Cour d'appel d'Orléans, Chambre sociale, 26 mars 2024, n° 22/00593

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CA Orléans, ch. soc., 26 mars 2024, n° 22/00593
Juridiction : Cour d'appel d'Orléans
Numéro(s) : 22/00593
Importance : Inédit
Décision précédente : Conseil de prud'hommes d'Orléans, 8 février 2022
Dispositif : Autre
Date de dernière mise à jour : 1 avril 2024
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Sur les parties

Texte intégral

C O U R D ' A P P E L D ' O R L É A N S

CHAMBRE SOCIALE – A -

Section 1

PRUD’HOMMES

Exp + GROSSES le 26 MARS 2024 à

la SCP LE METAYER ET ASSOCIES

la SARL OCTOJURIS – MIFSUD – PESSON – AVOCATS

FCG

ARRÊT du : 26 MARS 2024

N° : – 23

N° RG 22/00593 – N° Portalis DBVN-V-B7G-GREU

DÉCISION DE PREMIÈRE INSTANCE : Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire d’ORLEANS en date du 09 Février 2022 – Section : ENCADREMENT

ENTRE

APPELANT :

Monsieur [N] [T]

né le 23 Novembre 1975 à [Localité 7]

[Adresse 1]

[Localité 3]

représenté par Me Sonia PETIT de la SCP LE METAYER ET ASSOCIES, avocat au barreau d’ORLEANS, Me Emmanuel LEBAR, avocat au barreau de COUTANCES

ET

INTIMÉE :

S.A.S. ARGO FRANCE

[Adresse 4]

[Localité 2]

représentée par Me Cécile PESSON de la SARL OCTOJURIS – MIFSUD – PESSON – AVOCATS, avocat au barreau de LYON, Me Laure MOIROT, avocat au barreau d’ORLEANS

Ordonnance de clôture : le 13 novembre 2023

A l’audience publique du 07 Décembre 2023 tenue par Monsieur Alexandre DAVID, président de chambre, Madame Florence CHOUVIN-GALLIARD, conseiller, et ce en l’absence d’opposition des parties, assistés lors des débats de Monsieur Jean-Christophe ESTIOT, Greffier

Après délibéré au cours duquel ces magistrats ont rendu compte des débats à la cour composée de :

— Monsieur Alexandre DAVID, président de chambre,

— Madame Laurence DUVALLET, présidente de chambre,

— Madame Florence CHOUVIN-GALLIARD, conseiller

Puis ces mêmes magistrats ont délibéré dans la même formation et le 26 MARS 2024, Monsieur Alexandre DAVID, président de chambre, assisté de Monsieur Jean-Christophe ESTIOT, Greffier, a rendu l’arrêt par mise à disposition au Greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

FAITS ET PROCÉDURE

M. [N] [T] a été engagé à compter du 17 mars 2006 par la S.A.S. Argo France en qualité de responsable S.A.V. régional, statut cadre, coefficient 350. Il s’est vu attribuer comme secteur géographique le Centre Est de la France.

La S.A.S. Argo France, filiale du groupe italien Argo Tractors, a pour activité le commerce de gros de matériel agricole.

La relation de travail était régie par la convention collective nationale de l’import-export et du commerce international du 18 décembre 1952.

Par avenant au contrat de travail du 25 février 2008, l’Ouest de la France était fixé comme le secteur géographique de responsabilité.

Par avenant au contrat de travail du 17 avril 2015 avec effet au 1er juin 2015, il a été confié à M. [N] [T] le poste de responsable régional Nord-Est et Nord-Ouest des produits Mc Cormick et Landini moyennant une rémunération annuelle forfaitaire brute de 58'000 € versée sur 13 mois.

Le 20 septembre 2019, l’employeur a convoqué M. [T] à un entretien préalable à un éventuel licenciement qui a été fixé au 1er octobre 2019.

Le 28 octobre 2019, l’employeur a notifié à M. [T] son licenciement pour faute grave.

Par requête du 9 juillet 2020, M. [N] [T] a saisi le conseil de prud’hommes d’Orléans aux fins de voir reconnaître l’absence de faute grave ou de cause réelle et sérieuse de son licenciement, le caractère abusif de celui-ci et d’obtenir le paiement de diverses sommes en conséquence de l’exécution et de la rupture du contrat de travail.

Par jugement du 9 février 2022, auquel il est renvoyé pour un plus ample exposé du litige, le conseil de prud’hommes d’Orléans a :

Dit et jugé que le licenciement de M. [N] [T] reposait sur une faute grave.

En conséquence,

Débouté M. [N] [T] de l’ensemble de ses demandes.

Condamné M. [N] [T] à verser à la SAS Argo France la somme de 500 euros (cinq cents euros) au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

Débouté la SAS Argo France de ses demandes reconventionnelles au titre des dommages et intérêts pour comportement déloyal et pour le préjudice économique et financier du fait de M. [N] [T]

Condamné M. [N] [T] aux entiers dépens.

Le 8 mars 2022, M. [N] [T] a relevé appel de cette décision.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Vu les dernières conclusions remises au greffe le 28 mars 2023 auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l’article 455 du Code de procédure civile et aux termes desquelles M. [N] [T] demande à la cour de :

Infirmer le jugement rendu par le Conseil de prud’hommes d’Orléans en date du 9 février 2022 sur les chefs de jugement suivants en ce qu’il a :

Dit et jugé que le licenciement de M. [N] [T] repose sur une faute grave.

En conséquence,

Débouté M. [N] [T] de l’ensemble de ses demandes.

Condamné M. [N] [T] à verser à la SAS Argo France la somme de 500 euros (cinq cents euros) au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.

Condamné M. [N] [T] aux entiers dépens.

Confirmer le jugement en ce qu’il a débouté la société Argo France de ses demandes reconventionnelles, à savoir :

Condamner M. [T] à verser à la société Argo France la somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts du fait de son prétendu comportement déloyal.

Condamner M. [T] à verser à la société Argo France la somme de 15 929,13 euros en réparation du prétendu préjudice économique et financier du fait de ses agissements.

Statuer à nouveau, sur les chefs de jugement dont M. [N] [T] a formé appel.

I. Au titre de l’exécution du contrat de travail

Dire et juger que l’employeur n’a pas versé à M. [T] la prime variable;

Dire et juger que la société employeur a exécuté de manière déloyale le contrat de travail ;

Condamner la société Argo France à verser à M. [T] un rappel de salaire de 15 000 au titre de la prime variable sur trois ans ;

Condamner la société Argo France à verser à M. [T] la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice moral et financier résultant de l’exécution déloyale du contrat.

II. Au titre du licenciement

Dire et juger que les faits fautifs invoqués par l’employeur au soutien du licenciement étaient prescrits ;

Dire et juger que le licenciement de M. [T] est intervenu en l’absence de toute faute grave ;

Dire et juger que la société intimée a détourné la procédure de licenciement disciplinaire ;

Dire et juger que le licenciement de M. [T] est nul ou subsidiairement dépourvu de cause réelle et sérieuse;

Condamner la société Argo France à payer à M. [T] la somme de 20 245,37 euros au titre de l’indemnité légale de licenciement ;

Condamner la société Argo France à payer à M. [T] la somme de 16 077,21 euros au titre de l’indemnité compensatrice de préavis et la somme de 1607,72 euros au titre des congés payés afférents ;

Condamner la société Argo France à payer à M. [T] la somme de 61 629,30 euros (11,5 mois de salaire) au titre du licenciement nul et subsidiairement abusif ;

Ordonner que les condamnations portent intérêt légal à compter de la saisine du Conseil de Prud’hommes à savoir le 9 juillet 2020 ;

Ordonner à la société Argo France de remettre à M. [T] sous astreinte de 50 euros par jour de retard à compter du 30ème jour suivant la notification de la décision à intervenir, les documents de fin de contrat de travail conformes à votre décision et plus particulièrement l’attestation Pôle emploi ;

Ordonner sous cette même astreinte de remettre les bulletins de paie rectifiés en fonction de l’arrêt à intervenir et de régulariser les cotisations dues auprès des diverses caisses de protection sociale ;

Se réserver la liquidation de l’astreinte ;

Débouter la société Argo France de l’intégralité de ses demandes ;

Ordonner ce que de droit dans le cadre de l’application de l’article L. 1235-4 du code du travail;

Condamner la société Argo France à verser à M. [N] [T] la somme de 3500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile de première instance et d’appel;

Condamner la société Argo France aux entiers dépens de première instance et d’appel.

Vu les dernières conclusions remises au greffe le 12 septembre 2023 auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l’article 455 du Code de procédure civile et aux termes desquelles la S.A.S. Argo France demande à la cour de :

Confirmer le jugement en ce qu’il a rejeté la demande de nullité du licenciement et en ce qu’il a jugé que le licenciement de M. [T] repose sur une faute grave.

Ce faisant,

Confirmer le jugement en ce que M. [T] a été débouté de l’intégralité de ses demandes au titre du licenciement,

Si par extraordinaire la Cour devait infirmer le jugement sur le licenciement, il est sollicité de la Cour de :

Dire et juger que les prétentions et demandes de M. [T] sont infondées dans leur principe et dans leur quantum.

Dire et juger que si une condamnation intervenait, elle ne saurait excéder l’équivalent de 3 mois de salaires à titre de dommages et intérêts au plus, compte tenu de la carence probatoire de M. [T] quant au quantum du préjudice invoqué.

Sur les autres prétentions,

Sur la demande de rappel de salaire :

Confirmer le jugement en ce qu’il a débouté M. [T] de sa demande au titre de la partie variable de sa rémunération comme étant injustifiée et infondée tant dans son principe que dans son quantum.

Sur la demande de dommages-intérêts au titre de l’exécution du contrat :

Vus les articles 4, 62, 65, 561, 564, 910-4, 908 du Code de procédure civile,

Déclarer irrecevable la demande nouvelle de M. [T] visant à voir condamner la société Argo à lui verser la somme de 10 000 euros pour exécution déloyale du contrat en raison du soi-disant non-respect de l’amplitude maximale journalière et de la convention de forfait.

Dans tous les cas :

Confirmer le jugement en ce qu’il a débouté M. [T] de sa demande dommages-intérêts au titre de l’exécution déloyale de son contrat, cette demande étant infondée tant dans son principe que dans son quantum.

Sur les demandes reconventionnelles formulées par Argo France en première instance et au titre de son appel incident,

En réformation,

Condamner M. [T] à verser à la société Argo France, la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts du fait de son comportement déloyal.

Condamner M. [T] à verser à la société Argo France, la somme de 15 929,13 euros en réparation du préjudice économique et financier du fait des agissements de M. [T].

Ajoutant à la condamnation intervenue en première instance,

Condamner M. [T] à verser à la société Argo France, la somme de 3 500 euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile.

Le condamner aux entiers dépens de première instance et d’appel.

L’ordonnance de clôture a été prononcée le 13 novembre 2023.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la demande de paiement d’une prime variable

M. [N] [T] sollicite le paiement d’une prime variable sur les 3 années qui ont précédé la rupture de son contrat de travail soit d’octobre 2016 à octobre 2019, pour un montant global de 15'000 €.

La S.A.S. Argo France s’y oppose, faisant valoir que cette prime variable a été supprimée dans le cadre de l’avenant du 17 avril 2015. Elle ajoute que le salarié n’a jamais contesté le caractère réalisable de ses objectifs et n’a jamais fait valoir, pendant le cours de la relation contractuelle, que sa rémunération ne lui aurait pas été intégralement payée.

Il est exact que :

— par avenant au contrat de travail du 29 septembre 2011, il était précisé que la rémunération du salarié comprenait une partie fixe et une partie variable soit une prime de 5000 € brut pour un objectif de 58 tracteurs commandés facturés. Il était bien précisé dans cet avenant que celui-ci annulait et remplaçait le schéma précédemment notifié.

— par avenant au contrat de travail du 1er mars 2012, en contrepartie de fonctions nouvelles (concernant l’adjonction de la marque Altana), il était stipulé que le salarié devait percevoir une prime variable de 2,5 % de la facture hors taxes par tracteur Valpadana vendu et que les autres dispositions du contrat de travail restaient inchangées.

Cependant un avenant du 17 avril 2015 au contrat de travail a redéfini l’emploi et la rémunération comme suit : « Emploi : responsable régional Nord-Est et Nord-Ouest des produits McCormick et Landini. Date d’effet : 1er juin 2015. À compter du 1er juin 2015 vous percevrez une rémunération annuelle forfaitaire brute de 58'000 € versée sur 13 mois. »

Cet avenant revenait donc aux termes du contrat initial, à savoir un emploi de responsable pour les produits McCormick et Landini et une rémunération annuelle forfaitaire brute sans versement d’une prime variable. Cet avenant ne prévoyait pas que les dispositions contractuelles antérieures étaient maintenues concernant les primes antérieurement prévues dans le cadre de l’exercice des précédentes fonctions.

M. [N] [T] a signé cet avenant. Il n’allègue, ni ne justifie d’aucun vice du consentement. Il a donc accepté une modification de sa rémunération emportant la suppression de la prime litigieuse.

Il est débouté de sa demande de versement d’une prime de 15'000 €.

Sur le licenciement pour faute grave

Il résulte de l’article L.1232-1 du code du travail que tout licenciement pour motif personnel est justifié par une cause réelle et sérieuse.

Il résulte des dispositions combinées des articles L. 1232-1, L. 1232-6, L. 1234-1 et L. 1235-1 du code du travail que devant le juge, saisi d’un litige dont la lettre de licenciement fixe les limites, il incombe à l’employeur qui a licencié un salarié pour faute grave, d’une part d’établir l’exactitude des faits imputés à celui-ci dans la lettre, d’autre part de démontrer que ces faits constituent une violation des obligations découlant du contrat de travail ou des relations de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien de ce salarié dans l’entreprise.

La lettre de licenciement du 28 octobre 2019, qui fixe les limites du litige, énonce :

« À la suite de notre entretien du 1er octobre 2019, nous vous informons que nous avons décidé de vous licencier pour avoir organisé un détournement du flux d’affaires d’un de nos concessionnaires au profit d’une société tierce.

Ce détournement nous a été signalé par la société ETS Jean [W] à [Localité 5] (50), actuel concessionnaire de la marque Mc Cormick. Après avoir pris le temps de contacter les différents interlocuteurs de ce dossier, nous avons constaté les faits suivants :

Vous avez dans un premier temps fait ouvrir un compte client pour la société TPA INDUSTRIE à [Localité 6] (35) en abusant de la confiance de la direction générale tant sur la volonté de nuire à la société Ets Jean [W] tant sur les moyens utilisés pour y parvenir. En effet, vous avez informé la société TPA INDUSTRIE qu’elle pouvait opérer pour la marque Mc Cormick sur le secteur concédé aux Ets Jean [W], sans disposer d’une quelconque lettre d’intention de contrat de la part de la société TPA INDUSTRIE et sans demander l’accord de la direction pour procéder à la résiliation du contrat existant avec la société Ets Jean [W], ce qui revient à installer deux concurrents pour le même secteur géographique et la même marque alors que les contrats de concession comportent une clause d’exclusivité. Vous avez également accompagné la société TPA INDUSTRIE dans la mise en place d’une campagne publicitaire ciblée sur le secteur et les produits Mc Cormick représentés par la société Ets Jean [W], cette campagne de presse ayant lieu dans le journal Ouest France au cours des mois de juillet et août 2019. Nous avons d’ailleurs constaté que la société TPA INDUSTRIE utilisait la charte graphique Mc Cormick dont nous sommes propriétaires.

Vous avez également communiqué à la société TPA INDUSTRIE les noms et coordonnées des commerciaux salariés de la société Ets Jean [W] afin que la société TPA INDUSTRIE puisse les débaucher et ainsi constituer une force commerciale expérimentée. Cette organisation générale s’est doublée de propos négatifs tenus à l’encontre du dirigeant de la société Ets Jean [W] et moi-même ainsi que divers agissements afin de l’empêcher de représenter correctement la marque Mc Cormick sur son seul secteur en ne communiquant pas les informations nécessaires et en ne donnant pas suite aux demandes d’accompagnement. Au final, la société Ets Jean [W] nous menace d’une action en rupture abusive du contrat de concession qui nous lie. Les faits reprochés dans cette affaire transparaissent d’une façon plus générale dans la gestion du secteur qui vous est attribué pour lequel d’autres clients nous ont fait part de conflits de secteurs entre concessionnaires et d’insuffisances dans l’animation et le suivi commercial, ce qui complexifie la gestion commerciale du secteur et va à l’encontre de la dynamique générale de l’entreprise.

Ces faits sont inadmissibles de la part d’un responsable de secteur expérimenté et sont constitutifs d’une faute grave. Les explications recueillies auprès de vous lors de notre entretien n’ont pas permis de modifier cette appréciation. Le licenciement prend donc effet dès ce jour sans indemnité de préavis, ni de licenciement ».

M. [N] [T] soutient que les faits fautifs invoqués par l’employeur au soutien du licenciement sont prescrits. Il sollicite la nullité du licenciement en raison du détournement de la procédure de licenciement disciplinaire au détriment de la procédure de licenciement pour motif économique et subsidiairement que soit retenue l’absence de faute grave.

L’employeur expose que non seulement les faits n’étaient pas prescrits au moment de l’engagement de la procédure disciplinaire mais que le licenciement de M. [N] [T] est bien fondé sur une faute grave.

Sur la prescription des faits reprochés

Aux termes de l’article L. 1332-4 du code du travail, aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l’engagement de poursuites disciplinaires au-delà d’un délai de deux mois à compter du jour où l’employeur en a eu connaissance, à moins que ce fait ait donné lieu dans le même délai à l’exercice de poursuites pénales.

Le point de départ de ce délai de prescription est le jour où l’employeur a eu une « connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés au salarié » (Soc., 22 septembre 2021, pourvoi n° 19-12.767).

Cependant, l’employeur peut prendre en considération des faits antérieurs de deux mois à la date à laquelle il a eu connaissance des faits fautifs donnant lieu à l’engagement des poursuites disciplinaires dès lors que le comportement du salarié s’est poursuivi ou s’est réitéré dans ce délai (Soc.,15 juin 2022, pourvoi n° 20-23.183).

Il est reproché au salarié dans la lettre de licenciement d’avoir organisé un détournement du flux d’affaires d’un de ses concessionnaires au profit d’une société tierce mais également d’avoir accompagné cette société tierce dans la mise en place d’une campagne publicitaire au cours des mois de juillet et août 2019.

Le salarié conteste avoir accompagné la société TPA industrie dans sa campagne publicitaire.

Pour autant, l’employeur n’a eu une connaissance exacte de l’ampleur des faits reprochés que lors du rendez-vous avec le concessionnaire se sentant lésé soit le 23 août 2019 comme ce dernier l’indique dans son courrier du 9 septembre 2019.

Les poursuites disciplinaires ont été engagées le 20 septembre 2019, date de convocation à l’entretien préalable à un éventuel licenciement, dans le délai imparti par l’article L. 1332-4 du code du travail.

Sur le bien-fondé du licenciement

Le salarié soutient que son licenciement est nul au motif d’un détournement de la procédure disciplinaire au détriment de celle pour licenciement économique.

L’employeur s’oppose à cette demande faisant valoir que le salarié ne donne aucun fondement légal lui permettant de soutenir la nullité de son licenciement.

Le détournement de procédure allégué ne figure pas dans la liste des causes de nullité du licenciement édictées par le code du travail.

Le détournement de procédure n’est en tout état de cause pas justifié. M. [N] [T] est débouté de sa demande tendant à voir déclarer son licenciement nul.

À titre subsidiaire, le salarié demande de voir juger son licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La mission de M. [N] [T] était de développer l’offre d’Argo France sur son secteur. M. [N] [T] était responsable SAV régional pour les produits Mc Cormick et Landini.

La S.A.S. Argo France reproche au salarié d’avoir organisé un détournement du flux d’affaires d’un de ses concessionnaires exclusifs au profit d’une société tierce.

La S.A.S. Argo France a ouvert un compte client à la société TPA Industrie à [Localité 6] (35) le 19 juin 2019.

Le 19 juin 2019, la S.A.S. Argo France a reçu cinq bons de commande de la société TPA industrie (pièce n° 17 du salarié). Il ressort des courriels internes du 20 juin 2019 qu’il a été décidé de la grille tarifaire à appliquer à ce nouveau concessionnaire pour l’octroi de remises (pièce n° 19 du salarié).

M. [R] [K], directeur général, était destinataire en copie de l’ensemble des courriels échangés concernant la société TPA industrie, en ce compris une demande de validation d’une ligne de compte de 200'000 euros pour ce nouveau concessionnaire (pièce n° 18 du salarié). Il a ainsi, le 20 juin 2019, donné la grille de remise à accorder dans un courriel ayant pour « objet :Nouveau concess TPA Industrie TP 3000 ».

Il en résulte que la S.A.S. Argo France a accepté de confier la concession des marques Mc Cormick et Landini à la société TPA Industrie, qui de ce fait entrait en concurrence avec la société Ets Jean [W], alors que cette dernière bénéficiait d’une concession exclusive.

Il importe peu que M. [N] [T], commercial, ait eu des liens privilégiés avec la société établissements [W], concessionnaire avec un droit de vente exclusif. Le salarié a informé son employeur de son travail avec la société TPA industrie. L’employeur avait donc nécessairement conscience de ce que la société TPA Industrie nouvellement agréée allait concurrencer la société [W] alors que le contrat de concession comportait une clause de vente exclusive. Elle ne peut donc en faire grief à M. [N] [T].

Il importe peu également que le directeur commercial ait été « récemment » engagé, en août 2018. Il ne peut être utilement soutenu que le directeur commercial se reposait sur un commercial qu’il considérait comme autonome et qui n’avait pas de délégation de pouvoir pour signer des contrats. En effet, ainsi qu’il a été précédemment exposé, M. [N] [T] a informé sa hiérarchie de ses contacts avec la société TPA en faisant valider ses décisions par son supérieur. Il ne saurait lui être imputé d’avoir méconnu l’existence d’une clause de vente exclusive dans les contrats signés non par le responsable régional mais par le directeur commercial (pièce 11 employeur). M. [N] [T] n’a aucune délégation de pouvoir pour signer ou résilier un contrat de concession. Il ne peut lui être reproché de ne pas avoir demandé l’accord de la direction pour procéder à la résiliation du contrat existant avec la société [W].

M. [N] [T] verse aux débats l’attestation de M. [U] [Z], salarié de la SAS Argo France, dont il ressort que celle-ci a continué à travailler avec la société TPA industrie postérieurement au licenciement.

S’agissant du grief selon lequel l’employeur aurait été menacé d’une rupture abusive de contrat de concession par les établissements [W], cette situation n’est pas imputable à M. [T] dans la mesure où la SAS Argo France a autorisé l’installation d’un concurrent.

Il est également reproché par l’employeur au salarié d’avoir accompagné la société TPA industrie dans la mise en place d’une campagne publicitaire. La lettre de licenciement énonce que l’employeur a constaté que la société TPA industrie utilisait la charte graphique Mc Cormick dont il est propriétaire. Il n’est produit aucune pièce qui justifierait que M. [T] soit intervenu dans une campagne publicitaire. L’employeur ayant validé le contrat de concession avec la société TPA industrie, aucun grief ne saurait être personnellement imputé au salarié du fait de l’utilisation de la charte graphique.

Il est également reproché au salarié d’avoir communiqué les noms et coordonnées des commerciaux salariés de la société [W] afin que la société TPA industrie puisse les débaucher et ainsi constituer une force commerciale expérimentée. L’employeur ajoute que cette organisation générale s’est doublée de propos négatifs à l’encontre du dirigeant de la société [W] et de lui-même ainsi que de divers agissements afin de l’empêcher les établissements [W] de représenter correctement la marque sur son secteur. Aucune pièce ne vient corroborer ces affirmations à l’exception de la plainte de M. [W], laquelle n’est pas étayée. Ces griefs ne sont pas établis.

Les griefs énoncés dans la lettre de licenciement n’étant pas établis, il y a lieu d’infirmer le jugement entrepris et de dire que le licenciement ne repose pas sur une cause réelle et sérieuse.

Sur les conséquences pécuniaires du licenciement

La convention collective nationale des entreprises de commission, de courtage, de commerce intracommunautaire et d’importation exportation de la France métropolitaine prévoit un préavis de 3 mois pour les ingénieurs et cadres.

Le salarié peut prétendre au paiement d’une indemnité compensatrice de préavis qu’il y a lieu de fixer en considération de la rémunération qu’il aurait perçue s’il avait travaillé durant le préavis d’une durée de trois mois. Il y a lieu de lui allouer les sommes de 16'077,21 € brut à titre d’indemnité compensatrice de préavis et de 1607,72 € brut au titre des congés payés afférents.

M. [N] [T] est fondé à solliciter une indemnité de licenciement. Pour la détermination du nombre de mois de service, il sera tenu compte de la durée du préavis. Au regard de son ancienneté, il lui est dû la somme de 20'245,37 euros net que la S.A.S. Argo France est condamnée à lui payer.

Les dispositions des articles L. 1235-3 et L. 1235-3-1 du code du travail, qui octroient au salarié, en cas de licenciement injustifié, une indemnité à la charge de l’employeur, dont le montant est compris entre des montants minimaux et maximaux variant en fonction du montant du salaire mensuel et de l’ancienneté du salarié et qui prévoient que, dans les cas de licenciements nuls, le barème ainsi institué n’est pas applicable, permettent raisonnablement l’indemnisation de la perte injustifiée de l’emploi.

Le caractère dissuasif des sommes mises à la charge de l’employeur est également assuré par l’application, d’office par le juge, des dispositions de l’article L. 1235-4 du code du travail.

Pour la fixation de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’ancienneté s’apprécie à la date de notification de la rupture, sans prise en compte de la durée du préavis (Soc., 26 septembre 2006, pourvoi n° 05-43.841, Bull. 2006, V, n° 288).

M. [N] [T] a été a engagé le 17 mars 2006 et licencié le 28 octobre 2019. Il a acquis une ancienneté de 13 années complètes au moment de la rupture dans la société employant habituellement au moins onze salariés. Le montant de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse est compris entre 3 et 11,5 mois de salaire.

Les dispositions des articles L. 1235-3, L. 1235-3-1 et L. 1235-4 du code du travail sont ainsi de nature à permettre le versement d’une indemnité adéquate ou une réparation considérée comme appropriée au sens de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT (Soc., 11 mai 2022, pourvoi n° 21-14.490, FP-B+R).

Compte tenu notamment des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération versée au salarié, de son âge, de son ancienneté, de sa capacité à retrouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelle et des conséquences du licenciement à son égard, tels qu’elles résultent des pièces et des explications fournies, il y a lieu de condamner l’employeur à payer à M. [N] [T] la somme de 50 000 € brut à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Sur la demande de dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail

M. [N] [T] a saisi le conseil de prud’hommes d’une demande en paiement de la somme de 10'000 € à titre de dommages-intérêts résultant de l’exécution déloyale du contrat de travail, en réparation du préjudice moral subi de ce fait, de l’atteinte à la vie privée et au droit au repos.

Le conseil de prud’hommes a débouté M. [N] [T] de l’ensemble de ses demandes sans pour autant motiver sa décision concernant cette demande de dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail. M. [N] [T] a fait appel de cette décision, en a demandé l’infirmation et la condamnation de l’employeur à ce titre.

La demande de dommages-intérêts faite par le salarié pour exécution déloyale du contrat de travail n’est pas nouvelle, le salarié l’ayant formée devant le conseil de prud’hommes.

M. [N] [T] soutient que son employeur n’a pas exécuté le contrat de travail de bonne foi, qu’il l’a licencié alors qu’il agissait en totale transparence pour que la société TPA Industrie devienne concessionnaire, ce dont l’employeur était parfaitement informé, qu’il y a été incité face aux besoins de commandes, et que ses commandes ont été validées. Selon lui, le licenciement pour faute grave est « une mascarade destinée à l’évincer à moindre coût ».

Le salarié reproche à l’employeur non pas un comportement déloyal au cours de l’exécution de son contrat de travail mais bien un comportement déloyal pour l’avoir licencié en arguant de motifs erronés. Il n’est pas établi de comportement fautif de l’employeur à l’occasion de la rupture.

M. [N] [T] se plaint également d’avoir été soumis à une convention de forfait en jours sans entretien d’évaluation de sa charge de travail et en absence de toute formation.

L’employeur ne justifie pas avoir pris les dispositions nécessaires de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail du salarié restent raisonnables et assurent une bonne répartition dans le temps du travail et donc à assurer la protection et la santé du salarié.

Il y a lieu d’allouer à M. [N] [T] la somme de 2000 euros en réparation de son préjudice.

Sur la demande de dommages-intérêts pour comportement déloyal du salarié ainsi que pour préjudice économique et financier formé par l’employeur

La S.A.S. Argo France reproche à M. [N] [T] d’avoir tenté de déstabiliser volontairement la relation commerciale existante avec les établissements [W] au profit de la société TPA industrie.

Comme il a été retenu ci-dessus, l’employeur était parfaitement informé des démarches menées afin que la société TPA industrie devienne concessionnaire et passe commande. Elle ne peut donc en faire le reproche au salarié.

La S.A.S. Argo France ne justifie d’aucun comportement fautif de son salarié.

Elle est déboutée de sa demande dommages-intérêts tant au titre du comportement déloyal que du préjudice économique qu’elle aurait subi

Sur les intérêts de retard

Les sommes accordées au salarié produiront intérêts au taux légal à compter de la réception par l’employeur de sa convocation devant le bureau de conciliation pour les sommes de nature salariale soit le 23 juillet 2020 et à compter du prononcé du présent arrêt pour les sommes de nature indemnitaire.

Sur la demande de remise des documents de fin de contrat

Il convient d’ordonner à la S.A.S. Argo France de remettre à M. [N] [T] un certificat de travail, une attestation Pôle emploi devenu France Travail et un bulletin de paie conformes aux dispositions du présent arrêt et ce dans un délai d’un mois à compter de sa signification.

Aucune circonstance ne justifie d’assortir ce chef de décision d’une mesure d’astreinte pour en garantir l’exécution.

Sur l’article L. 1235-4 du code du travail

En application de l’article L. 1235-4 du code du travail, il y a lieu d’ordonner le remboursement par la S.A.S. Argo France aux organismes concernés les indemnités de chômage versées à M. [N] [T] du jour de son licenciement au jour du présent arrêt dans la limite de 6 mois d’indemnités.

Sur l’article 700 du code de procédure civile et les dépens

Il y a lieu d’infirmer le jugement déféré en ce qu’il a condamné M. [N] [T] à payer à la S.A.S. Argo France la somme de 500 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens.

Il y a lieu de condamner la S.A.S. Argo France aux dépens de première instance et d’appel, de la débouter de sa demande fondée sur l’article 700 du code de procédure civile et de la condamner à payer à M. [N] [T] la somme de 3000 euros à ce titre.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire, en dernier ressort et prononcé par mise à disposition au greffe ;

Infirme le jugement rendu le 9 février 2022, entre les parties, par le conseil de prud’hommes d’Orléans sauf en ce qu’il a débouté M. [N] [T] de sa demande de versement d’une prime variable et en ce qu’il a débouté la S.A.S. Argo France de sa demande de dommages-intérêts pour comportement déloyal du salarié et de sa demande de dommages-intérêts en raison du préjudice économique et financier du fait des agissements du salarié ;

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant :

Dit que le licenciement de M. [N] [T] est dépourvu de cause réelle et sérieuse ;

Condamne la S.A.S. Argo France à payer à M. [N] [T] les sommes suivantes, avec intérêts au taux légal à compter du 23 juillet 2020 :

—  16'077,21 euros brut à titre d’indemnité compensatrice de préavis ;

—  1 607,72 euros brut au titre des congés payés afférents ;

—  20'245,37 euros net à titre d’indemnité de licenciement ;

Condamne la S.A.S. Argo France à payer à M. [N] [T] les sommes suivantes, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt :

—  50'000 euros brut à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

—  2'000 euros à titre de dommages-intérêts résultant de l’exécution déloyale du contrat de travail ;

Ordonne à la S.A.S. Argo France de remettre à M. [N] [T] un certificat de travail, une attestation Pôle emploi, devenu Pôle emploi, et un bulletin de paie conformes aux dispositions du présent arrêt et ce dans un délai d’un mois à compter de sa signification ;

Dit n’y avoir lieu à assortir la remise des documents de fin de contrat d’une astreinte ;

Ordonne à la S.A.S. Argo France de rembourser aux organismes concernés les indemnités de chômage versées à M. [N] [T] du jour de son licenciement au jour du présent arrêt dans la limite de 6 mois d’indemnités ;

Condamne la S.A.S. Argo France à payer à M. [N] [T] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et la déboute de sa demande à ce titre ;

Condamne la S.A.S. Argo France aux dépens de première instance et d’appel.

Et le présent arrêt a été signé par le président de chambre et par le greffier

Jean-Christophe ESTIOT Alexandre DAVID

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Cour d'appel d'Orléans, Chambre sociale, 26 mars 2024, n° 22/00593