, il a été remplacé par Françoise Tulkens, juge suppléante (article 24 § 3 du règlement).

6.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur le fond de l’affaire. Chacune des parties a répondu par écrit aux observations de l’autre.

7.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 20 septembre 2006 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M. A. Kosonen, du ministère des Affaires étrangères, agent,
Mmes A. Manner, du ministère de la Justice,
 T. Eränkö, du ministère de l’Intérieur, conseillers ;

–  pour les requérants
Me P. Orava, conseil.

8.  La Cour a entendu M. Kosonen et Me Orava en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses aux questions de certains juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  Les requérants sont nés respectivement en 1955, 1953, 1954, 1956, 1937, 1957, 1983 et 1981, et résident à Sonkakoski et Sonkajärvi.

A.  L’incorporation du district de police de Sonkajärvi

10.  Les cinq premiers requérants et feu M. Hannu Matti Lappalainen faisaient partie du service de police de Sonkajärvi. Un accord collectif de 1986 leur donnait droit à une indemnité d’éloignement géographique, qu’ils touchaient avec leur salaire – comme une prime – du fait qu’ils travaillaient dans une zone reculée du pays. Le montant de cette indemnité était fonction du degré d’éloignement de la zone en question. Un nouvel accord collectif du 15 mars 1988 supprima cet avantage, impliquant une baisse de salaire pour les agents publics dont le lieu d’affectation était Sonkajärvi ; cependant, pour éviter cette perte, l’accord allouait aux intéressés à compter du 1er mars 1988 des compléments de salaire individuels mensuels.

11.  Le 1er novembre 1990, le service de police de Sonkajärvi fut rattaché à celui d’Iisalmi en vertu d’une décision du ministère de l’Intérieur (sisäasiainministeriö, inrikesministeriet). En conséquence, les requérants changèrent de lieu d’affectation. De plus, ils perdirent le bénéfice du complément de salaire individuel, et leurs trajets quotidiens entre domicile et lieu de travail augmentèrent apparemment d’une distance pouvant atteindre 50 kilomètres, parce qu’ils devaient désormais faire la navette entre Sonkajärvi et Iisalmi.

12.  Au dire des intéressés, à la suite d’une demande qu’ils avaient présentée en ce sens le 17 octobre 1990, la direction provinciale de la police (läänin poliisijohto, länspolisledningen) de Kuopio promit la compensation du préjudice.

13.  Le 25 mars 1991, à la demande de ladite direction, le département de la police au ministère de l’Intérieur sollicita l’autorisation de verser aux policiers et aux autres membres du personnel dont le lieu d’affectation avait été transféré de Sonkajärvi à Iisalmi des compléments de salaire individuels allant de 500 à 700 marks finlandais (FIM) (84-118 euros) par personne et par mois. Cette requête s’appuyait sur une affaire apparemment similaire (l’affaire « Mäntyharju ») dans laquelle, à la date du 29 décembre 1989, le ministère des Finances (valtiovarainministeriö, finansministeriet) avait accueilli une demande de complément de salaire individuel. Le 3 juillet 1991, le ministère des Finances répondit qu’il ne pouvait accorder pareille autorisation ; il n’exposa pas les motifs de son refus.

14.  Le 1er octobre 1992, la compétence pour statuer sur les compléments de salaire dans la police locale fut transférée aux préfectures (lääninhallitus, länsstyrelsen).

B.  La procédure devant la préfecture de Kuopio

15.  Le 19 mars 1993, les requérants soumirent une demande aux fins d’obtenir la compensation de leur préjudice. Ils invoquèrent la décision rendue dans l’affaire « Mäntyharju » susmentionnée, ainsi que le principe d’égalité tel qu’énoncé à l’article 5 de la Constitution alors en vigueur (Suomen hallitusmuoto, Regeringsform för Finland ; loi no 94/1919).

16.  Quatre ans plus tard, le 19 mars 1997, leur demande fut rejetée par la préfecture de Kuopio, qui tint le raisonnement suivant :

« Les agents publics de l’ancien service de police de Sonkajärvi (...) ont sollicité la compensation du préjudice consécutif à un rattachement de services ; en réponse, la direction provinciale de la police, qui appuyait cette demande, a soumis certains documents au département de la police au ministère de l’Intérieur. Par une lettre du 25 mars 1991, ledit ministère a recommandé au ministère des Finances le versement rétroactif – à compter du 1er novembre 1990 – de compléments de salaire individuels aux agents publics affectés à Iisalmi à la suite du rattachement.

Par une lettre du 3 juillet 1991, [le ministère des Finances] a informé le ministère de l’Intérieur qu’il ne pouvait accueillir pareille demande.

Par la suite, la compétence pour statuer en matière de compléments de salaire individuels a été transférée aux préfectures. Le 28 janvier 1993, lors d’une réunion de négociation tenue par la direction provinciale de la police – à laquelle les requérants étaient représentés par M. Lappalainen –, il a été relevé que des négociations étaient en cours au sujet du service de police d’Askola, dans la province d’Uusimaa, pour une affaire équivalente. Puisque [le ministère des Finances], qui jouissait de la compétence pertinente, s’était déjà prononcé sur les demandes concernant le service de police de Sonkajärvi, il a été résolu, dans un souci d’équité, que la décision prise dans la province d’Uusimaa serait suivie dans la province de Kuopio si elle s’écartait de l’opinion du ministère des Finances. La préfecture d’Uusimaa rejeta la demande, et cette décision fut confirmée par la Cour administrative suprême. Aucun moyen nouveau n’a été présenté, ni dans la lettre du 19 mars 1993 ni dans la demande [complémentaire et] distincte de M. Pallonen en date du 17 août 1994, à l’appui des requêtes déjà tranchées [par le ministère des Finances].

La préfecture n’a connaissance d’aucune décision positive qui aurait été rendue dans le pays, en matière de compensation et dans une affaire équivalente concernant un rattachement de services de police, postérieurement à la décision susmentionnée [du ministère des Finances].

En 1990, année de l’incorporation, la direction provinciale de la police n’était pas compétente pour prendre des engagements contraignants en matière d’indemnisation de frais. L’avis de la direction ressort clairement du fait que celle-ci a soutenu la demande.

Faisant usage de son pouvoir discrétionnaire et se fondant sur la précédente décision de l’autorité compétente, la préfecture estime que cette décision est passée en force de chose jugée. Soulignant par ailleurs les principes d’égalité et d’équité, la préfecture s’appuie également sur la pratique qui prévaut dans l’ensemble du pays. »

17.  Dans l’intervalle, en décembre 1996, l’un des requérants avait saisi d’une plainte le chancelier de la Justice (oikeuskansleri, justitiekanslern). Par une décision du 24 janvier 1997, celui-ci avait attiré l’attention sur le fait que les intéressés n’avaient toujours pas reçu de réponse à leur demande.

C.  La procédure devant le tribunal administratif de la province de Kuopio

18.  Le 25 avril 1997, les requérants firent appel de la décision de la préfecture et demandèrent une audience, estimant que celle-ci leur permettrait d’établir les circonstances de la cause, notamment l’existence d’une promesse faite par la direction provinciale de la police. Le tribunal administratif de la province (lääninoikeus, länsrätten) de Kuopio reçut au sujet du recours des observations émanant de la direction provinciale de la police et du procureur provincial (lääninasiamies, länsombudet), pièces qu’il communiqua aux requérants pour commentaires.

19.  Dans sa décision du 8 juin 1998, le tribunal administratif de province exposa comme suit son raisonnement :

« La révision des augmentations de salaire affectant les pensions n’est pas du ressort du tribunal administratif de province.

Il n’est pas nécessaire, pour obtenir des éclaircissements sur cette affaire, de recueillir les dépositions orales des parties sur les promesses faites par la direction provinciale de la police, qui relève de la préfecture [de Kuopio], quant au rattachement des services de police ou sur le point de savoir comment l’affaire a par ailleurs été traitée.

Dans une lettre du 25 mars 1991, le ministère de l’Intérieur avait proposé au ministère des Finances de rattacher le service de police de Sonkajärvi à celui d’Iisalmi à compter du 1er novembre 1990 [en réalité, le ministère de l’Intérieur avait recommandé le versement de sommes, et non le rattachement] et de compenser les inconvénients causés par le changement de lieu d’affectation au moyen d’un complément de salaire mensuel d’un montant de 500 à 700 FIM, à verser rétroactivement à compter du 1er novembre 1990. Dans une lettre du 3 juillet 1991, le ministère des Finances avait indiqué qu’il ne pouvait accueillir pareille demande. Des négociations avaient eu lieu le 3 septembre 1992 entre le département de la police au ministère de l’Intérieur et l’Association de la police [Suomen Poliisiliitto ry], et le 28 janvier 1993 entre la direction provinciale de la police (...) et le représentant des requérants.

En vertu de l’article 9 § 2 du décret sur l’accord collectif engageant l’Etat (tel que modifié le 18 septembre 1992), la préfecture est compétente pour statuer sur les compléments de salaire en ce qui concerne (...) les agents de la police locale.

Il y a lieu de considérer que la préfecture a examiné les arguments présentés par les requérants (...) le 19 mars 1993 comme une demande de révision, action visée à l’article 84 de la loi sur les agents de la fonction publique. Si l’on prend pour point de départ la décision du ministère des Finances du 3 juillet 1991, la demande de révision a été soumise dans le délai prévu à l’article 95 § 1 de ladite loi.

En 1990, la direction provinciale de la police (...) n’était pas compétente pour prendre des engagements contraignants en matière d’indemnisation. Le pouvoir de décider dans ce domaine appartenait alors au ministère des Finances, lequel dans sa lettre du 3 juillet 1991 indiqua qu’il estimait ne pas pouvoir accueillir la demande. Depuis le 1er octobre 1992, c’est la préfecture qui a compétence pour statuer sur les salaires dans la police locale.

Dans sa décision, susceptible de recours, la préfecture s’est fondée sur la décision rendue par l’autorité auparavant compétente et sur le fait qu’après le 3 juillet 1991 aucune compensation n’avait été accordée à des membres du personnel dans d’autres affaires où un rattachement avait eu lieu. La décision de la préfecture repose donc sur la pratique qui prévalait à l’époque dans l’ensemble du pays. Dans ces conditions, elle ne saurait être jugée déraisonnable. La demande de révision peut être rejetée. »

D.  La procédure devant la Cour administrative suprême

20.  Le 7 juillet 1998, les requérants formèrent un nouveau recours, en sollicitant la tenue d’une audience et en soulignant que des compléments de salaire similaires avaient été accordés à des agents d’autres services de police dans des situations équivalentes. Ils s’appuyaient notamment sur une décision de la préfecture de Carélie du Nord (Pohjois-Karjala) en date du 10 janvier 1997, en vertu de laquelle un policier s’était vu octroyer un complément de salaire individuel à compter du 1er décembre 1996, ce à la suite du rattachement du service de police de Valtimo à celui de Nurmes.

21.  Le 27 avril 2000, la Cour administrative suprême (korkein hallinto-oikeus, högsta förvaltningsdomstolen), après avoir reçu des observations de la direction provinciale de la police et du procureur provincial et les avoir communiquées aux requérants pour commentaires, confirma la décision de la juridiction inférieure. Elle tint le raisonnement suivant :

« La Cour administrative suprême a examiné l’affaire.

Les promesses faites par la direction provinciale de la police (...) en ce qui concerne la compensation des frais résultant du rattachement de services de police n’ont pas d’intérêt juridique en l’espèce. Dès lors, la tenue d’une audience est manifestement inutile. En conséquence, la Cour administrative suprême rejette, en vertu de l’article 38 § 1 de la loi sur la procédure judiciaire en matière administrative, la demande d’audience soumise par [les intéressés].

Dans leur lettre du 19 mars 1993, [les demandeurs] ont sollicité la compensation
– sous forme de compléments de salaire individuels – des frais découlant du rattachement de leur service de police. Le 1er octobre 1992, la compétence pour statuer sur les salaires dans la police locale avait été transférée aux préfectures en application de l’article 9 § 2 du décret sur l’accord collectif engageant l’Etat (tel que modifié le 18 septembre 1992).

[Les demandeurs] n’ont pas de droit légal au complément de salaire individuel en question. La préfecture de Kuopio n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation et la décision de celle-ci n’est pas contraire à la loi. En conséquence, la Cour administrative suprême juge, eu égard à l’article 7 § 1 de la loi sur la procédure judiciaire en matière administrative, qu’il n’y a pas lieu de modifier la conclusion formulée dans la décision de la préfecture, et que ladite décision est dès lors définitive. »

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Les compléments de salaire individuels

22.  Concernant le versement à un agent public d’une indemnité de rigueur climatique, la directive d’application de l’accord collectif, émise le 26 avril 1988, disposait :

« Un agent public travaillant (avant le 29 février 1988) dans une commune non couverte par le nouvel accord collectif a droit à un complément de salaire individuel (...) tant qu’il travaille dans la commune ouvrant droit à ce complément. Si un agent public ayant droit à pareil avantage est chargé d’assumer temporairement ou comme remplaçant les fonctions d’un autre agent public, ou si son lieu d’affectation est transféré vers une commune où l’ancienne indemnité d’éloignement géographique n’était pas versée, l’intéressé ne touche pas de complément de salaire individuel pendant la période où il exécute les tâches en question, car pour bénéficier d’un tel complément il doit accomplir ses fonctions dans une commune ouvrant droit à cet avantage. »

Les requérants jugent cette directive non pertinente en l’espèce, en ce qu’elle concernerait uniquement les transferts provisoires, alors que leur changement de lieu d’affectation revêtait un caractère permanent.

23.  Dans sa demande du 25 mars 1991, le département de la police au ministère de l’Intérieur évoquait une affaire selon lui analogue dans laquelle le ministère des Finances avait accueilli, le 29 décembre 1989, une demande de complément de salaire individuel faisant suite au rattachement du service de police de Pertunmaa à celui de Mäntyharju (affaire « Mäntyharju »).

24.  Le 3 juillet 1991, le ministère des Finances rejeta une demande de compensation des frais de déplacement entre domicile et lieu de travail qui avait été formée par un agent public dont le lieu d’affectation avait changé lors du rattachement du service de police d’Askola à celui de Mäntsälä et Porvoo. Cette décision fut confirmée par la préfecture d’Uusimaa le 7 avril 1993, puis par la Cour administrative suprême le 7 décembre 1994.

25.  Par une décision du 10 janvier 1997, la préfecture de Carélie du Nord octroya à un policier une indemnité de rigueur climatique de niveau 1, ainsi qu’un complément de salaire individuel compensant l’écart entre le niveau 2 (Valtimo) et le niveau 1 (Nurmes) de cette indemnité à la suite du rattachement du service de police de Valtimo à celui de Nurmes (affaire « Nurmes »).

B.  La tenue d’audiences

26.  En vertu de l’article 38 § 1 de la loi sur la procédure judiciaire en matière administrative (hallintolainkäyttölaki, förvaltningsprocesslagen ; loi no 586/1996), une audience doit avoir lieu si un justiciable en fait la demande. Toutefois, la juridiction compétente peut ne pas tenir d’audience lorsque l’action introduite est jugée irrecevable ou est immédiatement rejetée ou que, eu égard à la nature de l’affaire ou à d’autres circonstances, pareille mesure apparaît manifestement inutile.

27.  Le rapport explicatif du projet de loi (no 217/1995) sur la procédure judiciaire en matière administrative se penche sur le droit des justiciables à une audience au regard de l’article 6 de la Convention et sur la possibilité, pour les tribunaux, de se dispenser de tenir audience en matière administrative, comme le prévoit l’article 38 § 1 de la loi, lorsque pareille procédure paraît manifestement inutile. Le rapport indique qu’une audience sert à circonscrire le litige et à en accélérer le traitement, mais que, comme elle n’est pas toujours d’un grand apport, il faut s’assurer qu’en tenir une ne nuirait pas à la souplesse et à l’économie de la procédure administrative. Il y a lieu d’ordonner pareille mesure lorsqu’il faut clarifier les points en litige et qu’elle apparaît utile pour l’ensemble de l’affaire.

III.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

28.  Les éléments du droit et de la pratique internationaux dont la Cour a tiré des orientations dans l’arrêt Pellegrin c. France ([GC], no 28541/95, CEDH 1999-VIII) sont présentés aux paragraphes 37 à 41 dudit arrêt.

29.  L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (proclamée le 7 décembre 2000), qui porte sur le droit à un recours effectif et à l’accès à un tribunal impartial, dispose :

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.

Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. »

30.  Les explications relatives à la Charte des droits fondamentaux, initialement établies sous la responsabilité du Présidium de la Convention ayant rédigé la Charte et finalement intégrées dans l’Acte final du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, n’ont pas la même autorité que la Charte elle-même. Elles constituent néanmoins un « outil précieux d’interprétation destiné à clarifier les dispositions de la Charte ». Elles se lisent ainsi (extrait) :

« Le deuxième alinéa [de l’article 47] correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, qui se lit ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »

Dans le droit de l’Union, le droit à un tribunal ne s’applique pas seulement à des contestations relatives à des droits et obligations de caractère civil. C’est l’une des conséquences du fait que l’Union est une communauté de droit, comme la Cour l’a constaté dans l’affaire 194/83, « Les Verts » contre Parlement européen (arrêt du 23 avril 1986, Rec. 1988, p. 1339). Cependant, à l’exception de leur champ d’application, les garanties offertes par la CEDH s’appliquent de manière similaire dans l’Union. »

Il s’ensuit que l’article 47, dans le cadre du droit de l’Union européenne, ne se limite pas aux droits et obligations de caractère civil ou aux affaires pénales au sens de l’article 6 de la Convention. A cet égard, la Charte a codifié la jurisprudence existante de la Cour de justice des Communautés européennes (Marguerite Johnston c. Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary, affaire 222/84, Rec. 1986, p. 1651, évoquée au paragraphe 60 ci-dessous).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

31.  Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée excessive de la procédure relative à leurs conditions d’emploi en tant qu’agents publics, et également du fait qu’aucune des instances nationales concernées n’ait tenu d’audience.

La disposition pertinente est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Thèses des parties

1.  Les requérants

32.  Les requérants contestent la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 6 ne s’applique pas à certains d’entre eux en leur qualité de policiers. Ils insistent sur le fait que leurs fonctions et salaires n’ont pas de rapport avec l’exercice de la puissance publique. Ce qui est en jeu, c’est leur droit à leur salaire, lequel relève du droit privé. Le montant de leur paye est une question d’ordre contractuel régie par l’accord collectif liant les employés et l’employeur. Les intéressés soulignent qu’ils ne se sont pas plaints de la décision de transférer leur lieu d’affectation. L’affaire ne porte pas non plus sur l’usage de l’autorité publique, le recrutement, la carrière ou la cessation d’activité. Elle a par contre une incidence sur la question du montant de leurs pensions.

33.  Les requérants estiment que la procédure a débuté le 17 octobre 1990, date à laquelle ils ont soumis leur demande initiale. Le 3 juillet 1991, le ministère des Finances a rendu sa décision. Le 19 mars 1993, après presque deux ans de vaines négociations avec l’Etat, ils se sont adressés à la préfecture. Les procédures auprès du ministère de l’Intérieur et de la préfecture entrent en ligne de compte dès lors qu’elles constituaient un préalable indispensable pour obtenir une décision dans leur affaire. Les requérants n’auraient pu saisir le tribunal administratif de province sans avoir eu auparavant une décision de la préfecture. La procédure s’est achevée le 27 avril 2000. Les intéressés contestent l’argument du Gouvernement selon lequel il était impératif d’attendre l’issue de l’affaire « Askola », qui selon eux n’est pas comparable à leur cause. Quoi qu’il en soit, la décision rendue dans l’affaire « Askola » est devenue définitive le 7 décembre 1994. Les requérants ont agi avec célérité. Leur cause porte sur des questions de simple subsistance.

34.  Enfin, les intéressés soutiennent qu’il eût fallu tenir une audience afin de recueillir leur témoignage oral sur les circonstances particulières de l’affaire. L’administration leur avait promis une compensation. En fait, l’article 38 § 1 de la loi sur la procédure judiciaire en matière administrative exigeait la tenue d’une audience dès lors que cela n’était pas manifestement inutile.

2.  Le Gouvernement

35.  Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 au motif que les postes des requérants, excepté celui de l’assistante administrative, impliquaient une participation directe à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat (il se réfère à cet égard au paragraphe 66 de l’arrêt Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, CEDH 1999-VIII). Il est moins aisé de déterminer si les fonctions de l’assistante administrative impliquaient une participation indirecte. Cependant, le Gouvernement renvoie au raisonnement suivi dans l’affaire Verešová c. Slovaquie ((déc.), no 70497/01, 1er février 2005), où la Cour a jugé que l’article 6 était inapplicable à une juriste travaillant pour la police et a estimé que « compte tenu de la nature des fonctions et des responsabilités que [la police] comporte, l’emploi de la requérante [pouvait] être considéré comme une participation directe à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat ». Aux fins de l’article 6, les droits et obligations des policiers ont une dimension clairement « publique » et non « civile ». Que les intérêts pécuniaires des requérants soient selon eux en jeu ne suffit pas à faire entrer les recours intentés dans le champ d’application de l’article 6, car « un contentieux n’acquiert pas une nature « civile » du seul fait qu’il soulève (...) une question d’ordre économique » (Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI). En conséquence, les griefs sont d’après le Gouvernement incompatibles ratione materiae avec la Convention.

36.  Le Gouvernement conteste également l’applicabilité au motif qu’il n’existe pas de droit légal au complément de salaire en question. L’accord collectif et la directive d’application sur le versement d’un complément de salaire à la place de l’ancienne indemnité d’éloignement géographique n’impliquent pas que les requérants avaient droit ou pouvaient prétendre à ce complément. A cet égard, les griefs de l’ensemble des requérants seraient donc incompatibles ratione materiae avec la Convention.

37.  Au cas où la Cour en jugerait autrement, le Gouvernement soutient qu’en tout état de cause il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime que la procédure a débuté le 25 avril 1997, date à laquelle les requérants ont saisi le tribunal administratif de province, et s’est achevée le 27 avril 2000, lorsque la Cour administrative suprême a statué. L’affaire des requérants n’était pas complexe ; si la préfecture a suspendu la procédure, c’est en partie parce qu’elle voulait attendre le dénouement de l’affaire « Askola » afin de pouvoir assurer au personnel de différents services de police un traitement analogue, même si la question avait déjà été tranchée à l’égard des requérants. Selon le Gouvernement, on ne saurait prendre en compte le fait que l’examen de la demande des intéressés ait pris quatre ans à la préfecture, la procédure devant celle-ci n’équivalant pas à une procédure judiciaire et n’étant dès lors pas pertinente dans le calcul de la durée. L’affaire ne portait pas sur des questions de simple subsistance et ne revêtait donc un caractère particulièrement urgent ni pour un pareil motif ni pour aucun autre. Entre le 3 juillet 1991 et le 19 mars 1993, des efforts furent déployés pour résoudre l’affaire par le biais de négociations ; durant celles-ci, les requérants furent informés qu’un complément de salaire ne pourrait leur être accordé que si la Cour administrative suprême réformait la décision de la juridiction inférieure dans l’affaire « Askola ».

38.  Concernant l’absence d’audience, le Gouvernement souligne que le tribunal administratif de province a jugé que les faits que les requérants voulaient exposer lors d’une audience étaient dépourvus d’incidence sur l’issue de l’affaire, et que la Cour administrative suprême a considéré que les prétendues promesses de la direction provinciale de la police n’avaient pas de portée juridique ; les deux juridictions ont jugé inutile la tenue d’une audience. Les intéressés ont eu la possibilité de soumettre des observations écrites complémentaires. La question soulevée était technique et reposait sur l’examen des documents pertinents. Tous les points de fait et de droit pouvaient être tranchés de manière adéquate sur la base du dossier et des écritures des parties. L’audition de l’un ou l’autre des requérants n’aurait permis de recueillir aucune information complémentaire.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Sur l’applicabilité de l’article 6

39.  Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 pour deux motifs : il considère que l’on n’était pas en présence d’un « droit » ou que, si droit il y avait, celui-ci n’était pas « de caractère civil ».

a)  Sur l’existence d’un droit

40.  La Cour doit tout d’abord rechercher si en l’espèce il existait un « droit ». Selon les principes dégagés par sa jurisprudence (voir, notamment, Pudas c. Suède, 27 octobre 1987, § 31, série A no 125-A), une contestation relative à un « droit » que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, doit être réelle et sérieuse ; elle peut porter aussi bien sur l’existence même d’un droit que sur son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question.

41.  La Cour observe qu’il n’est pas contesté que la direction provinciale de la police avait promis une compensation aux requérants. De plus, le dossier montre que des compléments de salaire individuels ont été accordés dans des situations qui n’étaient pas totalement dissemblables de celle des intéressés. Les tribunaux nationaux n’ont d’ailleurs pas rejeté les demandes des requérants pour défaut de fondement. S’il est vrai que ceux-ci ont été déboutés, on peut considérer que les juridictions administratives ont examiné la demande au fond et ont ce faisant statué sur la contestation relative aux droits des intéressés. La Cour estime que dans ces conditions les requérants peuvent prétendre de manière défendable avoir un droit (voir, notamment, Neves e Silva c. Portugal, 27 avril 1989, § 37, série A no 153-A).

b)  Sur le caractère civil du droit

42.  Ensuite, la Cour doit examiner l’argument du Gouvernement, fondé sur l’arrêt Pellegrin (précité), selon lequel l’article 6 est ici inapplicable au motif que les contestations soulevées par des agents publics tels que des policiers quant à leurs conditions d’emploi sont exclues de son champ d’application. La présente affaire porte sur une procédure dans le cadre de laquelle on a recherché si les cinq premiers requérants et feu M. Hannu Matti Lappalainen, fonctionnaires, pouvaient prétendre à un complément de salaire. Pour trancher cette question, la Cour doit rappeler la genèse et le fondement de l’arrêt Pellegrin, et la façon dont cette jurisprudence a été appliquée en pratique dans des affaires ultérieures.

i.  Résumé de la jurisprudence

43.  Avant l’arrêt Pellegrin, la Cour avait déclaré que les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d’activité des fonctionnaires sortaient, en règle générale, du champ d’application de l’article 6 § 1. Ce principe général d’exclusion avait toutefois été limité et explicité dans un certain nombre d’arrêts. Ainsi, dans les affaires Francesco Lombardo c. Italie (26 novembre 1992, § 17, série A no 249-B) et Massa c. Italie (24 août 1993, § 26, série A no 265-B), la Cour avait estimé que les griefs des requérants ne portaient ni sur le « recrutement » ni sur la « carrière » des fonctionnaires, mais seulement, indirectement, sur la « cessation d’activité », car il s’agissait de demandes relatives à des droits de caractère purement pécuniaire nés de la loi après cessation des activités. Dans ces circonstances et compte tenu du fait que l’Etat italien n’usait pas de « prérogatives discrétionnaires » en s’acquittant de son obligation de verser les pensions en question et qu’il pouvait être comparé à un employeur partie à un contrat de travail régi par le droit privé, la Cour avait considéré que les revendications des requérants étaient « de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1.

44.  En revanche, dans l’affaire Neigel c. France (17 mars 1997, § 44, Recueil 1997-II), la Cour avait jugé que la décision contestée par la requérante, à savoir le refus de réintégrer celle-ci au poste dont elle était titulaire dans la fonction publique, avait trait à son « recrutement », à sa « carrière » et à sa « cessation d’activité ». Quant à la demande de l’intéressée tendant au paiement du traitement qu’elle aurait perçu si elle avait été réintégrée, elle ne rendait pas davantage l’article 6 § 1 applicable, l’allocation d’une indemnité de ce type par le juge administratif étant « directement subordonnée au constat préalable de l’illégalité du refus de réintégration ». Dès lors, la Cour avait conclu que la contestation en question ne portait pas sur un droit « de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1.

45.  Dans d’autres arrêts, la Cour a jugé que l’article 6 § 1 s’appliquait lorsque la revendication de l’agent avait trait à un droit « purement patrimonial » – tel le versement d’un salaire (De Santa c. Italie, Lapalorcia c. Italie et Abenavoli c. Italie, 2 septembre 1997, respectivement § 18, § 21, et § 16, Recueil 1997-V) – ou « essentiellement patrimonial » (Nicodemo c. Italie, 2 septembre 1997, § 18, Recueil 1997-V) et ne mettait pas en cause « principalement des prérogatives discrétionnaires de l’administration » (Benkessiouer c. France et Couez c. France, 24 août 1998, respectivement §§ 29-30, et § 25, Recueil 1998-V ; Le Calvez c. France, 29 juillet 1998, § 58, Recueil 1998-V, et Cazenave de la Roche c. France, 9 juin 1998, § 43, Recueil 1998-III).

46.  Lorsque la Cour fut amenée à faire le point sur la situation dans l’affaire Pellegrin (paragraphe 60 de l’arrêt Pellegrin), elle estima que cette jurisprudence comportait pour les Etats contractants un degré d’incertitude quant à l’étendue de leurs obligations au titre de l’article 6 § 1 en cas de contestations soulevées par les employés du secteur public au sujet de leurs conditions de service. La Cour voulut mettre un terme à cette incertitude en dégageant une interprétation autonome de la notion de « fonction publique » qui permît d’assurer un traitement égal des agents publics occupant des fonctions équivalentes ou similaires dans les Etats parties à la Convention, indépendamment du système d’emploi pratiqué sur le plan national et quelle que fût en particulier la nature du rapport juridique entre l’agent et l’administration.

47.  A cette fin, la Cour adopta un critère fonctionnel, fondé sur la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l’agent. Elle releva que les titulaires de postes comportant une mission d’intérêt général ou une participation à l’exercice de la puissance publique détenaient une parcelle de la souveraineté de l’Etat. Celui-ci avait donc un intérêt légitime à exiger de ces fonctionnaires un lien spécial de confiance et de loyauté. Par contre, pour les autres postes, qui ne présentaient pas cette dimension d’« administration publique », cet intérêt faisait défaut (Pellegrin, précité, § 65). La Cour décida en conséquence qu’étaient seuls soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 les litiges des agents publics dont l’emploi était caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agissait comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Un exemple manifeste de telles activités était constitué par les forces armées et la police (Pellegrin, précité, § 66). La Cour parvint à la conclusion que la totalité des litiges opposant à l’administration des agents qui occupaient des emplois impliquant une participation à l’exercice de la puissance publique échappaient au champ d’application de l’article 6 § 1 (Pellegrin, précité, § 67).

48.  La Cour observe que l’arrêt Pellegrin a été libellé de façon catégorique. Dès lors que le poste concerné appartenait à la catégorie visée, tous les litiges étaient exclus du champ d’application de l’article 6, indépendamment de leur nature. Une seule exception était prévue : les litiges en matière de pensions, quant à eux, relevaient tous du domaine de l’article 6 § 1 parce que, une fois que l’agent était admis à la retraite, le lien particulier qui l’unissait à l’administration était rompu ; l’agent se trouvait alors dans une situation tout à fait comparable à celle d’un salarié de droit privé : le lien spécial de confiance et de loyauté avec l’Etat avait cessé d’exister, et l’agent ne pouvait plus détenir de parcelle de la souveraineté de l’Etat (Pellegrin, précité, § 67).

49.  Il est important d’observer que la Cour a souligné qu’en appliquant ce critère fonctionnel elle devait retenir, conformément à l’objet et au but de la Convention, une interprétation restrictive des exceptions aux garanties offertes par l’article 6 § 1 (Pellegrin, précité, §§ 64-67). Il s’agissait de limiter les cas dans lesquels les agents publics ne pouvaient bénéficier de la protection concrète et effective qui leur est offerte (ainsi que cela a été confirmé dans l’arrêt Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 40, CEDH 2000-VII).

ii.  Sur l’opportunité d’une évolution de la jurisprudence

50.  L’arrêt Pellegrin, dernier maillon important de la chaîne que constitue l’évolution de la jurisprudence, devait fournir un concept opératoire sur la base duquel on vérifierait, au cas par cas, si compte tenu de la nature des fonctions et des responsabilités qu’il comportait l’emploi d’un requérant impliquait une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Il fallait ensuite déterminer si le requérant, dans le cadre de l’une de ces catégories de postes, occupait bien des fonctions pouvant être considérées comme relevant de l’exercice de la puissance publique, c’est-à-dire si la position de l’intéressé dans la hiérarchie de l’Etat était suffisamment importante ou élevée pour que l’on puisse dire qu’il participait à l’exercice de l’autorité étatique.

51.  Cependant, le cas d’espèce fait apparaître que l’application du critère fonctionnel peut en soi déboucher sur des anomalies. A l’époque considérée, les requérants relevaient du ministère de l’Intérieur. Cinq d’entre eux étaient policiers, emploi illustrant parfaitement les activités spécifiques de l’administration publique telles que définies ci-dessus. Leur poste impliquait une participation directe à l’exercice de la puissance publique et à des fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat. Quant aux fonctions de l’assistante, elles étaient purement administratives, dépourvues de compétence décisionnelle ou d’exercice direct ou indirect de la puissance publique ; elles ne pouvaient donc être distinguées de celles de n’importe quelle autre assistante administrative travaillant dans le secteur public ou dans le secteur privé. Comme cela a été observé plus haut, l’arrêt Pellegrin mentionnait expressément la police comme exemple manifeste d’activités relevant de l’exercice de la puissance publique, et soustrayait ainsi toute une catégorie de personnes du champ d’application de l’article 6. Il découlerait d’une application stricte de l’« approche Pellegrin » que, dans la présente affaire, l’assistante administrative bénéficie des garanties de l’article 6 § 1 alors que ce n’est assurément pas le cas pour les requérants policiers, même si le litige est identique pour l’ensemble des intéressés.

52.  En outre, l’examen des affaires tranchées depuis l’arrêt Pellegrin montre qu’il n’est pas aisé de déterminer quels sont la nature et le statut des fonctions d’un requérant ; de même, la catégorie à laquelle celui-ci appartient au sein de la fonction publique n’est pas toujours facile à distinguer sur la base de son rôle effectif. Dans certains cas, le degré d’appartenance à un secteur spécifique de la fonction publique qui suffit pour exclure l’applicabilité de l’article 6 indépendamment de la nature des responsabilités de l’intéressé n’apparaît pas clairement.

Ainsi, dans l’affaire Kępka c. Pologne ((déc.), nos 31439/96 et 35123/97, CEDH 2000-IX), la Cour a estimé que même si le requérant, déclaré dans l’incapacité de participer à la lutte contre les incendies, avait effectué toute sa carrière comme professeur dans le corps des sapeurs-pompiers, il fallait considérer que ses fonctions, qui comportaient des recherches et un accès à des informations sensibles, relevaient du domaine de la défense nationale – où l’Etat exerçait l’autorité souveraine – et impliquaient une participation, fût-elle indirecte, à l’exécution d’une mission visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat (voir, a contrario, Frydlender, précité, § 39). L’article 6 était dès lors inapplicable. Autre exemple : dans l’affaire Kanaïev c. Russie (no 43726/02, § 18, 27 juillet 2006), où le requérant était un officier d’active dans la marine russe, un capitaine de troisième rang qui, à ce titre « [détenait] une parcelle de la souveraineté de l’Etat », la Cour a jugé que l’article 6 § 1 n’était pas applicable, même si le litige portait sur la non-exécution d’un jugement rendu en faveur de l’intéressé au sujet de frais de déplacement contestés. Dans la décision Verešová (précitée), la Cour a écarté l’application de l’article 6 § 1 à l’égard d’une juriste travaillant pour la police, en raison de la nature des fonctions et responsabilités de l’ensemble du service de police, apparemment sans tenir compte du rôle individuel de la requérante au sein de l’organisation.

53.  Par ailleurs, il est particulièrement frappant de constater que, prise à la lettre, l’« approche fonctionnelle » commande d’exclure l’application de l’article 6 dans des litiges où la situation d’un requérant fonctionnaire est semblable à celle de n’importe quel autre plaideur, c’est-à-dire où le conflit opposant le salarié et l’employeur n’a pas spécialement trait au « lien spécial de confiance et de loyauté ».

54.  Le caractère déterminant de la fonction du requérant, et non de la nature du litige, a toutefois été confirmé dans l’affaire Martinie c. France ([GC], no 58675/00, § 30, CEDH 2006-VI), dans laquelle la Grande Chambre a conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 1, comme l’avait fait la chambre (décision sur la recevabilité du 13 janvier 2004) mais par un raisonnement différent. Tandis que la chambre s’était fondée principalement sur la nature du litige opposant le requérant à l’Etat – à savoir l’obligation pour l’intéressé de rembourser des versements non autorisés –, pour en tirer la conclusion que les obligations litigieuses étaient de caractère « civil » au sens de l’article 6 § 1, les aspects de droit privé prédominant en l’espèce, la Grande Chambre a tenu compte du fait que le requérant était un fonctionnaire qui était agent comptable dans un lycée et ne participait pas à l’exercice de la puissance publique.

55.  Force est à la Cour de conclure que le critère fonctionnel, tel qu’appliqué en pratique, n’a pas simplifié l’examen de la question de l’applicabilité de l’article 6 aux procédures auxquelles un fonctionnaire est partie, et que, contrairement aux attentes, il n’a pas apporté en la matière plus de certitude (voir, mutatis mutandis, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 55, CEDH 2004-I).

56.  Dans ce contexte et pour ces raisons, la Cour estime que le critère fonctionnel adopté dans l’affaire Pellegrin doit être développé plus avant. Certes, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi que la Cour ne s’écarte pas sans motif valable de ses précédents ; toutefois, si elle devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir, mutatis mutandis, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I).

57.  L’arrêt Pellegrin doit être replacé dans le contexte de la jurisprudence antérieure de la Cour et être compris comme une première distanciation d’avec l’ancien principe d’inapplicabilité de l’article 6 à la fonction publique, et un premier pas vers l’applicabilité partielle. Cet arrêt reflète le postulat de base selon lequel certains agents publics, en raison de leurs fonctions, ont un lien spécial de confiance et de loyauté avec leur employeur. Cependant, il ressort clairement des affaires tranchées depuis lors que dans de très nombreux Etats contractants l’accès à un tribunal est accordé aux fonctionnaires, de sorte que ceux-ci peuvent présenter des revendications relativement au salaire ou aux indemnités, voire au licenciement ou au recrutement, de la même façon que les salariés du secteur privé. Dans ces conditions, le système national ne discerne aucun conflit entre les intérêts essentiels de l’Etat et le droit de l’individu à une protection. En effet, si ni la Convention ni ses Protocoles ne garantissent un droit d’accès à la fonction publique, cela ne signifie pas pour autant qu’à d’autres égards les fonctionnaires sortent du champ d’application de la Convention (voir, mutatis mutandis, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 60, série A no 94, et Glasenapp c. Allemagne, 28 août 1986, § 49, série A no 104).

58.  En outre, les articles 1 et 14 de la Convention précisent que « toute personne relevant de [la] juridiction » des Etats contractants doit jouir, « sans distinction aucune », des droits et libertés énumérés au titre I (voir, mutatis mutandis, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 54, série A no 22). En règle générale, les garanties de la Convention s’étendent aux fonctionnaires (voir, mutatis mutandis, Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 33, série A no 21 ; Engel et autres, précité, § 54, Glasenapp, précité, § 49, et Ahmed et autres c. Royaume-Uni, 2 septembre 1998, § 56, Recueil 1998-VI).

59.  Suivant l’interprétation restrictive du critère fonctionnel préconisée par l’arrêt Pellegrin lui-même, il devrait donc y avoir des raisons convaincantes de soustraire telle ou telle catégorie de requérants à la protection offerte par l’article 6 § 1. Dans la présente affaire, où les requérants – les policiers comme l’assistante administrative – avaient en vertu de la législation nationale le droit de voir examiner leurs demandes d’indemnisation par un tribunal, aucun motif ayant trait au fonctionnement effectif de l’Etat ni aucun impératif d’ordre public n’ont été avancés qui soient de nature à commander la suppression de la protection apportée par la Convention contre une procédure inéquitable ou excessivement longue.

60.  Se tournant globalement vers le droit européen, source de précieuses indications (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, §§ 43‑45, 92 et 100, CEDH 2002-VI, Posti et Rahko c. Finlande, no 27824/95, § 54, CEDH 2002-VII, et Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96, 35237/97 et 34595/97, § 45, CEDH 2002-VII), la Cour relève que l’arrêt Pellegrin s’appuie sur les catégories d’activités et les emplois énumérés par la Commission européenne et par la Cour de justice des Communautés européennes s’agissant de la dérogation au principe de la libre circulation (paragraphe 66 de l’arrêt Pellegrin). Cependant, la Cour observe aussi que la Cour de justice suit elle-même une approche plus large en faveur du contrôle juridictionnel, comme l’atteste son arrêt de principe Marguerite Johnston c. Chief Constable of the Royal Ulster Constabulary (affaire 222/84, Rec. 1986, p. 1651, § 18). Dans cette affaire, déclenchée par une femme policier se prévalant de la directive 76/207 sur l’égalité de traitement entre hommes et femmes, la Cour de justice a tenu le raisonnement suivant :

« Le contrôle juridictionnel imposé par [l’article 6 de la directive 76/207 du Conseil] est l’expression d’un principe général de droit qui se trouve à la base des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres. Ce principe a également été consacré par les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, du 4 novembre 1950. Comme il a été reconnu par la déclaration commune de l’Assemblée, du Conseil et de la Commission, en date du 5 avril 1977 (...), et par la jurisprudence de la Cour, il convient de tenir compte des principes dont s’inspire cette Convention dans le cadre du droit communautaire. »

Ce précédent ainsi que d’autres, dans des domaines liés au droit communautaire, montrent que dans le droit de l’Union européenne l’étendue de l’applicabilité du contrôle juridictionnel est vaste. Lorsqu’un individu peut se prévaloir d’un droit matériel garanti par le droit communautaire, son statut de détenteur de la puissance publique n’a pas pour effet de rendre inapplicables les exigences du contrôle juridictionnel. Par ailleurs, en se référant aux articles 6 et 13 de la Convention, la Cour de justice a souligné la large portée d’un contrôle juridictionnel effectif (affaire Marguerite Johnston, susmentionnée, et affaire Panayotova et autres c. Minister voor Vreemdelingenzaken en Integratie, affaire C-327/02, Rec. 2004, p. I-11055, § 27), comme le fait aussi la Charte des droits fondamentaux (paragraphes 29 et 30 ci-dessus).

61.  La Cour reconnaît l’intérêt qu’a l’Etat à limiter, pour certaines catégories de salariés, l’accès à un tribunal. C’est d’ailleurs au premier chef aux Etats contractants – en particulier au parlement national concerné – et non à la Cour qu’il appartient d’identifier expressément les secteurs de la fonction publique impliquant l’exercice de prérogatives discrétionnaires inhérentes à la souveraineté de l’Etat où les intérêts de l’individu doivent céder. La Cour exerce son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 103, CEDH 2001-V). Lorsqu’un ordre interne empêche l’accès à un tribunal, la Cour vérifie que le litige est bien tel qu’il justifie une dérogation aux garanties de l’article 6. Si tel n’est pas le cas, aucun problème ne se pose et l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer.

Il convient toutefois de souligner que la présente situation se distingue de celles en cause dans d’autres affaires qui, en raison des revendications formulées, sont considérées comme sortant des volets civil et pénal de l’article 6 § 1 de la Convention (concernant le calcul du montant de l’impôt, voir notamment Ferrazzini c. Italie ([GC], no 44759/98, CEDH 2001-VII) ; s’agissant d’asile, de nationalité et de séjour dans un pays, voir Maaouia c. France ([GC], no 39652/98, CEDH 2000-X) ; pour le règlement des différends électoraux concernant des députés, voir l’arrêt Pierre-Bloch précité). En l’espèce, le raisonnement se limite donc à la situation des fonctionnaires.

62.  En résumé, pour que l’Etat défendeur puisse devant la Cour invoquer le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l’article 6, deux conditions doivent être remplies. En premier lieu, le droit interne de l’Etat concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’Etat. Le simple fait que l’intéressé relève d’un secteur ou d’un service qui participe à l’exercice de la puissance publique n’est pas en soi déterminant. Pour que l’exclusion soit justifiée, il ne suffit pas que l’Etat démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique ou qu’il existe – pour reprendre les termes employés par la Cour dans l’arrêt Pellegrin – un « lien spécial de confiance et de loyauté » entre l’intéressé et l’Etat employeur. Il faut aussi que l’Etat montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial susmentionné. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail – tels ceux portant sur un salaire, une indemnité ou d’autres droits de ce type – à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’Etat en question. En effet, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’Etat défendeur de démontrer, premièrement, que d’après le droit national un requérant fonctionnaire n’a pas le droit d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis à l’article 6 est fondée s’agissant de ce fonctionnaire.

63.  En l’espèce, il ne prête pas à controverse que les requérants avaient tous accès à un tribunal en vertu du droit national. L’article 6 § 1 est donc applicable.

64.  La Cour fait observer que sa conclusion quant à l’applicabilité de l’article 6 ne préjuge en rien de la réponse à la question de savoir comment les diverses garanties attachées à cet article (par exemple l’étendue du contrôle requis des tribunaux nationaux ; voir Zumtobel c. Autriche, 21 septembre 1993, § 32, série A no 268‑A) doivent s’appliquer aux litiges concernant des fonctionnaires. En l’espèce, la Cour n’a besoin d’examiner que deux de ces garanties : celle relative à la durée de la procédure et celle ayant trait à la tenue d’une audience.

2.  Sur l’observation de l’article 6

a)  Sur la durée de la procédure

65.  La Cour rappelle qu’en matière civile le délai raisonnable peut commencer à courir, dans certaines hypothèses, avant même le dépôt de l’acte introduisant l’instance devant le tribunal que le demandeur invite à trancher la contestation (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 32, série A no 18). Cela correspond à la situation des présents requérants, qui ne pouvaient saisir le tribunal administratif de province tant qu’ils n’avaient pas obtenu, au sujet de leur demande de révision (paragraphe 19 ci-dessus), de décision susceptible d’appel (voir, mutatis mutandis, König c. Allemagne, 28 juin 1978, § 98, série A no 27 ; Janssen c. Allemagne, no 23959/94, § 40, 20 décembre 2001, et Hellborg c. Suède, no 47473/99, § 59, 28 février 2006).

66.  Dès lors, en l’espèce, le délai raisonnable prévu à l’article 6 § 1 a commencé à courir le jour où les requérants ont saisi la préfecture, c’est-à-dire le 19 mars 1993 (voir le paragraphe précédent). Il n’est pas contesté que la procédure s’est achevée par la décision de la Cour administrative suprême en date du 27 avril 2000. La procédure a donc duré plus de sept ans.

67.  La Cour appréciera le caractère raisonnable de la durée de la procédure en fonction des circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes. Sur ce dernier point, il faut aussi prendre en compte l’enjeu du litige pour les intéressés (Philis c. Grèce (no 2), 27 juin 1997, § 35, Recueil 1997-IV).

68.  La Cour convient avec les parties que l’affaire n’était pas complexe. L’enjeu ne revêtait pas un caractère exceptionnel.

69.  En ce qui concerne les requérants, ils n’ont pas eu un comportement qui aurait eu pour effet de prolonger la procédure. Quant aux autorités, la Cour observe que la préfecture a reçu la demande des intéressés le 19 mars 1993. La préfecture a recueilli des observations à ce sujet, qu’elle a communiquées aux requérants pour commentaires, et a rendu sa décision le 19 mars 1997. Il lui a donc fallu quatre ans pour examiner l’affaire. Cet intervalle ne s’explique ni par les actes de procédure accomplis ni par aucune nécessité perçue d’attendre la décision relative à l’affaire « Askola », définitive dès le 7 décembre 1994.

70.  S’agissant des procédures devant le tribunal administratif de province et la Cour administrative suprême, la Cour constate que ces deux juridictions ont mis au total trois ans pour statuer. Elle considère que les instances en question ne posent pas de problème en soi.

71.  En somme, la Cour conclut que la procédure menée devant la préfecture a accusé des retards, auxquels elle ne voit aucune explication satisfaisante. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure.

b)  Sur la tenue d’une audience

72.  Les principes applicables sont présentés dans l’affaire Jussila c. Finlande ([GC], no 73053/01, §§ 40-45, CEDH 2006-XIV).

73.  En l’espèce, l’objectif que poursuivaient les requérants en demandant une audience était de démontrer que l’administration policière leur avait promis la compensation de leur manque à gagner. Les juridictions administratives ont jugé qu’au vu des circonstances une audience était manifestement superflue puisque la promesse alléguée était dépourvue d’intérêt. La Cour juge pertinent l’argument du Gouvernement selon lequel tous les points de fait et de droit susceptibles de surgir dans cette affaire pouvaient être examinés et tranchés de manière adéquate sur la base des écritures des parties.

74.  La Cour relève en outre que les intéressés ne se sont pas vu refuser la possibilité de solliciter la tenue d’une audience, même s’il appartenait aux tribunaux de dire si pareille mesure était nécessaire (voir, mutatis mutandis, Martinie, précité, § 44), et que les juridictions administratives ont motivé leur décision à cet égard. Les requérants ayant eu amplement l’occasion de présenter leur thèse par écrit et de répondre aux conclusions de la partie adverse, la Cour estime que les exigences d’équité ont été satisfaites et qu’elles n’impliquaient pas la tenue d’une audience.

75.  Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence d’audience.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

76.  Les requérants se disent victimes d’une violation de l’article 13 de la Convention, lequel dispose :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  Thèses des parties

1.  Les requérants

77.  Les requérants soutiennent que la durée excessive de la procédure a rendu leurs recours ineffectifs. A leurs yeux, le système des voies de recours n’a donc pas été effectif.

2.  Le Gouvernement

78.  Le Gouvernement estime que dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6, il n’existe pas de grief défendable sous l’angle de l’article 13. Pour le cas où la Cour en jugerait autrement, il affirme qu’un tel grief est dénué de fondement puisque les requérants ont attaqué la décision de la préfecture à deux niveaux juridictionnels distincts. Concernant la durée de la procédure, les intéressés ont disposé d’un recours effectif, comme en atteste le fait que l’un d’entre eux a saisi avec succès le chancelier de la Justice, lequel a attiré l’attention de la préfecture sur la lenteur de la procédure. Par ailleurs, le Gouvernement s’appuie sur le principe selon lequel l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les conditions de l’article 13 même si aucun d’entre eux n’y répond en entier à lui seul (voir, par exemple, X c. Royaume-Uni, 5 novembre 1981, § 60, série A no 46 ; Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 56, série A no 50, et Leander c. Suède, 26 mars 1987, §§ 77 et 81-82, série A no 116). De plus, l’« instance » dont parle l’article 13 n’a pas forcément besoin d’être une institution judiciaire.

B.  Appréciation de la Cour

79.  Selon l’interprétation de la Cour, les requérants se plaignent sur le terrain de l’article 13 de n’avoir eu aucun moyen d’accélérer la procédure interne. Le droit revendiqué par eux au regard de la Convention étant le droit « à ce que [leur] cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable », garanti par l’article 6 § 1, la Cour doit déterminer l’étendue de l’obligation incombant à l’Etat défendeur, en vertu de l’article 13, d’offrir aux requérants « un recours effectif devant une instance nationale ».

80.  Ainsi que la Cour l’a dit à maintes reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI).

81.  Il reste à la Cour à déterminer si les moyens dont les requérants disposaient en droit finlandais pour se plaindre de la durée de la procédure suivie dans leur cause étaient « effectifs », c’est-à-dire à même d’empêcher la survenance ou la continuation de la violation alléguée ou de fournir aux intéressés un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite.

82.  En fait, il n’existait pas de voie de droit spécifique permettant aux requérants de dénoncer la durée de la procédure en vue d’accélérer la résolution de leur litige. La Cour prend acte de l’argument du Gouvernement selon lequel la demande formée auprès du chancelier de la Justice a eu pour effet d’activer la procédure. Il apparaît en effet que la décision rendue le 24 janvier 1997 par ce dernier a pu avoir une influence sur la préfecture, laquelle a statué en mars 1997. Cependant, à l’époque où le chancelier a pris des mesures, les requérants attendaient une décision depuis près de quatre ans. La Cour estime que même s’il y a lieu de prendre acte de l’intervention du chancelier et de son effet positif en l’espèce, le dépôt d’une demande auprès de ses services ne répond pas au critère de l’« effectivité » au sens de l’article 13. Le Gouvernement a déjà admis par le passé qu’en droit finlandais un simple retard n’était pas en soi un motif d’indemnisation (Kangasluoma c. Finlande, no 48339/99, § 43, 20 janvier 2004).

83.  En conséquence, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention en ce que les requérants n’ont pas disposé d’un recours interne qui leur eût permis d’exercer leur droit de faire entendre leur cause dans un délai raisonnable, tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1, COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

84.  Les requérants allèguent la violation de l’article 1 du Protocole no 1, qui dispose :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Ils se plaignent également d’une atteinte à l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A.  Thèses des parties

1.  Les requérants

85.  Les requérants affirment qu’ils avaient initialement droit à une indemnité d’éloignement géographique. La suppression de celle-ci, par la suite, avait entraîné une diminution du montant auquel pouvaient prétendre les fonctionnaires travaillant à Sonkajärvi. Ces derniers s’étaient alors vu octroyer un complément de salaire individuel, partie fixe de leur paye compensant expressément la baisse en question. Cette mesure était conforme à la pratique de l’administration suivant laquelle un avantage concédé devait être maintenu, mise en évidence par la directive ultérieure (publiée en 2003) sur l’application du système de rémunération. Ce changement était intervenu avant le rattachement des services, lequel leur a fait perdre une partie de leur salaire (à savoir le complément individuel). Les requérants avaient acquis un droit de caractère pécuniaire, que l’Etat leur a retiré par décision unilatérale.

86.  Les intéressés ajoutent que l’affaire « Nurmes » est identique à leur cause. Dans l’affaire en question, un policier a obtenu une compensation pour la diminution de son salaire occasionnée par son rattachement au service de police de Nurmes (décision de la préfecture de Carélie du Nord), ce qui a permis de préserver son niveau de rémunération. Les salaires des requérants, en revanche, n’ont pas été maintenus. L’affaire « Askola » n’est pas comparable à leur cause, car les policiers d’Askola n’ont jamais touché ni indemnité d’éloignement géographique ou de rigueur climatique, ni complément de salaire individuel. Les intéressés mentionnent également l’affaire « Mäntyharju », dans laquelle les fonctionnaires concernés ont obtenu après leur transfert de Pertunmaa à Mäntyharju une compensation pour leurs frais de déplacement entre domicile et lieu de travail sous la forme d’un complément de salaire individuel. Les requérants n’ont quant à eux bénéficié d’aucune compensation de ce type.

87.  Ils écartent pour défaut de pertinence la directive d’application mentionnée par le Gouvernement (voir ci-dessous). Ils expliquent qu’ils étaient des fonctionnaires titulaires occupant des postes permanents, alors que la directive ne s’applique qu’à un agent public chargé d’assumer temporairement ou comme remplaçant des fonctions distinctes de ses fonctions habituelles.

88.  D’après les requérants, la Cour administrative suprême, dans un arrêt du 30 juin 1994 concernant le brigadier P.P.E. et sa pension, a clairement indiqué qu’il est justifié de compenser une perte découlant du rattachement en question.

2.  Le Gouvernement

89.  Le Gouvernement considère que dès lors qu’il n’y avait pas de « droit » au sens de l’article 6, il n’y avait pas non plus de biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1. En conséquence, ni l’article 1 du Protocole no 1 ni l’article 14 de la Convention ne trouvent à s’appliquer en l’espèce. Pour le cas où la Cour en jugerait autrement, le Gouvernement présente les observations qui suivent.

90.  Concernant l’affirmation selon laquelle les requérants auraient été l’objet d’un traitement différent de celui réservé à d’autres membres du personnel, le Gouvernement explique qu’en vertu d’un accord collectif les fonctionnaires travaillant à Sonkajärvi pouvaient prétendre à une indemnité d’éloignement géographique. Plus tard, un nouvel accord collectif (qui fut en vigueur jusqu’au 29 février 1992) remplaça cette indemnité par une indemnité de rigueur climatique, mais certaines communes – notamment Sonkajärvi – furent retirées de la liste des communes ouvrant droit à cet avantage. La suppression du complément de salaire découle d’une disposition de la directive d’application de l’accord collectif, qui indiquait qu’un tel complément serait versé aussi longtemps que l’intéressé travaillerait dans la commune ouvrant droit à cet avantage, mais que si le lieu d’affectation changeait, à titre provisoire ou définitif, le versement du complément cesserait. En ce qui concerne l’affaire « Nurmes », dans laquelle un complément de salaire avait été accordé en raison d’une baisse dans le barème de l’indemnité de rigueur climatique, elle n’est pas comparable à la cause des requérants. Une position clairement négative quant à une indemnisation pour allongement des trajets entre domicile et lieu de travail a été adoptée par le ministère des Finances dans les affaires « Sonkajärvi » et « Askola » (décisions du 3 juillet 1991) et dans les procédures judiciaires ultérieures, qui dans les deux cas ont débouché sur une décision négative de la Cour administrative suprême. Si le ministère de l’Intérieur a demandé l’octroi d’un complément de salaire, c’est uniquement en raison d’une augmentation de frais occasionnée à dix personnes – dont les requérants – par un allongement des distances, et sur la base de la position précédemment adoptée par le ministère des Finances dans l’affaire « Mäntyharju ». Le ministère de l’Intérieur n’a donc pas fondé sa demande sur la perte du complément de salaire consécutive à la suppression de l’indemnité d’éloignement géographique. En conséquence, la cause des requérants est absolument comparable à l’affaire « Askola ». En fait, dans les rattachements de services de police postérieurs au 3 juillet 1991, la pratique a consisté à ne pas accorder de compensation dans les cas semblables à celui des requérants.

91.  Le Gouvernement estime qu’après leur transfert les requérants – excepté M. Vilho Eskelinen, qui auparavant résidait déjà ailleurs qu’à Sonkajärvi – n’ont exposé pour leurs déplacements entre domicile et lieu de travail que des frais relativement modestes, de surcroît déductibles des impôts. De plus, jusqu’en mai 1991 certains d’entre eux ont utilisé pour ces trajets des véhicules de la police. La compétence de la préfecture pour statuer sur les salaires des membres de la police locale impliquait des prérogatives discrétionnaires exercées au cas par cas. La ligne de conduite consistait à appliquer une pratique uniforme aux cas similaires.

92.  Le Gouvernement souligne que, le 4 décembre 1996, le ministère de l’Intérieur a émis une directive sur la compensation – par versement d’un complément – des baisses de salaire dues aux changements liés à l’indemnité de rigueur climatique et de l’allongement des trajets entre domicile et lieu de travail dû à la nouvelle répartition des services de police. Cette directive n’est toutefois pas rétroactive.

B.  Appréciation de la Cour

93.  La Cour estime que les requérants se plaignent, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention, que les autorités et juridictions nationales aient mal appliqué le droit national en rejetant leur demande.

94.  Elle relève que la Convention ne confère pas de droit à continuer à percevoir un salaire d’un montant spécifique (voir, mutatis mutandis, Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004-IX). Il ne suffit pas qu’un requérant se fonde sur l’existence d’une « contestation réelle » ou d’un « grief défendable » (paragraphes 37-38). Une créance ne peut être considérée comme une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 que lorsqu’elle a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 45-52, CEHD 2004-IX). En l’espèce, il découle de la directive d’application évoquée plus haut (paragraphe 22 ci-dessus) que les requérants n’avaient pas d’espérance légitime d’obtenir un complément de salaire individuel à la suite du rattachement, car ils ne pouvaient plus prétendre à cet avantage si leur lieu d’affectation était transféré hors de Sonkajärvi. Par ailleurs, le droit interne ne donnait pas droit à la compensation des frais de déplacement entre domicile et lieu de travail.

95.  Quant à l’article 14 de la Convention, il complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » que ces clauses garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’emprise de l’une au moins desdites clauses (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 36, Recueil 1996-IV, et Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V). En l’espèce, aucune autre disposition de la Convention ne se trouve ainsi en jeu.

96.  Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

97.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

98.  Les requérants demandent, pour préjudice matériel, 117,73 euros (EUR) par mois écoulé depuis le 1er novembre 1990. Ils majorent cette somme d’un taux d’intérêt annuel de 10 % applicable à partir du premier jour de chaque mois. Ci-dessous, le détail des prétentions montre, pour chaque requérant, le nombre de mensualités cumulées au 30 septembre 2006 (date choisie par les intéressés) et le montant total.

M. Vilho Eskelinen

191 mois

22 486,42 EUR

M. Arto Huttunen

191 mois

22 486,42 EUR

M. Markku Komulainen

191 mois

22 486,42 EUR

M. Toivo Pallonen*

26 mois

3 060,98 EUR

Mme Lea Ihatsu**

116 mois

13 656,68 EUR

Succession de M. Hannu Lappalainen***

58 mois

6 828,34 EUR

*  à la retraite depuis le 1er janvier 1993 – l’issue de l’affaire pourrait avoir une incidence sur le montant de sa pension

**  a quitté son poste le 1er juillet 2000

***  décédé le 22 août 1995 – l’issue de l’affaire pourrait avoir une incidence sur le montant de la pension allouée à sa veuve

99.  Les requérants sollicitent chacun la somme de 10 000 EUR, majorée d’un intérêt, pour préjudice moral en raison de la souffrance et de la détresse qu’ils ont éprouvées.

100.  En ce qui concerne le préjudice matériel, le Gouvernement souligne que les requérants demandent une indemnisation pour deux motifs, qu’il y a lieu de distinguer : premièrement, la perte du complément de salaire individuel et, deuxièmement, l’augmentation des frais de déplacement entre domicile et lieu de travail. Les sommes et les intérêts réclamés reposent sur des évaluations ; les montants précis (qui pourraient avoir une incidence sur les pensions, notamment) devront être déterminés séparément lorsque la Cour se sera prononcée au fond, en accord avec les parties ou dans un arrêt distinct.

101.  S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement considère que les prétentions sont d’un montant excessif. Une éventuelle indemnité à ce titre ne devrait pas excéder 1 000 EUR par personne. Quant à la partie de la demande concernant les intérêts, elle devrait selon le Gouvernement être rejetée.

102.  La Cour estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation constatée au sujet de la durée de la procédure et le préjudice matériel allégué. En conséquence, rien ne justifie l’octroi d’une somme à ce titre. En revanche, la Cour admet que les requérants ont dû subir un dommage moral – détresse et frustration en raison de la durée excessive de la procédure – et que celui-ci n’est pas suffisamment compensé par le constat de violation. Statuant en équité, elle alloue à chacun des requérants 2 500 EUR.

B.  Frais et dépens

103.  Les requérants réclament les montants suivants : 1 622,11 EUR pour la demande formée auprès du chancelier de la Justice ; 1 226,88 EUR pour le recours devant le tribunal administratif de province ; 1 688,57 EUR pour le recours devant la Cour administrative suprême ; 12 963,40 EUR pour la procédure fondée sur la Convention.

104.  Le Gouvernement estime que les frais afférents à la demande formée auprès du chancelier de la Justice ne doivent pas donner lieu à une indemnisation, l’exercice d’un recours extraordinaire n’étant pas une condition préalable pour pouvoir introduire une requête devant la Cour ; que le remboursement des frais exposés dans le cadre de la procédure interne ne doit pas excéder 2 000 EUR (taxe sur la valeur ajoutée (TVA) comprise) ; que le remboursement des frais exposés dans la procédure fondée sur la Convention ne doit pas dépasser 6 200 EUR.

105.  La Cour rappelle qu’elle n’octroie le remboursement que des frais qui ont été réellement et nécessairement exposés pour prévenir ou faire corriger la violation constatée, et dont le montant est raisonnable (voir, notamment, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 63, Recueil 1998-VI).

Exception faite de la plainte auprès du chancelier de la Justice, la procédure nationale en l’espèce n’entre pas en ligne de compte s’agissant de savoir si le grief relatif à la durée de la procédure a été vidé. Les prétentions des requérants ne peuvent donc être admises que dans cette limite, c’est-à-dire dans la limite du montant de 1 622,11 EUR.

La Cour estime que les frais et dépens liés à la procédure devant elle ont été nécessairement exposés pour faire corriger la violation constatée. Elle ne saurait toutefois en octroyer le remboursement intégral car elle a en partie rejeté les griefs des requérants. Eu égard à l’ensemble des circonstances, notamment à l’assistance judiciaire accordée par le Conseil de l’Europe, elle alloue aux intéressés 8 000 EUR (TVA incluse).

C.  Intérêts moratoires

106.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, par douze voix contre cinq, que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en l’espèce ;

2.  Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence d’audience ;

4.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

5.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention ;

6.  Dit, par treize voix contre quatre,

a)  que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i.  2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) à chaque requérant pour dommage moral,

ii.  9 622,11 EUR (neuf mille six cent vingt-deux euros onze centimes) aux requérants conjointement pour frais et dépens,

iii.  tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 19 avril 2007.

 Erik Fribergh Jean-Paul Costa              Greffier              Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions suivantes :

–  opinion partiellement dissidente de la juge Jočienė ;

–  opinion dissidente commune aux juges Costa, Wildhaber, Türmen, Borrego Borrego et Jočienė.

J.-P.C.

E.F.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DE LA JUGE JOČIENĖ

(Traduction)

J’ai voté contre l’application de l’article 6 § 1 en l’espèce, et mon opinion à ce sujet se reflète dans l’opinion dissidente commune aux juges Costa, Wildhaber, Türmen, Borrego Borrego et Jočienė.

Dans la présente opinion, partiellement dissidente, je souhaite expliquer la raison essentielle pour laquelle je me suis prononcée contre un constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est de la durée de la procédure, et contre un constat de violation de l’article 13. De plus, j’ai voté contre l’octroi d’une somme quelconque aux requérants dans cette affaire.

Le principal motif de mon vote tient au fait que l’article 6 § 1 n’est pas applicable à la procédure en cause. Dans ces conditions, il ne saurait à mon sens y avoir violation de cette disposition en ce qui concerne la durée de la procédure.

La même conclusion vaut au sujet de l’article 13. Sur ce point particulier, j’approuve sans réserve le premier argument du gouvernement finlandais, au paragraphe 78 de l’arrêt de Grande Chambre, indiquant que dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6, il n’existe pas de grief défendable sous l’angle de l’article 13. Cette dernière disposition garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Elle a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. A mon avis, si ce « grief défendable » au regard de la Convention n’existe pas en droit interne, on ne peut pas non plus considérer que l’article 13 a été violé.

Enfin, je ne puis approuver l’application de l’article 6 § 1 à l’espèce ni déceler une quelconque violation de la Convention. C’est pourquoi je me suis prononcée contre l’octroi d’une somme quelconque aux requérants.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES COSTA,
WILDHABER, TÜRMEN, BORREGO BORREGO
ET JOČIENĖ

1.  Le cœur de cette affaire concerne l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à un litige opposant des personnes appartenant à un service de police à leur employeur, l’Etat. Ce litige portait sur le refus de leur verser des indemnités liées à leur changement d’affectation géographique ; les requérants étaient des policiers, sauf l’une d’entre eux, qui était assistante administrative.

2.  Contrairement à nos collègues de la majorité, nous avons considéré que l’article 6 § 1 ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce.

3.  Le raisonnement sur lequel nous nous sommes fondés consiste à suivre la jurisprudence Pellegrin c. France ([GC], no 28541/95, CEDH 1999‑VIII).

4.  Par cet arrêt très commenté et très connu, la Cour avait souhaité « mettre un terme à l’incertitude qui entoure l’application des garanties de l’article 6 § 1 aux litiges entre l’Etat et ses agents » (§ 61). Pour ce faire, elle avait abandonné des critères tels que celui fondé sur la nature patrimoniale du litige, qui « laisse, quant à lui, place à une marge d’arbitraire » (§ 60), au profit d’un « critère fonctionnel, fondé sur la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l’agent » (§ 64). Tout en retenant une interprétation restrictive des exceptions aux garanties offertes par l’article 6 § 1, la Cour décida que « sont seuls soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention les litiges des agents publics dont l’emploi est caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Un exemple manifeste de telles activités est constitué par les forces armées et la police » (c’est nous qui soulignons) (§ 66).

5.  On sait que, pour définir ce critère fonctionnel, la Cour s’est inspirée de la doctrine de la Commission européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, retracées dans Pellegrin aux paragraphes 37 à 41. A cet égard, nous sommes en désaccord avec la majorité lorsque, dans le présent arrêt, elle invoque, au paragraphe 60, un « arrêt de principe » de la Cour de justice, celui rendu dans l’affaire 222/84. Certes, il s’agit bien d’un arrêt de principe, rendu sur une demande de décision préjudicielle, selon lequel le contrôle juridictionnel est l’expression d’un principe général de droit (cet arrêt de la CJCE, Marguerite Johnston, est cité dans l’opinion dissidente commune aux juges Costa, Tulkens, Fischbach, Casadevall et Maruste, dans l’arrêt Athanassoglou et autres c. Suisse ([GC] no 27644/95, CEDH 2000‑IV)).


Mais sa portée n’est pas ce que le présent arrêt semble croire. Il ne s’agissait pas, en effet, de déterminer si tout litige entre l’Etat et ses agents entre dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention, mais seulement d’affirmer qu’en vertu d’un principe général du droit tout acte de la puissance publique doit, en principe, pouvoir faire l’objet d’un contrôle de légalité (tel que le recours pour excès de pouvoir en droit français).

6.  Quoi qu’il en soit, nous ne voyons pas quelle nécessité, théorique ou pratique, obligeait à abandonner en l’espèce la jurisprudence Pellegrin. Celle-ci a été depuis sept ans appliquée par la Cour, sans réelles difficultés et, comme on pouvait s’y attendre et le souhaiter, elle n’a pas restreint, mais plutôt étendu l’application des garanties de l’article 6 § 1. Les catégories d’agents soustraits à ces garanties, telles que la police dans son ensemble, sont limitées par rapport à la totalité des agents publics (pour des exemples, voir le paragraphe 52 de l’arrêt). La certitude juridique a certainement progressé, si on compare la situation avec celle antérieure à l’arrêt Pellegrin. Quant à se fonder sur l’argument tiré de l’existence d’un accès à un tribunal interne, il ne nous convainc pas. Comme l’indique à juste titre l’article 53 de la Convention, rien n’interdit à une Haute Partie contractante de reconnaître dans son droit des libertés ou des garanties supérieures à celles conférées par la Convention ; en outre, comme les systèmes juridiques varient d’un Etat à l’autre, le raisonnement du présent arrêt risque d’avoir pour effet de faire dépendre l’applicabilité de l’article 6 § 1 aux litiges entre l’Etat et ses agents de l’accès à un tribunal pour ces litiges, tel qu’il existe ou non selon le droit national. En somme, au lieu de l’« interprétation autonome » (par la Cour), que celle-ci estimait important de dégager, aux fins de l’article 6 § 1 (voir l’arrêt Pellegrin, § 63), le présent arrêt pousse à une interprétation dépendante et variable, pour ne pas dire aléatoire, c’est-à-dire arbitraire. C’est à nos yeux un retour en arrière peu opportun.

7.  Pour conclure, la Cour a renversé une jurisprudence bien établie. Elle a certes le droit de le faire (même si celle-ci était relativement récente). Mais, en général, elle procède ainsi lorsqu’il y a des développements nouveaux, lorsqu’un besoin nouveau apparaît. Tel n’est pas le cas ici. Renoncer à un précédent solide, dans de pareilles conditions, crée une incertitude juridique, et rendra à notre avis difficile pour les Etats de connaître l’étendue de leurs obligations.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE VILHO ESKELINEN ET AUTRES c. FINLANDE, 19 avril 2007, 63235/00