Tribunal Judiciaire de Lyon, 23 mars 2021, n° 17/01144

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
TJ Lyon, 23 mars 2021, n° 17/01144
Numéro(s) : 17/01144

Sur les parties

Texte intégral

— 

TRIBUNAL Pour expédition certifiée

JUDICIAIRE JUDICIAIRE conforme à la minute

DE LYON Le Greffier,

Chambre 10 cab 10 H

Rhône N° RG 17/01144 – N° Portalis DB2H-W-B7B-RCHE

Jugement du 23 Mars 2021

REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Le Tribunal judiciaire de LYON, statuant publiquement et en premier ressort, a rendu, le 23 Mars 2021 devant la Chambre 10 cab 10 H le jugement contradictoire suivant,

Après que l’instruction eut été clôturée le 04 Mars 2019, et que la cause eut été débattue à l’audience publique du 10 Novembre 2020 devant :

Julien SEITZ, Président,

Marc-Emmanuel GOUNOT, Vice-Président,

Arnaud POREE, Vice-Président,

Siégeant en formation Collégiale,

Assistés de Sylvie ANTHOUARD, Greffier,

Et après qu’il en eut été délibéré par les magistrats ayant assisté aux débats Notifié le : 25103\21 dans l’affaire opposant :

DEMANDERESSES Grosse et copie à :

Maître Caroline J de la SCP

La société F-G, E.U.R.L. I J K – 239

Maître Z A de dont le siège social est sis […] prise en la personne de sa gérante en exercice

représentée par Maître Z A de la SELARL EPSILON, avocats au barreau de LYON
Madame B Y née le […] à J (75013), domiciliée chez CLAM, […]

représentée par Maître Z A de la SELARL EPSILON, avocats au barreau de LYON

DEFENDEURS

La Société DLD, SAS dont le siège social est sis 37 rue des Mathurins – 75008 J prise en la personne de son représentant légal en exercice

représentée par Maître Caroline J de la SCP I J


3

Dans leurs conclusions n°3 notifiées le 27 décembre 2018, Madame B Y et la société F

G sollicitent, au visa des articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, des articles 9, 1382 ancien et 1240 nouveau du Code civil, L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, 515 du Code de procédure civile et 6.III-1 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, qu’il plaise :

Sur la liberté d’expression :

dire et juger que le jeu LIMITE LIMITE est un jeu développé à des fins purement et exclusivement commerciales, et qu’il ne constitue pas un exercice de la liberté d’expression,

dire et juger à titre subsidiaire que l’atteinte aux droits de Mademoiselle B Y n’est pas proportionnée à l’exercice de la liberté d’expression à travers la commercialisation du jeu LIMITE LIMITE, rejeter en conséquence les demandes de la société DLD et de Monsieur C X relatives

à la liberté d’expression,

Sur les actes d’exploitation injustifiés de la marque :

dire et juger que la marque « D E » est une marque renommée, dire et juger que la société DLD fait un usage illicite de la marque «< D E » dans la vie des affaires aux fins de tirer partie de sa notoriété,

#

dire et juger que l’usage illicite de la marque «< D E », accompagnée de messages avilissants, a gravement porté atteinte à la renommée et à l’image de cette marque et a causé un préjudice aux demanderesses,

Par conséquent :

condamner la société DLD à cesser tout usage de la marque « D E » sous quelque forme que ce soit,

condamner la société DLD à retirer du commerce les cartes « Biffler D E » et « Une sextape d’D E sur périscope » dans toutes leurs formes, numériques ou physiques, assortir cette condamnation d’une astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter de la signification du jugement à intervenir,

condamner la société DLD à verser à la société F-G, qui exploite la marque « D E » la somme de 30.000 euros, et à Mademoiselle B Y, qui est titulaire de la marque

< D E » la somme de 15.000 euros en réparation du préjudice subi par ces dernières,

rejeter les demandes de la société DLD et de Monsieur C X sur le fondement de la parodie de marque,

A titre subsidiaire, sur les actes de parasitisme commis par les défendeurs :

dire et juger que la société DLD a commis des actes de parasitisme économique en faisant usage du signe

< D E » dans la vie des affaires, aux fins de tirer partie de sa notoriété et de se placer dans son sillage, pour commercialiser ses propres produits,

dire et juger que la société DLD a porté atteinte à la valeur du signe « D E »>,

Par conséquent :

condamner la société DLD à cesser tout usage du signe < D E » sous quelque forme que ce soit,


condamner la société DLD à retirer du commerce les cartes «< Biffler D E » et « Une sextape d’D E sur périscope » dans toutes leurs formes, numériques ou physiques,

assortir cette condamnation d’une astreinte de 1.000 euros par jour de retard à compter de la signification du jugement à intervenir,

condamner la société DLD à verser à la société F-G, qui exploite le signe «< D E» la somme de 30.000 euros,

Sur les atteintes aux droits de la personnalité de Mademoiselle B Y:

dire et juger que le pseudonyme de Mademoiselle B Y est un attribut de sa personnalité et qu’il jouit d’une forte notoriété,

dire et juger que les défendeurs ont fait un usage illicite du pseudonyme de Mademoiselle B Y en l’exploitant sans son consentement,

dire et juger que les défendeurs ont volontairement porté atteinte à la réputation de Mademoiselle B Y en associant son pseudonyme « EnjoyPhoenix » à un contenu outrageant et dégradant, dire et juger que les faits rapportés constituent une atteinte d’une particulière gravité à la réputation de Mademoiselle B Y, susceptible d’avoir un effet direct sur sa vie privée,

dire et juger que Monsieur X a volontairement nui à la réputation de Mademoiselle B Y

->

en ne répondant pas à la mise en demeure qui lui a été adressée aux fins de résoudre amiablement le litige en cours, mais, au contraire, en divulguant son contenu dans la presse,

Par conséquent :

condamner la société DLD à verser à Mademoiselle B Y la somme de 25.000 euros à titre de dommages et intérêts,

condamner Monsieur C X à verser à Mademoiselle B Y la somme de 20.000 euros

à titre de dommages et intérêts,

ordonner la publication de la décision à intervenir en première page du site internet www.limitelimite.com, pendant une durée d’un mois à compter de la signification du jugement à intervenir, et sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard,

En tout état de cause :

condamner Monsieur C X à payer à la société F-G et à Mademoiselle B Y la somme de 2.500 euros chacune sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile,

condamner la société DLD à payer à la société F-G et à Mademoiselle B Y la somme de 2.500 euros chacune sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens, ordonner l’exécution provisoire du jugement,

mettre à la charge des défendeurs, en cas d’exécution forcée de la décision à intervenir, les sommes retenues par l’Huissier de Justice instrumentaire au titre de l’article 10 du Décret n°96-1080 du 12 décembre 1996, tel que modifié par le Décret n°2014-673 du 25 juin 2014.

Les demandeurs font valoir que:

le jeu litigieu Limite Limite»> comporte une carte similaire à la carte < Biffler D E », intitulée

« Une sextape d’D E sur périscope »,


la décision du juge de la mise en état, qui a autorité de la chose jugée sur l’exception de procédure qui a été soulevée devant lui, a écarté l’application de la loi de 1881 sur la presse, motif tiré de l’absence de discours au sens de cette loi, sans se prononcer sur le caractère injurieux des cartes litigieuses, la satire résultant des termes employés ne justifie pas une protection du jeu au nom du principe de la liberté

d’expression,

les termes employés dans le jeu ne sont ni une pensée, ni une opinion, ni des informations, ni des idées au sens de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sur la liberté d’expression ou au sens de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, mais uniquement la base d’une activité de distraction constituant un produit commercial,

la liberté d’expression accordée aux artistes pour préserver leur liberté de communiquer des idées ne saurait être étendue aux défendeurs, qui ne démontrent pas détenir un droit d’auteur sur un jeu n’emportant par ailleurs une quelconque transmission d’idées,

l’atteinte à l’intimité de la vie privée et aux droits de la personnalité n’est justifiée qu’à proportion de sa valeur contributive au débat démocratique, inexistante en l’espèce,

la marque D E, dont la vocation originelle était de distinguer des vidéos diffusées sur la chaîne Youtube, est devenue une marque renommée au sens de l’article L713-5 du Code de la propriété intellectuelle, dont la notoriété s’étend au pseudonyme employé par Mademoiselle B Y, ainsi qu’au compte Instagram et au compte Twitter éponymes, et qui doit être protégée au delà de la seule

} diffusion de vidéos,

le profit tiré d’une utilisation sans autorisation de la marque est indu et le préjudice causé par une utilisation dégradante doit être réparé en sus,

l’exception de « parodie de marque », inspirée d’une exception de parodie légalement applicable aux œuvres de l’esprit, n’est reconnue par la jurisprudence que si l’utilisation non autorisée de la marque s’inscrit, de façon proportionnée, dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qui n’est pas le cas en espèce,

le parasitisme économique est démontré par le fait que la société DLD a délibérément utilisé la notoriété du signe distinctif D E, en l’apposant sur son propre produit pour en favoriser la promotion

l’atteinte à l’intimité de la vie privée est constituée sous la forme de l’atteinte à la personnalité de B Y parce que son pseudonyme, qui a fait l’objet d’un usage notoire et prolongé, doit être protégé comme un nom patronymique et que celui-ci, même très célèbre, ne peut être légitimement utilisé sans autorisation préalable de son titulaire, fût-ce à des fins artistiques ou humoristiques, a fortiori commerciales,

cette atteinte justifie l’octroi d’une indemnisation distincte, dès lors que la réputation de Madame B Y a gravement souffert de l’usage de son pseudonyme dans des conditions dégradantes, dans un jeu dont la publicité a été de surcroît réalisée auprès du public de B Y via le spectacle d’autres youtubeurs connus.

Dans leurs conclusions n°2 notifiées le 3 octobre 2018, la société DLD et Monsieur C X demandent, au visa des articles 8 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, des articles 29 et 53 de la loi du 29 juillet 1881, de l’article 12 du Code de procédure civile, de l’article 9 du Code civil et de l’article L 713 5 du Code de la propriété intellectuelle, qu’il plaise : débouter Madame B Y et la société F G de l’ensemble de leurs demandes,

condamner solidairement Madame B Y et la société F G à verser la somme de 5.000 euros à la société DLD au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.


3

Les défendeurs soutiennent que: la carte « Une sextape d’D E sur périscope » a été retirée du jeu après réception de la mise en demeure,

les faits relèvent à titre exclusif de la loi sur la presse et l’action se heurte en conséquence à la prescription acquise sur ce fondement, étant observé que le juge de la mise en état a estimé que les expressions litigieuses constituaient un discours dont le caractère injurieux n’était pas établi,

les faits sont légitimés par le principe supérieur de la liberté d’expression, qui implique la liberté de création et le droit à la satire des personnages publics influents, il résulte tant des termes de la carte litigieuse que de l’absence de produit commercialisé sous le nom d’D E que la marque éponyme n’est pas concernée par le présent litige, qui ne vise que le pseudonyme d’une personne physique,

le nombre d’abonnés aux comptes Instagram et Twitter < ENJOYPHOENIX » aurait augmenté depuis la distribution du jeu, ce qui exclut tout préjudice économique, alors qu’aucun autre préjudice n’est pas ailleurs démontré,

l’usage contesté de la marque est couvert par l’exception de parodie de marque consacrée par la jurisprudence,

*la concurrence déloyale par parasitisme n’est pas caractérisée, dès lors qu’il ne peut être reproché à la fois d’avilir une marque et de se l’accaparer, la publication de la mise en demeure sur le site exprimant le désaccord légitime des défendeurs avec l’attitude de B Y,

l’atteinte à la réputation ou l’utilisation illégitime du pseudonyme ne constituent pas une atteinte à l’intimité de la vie privée car il n’est fait état d’aucune révélation d’un fait tiré de la sphère privée.

MOTIFS

Sur la fin de non recevoir tirée de la prescription :

Les défendeurs soulèvent la prescription au titre de la loi de 1881 sur la presse dont les faits litigieux relèveraient exclusivement. La demande invoque les fondements du droit des marques, de la protection de l’intimité de la vie privée et de la responsabilité délictuelle pour concurrence déloyale, mais non l’injure publique sanctionnée par la loi sur la presse. Quand bien même les faits constitueraient un délit de presse, l’article 9 du code civil est un fondement autonome alternatif qu’il est seul demandé au tribunal d’examiner. En conséquence, le régime de courte prescription issu de la loi sur la presse ne trouve pas à s’appliquer. L’assignation du 23 janvier 2017, interruptive de prescription, a été diligentée avant l’expiration du délai quinquennal de droit commun suivant les faits constatés par huissier les 4 et 7 novembre 2016 sur lesquels elle se fonde. La fin de non-recevoir sera donc rejetée.

Sur la liberté d’expression :

Le principe de liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme est invoqué par les défendeurs au soutien de la possibilité de créer une oeuvre d’imagination sans entrave et de se moquer des personnes influentes. Ce principe, loin d’être absolu, est susceptible d’être limité, au regard du même article, en vue de protéger les intérêts d’autrui. Il se heurte à d’autres principes protégés par la même Convention, comme le droit au respect de la vie privée, avec lesquels il doit composer sous la forme d’une confrontation de normes particulières à propos de cas d’espèce. La société DLD et Monsieur X ne sauraient se prévaloir de la liberté d’expression pour justifier, sans distinction ou nuance, toute mention obéissant au principe du jeu « Limite Limite ».



Les défendeurs s’appuient également sur la liberté de création dans la fabrication du jeu « Limite Limite ». La liberté de création ne peut faire cependant l’objet d’un examen séparé de la liberté d’expression dont elle n’est qu’une modalité, dès lors que n’est invoqué aucune norme nationale particulière de protection. En particulier, n’est pas revendiqué par les défendeurs un droit d’auteur portant sur une oeuvre originale dont l’un ou l’autre serait titulaire.

Il sera donc étudié successivement au sujet des atteintes à la marque et à la vie privée invoquées par les demanderesses si l’une ou l’autre sont justifiées par la liberté d’expression ou de création des défendeurs.

Sur l’atteinte à la marque renommée :

A titre liminaire, il convient de préciser que la demanderesse sollicite du tribunal qu’il juge que la marque

D E est une marque renommée. La demanderesse faisant état de deux marques – la marque française n°4169787 et la marque européenne n°16627441 -, l’emploi du singulier peut paraître troublant. Toutefois, tant la chronologie des faits – la marque européenne étant postérieure à l’édition des cartes litigieuses que la compétence de la présente juridiction permettent de considérer qu’il s’agit de se

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prononcer sur le caractère renommé de la marque française n°4169787.

Il y a lieu également d’indiquer que la qualité à agir de la société société F-G n’est pas questionnée.

Sur la reconnaissance de la marque renommée

Doit être considérée comme renommée la marque qui est connue d’une fraction significative du public auquel se trouvent destinés les produits ou services couverts par elle. Afin d’apprécier la renommée d’une marque, il convient de prendre en compte notamment son ancienneté, son succès commercial, l’étendue géographique de son usage, l’importance du budget publicitaire et des investissements qui lui sont consacrés, son référencement dans presse et sur internet ou encore l’existence de sondages attestant de sa connaissance par le consommateur.

Pour établir la renommée de la marque D E n°4169787, les demandeurs produisent des pièces démontrant que 2.693.892 personnes sont abonnées à la chaîne Youtube D E, que 2.239.319 personnes ont vu le tutoriel coiffure n°1 diffusé sur la chaîne Youtube D E, que la bloggeuse connue sous le pseudonyme < D E » est considérée comme la 2ème youtoubeuse française en nombre d’abonnés et que ses comptes Instagram et Twitter sont respectivement suivis par 3,6 millions de personnes et 13,3 milliers de personnes, qu’elle a écrit un livre qui a rencontré un large public et qu’elle a participé à des programmes télévisés populaires, tels que « Danse avec les stars » et «< Fort boyard '>.

Si ces éléments concernent en partie la célébrité de la personne physique connue sous le pseudonyme d’ « D E », cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne sont pas pertinents pour établir celle de la marque. En effet, le succès des services en ligne proposés dès l’origine sous le signe D E est en lien étroit avec l’attachement concomitant du public à la personne qui les propose.

Il n’est pas contestable, aux vu des pièces produites, que la chaîne Youtube D E est suivie par un très grand nombre de personnes. Toutefois, la renommée de la marque s’apprécie par rapport aux produits et services visés au dépôt, de sorte qu’il convient de s’y référer pour déterminer si la marque est connue d’une fraction significative du public auquel ils se trouvent destinés.

La marque D E n°4169787 est notamment déposée pour les produits suivants :

- classe 35: publicité dans le domaine de la mode et de la beauté (à l’exclusion des domaines médicaux et


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pharmaceutiques); publicité en ligne sur un réseau informatique dans le domaine de la mode et de beauté

(à l’exclusion des domaines médicaux et pharmaceutiques).

- classe 41 divertissement dans le domaine de la mode et de la beauté (à l’exclusion des domaines médicaux et pharmaceutiques).

S’il n’est pas démontré que des produits sont vendus sous la marque D E, les services qui sont exploités sous ce signe tendent à renseigner le consommateur sur des aspects touchant à la mode et l’esthétique tout en le divertissant. Le nombre d’abonnés à la chaîne Youtube D E et de personnes ayant visionné le tutoriel coiffure n°1 permet de conclure que la marque est connue d’une fraction significative du public auquel les services de « divertissement dans le domaine de la mode et de la beauté » se trouvent destinés.

Par ailleurs, il n’est pas contesté que les services proposés sous la marque D E, auxquels le consommateur a accès gratuitement, permettent de générer des revenus grâce à leur impact en terme publicitaire, la société défenderesse soulignant elle-même que la demanderesse gagne sa vie grâce aux placements de produits. Ceci implique que les professionnels de la mode et de la beauté ont nécessairement à l’esprit l’engouement suscité par la chaîne Youtube D E et le profit qu’ils peuvent en tirer. En ce sens, la marque est connue d’une fraction significative des professionnels auxquels sont destinés les services de « publicité en ligne dans le domaine de la mode et de la beauté ». Aucune démonstration ne permet en revanche de retenir la notoriété de la marque pour les autres produits et services visés au dépôt.

Sur l’atteinte à la marque renommée :

Aux termes de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle dans sa version applicable à la cause, la reproduction ou l’imitation d’une marque jouissant d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur si celle-ci est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière.

En l’espèce, il est démontré que la société défenderesse a reproduit la marque D E au sein des expressions < Biffler D E » et « Une sextape d’D E sur périscope » (pièce n°3.1, 3.2 et 3.3). Ces cartes évoquent la sexualité d’une personne et non d’un bien immatériel, ce qui serait quelque peu absurde, de sorte que ce contenu vise en premier lieu la personne connue sous le pseudonyme d'«< D E ». Toutefois, l’emploi de cette dénomination fait nécessairement écho aux services proposés par cette personne sous la marque constituée du même signe.

Partant, la marque D E se trouve associée à une pratique et un contenu sexuel alors même

*que les services pour lesquels la marque est renommée sont très éloignés de ce type d’activité et s’adressent en partie à un public très jeune. De plus, l’évocation sexuelle est réalisée dans des termes destinés à choquer, comme le titre du jeu « Limite Limite » semble en faire la promesse.

L’exploitation de la marque D E est donc effectuée dans des conditions propres à ternir son image en ce qu’elle renvoie à un traitement frais et bienséant des questions de mode et de beauté accaparant les jeunes esprits difficilement conciliable avec des représentations pornographiques.

L’emploi du signe D E, très populaire auprès d’un public jeune auquel s’adresse en partie le jeu « Limite Limite », permet également à la société défenderesse, qui poursuit avant tout un but lucratif, de tirer profit du caractère distinctif et de la renommée de la marque litigieuse. Ces exploitations de la marque D E ne sauraient être légitimées par des considérations touchant à la liberté d’expression, dès lors que cette liberté fondamentale n’a pas une valeur supérieure au droit de propriété avec


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lequel elle doit être conciliée et que la société défenderesse ne démontre pas que les usages litigieux seraient justifiés par un motif d’intérêt général alors que l’intention de lucre prévaut en l’espèce sur l’esprit de critique et que la forme choisie vise à dévaloriser plus qu’à informer.

Sur la demande de réparation :

En exploitant les expressions « Biffler D E » et « Une sextape d’D E sur périscope » sans pouvoir se prévaloir valablement des libertés d’expression et de création, la société DLD a commis une faute et généré un préjudice, propres à engager sa responsabilité.

Le préjudice tiré de l’atteinte à la marque renommé sera justement réparé par l’allocation de la somme de 10.000 euros à Madame B Y, titulaire des droits sur la marque, et de la somme de 20.000 euros à la société F-G, concessionnaire.

Il convient également de lui interdire d’utiliser les expressions < Biffler D E » et « Une sextape d’D E sur périscope » sous astreinte de 500 euros par jour de retard dans un délai de 24 heures à compter de la signification du présent jugement.

Il n’y a pas lieu toutefois de faire droit à la demande tendant à « condamner la société DLD à cesser tout usage de la marque D E sous quelque forme que ce soit » en ce qu’elle apparaît trop large, 2

les mesures d’interdictions devant être circonscrites aux faits qui ont été examinés et aux points de droits qui ont été tranchés.

Sur l’atteinte à l’intimité de la vie privée :

L’article 9 du Code civil dispose que chacun a droit au respect de sa vie privée.

Madame B Y considère qu’elle est largement connue sous le pseudonyme de « D E »>, qui correspond à la dénomination utilisée par la carte à jouer litigieuse, ce que les défendeurs ne contestent pas. Il est vrai que c’est le seul nom qu’elle s’attribue sur Youtube et que, ses vidéos étant suivies par plusieurs millions d’abonnés, le nombre de personnes susceptibles d’associer son visage et son activité à ce pseudonyme est sans commune mesure avec le nombre de personnes susceptibles de la connaître exclusivement ou du moins principalement sous son nom d’origine, sans écran interposé.

Le pseudonyme est distinct de la marque même s’il reprend la même appellation. Il est l’attribut d’une personne et non le signe distinctif d’un produit. L’emploi de l’expression « D E », de façon écrite, mais plus encore verbale au cours d’un jeu mettant en scène des personnages et des attitudes, est propre à évoquer la personne de la jeune femme dans l’esprit d’un public cherchant à se divertir par le rire. Cette dernière se sentira donc directement visée par les représentations de la carte litigieuse, quoiqu’elle ne s’identifie pas totalement à son personnage public qui est à l’origine conçu comme un véhicule destiné à assurer la promotion de la marque éponyme.

La demanderesse fait valoir que son nom ne peut être utilisé sans son autorisation alors que ses adversaires estiment que l’atteinte à la vie privée ne peut être caractérisée que par la révélation non autorisée d’un épisode de la vie privée resté inconnu du public. Si le nom ou le pseudonyme est un attribut de la personne, il mérite protection autant que les faits et gestes de la personne. La protection du nom n’est plus assurée quand celui-ci, apparaissant autant de fois que la carte sera jouée, devient l’une des pièces d’un outil fabriqué pour le divertissement public. Un pseudonyme singulier acquis par l’usage, plus encore que le nom patronymique, peut certes être partagé avec autrui à des fins lucratives, notamment en vue d’assurer une promotion publicitaire, mais son appropriation non consentie est fautive car elle prive le titulaire de ce qui est devenu une part de lui-même.


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La célébrité de la personne ne confère pas la qualité de chose publique au pseudonyme qu’elle porte car cette célébrité ne lui retire pas son identité dont fait partie le pseudonyme. A moins que, de façon exceptionnelle, elle prenne la forme d’une volonté permanente de s’afficher publiquement, une grande notoriété ne supprime pas la sphère privée. Celle-ci mérite même sans doute d’autant plus de protection qu’elle est exposée à subir les agressions suscitées par une image publique qui n’est jamais totalement positive. Le pseudonyme d’une personne très célèbre échappe à son titulaire qui n’est plus en mesure de contrôler l’usage que le public en fait, mais cette situation n’exclut pas la possibilité de caractériser d’un abus spécifique de la part d’un tiers, engageant la responsabilité de celui-ci envers le titulaire.

L’utilisation du pseudonyme sans consentement engage la responsabilité de son auteur si elle cause un préjudice et ce dommage est nécessairement caractérisé si l’utilisation s’effectue dans des conditions dégradantes. L’association, dans une même expression, d’ « D E » à un acte de pénétration sexuelle par un sexe masculin ou à une pratique sexuelle comprise comme une gifle donnée au moyen d’un sexe masculin est dégradante dans la mesure où elle est de nature à favoriser dans l’esprit du public l’émergence d’une représentation imaginaire de vie sexuelle, alors que H Y ne livre pas au public cet aspect de sa vie, ni n’intègre le genre masculin dans ses videos traitant de beauté féminine plastique.

L’édition < Limite Limite », à la faveur d’un effort de création humoristique, poursuit prioritairement la satisfaction des intérêts privés marchands de l’éditeur, qui ne sauraient légitimer, au nom de la liberté d’expression et de parodie, une exception à la protection de la vie privée personnelle. L’humour du jeu s’inspire d’une réalité humaine trop crue pour garantir de la part de ses amateurs, eu égard à la faible consistance de la personnalité d’ «< D E » sur le sujet de la sexualité, un emploi doté de la distance communément appelée « second degré ». La vie privée s’en trouve donc excessivement ternie au regard de l’effet humoristique obtenu.

La demanderesse fait valoir qu’elle a souffert de l’utilisation dégradante de son pseudonyme sa réputation personnelle auprès de ceux qui ont eu accès à la publicité pour le jeu « Limite Limite » réalisée sur You Tube, ce que la défense ne conteste pas, même s’il est difficile d’en apprécier l’impact en terme de volume du public ainsi touché et de regard porté désormais sur la youtoubeuse D E au cours et en dehors de ses spectacles. Le retentissement sur la vie privée de Madame Y n’est pas perceptible, mais la divulgation sur Twitter de la mise en demeure légitimement adressée par « D E » à l’éditeur le 21 novembre 2016 en vue de faire cesser la diffusion de la marque n’a pu qu’attiser l’attention du public sur l’image négative propagée par la société DLD.

L’ensemble du préjudice peut être évalué à 5.000 euros. Madame Y incrimine à la fois la faute de la société DLD et la faute personnelle de son dirigeant Monsieur X. Même si Monsieur X a décidé personnellement de publier la mise en demeure en réponse à la réaction de Madame Y, il ne paraît pas, globalement, avoir agi autrement que dans son rôle de dirigeant de la société DLD, de telle sorte qu’aucune faute distincte de celle de la société ne peut lui être reprochée. La réparation du préjudice de 5.000 euros sera donc mise à la charge de la société DLD exclusivement.

La gravité de l’atteinte à la marque et à la vie privée, ainsi que le rejet de tout compromis par les défendeurs justifient une mesure de publication de la décision en première page du site internet www.limitelimite.com pendant un mois à compter de la signification du jugement à intervenir, dans le délai de 24 heures à compter de la date à laquelle le présent jugement sera passé en force chose jugée et sous astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard. تنا

Sur les dépens et la mise à la charge du débiteur des frais d’exécution forcée :

La société DLD qui succombe sera condamné aux dépens.

Les frais de recouvrement forcé de créances à la charge du créancier sont mis à la charge du contrefacteur par l’article R 444-55 du code de commerce. La société DLD étant condamnée comme contrefactrice, il n’y a pas lieu de statuer sur la mise à sa charge des frais d’exécution forcée comme le demandent ses créancières.


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Sur l’article 700 du code de procédure civile :

La société DLD, condamnée aux dépens, devra verser la somme de 2.500 euros à Madame Y d’une part et 2.500 euros à la société F-G d’autre part comme demandé.

Sur l’exécution provisoire :

L’ancienneté du litige justifie que l’exécution provisoire soit ordonnée, hormis pour la publication sur le site internet.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, par jugement contradictoire, rendu publiquement et premier ressort,

REJETTE l’exception d’irrecevabilité,

CONDAMNE la société DLD à verser à 20.000 euros (vingt mille euros) à la société F-G et 10.000 euros (dix mille euros) à Madame B Y en réparation de la contrefaçon de la marque D E,

INTERDIT à la société DLD d’utiliser les expressions < Biffler D E » et « Une sextape d’D E sur périscope » sous astreinte de 500 euros par jour de retard dans un délai de 24 heures à compter de la signification du présent jugement,

CONDAMNE la société DLD à verser 5.000 euros (cinq mille euros) à Madame B Y en réparation de l’utilisation illégitime du pseudonyme «< D E » ou « EnjoyPhoenix »,

ORDONNE la publication du jugement en première page du site internet www.limitelimite.com, dans le délai de 24 heures à compter de la date à laquelle le jugement sera passé en force de chose jugée et pendant le délai d’un mois, cette condamnation étant assortie d’une astreinte de 500 euros par jour de retard,

CONDAMNE la société DLD à verser la somme de 2.500 euros (deux mille cinq cents euros) à la société F-G d’une part et à Madame B Y d’autre part en application de l’article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la société DLD à la charge des dépens de l’instance,

REJETTE toute autre demande de condamnation,

ORDONNE l’exécution provisoire, sauf pour ce qui concerne la publication du jugement.

Le Greffier Président

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Tribunal Judiciaire de Lyon, 23 mars 2021, n° 17/01144