CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE SERVES c. FRANCE, 20 octobre 1997, 20225/92

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Chronologie de l’affaire

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Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 1er décembre 2023

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Conseil Constitutionnel · Conseil constitutionnel · 1er décembre 2023

Commentaire Décision n° 2023-1072 QPC du 1er décembre 2023 M. Adel M. (Déposition sous serment des témoins entendus par le juge d'instruction) Le Conseil constitutionnel a été saisi le 6 octobre 2023 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1284 du 4 octobre 2023) d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée M. Adel M. portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 103 et 108 du code de procédure pénale (CPP), dans leur rédaction issue de la loi n° 57-1426 du 31 décembre 1957 instituant un code de procédure pénale. …

 

www.cabinetaci.com · 22 avril 2022

La valeur du témoignage La valeur du témoignage I — Le refus de témoigner (La valeur du témoignage) Article 434-15-1 : le fait de ne pas comparaitre, de ne pas prêter serment ou de ne pas déposer, sans excuse ni justification, devant le juge d'instruction ou devant un officier de police judiciaire agissant sur commission rogatoire par une personne qui a été citée par lui pour y être entendue comme témoin est puni de 3 750 euros d'amende. La CEDH ne condamne pas le principe d'une telle condamnation pour entrave à la justice, elle estime que : « les condamnations du requérant à des …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Chambre), 20 oct. 1997, n° 20225/92
Numéro(s) : 20225/92
Publication : Recueil 1997-VI
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Arrêt Deweer c. Belgique du 27 février 1980, série A n° 35, p. 22, § 42, p. 24, § 46
Arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A n° 51, p. 33, § 73
Arrêt Funke c. France du 25 février 1993, série A n° 256-A, p. 22, § 44
Arrêt John Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions ("Recueil") 1996-I, p. 49, § 45
Arrêt Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2064, § 68
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Non-violation de l'art. 6-1 ; Non-violation de l'art. 6-1+6-3-b ; Non-lieu à examiner l'art. 10
Identifiant HUDOC : 001-62666
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:1997:1020JUD002022592
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Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE SERVES c. FRANCE

(82/1996/671/893)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 1997

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.


Liste des agents de vente

Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,

  B-1000 Bruxelles)

Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher

  (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)

Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat

  A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC 's-Gravenhage)


SOMMAIRE[1]

Arrêt rendu par une chambre

France – condamnations d’une personne en raison de son refus de prêter serment et de déposer devant le juge d’instruction qui l’avait citée à comparaître comme témoin (article 109 du code de procédure pénale)

  1. Article 6 de la convention
  1. Premier grief, tiré de l’article 6 § 1 pris isolément

1. Applicabilité de l’article 6 § 1

Rappel de la jurisprudence de la Cour.

Le requérant pouvait passer pour tomber sous le coup d’une « accusation » au sens autonome de l’article 6 § 1 lorsqu’il fut assigné à comparaître comme témoin et condamné pour avoir refusé de prêter serment.

Conclusion : applicabilité (unanimité).

2. Observation de l’article 6 § 1

Rappel de la jurisprudence de la Cour.

Tâche de la Cour : décider si les condamnations du requérant pour avoir refusé de prêter serment s’analysent en une coercition de nature à vider de sa substance le droit de celui-ci de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

L’obligation mise à la charge du témoin de prêter serment et les sanctions prononcées en cas de non-respect relèvent d’une certaine coercition visant à garantir la sincérité des déclarations faites, le cas échéant, au juge, et non à obliger l’intéressé à déposer – ainsi, condamnations du requérant ne s’analysent pas en une mesure de nature à contraindre celui-ci à contribuer à sa propre incrimination car prononcées avant l’apparition d’un tel risque.

Conclusion : non-violation (six voix contre trois).

  1. Second grief, tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 b) combinés

Juridiction d’appel a répondu au moyen soulevé à l’issue d’une procédure ne portant pas à  critique au regard de l’article 6.

Conclusion : non-violation (six voix contre trois).

II.Article 10 de la convention

Grief  tiré d’une violation du droit du requérant de ne pas contribuer à sa propre incrimination déjà examiné au fond sur le terrain de l’article 6 § 1.

Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).

RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

27.2.1980, Deweer c. Belgique ; 15.7.1982, Eckle c. Allemagne ; 25.2.1993, Funke c. France ; 8.2.1996, John Murray c. Royaume-Uni ; 17.12.1996, Saunders c. Royaume-Uni


En l'affaire Serves c. France[2],

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A[3], en une chambre composée des juges dont le nom suit :

MM.R. Ryssdal, président,

L.-E. Pettiti,

C. Russo,

A. Spielmann,

R. Pekkanen,

SirJohn Freeland,

MM.M.A. Lopes Rocha,

L. Wildhaber,

J. Makarczyk,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 avril et 24 septembre 1997,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1.  L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), puis par le gouvernement français (« le Gouvernement ») les 4 juillet et 19 septembre 1996 respectivement, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 20225/92) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet état, M. Paul Serves, avait saisi la Commission le 21 avril 1992 en vertu de l'article 25. Désigné par les initiales P.S. pendant la procédure devant la Commission, il a ultérieurement consenti à la divulgation de son identité.


La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46), la requête du Gouvernement à l'article 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention.

2.  En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 7 août 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. R. Pekkanen, Sir John Freeland, M. M.A. Lopes Rocha, M. L. Wildhaber et M. J. Makarczyk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).

4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires du requérant et du Gouvernement sont parvenus au greffe les 9 décembre 1996 et 16 janvier 1997. Le délégué de la Commission n'y a pas répondu par écrit.

5.  Le 4 avril 1997, la Commission a produit divers documents que le greffier avait demandés sur les instructions du président.

6.  Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 24 avril 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

–pour le Gouvernement
MM. B. Nedelec, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,agent,
G. Bitti, agent du bureau des droits de l'homme
du service des affaires européennes
et internationales du ministère de la Justice, conseil ;

–pour la Commission
M. J.-C. Geus,délégué ;


–pour le requérant
Me S. Degrâces, avocat au barreau de Paris,conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Degrâces et M. Nedelec.

EN FAIT

I.Les circonstances de l'espèce

7.  M. Paul Serves est officier de carrière dans l'armée française et avait à l'époque des faits le grade de capitaine. Il commandait la première compagnie (la « compagnie ») du deuxième régiment étranger de parachutistes (« 2e REP »), basée en République centrafricaine.

A.La genèse de l'affaire

8.  Le 5 avril 1988, la compagnie partit e « tournée de province » dans la région d'Awajaba, au nord de la République centrafricaine.

Le 11 avril, le requérant réunit ses chefs de section, les informa que des braconniers lui avaient été signalés dans la réserve présidentielle et le parc national du Bamingui-Bangoran et qu'ils allaient accomplir une mission « non officielle » d'investigation. Deux zones furent définies : une première section de la compagnie, commandée par le requérant, fut chargée d'enquêter dans l'une, et une deuxième section, commandée par le lieutenant C., dans l'autre. Une troisième section devait relever la deuxième au bout de quarante-huit heures. Le requérant précisa qu'il y avait lieu d'intercepter les braconniers éventuellement rencontrés et, en cas de fuite de ceux-ci, si nécessaire, d'ouvrir le feu après sommation. Les opérations débutèrent le 13 avril au matin.

Le 14 avril 1988, une patrouille de la deuxième section, commandée par le sergent-chef B., surprit deux autochtones qui s'enfuirent à sa vue. Le sergent-chef B. tira deux coups de feu, blessant l'un des fuyards à la jambe. Informé par ledit sergent-chef, le lieutenant C. se rendit sur les lieux accompagné de l'infirmier de la section, le caporal J. Des soins furent prodigués au blessé qui fut ensuite transporté au bivouac où le lieutenant C. ordonna au caporal-chef D. de faire creuser une fosse. Une heure après l'accomplissement de cette besogne, le captif ayant été interrogé, il fut, sur l'ordre du lieutenant C., achevé à l'aide de cinq balles tirées par le caporal-chef D., puis enterré.

9.  Informé de cette affaire le 15 ou le 16 avril 1988, le requérant ordonna à ses hommes de faire silence. Ils rejoignirent leur cantonnement à Bouar le 21 avril. Dans son rapport sur la « tournée de province », le requérant ne fit état d'aucun incident.

B.Les enquêtes de commandement

10.  Interrogés le 22 avril 1988 par le lieutenant-colonel Champy, commandant le détachement des éléments français d'assistance opérationnelle (« EFAO ») à Bouar, qui avait eu vent d'un incident durant ladite tournée, le requérant et le lieutenant C. déclarèrent avoir découvert le corps d'un indigène, l'avoir fait enterrer et ne pas en avoir rendu compte par souci de discrétion. Ils rédigèrent des comptes rendus relatant cette version des faits. Les autorités centrafricaines en furent averties le 23 avril et l'enquête ne fut pas poursuivie plus avant. 

11.  Le 13 mai 1988, le colonel Larrière, commandant les EFAO en République centrafricaine, fut informé que des témoignages portés devant la gendarmerie centrafricaine mettaient ses militaires en cause. Il décida en conséquence de reprendre l'enquête et, le 15 mai, interrogea personnellement le requérant, le lieutenant C., le sergent-chef B. et le caporal J. Les deux premiers confirmèrent le contenu de leurs comptes rendus initiaux. Les déclarations de chacun divergeant toutefois sur certains points, le colonel Larrière entendit une seconde fois le lieutenant C. Ce dernier reconnut alors que le sergent-chef B. avait ouvert le feu sur le braconnier, que celui-ci avait été blessé à la jambe et que des soins lui avaient été prodigués sur place. Il ajouta que le prisonnier était décédé de sa blessure peu de temps après son transport au bivouac et que lui-même avait ordonné qu'il fût immédiatement enterré.

12.  De retour à Bangui accompagné du requérant et du lieutenant C., le colonel Larrière fit informer le chef d'état-major des armées. Le 17 mai 1988, celui-ci fit savoir audit colonel qu'il avait pris contact avec le commissaire du gouvernement près le tribunal des forces armées de Paris, qu'il y avait lieu de saisir la prévôté - détachement de gendarmerie affecté, en opérations, à une grande unité ou à une base, et chargé des missions de police générale et judiciaire – des EFAO et que la compagnie serait relevée aussitôt que possible.

13.  Dans son rapport de commandement du 20 mai, le colonel Larrière se dit convaincu par les dernières déclarations du lieutenant C. sur les circonstances de la mort du braconnier. Pour le reste, il exposa les faits ci-dessus décrits (paragraphes 8–12), conclut à la responsabilité « totale » du requérant et demanda des sanctions disciplinaires à son encontre (la relève de l'intéressé à la tête de son unité et le blâme du ministre de la Défense) ainsi qu'à celle du lieutenant C. (quarante jours d'arrêts).

14.  Les militaires impliqués dans l'affaire furent rapatriés en France le 21 mai 1988. Le requérant, le lieutenant C., le sergent-chef B., le caporal J. ainsi que les deux autres chefs de section de l'unité y furent interrogés par le général Guignon, commandant la onzième division parachutiste et la quarante-quatrième division militaire territoriale. Son rapport de commandement au chef d'état-major de l'armée de terre daté du 25 mai 1988 fait état d'une rumeur selon laquelle le braconnier avait été « achevé » par le caporal-chef D. et conclut à la responsabilité du lieutenant C. et à celle, « écrasante », du requérant.

Le général Guignon interrogea une seconde fois le requérant, le sergent-chef B., le caporal J. et le lieutenant C. qui reconnut que le caporal-chef D. avait, sur son ordre, tiré sur le blessé afin « de mettre un terme aux souffrances d'un moribond », ce qui fut par la suite confirmé par ledit caporal-chef. Un rapport de commandement du 1er juin relate ceci et conclut que « les responsabilités majeures se situent (...) au niveau des deux officiers en cause ».

C.L'enquête préliminaire

15.  Le 18 mai 1988, le colonel Larrière avait informé le commandant du détachement prévôtal de Bangui des données de l'affaire. Ce dernier avait ouvert une enquête préliminaire et, le même jour ainsi que le 20 mai, adressé des messages au commissaire du gouvernement près le tribunal des forces armées de Paris, lesquels se lisent respectivement ainsi :

« Primo : enquête dirigée par chef de détachement prévôtal Bangui (RCA) assisté personnel prévôté Bangui et Bouar [;] procédure en cours ne nécessite pas maintenir sur place militaires concernés compte tenu position arrêtée par le chef de l'Etat centrafricain.

Secundo : tous les personnels impliqués auront effectué déposition avant retour sur la France.

Tertio : personnels concernés seront mis en route avec leur unité le samedi 21 mai 1988 pour Bastia (...) »

et

« Suite communication téléphonique de ce jour 20 mai 1988 vous informe identités des militaires concernés par l'affaire :

1) Serves, Paul, capitaine.
2) [C.], lieutenant.
3) [B.], sergent-chef.
4) [J.], caporal.

Impossibilité actuelle vous faire relation circonstanciée des faits. Recherche renseignements en cours.

Vous prie demander au CEMA de prendre dispositions auprès EFAO Bangui pour faire acheminer militaires intéressés sur Paris. Sollicite message confirmant vos instructions téléphoniques et éventuellement nouvelles directives - même voix immédiat. »

16.  Le 21 mai 1988, le commandant du détachement prévôtal avait procédé à l'audition du colonel Larrière qui lui avait remis une copie de son rapport du 20 mai. Un procès-verbal du même jour – auquel étaient annexés ledit document et le procès-verbal de l'audition du colonel Larrière – avait clôturé l'enquête.

D.Les poursuites pénales

1.L'information

a)La première information

17.  Sur réquisitoire introductif du commissaire du gouvernement près le tribunal des forces armées de Paris du 20 mai 1988, une information fut ouverte.

Le 24 mai 1988, le requérant fut inculpé de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner puis, en substitution, le 23 juin 1988, d'assassinat. Il fit l'objet d'une détention provisoire du 24 mai au 21 juillet 1988. Le lieutenant C. et le caporal-chef D. furent également inculpés d'assassinat, et trois autres légionnaires, membres de la deuxième section de la compagnie, de complicité d'assassinat ; le caporal J. fut inculpé de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, et le sergent-chef B., de coups, violences ou voies de fait volontaires ayant ou non entraîné une incapacité totale de travail n'excédant pas huit jours, commis avec une arme.

18.  Le 9 octobre 1989, saisie par le commissaire du gouvernement, la première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, exerçant les attributions de la chambre de contrôle de l'instruction du tribunal des forces armées, rendit l'arrêt suivant :

« (...)

La chambre de contrôle de l'instruction,

(...)

Constate que l'information a été ouverte par réquisitoire du 20 mai 1988 sans qu'ait été préalablement sollicité, comme le prescrit l'article 97 du code de procédure pénale militaire, l'avis du ministre chargé de la Défense ou de l'autorité prévue par l'article 4 du code de procédure pénale militaire.

Dit que cette irrégularité, compte tenu de l'absence de flagrance, a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts des personnes mises en cause, en ne leur garantissant pas, par ailleurs, un procès équitable, certaines pièces de l'enquête préliminaire n'ayant pas été versées au dossier.

Annule en conséquence le réquisitoire introductif du 20 mai 1988 et les actes de procédure ultérieurs.

Dit que l'annulation ne s'appliquera pas à l'enquête préliminaire ni aux messages des [18] et 20 mai 1988.

(...) »

b)La seconde information

19.  Répondant à la demande du commissaire du gouvernement du 21 octobre 1989, le ministre de la Défense rendit, le 10 novembre 1989, l'avis que les faits paraissaient susceptibles d'une qualification criminelle et qu'il y avait lieu à poursuites.

20.  Sur réquisitoire du commissaire du gouvernement du 13 mars 1990 – ledit réquisitoire visait le procès-verbal du 12 mai 1988, les messages des 18 et 20 mai 1988, les rapports de commandement du général Guignon des 25 mai et 1er juin 1988 et l'avis du ministre de la Défense –, une instruction préparatoire fut ouverte à l'encontre des seuls lieutenant C. et caporal-chef D., du chef d'assassinat. Ceux-ci furent inculpés le 19 avril 1990.

21.  Dans le cadre de cette information, le requérant fut, à trois reprises, assigné à comparaître comme témoin devant le juge d'instruction des forces armées, les 12, 19 et 26 septembre 1990. Chaque fois, il comparut mais refusa de prêter serment et de déposer.

22.  Par des ordonnances des mêmes jours, le juge d'instruction condamna le requérant, pour refus de prêter serment et faire sa déposition, à des amendes de 500 francs français (FRF), 2 000 FRF et 4 000 FRF.

23.  Le requérant fit appel de ces ordonnances devant la première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris. Dans son mémoire, il soutenait essentiellement que l'arrêt du 9 octobre 1989 ayant expressément maintenu l'enquête préliminaire et les messages des 18 et 20 mai 1988 qui avaient servi de base à son inculpation en 1988, il existait contre lui des charges permettant son inculpation de telle sorte qu'il ne pouvait être entendu comme témoin sauf à faire échec à ses droits de la défense et à méconnaître les articles 6 de la Convention et 105 du code de procédure pénale. Il affirmait en outre avoir ainsi expliqué son refus au juge d'instruction à l'occasion de leur première entrevue – ce fait n'est toutefois pas mentionné sur les procès-verbaux de ses auditions.


24.  Le 29 octobre 1990, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris confirma les ordonnances litigieuses. Son arrêt est motivé comme suit :

« Considérant que si l'arrêt de la chambre de contrôle de l'instruction du 9 octobre 1989 a annulé le réquisitoire introductif et les actes d'instruction subséquents, il résulte de l'article 173 du code de procédure pénale, qu'il est interdit de puiser aucun renseignement contre les parties au débat, à peine de forfaiture pour les magistrats et de poursuites devant leurs chambres de discipline pour les défenseurs dans les actes annulés, qui ont été « retirés du dossier d'information et classés au greffe » ;

Considérant en conséquence que, même si le témoin Paul Serves considère que la référence par son conseil à des actes annulés ne lui porte pas préjudice, la chambre de contrôle de l'instruction ne peut adopter la même attitude sauf à violer l'article 173 précité, qui exposerait ses membres aux poursuites prévues par cet article ;

Considérant en conséquence, que cette chambre s'interdit d'examiner les actes d'information annulés ;

Considérant que Paul Serves, n'étant pas nommément visé par le réquisitoire introductif [du 13 mars 1990], pouvait être entendu comme témoin par le magistrat instructeur, sauf à respecter l'article 105 du code de procédure pénale ;

Considérant que si le capitaine Serves a été jugé, par son supérieur hiérarchique, le général Guignon, comme ayant commis des fautes qui engagent sa responsabilité, fautes qui sont susceptibles d'entraîner une sanction disciplinaire, il appartenait au juge d'instruction d'apprécier si les éléments recueillis lors de l'enquête préliminaire et lors de l'enquête de commandement, qui sont les seules pièces de l'information concernant le capitaine Serves,  étaient susceptibles de constituer des indices graves et concordants de culpabilité à l'encontre de celui-ci ;

Que, respectant les dispositions de l'article 105 du code de procédure pénale, il avait à prendre sa décision sans puiser de renseignements dans les pièces annulées ;

Considérant qu'il résulte des procès-verbaux d'audition du requérant que celui-ci a refusé de prêter serment sans donner aucune explication sur ce comportement insolite ;

Qu'ainsi le juge d'instruction n'a pas été mis en mesure, après avoir recueilli les explications du témoin sur cette difficulté de procédure, d'apprécier une nouvelle fois s'il y avait lieu ou non à l'application de l'article 105 du Code de procédure pénale ;

Considérant que la chambre de contrôle de l'instruction, sauf à dépasser l'objet de sa saisine, ne peut en l'état examiner l'opportunité de l'audition comme témoin de Paul Serves ;

Que cette chambre constate que les dispositions des articles 108 du code de justice militaire et 109 du code de procédure pénale ont été observées par le juge d'instruction ;

(...) »

25.  Le requérant se pourvut en cassation le 31 octobre 1990. Il alléguait notamment une violation des articles 6 de la Convention et 105 du code de procédure pénale.

26.  La Cour de cassation (chambre criminelle) rejeta le pourvoi par un arrêt du 23 octobre 1991, ainsi motivé :

« (...)

Attendu que, pour confirmer [les] ordonnances [des 12, 19 et 26 septembre 1990], la chambre d'accusation, après avoir constaté qu'elle ne pouvait, sans méconnaître l'article 173 du code de procédure pénale, puiser des renseignements dans des actes précédemment annulés ou, sans méconnaître les limites de sa saisine, examiner l'opportunité d'entendre en tant que témoin Serves, relève que celui-ci a refusé de prêter serment sans donner de motif et qu'ainsi le juge d'instruction n'a pas été mis en mesure d'apprécier s'il y avait lieu à application des dispositions de l'article 105 du code précité ;

Attendu qu'en l'état de ces motifs exempts d'insuffisance, la chambre d'accusation a donné une base légale à sa décision (...) »

27.  Le 10 novembre 1992, l'huissier du Trésor recouvrit les amendes augmentées des frais et intérêts, soit 6 761 FRF.

2.La condamnation du requérant pour complicité d'assassinat

28.  Le 6 mai 1992, le requérant fut de nouveau inculpé d'assassinat.

29.  Le 28 février 1994, la première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris prononça la mise en accusation du caporal-chef D. pour assassinat, ainsi que du lieutenant C. et du requérant pour complicité d'assassinat.

Par un jugement du 11 mai 1994, le tribunal des forces armées de Paris condamna le premier à un an d'emprisonnement avec sursis, le deuxième à trois ans d'emprisonnement dont un avec sursis, et le troisième à quatre ans d'emprisonnement dont un avec sursis.

Le pourvoi en cassation formé par le requérant et le lieutenant C. contre l'arrêt du 28 février 1994 et le jugement du 11 mai 1994 est toujours pendant.

II.Le droit et la pratique internes pertinents

30.  L'article 108 du code de justice militaire dispose :

« Le juge d'instruction convoque toutes les personnes dont la déposition lui paraît utile ou les fait citer devant lui, sans frais, par un agent de la force publique.

Les dispositions de l'article 109 du code de procédure pénale sont applicables au témoin qui ne comparaît pas ou qui, bien que comparaissant, refuse de prêter serment et de faire sa déposition (...) »


31.  L'article 109 du code de procédure pénale est ainsi rédigé :

« Toute personne citée pour être entendue comme témoin est tenue de comparaître, de prêter serment et de déposer (...)

Si le témoin ne comparaît pas, le juge d'instruction peut, sur les réquisitions du procureur de la République, l'y contraindre par la force publique et le condamner à une amende de 3 000 FRF à 6 000 FRF. (...)

La même peine peut, sur les réquisitions de ce magistrat, être prononcée contre le témoin qui, bien que comparaissant, refuse de prêter serment et de faire sa déposition.

(...) »

32.  L'article 105 du code de procédure pénale – applicable à la procédure pénale militaire en vertu de l'article 103 du code de justice militaire – précise toutefois :

« Le juge d'instruction chargé d'une information, ainsi que les magistrats et officiers de police judiciaire agissant sur commission rogatoire, ne peuvent dans le dessein de faire échec aux droits de la défense, entendre comme témoins des personnes contre lesquelles il existe des indices graves et concordants de culpabilité. »

PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION

33.  M. Serves a saisi la Commission le 21 avril 1992. Invoquant l'article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention, il plaidait que sa condamnation en raison de son refus de prêter serment devant le juge d'instruction s'analysait en une méconnaissance des droits de la défense et soutenait que, au mépris de son droit à un procès équitable, ni le juge d'instruction ni la chambre d'accusation n'avaient tenu compte de ses explications orales. 

34.  Dans sa décision du 19 octobre 1995, la Commission (deuxième chambre) a examiné les griefs du requérant aussi sous l'angle de l'article 10 de la Convention et a retenu la requête (n° 20225/92). Dans son rapport du 23 mai 1996 (article 31), elle conclut à la violation de l'article 6 § 1 (vingt-cinq voix contre deux) et à l'absence de problème distinct sous l'angle de l'article 10 (vingt-six voix contre une). Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[4].

CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR

35.  Dans son mémoire, le requérant « demande à la Cour de déclarer que les amendes qui lui ont été infligées (...) l'ont été en violation des articles 6 § 1 et 10 de la Convention ».

36.  Le Gouvernement prie la Cour « de rejeter la requête déposée par M. Serves ».

EN DROIT

I.SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

37.  Le requérant plaide d'une part que ses condamnations à des amendes en raison de son refus de prêter serment et de déposer devant le juge d'instruction s'analysent en une méconnaissance de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Il met d'autre part en cause les conditions dans lesquelles s'est déroulée la procédure ayant abouti auxdites condamnations. Il invoque l'article 6 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l'espèce sont les suivantes :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

(...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b)disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...) »

A.Sur le premier grief, tiré de l'article 6 § 1 pris isolément

38.  M. Serves dénonce une violation de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination garanti par l'article 6 § 1.

39.  Il échet en premier lieu de trancher la question préliminaire posée par le Gouvernement, relative à l'applicabilité de cette disposition.

1.Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1

40.  Selon le Gouvernement, le requérant n'était pas, à ce stade de la procédure interne, « accusé » au sens de l'article 6 § 1 : le premier réquisitoire introductif, du 20 mai 1988, fut annulé le 9 octobre 1989 par la première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris et, lorsque les 12, 19 et 26 septembre 1990, M. Serves comparut comme témoin devant le juge d'instruction et fut condamné au paiement des amendes litigieuses, il n'était ni visé par le second réquisitoire introductif ni inculpé d'une infraction. Bref, l'article 6 § 1 ne serait pas applicable.

41.  Le requérant et le délégué de la Commission rejettent cette thèse. Ils soulignent que le réquisitoire introductif du 20 mai 1988 mettait M. Serves en cause et que celui-ci avait, le 24 mai 1988, été inculpé de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner puis, le 23 juin 1988, d'assassinat ; or l'arrêt de la première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris du 9 octobre 1989 n'eut pas pour conséquence le retrait du dossier des pièces sur lesquelles le commissaire du gouvernement près le tribunal des forces armées et le juge d'instruction avaient alors fondé leurs décisions. Ils ajoutent que les rapports du général Guignon des 25 mai et 1er juin 1988 qui décrivent le rôle joué par les divers protagonistes de l'affaire et concluent à la responsabilité du requérant et du lieutenant C., furent joints à la procédure dès janvier 1990. Enfin, ils constatent que le juge d'instruction avait inculpé le lieutenant C. le 19 avril 1990 et non le requérant, alors que le dossier litigieux n'était pas moins accablant pour le second que pour le premier.

42.  En l'espèce, il incombe à la Cour de rechercher si M. Serves, qui n'était ni visé par le réquisitoire introductif du 13 mars 1990 ni inculpé lorsqu'il fut assigné à comparaître comme témoin devant le juge d'instruction, tombait néanmoins sous le coup d'une « accusation » au sens de l'article 6 § 1.

Cette notion revêt un caractère « autonome » ; elle doit s'entendre au sens de la Convention et non exclusivement de celui du droit interne. Elle peut ainsi se définir « comme la notification officielle, émanant de l'autorité compétente, du reproche d'avoir accompli une infraction pénale », idée qui correspond aussi à la notion de « répercussions importantes sur la situation » du suspect (voir, par exemple, les arrêts Deweer c. Belgique du 27 février 1980, série A n° 35, p. 22, § 42, et p. 24, § 46, et Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A n° 51, p. 33, § 73).

A cet égard, la Cour note que l'enquête préliminaire relative à l'assassinat litigieux, ouverte le 18 mai 1988, était dirigée contre quatre militaires, dont le requérant : les messages adressés les 18 et 20 mai 1988 par le commandant du détachement prévôtal de Bangui au commissaire du gouvernement près le tribunal des forces armées de Paris désignaient ce dernier comme étant l'un des « militaires concernés par l'affaire » (paragraphe 15 ci-dessus). En outre, le rapport de commandement du colonel Larrière du 20 mai, annexé au procès-verbal d'enquête du 21 mai, décrivait de façon détaillée la participation du requérant et concluait à sa responsabilité « totale » (paragraphe 13 ci-dessus). Les intéressés furent d'ailleurs rapatriés d'office en France dès le 21 mai 1988.

De plus, le réquisitoire introductif du 20 mai 1988 visait expressément le requérant, lequel fut inculpé, le 24 mai 1988, de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner puis, le 23 juin 1988, d'assassinat, et fit l'objet d'une détention provisoire du 24 mai au 21 juillet 1988 (paragraphe 17 ci-dessus). Certes, le 9 octobre 1989, la première chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris annula le premier réquisitoire et les actes de procédure ultérieurs, mais elle précisa que « [cette] annulation ne s'appliqu[ait] [ni] à l'enquête préliminaire ni aux messages des [18] et 20 mai 1988 » (paragraphe 18 ci-dessus), si bien que les pièces qui avaient motivé cette première information ne furent pas retirées du dossier. C'est d'ailleurs notamment sur la base de celles-ci que, dès le mois de mars 1990, l'information fut rouverte à l'encontre du lieutenant C. et du caporal-chef D. (paragraphe 20 ci-dessus).

Dans ces conditions, la Cour admet que, lorsque M. Serves fut assigné à comparaître comme témoin et condamné en application de l'article 109 du code de procédure pénale, il pouvait passer pour tomber sous le coup d'une « accusation » au sens autonome de l'article 6 § 1.

Partant, l'article 6 § 1 s'applique en l'espèce.

2.Sur l'observation de l'article 6 § 1

43.  M. Serves soutient qu'en l'assignant à comparaître comme témoin plutôt que de l'inculper – comme l'article 105 du code pénal l'exigeait eu égard aux charges accablantes existant contre lui –, le juge d'instruction entendait exercer sur lui des pressions insoutenables de nature à l'obliger à s'incriminer. En effet, à la différence de l'inculpé, le témoin aurait l'obligation, sous peine des sanctions prévues par l'article 109 du code de procédure pénale, de prêter serment de dire la vérité et de répondre aux questions qui lui sont posées. Ce serait donc précisément pour ne pas risquer de témoigner contre lui-même qu'il aurait refusé de prêter serment et de déposer. Il ajoute que, même si les procès-verbaux de son audition ne le mentionnent pas, il avait précisé au juge d'instruction que son refus était motivé par le fait que l'article 105 du code de procédure pénale faisait obstacle à ce qu'il fût entendu comme témoin. En tout état de cause, nul ne contesterait qu'il a fourni cette explication à la juridiction d'appel.

44.  Le Gouvernement plaide qu'il appartenait au seul juge d'instruction d'apprécier s'il existait contre le requérant des « indices graves et concordants de culpabilité » faisant obstacle, aux termes de l'article 105 du code de procédure pénale, à ce que celui-ci soit entendu comme témoin ; le
fait que dans la première phase de la procédure, le requérant avait été inculpé ne pouvait être pris en compte à ce titre par ledit juge, puisque la procédure en question avait été annulée et était donc juridiquement censée ne jamais avoir existé. Dès lors, M. Serves ne pouvait se soustraire à l'obligation que lui faisait la loi de prêter serment et de déposer. En revanche, après avoir témoigné et s’il avait été inculpé, il aurait pu, le cas échéant, invoquer l’article 105 devant la juridiction d'appel et obtenir l'annulation de son audition. En outre, il n'y aurait aucune corrélation entre les faits litigieux et la seconde inculpation – intervenue bien plus tard, en mai 1992 – de l'intéressé : celle-ci résulterait de la seule évolution de l'instruction et notamment de l'apparition de charges nouvelles contre celui-ci. Il n'y aurait donc pas eu violation de l'article 6.

45.  Selon le délégué de la Commission, l'attitude du juge d'instruction confronta le requérant à un dilemme : refuser de prêter serment et de témoigner et s'exposer ainsi à des amendes répétées, ou convaincre ledit juge du caractère accablant des charges pesant contre lui et donc, en fin de compte, s'avouer coupable. Il y aurait eu là un stratagème visant à contraindre M. Serves à déposer contre lui-même.

46.  La Cour rappelle que le droit de tout « accusé » de se taire et le droit de celui-ci de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationalement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l'article 6 de la Convention. Leur raison d'être tient notamment à la protection de l'« accusé » contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évite les erreurs judiciaires et permet d'atteindre les buts de l'article 6. En particulier, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose que, dans une affaire pénale, l'accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l'« accusé » (voir les arrêts Funke c. France du 25 février 1993, série A n° 256-A, p. 22, § 44, John Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, p. 49, § 45, et Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2064, § 68).

47.  Il n'appartient pas à la Cour d'examiner si l'article 105 du code de procédure pénale obligeait le juge d'instruction à inculper le requérant. Sa tâche consiste à décider si la condamnation de ce dernier en application de l'article 109 dudit code s'analyse en une coercition de nature à vider de sa substance le droit de celui-ci de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

Le requérant pouvait redouter que, par le biais de certains des propos qu'il pouvait être amené à tenir devant le juge d'instruction, il témoigne contre lui-même. Il eût ainsi été admissible qu'il refuse de répondre à celles des questions du juge qui auraient été de nature à le pousser dans cette direction.


Il résulte cependant des procès-verbaux d'audition – lesquels sont signés de la main du requérant – qu'il refusa d'emblée de prêter serment. Or le serment est un acte solennel par lequel son prestataire s'engage devant le juge d'instruction à dire, selon l'article 103 du code de procédure pénale, « toute la vérité, rien que la vérité ». Si l'obligation mise à la charge du témoin de prêter serment et les sanctions prononcées en cas de non-respect relèvent d'une certaine coercition, celle-ci vise ainsi à garantir la sincérité des déclarations faites, le cas échéant, au juge, et non à obliger l'intéressé à déposer.

En d'autres termes, les condamnations de M. Serves aux amendes litigieuses ne s'analysent pas en une mesure de nature à contraindre celui-ci à contribuer à sa propre incrimination puisqu'elles furent prononcées avant même qu'un tel risque apparaisse.

Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1.

B.Sur le second grief, tiré de l'article 6 §§ 1 et 3 b) combinés

48.  M. Serves prétend aussi que, dans le cadre de la procédure ayant abouti à sa condamnation à des amendes en application de l'article 109 du code de procédure pénale, il n'a pas bénéficié d'un procès équitable : lesdites amendes lui auraient été infligées sans que ni le juge d'instruction ni la chambre d'accusation n'aient tenu compte de ses explications fondées sur l'article 105 du code de procédure pénale. Il invoque à cet égard l'article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention.

49.  Le Gouvernement plaide à titre principal que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes dans la mesure où il n'aurait donné au juge d'instruction aucune explication sur son refus de prêter serment et n'aurait donc pas mis celui-ci en mesure d'apprécier s'il y avait lieu de faire application de l'article 105 du code de procédure pénale, ce qui, le cas échéant, aurait évité le prononcé des amendes litigieuses. Il soutient à titre subsidiaire que la condamnation du témoin défaillant ne constitue pas une sanction « pénale » et il conteste sur cette base l'applicabilité de l'article 6 § 1. Il affirme ensuite qu'en tout état de cause M. Serves a bénéficié des garanties de l'article 6 devant la chambre d'accusation puis la Cour de cassation.

50.  Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Commission considère qu'« il n'est pas douteux que le requérant, qui se plaint du comportement du juge d'instruction, a bien soumis ses griefs relevant de l'article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention aux juridictions nationales qui y ont répondu ». Dans son rapport, après avoir constaté l'applicabilité de l'article 6 § 1, elle relève que le juge d'instruction n'a demandé au requérant aucune explication sur ses refus de prêter serment avant de le sanctionner en vertu de l'article 109 du code de procédure pénale. Estimant que le manque d'équité de la procédure à ce stade n'a pas été réparé en appel, elle formule l’avis qu’il y a eu violation de cette disposition.

51.  La Cour constate que M. Serves a fait appel des ordonnances prononçant les amendes litigieuses et que, à l'issue d'une procédure qui ne prête pas à critique au regard de l'article 6 de la Convention, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris a répondu à son moyen tiré de l'article 105 du code de procédure pénale.

Partant, sans qu'il soit nécessaire d'examiner l'exception préliminaire du Gouvernement, la Cour conclut à l'absence de violation de l'article 6 §§ 1 et 3 b) combinés.

II.SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

52.  M. Serves plaide que ses condamnations à des amendes pour avoir refusé de prêter serment devant le juge d'instruction enfreignent aussi l'article 10 de la Convention, lequel dispose :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques (…)

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (...) pour garantir l'autorité (...) du pouvoir judiciaire. »

53.  Le Gouvernement soutient à titre principal que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes puisqu'il n'a jamais allégué devant les juridictions françaises une atteinte à son droit à la liberté d'expression. Subsidiairement, il affirme que l'éventuelle ingérence dans ledit droit remplissait les conditions du paragraphe 2 de l'article 10.

54.  Dans sa décision sur la recevabilité, la Commission considère que la condamnation du requérant peut « poser problème sur le terrain de l'article 10 ». Dans son rapport, elle conclut que, compte tenu de son constat d'une violation de l'article 6, « les griefs au regard de l'article 10 reposent sur les mêmes faits et ne posent pas de problèmes de fait et de droit qui nécessitent un examen séparé ».

55.  La Cour a déjà examiné au fond, sur le terrain de l'article 6 § 1, le grief tiré d'une violation du droit du requérant de ne pas contribuer à sa propre incrimination. M. Serves n'a fourni aucun élément de nature à démontrer la nécessité de considérer ledit grief aussi sous l'angle de l'article 10. Il n'y a donc pas lieu de rechercher s'il y a eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.Dit, à l’unanimité, que l'article 6 § 1 de la Convention pris isolément s'applique ;

2.Dit, par six voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 pris isolément ;

3.Dit, par six voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 b) combinés de la Convention ;

4.Dit, à l’unanimité, qu'il n'y a pas lieu de rechercher s'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 20 octobre 1997.

Signé : Rolv Ryssdal
Président

Signé : Herbert Petzold
Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement A, l'exposé de l’opinion dissidente commune à MM. Pekkanen, Wildhaber et Makarczyk.

Paraphé : R. R.

Paraphé : H. P.


opinion dissidente COMMUNE à MM. les juges pekkanen, wildhaber et Makarczyk

Nous sommes d’accord pour dire que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer en l’espèce, mais – contrairement à la majorité – nous considérons qu’il a été violé.

Le requérant fut inculpé d’assassinat le 23 juin 1988 à la suite d’un homicide qui avait été commis le 14 avril 1988 au nord de la République centrafricaine. Il fit l’objet d’une détention provisoire du 24 mai au 21 juillet 1988. Cette inculpation fut annulée le 9 octobre 1989 pour vice de forme. Les soupçons à l’encontre du requérant subsistaient néanmoins. Le 6 mai 1992, dans le contexte des investigations relatives au même homicide, il fut à nouveau inculpé d’assassinat. Le 11 mai 1994 il fut condamné à quatre ans d’emprisonnement dont un avec sursis. Le recours en cassation contre ce jugement est toujours pendant.

Entre ces deux inculpations, le requérant fut assigné à comparaître comme témoin les 12, 19 et 26 septembre 1990, dans le cadre d’une information dirigée contre deux militaires impliqués dans les mêmes événements du 14 avril 1988. Il comparut chaque fois, mais refusa de prêter serment et de déposer. Par le serment il se serait engagé à dire toute la vérité et rien que la vérité. Ayant refusé de prêter serment, il fut condamné à trois reprises à des amendes d’un montant global de 6 500 FRF.

Il est vrai que l’obligation du témoin de prêter serment sert à garantir la véracité des déclarations faites au juge. Toutefois dans les circonstances de l’espèce, nous estimons qu’en fait le requérant devait se sentir obligé de déposer dès la prestation de serment. A notre sens, il s’agissait là moins d’une « certaine coercition » (paragraphe 47 de l’arrêt) que d’une « coercition certaine ». Or la Cour a jugé à plusieurs reprises que le droit de tout accusé de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination est au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l’article 6 de la Convention. Il y va de ce droit en l’espèce. En insistant sur l’obligation du requérant de prêter serment, sans lui donner l’occasion d’expliquer les raisons de son refus, le juge d’instruction le plaça dans la situation que prohibe l’article 6 § 1 de la Convention. Il dut en vérité se sentir forcé de déposer dans un sens qui pouvait l’incriminer. Peu importe, dans les circonstances du cas devant nous, que cette obligation lui incombât en tant qu’accusé ou en tant que témoin.

Tandis que le requérant ne déposa pas et ne s’incrimina donc pas, la sauvegarde de ses droits de la défense se fit au prix de sa condamnation à des amendes.

Pour ces raisons, nous concluons à une violation de l’article 6 de la Convention.


[1].  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.

[2]Notes du greffier

.  L'affaire porte le n° 82/1996/671/893. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[3].  Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

[4].  Note du greffier : pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

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CEDH, Cour (chambre), AFFAIRE SERVES c. FRANCE, 20 octobre 1997, 20225/92