Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 10 mai 2017, n° 15/05918

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Chronologie de l’affaire

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Par luc-marie Augagneur, Avocat Associé, Cornet Vincent Ségurel · Dalloz · 17 avril 2023

CMS Bureau Francis Lefebvre · 10 novembre 2017

Par un arrêt du 10 mai 2017, la cour d'appel de Paris vient clarifier les conditions de preuve du préjudice subi par les victimes de pratiques anticoncurrentielles. Cet arrêt réaffirme de manière générale que, même en présence d'une décision de condamnation de l'Autorité de la concurrence, la victime doit démontrer que les pratiques dont elle demande réparation, d'une part, constituent bien des pratiques anticoncurrentielles génératrices de fautes civiles et, d'autre part, sont directement à l'origine des préjudices qu'elle allègue. Le nouveau régime de responsabilité civile issu de la …

 
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Sur la décision

Référence :
CA Paris, pôle 5 - ch. 4, 10 mai 2017, n° 15/05918
Juridiction : Cour d'appel de Paris
Numéro(s) : 15/05918
Décision précédente : Tribunal de commerce de Paris, 15 mars 2015, N° 2010073867
Dispositif : Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée

Texte intégral

Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 4

ARRÊT DU 10 MAI 2017

(n° , 32 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : 15/05918

Décision déférée à la Cour : Jugement du 16 Mars 2015 -Tribunal de Commerce de PARIS 04 – RG n° 2010073867

APPELANTES

SA Y I

Inscrite au RCS de Créteil sous le XXX

ayant son siège XXX

XXX

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Ayant pour avocats plaidants Maître Hugues CALVET et Maître Yelena TRIFOUNIVITCH de l’AARPI BREDIN PRAT, avocats au barreau de PARIS, toque : T12

SA Y anciennement dénommée SA FRANCE J

ayant son siège XXX

XXX

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Ayant pour avocats plaidants Maître Camille VARDON et Maître Marie-Cécile RAMEAU, avocats au barreau de PARIS de l’AARPI BREDIN PRAT, toque : T12

SAS X J

Inscrite au RCS de Fort de France sous le numéro 383 678 760

ayant son siège XXX

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Maître G TEYTAUD, avocat au barreau de PARIS, toque : J125

Ayant pour avocat plaidant Maître Représentée par Maître Sylvain JUSTIER de la SELARL MAGENTA, avocat au barreau de PARIS, toque : C0477

INTIMÉES

SA Y anciennement dénommée SA FRANCE J

ayant son siège XXX

XXX

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Ayant pour avocats plaidants Maître Camille VARDON et Maître Marie-Cécile RAMEAU, avocats au barreau de PARIS de l’AARPI BREDIN PRAT, toque : T12

SA Y I

Inscrite au RCS de Créteil sous le XXX

ayant son siège XXX

XXX

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Maître Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Ayant pour avocats plaidants Maître Hugues CALVET et Maître Yelena TRIFOUNIVITCH de l’AARPI BREDIN PRAT, avocats au barreau de PARIS, toque : T12

SAS X J

Inscrite au RCS de Fort de France sous le numéro 383 678 760

ayant son siège XXX

XXX

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

Représentée par Maître G TEYTAUD, avocat au barreau de PARIS, toque : J125

Ayant pour avocat plaidant Maître Représentée par Maître Sylvain JUSTIER de la SELARL MAGENTA, avocat au barreau de PARIS, toque : C0477

COMPOSITION DE LA COUR :

L’affaire a été débattue le 22 Février 2017, en audience publique, devant la Cour composée de :

Monsieur G H, Conseiller, faisant fonction de Président Madame K L M, Conseillère

Madame Isabelle ROHART-MESSAGER, Conseillère appelée d’une autre chambre afin de compléter la Cour en application de l’article R.312-3 du Code de l’Organisation Judiciaire,

qui en ont délibéré,

Un rapport a été présenté à l’audience par Monsieur G H dans les conditions prévues par l’article 785 du Code de procédure civile,

Greffier, lors des débats : M. Vincent BRÉANT

ARRÊT :

— contradictoire,

— par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

— signé par Madame K L M, Conseillère faisant fonction de Présidente et par Monsieur Vincent BRÉANT, greffier auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

FAITS ET PROCÉDURE

La société X J est un opérateur de communications électroniques actif dans les quatre départements d’X français. Ses services sont destinés aux entreprises comme aux particuliers : services de téléphonie fixe et mobile, accès à Internet à haut débit, résidentiel et professionnel, liaisons louées. Elle fournit ses offres de téléphonie fixe dans la zone Antilles-Guyane depuis 1999, et dispose d’une licence d’opérateur de téléphonie mobile dans cette zone depuis novembre 2000. Elle a déployé son réseau GSM permettant l’ouverture commerciale du service de téléphonie mobile en décembre 2004 en Guyane, et en décembre 2005 dans les Antilles (Martinique-Guadeloupe).

La société Y (anciennement France J) commercialise dans la zone Antilles-Guyane des services de téléphonie fixe et d’accès à Internet haut débit.

La société Y I est une filiale du groupe Y. Elle commercialise des offres de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane, à la Martinique et en Guadeloupe depuis 1996 et en Guyane depuis 1998. Y I a été en monopole de fait sur le marché antillo-guyanais des services de téléphonie mobile jusqu’à l’arrivée, en décembre 2000, de Bouygues J I (devenue Digicel 2006). En 2004 et 2005, la société Y I détenait respectivement 85% et 75% du marché des services de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane.

La société Bouygues J I, reprise par la société Digicel en juin 2006, avait saisi le Conseil de la concurrence le 9 juillet 2004 d’une plainte à l’encontre de la société Y I et de sa société mère France J (devenue Y) dénonçant des pratiques anticoncurrentielles qui auraient été mises en oeuvre dans les départements de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane. La société Bouygues J I reprochait à Y une discrimination au titre de l’Avange Améris et une discrimination dans la fourniture de liaisons louées, et à Y I des pratiques anticoncurrentielles sur le marché mobile. Elle sollicitait des mesures conservatoires pour y mettre un terme.

Dans sa décision n°04-MC-02 du 9 décembre 2004, le Conseil de la concurrence a prononcé à titre conservatoire, dans l’attente de la décision au fond, quatre injonctions à l’encontre d’Y I répondant aux mesures conservatoires sollicitées. Suite à cette décision, la société Y I a modifié son programme de fidélisation « Changez de Mobile » le 14 avril 2005.

Le 10 juin 2005, la société X J, qui a lancé ses offres de téléphonie mobile en décembre 2004 en Guyane et en décembre 2005 en Martinique et en Guadeloupe, a également saisi le Conseil de la concurrence et s’est associée à la plainte préexistante de Bouygues J I en dénonçant, au-delà des pratiques précitées, des comportements qu’elle jugeait anticoncurrentiels sur les marchés de la téléphonie fixe-vers-mobile et de la téléphonie mobile sur le territoire des Antilles et de la Guyane (obstacles au partage des infrastructures, pratiques abusives sur le marché de détail de téléphonie mobile telles qu’une différenciation tarifaire, etc.).

L’Autorité de la concurrence, par la décision n°09-D-36 du 9 décembre 2009, a retenu qu’Y I et sa société mère France J (devenue Y) avaient enfreint les dispositions des articles L.420-1 et L.420-2 du code de commerce ainsi que celles des articles 101 et 102 du TFUE et commis des pratiques anticoncurrentielles sur le marché de la téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane.

Les pratiques sanctionnées à l’encontre d’Y I sont les suivantes :

• avoir imposé entre décembre 2000 et le 24 janvier 2005, des clauses d’exclusivité dans les accords de distribution conclus avec ses distributeurs indépendants de la zone Antilles-Guyane, • avoir appliqué, entre le 1er avril 2003 et 24 janvier 2005, une clause d’exclusivité insérée dans le contrat conclu avec la société Cetelec, unique réparateur agréé de terminaux dans les Caraïbes, • avoir mis en place, à partir d’avril 2002 jusqu’à avril 2005, un programme de fidélisation de ses abonnés dénommé « Changez de Mobile », en vertu duquel les clients d’Y I ne pouvaient utiliser leurs points de fidélité que pour l’acquisition d’un nouveau terminal en se réengageant pour 24 mois, • avoir pratiqué, entre l’année 2003 et le 14 avril 2005, une différenciation tarifaire abusive entre les appels « on net » (vers son réseau) et les appels « off net » (vers un réseau concurrent).

L’Autorité a également jugé que France J avait commis un abus de position dominante en ce qu’elle avait :

• favorisé sa filiale Y I par rapport aux concurrents de cette dernière en (i) commercialisant de décembre 2000 au 21 mai 2002 l’offre Avantage Améris consistant à appliquer à de nombreux clients professionnels une réduction sur les appels depuis un poste fixe vers le réseau mobile d’Y I exclusivement, puis (ii) en maintenant cette offre jusqu’en décembre 2005 pour les clients qui l’avaient déjà souscrite, • mis en place des pratiques de ciseau tarifaire.

Ces pratiques ont constitué des barrières artificielles à l’entrée sur le marché des services de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane.

L’Autorité de la concurrence a infligé des sanctions pécuniaires aux deux sociétés Y I et France J pour un montant total de 63 millions d’euros. Cette décision a été confirmée, pour l’essentiel, par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 septembre 2010. Dans cet arrêt, la cour a écarté l’application du droit européen de la concurrence, ainsi que le grief relatif aux pratiques de ciseau tarifaire mises en oeuvre par France J. Elle a ainsi ramené la sanction cumulée à 60 millions d’euros.

Le 31 janvier 2012, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 septembre 2010.

Le 4 juillet 2013, la cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi, a confirmé en tous points son premier arrêt rendu en septembre 2010, à l’exception de l’application du droit européen. La cour d’appel a ainsi écarté à nouveau le grief de ciseau tarifaire. L’arrêt de renvoi a également maintenu la sanction cumulée à 60 millions d’euros.

Par un arrêt du 6 janvier 2015, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de renvoi de la cour d’appel de Paris.

Le 8 octobre 2010, la société X J a assigné à bref délai les sociétés Y et Y I devant le tribunal de commerce de Paris afin d’obtenir la réparation de ses préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles mises en oeuvre par les sociétés Y et Y I, et sanctionnées par l’Autorité et la cour d’appel de Paris dans son arrêt définitif.

Par un jugement en date du 9 octobre 2012, le tribunal de commerce de Paris a décidé de surseoir à statuer jusqu’au prononcé de l’arrêt de la cour d’appel de Paris statuant sur renvoi à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 31 janvier 2012.

Le 17 décembre 2013, le tribunal de commerce de Paris a renvoyé l’affaire au fond.

Par jugement en date du 16 mars 2015, le tribunal de commerce de Paris a, sous le régime de l’exécution provisoire :

— débouté les sociétés Y et Y I de leurs demandes d’écarter des débats les pièces n°5, 18 et 45 produites par la société X J,

— condamné la société Y I à verser à la société X J la somme de 7 430 000 euros, outre les intérêts au taux légal avec capitalisation à compter du 11 octobre 2010

1:

du fait de la commercialisation de l’offre « Changez de Mobile » dans sa version antérieure à avril 2005 et dans sa version modifiée et de la commercialisation du programme « Avantage Ameris » sur le marché mobile

,

— condamné la société Y à verser à la société X J la somme de 450 000 euros, outre les intérêts au taux légal avec capitalisation à compter du 11 octobre 2010

2:

du fait de la commercialisation du programme « Avantage Ameris » sur le marché fixe

,

— condamné in solidum les sociétés Y et Y I à payer à la société X J la somme de 100 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, déboutant pour le surplus,

— débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

— condamné in solidum les sociétés Y et Y I aux entiers dépens.

x

Le tribunal a tout d’abord estimé que les pratiques d’exclusivité n’avaient pas affecté la société X J, celle-ci ayant « délibérément opté pour un réseau monomarque ainsi que pour la réparation des mobiles en métropole » (griefs 1 et 2).

Il a de même exclu que la société X J ait pu subir un préjudice du fait de la pratique de différenciation tarifaire d’Y I (grief 4).

S’agissant des offres de fidélisation (n°3), il a évalué le préjudice subi par la société X J, du fait des programmes « changez de mobile », sur la période allant de fin avril 2005 à fin juin 2010, à la somme de 3,39 millions d’euros.

S’agissant de l’avantage Ameris sur le marché des mobiles, il a fixé le préjudice à 2 millions d’euros et, sur le marché du fixe à 0,280 millions d’euros.

Il a enfin fait droit aux demandes d’actualisation de la société X J retenant un taux de rémunération du capital des activités mobiles de 10,4 %, portant à la somme de 4,23 millions d’euros le préjudice subi du fait des programmes « Changez de mobile », à la somme de 3,20 millions d’euros celui résultant de l’avantage Ameris sur le marché des mobiles et enfin à 0,45 millions le préjudice résultant de l’avantage Améris sur le marché du fixe.

La cour,

Vu les appels interjetés par Y I et Y le 18 mars 2015 ;

Vu l’appel de la société X J le 20 avril 2015 ;

Vu l’ordonnance de jonction du 28 mai 2015 ;

Vu les dernières conclusions du 14 février 2017 de la société X J, par lesquelles il est demandé à la cour de :

— déclarer irrecevables les pièces Y I n°42 et France J n°14,

— confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a :

• considéré que le programme de fidélisation « Changez de Mobile » mis en 'uvre par Y I (tant dans sa version initiale que modifiée), ainsi que la commercialisation et le maintien de l’offre Avantage Améris de France J constituaient des pratiques anticoncurrentielles ayant préjudicié à X J, • considéré que l’évaluation du préjudice n°3 par le Rapport A, était pertinente et justifiée et en a ordonné l’indemnisation, • fait à juste titre application, jusqu’à la date de l’assignation, d’un taux d’actualisation pour les préjudices retenus correspondant au taux de rémunération du capital des activités de téléphonie mobile fixé par l’ARCEP,

— l’infirmer pour le surplus, en ce qu’il a : • rejeté les demandes d’X J relatives aux pratiques d’exclusivité de distribution et de réparation en considérant que ces dernières ne lui avaient pas directement préjudicié et rejeté en conséquence ses demandes indemnitaires de ce chef, • rejeté les demandes d’X J relatives à la pratique de différenciation tarifaire mise en place par Y I, au motif erroné qu’X J n’en aurait pas temporellement souffert, • rejeté le chiffrage du préjudice subi par X J au titre de son retard de développement fondé sur une approche par benchmark, • limité le préjudice subi par X J au titre de l’offre Avantage Améris de France J :

' sur le marché mobile, au seul marché guyanais et à la seule année 2005,

' sur le marché fixe, à la période 2000-2005,

• rejeté la demande d’X J relative aux frais de procédure exposés devant l’Autorité,

en conséquence, et statuant de nouveau :

— constater les fautes civiles délictuelles commises par Y I et France J au titre de l’ensemble des pratiques dénoncées,

— constater les différents chefs de préjudice subis par X J du fait de ces fautes civiles délictuelles, auxquels ils sont directement liés,

— dire et juger qu’Y I et France J doivent réparer l’intégralité des conséquences dommageables pour X J de leurs agissements fautifs ;

— condamner :

Y I à verser à X J les sommes, hors actualisation et intérêts, de :

' 17 510 000 euros au titre du préjudice n°1,

' 1 920 000 euros au titre du préjudice n°2,

' 2 930 000 euros au titre du préjudice n°3,

• France J à verser à X J la somme hors actualisation et intérêts, de 1 100 000 euros au titre du préjudice n°5, • Y I et France J, in solidum, à verser à X J les sommes, hors actualisation et intérêts de :

' 17 030 000 euros au titre du préjudice n°4,

' 442 000 euros au titre du préjudice n°6,

— ordonner :

• à titre principal, l’actualisation des sommes dues par Y I et France J à X J au titre des préjudices n°1 à n°6 au taux de 10,4% jusqu’à complet paiement (l’actualisation n’étant calculée, dans les présentes conclusions, que jusqu’à mi-2013), outre intérêts au taux légal à compter de la date de l’assignation devant le tribunal de commerce, avec capitalisation et jusqu’à complet règlement, • à titre subsidiaire dans l’hypothèse où la cour considèrerait que le taux d’actualisation ne peut se cumuler avec le taux d’intérêt légal (quod non), la seule actualisation des sommes dues par Y I et France J à X J au titre des préjudices n°1 à n°6 au taux de 10,4% jusqu’à complet paiement (l’actualisation n’étant calculée, dans le cadre des présentes conclusions, que jusqu’à mi- 2013), • à titre infiniment subsidiaire dans l’hypothèse où la cour considèrerait que le taux d’actualisation ne peut trouver à s’appliquer (quod non), l’actualisation des sommes dues par Y I et France J à X J au titre des préjudices n°1 à n°6 au taux d’intérêt légal jusqu’à complet paiement,

en tout état de cause :

— condamner in solidum Y I et France J à payer à X J la somme de 160 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

— condamner in solidum les sociétés Y I et France J aux entiers dépens ;

Vu les dernières conclusions notifiées et déposées le 17 février 2017 par la société Y I, par lesquelles il est demandé à la cour de :

à titre principal,

— déclarer recevable la pièce n°42 communiquée par Y I,

— dire et juger que le tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 16 mars 2015, a excédé les limites de sa compétence matérielle et a violé le principe du contradictoire en considérant qu’Y I n’avait pas respecté une injonction prononcée par le Conseil de la concurrence,

— dire et juger que le tribunal de commerce de Paris a méconnu l’article 1240 (anciennement l’article 1382) du code civil en ce qu’il a jugé qu’Y I a commis une faute à l’égard d’X J au titre du programme « Changez de Mobile » dans sa version antérieure à avril 2005,

— dire et juger que le tribunal de commerce de Paris a méconnu les articles 1240 (anciennement l’article 1382) du code civil, L.420-2 du code de commerce et 102 TFUE en ayant jugé qu’Y I a commis une faute à l’égard d’X J au titre du programme « Changez de Mobile » postérieur à avril 2005,

— dire et juger que du Tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 16 mars 2015, a méconnu l’article 1240 (anciennement l’article 1382) du code civil en ce qu’il a tenu responsable Y I au titre du préjudice occasionné par l’Avantage Ameris sur le marché de la téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane, pratique mise en 'uvre par Y,

— dire et juger X J mal fondée dans toutes ses demandes et prétentions,

à titre subsidiaire,

— dire et juger que la valorisation retenue par le tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 16 mars 2015, est dépourvue de toute motivation et est en tout état de cause infondée,

— dire et juger que l’actualisation appliquée par le tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 16 mars 2015, aux sommes allouées au titre de dommages et intérêts est erronée,

en conséquence, – infirmer partiellement le jugement du 16 mars 2015 du tribunal de commerce de Paris des chefs précités,

— confirmer pour le surplus le jugement du 16 mars 2015 du tribunal de commerce de Paris,

et statuant à nouveau,

à titre principal,

— dire et juger qu’il n’est pas établi qu’X J a été victime d’une faute ni n’a subi le moindre préjudice du fait du programme « Changez de mobile » antérieur à avril 2005,

— dire et juger qu’il n’est pas établi que le programme « Changez de mobile » postérieur à avril 2005 est contraire aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 TFUE,

— dire et juger qu’Y I ne saurait être condamnée à indemniser X J au titre du préjudice occasionné par l’Avantage Améris (à supposer, par extraordinaire, qu’X J ait subi un préjudice de ce fait),

— débouter X J de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions,

à titre infiniment subsidiaire,

— dire et juger que le ou les prétendu(s) préjudice(s) subi par X J devra (devront) être actualisé(s) au taux d’intérêt légal,

en tout état de cause,

— condamner X J à régler à Y I la somme de 350 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,

— condamner X J aux entiers dépens de la présente instance, dont distraction au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles ;

Vu les dernières conclusions notifiées et déposées le 17 février 2017 par la société Y, appelante principale et intimée, par lesquelles il est demandé à la cour de :

à titre principal,

— recevoir Y en son appel et l’y déclarer fondée,

— déclarer recevable la pièce n°14 communiquée par Y,

— réformer le jugement entrepris et juger qu’X J ne rapporte pas la preuve d’une faute d’Y lui ayant causé un préjudice,

— en conséquence, débouter X J de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

à titre subsidiaire,

— rejeter les demandes d’X J relative au chiffrage du préjudice qu’elle aurait subi au titre de l'« Avantage Améris »,

— dire et juger que la valorisation du préjudice d’X J retenue dans le jugement entrepris est dépourvue de toute motivation et est en tout état de cause infondée,

— dire et juger que les sommes allouées à titre de dommages et intérêts doivent être actualisées au taux d’intérêt légal,

— en conséquence, réformer le jugement entrepris et débouter X J de sa demande d’indemnisation,

en tout état de cause,

— condamner X J à régler à Y la somme de 350 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile,

— condamner X J aux entiers dépens de la présente instance, dont distraction au profit de la SELARL Lexavoué Paris-Versailles ;

SUR CE,

Sur la recevabilité de la pièce versée aux débats par les sociétés Y I et Y

X J conteste la recevabilité de la pièce versée par les sociétés Y I (pièce n°42) et Y (pièce n°14), à savoir le procès-verbal d’audition d’X J du 1er juillet 2009 dans le cadre de l’instruction de l’Autorité de la concurrence sur les saisines des sociétés Y Réunion, Y Mayotte et X J à l’encontre de la Société Réunionnaise du Radiotéléphone (n° 09/0082 F ' 09/0083 M et 09/0088 F ' 09/0089 M).

Elle soutient que la pièce est irrecevable car produite en violation de l’article L.463-6 du code de commerce : Y I n’était pas partie à la procédure devant l’Autorité dont est issue la pièce, et cette procédure est sans lien avec la présente instance, visant à sanctionner des pratiques mises en oeuvre par SRR à la Réunion.

Les sociétés Y et Y I soutiennent qu’elles détiennent cette pièce licitement, puisque la société Y vient aux droits de la société Y Réunion, qui était partie à cette procédure et que la société Y I ne constitue qu’une entreprise unique au sens du droit de la concurrence avec la société Y. Elles ajoutent qu’elles pouvaient l’exploiter pour exercer leurs droits de la défense face aux accusations de la société X J.

XXX

La société Y ayant fusionné avec la société Y Réunion le 9 février 2016, elle était bien partie à la procédure contre la société SRR et a eu accès à la version non-confidentielle du dossier ainsi qu’aux débats oraux. Elle a eu licitement accès à ces déclarations, lesquelles émanent exclusivement d’X J, sans que puisse lui être opposée la violation de l’article L.463-6 du code de commerce.

En effet, si cet article dispose que « Est punie des peines prévues à l’article 226-13 du code pénal, la divulgation par l’une des parties des informations concernant une autre partie ou un tiers et dont elle n’a pu avoir connaissance qu’à la suite des communications ou consultations auxquelles il a été procédé », principe du respect des droits de la défense justifie la divulgation, dans un procès civil, d’informations couvertes par le secret de l’instruction devant l’Autorité de la concurrence, si cette divulgation, incriminée par l’article L. 463-6 du code de commerce, est nécessaire à l’exercice de ces droits, sans qu’il y ait lieu de réserver cette exception à la production en justice de pièces d’une instance civile opposant les mêmes parties que celles mises en cause devant l’Autorité de la concurrence. Dès lors, cette pièce, qui décrit l’appréciation portée par la société X J sur ses conditions d’entrée sur le même marché pertinent que celui où ont eu lieu les pratiques d’Y I et d’Y, est utile à la société Y pour faire valoir en défense l’absence d’effets des pratiques dont elle est l’auteur et dont la société X J lui demande réparation. Le fait que cette pièce soit issue d’une procédure devant l’Autorité de la concurrence, visant à sanctionner les pratiques de différenciation tarifaire mises en oeuvre par SRR à la Réunion, pratiques dont Y Réunion et X J avaient saisi cette Autorité et qui sont sans lien avec les pratiques poursuivies dans la présente procédure relative à des pratiques commises par Y I et Y, ne saurait s’opposer à l’usage de cette pièce en défense.

La société Y I ne peut en revanche faire valoir les mêmes arguments, car elle n’a aucunement eu accès en tant que personne morale distincte de la société Y, à la pièce en cause, n’ayant pas été partie mise en cause ou plaignante devant l’Autorité pour cette procédure. Le fait qu’elle constitue pour l’Autorité une entreprise unique au sens du droit de la concurrence dans la présente procédure de sanction contre les deux sociétés ne peut suffire à modifier cette appréciation.

En revanche, la pièce étant licitement versée dans les débats par la société Y, et aucune disjonction d’instance n’ayant été sollicitée, la société Y I y a librement accès, comme les autres parties à la procédure, et peut donc l’utiliser.

Il convient dont de rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par la société X J.

Sur le caractère prétendument opportuniste de l’action d’X J

Les sociétés Y I et Y dénoncent le caractère purement opportuniste de l’action d’X J, pour plusieurs motifs :

• les pratiques anticoncurrentielles dont elle se plaint et demande l’indemnisation ne seraient pas celles qu’elle aurait dénoncées à l’Autorité (i), • X J n’a pas fait mention dans sa communication financière des pratiques anticoncurrentielles litigieuses (ii), • l’entrée « spectaculaire » et le développement d’X J sur le marché antillo-guyanais des services de téléphonie mobile, lequel se caractérise par une très forte dynamique concurrentielle, démontrent que cette dernière ne saurait avoir subi le moindre préjudice (iii), • X J est mal fondée à invoquer le moindre préjudice du fait de ces pratiques puisque ces dernières auraient pris fin avant son entrée sur le marché (iv).

(i) Y I affirme qu’X J a, dans sa plainte devant l’Autorité, dénoncé des griefs différents de ceux dont elle demande indemnisation devant le tribunal de commerce. Les griefs dénoncés dans la présente instance sont ceux qui avaient été dénoncés par Bouygues J I. Or contrairement à ce qu’affirme le jugement du tribunal de commerce, X J ne s’est pas associée à la saisine de Bouygues J I ; les pratiques que cette dernière dénonçait ne concernaient qu’elle et non X J, que ce soit temporellement ou matériellement. En tout état de cause, la décision a condamné certaines des pratiques dénoncées par Bouygues J I et aucune des pratiques dénoncées par X J. Ainsi, Y I considère que si X J s’était estimée concernée par les pratiques en cause lors de sa préparation à l’entrée sur le marché, elle les aurait nécessairement dénoncées avant ou se serait jointe à la demande de mesures conservatoires, ce qu’elle n’a pas fait.

Y affirme de même qu’X J ne s’est jamais plainte de l’Avantage Améris, ce qui confère à son action un but purement opportuniste et financier.

XXX Mais ces arguments ne constituent pas des moyens d’irrecevabilité des demandes de la société X J, qui présente devant le juge commercial les demandes en réparation de pratiques anticoncurrentielles qu’elle souhaite formuler, sans être limitée par le champ originel de la saisine du Conseil de la concurrence, dont la procédure est distincte de la procédure commerciale. Toute entreprise victime de pratiques anticoncurrentielles a en effet le droit de se voir indemniser du préjudice que des pratiques anticoncurrentielles lui ont directement causé, et, ce, qu’elle les ait dénoncées ou non à une autorité de concurrence. Il lui incombe seulement de rapporter la preuve desdites pratiques, qui peut résulter de la décision définitive de l’Autorité, bien que celle-ci ne lie pas la juridiction commerciale, mais aussi d’éléments extérieurs qu’elle verse aux débats. Il s’agira dès lors, pour la cour, de vérifier sur quels griefs l’Autorité a statué s’agissant des pratiques soumises à la cour, si d’autres éléments viennent établir le caractère anticoncurrentiel des pratiques en cause, et de conclure, sur chacune des pratiques alléguées, à leur caractère anticoncurrentiel ou non, comme il sera fait infra.

La société X J relève à juste titre qu’il était inutile de dénoncer dans sa saisine de l’Autorité de la concurrence l’ensemble des pratiques dont elle poursuit l’indemnisation, étant donné que l’Autorité en était déjà saisie par Bouygues J : la décision du 9 décembre 2004 de mesures conservatoires (n°04-MC-02) était déjà publiée 6 mois avant sa saisine.

X

(ii) Selon Y I, le fait que le document d’introduction en bourse d’X J n’évoque pas les pratiques dont l’indemnisation est poursuivie établirait l’absence de faute à son égard ainsi que l’absence de préjudice. De plus, le fait qu’X J souligne dans sa communication l’existence d’une « concurrence vive » sur le marché antillo-guyanais signifierait qu’elle considérait ne faire face à aucune difficulté concurrentielle. L’absence de mention dans la communication financière de son prétendu retard de développement et des orientations prétendument forcées de sa stratégie de développement, informations essentielles pour des investisseurs, confirmerait le caractère opportuniste de l’action.

XXX

Mais les sociétés cotées n’ont aucune obligation de mentionner les litiges qu’elles ont engagés dès lors que de tels litiges ne font peser aucun risque financier sur elles. En toute hypothèse, l’absence de mention des pratiques n’a aucun impact sur la réalité et l’ampleur du préjudice subi.

X

(iii) Les sociétés Y I et Y avancent que la forte dynamique concurrentielle du marché antillo-guyanais des services de téléphonie mobile et la position acquise par X J sur celui-ci excluraient qu’elle ait subi le moindre préjudice du fait des pratiques anticoncurrentielles dénoncées. Y I et Y affirment également que la situation d’X J résulte des seules spécificités du marché, qui conduisent les abonnés ultramarins à privilégier les offres prépayées. Elles rappellent à cet égard qu’X J aurait admis elle-même devant les services d’instruction en 2009 que son entrée sur le marché s’était faite de manière conforme à ses projections du fait d’une situation de concurrence normale sur le marché (pièce 42 d’Y I et pièce 14 d’Y).

XXX

Cependant, si la société X J a pu acquérir des parts de marché non négligeables, cette circonstance n’implique pas l’absence de préjudice, car son entrée sur le marché peut avoir été retardée en raison des barrières artificielles résultant des pratiques incriminées, en l’absence desquelles son développement aurait pu être plus important. X

(iv) Enfin, Y I affirme que les pratiques n’auraient concerné X J ni temporellement ni matériellement. Le retard dans le lancement des services d’X J serait lié à un problème de financement auquel les pratiques dénoncées sont étrangères ; l’ARCEP a elle-même constaté que le lancement tardif était du propre fait d’X J. En outre les pratiques, dénoncées en tout état de cause par une autre société, Bouygues J I, avaient pris fin lors de l’entrée d’X J sur le marché notamment du fait des mesures conservatoires imposées le 9 décembre 2004.

XXX

Mais le fait que les mesures conservatoires auraient permis « le rétablissement d’une situation de concurrence normale » dans la zone géographique concernée n’implique pas que les effets des pratiques d’Y et Y I ne se seraient pas perpétués après la décision de mesures conservatoires.

Sur le caractère anticoncurrentiel des pratiques dénoncées, matérialisant ainsi des fautes civiles délictuelles préjudiciant à la société X J

La société X J soutient que les pratiques dénoncées revêtent un caractère anticoncurrentiel, constituant des fautes civiles délictuelles ; contrairement à ce que soutiennent les sociétés Y et Y I, le lien de causalité existerait entre ces pratiques et les préjudices invoqués par X J.

La société X J expose qu’en présence d’une décision sanctionnant des pratiques d’éviction, les développements de l’Autorité de la concurrence dans la motivation de cette décision de sanction relatifs aux effets des pratiques peuvent naturellement être utilisés pour caractériser le lien de causalité entre les pratiques et le préjudice causé aux opérateurs victimes.

Elle fait valoir qu’outre les pratiques sanctionnées, la société Y I a mis en oeuvre une autre pratique anticoncurrentielle, se traduisant par le maintien de sa pratique de fidélisation abusive « Changez de Mobile » postérieurement à la décision n°04-MC-02 du 9 décembre 2004. Elle soutient que malgré la modification de son programme de fidélisation, la société Y I en a neutralisé les effets en continuant à subordonner, dans le cadre de la nouvelle version de ce programme, le versement d’une subvention par ses soins sur un nouveau téléphone à un réengagement de 24 mois de la part du client. Ainsi, X Telecome fait valoir que même si cette pratique n’a pas été sanctionnée par la décision de l’Autorité de la concurrence, elle est tout de même abusive et que le tribunal de commerce l’a justement sanctionnée.

Par ailleurs, si certaines pratiques ont cessé en 2005 sous l’effet des mesures conservatoires imposées par la décision n°04-MC-02, leurs effets se seraient durablement prolongés dans le temps. Ainsi, les pratiques de réengagement de clients pour 24 mois mises en oeuvre par Y I jusqu’au 14 avril 2005 dans le cadre de la version initiale (sanctionnée) de son programme « Changez de Mobile » ont par définition eu des effets jusqu’en avril 2007.

L’ensemble de ces pratiques aurait causé un préjudice considérable à X J, qui affirme avoir dû faire face à (i) des surcoûts extrêmement élevés qu’elle n’aurait pas dû supporter en l’absence des pratiques susvisées, (ii) un retard de développement significatif et (iii) un manque à gagner substantiel en termes de parts de marché. En effet, alors qu’elle disposait d’une licence d’opérateur de téléphonie mobile depuis fin novembre 2000 pour la zone Antilles-Guyane, la société X J fait valoir qu’elle n’a pu lancer ses offres qu’à la fin 2004 en Guyane et fin 2005 à la Martinique et en Guadeloupe, du fait des pratiques anticoncurrentielles mises en oeuvre par les sociétés Y I et France J. Les pratiques sanctionnées ainsi que celle de fidélisation abusive poursuivie par la société Y I ont retardé le lancement des offres mobiles d’X J sur les marchés considérés puis ont cantonné son développement à des offres « de bas de marché » les moins rémunératrices, et ce en dépit d’une efficacité économique reconnue par Y I et France J. Enfin, outre que le préjudice d’X J s’est aggravé, compte tenu de l’écoulement du temps intervenu depuis la mise en 'uvre des pratiques, X J affirme avoir été privée de la possibilité d’investir davantage dans ses activités, compte tenu des effets des pratiques (privation de revenus, retard de développement, …).

La société Y affirme qu’X J ne démontre avoir subi aucun préjudice du fait des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par l’Autorité. Et pour cause, Y affirme qu’aucune des conditions d’une action indemnitaire n’est réunie, que ce soit la faute, l’évaluation du préjudice ou le lien de causalité.

La société Y I soutient également que les conditions d’une action indemnitaire ne sont pas réunies. Elle affirme aussi que l’arrêt définitif de la cour d’appel de Paris rendu sur renvoi reconnaît expressément qu’X J n’est pas concernée par les griefs critiqués dans la présente procédure. Elle soutient par ailleurs que les demandes d’X J ne sont pas étayées par la moindre preuve et sont contredites par les déclarations de ses dirigeants recueillies devant l’Autorité de la concurrence en 2009.

XXX

Toute victime d’un dommage doit rapporter la preuve d’une faute, d’un dommage et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage : conformément au droit commun, la preuve incombe à la victime. Le lien de causalité constitue une articulation en soi de la responsabilité, distincte et de la faute et du préjudice. Il ne suffit donc pas que soient constatés la faute et le dommage, il faut encore que le lien de cause à effet qui les unit soit établi de façon expresse. A défaut, les conditions de la responsabilité civile ne sont pas réunies.

Le lien de causalité doit être direct et certain.

Ces principes s’appliquent pour l’indemnisation d’un préjudice découlant de pratiques anticoncurrentielles : celle-ci n’est due que si ces pratiques sont directement à l’origine du préjudice subi. Aussi, si le préjudice dont il est demandé réparation est susceptible de trouver son origine dans d’autres faits que les pratiques anticoncurrentielles, il n’existe pas de lien de causalité suffisamment direct et certain permettant l’application de l’article 1382 du code civil (devenu l’article 1240 du code civil).

Il appartient donc en l’espèce à la société X J de démontrer que les pratiques dont elle demande réparation, d’une part, constituent bien des pratiques anticoncurrentielles génératrices de fautes civiles, et d’autre part, sont directement à l’origine des préjudices qu’elle allègue.

Sur la pratique d’exclusivité de distribution

La société X J expose que les clauses d’exclusivité conclues entre la société Y I et les distributeurs indépendants, mises en place entre décembre 2000 et le 24 janvier 2005, étaient anticoncurrentielles, en ce qu’elles visaient à fermer l’accès des nouveaux entrants aux distributeurs considérés. Ces clauses caractérisent ainsi un abus de position dominante.

Elle soutient que ces pratiques d’exclusivité ont façonné la configuration du marché dans lequel elle a évolué. De ce fait, son choix de développer un réseau 100% monomarque (boutiques distribuant des offres de téléphonie mobile pour le compte d’un seul opérateur), plus coûteux, aurait été contraint, et non délibéré : elle a dû adopter le schéma de distribution pré-existant lors de son arrivée sur le marché. Sans les pratiques abusives d’Y I, qui ont figé le modèle monomarque, un modèle de distribution mixte avec des distributeurs monomarques et multimarques aurait prévalu dans la zone Antilles-Guyane. Elle demande le remboursement des frais qu’elle a engagés pour créer un réseau de distribution.

La société Y I fait valoir au contraire qu’X J n’a pas essayé de nouer de relations avec des distributeurs indépendants, et, ce, avant comme après la levée des exclusivités le 24 janvier 2005. Selon elle, la distribution sur un modèle monomarque relève d’un choix délibéré de la part d’X J. Il n’y aurait ainsi aucun lien de causalité entre les pratiques et le prétendu préjudice.

XXX

Il résulte des constatations effectuées par l’Autorité de la concurrence que tous les distributeurs indépendants aux Antilles et en Guyane étaient liés à la société Y I par un contrat d’agent commercial, dénommé « contrat d’agent commercial Améris », puis « contrat d’agent commercial Y I ». L’article 1er, alinéa 4, de ce contrat stipulait que : « l’Agent s’oblige à représenter, à titre exclusif, le service de Y I et s’interdit, en conséquence, d’accepter la représentation d’un service concurrent sans l’accord exprès, écrit et préalable de Y I, accord que Y I peut refuser à son entière discrétion. Il s’interdit, sous les mêmes conditions, de prendre une participation dans le capital d’une société prêtant ou distribuant un tel service ou à assister, de quelque manière que ce soit, un tiers ayant cette activité ». L’article 14 du contrat, intitulé « Non-concurrence », prévoyait également que : « (') l’Agent s’engage à ne pas distribuer, de quelque manière que ce soit, et ce sur le territoire, des services de radiotéléphonie substituables au service Y I, sauf accord exprès de Y I ». Enfin, l’article 14 précisait encore que l’exclusivité s’appliquait également « deux ans après sa cessation ».

L’Autorité a sanctionné cette pratique comme abus de position dominante de la société Y I sur le marché des services de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane, entre décembre 2000 et 2005, date à laquelle l’Autorité a enjoint à l’opérateur de cesser cette pratique dans sa décision 04-MC-02 du 9 décembre 2004. Cette clause d’exclusivité a donc disparu dans les deux mois de la décision de mesures conservatoires, donc, en fait, le 24 janvier 2005.

La société X J a formé sa première offre en décembre 2004 en Guyane et en décembre 2005 aux Antilles.

Elle soutient avoir été contrainte durant l’année 2004 de développer un réseau de boutiques uniquement monomarques en Guyane pour préparer son entrée sur le marché, et de même aux Antilles, en raison de la structuration du marché en distribution monomarque, alors que, sans ces pratiques, des distributeurs multimarques auraient existé sur le marché lorsqu’elle a lancé ses activités. Sans ces pratiques, elle aurait développé un réseau de boutiques mixtes, c’est-à-dire réunissant tant des boutiques monomarques que des boutiques multimarques, ce qui correspond au schéma traditionnel de distribution d’offres de téléphonie mobile en métropole, y compris pour le groupe Y. Or, ce mode de distribution serait beaucoup moins coûteux. Elle évalue donc son préjudice en calculant le coût réel supporté par elle pour développer son réseau de distribution monomarque sur le marché antillo-guyanais et en le comparant au coût qu’elle aurait encouru en développant un réseau dans le cadre duquel 50% de ses boutiques auraient été monomarques et 50% multimarques. Elle sollicite de ce chef la somme de 17, 510 millions d’euros.

Mais la réparation suppose l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité.

Or, si la faute résultant de l’abus de position dominante n’est pas contestée, le lien de causalité entre celle-ci et le préjudice de la société X J l’est.

La faute a consisté à « avoir abusé de sa position dominante sur le marché des services de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane en imposant à ses distributeurs des obligations d’exclusivité et de non concurrence les interdisant de commercialiser des services concurrents. Une telle pratique doit recevoir la qualification d’abus de position dominante au regard de l’article L.420-2 du code de commerce ainsi que l’article 82 du traité CE dans la mesure où elle a eu pour objet et pour effet de conforter la position d’Y I en rendant artificiellement plus difficile l’accès et le développement d’entreprises concurrentes, notamment depuis l’arrivée de Bouygues J I sur le marché en décembre 2000 jusqu’à la suppression de ces restrictions en janvier 2005 » (cf § 150 de la décision 09-D-36).

Dans sa décision 04-MC-02, le Conseil de la concurrence a « enjoint à Y I, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, jusqu’à la décision de fond, de supprimer dans tous les contrats, en cours ou à venir, conclus avec ses distributeurs indépendants les obligations d’exclusivité liant ces derniers, et notamment le quatrième alinéa du premier article du « Contrat d’agent commercial » et les dispositions de l’article 14 du même contrat intitulé « Non concurrence ». Y I devra en informer l’ensemble de ses distributeurs indépendants par lettre recommandée avec avis de réception dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Cette lettre devra comprendre, en annexe, une copie de l’intégralité de la présente décision ».

Cette injonction a été exécutée de sorte que, dès le 24 janvier 2005, la société X J pouvait demander aux distributeurs indépendants de distribuer ses propres offres, quand elle est entrée sur le marché en Guyane en décembre 2004 et dans les Antilles en décembre 2005, les clauses d’exclusivité ayant été supprimées en janvier 2005. Or, X J n’a contacté aucun de ces distributeurs indépendants.

Tout au plus, aurait-elle pu être freinée dans la distribution de ses offres en Guyane, compte tenu du nécessaire décalage entre la préparation d’une entrée sur le marché, nécessitant de prévoir à l’avance des canaux de distribution et la vente effective des offres de téléphonie mobile.

Or, il ressort des pièces du dossier que la société X J avait d’ores et déjà fait le choix de se doter de son propre réseau de distribution.

Interrogée par le rapporteur sur son réseau de distribution, la société X J a en effet précisé, dans un courrier du 6 mars 2008, que son choix s’était porté vers l’acquisition de distributeurs spécialisés, compte tenu de la dissymétrie de traitement naturelle des fournisseurs par les distributeurs multimarques en fonction de leur importance et de leur ordre d’entrée sur le marché, qui détermine leur volume d’affaires : « En théorie, X J aurait pu confier la distribution de ses services mobiles à un réseau commercial de distribution multimarque présent dans la zone Antilles Guyane. X J a néanmoins préféré mettre en place son propre réseau de 17 distributeurs. D’après notre expérience, les distributeurs multimarques sont en effet assez peu enclins à traiter sur un plan d’égalité les services et produits d’un troisième entrant sur le marché par rapport à ses concurrents arrivés antérieurement lesquels drainent pour le distributeur, un volume d’affaires beaucoup plus important, en rapport avec les parts de marché détenues par les différents acteurs ».

En mars 2006, c’est-à-dire plus d’un an après la mise en oeuvre des mesures conservatoires, la société X J déclarait aux enquêteurs de la DGCCRF, selon leur procès-verbal d’audition du 24 mars 2006 : « Nous avons choisi de créer nos propres points de vente et non pas de passer par des distributeurs « indépendants » ».

Si la société X J prétend qu’elle aurait fait ce choix à cause de la pratique de distribution monomarque d’Y I qui aurait irréversiblement structuré le marché pour l’avenir par ses pratiques fautives d’exclusivité, il convient de souligner qu’elle n’a pas avancé cette explication devant le rapporteur de l’Autorité, de sorte que cette explication n’a été conçue que pour les besoins de la cause.

De plus, à supposer même qu’elle ait été influencée par la structuration du marché résultant elle-même de ces pratiques, le lien de causalité entre les clauses d’exclusivité, supprimées en janvier 2005 et le dommage qu’elle allègue, résultant du coût de confection de son réseau, n’est pas suffisamment direct et certain.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu’il a rejeté la demande d’indemnisation de la société X J au titre de cette pratique d’exclusivité.

Sur la pratique d’exclusivité de réparation avec le réparateur de terminaux Cetelec Caraïbes

La société X J expose qu’au même titre que les clauses d’exclusivité de distribution, les clauses d’exclusivité de réparation, mises en place entre avril 2003 et le 24 janvier 2005 par Y I, étaient anticoncurrentielles. Elles ont empêché tout nouvel entrant de bénéficier d’un service local de maintenance et ont entraîné ainsi une augmentation des coûts pour les nouveaux entrants. X J a été contrainte, à cause de ces clauses, d’organiser un service après-vente en métropole, ce qu’elle n’aurait pas fait en l’absence de ces pratiques. Elle affirme que cette décision contrainte a entraîné une dégradation importante de son image, ainsi qu’une augmentation de ses coûts, ne pouvant proposer des prestations de maintenance de ses terminaux localement.

Ainsi, sur la base des coûts supplémentaires effectivement supportés par elle, des gestes commerciaux consentis à ses clients issus de ses services de comptabilité et de contrôle de gestion, elle évalue la perte éprouvée encourue par elle sur la période 2005 ' 2010 et détaillée année par année en page 28 de l’Etude B à une somme de 1.920.000 euros, hors actualisation.

De même que concernant la pratique d’exclusivité de distribution, la société Y I soutient qu’X J a délibérément opté pour une réparation des mobiles en métropole, et, ce, même après la levée des exclusivités. Il n’y aurait ainsi aucun lien de causalité entre les pratiques et le prétendu préjudice.

XXX

L’enquête a révélé que la société Y I et la société Cetelec Caraïbes, le seul réparateur de terminaux mobiles agréé dans les Caraïbes, ont été liées par plusieurs contrats, dans lesquels il était prévu l’obligation pour Cetelec Caraïbes de réaliser ses prestations de maintenance de téléphones mobiles à titre exclusif pour Y I. Ces pratiques ont débuté le 1er avril 2003 et ont cessé au mois de janvier 2005, avec la mise en 'uvre, par la société Y I, de la mesure conservatoire prononcée par le Conseil de la concurrence dans sa décision du 9 décembre 2004.

L’enquête a révélé qu’il était en pratique impossible pour un opérateur de créer un centre de réparation agréé local. En effet, cette création s’avérait particulièrement longue et coûteuse, supposant l’obtention d’agréments de la part des constructeurs, la formation du personnel et l’engagement de coûts fixes importants et irrécupérables (matériels, machines, outils informatiques). Il en est résulté que l’exclusivité conclue entre les sociétés Y I et Cetelec Caraïbes a eu pour effet d’empêcher tout nouvel entrant sur le marché des services de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane de bénéficier d’un service local de maintenance.

Cette pratique a été sanctionnée par l’Autorité comme abus de position dominante de la société Y I et il a été enjoint dans la décision de mesures conseravtoires « à Y I, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de supprimer l’ensemble des obligations d’exclusivité qu’elle impose à Cétélec Caraïbes. Y I devra informer Cétélec Caraïbes de cette mesure par lettre recommandée avec avis de réception dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision ».

La société X Téléom pouvait donc, dès janvier 2005, date d’entrée en vigueur de ces mesures conservatoires, avoir recours au service de ce réparateur. Or, elle ne démontre pas l’avoir à aucun moment sollicité.

Ainsi qu’elle l’énonçait, dans un courrier au rapporteur du 6 mars 2008, « X J n’assure pas elle-même le SAV et la réparation de ses terminaux dans la zone Antilles-Guyane. Ces terminaux sont renvoyés pour être réparés en Métropole. Malgré la distance, une telle solution reste moins onéreuse compte tenu des coûts très élevés encourus pour ces prestations dans la zone Antilles-Guyane ».

La société X J a donc, là encore, fait un choix stratégique qui ne découle pas de la pratique anticoncurrentielle, mettant en avant la différence de coûts entre les réparations effectuées sur place et les réparations effectuées en métropole, qui restaient moins onéreuses.

Le lien de causalité entre la faute civile résultant de la pratique anticoncurrentielle et le préjudice prétendu de la société X J, consistant dans une dégradation importante de son image ainsi qu’une augmentation de ses coûts, n’est donc pas démontré.

Il y a donc lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a également écarté cette demande.

Sur la pratique de fidélisation abusive avec le programme « Changez de Mobile »

(i) Sur la compétence du tribunal de commerce de Paris et le respect du principe du contradictoire

La société Y I affirme que le tribunal n’était pas compétent pour juger que le programme « Changez de Mobile », postérieur à avril 2005, était partiellement non conforme à l’injonction prononcée par l’Autorité de la concurrence. Elle avance que seule l’Autorité était en effet compétente pour se prononcer sur un éventuel non-respect des injonctions prononcées. De plus, la prétendue violation d’une mesure conservatoire ne permet pas de qualifier une pratique d’abus de position dominante constitutive d’une faute délictuelle au sens de l’ancien article 1382 du code civil.

En tout état de cause, s’il eût été compétent, la société Y I soutient que le tribunal a méconnu le principe du contradictoire, puisque la question de la non-conformité aux injonctions du programme « Changez de Mobile » dans sa version modifiée, sur laquelle le tribunal s’est basé pour qualifier d’anticoncurrentielle la pratique en cause, n’a jamais été soulevée ni lors des échanges écrits entre les parties, ni au cours de l’audience devant le tribunal.

XXX

Mais la société X J soutient à juste titre que si le tribunal de commerce n’est pas compétent pour sanctionner le non respect d’injonctions prononcées par l’Autorité de la concurrence, il peut qualifier une pratique au regard des articles L.420-2 du code de commerce et 102 du TFUE, sans être lié par l’appréciation de l’Autorité de la concurrence. En jugeant que la version modifiée du programme « Changez de Mobile » mise en oeuvre après la décision de mesures conservatoires constituait un programme de fidélisation abusif, le tribunal n’a donc pas excédé sa compétence.

Il résulte par ailleurs du jugement lui-même que la société X J avait demandé, sans succès, que cette pratique soit sanctionnée par l’Autorité de la concurrence, et a également demandé au tribunal de commerce de qualifier cette pratique d’abus de position dominante d’Y I, ainsi que l’énonce le corps du jugement lui-même, de sorte qu’aucune violation du principe du contradictoire ne peut s’en inférer. Par ailleurs, la société X J indiquait, dans ses conclusions récapitulatives n°1 et 2 devant le tribunal qu’elle demandait la condamnation d’Y I et de France J à réparer l’intégralité des différents chefs de préjudice qu’elle a subis du fait « des pratiques de fidélisation abusives qu’Y I a perpétuées après la modification de son programme « Changez de Mobile » imposée par la décision de mesures conservatoires précitée. Y I a en effet poursuivi ses pratiques de fidélisation abusives en proposant à ses abonnés une subvention à valoir sur un nouveau téléphone en contrepartie d’un réengagement de 24 mois ».

Aucune violation du principe du contradictoire ne peut donc être établie de ce chef.

Sur le fond

La société X J fait valoir que les deux versions du programme « Changez de Mobile », initiale et modifiée, étaient anticoncurrentielles. Concernant le programme mis en place jusqu’au 14 avril 2005, celui-ci était abusivement fidélisant car il concernait tous les types de forfaits (pré et postpayés) et a généré des effets anticoncurrentiels (cristallisation des parts de marché d’Y I, création d’une barrière à l’entrée pour tout nouvel entrant).

De plus, le programme conçu après la mise en oeuvre des mesures conservatoires aurait eu le même effet fidélisant que l’ancien programme. La société X J soutient que si la version modifiée du programme, postérieure à avril 2005, n’a pas été sanctionnée par l’Autorité de la concurrence, c’est uniquement parce qu’elle a considéré ne pas disposer de suffisamment d’éléments pour se prononcer, mais ni elle-même ni ses services d’instruction n’auraient jugé que le programme « Changez de Mobile » était licite après sa modification en 2005.

Or, selon elle, ces pratiques lui auraient directement causé un préjudice. Le programme dans sa version initiale a produit ses effets jusqu’au printemps 2007, tandis qu’X J était déjà rentrée sur le marché, fin 2004 en Guyane et fin 2005 aux Antilles. Le programme modifié n’a cessé que le 1er juin 2008, produisant des effets jusqu’au 1er juin 2010. Outre que ces pratiques se sont inscrites durablement dans le temps, elles ont concerné une partie extrêmement significative du parc d’abonnés d’Y I, les rendant durablement captifs. Du fait de l’ampleur de ces deux programmes, la société X J affirme avoir été dans l’impossibilité d’adresser la clientèle la plus rentable, abusivement engagée par la société Y I. Ce serait à cause de ces pratiques qu’X J n’aurait pu réaliser l’investissement nécessaire pour des offres de forfaits postpayés qu’en 2007.

La société Y I réplique que le tribunal s’est trompé en jugeant que le programme était anticoncurrentiel et aurait préjudicié à X J, aussi bien s’agissant de la version initiale que de la version modifiée.

Elle affirme qu’X J n’a pas pu être impactée par la version initiale du programme (limitée aux forfaits postpayés), étant donné qu’elle n’a lancé ses premières offres de forfaits post-payés qu’en 2007, pour des raisons qui lui seraient intégralement imputables.

Par ailleurs, le tribunal aurait méconnu la portée de la version amendée du programme, laquelle serait licite au regard du droit de la concurrence puisqu’elle permettait bien l’utilisation des points de fidélité sur un terminal sans demande de réengagement du client. De plus, Y I fait valoir qu’en droit, le non respect d’une mesure conservatoire ne permet pas de qualifier l’existence d’une pratique anticoncurrentielle.

Enfin, le lien de causalité entre le programme et le préjudice allégué ne serait pas avéré.

Sur la première version appliquée jusqu’au 14 avril 2005 Lors de l’instruction devant le Conseil de la concurrence, la société Y I a présenté son programme de fidélisation « Changez de mobile » de la manière suivante : « OC [Y I] attribue à chaque titulaire d’un forfait (pré ou post-payé) un point par euro facturé. Les abonnés accumulent ainsi des points dont le nombre est indiqué sur chaque facture mensuelle sous la rubrique « solde de points ». S’il le souhaite, l’abonné qui a accumulé 350 points ou plus (ce qui peut se produire avant même l’achèvement de la durée initiale de 12 mois) peut les utiliser pour acheter un nouveau terminal à un tarif préférentiel, ce qui ouvre une nouvelle période d’engagement de 24 mois ».

Le programme « Changez de Mobile » dans sa version antérieure au mois d’avril 2005 permettait aux clients d’Y I de cumuler des points de fidélité à chaque facture en fonction du montant de celle-ci. Mais le client d’Y I ne pouvait utiliser ses points de fidélité que pour l’acquisition d’un terminal, et sous la condition d’un réengagement de 24 mois auprès d’Y I.

Le programme revêtait donc bien le caractère d’une offre de fidélisation de nature à produire des effets anticoncurrentiels. En effet, le client d’Y I, disposant de points de fidélité, qui souhaitait aller au terme de son engagement et changer d’opérateur de téléphonie mobile, ne le pouvait qu’en perdant la contre-valeur de ses points. Un tel mécanisme de fidélisation était par conséquent de nature à cristalliser les parts de marché d’Y I, en dissuadant le consommateur de faire jouer la concurrence au seul moment où cela lui était possible, c’est-à-dire au terme de sa période d’engagement. Par ailleurs, les effets sur la concurrence de cette pratique ont été renforcés par le fait que le marché était mature, c’est-à-dire que peu de clients étaient « primo accédants » de mobiles et que la seule chance pour un nouvel entrant sur le marché de gagner des parts de marché était de capter les clients de ses concurrents. Enfin, cet effet de capture jouait sur les clients les plus rémunérateurs, ceux achetant des offres post payées.

Dans sa décision au fond, devenue définitive, l’Autorité de la concurrence a estimé qu’il s’agissait d’un abus de position dominante de la société Y I.

La société Y I ne verse aux débats aucun élément de nature à remettre en cause cette appréciation, que la cour confirmera.

La société Y I soutient par ailleurs, que cette pratique, mise en oeuvre jusqu’au 14 avril 2007, les contrats étant modifiés à compter du 14 avril 2005, ne peut avoir affecté la société X J, qui n’a lancé sa première offre postpayée qu’en décembre 2007. n’étant encore pas entrée sur le marché, elle ne pourrait avoir souffert d’un quelconque préjudice du fait de cette pratique.

Mais la société X J soutient, sans être sérieusement contestée par la société Y I qui prétendait devant l’Autorité que le marché de détail des services de téléphonie mobile n’avait pas à être segmenté selon le type d’offres (§ 186 de la décision), que les offres pré payées et post payées sont échangées sur le même marché et que les consommateurs arbitrent entre elles, de sorte que les offres post et prépayées sont en concurrence. Or, la société X J commercialisait déjà, dès le printemps 2002 et jusqu’en avril 2007, des offres pré payées.

Dès lors, ses offres pré payées ont pu être affectées par le programme de fidélisation mis en oeuvre par la société Y I. La société X J démontre bien avoir été directement victime de cette pratique anticoncurrentielle, de sorte que la faute civile résultant de la pratique anticoncurrentielle et le lien de causalité avec le préjudice dont elle demande réparation, constitué par les gains manqués du fait des clients perdus fidélisés par Y I, sont bien établis.

Sur la seconde version du programme Le programme a été modifié par la société Y I le 14 avril 2005, en exécution des mesures conservatoires prononcées par le Conseil de la concurrence, selon lesquelles il était enjoint à la société Y I, « à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, de permettre que ses clients utilisent les points de fidélité qu’ils ont acquis ou dont ils pourraient faire l’acquisition, en tant qu’à valoir venant en déduction du prix de tout achat d’un bien ou d’un service qu’elle propose à sa clientèle, la valeur du point étant celle fixée par Y I. Cette dernière en informera ses clients par mention sur leur prochaine facture et par affichage visible dans les agences France J et les points de vente Y. Cette mesure devra prendre effet dans un délai maximum de deux mois à compter de la notification de la présente décision ».

Ce nouveau programme permettait aux titulaires de points de fidélité de les faire valoir sur d’autres prestations que le terminal, alors que l’ancien programme leur imposait de les utiliser sur le terminal et moyennant un engagement de 24 mois. Dans ce cadre, si les abonnés souhaitaient changer de mobile, ils pouvaient utiliser leurs points et verser une somme d’argent sans engagement de durée, ou bénéficier d’un subventionnement total du terminal avec la même durée d’engagement de 24 mois. Il permettait en effet, à partir de 350 points de fidélité, soit de renouveler le téléphone gratuitement en se réengageant pour 24 mois, soit de renouveler le téléphone en le payant mais alors sans se réengager.

Le sous-grief suivant avait été notifié par les rapporteurs du Conseil de la concurrence pour cette pratique : « d’avoir abusé de sa position dominante sur le marché des services de téléphonie mobile dans la zone Antilles-Guyane tout d’abord en imposant un réengagement de 24 mois pour l’utilisation des points de fidélité du programme 'Changez de mobile’ du printemps 2002 au printemps 2005. En outre, cet abus est constitué par le fait qu’Y I n’a proposé et ne propose encore que des offres forfaitaires avec un engagement minimal de 12 mois, et que des offres de réengagement avec subvention du terminal de 24 mois (c’est la cour qui souligne). De telles pratiques doivent recevoir la qualification d’abus de position dominante au regard de l’article L.420-2 du code de commerce ainsi que l’article 82 du traité CE dans la mesure où elles ont eu pour objet et pour effet de conforter la position d’Y I en rendant artificiellement plus difficile l’accès et le développement d’entreprises concurrentes, notamment depuis l’arrivée de Bouygues J I sur le marché en décembre 2000 et d’X J en 2005, sans qu’elles puissent être justifiées à suffisance par des contreparties au bénéfice des consommateurs et/ou du marché », ci-après le 'grief n°4' ».

L’Autorité de la concurrence a estimé que ce sous-grief n’était pas établi. « Dans la mesure où ni l’enquête administrative, ni l’instruction n’ont porté sur l’analyse précise et approfondie des offres de forfaits proposées par Y I, des justifications économiques – liées notamment à la subvention du terminal – associées à ces offres et des effets de fermeture du marché qui pourraient résulter de la seule durée imposée pour les engagements ou les réengagements, l’Autorité n’est pas en mesure de se prononcer sur la licéité de ces offres au regard des règles de concurrence » (§ 328). Ce point a été confirmé par la cour d’appel de Paris et par la Cour de cassation.

La société X J prétend encore devant la cour que le nouveau système de points ferait perdurer l’ancien et constituerait également un système de fidélisation abusif d’Y Caraïbes. Le tribunal de commerce a fait droit à cette demande.

Il convient, en premier lieu de constater que, contrairement à ce qui est soutenu par la société X J, le système mis en place à la suite de la décision de mesures conservatoires est différent de l’ancien.

En effet, ainsi que l’a souligné le Conseil de la concurrence dans sa décision 04-MC-02, les points de fidélité acquis dans le cadre de l’ancien programme ne pouvaient être imputés sur le prix des minutes consommées qu’en diminution du prix du nouveau terminal acquis, acquisition assortie d’un nouvel engagement de 24 mois : « Ainsi, le client de Y I qui a(vait) acquis des points du fait de l’importance de sa consommation mais qui souhait(ait) aller au terme de son engagement pour pouvoir remettre en concurrence les deux opérateurs, ne le pou(vait) qu’en perdant la contre-valeur de ses points. De plus, le réengagement des clients (était) souvent sollicité par Y I avant la fin de leur contrat, provoquant une superposition des engagements successifs ». Autrement dit, ce programme empêchait les clients d’Y I désireux de changer d’opérateur mobile de le faire, car ils perdaient alors leurs points de fidélité.

L’effet de fidélisation anticoncurrentiel était donc lié à cette obligation d’utiliser les points en contrepartie de l’achat d’un terminal et d’un réengagement sur une durée de 24 mois. Le Conseil a souligné : « Cet effet de fidélisation disparaîtrait si les points pouvaient être utilisés comme à valoir sur l’achat, non plus seulement d’un terminal, mais de tout autre bien ou service proposé par Y I à sa clientèle, notamment sur l’acquisition des minutes de communication ».

La cour constate que, de ce point de vue, le nouveau programme met bien un terme à cet effet de fidélisation.

Mais, la cour doit examiner si, ainsi que le soutient la société X J, il y a lieu d’analyser ce système au regard des critères retenus par la jurisprudence pour caractériser une pratique de fidélisation qui serait distincte de l’ancienne. La société X J soutient notamment que le subventionnement des terminaux était tellement favorable aux consommateurs qu’il les incitait à s’engager pour 24 mois supplémentaires. En effet, pour obtenir un terminal dans le cadre du programme sans réengagement, le client devait disposer du même nombre de points que s’il se réengageait mais il devait également verser en plus une somme comprise entre 75 € et 610 € selon les modèles. S’il se réengageait pour 24 mois, il n’avait en revanche aucune somme à verser, le téléphone étant totalement subventionné.

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Le rapport administratif d’enquête rédigé par la DGCCRF a confirmé le fort attrait de ce programme de réengagement de 24 mois en contrepartie d’une subvention accordée sur l’achat d’un nouveau terminal : « (') La première option étant gratuite et la deuxième payante, le client aura plutôt tendance à se réengager. Ainsi dans les chiffres d’Y I, seuls 0,07 % des clients ont renouvelé un terminal dans le cadre du programme de fidélité sans engagement entre avril et décembre 2005, contre 53,48 % en se réengageant pour deux ans (cf. annexe 64 cote 12636). (') très peu de terminaux Y I sont vendus dans le cadre du programme « Changez de mobile » sans réengagement ».

Nombre de clients d’Y I souhaitant ou devant changer leur téléphone mobile avant la fin de leur période d’engagement se sont ainsi trouvés réengagés pour des périodes successives de 24 mois se chevauchant. Ces clients n’étaient donc pas adressables par la société X J.

Mais aucune pièce du dossier ne vient établir l’effet fidélisant du subventionnement du terminal moyennant un engagement de 24 mois. En effet, si l’utilisation obligatoire de points de fidélité sous forme d’un subventionnement assorti d’une engagement de 24 mois induit bien une augmentation du coût de changement d’opérateur imposée au consommateur, car ces points sont perdus en cas de changement, la mise en oeuvre du subventionnement du terminal dépend de la décision du client de changer de mobile. Or, la cour ne dispose d’aucun élément de nature à démontrer que l’attractivité des terminaux d’Y I auprès des abonnés serait telle qu’elle conditionnerait leur maintien auprès de cet opérateur : les clients pourraient préférer attendre de changer d’opérateur pour changer également de terminal, plutôt que de changer de terminal avec Y I. Si X J soutient que la clientèle caribéenne se caractérise par une forte appétence pour les nouvelles technologies, doublée d’un pouvoir d’achat plus limité qu’en métropole, ce qui conduirait à une demande forte pour les derniers téléphones sortis, et à un délai moyen de changement d’un téléphone de 18 mois, ces seuls éléments ne suffisent pas à démontrer l’effet fidélisant du nouveau programme. La société X J ne démontre pas qu’une partie de la clientèle d’Y I, adressable par les autres opérateurs, aurait été ainsi substantiellement impactée par cette pratique commerciale.

Dès lors, en l’absence d’effet fidélisant démontré, il est indifférent que la durée de réengagement de 24 mois ne repose pas sur une justification économique suffisante, au regard de la durée nécessaire à la société Y I pour amortir cette subvention. De même, la circonstance que les avantages ainsi apportés aux consommateurs en échange de leur réengagement sur une nouvelle période de 24 mois soient relativement minimes ne relève pas des pratiques anticoncurrentielles, mais plutôt, éventuellement, des pratiques restrictives de concurrence.

Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu’il a estimé que cette pratique constituait un abus de position dominante. En l’absence de pratique anticoncurrentielle, la demande de réparation de la société X J sera également rejetée.

Sur la pratique de différenciation tarifaire

La société X J affirme que cette pratique, instaurée entre 2003 et le 14 avril 2005 (et non janvier 2005 comme l’affirme Y I), a contribué à ériger des barrières artificielles à son entrée sur le marché, impactant le lancement des offres d’X J. L’effet de cette pratique aurait été durable et persistant, en raison de l’image d’opérateurs « chers » donnée aux concurrents. Ainsi, la société X J soutient avoir temporellement subi un préjudice du fait de cet « effet club », qui lui a infligé un retard de développement conséquent, dont elle demande réparation.

La société Y I soutient qu’X J n’a pas pu subir de préjudice du fait de cette pratique de différenciation tarifaire, sanctionnée au titre des seules années 2003 et 2004, alors que la société X J n’est entrée sur le marché qu’en décembre 2004 en Guyanne et en décembre 2005 dans les Antilles. Par ailleurs, la différenciation tarifaire sanctionnée par la décision de l’Autorité de la concurrence porte sur la comparaison des facturations et tarifs des terminaisons d’appel d’Y I par rapport à ceux de Bouygues J I, et non d’X J. En outre, les pratiques de différenciation postérieures à janvier 2005 n’ont jamais été qualifiées d’anticoncurrentielles. X J n’aurait pas non plus matériellement subi de préjudice, comme l’a affirmé l’ARCEP, et comme le démontre sa croissance exponentielle.

XXX

L’Autorité de la concurrence a estimé que la différenciation tarifaire pratiquée par Y I en 2003 et 2004, entre les appels on net et les appels off net pour ses cartes « Y Card Soir et week end », « Y Card Classique » et « Y Card Seconde », constituait un abus de position dominante au sens des articles L. 420-2 du code de commerce et 82 du traité CE, devenu 102 du TFUE, dont la victime a été la société Bouygues J I, deuxième entrant sur le marché.

En revanche, la société X J, qui est entrée en décembre 2004 sur le marché guyannais et en décembre 2005 sur le marché antillais, n’a pu être victime de cette pratique, au surplus uniquement qualifiée par rapport aux terminaisons d’appel de la société Bouygues J I.

Si la société X J soutient qu’elle souffre des effets de cette pratique, à cause des « effets de club » qui auraient profité durablement à la société Y I, le lien de causalité entre cet « effet de club », lui-même provoqué par la pratique sanctionnée et la situation d’X J est trop indirect pour justifier l’allocation de dommages-intérêts.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu’il a rejeté cette demande. Sur l’offre « Avantage Ameris »

Selon la société X J, cette offre de la société Y lui aurait causé préjudice tant sur le marché des téléphones mobiles que sur celui des téléphones fixes. En effet, même avant son arrivée sur le marché mobile, elle préparait déjà ses offres dans le cadre de sa stratégie de positionnement à l’égard des clients professionnels. L’offre Avantage Améris aurait donc retardé le lancement de ses propres offres sur ce marché.

Concernant le marché fixe, cette offre aurait permis à la société Y de capitaliser son image de groupe et sa position d’opérateur dominant, au détriment d’X J qui a souffert de cet effet d’image. En effet, cette offre, loin d’être insignifiante, représentait un pourcentage non négligeable du chiffre d’affaires de France J à la fin de l’année 2005. L’offre a en outre été utilisée par des clients jusqu’en 2006, soit pendant plusieurs années d’activité d’X J sur le marché de téléphonie fixe, cet opérateur étant présent sur ce marché depuis 1999.

La société Y récuse toute faute génératrice de préjudice de sa part sur le marché de la téléphonie fixe à destination des entreprises : le seul effet, qualifié d’abusif par l’Autorité de la concurrence, a été constaté sur le marché des services de téléphonie mobile à destination des professionnels.

Par ailleurs, la société Y rappelle que ce n’est pas l’offre en elle-même qui a été sanctionnée mais le caractère non justifié de la discrimination envers Bouygues J I. Elle souligne que la société X J est présente sur le marché de la téléphonie fixe dès 1999. Au demeurant, Y affirme que pendant la commercialisation de cette offre entre juin 1999 et mai 2002, X J ne considérait pas le segment de la téléphonie fixe professionnelle comme une priorité ; ainsi, sa quasi-absence sur ce marché à cette époque résultait entièrement de ses propres choix commerciaux.

Elle réfute également toute faute génératrice de préjudice sur le marché de la téléphonie mobile à destination des professionnels. Ni l’Autorité ni la cour d’appel de Paris n’ont évoqué un objet anticoncurrentiel de l’offre, ou démontré en quoi la pratique avait pu avoir un effet sensible sur le marché ; le jugement n’a donc pas pu démontrer une faute au regard du droit de la responsabilité civile délictuelle.

Par ailleurs, elle soutient que la société X J n’avait pas encore lancé ses offres de téléphonie mobile à l’égard des clients professionnels et n’a donc pas pu subir de préjudice sur le marché mobile. Ainsi, la pratique sanctionnée par l’Autorité de la concurrence ne concernait nullement X J, puisqu’elle était absente du segment de la téléphonie mobile à destination des professionnels jusqu’en 2007. La société Y affirme ne plus compter d’abonnés à l’offre Avantage Ameris à la date du lancement des offres mobiles professionnelles d’X J.

La société Y I expose à titre subsidiaire qu’il n’y a pas non plus de lien de causalité direct et certain entre ses agissements et le prétendu préjudice d’X J. Elle soutient que si une juridiction peut s’appuyer sur une décision de condamnation d’une autorité de concurrence pour démonstrer l’existence d’une faute ouvrant droit à réparation, il est toutefois nécessaire qu’elle procède à la démonstration de l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre la faute et le dommage prétendument subi. Sur le marché fixe professionnel, Y rappelle que le positionnement d’X J ne résulte que de ses propres choix commerciaux. Sur le marché mobile professionnel, Y défend qu’X J travaillait encore sur le projet de son offre pour les professionnels en 2006, soit bien après la fin de la pratique en cause ; elle ne démontrerait nullement avoir eu l’intention d’entrer sur ce segment professionnel avant 2007.

Y I affirme par ailleurs que le tribunal a violé l’article 1240 (anciennement 1382) du code civil établissant le principe de la responsabilité personnelle, en ce qu’il l’a tenue responsable d’une pratique mise en oeuvre exclusivement par une société juridiquement distincte, à savoir Y SA.

XXX

L'« Avantage Améris » était une option tarifaire gratuite proposée par France J pour tout titulaire d’un abonnement professionnel au réseau téléphonique commuté de France J ou au réseau Numéris. Cette option permettait aux clients qui souhaitaient en bénéficier de se voir appliquer un taux de réduction sur le prix des appels fixes vers les mobiles du réseau Améris (marque commerciale de France I Mobile, devenue Y I).

France J a maintenu la commercialisation de l'« Avantage Améris » après l’arrivée sur le marché de Bouygues J à la fin de l’année 2000 et ce, jusqu’à la fin du mois de mai 2002, date à laquelle il l’a remplacé par la nouvelle offre « Avantage Mobiles Plus » qui prévoyait des réductions sur le prix des appels fixes vers les téléphones mobiles de la zone Antilles-Guyane, quel que soit le réseau mobile destinataire. Au delà du mois de mai 2002, France J a maintenu l’option « Avantage Améris » pour les clients qui l’avaient souscrite avant cette date, car l’opérateur n’a pas procédé à la résiliation de l’option.

L’Autorité de la concurrence a estimé qu’en commercialisant l’offre « Avantage Améris » après l’arrivée de Bouygues J sur le marché en décembre 2000, jusqu’au 21 mai 2002, puis en la maintenant postérieurement à cette date jusqu’à la fin de l’année 2005 pour les clients qui l’avaient déjà souscrite, la société France J avait abusé de sa position dominante sur le marché des services de téléphonie fixe à destination des entreprises et ainsi méconnu les dispositions des articles L.420-2 du code de commerce et 82 du traité CE, devenu 102 du traité TFUE, en avantageant sa filiale Y I sur le marché de la téléphonie mobile à destination des entreprises.

Il convient, en premier lieu, de mettre hors de cause la société Y I qui n’est pas l’auteur de la pratique.

En deuxième lieu, il y a lieu de souligner que cette pratique, mise en oeuvre par la société Y, n’a pu jouer à l’encontre d’X J qu’à compter de son entrée sur le marché, soit en décembre 2004 en Guyane et en décembre 2005 dans les Antilles. La société X J n’a donc été potentiellement affectée par les pratiques qu’en 2005 et sur le seul territoire de la Guyane.

Par ailleurs, il n’est pas démontré que cette pratique, qui avait pour objet d’avantager les communications mobile d’Y I, ait affecté le segment de la téléphonie fixe à destination des entreprises, seul celui de la téléphonie mobile à destination des entreprises l’ayant été.

Enfin, lorsque la société X J est entrée sur le segment de la téléphonie mobile professionnelle après décembre 2006, plus aucun abonné d’Y n’avait accès à l'« Avantage Améris ». X J est entrée sur le segment professionnel du marché mobile alors que l'« Avantage Améris » avait totalement disparu. La clientèle à laquelle elle pouvait prétendre sur les marchés de la téléphonie mobile, qui n’avait plus accès à l'« Avantage Améris », était donc libre pour la société X J.

Par ailleurs, l’offre d’X J sur le marché mobile professionnel était encore en préparation en décembre 2006.

La société X J a en effet publiquement déclaré le 11 décembre 2006 dans son document de base d’introduction en bourse que : « (à) la date d’enregistrement du présent document de base, (X J) ne propose pas d’offre GSM à destination des entreprises et des collectivités. (') (X J) travaille actuellement au développement d’une offre mobile professionnelle ».

Si la société X J soutient dans ses conclusions du 14 février 2017 que l'« Avantage Améris » aurait « retardé le lancement de telles offres (mobiles à destination des professionnels) », cette affirmation n’est nullement démontrée.

D’une part, la société X J n’établit pas avoir eu l’intention d’entrer sur le segment professionnel avant 2007 et la pièce qu’elle cite à l’appui de son allégation, à savoir son document de base d’introduction en bourse du 11 décembre 2006, le confirme. L’extrait de la page 46 de ce document permet de constater qu’X J travaillait encore sur le développement d’une offre mobile professionnelle en décembre 2006, c’est-à-dire à une période où Y ne comptait plus aucun abonné à l’offre « Avantage Améris ».

La société X J ne produit aucune pièce (présentation stratégique, plan d’affaires, ou autre…) de la période 2000-2005 démontrant qu’elle aurait eu l’intention sérieuse d’entrer sur le marché de la téléphonie mobile professionnelle à cette époque.

Elle ne démontre pas, a fortiori, en avoir été empêchée par le maintien de l'« Avantage Améris ».

L'« Avantage Améris » n’a donc pu avoir un quelconque impact direct et certain sur l’activité et le développement d’X J, que ce soit sur le segment de la téléphonie fixe à destination des professionnels ou sur le marché de la téléphonie mobile.

Il y a donc lieu d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a estimé que la société X J avait subi un préjudice du fait de cette pratique.

Conclusion sur les fautes civiles commises

Au total, seule la pratique de fidélisation mise en oeuvre jusqu’en avril 2005 par la société Y I, contraire aux articles L. 420-2 du code civil et 102 du TFUE, et constitutive d’une faute civile, est directement à l’origine du préjudice invoqué par la société X J, soit le gain manqué, correspondant aux clients abusivement réengagés par la société Y I, qui n’ont pu être acquis par elle.

Sur la valorisation des préjudices

En conséquence de la réduction du nombre des fautes civiles retenues, la cour n’examinera que les demandes d’indemnisation de la société X J relatives à la pratique de fidélisation abusive du programme « Changez de Mobile », mis en oeuvre jusqu’en avril 2005.

Sur l’évaluation du manque à gagner

La société X J soutient que l’évaluation de ce chef de préjudice est exacte, et n’est pas surévaluée, puisqu’elle s’appuie sur les propres chiffres d’Y I concernant le nombre de clients qu’elle a fidélisés dans le cadre de son programme « Changez de Mobile ». X J défend la méthode d’évaluation suivie par le cabinet A, affirmant que les rapports C, sur lesquels s’appuient Y et Y I, ne sont pas pertinents. Elle évalue ce préjudice à 2,92 millions d’euros hors actualisation, et à 5,27 millions d’euros avec actualisation à mi-2013.

Les sociétés Y et Y I affirment, à titre infiniment subsidiaire, au cas où la cour considèrerait qu’X J a été bel et bien affectée par la pratique, que cette dernière ne procède à aucune démonstration circonstanciée de l’existence de son préjudice et de son quantum.

Y I expose que l’évaluation de ce préjudice n’est pas explicitée par le tribunal, dont le jugement est entâché d’un défaut de motivation, et que l’étude A sur laquelle est fondée l’évaluation du tribunal souffre de nombreuses failles. Elle soutient que les scénarios de référence retenus par ce rapport pour le calcul du préjudice sont contestables, approximatifs et erronés. Elle avance que le nombre de clients fidélisés en conséquence de la mise en oeuvre de ce programme aurait été, de ce fait, surévalué.

xxx

La société X J se fonde, pour évaluer son préjudice, sur deux expertises établies par le cabinet B Associés et par le cabinet A.

L’étude du cabinet B évalue le préjudice subi par la société X J de la fin des années 2004, date du lancement effectif des activités d’X J en Guyane, jusqu’à 2010.

S’agissant du préjudice résultant de la fidélisation abusive (page 30 du rapport), cette étude compare l’évolution du marché pospayé, tel qu’affecté par la pratique anticoncurrentielle, avec l’évolution du marché telle qu’elle aurait due être en l’absence de la pratique. Ce scénario contrefactuel résulte d’une comparaison (benchmark) avec la moyenne des parts de marché des troisièmes opérateurs entrants dans un échantillon de 17 pays européens sur le segment du postpayé. Il permet de calculer, par comparaison avec la part effective d’X J, le nombre des abonnés postpayés perdus par X J à cause de la pratique. Le préjudice de fidélisation correspond à la marge brute sur les appels abonnés post payés de laquelle on ôte les coûts d’acquisition économisés. Alors que dans le scenario contrefactuel, X J aurait dû acquérir environ 17,7 % des abonnements postpayés, sa part effective s’élève en 2010 à 9 %. Le préjudice subi s’élève de 2005 à 2010 à 12,05 millions d’euros et le préjudice futur résultant du retard sur le segment du postpayé (2011-2013) à 3,4 millions d’euros. Le retard de développement hors postpayé est évalué à 22,5 millions d’euros.

L’étude effectuée par le cabinet A répond aux critiques formulées par N-O P et C, experts en économie et en finances, dans un avis établi à la demande d’Y I. Cet avis critiquait notamment la comparaison avec des pays dont les caractéristiques étaient très différentes de la zone Antilles-Guyane. Le préjudice est évalué à 3,39 millions d’euros, dont 2,87 millions au titre du premier programme et 0,52 du second programme, mis en 'uvre après 2005.

L’étude A adopte une autre méthode que celle de l’étude B et évalue, sur la même période, le dommage subi par X J grâce à l’étude des séries (ou « cohortes ») de clients qui se sont trouvés réengagés abusivement chez Y I à cause du programme « Changez de mobile », à partir des données communiquées durant l’instruction par la société Y I elle-même. Le tribunal l’a retenue comme base de calcul.

L’évaluation contenue dans le rapport du cabinet A, correspondant à la valorisation des abonnés prétendument perdus par X J du fait du programme « Changez de mobile » et du programme mis en place en avril 2005, repose, d’une part, sur une détermination des abonnés prétendument fidélisés par Y I (1°) et, d’autre part, sur une détermination des clients supposés perdus par X J en appliquant aux abonnés fidélisés la part de marché qu’X J aurait dû obtenir (2°).

Cette méthode permet ensuite de valoriser les clients perdus par X J, chacun à partir du manque à gagner associé (durée de vie, D, taux de marge) et en tenant compte des coûts d’acquisition évités (3°).

Les abonnés prétendument fidélisés par Y I sont déterminés en comparant l’évolution du parc d’abonnés d’Y I observée : – dans une situation réputée « réelle » où, chaque mois, les nouveaux clients souscrivant aux offres de fidélisation litigieuses sont inaccessibles pour la société X J et les autres opérateurs mobile pendant une durée de 24 mois et ensuite connaissent un taux de résiliation à un rythme de 30% par an (ce taux de 30 %, dit « taux d’attrition » ou de « churn » étant, au cours d’une période donnée, la proportion de clients perdus ou ayant changé de produits et services) ; au cours de la période concernée, des cohortes de 4 500 à 5 500 abonnés se seraient réengagées auprès de la société Y I, chaque mois, du fait des programmes litigieux (selon une estimation effectuée à partir des données d’Y I),

— dans une situation réputée « normale» où le parc d’abonnés d’Y I, en l’absence des pratiques reprochées, aurait évolué selon un taux de churn de 30%, dès le premier mois de souscription (les clients n’étant pas réengagés, ils passent directement à la phase de résiliation).

La société Y I reprend à son compte l’avis complémentaire de N-Q P et E, experts en économie et en finance, produit par elle devant le tribunal de commerce (pièce n° 23, pp. 21 et 22) pour mettre en évidence que les scénarios retenus seraient impropres à déterminer les prétendus clients perdus par X J et seraient en tout état de cause entachés de plusieurs erreurs et approximations.

Il convient donc d’examiner ces critiques, successivement, afin de déterminer si l’étude A peut servir de base à l’estimation du préjudice de la société X J.

X

Le droit à réparation du préjudice découlant de pratiques d’éviction est garanti par le Traité, et ce, que les consommateurs et entreprises victimes de l’infraction soient des clients ou des concurrents de son auteur. Ce droit à réparation couvre le dommage réel (damnum emergens), le manque à gagner (lucrum cessans), ainsi que le paiement d’intérêts.

Aux fins de la quantification du préjudice découlant de pratiques d’éviction, telles que celle en cause, il convient d’évaluer le manque à gagner subi par la société X J, dans une acception large, au sens de toute différence entre les bénéfices effectivement réalisés par l’entreprise et ceux qu’elle aurait réalisés en l’absence d’infraction.

De ce point de vue, la cour note que l’approche du cabinet A est conforme à ces principes. Il s’agit d’évaluer le manque à gagner subi par X J du fait des clients fidélisés par le programme « changez de mobile », en comparant un scénario réel reconstitué à partir des données recueillies auprès d’Y I et un scénario hypothétique, ou « contrefactuel », reconstituant la situation qui aurait prévalu en l’absence d’infraction.

1° Les abonnés fidélisés par Y I

La cour observe que, pour déterminer le parc des abonnés prétendument fidélisés (c’est-à-dire des abonnés réengagés dans le cadre du programme et étant encore sous engagement au moment de l’arrivée d’X J sur le marché), le rapport du cabinet A retient une période longue de septembre 2002 à juin 2008, alors que cette période ne peut tout au plus se situer qu’entre décembre 2002 en Guyane/décembre 2003 à la Martinique et en Guadeloupe et mars 2005, seul étant pris en compte, comme vu supra, le programme « Changez de Mobile » , à l’exclusion du second programme mis en oeuvre à la suite de la décision de mesures conservatoires de l’Autorité.

Il convient donc, dès ce stade, de ne pas retenir le préjudice résultant prétendument du second programme, évalué à 0,52 M d’euro par l’étude A, et de le retirer du quantum du préjudice.

La société Y I excipe de l’avis complémentaire d’experts en économie et en finance, M. F et le cabinet E (pièce n° 23, pp. 22 à 26) et de leur note en réponse du 26 novembre 2014 (pièce n° 24), produits par elle en première instance, que le nombre de clients prétendument fidélisés par le programme « Changez de mobile » condamné est artificiellement surévalué dans le rapport du cabinet A.

En premier lieu, selon Y I, l’extrapolation à 5 000 du nombre de clients perdus par mois, retenue par le cabinet A, serait inexacte.

Mais il convient de souligner que l’évaluation du cabinet A a été effectuée à partir des déclarations de la société Y I devant les services d’instruction de l’Autorité, selon lesquelles « le nombre d’abonnés se réengageant de cette manière était globalement stable entre 2002 et 2004 et situé entre 4 500 et 5 500 ». Ce chiffre est certes approximatif, mais il incombait à la société Y I, seule à détenir les chiffres exacts sur ses propres abonnés, de les communiquer. Elle ne saurait donc aujourd’hui, sans mauvaise foi, contester ce calcul. En outre, les réponses apportées par A (pages 6 et suivantes de la pièce 12 d’X J) sont convaincantes. Cette moyenne de 5 000 par mois ne semble donc pas artificiellement gonflée. Par ailleurs, contrairement aux allégations de la société Y I, il n’est pas démontré que le nombre de clients souscrivant au programme litigieux renseigné par Y I pour la période septembre 2002 – octobre 2004 ait été extrapolé de façon injustifiée et arbitraire à la période septembre 2002 ' mars 2005. Il a été fait l’hypothèse plausible que les réengagements se poursuivaient au même rythme pendant la fin de la période. Là encore, seule Y I aurait pû fournir les chiffres, ce qu’elle s’est gardée de faire.

En deuxième lieu, X J expose que seraient inclus, dans l’assiette des clients prétendument fidélisés, des clients qui seraient libres d’engagement avant même l’arrivée d’X J sur le marché, c’est-à-dire des clients parfaitement « adressables » par X J au moment de son arrivée sur le marché.

Mais les seules cohortes de clients nées moins de 24 mois avant l’arrivée de la société X J sur le marché, et donc les seuls abonnés non acquis durant la présence d’X J sur le marché, sont retenus dans le calcul, de sorte que cet argument doit être écarté.

En troisième lieu, il est soutenu que le rapport A intègrerait dans la base de détermination du prétendu préjudice des abonnés qui n’auraient pas pu devenir clients d’X J pour la simple et bonne raison que cet opérateur n’était pas encore présent sur le marché au moment de la fenêtre de réengagement de ces abonnés.

Mais les abonnés non détenus par X J du fait de la fidélisation abusive ne sont calculés, en comparant le parc réel et le parc « contrefactuel », que sur la période de présence d’X J sur le marché.

En quatrième lieu, le rapport du cabinet A ne tiendrait pas compte du taux de « churn » naturel des clients sous engagement (pour raisons externes, comme par exemple déménagement hors du territoire de l’opérateur, défaut de paiement, problèmes techniques non résolus, événements personnels) et reposerait donc sur le postulat faux que les clients prétendument fidélisés sont tous conservés intégralement pendant 24 mois.

Mais, les clients qui souhaitent « churner » doivent s’acquitter des redevances afférentes à l’ensemble de la période d’engagement non réalisée, ce qui a un coût et les freine. Ce taux de « churn » naturel est donc négligeable.

En cinquième lieu, s’agissant des clients qui étaient encore sous engagement au moment de l’arrivée d’X J sur le marché, le rapport du cabinet A ne déduirait pas progressivement de l’assiette des clients prétendument fidélisés ceux qui deviennent libres d’engagement au fur et à mesure et qui peuvent donc parfaitement être recrutés par X J. En effet, le rapport du cabinet A se contente d’appliquer uniquement un taux de churn annuel de 30% à ces clients libres d’engagement alors qu’il convient de les sortir intégralement de l’assiette des clients prétendument fidélisés dans la mesure où les concurrents peuvent les « démarcher ».

Mais ces remarques ne tiennent pas compte de l’effet de fidélisation, qui fait qu’au terme de la période d’engagement de 24 mois, un certain nombre de clients restent chez Y I, de sorte qu’ils ne deviennent pas immédiatement « adressables » par X J, mais avec un décalage dans le temps.

Enfin, en sixième lieu, E met en évidence une erreur de calcul dans l’étude de A portant sur le taux de « churn » de référence. Il convient de procéder à cette correction, qui n’est au demeurant pas contestée par X J (voir page 13 de la pièce 12 de la société X J).

2° Les abonnés perdus par X J

Ces abonnés perdus sont ensuite calculés en appliquant la part de marché d’X J aux abonnés fidélisés. Ce point n’est pas sérieusement contesté par Y I.

3° La « valorisation » des abonnés perdus

Les hypothèses qui ont servi de base au calcul de la valorisation des abonnés perdus ne sont pas sérieusement contestées par Y I.

En effet, le nombre d’abonnés perdus (calculé sur les acquisitions brutes corrigées de l’attrition) est valorisé sur la base de la marge sur coûts variables qui aurait dû être générée par chaque abonné perdu pour X J. L’évaluation de la marge sur coûts variables, de 45%, est cohérente avec la communication financière d’X J.

En définitive, il convient de retenir les conclusions du cabinet A, non utilement contestées par la société Y I, qui répondent aussi aux objections portant sur l’étude B. En effet, cette étude est fondée sur une comparaison avec des marchés de configuration différente, et, par conséquent, moins robuste.

Le préjudice, hors actualisation, subi par la société X J, du fait de la pratique « Changez de mobiles », s’élève à la somme de 2,60 millions d’euros.

Sur le manque à gagner futur

La société X J sollicite également une indemnisation pour manque à gagner futur ou perte de chance résultant du retard de développement subi du fait des pratiques d’Y I et d’Y.

Elle expose que ce préjudice correspond à un gain manqué résultant de l’ensemble des pratiques dénoncées, lui causant, ensemble, une atteinte à l’image et un retard de développement global sur le segment des offres prépayées et des forfaits postpayés du marché mobile. La part de marché qu’elle a atteint en 2010 serait de très loin celle qu’elle pouvait espérer en l’absence des pratiques, par comparaison avec les positions acquises par le troisième entrant sur des marchés comparables. X J évalue ce préjudice à 17,03 millions d’euros hors actualisation, et 31,15 millions d’euros avec actualisation à mi-2010.

Ainsi que le souligne la Commission européenne dans son guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages-intérêts fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 du traité TFUE, « Lorsque des concurrents évincés demandent réparation, ils peuvent chercher à être indemnisés au titre non seulement des bénéfices qu’ils n’ont pas réalisés pendant la durée de l’infraction, mais aussi des bénéfices dont ils ont été privés après la cessation de cette dernière. Cette indemnisation trouve sens, en particulier, lorsqu’ils n’ont pas pu retourner sur le marché ni retrouver intégralement leur part de marché en raison d’effets toujours sensibles de l’infraction à laquelle il a été mis fin. Une réparation serait ainsi demandée pour les bénéfices futurs, à savoir ceux qui seront vraisemblablement perdus une fois l’affaire de dommages et intérêts jugée. ».

Mais l’impact de la seule pratique de fidélisation sur la part de marché d’X J et sur son développement peut difficilement être mesuré, compte tenu de la circonstance, que comme il a été vu plus haut, X J a, par ailleurs, réalisé des choix stratégiques qui ont pu retarder son développement.

En toute hypothèse, X J demande à la cour une réparation calculée de manière globale, pour toutes les pratiques (préjudice n° 4 du rapport A), même celles que la cour a exclu du champ de la réparation, faute de lien de causalité entre ces fautes et les préjudices d’X J. Ce calcul ne peut donc servir de base à l’allocation d’une indemnisation supplémentaire du fait de la seule pratique de fidélisation.

Sur la demande d’actualisation du préjudice d’X J

La société X J soutient que le taux d’actualisation des préjudices qu’elle a subis au taux de rémunération du capital dans le secteur de la téléphonie mobile (qui s’explique par la perte de chance subie par X J liée à l’indisponibilité du capital), arrêté par l’ARCEP, doit être appliqué à l’ensemble de la période couverte par les différents chefs de préjudice jusqu’à leur paiement. Elle demande donc que le jugement entrepris, en ce qu’il n’a appliqué ce taux que jusqu’au 11 octobre 2010, date de l’assignation, à compter de laquelle il a appliqué le taux des intérêts légaux, soit infirmé sur ce point. Elle demande l’application cumulative d’intérêts de retard au taux légal à compter de la date de l’assignation, afin de tenir compte à la fois de l’érosion monétaire et de la perte de chance.

Les sociétés Y et Y I répliquent qu’X J ne peut se contenter de postuler que si les sommes indemnisant le préjudice matériel évoqué avaient été disponibles, elles auraient été assorties d’un taux de rentabilité égal au taux WACC (Weighted Average Cost of Capital ») ; elle doit le démontrer. Or, il n’est pas démontré qu’X J aurait trouvé des projets d’investissement nouveaux permettant de les faire fructifier au taux de rentabilité exigé de ses actionnaires. Le taux d’actualisation demandé par X J augmenterait ainsi de manière disproportionnée le quantum de ses préjudices. Les deux sociétés affirment ainsi qu’une actualisation avantageuse sur la base du taux ARCEP inciterait à assigner en justice le plus tard possible afin de faire « fructifier » le plus longtemps possible la créance de dommages-intérêts.

De plus, les deux sociétés affirment que la perte de chance dont X J demande la réparation n’est pas démontrée en l’espèce, puisque n’est pas démontrée la disparition certaine et définitive de la probabilité d’une éventualité favorable, laquelle doit être réelle, sérieuse, et actuelle ou imminente.

Enfin, il ressortirait de la jurisprudence et du guide pratique de la Commission européenne que l’érosion monétaire et l’indisponibilité du capital sont réparées ensemble par l’application du taux d’intérêt légal, et non distinctement.

XXX

Il est constant que comme l’a rappelé la Cour de justice, le droit à réparation couvre non seulement les pertes subies et le manque à gagner mais aussi le paiement des intérêts. La Cour de justice a précisé que la réparation intégrale devait inclure la compensation des effets négatifs résultant de l’écoulement du temps depuis la survenance du préjudice causé par l’infraction, à savoir l’érosion monétaire, mais également la perte de chance subie par la partie lésée du fait de l’indisponibilité du capital.

Ce préjudice tenant à l’indisponibilité du capital est donc clairement distinct du préjudice résultant de l’érosion du capital.

Les premiers juges ont, en l’espèce, pour évaluer le préjudice tenant à l’indisponibilité du capital, appliqué à la somme réparant le préjudice (hors actualisation) le taux de rémunération du capital des activités mobiles calculé par l’ARCEP, du 1er juillet 2008 au 11 octobre 2010.

Le cabinet A a, quant à lui, calculé la valorisation de ce poste de préjudice en 2013 sur la base de ce taux, soit à la somme de 4,77 millions d’euros.

Il est constant que le dommage subi par une entreprise continue à produire un effet, dès lors que, dans l’attente de son indemnisation, l’entreprise concernée reste privée de la trésorerie dont elle aurait disposé en l’absence des faits dommageables. Il s’agit donc de mesurer la perte de chance que l’entreprise a spécifiquement subie.

Il incombe à l’entreprise victime de rapporter la preuve de cette perte de chance découlant directement de la non disponibilité de la somme. Selon les cas, elle peut être évaluée en appliquant à la somme dont l’entreprise a été privée le taux d’intérêt légal, correspondant à un placement sans risque. Si l’entreprise démontre que la non disponibilité des sommes dont elle a été privée l’a conduite, soit à restreindre son activité sans pouvoir trouver des financements alternatifs par emprunts ou fonds propres, soit à renoncer à des projets d’investissements dûment identifiés qui étaient susceptibles de rapporter l’équivalent du coût moyen du capital, elle sera évaluée en appliquant le coût moyen pondéré du capital (ou « WACC : « Weighted Average Cost Of Capital »), qui n’est pas un taux de rentabilité effectif, mais un taux requis par les apporteurs de capitaux.

Or, en l’espèce, si la société X J demande à la cour que soit retenu le taux de rémunération du capital des activités mobiles calculé par l’ARCEP, représentant le coût moyen pondéré des capitaux dans le secteur des mobiles, elle ne démontre pas que l’indisponibilité de la somme l’aurait conduite à renoncer à des projets d’investissements.

En effet, si elle prétend qu’elle n’a pu investir la somme dont elle a été privée, elle ne fait état que de perspectives générales et vagues de développement de son activité, dans son document d’introduction en bourse, et non de projets précis et aboutis d’investissements, auxquels elle aurait dû renoncer à cause de la pratique de fidélisation incriminée, et encore moins des rendements attendus de ces projets.

La perte de chance de la société X J résultant de l’indisponibilité du capital sera donc suffisamment réparée par l’application, à la somme de 2,6 millions, des intérêts au taux légal, majoré de 0,5 point, à compter d’avril 2005, date de fin des pratiques, et jusqu’au parfait paiement de cette somme.

Le jugement entrepris sera donc infirmé sur ce point.

Sur les frais de procédure

X J prétend qu’elle aurait subi des pertes liées à des frais de procédure devant l’Autorité de la concurrence, sollicitant, au titre de ce chef de préjudice, l’allocation d’une somme de 442 000 euros, actualisée à 603 000 euros. Elle produit, à l’appui de cette demande, les factures émises par le cabinet Bird & Bird, au titre des frais d’avocats exposés dans le cadre de la procédure devant l’Autorité.

Y I affirme que c’est à bon droit que le tribunal a affirmé qu’il ne pouvait se prononcer sur les frais exposés dans le cadre d’une procédure extérieure à sa juridiction. Par ailleurs, Y I affirme que les allégations d’X J ne sont étayées par aucune pièce, les pièces produites (factures de Bird & Bird) n’étant pas pertinentes. En tout état de cause, ce préjudice ne serait pas non plus réparable.

X

Les frais d’avocat engagés devant l’Autorité ne sont pas remboursés par celle-ci à l’issue de la procédure, l’article 700 du code de procédure civile n’étant pas applicable devant l’Autorité.

Ces frais sont pourtant la conséquence directe des pratiques anticoncurrentielles dont l’Autorité avait été saisie, et, notamment de la pratique de fidélisation litigieuse. Il existe donc bien un lien de causalité direct et certain entre ces dépenses et la faute.

Il y a donc lieu de condamner la société Y I à payer à la société X J la somme de 71.729 euros, représentant les factures versées aux débats au titre des mois d’octobre et novembre 2006 et sur la période juin 2008 ' septembre 2009, au cours de laquelle les prestations de Bird&Bird étaient facturées dans le cadre du dossier intitulé « Saisine Conseil de la Concurrence », les autres factures n’étant pas spécialement détaillées et pouvant aussi bien concerner d’autres saisines.

En l’absence de toute justification, la cour n’appliquera pas à cette somme le taux d’actualisation sollicité, mais le taux d’intérêt légal à compter de la date du jugement entrepris.

Sur la communication de l’arrêt

Il y a lieu, pour l’application du 2 de l’article 15 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne (devenus articles 101 et 102 du TFUE), et conformément à l’article R.470-2 du code de commerce, de faire notifier cet arrêt par le greffe de la cour à la Commission européenne, à l’Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l’économie, par lettre recommandée avec accusé de réception.

PAR CES MOTIFS

REJETTE l’exception d’irrecevabilité de la pièce n° 42 d’Y I et n° 14 d’Y,

CONFIRME le jugement entrepris, sauf en ce qu’il a estimé que le programme modifié « changez de mobile » mis en 'uvre d’avril 2005 à juin 2008 constituait une faute d’Y I génératrice de préjudice pour X J, en ce qu’il a retenu l’avantage Améris comme une pratique fautive d’Y génératrice de préjudice pour X J, sur le quantum du préjudice subi par X J et son actualisation, ainsi que sur les frais de procédure,

L’INFIRME sur ces différents points,

Et, statuant à nouveau,

DIT que le programme modifié « changez de mobile » mis en 'uvre d’avril 2005 à juin 2008 ne constituait pas une faute d’Y I génératrice de préjudice pour X J, CONDAMNE la société Y I à payer à la société X J la somme de 2,6 millions, majorée des intérêts au taux légal à compter d’avril 2005, date de fin des pratiques, et jusqu’au parfait paiement de cette somme.

DÉBOUTE la société X J de sa demande tendant à voir appliquer à cette somme le taux de rémunération du capital dans les activités mobiles calculé par l’ARCEP,

CONDAMNE la société Y I à payer à la société X J la somme de 71 729 euros au titre de ses frais de procédure, assortie des intérêts au taux légal, majoré de 0,5 point, à compter du 16 mars 2015,

CONDAMNE la société Y I aux dépens de l’instance d’appel,

LA CONDAMNE à payer à la société X J la somme de 80 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

DIT que cette décision de justice, qui statue sur le fondement de l’article 102 du TFUE, sera notifiée par le greffe de la Cour à la Commission européenne, à l’Autorité de la concurrence et au ministre chargé de l’économie, par lettre recommandée avec accusé de réception.

Le Greffier La Conseillère pour le Conseiller faisant fonction de Président empêché

Vincent BRÉANT K L M

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Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 10 mai 2017, n° 15/05918