CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE MAGYAR HELSINKI BIZOTTSÁG c. HONGRIE, 8 novembre 2016, 18030/11

  • Information·
  • Droit d'accès·
  • Liberté d'expression·
  • Données·
  • Interprétation·
  • Public·
  • Gouvernement·
  • Autorité publique·
  • Protection·
  • Divulgation

Commentaires21

Augmentez la visibilité de votre blog juridique : vos commentaires d’arrêts peuvent très simplement apparaitre sur toutes les décisions concernées. 

blog.landot-avocats.net · 11 avril 2022

L'article 5 de la directive 2016/943/CE du 8 juin 2016 interdit aux Etats membres d'engager la responsabilité des journalistes lorsqu'ils portent atteinte au secret des affaires. De plus, la loi définit ce qu'est un détenteur légitime d'un tel secret des affaires (art. L 151-2 du code de commerce), ce qui inclut diverses personnes autorisées à connaître celui-ci. Enfin, le droit à l'information et à la liberté d'expression sont garantis et étroitement liés, notamment par l'article 10 de la CEDH. Il peut en résulter un « droit d'accès à des informations détenues par une autorité publique …

 

Conclusions du rapporteur public · 5 mai 2021

N°s 434502, 434503 M. D… 10ème et 9ème chambres réunies Séance du 26 avril 2021 Décision du 5 mai 2021 CONCLUSIONS M. Laurent Domingo, rapporteur public Doctrine.fr est une plateforme d'informations juridiques, créée en 2016, qui fournit à ses abonnés diverses données dans le domaine du droit, dont en particulier des décisions de justice. Pour alimenter sa base, Doctrine.fr attend certainement avec impatience que la mise à disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, annoncée par les articles 20 et 21 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République …

 

Conclusions du rapporteur public · 4 novembre 2020

N° 427401 – M. A… 10ème et 9ème chambres réunies Séance du 9 octobre 2020 Lecture du 4 novembre 2020 CONCLUSIONS M. Alexandre Lallet, rapporteur public Comment concilier protection de la vie privée et transparence de la vie publique ? Cette question de société, très simple dans son exposé et très concrète dans ses implications, suppose, sur un plan strictement juridique, de concilier deux exigences constitutionnelles, l'une découlant de l'article 2 de la Déclaration de 1789, qui garantit le droit au respect de la vie privée, l'autre de son article 15, dont on sait depuis peu qu'il consacre …

 
Testez Doctrine gratuitement
pendant 7 jours
Vous avez déjà un compte ?Connexion

Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 8 nov. 2016, n° 18030/11
Numéro(s) : 18030/11
Publication : Reports of Judgments and Decisions 2016
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], n° 35763/97, § 55, CEDH 2001 XI
Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], n° 5809/08, § 134, 21 juin 2016
A. Loersch et Nouvelle Association du Courrier c. Suisse, nos 23868/94 et 23869/94, décision de la Commission du 24 février 1995, DR 80, p. 162
Amann c. Suisse [GC], n° 27798/95, § 65, CEDH 2000-II
Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], n° 48876/08, CEDH 2013 (extraits)
Axel Springer AG c. Allemagne [GC], n° 39954/08, § 87, 7 février 2012
Bader c. Autriche, n° 26633/95, décision de la Commission du 15 mai 1996
Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, §§ 61-67, CEDH 1999 IV
Bayatyan c. Arménie [GC], n° 23459/03, § 102 et §§ 108-10, CEDH 2011
Biao c. Danemark [GC], n° 38590/10, § 131, 24 mai 2016
Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], n° 21980/93, CEDH 1999 III
Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], n° 45036/98, § 150, CEDH 2005 VI
Chapman c. Royaume-Uni [GC], n° 27238/95, § 70, CEDH 2001 I
Chauvy et autres c. France, n° 64915/01, § 68, CEDH 2004 VI
Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], n° 28957/95, CEDH 2002-VI
Clavel c. Suisse, n° 11854/85, décision de la Commission du 15 octobre 1987, DR 54, p. 153
Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], n° 40454/07, CEDH 2015 (extraits)
Dammann c. Suisse, n° 77551/01, § 52, 25 avril 2006
De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997 I
Delfi AS c. Estonie [GC], n° 64569/09, § 133, CEDH 2015
Eccleston c. Royaume-Uni (déc.), n° 42841/02, 18 mai 2004
Fressoz et Roire c. France [GC], n° 29183/95, § 54, CEDH 1999 I
Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A n° 160
Gillberg c. Suède [GC], n° 41723/06, 3 avril 2012
Glass c. Royaume-Uni, n° 61827/00, § 75, CEDH 2004-II
Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, série A n° 18
Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil 1996 II
Gorzelik et autres c. Pologne [GC], n° 44158/98, § 67, CEDH 2004 I
Grupo Interpres SA c. Espagne, n° 32849/96, décision de la Commission du 7 avril 1997, DR 89, p. 150
Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A n° 216
Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998 I
Guseva c. Bulgarie, n° 6987/07, 17 février 2015
Hassan c. Royaume-Uni [GC], n° 29750/09, §§ 77 et 102, CEDH 2014
Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998-VI
Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A n° 25
Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 51 et suiv., série A n° 112
Jones c. Royaume-Uni (déc.), n° 42639/04, 13 septembre 2005
Kenedi c. Hongrie, n° 31475/05, 26 mai 2009
Leander v Suède, 26 mars 1987, série A n° 116
Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 48, CEDH 2007 IV
Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 38 et 41, série A n° 103
Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, §§ 114 et 117, série A n° 102
Loiseau c. France (déc.), n° 46809/99, CEDH 2003-XII (extraits)
Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999
Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, CEDH 2005 I
Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A n° 31
Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], n° 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)
M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 47, Recueil 1997 IV
Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A n° 251 B
Nurminen et autres c. Finlande, n° 27881/95, décision de la Commission du 26 février 1997
Öneryıldız c. Turquie [GC], n° 48939/99, § 59, CEDH 2004-XII
Opuz c. Turquie, n° 33401/02, § 184, CEDH 2009
Österreichische Vereinigung zur Erhaltung, Stärkung und Schaffung c. Autriche, n° 39534/07, 28 novembre 2013
Peck c. Royaume-Uni, n° 44647/98, § 62, CEDH 2003 I
Perinçek c. Suisse [GC], n° 27510/08, §§ 227-28, CEDH 2015 (extraits)
P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, n° 44787/98, § 57, CEDH 2001 IX
Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, § 61, CEDH 2002-III
Rantsev c. Chypre et Russie, n° 25965/04, § 277, CEDH 2010 (extraits)
Rekvényi c. Hongrie [GC], n° 25390/94, § 35, CEDH 1999 III
Roche c. Royaume-Uni [GC], n° 32555/96, § 172, CEDH 2005 X
Roşiianu c. Roumanie, n° 27329/06, 24 juin 2014
Saadi c. Royaume-Uni [GC], n° 13229/03, § 62, CEDH 2008
Scoppola c. Italie (n° 2) [GC], n° 10249/03, §§ 104 109, 17 septembre 2009
Sdruženi Jihočeské Matky c. République tchèque (déc.), n° 19101/03, 10 juillet 2006
S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008
Shapovalov c. Ukraine, n° 45835/05, 31 juillet 2012
Sigurður A. Sigurjónsson c. Islande, 30 juin 1993, § 35, série A n° 264
Sinan Işık c. Turquie, n° 21924/05, §§ 42-53, CEDH 2010
Sîrbu et autres c. Moldova, nos 73562/01, 73565/01, 73712/01, 73744/01, 73972/01 et 73973/01, §§ 17-19, 15 juin 2004
Sixteen Austrian Communes et Some of Their Councillors c. Autriche, nos 5767/72 etc., décision de la Commission du 31 mai 1974, Annuaire 1974, p. 338
Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A n° 161
Stafford c. Royaume-Uni [GC], n° 46295/99, §§ 67-68, CEDH 2002-IV
Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005 X
Steel et Morris c. Royaume-Uni, n° 68416/01, CEDH 2005 II
Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV
Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie (n° 37374/05, § 14, avril 2009
Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], n° 63235/00, CEDH 2007-II
Von Hannover c. Allemagne (n° 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012
Weber c. Allemagne (déc.), n° 70287/11, § 26, 6 janvier 2015
Witold Litwa c. Pologne, n° 26629/95, §§ 57-59, CEDH 2000 III
X. c. Federal Republic of Allemagne, n° 8383/78, décision de la Commission du 3 octobre 1979, Décisions et rapports (DR) 17, p. 227
Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, §§ 51-52, série A n° 44
Youth Initiative for Human Rights c. Serbie, n° 48135/06, 25 juin 2013
Z c. Finlande, 25 février 1997, §§ 96-97, Recueil 1997 I
Références à des textes internationaux :
Articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités;Article 19 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques;Article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme;Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR);Article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001;Recommendation Rec(2002) 2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe;Convention sur l’accès aux documents publics du Conseil de l’Europe;Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2002;Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981
Organisations mentionnées :
  • Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe
  • Cour de justice de l'Union européenne
  • Cour internationale de Justice
  • Comité des Ministres
  • ECHR
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (Article 35-3 - Ratione materiae) ; Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté de communiquer des informations ; Liberté de recevoir des informations) ; Dommage matériel - réparation (Article 41 - Dommage matériel ; Satisfaction équitable)
Identifiant HUDOC : 001-168716
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2016:1108JUD001803011
Télécharger le PDF original fourni par la juridiction

Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MAGYAR HELSINKI BIZOTTSÁG c. HONGRIE

(Requête no 18030/11)

ARRÊT

STRASBOURG

8 novembre 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

 Guido Raimondi, président,
 András Sajó,
 Işıl Karakaş,
 Luis López Guerra,
 Mirjana Lazarova Trajkovska,
 Angelika Nußberger,
 Boštjan M. Zupančič,

 Nebojša Vučinić,
 Kristina Pardalos,
 Ganna Yudkivska,
 Linos-Alexandre Sicilianos,
 Helen Keller,
 André Potocki,
 Aleš Pejchal,
 Ksenija Turković,
 Robert Spano,
 Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 novembre 2015 et le 1er septembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18030/11) dirigée contre la Hongrie et dont une organisation non gouvernementale de droit hongrois, Magyar Helsinki Bizottság (« la requérante »), a saisi la Cour le 14 mars 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été représentée par Me T. Fazekas, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3.  Invoquant l’article 10 de la Convention, la requérante alléguait que le refus des tribunaux hongrois d’ordonner la divulgation des informations auxquelles elle aurait demandé l’accès avait emporté violation de son droit à la liberté d’expression.

4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour, « le règlement »). Le 4 décembre 2012, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 26 mai 2015, une chambre de la deuxième section composée de Işıl Karakaş, András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Egidijus Kūris, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée dans le délai imparti (articles 30 de la Convention et 72 § 1 du règlement).

5.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des dernières délibérations, Boštjan M. Zupančič et Ksenija Turković, juges suppléants, ont remplacé Egidijus Kūris et Iulia Antoanella Motoc, empêchés (article 24 § 3 du règlement).

6.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7.  Le 2 septembre 2015, le président de la Grande Chambre a autorisé le gouvernement britannique à se porter tiers intervenant (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). Celui-ci a soumis ses observations écrites le 18 septembre 2015.

8.  Par ailleurs, des observations écrites ont été reçues le 21 septembre 2015 des organisations suivantes, que le président de la Grande Chambre avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement) : Media Legal Defence Initiative, Campaign for Freedom of Information, ARTICLE 19, Access to Information Programme et l’Union hongroise pour les libertés civiles, agissant conjointement, et Fair Trials.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 4 novembre 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M. Z. Tallódi, agent,
Mme M. Weller, co-agente ;

–  pour la requérante
MM. T. Fazekas,
 T.L. Sepsi,
 Cs. Tordai,  conseils,
Mme N. Novoszádek, conseillère ;

–  pour le gouvernement britannique
M. J. Coppel, QC, conseil,
Mmes A. McLeod, agente,
 A. Mahmood, conseillère.

La Cour a entendu MM. Tallódi, Sepsi et Coppel en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  La requérante, Magyar Helsinki Bizottság (le Comité Helsinki hongrois), est une organisation non gouvernementale (ONG) fondée en 1989. Elle surveille la mise en œuvre en Hongrie des normes internationales relatives aux droits de l’homme, elle représente en justice les personnes qui se plaignent de violations des droits de l’homme et elle promeut l’enseignement du droit et la formation juridique en Hongrie et à l’étranger. Ses principaux domaines d’activité sont la défense des droits des demandeurs d’asile et des étrangers qui ont besoin de la protection internationale, et la surveillance du respect des droits de l’homme par les organes d’application des lois et le système judiciaire. Elle est spécialisée dans l’accès à la justice, les conditions de détention et le respect effectif du droit à la défense.

A.  La genèse de l’affaire

11.  De 2005 à 2007, la requérante conduisit un projet intitulé « Model Legal Aid Board Programme » (Programme modèle d’assistance judiciaire), qui visait à développer et à tester un modèle permettant de remédier aux lacunes du système des commissions d’office des avocats de la défense. L’étude résumant les résultats du projet fut publiée en 2007 sous le titre « Without Defence » (Sans défense). Il y était indiqué qu’il fallait développer un ensemble de critères d’évaluation de la qualité des prestations fournies par les avocats de la défense.

12.  En 2008, dans le prolongement de l’étude qu’elle avait réalisée en 2005‑2007, la requérante lança un nouveau projet intitulé « The Right to Effective Defence and the Reform of the ex-Officio Appointment System » (Le droit à une défense effective et la réforme du système des commissions d’office). En collaboration avec le ministère de la Justice et de la Police et avec différents barreaux, elle élabora un questionnaire visant à évaluer la performance des avocats de la défense. Dans le cadre de ce projet, elle entendait aussi étudier la qualité de la défense fournie d’une part par les avocats commis d’office et d’autre part par les avocats choisis par les accusés, en examinant les dossiers de 150 affaires pénales closes. Parallèlement, elle rédigea une contribution relative à la Hongrie pour une recherche de droit comparé intitulée « Effective Defence Rights in the European Union and Access to Justice: Investigating and Promoting Best Practices » (Effectivité des droits de la défense dans l’Union européenne et accès à la justice : recherche et promotion des meilleures pratiques) et menée dans neuf pays européens dans le cadre d’un projet financé par la Commission européenne et Open Society Justice Initiative.

Les résultats de ces deux projets furent présentés lors d’une conférence tenue en avril 2009, dont les conclusions sont résumées dans un rapport intitulé « In the Shadow of Suspicion: A critical account of enforcing the right to an effective defence » (À l’ombre du soupçon : compte-rendu critique de l’application du droit à une défense effective).

13.  Par ailleurs, la requérante mena différentes activités de fond en faveur d’une réforme du système des commissions d’office. En coopération avec le barreau de Budapest, elle élabora également un ensemble de recommandations aux fins de l’élaboration d’un code de déontologie à l’intention des avocats commis d’office.

14.  Selon la requérante, ses recherches montraient que le système des commissions d’office ne fonctionnait pas correctement, principalement parce que les services d’enquête, en particulier la police, pouvaient choisir librement les avocats de la défense à partir d’une liste établie par les différents barreaux, ce qui conduisait à une méfiance de la part des accusés. De plus, d’après elle, il ressortait de ces recherches que bon nombre de services de police faisaient appel la plupart du temps aux mêmes avocats ou aux mêmes cabinets d’avocat, ce qui rendait les avocats de la défense tributaires des commissions d’office. La requérante concluait également que le système de sélection manquait de transparence.

15.  En 2009, dans le cadre d’un projet intitulé « Steps Towards a Transparent Appointment System in Criminal Legal Aid » (Vers un système transparent de désignation des avocats au titre de l’assistance judiciaire en matière pénale), une méthode expérimentale fut mise en place avec la collaboration de la requérante, des barreaux de département et de certains services de police de département. L’une des principales caractéristiques de cette méthode était le remplacement du mode de désignation, jusque-là discrétionnaire, par une désignation aléatoire effectuée par ordinateur.

16.  Dans le cadre de ce projet, la requérante demanda en tout à vingt‑huit services de police, dans les sept régions hongroises, de lui communiquer le nom des avocats qu’ils avaient commis d’office en 2008 et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis. Le but de cette demande, qui était fondée sur l’article 20 § 1 de la loi LXIII de 1992 (« la loi sur les données »), était de déterminer de manière probante s’il existait des divergences dans la pratique des différents services de police en matière de commission d’office à partir des listes fournies par le barreau. La requérante soutenait que le nombre de commissions d’office des avocats était une information d’intérêt public (közérdekű adat) et que dès lors le nom des différents avocats de la défense constituait une information soumise à divulgation dans l’intérêt public (közérdekből nyilvános adat).

17.  Dix-sept services de police communiquèrent les informations demandées et cinq autres ne le firent qu’après que la requérante eut engagé une action en justice à cette fin et obtenu gain de cause.

18.  Le 18 août 2009, la requérante adressa la même demande au service de police du département de Hajdú-Bihar, sollicitant le nom des avocats de la défense commis d’office dans le ressort du service de police et le nombre de fois où chaque avocat avait été commis.

19.  Dans sa réponse du 26 août 2009, ce service refusa d’accéder à la demande de la requérante, estimant que « le nom d’un avocat de la défense ne constitu[ait] ni une information d’intérêt public ni une information soumise à divulgation dans l’intérêt public en vertu de l’article 19 § 4 de la loi sur les données, étant donné que les avocats de la défense n’[étaient] pas membres d’un organe accomplissant une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques. Leurs noms constitu[ai]ent donc des données privées, que la loi ne permet[tait] pas de divulguer ». Le service de police indiqua aussi que la communication de telles données ferait peser sur lui une charge disproportionnée.

20.  Le service de police de Debrecen rejeta le 27 août 2009 une demande similaire de la requérante.

B.  La procédure civile engagée par la requérante

21.  Le 25 septembre 2009, la requérante engagea une action contre ces deux services de police. Arguant que les avocats de la défense commis d’office accomplissaient une mission de service public et étaient payés sur les deniers publics, elle soutenait que les données les concernant constituaient des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public.

22.  Dans une action incidente, le service de police du département de Hajdú‑Bihar réaffirma que le nom des avocats de la défense constituait une donnée personnelle et non une information soumise à divulgation dans l’intérêt public puisque ces avocats n’accomplissaient pas leurs tâches dans le cadre des missions et compétences des services de police et qu’ils n’étaient pas membres de ces services. Il soutenait en outre que le traitement des données sollicitées par la requérante aurait entraîné une charge de travail excessive.

23.  Le service de police de Debrecen demanda qu’il fût mis un terme à la procédure.

24.  Le tribunal de district de Debrecen joignit les deux affaires. Le 21 octobre 2009, il statua en faveur de la requérante, ordonnant aux défendeurs de communiquer dans les soixante jours les informations sollicitées.

25.  Le tribunal jugea que les avocats de la défense ne pouvaient être considérés comme des personnes accomplissant une mission publique, mais qu’ils n’étaient pas non plus des employés ou des agents des services de police défendeurs, et que la question de savoir si la défense servait un intérêt public devait être appréciée eu égard à son but et à son rôle. Se référant aux articles 46 et 48 du code de procédure pénale relatifs respectivement à l’obligation de défense par un avocat et à l’obligation pour les autorités d’enquête de désigner un avocat de la défense dans certaines conditions, le tribunal observa que lesdites autorités étaient également tenues de mettre en œuvre le droit constitutionnel à la défense. Il conclut dès lors que les mesures concernant le respect de l’obligation de défense par un avocat pouvaient être considérées comme des activités servant l’intérêt public, et que les données y afférentes revêtaient une grande importance pour la société et ne devaient pas passer pour relever des droits de la personnalité ou de la protection d’intérêts privés. Le nom des avocats de la défense et le nombre de fois où chacun avait été commis d’office ne constituaient donc pas, selon lui, des informations à caractère privé dont la divulgation aurait été subordonnée à l’accord de la personne concernée. Le tribunal ajouta que, l’obligation de défense par un avocat servant un intérêt public, l’intérêt d’informer la société paraissait l’emporter sur la nécessité de protéger la vie privée, à laquelle il n’était en tout état de cause pas porté atteinte puisque le nom de l’avocat de la défense était rendu public dès le dépôt de l’acte d’accusation. Le tribunal ordonna donc aux défendeurs de communiquer les informations sollicitées.

26.  Les deux services de police interjetèrent appel, répétant pour l’essentiel leur argument selon lequel le nom des avocats de la défense et le nombre de fois où ils avaient été commis d’office constituaient non pas des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public mais des données à caractère personnel, puisque ces personnes n’accomplissaient pas une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques. Ils soutenaient par ailleurs que la communication des informations sollicitées aurait fait peser sur eux une charge injustifiée.

27.  Dans un arrêt du 23 février 2010, le tribunal régional du département de Hajdú-Bihar, statuant en appel, infirma le jugement de première instance et rejeta la demande de la requérante dans son intégralité. Il rejeta l’argument de l’intéressée selon lequel les avocats commis d’office accomplissaient une mission publique au sens de la loi sur les données. Il expliqua que les dispositions du code de procédure pénale invoquées par la requérante prévoyaient l’égalité devant la loi et le droit à la défense ainsi que l’obligation pour l’État de garantir ces droits, mais ne faisaient pas des activités des avocats commis d’office une mission publique, même si elles étaient financées par l’État. Il considéra qu’il fallait distinguer l’obligation pour la police de désigner un avocat de la défense dans certains cas des activités de l’avocat. Il releva que, en vertu de l’article 5 § 1 de la loi sur les données, les données à caractère personnel ne pouvaient être traitées qu’à des fins bien précises dans l’exercice d’un droit ou l’accomplissement d’une obligation, et que les données à caractère personnel traitées par les services de police ne pouvaient être communiquées qu’avec l’accord de la personne concernée.

28.  La requérante saisit la Cour suprême d’un pourvoi contre la décision de la juridiction d’appel, soutenant que, même si le nom des avocats de la défense et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis d’office constituaient des données à caractère personnel, il s’agissait néanmoins d’informations soumises à divulgation dans l’intérêt public, car elles étaient liées à la mission publique accomplie par les avocats de la défense commis d’office.

29.  La Cour suprême débouta la requérante le 15 septembre 2010. Elle confirma en substance l’arrêt du tribunal régional, tout en en réformant la motivation.

30.  Elle tint le raisonnement suivant :

« (...) Il s’agit de déterminer si les avocats de la défense doivent être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique ». La Cour suprême estime, conformément à la recommandation no 1234/H/2006 du Commissaire parlementaire à la protection des données, que la question de savoir si une personne accomplit une mission publique doit être tranchée uniquement sur la base des dispositions de la loi sur les données. Seule une personne investie de pouvoirs et de compétences indépendants peut être considérée comme une personne accomplissant une mission publique.

Aux fins de la réponse à cette question [de l’interprétation de la notion de « personnes accomplissant une mission publique »], l’argument que la demanderesse tire de l’article 137 § 2 du code pénal est sans pertinence, cette disposition prévoyant seulement que les avocats de la défense doivent être considérés comme des personnes accomplissant une mission publique aux fins du code pénal lui-même, mais non aux fins de la loi sur les données ni pour une quelconque autre relation juridique.

En vertu de l’article 57 § 3 de la Constitution, l’État a l’obligation de garantir le droit à la défense. Les tribunaux, les services de poursuite et les autorités d’enquête accomplissent cette obligation notamment en faisant en sorte que ce droit soit respecté (article 5 § 3 du code de procédure pénale) et en désignant un avocat de la défense dans les cas prévus par les articles 46 et 48 du code de procédure pénale. Ce faisant, ces organes s’acquittent de leur mission publique, qui prend ainsi fin avec la désignation de l’avocat de la défense. Une fois celui-ci désigné, ses activités constituent des activités privées même si elles sont exercées dans un but public.

Le tribunal a donc jugé que les avocats de la défense ne pouvaient pas être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique », la loi ne les investissant d’aucun pouvoir ou compétence. Le simple fait que des règles procédurales définissent des droits et obligations à l’égard de personnes exerçant la fonction d’avocat de la défense dans une procédure pénale ne peut être interprété comme constitutif de pouvoirs et de compétences définis par la loi. En ce qui concerne le droit à la défense, le code de procédure pénale ne prévoit d’obligations que pour les autorités, non pour les avocats de la défense. Cette analyse se trouve aussi confirmée par le libellé de l’article 1 du code de procédure pénale, en vertu duquel l’accusation, la défense et le jugement sont des tâches distinctes.

Le nom des différents avocats de la défense et le nombre de fois où ils ont été commis d’office constituent donc des données à caractère personnel au sens de l’article 2 § 1 de la loi sur les données. Dès lors, en vertu de l’article 19 § 4 de cette loi, les services de police défendeurs ne peuvent être tenus de communiquer ces données à caractère personnel. Il s’ensuit que c’est à bon droit que la juridiction d’appel a débouté la demanderesse. »

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

31.  Dans sa version en vigueur au moment des faits, la Constitution disposait :

Article 59

« 1)  En République de Hongrie, chacun a droit à la protection de sa réputation, de l’inviolabilité de son domicile, du secret de ses affaires privées et de ses données personnelles. »

Article 61

« 1)  En République de Hongrie, chacun a le droit de s’exprimer librement, d’accéder aux informations d’intérêt public et de les diffuser. »

32.  Dans sa version en vigueur au moment des faits, la loi LXIII de 1992 sur la protection des données à caractère personnel et la divulgation des informations d’intérêt public (la « loi sur les données ») était ainsi libellée en ses passages pertinents en l’espèce :

Définitions
Article 2

« 1)  On entend par « données à caractère personnel » toutes les informations concernant une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après « personne concernée ») et toutes les références découlant, directement ou indirectement, de ces informations. Lors du traitement des données, ces informations doivent être considérées comme des données à caractère personnel dès lors qu’elles permettent d’identifier la personne concernée. Est réputée identifiable une personne qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments spécifiques, propres à son identité physique, physiologique, psychologique, économique, culturelle ou sociale (...)

4)  On entend par « données d’intérêt public » (közérdekű adat) toutes les informations et tous les renseignements, autres que les données à caractère personnel, traités par une autorité ou une personne accomplissant une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques définies par la loi, y compris les données relatives aux activités de ladite autorité ou personne, indépendamment de leur méthode ou de leur forme d’enregistrement et de leur nature individuelle ou collective.

5)  On entend par « données soumises à divulgation dans l’intérêt public » (közérdekből nyilvános adat) toutes les données, autres que les données d’intérêt public, dont la loi prévoit la publication ou la divulgation dans l’intérêt du public (...) »

Finalité du traitement des données
Article 5

« 1)  Les données à caractère personnel ne peuvent être traitées qu’à des fins précises et expresses, et pour autant que cela est nécessaire pour garantir certains droits ou accomplir certaines obligations. La finalité visée doit être présente à tous les stades du traitement des données. »

Communication de données, liaison entre les systèmes de gestion de données
Article 8

« 1)  Les données à caractère personnel peuvent être communiquées, soit en une seule fois soit en plusieurs fois, si la personne concernée y a consenti ou si leur communication est autorisée par la loi, et sous réserve que les garanties en matière de traitement des données soient respectées pour chacune de leurs composantes.

2)  Le paragraphe 1) s’applique également au partage de données entre différents systèmes de classement du même mécanisme de traitement, ainsi qu’entre les systèmes de classement de l’État et des collectivités locales. »

Accès aux informations d’intérêt public
Article 19

« 1)  Les autorités et les personnes accomplissant une mission au service de l’État ou d’une municipalité ou d’autres missions publiques définies par la loi (ci-après dénommées collectivement « organismes ») fournissent promptement au public des informations précises sur les sujets relevant de leur compétence, tels que les budgets de l’État et des collectivités locales et leur mise en œuvre, la gestion du patrimoine contrôlé par l’État ou par les collectivités locales, l’affectation des fonds publics, et les droits spéciaux et exclusifs conférés aux acteurs du marché, aux organisations privées ou aux individus.

2)  Les organismes visés au paragraphe 1) font connaître régulièrement par voie électronique ou autre – y compris, sur demande, par la voie visée à l’article 20 – toutes les informations importantes concernant leur compétence, leur ressort, leur structure organisationnelle, leurs activités professionnelles, l’évaluation de ces activités (y compris leur efficacité), les catégories de données qu’elles traitent, les règles juridiques relatives à leurs opérations, et leur gestion financière. La forme de la divulgation et les données à divulguer peuvent être fixées par la loi.

3)  Les organismes visés au paragraphe 1) permettent à toute personne d’accéder librement aux données d’intérêt public qu’elles détiennent dans leurs dossiers, à l’exception des informations classifiées soit par un organisme dûment habilité à cet effet soit en vertu des engagements pris dans un traité ou une convention, et des cas où l’accès à certaines informations d’intérêt public est restreint par la loi pour des raisons ayant trait :

a)  à la défense ;

b)  à la sécurité nationale ;

c)  à la prévention des infractions pénales, aux investigations sur ces infractions, à la détection et à la poursuite de ces infractions ;

d)  à la politique de l’État en matière de finances et de change ;

e)  aux relations extérieures, aux relations avec les organisations internationales ;

f)  aux procédures judiciaires ou administratives.

4)  Sauf dispositions contraire de la loi, les données à caractère personnel de toute personne agissant au nom et pour le compte des organismes visés au paragraphe 1), dans la mesure où elles sont liées aux fonctions de cette personne, et les données à caractère personnel des autres personnes accomplissant une mission publique sont considérées comme des données soumises à divulgation dans l’intérêt public. L’accès à ces données est régi par les dispositions de la présente loi concernant les informations d’intérêt public.

5)  Sauf dispositions contraire de la loi, toutes les données, autres que les données à caractère personnel, traitées par des organes ou des personnes qui fournissent des services obligatoires en vertu de la loi ou d’un contrat avec un organisme de l’État ou des collectivités locales sont considérées comme des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public si ces services ne sont pas disponibles d’une autre manière ou sous une autre forme et dans la mesure où le traitement de ces données est nécessaire aux activités desdits organes ou personnes.

6)  L’accès à des secrets industriels dans le contexte de l’accès aux informations d’intérêt public et de la publication de ces informations est régi par les dispositions pertinentes du code civil.

7)  La disponibilité d’informations publiques peut aussi être limitée par la législation de l’Union européenne en ce qui concerne les intérêts économiques ou financiers importants de l’Union, y compris la politique monétaire, budgétaire et fiscale. »

Article 19/A

« 1)  Aucune des données collectées ou enregistrées par un organisme visé au paragraphe 1) de l’article 19 dans le cadre d’un processus décisionnel relevant de ses pouvoirs et de sa compétence ou à l’appui d’un tel processus ne peut être communiquée au public pendant un délai de dix ans à compter de la date de leur collecte ou de leur enregistrement. L’accès à ces données peut être autorisé – à la lumière des dispositions du paragraphe 1) de l’article 19 – par la direction de l’organisme qui les contrôle.

2)  Une demande de communication des données sous-tendant la prise d’une décision peut être rejetée après l’adoption de la décision, dans le délai visé au paragraphe 1), si la divulgation est susceptible de mettre en péril le fonctionnement juridique de l’organisme concerné ou l’accomplissement par celui-ci de sa mission sans influence indue, par exemple sa liberté d’exprimer sa position pendant les stades préliminaires du processus décisionnel relativement auquel la communication des données a été demandée.

3)  Le délai de restriction de l’accès aux données visé au paragraphe 1) peut être raccourci par la loi pour certaines données précises. »

Article 20

« 1)  Les informations d’intérêt public sont mises à la disposition de toute personne qui en fait la demande oralement, par écrit ou sur support électronique.

2)  Les organismes qui traitent des informations d’intérêt public doivent donner suite aux demandes d’information sans délai et communiquer les informations demandées dans un délai maximum de quinze jours.

3)  Il peut aussi être remis à l’auteur de la demande d’informations une copie du document ou d’une partie du document contenant les données en question, indépendamment de la forme de stockage desdites données. L’organisme contrôlant les informations correspondantes peut prélever des frais couvrant uniquement le coût de la copie, auquel cas elle doit indiquer à l’avance aux personnes en faisant la demande le montant de ces frais.

4)  Si un document contenant des informations d’intérêt public contient aussi des données qui ne peuvent pas être divulguées à l’auteur de la demande d’informations, ces données doivent être éliminées ou rendues indéchiffrables sur la copie.

5)  Les données doivent être communiquées sous une forme aisément intelligible et par le moyen technique indiqué par l’auteur de la demande d’informations, pour autant que cela n’entraîne pas de coûts déraisonnables. Une demande de communication de données ne peut être rejetée au motif que les données ne pourraient être communiquées sous une forme aisément intelligible.

6)  En cas de rejet d’une demande d’informations, l’auteur de la demande doit en être avisé dans un délai de huit jours par lettre, ou par voie électronique s’il a fourni son adresse électronique, et le rejet doit être motivé.

7)  Une demande de communication d’informations d’intérêt public présentée par une personne dont la langue maternelle n’est pas le hongrois ne peut être rejetée au motif qu’elle a été rédigée dans la langue maternelle de l’intéressé ou dans une autre langue qu’il comprend.

8)  Les organismes et les autorités publiques locales ou nationales et les autres organes accomplissant une mission publique définie par la loi adoptent des règles régissant les procédures de réponse aux demandes de communication d’informations d’intérêt public.

9)  Les organismes visés au paragraphe 1) de l’article 19 informent le commissaire à la protection des données une fois par an des demandes rejetées et des motifs de ces rejets. »

Article 21

« 1)  Lorsqu’une demande de communication d’informations publiques est rejetée, l’auteur de la demande peut engager une action en justice.

2)  La charge de la preuve du respect de la loi incombe à l’organisme qui traite les données.

3)  L’action doit être engagée contre l’organisme qui a refusé de divulguer les informations dans un délai de trente jours à compter de la date du rejet de la demande, ou du dernier jour du délai visé au paragraphe 2) de l’article 20 en cas de rejet tacite.

(...)

7)  S’il tranche en faveur de l’auteur de l’action, le tribunal ordonne à l’organisme traitant les données de communiquer les informations. »

Article 21/A

« 1)  Les organismes visés au paragraphe 1) de l’article 19 ne peuvent subordonner l’accès aux informations publiques à la divulgation de données d’identification personnelle. Le traitement de données à caractère personnel aux fins de l’accès à des informations d’intérêt public qui ont été publiées par voie électronique n’est autorisé que dans la mesure rendue nécessaire par des raisons techniques, et ces données doivent ensuite être effacées sans délai.

2)  Le traitement de données d’identification personnelle relativement à toute communication de données sur demande n’est autorisé que dans la mesure de ce qui est absolument nécessaire, notamment pour la collecte du paiement d’éventuels frais. Après la communication des données et sur réception dudit paiement, les données à caractère personnel de l’auteur de la demande doivent être effacées sans délai.

3)  La loi peut prévoir des dérogations aux dispositions des paragraphes 1) et 2). »

33.  En sa partie pertinente, la loi XIX de 1998 sur le code de procédure pénale est ainsi libellée :

Droit à la défense
Article 5

« 1)  Tout accusé a le droit de se défendre (...) »

Article 46

« L’intervention d’un avocat de la défense dans la procédure pénale est obligatoire lorsque :

a)  aux termes de la loi, l’infraction est passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans ou plus ;

b)  l’accusé est privé de liberté ;

c)  l’accusé est sourd, muet, aveugle ou – indépendamment de sa responsabilité juridique – aliéné ;

d)  l’accusé ne parle pas le hongrois ou la langue de la procédure ;

e)  l’accusé est incapable, pour toute autre raison, d’assurer lui-même sa défense ;

f)  les dispositions de la présente loi le prévoient expressément. »

Article 48

« 1)  Le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête désignent un avocat de la défense lorsque la défense par un avocat est obligatoire et que l’accusé n’a pas désigné d’avocat (...)

2)  Le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête désignent également un avocat de la défense lorsque la défense par un avocat n’est pas obligatoire mais que l’accusé demande qu’un avocat soit commis car il ne dispose pas des moyens nécessaires pour rémunérer un défenseur.

3)  Le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête (...) désignent un avocat de la défense lorsqu’ils estiment que cela est nécessaire dans l’intérêt de l’accusé.

(...)

5)  La commission d’office d’un avocat de la défense n’est pas susceptible de recours, mais l’accusé peut – en avançant des raisons valables – demander que soit désigné un autre avocat de la défense. En pareil cas, selon le stade de la procédure, le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête compétents statuent sur la demande.

6)  En présence de raisons valables, l’avocat de la défense commis d’office peut demander à être déchargé de l’affaire. En pareil cas, selon le stade de la procédure, le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête compétents statuent sur la demande.

(...)

9)  L’avocat de la défense commis d’office a droit au paiement d’honoraires et au remboursement des frais qu’il engage pour comparaître devant le tribunal, le procureur ou l’autorité d’enquête lorsque ceux-ci le convoquent ou l’invitent à se présenter devant eux, pour étudier le dossier et pour conseiller dans son lieu de détention un accusé privé de sa liberté. »

34.  En sa partie pertinente, la recommandation no 1234/H/2006 du Commissaire parlementaire à la protection des données relative à l’harmonisation des lois applicables à la divulgation de données à caractère personnel liées aux fonctions de personnes accomplissant une mission publique se lit ainsi :

Interprétation de l’article 19 § 4 et éléments à prendre
en compte dans son application

« (...)

b)  Pour déterminer le sens de la notion d’« autre personne accomplissant une mission publique », il faut procéder à une interprétation autonome tenant compte de la logique interne de cette disposition de la loi sur les données, indépendamment de la manière dont l’expression peut être employée dans d’autres lois. Par exemple, on ne peut s’appuyer sur la disposition interprétative du code de procédure pénale relative à la notion de « personne accomplissant une mission publique » (article 137 § 2 du code pénal) car, à la lumière des autres règles énoncées dans la loi sur les données, il apparaît qu’une partie de cette disposition relève des premiers mots de la loi sur les données, tandis que d’autres parties se trouvent hors du champ d’application de cette loi.

Ainsi, dans le contexte de ce paragraphe, la notion d’« autre personne accomplissant une mission publique » inclut les personnes qui représentent l’État au niveau national ou municipal (par exemple, le président de la République, le président du Parlement, le président de la Cour constitutionnelle, le président de la Cour suprême, le président de la Cour des comptes, le président de la Banque de Hongrie, le Premier ministre, les ministres), qui ont des fonctions et des compétences indépendantes et qui fonctionnent comme des institutions unipersonnelles. Les personnes auxquelles sont confiées des tâches et des compétences de niveau national ou municipal sont les individus même qui occupent les positions correspondantes, et ceux-ci sont personnellement responsables de la divulgation des données les concernant. »

III.  ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL ET DE DROIT COMPARÉ

A.  Les Nations unies

35.  La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités énonce :

Article 31
Règle générale d’interprétation

« 1.  Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2.  Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a)  Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ;

b)  Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.

3.  Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a)  De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ;

b)  De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;

c)  De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

4.  Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »

Article 32
Moyens complémentaires d’interprétation

« II peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :

a)  Laisse le sens ambigu ou obscur ; ou

b)  Conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »

36.  L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme est ainsi libellé :

« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »

37.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966, est entré en vigueur le 23 mars 1976 et a été ratifié par la Hongrie le 17 janvier 1974. Son article 19 se lit ainsi :

« 1.  Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

2.  Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

3.  L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

a)  Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;

b)  À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

38.  Dans son Observation générale no 34 relative à l’article 19 du Pacte (Liberté d’opinion et liberté d’expression), publiée le 12 septembre 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’est exprimé ainsi :

« Droit d’accès à l’information

18.  Le paragraphe 2 de l’article 19 vise un droit d’accès à l’information détenue par les organismes publics. Cette information est constituée par les dossiers détenus par un organisme public, quelles que soient la forme sous laquelle elle est stockée, la source et la date de production. Les organismes publics sont indiqués au paragraphe 7 de la présente Observation générale. La définition peut s’étendre à d’autres organes qui exercent des fonctions publiques. Comme on l’a déjà noté, pris conjointement avec l’article 25 du Pacte, le droit d’accès à l’information inclut le droit qui permet aux organes d’information d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. »

39.  Dans l’affaire Gauthier c. Canada (communication no 633/1995, 5 mai 1999), le Comité des droits de l’homme a dit :

« 13.3  La question soumise au Comité est donc de savoir si les limitations imposées à l’auteur en ce qui regarde l’accès aux installations de la presse du Parlement constituent une violation de son droit reconnu par l’article 19 du Pacte de rechercher, de recevoir et de répandre des informations.

13.4  À ce sujet, le Comité mentionne aussi le droit de prendre part à la direction des affaires publiques, établi à l’article 25 du Pacte et il renvoie, en particulier, à l’Observation générale no 25 (57), dont un extrait se lit ainsi : « La communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle au plein exercice des droits garantis à l’article 25. Cela exige une presse et d’autres organes d’information libres, en mesure de commenter toute question publique, sans censure ni restriction, et capables d’informer l’opinion publique ». Lu en regard de l’article 19, cela signifie que les citoyens devraient, notamment grâce aux médias, avoir largement accès aux informations et avoir la possibilité de diffuser des informations et des opinions au sujet des activités des organes élus et de leurs membres. Cependant, le Comité reconnaît qu’un tel accès ne doit pas perturber l’exercice des fonctions des organes élus et que, par conséquent, un État partie a le droit de limiter cet accès. Toutefois, toute restriction imposée par l’État partie doit être compatible avec les dispositions du Pacte.

13.5  En l’espèce, l’État partie a limité aux représentants des médias qui sont membres d’un organisme privé, la Tribune de la presse parlementaire, le droit de jouir des installations de presse du Parlement financées avec des fonds publics, y compris le droit de prendre des notes en assistant aux séances du Parlement. L’auteur s’est vu refuser le droit de devenir membre actif (c’est-à-dire membre de plein droit) de la Tribune de la presse. À l’occasion, il a été membre temporaire, ce qui lui a donné accès à certains services de cet organisme, mais pas à tous. S’il n’est pas au moins membre temporaire, il n’a pas accès aux installations de presse et ne peut pas prendre de notes lors des débats du Parlement. Le Comité note que l’État partie a prétendu que l’auteur ne souffre d’aucun inconvénient majeur étant donné que les progrès technologiques permettent de rendre rapidement accessibles au public les informations relatives aux débats du Parlement. L’État partie a fait valoir que l’auteur peut faire des reportages sur les débats en utilisant les services de diffusion ou en observant les débats. Cependant, compte tenu de l’importance des informations sur la vie démocratique, le Comité n’accueille pas l’argument de l’État partie et est d’avis que l’exclusion de l’auteur constitue une restriction au droit d’accès aux informations reconnu au paragraphe 2 de l’article 19 (...) »

40.  Dans l’affaire Toktakunov c. Kirghizistan (communication no 1470/2006, 28 mars 2011), le Comité des droits de l’homme a déclaré :

« 6.3  (...) Le Comité note en outre que le droit de « rechercher » et de « recevoir » « des informations » consacré au paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte inclut le droit de chacun de recevoir des informations détenues par l’État, sauf dans les cas où des restrictions peuvent être imposées pour les motifs prévus par le Pacte. Il fait observer que les informations devraient être obtenues sans qu’il soit nécessaire de faire la preuve d’un intérêt direct ou d’une implication personnelle, sauf dans les cas où une restriction légitime est appliquée. Le Comité rappelle également sa position concernant la presse et les médias, dont les acteurs doivent avoir un droit d’accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. Il note en outre que la presse et les médias ont notamment pour fonction de créer des forums pour le débat public et de permettre au public ou, du reste, à toute personne de se forger une opinion sur des questions qui préoccupent légitimement les citoyens, telles que l’application de la peine de mort. Le Comité estime que l’exercice de ces fonctions ne se limite pas aux médias ou aux journalistes professionnels et qu’elles peuvent aussi être assumées, par exemple, par des associations publiques ou des particuliers. Se référant à ses conclusions dans l’affaire S.B. c. Kirghizistan, le Comité note également que l’auteur, en l’espèce, est consultant juridique dans une association publique de défense des droits de l’homme et qu’on peut considérer qu’à ce titre il exerce une vigilance particulière sur des questions intéressant légitimement le public. Compte tenu des considérations qui précèdent, dans la présente communication, le Comité a la conviction que, vu la nature particulière des informations recherchées, l’auteur a montré, aux fins de la recevabilité, qu’en tant que simple citoyen il était directement touché par le refus des autorités de l’État partie de lui communiquer, à sa demande, des informations sur l’application de la peine de mort.

(...)

7.4  À ce sujet, le Comité rappelle sa position concernant la liberté de la presse et des médias et réaffirme que le droit d’accès à l’information inclut le droit des organes d’information d’avoir accès à l’information sur les affaires publiques et le droit du public de recevoir l’information donnée par les médias. Le Comité estime que l’exercice de ces fonctions ne se limite pas aux médias ou aux journalistes professionnels, et qu’elles peuvent aussi être assumées par des associations publiques ou des particuliers (voir par. 6.3). Lorsque, pour exercer cette vigilance sur des questions intéressant légitimement le public, des associations ou des particuliers ont besoin d’accéder à des informations détenues par l’État, comme dans le cas d’espèce, il est légitime que de telles demandes d’information bénéficient d’une protection analogue à celle que le Pacte garantit à la presse. La communication d’informations à un particulier permet du même coup de les diffuser dans la société, afin que celle-ci en prenne connaissance, en dispose et les évalue. En ce sens, le droit à la liberté de pensée et d’expression inclut la protection du droit d’avoir accès à des informations détenues par l’État, qui englobe à l’évidence les deux dimensions, individuelle et sociale, du droit à la liberté de pensée et d’expression, que l’État doit garantir simultanément. Dans ces circonstances le Comité est d’avis que l’État partie avait l’obligation soit de fournir à l’auteur les informations demandées soit de justifier toute restriction apportée au droit de recevoir des informations détenues par l’État, en vertu du paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. »

41.  Dans l’affaire Rafael Rodríguez Castañeda c. Mexique (communication no 2202/2012, 29 août 2013), le Comité des droits de l’homme a dit :

« 7.6  Le Comité relève que l’auteur fait valoir qu’il a demandé l’accès aux bulletins de vote afin d’évaluer l’exactitude avec laquelle le contenu des bulletins de vote avait été consigné dans les procès-verbaux des bureaux de vote et de détecter d’éventuelles anomalies au cours du processus, dans la seule intention d’assurer la transparence de l’administration publique et d’évaluer la manière dont les autorités électorales s’acquittent de leur mandat. Le Comité note aussi que le Comité d’information de l’Institut fédéral électoral a rejeté la demande de l’auteur qui souhaitait avoir accès aux bulletins de vote. L’Institut a toutefois mis à sa disposition les procès-verbaux des opérations de vote établis par des citoyens choisis au hasard dans chaque bureau de vote des 300 circonscriptions électorales du pays. Selon la législation mexicaine, ces relevés indiquent le nombre de voix obtenues par chaque candidat, le nombre de bulletins nuls et le nombre de bulletins inutilisés. La loi veut que le dépouillement du scrutin ait lieu en présence de représentants des partis politiques, ainsi que d’observateurs électoraux accrédités, dans certains cas, et les résultats provenant de chaque bureau de vote peuvent être contestés et soumis au réexamen d’autorités supérieures, ce qui s’est effectivement produit lors des élections présidentielles de 2006, où les résultats initiaux ont été en partie réexaminés par le Tribunal électoral.

7.7  Étant donné l’existence d’un dispositif prévu par la loi pour vérifier le comptage des voix, dispositif qui a été utilisé lors des élections en question, le fait que l’auteur a eu à sa disposition les procès-verbaux des opérations de vote établis par des citoyens choisis au hasard dans chaque bureau de vote des 300 circonscriptions électorales du pays, la nature de l’information et la nécessité de préserver son intégrité et la complexité de la tâche pour donner à l’auteur accès aux informations demandées, le Comité constate que le refus de lui accorder l’accès à l’information qu’il demandait, sous la forme des bulletins de vote proprement dits, visait à garantir l’intégrité du processus électoral dans une société démocratique. Cette mesure constituait une restriction imposée par l’État partie qui était proportionnée, nécessaire pour protéger l’ordre public conformément à la loi et pour donner effet aux droits des électeurs énoncés à l’article 25 du Pacte. Dans ces circonstances, le Comité considère par conséquent que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître une violation du paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte. »

42.  Les extraits pertinents en l’espèce du rapport sur le droit d’accès à l’information du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression à l’Assemblée générale des Nations unies, publié le 4 septembre 2013 (A/68/362), se lisent ainsi :

« 18.  Le droit de rechercher et de recevoir des informations est un élément essentiel du droit à la liberté d’expression (...)

19.  Le droit d’accès à l’information comporte de nombreux aspects. Il concerne à la fois le droit général du public d’avoir accès aux informations d’intérêt général venant d’une diversité de sources et le droit des médias d’accéder aux informations qu’ils demandent, ainsi que le droit des individus de rechercher et de recevoir des informations d’intérêt général et des informations les concernant qui peuvent avoir une incidence sur leurs droits individuels. Comme indiqué précédemment, le droit à la liberté d’opinion et d’expression facilite la jouissance d’autres droits (A/HRC/17/27, par. 22) et l’accès à l’information est souvent indispensable aux individus cherchant à donner effet à d’autres droits. »

43.  La déclaration conjointe du 6 décembre 2004 faite par le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, le Représentant de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias et le Rapporteur spécial de l’Organisation des États américains (OEA) pour la liberté d’expression comprend le passage suivant :

« Le droit d’accès à l’information détenue par des autorités publiques est un droit humain fondamental qui doit être mis en œuvre au niveau national à travers une législation globale (comme les « Lois pour la liberté d’information » américaines) fondée sur le principe de divulgation maximale induisant que toutes les informations sont accessibles sous réserve d’un régime d’exceptions très restreint. »

B.  Le Conseil de l’Europe

1.  Historique de la rédaction de l’article 10

44.  Dans son passage devenu ultérieurement l’article 10 de la Convention, le texte élaboré par la commission des questions juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe se lisait ainsi :

« Dans la Convention, les États membres s’engageront à assurer à toute personne résidant sur leur territoire : (...) La liberté d’opinion et d’expression de ses opinions, conformément à l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies. »

45.  En son article 2 § 6 (qui était pratiquement identique à l’article 19 de la Déclaration universelle), l’avant-projet de Convention que le Comité d’experts mit au point à l’issue de sa première réunion (2-8 février 1950) énonçait :

« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »

46.  Lors de la deuxième réunion du Comité d’experts (6-10 mars 1950), le représentant du Royaume-Uni suggéra de substituer à l’article 2 § 6 de l’avant-projet un article 11 ainsi libellé :

« Tout individu a droit à la liberté de pensée et à la liberté d’expression sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale. Ce droit comprend la liberté d’opinion, la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique ou par des procédés visuels ou auditifs dûment brevetés. (...) »

47.  Dans le projet de Convention que le Comité d’experts soumit au Comité des Ministres à l’issue de ses travaux figuraient deux articles correspondant à l’actuel article 10 de la Convention. L’article 2 § 6 de la première variante (méthode de l’énumération des droits et libertés à garantir) constituait quasiment la réplique pure et simple de l’article 2 § 6 de l’avant-projet du Comité d’experts et de l’article 19 de la Déclaration universelle. De son côté, l’article 10 de la seconde variante (méthode de la définition précise des droits et libertés à garantir) reproduisait exactement les termes de l’article 11 proposé par le Royaume-Uni.

48.  La Conférence des Hauts Fonctionnaires (8-17 juin 1950) convoquée par le Comité des Ministres prit pour base de travail la méthode de la définition précise, et s’entendit sur un article 10 ainsi libellé :

« Tout individu a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion, la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par des procédés visuels ou auditifs dûment brevetés (...) »

49.  Le texte ci-dessus constitue la base de l’article 10 dans sa forme actuelle.

2.  Autres documents du Conseil de l’Europe relatifs à l’interprétation de l’article 10

50.  Dans sa Recommandation no 582 du 23 janvier 1970, intitulée Moyens de communication de masse et droits de l’homme, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommandait au Comité des Ministres de charger le Comité d’experts en matière de droits de l’homme d’étudier les questions suivantes et de formuler des recommandations à leur sujet :

« (...) extension du droit à la liberté d’information garanti par l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, par la conclusion d’un protocole ou de tout autre instrument, de façon à inclure la liberté de rechercher les informations (qui est incluse dans l’article 19 (2) du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civiques et politiques) ; à cette liberté devrait correspondre, pour les pouvoirs publics, l’obligation de communiquer des informations relatives aux questions d’intérêt public, sous réserve de limitations appropriées (...) »

51.  À sa 44e réunion, tenue du 10 au 14 novembre 1975, le Comité d’experts en matière de droits de l’homme nomma un sous-comité chargé de réaliser une étude exploratoire sur la question de l’extension des droits de l’homme visés par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles eu égard au Pacte international des Nations unies relatif aux droits civils et politiques. Le Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH) adopta le 28 novembre 1980 un avant-projet de rapport final d’activité contenant le projet de Protocole no 6 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et un projet de rapport explicatif relatif au projet de Protocole no 6 (doc. CDDH (80) 28). En sa partie pertinente, ce projet de protocole était ainsi libellé :

Article 6

« Le droit à la liberté d’expression prévu à l’article 10 de la Convention comprend, outre les libertés mentionnées dans la deuxième phrase du paragraphe 1 de cet article, la liberté de rechercher des informations. Les dispositions du paragraphe 2 de l’article 10 et celles de l’article 16 de la Convention s’appliquent aussi à la liberté de rechercher des informations. »

La partie pertinente du rapport explicatif se lit comme suit :

Article 6

« 1.  Conformément à l’article 10 de la Convention et à l’article 19 (2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la liberté d’expression comprend la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées, sans considération de frontières. Toutefois, l’article 19 (2) du Pacte se réfère aussi à la liberté de « rechercher » des informations et des idées, liberté qui n’est pas mentionnée à l’article 10 de la Convention. Pour éliminer les doutes qui pourraient surgir en cette matière, l’article 6 du Protocole aligne la Convention sur le Pacte à ce sujet.

2.  Cet article inclut dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention le droit à la liberté de rechercher des informations. Le droit à la liberté de rechercher des informations n’implique aucune obligation pour les autorités d’un État de fournir les informations qui peuvent être recherchées.

3.  Cette liberté peut être soumise aux restrictions prévues par l’article 10, paragraphe 2, et l’article 16 de la Convention, y compris par exemple des restrictions prévues par la législation nationale existante concernant la protection des secrets officiels. »

La Commission européenne des droits de l’homme formula dans le document DH (81) 3 ses observations sur le projet de Protocole, qui se lisaient ainsi :

Article 6

« 19.  Cet article du projet illustre assez bien le danger, rappelé au [chapitre] 2 ci‑avant, qu’une précision apportée par voie d’amendement à une disposition existante fournisse un argument en faveur d’une interprétation restrictive de celle-ci.

20.  Il est exact que, dans sa teneur actuelle, l’article 10 de la Convention ne mentionne pas la liberté de rechercher des informations mais on ne saurait exclure qu’une telle liberté soit comprise par implication parmi celles que protège cet article. À cet égard, la Commission rappelle que, dans son arrêt Sunday Times (par. 66), la Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé que l’article 10 garantit le droit du public à des informations adéquates. De son côté, la Commission a déclaré que si cet article 10 vise avant tout l’accès à des sources générales d’information, il n’est pas interdit d’admettre que, dans certaines circonstances, il inclut un droit d’accès à des documents qui ne sont pas généralement accessibles (No 8383/78, DR 17 p. 227, aux pp. 228 et 230).

Il serait donc plus sage de renoncer à la précision formelle que peut apporter l’article 6 du projet et de laisser toute possibilité de développement à l’interprétation jurisprudentielle de l’article 10, dans sa teneur d’aujourd’hui.

Au surplus, la deuxième phrase de l’article 6 paraît superflue, vu les dispositions de l’article 13, par. 1, du projet. »

L’Avis de la Cour européenne des droits de l’homme sur le projet de Protocole no 6 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (doc. Cour (81) 76) renferme le passage suivant :

Article 6

« 15. La Cour pense que la liberté de recevoir des informations, garantie par l’article 10 de la Convention, implique celle d’en rechercher. D’autre part, elle tient pour évident que la recherche d’informations – comme du reste leur réception et leur communication – doit en tout cas s’effectuer par des procédés légaux. Elle relève en outre, en accord avec le projet de rapport explicatif (point 2, deuxième phrase), que la liberté de rechercher des informations n’implique pas l’obligation pour l’autorité de les fournir ; il s’agit d’un droit de recevoir et non d’un droit à recevoir. »

La demande d’avis du Comité des Ministres sur un projet de Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme concernant l’extension de la liste des droits civils et politiques prévus par la Convention adressée à l’Assemblée parlementaire (doc. 5039, 7 février 1983) contient l’explication suivante :

« Enfin, le CDDH a évoqué la question de la « liberté de rechercher des informations », au sujet de laquelle le Comité des Ministres avait déjà donné son accord pour qu’elle soit incluse dans l’article 10, paragraphe 1, de la convention. Le CDDH a indiqué qu’une telle disposition avait été prévue dans un avant-projet de protocole. En reconsidérant ce projet à la lumière des diverses observations qui ont été soumises, en particulier par la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme, il a finalement décidé de ne pas retenir cette disposition au motif que l’on peut raisonnablement considérer que la « liberté de rechercher des informations » est déjà comprise dans la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10, paragraphe 1, de la convention. La jurisprudence de la Commission et de la Cour, en particulier l’arrêt rendu dans l’affaire du Sunday Times, semble confirmer ce point de vue. »

Dans l’Exposé des motifs du Rapport de l’Assemblée parlementaire sur le projet de Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales concernant l’extension de la liste des droits civils et politiques prévus par la Convention (doc. 5106, 9 septembre 1983), le Rapporteur indiquait ceci quant à la liberté de rechercher des informations :

« 21.  Le comité directeur a évoqué la question de la « liberté de rechercher des informations », au sujet de laquelle le Comité des Ministres avait déjà donné son accord pour qu’elle soit incluse dans l’article 10, paragraphe 1, de la convention. À la lumière des observations de la Commission et de la Cour européennes des Droits de l’Homme, il a décidé de ne pas inclure une telle disposition dans le protocole. La Commission et la Cour ont décidé qu’on peut raisonnablement considérer que la liberté de rechercher des informations est déjà comprise dans la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10, paragraphe 1, de la convention. La jurisprudence de la Commission et de la Cour confirme ce point de vue.

22.  Votre rapporteur, à la lumière de ces constatations, estime aussi qu’il serait plus sage de renoncer à l’inclusion formelle de ce droit dans l’article 10 de la convention et de laisser toute possibilité de développement à l’interprétation de cet article 10 aux organes de la convention. »

3.  Documents du Conseil de l’Europe relatifs à l’accès aux documents publics et à la protection des données à caractère personnel

52.  En ses parties pertinentes, la recommandation Rec(2002)2 du Comité des Ministres aux États Membres sur l’accès aux documents publics, adoptée le 21 février 2002, se lit ainsi :

« Le Comité des Ministres (...)

Ayant à l’esprit, en particulier, l’article 19 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, les articles 6, 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, la Convention des Nations Unies sur l’accès à l’information, la participation publique au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, adoptée à Aarhus, Danemark, le 25 juin 1998, et la Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981 (STE no 108) ; la Déclaration sur la liberté d’expression et d’information adoptée le 29 avril 1982 ; ainsi que les Recommandations no R (81) 19 sur l’accès à l’information détenue par les autorités publiques ; no R (91) 10 sur la communication à des tierces personnes de données à caractère personnel détenues par des organismes publics ; no R (97) 18 concernant la protection des données à caractère personnel collectées et traitées à des fins statistiques et no R (2000) 13 sur une politique européenne en matière de communication des archives ;

(...)

Recommande aux gouvernements des États membres de s’inspirer dans leur droit et leur pratique des principes énoncés dans la présente recommandation.

(...)

III.  Principe général sur l’accès aux documents publics

Les États membres devraient garantir à toute personne le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques. Ce principe devrait s’appliquer sans distinction aucune, y compris fondée sur l’origine nationale.

IV.  Limitations possibles à l’accès aux documents publics

1.  Les États membres peuvent limiter le droit d’accès aux documents publics. Les limitations devraient être établies précisément dans la loi, nécessaires dans une société démocratique et proportionnelles au but de protéger :

i.  la sécurité nationale, la défense et les relations extérieures ;

ii.  la sûreté publique ;

iii.  la prévention, la recherche et la poursuite des activités criminelles ;

iv.  la vie privée et les autres intérêts privés légitimes ;

v.  les intérêts commerciaux et d’autres intérêts économiques, privés ou publics ;

vi.  l’égalité des parties à une instance juridictionnelle ;

vii.  la nature ;

viii.  les missions de tutelle, l’inspection et le contrôle par l’administration ;

ix.  la politique économique, monétaire et de change de l’État ;

x.  la confidentialité des délibérations au sein de ou entre les autorités publiques pendant la préparation interne d’un dossier.

2.  L’accès à un document peut être refusé si la divulgation des informations contenues dans le document porte ou est susceptible de porter préjudice à l’un ou à l’autre des intérêts mentionnés au paragraphe 1, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation. (...) »

53.  La Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics (ouverte à la signature le 18 juin 2009), qui a été à ce jour ratifiée par sept États membres (Bosnie-Herzégovine, Finlande, Hongrie, Lituanie, Monténégro, Norvège et Suède) et qui entrera en vigueur le premier jour du mois suivant l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la date à laquelle dix États membres du Conseil de l’Europe auront exprimé leur consentement à être liés par ses dispositions, comprend le passage suivant :

Article 2 – Droit d’accès aux documents publics

« 1.  Chaque Partie garantit à toute personne, sans discrimination aucune, le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques.

2.  Chaque Partie prend, dans son droit interne, les mesures nécessaires pour donner effet aux dispositions pour l’accès aux documents publics énoncées dans la présente Convention.

3.  Ces mesures doivent être prises au plus tard au moment de l’entrée en vigueur de la présente Convention à son égard. »

Article 3 – Limitations possibles à l’accès aux documents publics

« 1.  Chaque Partie peut limiter le droit d’accès aux documents publics. Les limitations sont établies précisément dans la loi, nécessaires dans une société démocratique et proportionnelles au but de protéger :

a.  la sécurité nationale, la défense et les relations extérieures ;

b.  la sûreté publique ;

c.  la prévention, la recherche et la poursuite des activités criminelles ;

d.  les enquêtes disciplinaires ;

e.  les missions de tutelle, l’inspection et le contrôle par l’administration ;

f.  la vie privée et les autres intérêts privés légitimes ;

g.  les intérêts commerciaux et d’autres intérêts économiques ;

h.  la politique économique, monétaire et de change de l’État ;

i.  l’égalité des parties à une instance juridictionnelle et le bon fonctionnement de la justice ;

j.  l’environnement ; ou

k.  les délibérations au sein de ou entre les autorités publiques concernant l’examen d’un dossier.

Les États concernés peuvent, au moment de la signature ou au moment du dépôt de leur instrument de ratification, d’acceptation, d’approbation ou d’adhésion, par une déclaration adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, déclarer que les communications avec la famille régnante et sa maison ou le Chef d’État sont également incluses parmi les limitations possibles.

2.  L’accès aux informations contenues dans un document public peut être refusé si leur divulgation porte ou est susceptible de porter préjudice à l’un ou à l’autre des intérêts mentionnés au paragraphe 1, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation.

3.  Les Parties examinent la possibilité de fixer des délais au-delà desquels les limitations mentionnées au paragraphe 1 ne s’appliquent plus. »

Article 4 – Demandes d’accès aux documents publics

« 1.  Le demandeur d’un document public n’est pas tenu de donner les raisons pour lesquelles il souhaite avoir accès audit document.

(...) »

Article 5 – Traitement des demandes d’accès aux documents publics

« 1.  L’autorité publique aide, dans les limites du raisonnable, le demandeur à identifier le document public demandé.

2.  Une demande d’accès à un document public est instruite par toute autorité publique qui détient ce document. Si l’autorité publique ne détient pas le document public demandé ou si elle n’est pas autorisée à traiter cette demande, elle oriente, dans la mesure du possible, la demande ou le demandeur vers l’autorité publique compétente.

3.  Les demandes d’accès aux documents publics sont instruites sur une base d’égalité.

4.  Toute demande d’accès à un document public est traitée rapidement. La décision intervient, elle est communiquée et exécutée aussi rapidement que possible ou à l’intérieur d’un délai fixe raisonnable qui est précisé au préalable.

5.  Une demande d’accès à un document public peut être refusée :

i.  si, nonobstant l’aide accordée par l’autorité publique, la demande reste trop vague pour permettre l’identification du document public recherché ; ou

ii.  si la demande est manifestement déraisonnable.

6.  L’autorité publique qui refuse l’accès à tout ou partie d’un document public donne les raisons sur lesquelles se fonde le refus. Le demandeur a le droit de recevoir, sur demande, la justification écrite du refus de cette autorité publique. »

54.  La Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (entrée en vigueur le 1er octobre 1985) contient les passages suivants :

Article 2 – Définitions

« Aux fins de la présente Convention :

a.  « données à caractère personnel » signifie : toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable (« personne concernée ») ;

(...) »

Article 5 – Qualité des données

« Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont :

a.  obtenues et traitées loyalement et licitement ;

b.  enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ;

c.  adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ;

d.  exactes et si nécessaire mises à jour ;

e.  conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. »

Article 9 – Exceptions et restrictions

« 1.  Aucune exception aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention n’est admise, sauf dans les limites définies au présent article.

2.  Il est possible de déroger aux dispositions des articles 5, 6 et 8 de la présente Convention lorsqu’une telle dérogation, prévue par la loi de la Partie, constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique :

(...)

b.  à la protection de la personne concernée et des droits et libertés d’autrui. »

C.  L’Union européenne

55.  La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne énonce :

Article 11
Liberté d’expression et d’information

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

2.  La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. »

Article 42
Droit d’accès aux documents

« Tout citoyen de l’Union ainsi que toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, organes et organismes de l’Union, quel que soit leur support. »

56.  En ses parties pertinentes, le règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission est ainsi libellé :

Article 2
Bénéficiaires et champ d’application

« 1.  Tout citoyen de l’Union et toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, sous réserve des principes, conditions et limites définis par le présent règlement.

2.  Les institutions peuvent, sous réserve des mêmes principes, conditions et limites, autoriser l’accès aux documents à toute personne physique ou morale non domiciliée ou n’ayant pas son siège dans un État membre.

3.  Le présent règlement s’applique à tous les documents détenus par une institution, c’est-à-dire établis ou reçus par elle et en sa possession, dans tous les domaines d’activité de l’Union européenne. »

Article 4
Exceptions

« 1.  Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où la divulgation porterait atteinte à la protection :

(...)

b)  de la vie privée et de l’intégrité de l’individu, notamment en conformité avec la législation communautaire relative à la protection des données à caractère personnel. »

57.  La directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données énonce :

Article 2
Définitions

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

a)  « données à caractère personnel » : toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable (personne concernée) ; est réputée identifiable une personne qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un numéro d’identification ou à un ou plusieurs éléments spécifiques, propres à son identité physique, physiologique, psychique, économique, culturelle ou sociale ;

b)  « traitement de données à caractère personnel » (traitement) : toute opération ou ensemble d’opérations effectuées ou non à l’aide de procédés automatisés et appliquées à des données à caractère personnel, telles que la collecte, l’enregistrement, l’organisation, la conservation, l’adaptation ou la modification, l’extraction, la consultation, l’utilisation, la communication par transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l’interconnexion, ainsi que le verrouillage, l’effacement ou la destruction ;

(...) »

Article 9
Traitements de données à caractère personnel et liberté d’expression

« Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression. »

58.  Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 9 novembre 2010 dans les affaires jointes Volker und Markus Schecke GbR (C-92/09) et Hartmut Eifert (C‑93/09) c. Land Hessen, la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) a dit :

« 48.  Le droit à la protection des données à caractère personnel n’apparaît toutefois pas comme une prérogative absolue, mais doit être pris en considération par rapport à sa fonction dans la société (...)

85.  (...) Il doit être rappelé que les institutions sont tenues de mettre en balance, avant de divulguer des informations concernant une personne physique, l’intérêt de l’Union à garantir la transparence de ses actions et l’atteinte aux droits reconnus par les articles 7 et 8 de la charte. Or, aucune prééminence automatique ne saurait être reconnue à l’objectif de transparence sur le droit à la protection des données à caractère personnel (...), même si des intérêts économiques importants sont en jeu. »

59.  Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 29 juin 2010 en l’affaire C-28/08 P, Commission européenne c. The Bavarian Lager Co. Ltd., qui concernait la demande d’accès au procès-verbal complet d’une réunion formulée par l’entreprise, la Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre) s’est exprimée ainsi :

« 76.  Il convient de constater que, en diffusant la version expurgée des cinq noms des participants à la réunion du 11 octobre 1996 du document litigieux, la Commission n’a pas violé les dispositions du règlement no 1049/2001 et s’est soumise à suffisance à son obligation de transparence.

77.  En exigeant que, pour les cinq personnes n’ayant pas donné leur consentement exprès, Bavarian Lager établisse la nécessité du transfert de ces données personnelles, la Commission s’est conformée aux dispositions de l’article 8, sous b), du règlement no 45/2001.

78.  Bavarian Lager n’ayant fourni aucune justification expresse et légitime ni aucun argument convaincant afin de démontrer la nécessité du transfert de ces données personnelles, la Commission n’a pas pu mettre en balance les différents intérêts des parties en cause. Elle ne pouvait non plus vérifier s’il n’existait aucune raison de penser que ce transfert pourrait porter atteinte aux intérêts légitimes des personnes concernées, comme le prescrit l’article 8, sous b), du règlement no 45/2001.

79.  Il résulte de ce qui précède que c’est à bon droit que la Commission a rejeté la demande d’accès au procès-verbal complet de la réunion du 11 octobre 1996. »

D.  La Cour interaméricaine des droits de l’homme

60.  L’article 13 (Liberté de pensée et d’expression) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme énonce notamment :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, que ce soit oralement ou par écrit, sous une forme imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. »

61.  En l’affaire Claude Reyes et autres c. Chili (arrêt du 19 septembre 2006), la Cour interaméricaine a dit (traduction du greffe) :

« (...) en prévoyant expressément le droit de « rechercher » et de « recevoir » des « informations », l’article 13 de la Convention protège le droit pour tous les individus de demander l’accès à des informations détenues par l’État, avec les exceptions permises par les restrictions énoncées dans la Convention. En conséquence, cet article protège le droit pour l’individu de recevoir ces informations et impose à l’État l’obligation positive de les fournir, afin que l’individu puisse y avoir accès ou recevoir une réponse motivée lorsque, pour toute raison permise par la Convention, l’État est autorisé à en restreindre l’accès dans un cas donné. Les informations doivent être fournies sans qu’il soit nécessaire pour le demandeur de prouver qu’il a un intérêt direct ou personnel à les recevoir, sauf dans les cas où une restriction légitime s’applique. La communication de ces informations à l’individu contribue aussi à leur diffusion au sein de la société, qui peut ainsi en prendre connaissance, y avoir accès et se forger une opinion les concernant. Ainsi, le droit à la liberté de pensée et d’expression implique la protection du droit d’accès à des informations détenues par l’État, protection qui recouvre clairement les deux dimensions – individuelle et sociale – du droit à la liberté de pensée et d’expression qui doivent être garanties simultanément par l’État. »

E.  Le système africain de protection des droits de l’homme

62.  L’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dispose :

« 1.  Toute personne a droit à l’information.

2.  Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre des lois et règlements. »

63.  En ses parties pertinentes, la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique, adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et publiée le 23 octobre 2002, est ainsi libellée :

I.
La garantie de la liberté d’expression

« 1.  La liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées (...) est un droit fondamental et inaliénable et un élément indispensable de la démocratie.

2.  Tout individu doit avoir une chance égale pour exercer le droit à la liberté d’expression et à l’accès à l’information, sans discrimination aucune. »

IV.
La liberté d’information

« 1.  Les organes publics gardent l’information non pas pour eux, mais en tant que gardiens du bien public et toute personne a le droit d’accéder à cette information, sous réserve de règles définies et établies par la loi.

2.  Le droit à l’information doit être garanti par la loi, conformément aux principes suivants :

‑  toute personne a le droit d’accéder à l’information détenue par les organes publics ;

‑  toute personne a le droit d’accéder à l’information détenue par les organes privés et qui est nécessaire à l’exercice ou à la protection de tout droit ;

‑  tout refus de communiquer une information doit être sujet à un recours auprès d’un organe indépendant et/ou des tribunaux ;

‑  les organes publics doivent, même en l’absence d’une requête, publier les principales informations d’un grand intérêt général ;

‑  nul ne doit faire l’objet de sanction pour avoir livré en bonne foi des informations sur des comportements illégaux ou qui divulguent des menaces sérieuses pour la santé, la sécurité ou l’environnement, sauf lorsque l’imposition de sanctions sert un intérêt légitime et est nécessaire dans une société démocratique ; et

‑  les lois sur la confidentialité doivent être amendées lorsque nécessaire, en vue de se conformer aux principes de la liberté d’information.

3.  Tout individu a le droit d’accéder aux informations et de les mettre à jour ou alors de corriger des informations personnelles, qu’elles soient détenues par des organes publics ou privés. »

F.  Droit comparé

64.  Il découle des documents dont la Cour dispose sur la législation des États membres du Conseil de l’Europe que l’ensemble des trente et un États membres étudiés, sauf le Luxembourg, reconnaissent le droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par des organes publics. Il semblerait aussi que dans la plupart des États membres le droit d’accès à l’information et/ou aux documents ne soit pas limité aux documents détenus par le pouvoir exécutif mais s’étende aux informations et/ou aux documents détenus par le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire et même par des entreprises publiques et des organes privés exerçant des missions publiques ou bénéficiant de financements publics importants. Toutes les lois sur l’accès à l’information prévoient des catégories d’information dont la divulgation peut être refusée. Certains pays ont adopté un critère d’intérêt public qui impose aux autorités publiques et aux organes de contrôle de mettre en balance l’intérêt à ne pas divulguer les informations et l’intérêt public à les divulguer.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

65.  La requérante se plaint que les autorités lui aient refusé l’accès aux informations qu’elle aurait sollicitées auprès de certains services de police. Elle s’estime victime d’une violation de ses droits découlant de l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

66.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

A.  Sur l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relativement à la compatibilité ratione materiae du grief avec les dispositions de la Convention

1.  Thèses des parties devant la Grande Chambre

67.  Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 10 de la Convention au grief de la requérante et invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Selon lui, l’article 10 de la Convention ne couvre que la liberté de recevoir et de communiquer des informations et toute référence à la « liberté de rechercher » des informations en a été délibérément exclue au moment de la rédaction. En cela, cette disposition serait donc différente de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

68.  La requérante soutient qu’au vu de la jurisprudence de la Cour l’article 10 trouve à s’appliquer dans les circonstances de l’espèce. Elle argue que, si l’accès à l’information n’était pas inclus dans le droit de recevoir et de communiquer des informations et le droit à la liberté d’opinion, les États pourraient aisément vider ces droits de leur substance en interdisant l’accès aux données importantes concernant les questions d’intérêt public. Elle plaide que, de même qu’en l’absence d’accès à un tribunal le droit à un procès équitable serait vidé de son sens (elle cite à cet égard l’arrêt Golder c. Royaume‑Uni, 21 février 1975, § 35, série A no 18), de même l’accès à l’information est une condition sine qua non de l’exercice effectif du droit à la liberté d’expression. Elle considère que le droit d’accès à l’information constitue un élément inhérent au droit à la liberté d’expression. Selon elle, en effet, le refus d’accès à des données entrave l’exercice de cette liberté.

69.  Le gouvernement britannique, tiers intervenant dans la procédure, estime que l’article 10 de la Convention n’est pas applicable aux circonstances de l’espèce. Il prie la Cour de tenir compte des travaux préparatoires de la Convention et de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Leander c. Suède (26 mars 1987, Série A no 116).

70.  Media Legal Defence Initiative, Campaign for Freedom of Information, ARTICLE 19, Access to Information Programme et l’Union hongroise pour les libertés civiles sont d’avis que le droit à la liberté d’expression comprend un droit d’accès à l’information et que, dès lors, l’article 10 est applicable en l’espèce.

2.  Appréciation de la Cour

71.  La principale question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’article 10 de la Convention peut s’interpréter comme garantissant à la requérante un droit d’accès à des informations détenues par les autorités publiques. La Cour est donc appelée à dire si le refus opposé à la demande d’information présentée par la requérante a, dans les circonstances de la cause, constitué une ingérence dans le droit pour l’intéressée de recevoir et de communiquer des informations tel que garanti par l’article 10.

Le point de savoir si le grief de la requérante relève de l’article 10 est donc indissociablement lié au fond de ce grief. En conséquence, la Cour décide de joindre au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.

72.  Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties devant la Grande Chambre

a)  Le Gouvernement

73.  Le Gouvernement soutient que l’article 10 de la Convention n’est pas applicable, les conclusions de l’affaire Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie (no 37374/05, § 14, avril 2009, ci-après « l’affaire Társaság ») ne pouvant pas selon lui être déterminantes pour le cas d’espèce. Il argue que, dans l’affaire Társaság, il n’avait pas soulevé d’exception préliminaire et que la Cour n’avait donc pas eu à examiner l’applicabilité de l’article 10. Il expose que s’il avait alors admis que l’article 10 était applicable, c’était uniquement en raison de considérations liées au droit interne. D’après lui, cette acceptation ponctuelle ne peut servir de base à une extension de l’application de la Convention à des domaines qu’elle n’est pas censée couvrir.

74.  Le Gouvernement indique par ailleurs que le Comité des Ministres a adopté une convention distincte et spécifique sur le droit d’accès aux documents publics, ce qui montre selon lui que les rédacteurs de l’article 10 n’avaient pas pour intention d’inclure dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales le droit de rechercher des informations auprès d’autorités publiques.

75.  Il considère que le simple fait que des Hautes Parties contractantes aient reconnu dans leur législation interne le droit de rechercher des informations ne justifie pas que l’on interprète ce même droit comme relevant des garanties de l’article 10, les États étant d’après lui libres d’adopter dans leur système juridique interne un niveau de protection des droits de l’homme plus élevé que celui offert par la Convention.

76.  Il estime que le droit d’accès à l’information est un droit autonome visant à renforcer la transparence et la bonne gouvernance, et non simplement un corollaire du droit à la liberté d’expression. Selon lui, ni l’approche consistant à considérer la Convention comme un « instrument vivant » ni l’existence d’un consensus européen reflété dans l’adoption par les États parties de lois sur la liberté d’information dans leurs systèmes juridiques internes respectifs ne peuvent justifier que l’on interprète l’article 10 de la Convention comme comprenant un tel droit.

77.  Le Gouvernement avance que la non-divulgation des données à caractère personnel sollicitées n’a entravé aucun débat public, la requérante n’ayant pas besoin selon lui des informations recherchées pour exprimer son opinion sur une question d’intérêt public ou pour tirer des conclusions sur l’efficacité du système des commissions d’office des avocats de la défense.

78.  Pour le cas où la Cour conclurait que l’article 10 est applicable aux circonstances de la présente affaire, le Gouvernement soutient que l’ingérence dans l’exercice par la requérante du droit à la liberté d’expression était en toute hypothèse justifiée au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

79.  D’après le Gouvernement, le nom des avocats de la défense commis d’office relève des données à caractère personnel, dont la divulgation ne serait possible que lorsque la loi le permet. Le Gouvernement souscrit à la conclusion de la Cour suprême selon laquelle l’avocat de la défense n’exercerait de pouvoirs publics ni au nom des autorités d’application des lois qui l’ont nommé ni en son nom propre et qu’il ne pourrait donc pas être qualifié d’« autre personne accomplissant une mission publique » au sens de l’article 19 § 4 de la loi sur les données. Il affirme par ailleurs que l’interprétation donnée par la haute juridiction en l’espèce était prévisible à la lumière de la recommandation du Commissaire parlementaire à la protection des données, et il indique que cette interprétation a été constamment appliquée dans toutes les affaires analogues subséquentes.

80.  Il considère donc qu’il n’y avait pas de base légale permettant la divulgation d’informations relatives aux commissions d’office des avocats de la défense. En d’autres termes, le refus de rendre publiques les informations demandées aurait été prévu par la loi.

81.  Le Gouvernement expose que la restriction apportée à l’accès aux informations demandées visait le but légitime que constituerait la protection des droits d’autrui. Il estime que la protection des données à caractère personnel représente un but légitime en soi, indépendamment du fait que la réputation de la personne concernée soit ou non en jeu. Il ajoute que les recherches menées par la requérante sont critiques à l’égard des activités professionnelles des avocats de la défense commis d’office et que la mesure peut donc aussi être considérée comme nécessaire à la protection de la réputation d’autrui au sens de l’article 10.

82.  Sur la question de la proportionnalité, le Gouvernement argue que même si la Cour devait conclure que l’État a une obligation positive de faciliter l’exercice de la liberté d’expression, il n’en resterait pas moins qu’il doit jouir d’une ample marge d’appréciation en ce qui concerne l’accès à donner aux informations sollicitées. Cette marge ne serait limitée qu’en cas d’intérêt supérieur du requérant à étayer ses déclarations par des faits afin de se protéger d’une responsabilité civile ou pénale pour des déclarations concernant l’exercice de la puissance publique et en l’absence d’autre moyen pour lui d’obtenir les informations nécessaires.

83.  Le Gouvernement plaide par ailleurs que l’État n’a pas l’obligation de communiquer des informations consistant en des données à caractère personnel dont la divulgation ne serait pas justifiée par un besoin social impérieux, et qu’une éventuelle obligation positive en vertu de l’article 10 devrait s’interpréter à la lumière de l’obligation pour les autorités de respecter les autres droits consacrés par la Convention et d’en assurer la jouissance, ainsi que de leur obligation de ménager un juste équilibre non seulement entre les intérêts privés et les intérêts publics mais aussi entre des intérêts privés concurrents – en l’espèce, le droit pour la requérante de recevoir des informations en vertu de l’article 10, d’une part, et le droit des avocats de la défense au respect de leur vie privée en vertu de l’article 8, d’autre part. Il estime de plus que toute restriction apportée aux droits des avocats commis d’office découlant de l’article 8 devrait faire l’objet d’une interprétation étroite, et que, en revanche, l’interprétation de l’expression « autres personnes accomplissant une mission publique » proposée par la requérante crée une exception extrêmement vague au droit à la protection des données à caractère personnel, qui n’est selon lui pas justifiée au regard de l’article 8 de la Convention.

84.  Le Gouvernement ajoute que la requérante pouvait se procurer les informations nécessaires par d’autres moyens, sans devoir forcément obtenir la communication de données à caractère personnel. Il expose qu’elle aurait pu par exemple demander des données statistiques anonymes, ou encore prendre contact avec la direction nationale de la police pour évaluer les pratiques policières en matière de commission d’office des avocats de la défense.

85.  Il argue que l’on ne peut accorder le même niveau de protection à la presse et aux organisations non gouvernementales : la première serait liée par des règles déontologiques tandis que les secondes n’auraient pas à répondre de l’exactitude de leurs déclarations. En toute hypothèse, il exprime des doutes sur le point de savoir si la requérante agissait en tant que « chien de garde public » ou si elle poursuivait d’autres buts. Il explique à cet égard que la requérante est une association disposant d’un réseau d’avocats qui fournissent aussi une assistance juridique en matière pénale : elle serait donc une concurrente potentielle des avocats de la défense commis d’office.

b)  La requérante

86.  La requérante prie la Grande Chambre de confirmer que l’article 10 est applicable à son cas. Elle soutient que même si le libellé de la Convention utilise les termes spécifiques « recevoir » et « communiquer », l’article 10 recouvre aussi le droit de rechercher des informations. Elle argue que la Cour a reconnu ce droit pour la première fois dans l’affaire Dammann c. Suisse (no 77551/01, § 52, 25 avril 2006), et que dans les affaires Sdruženi Jihočeské Matky c. République tchèque ((déc.), no 19101/03, 10 juillet 2006), Társaság (précitée), Youth Initiative for Human Rights c. Serbie (no 48135/06, 25 juin 2013) et Österreichische Vereinigung zur Erhaltung, Stärkung und Schaffung c. Autriche (no 39534/07, 28 novembre 2013, ci‑après « Österreichische Vereinigung »), elle s’est écartée de la ligne de jurisprudence antérieure suivie dans les arrêts Leander (précité) et Gaskin c. Royaume-Uni (7 juillet 1989, § 57, série A no 160), pour adopter clairement la position que le droit d’accès aux informations détenues par des autorités publiques entre dans le champ d’application de l’article 10.

87.  La requérante ajoute que cette approche est corroborée par les instruments internationaux et la jurisprudence des organes chargés de les appliquer, notamment par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’Observation générale no 34 du Comité des droits de l’homme, qui montreraient qu’il est largement reconnu que le droit de rechercher des informations est une composante essentielle de la liberté d’expression.

88.  La requérante admet que dans les affaires Guerra et Roche, la Cour a dit que la liberté de recevoir des informations ne pouvait se comprendre comme imposant à une Partie contractante à la Convention des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 172, CEDH 2005‑X).

89.  Elle argue toutefois qu’en l’espèce, les données sollicitées étaient aisément accessibles aux autorités. En effet, dix-sept services de police lui auraient fourni les données demandées sans délai, et apparemment sans avoir à déployer d’efforts disproportionnés pour les obtenir.

90.  La requérante soutient que, en tant qu’« instrument vivant », la Convention doit s’interpréter à la lumière des conditions actuelles, compte tenu des changements sociologiques, technologiques et scientifiques ainsi que de l’évolution des normes en matière de droits de l’homme.

91.  Elle estime que le refus de lui donner accès aux informations pertinentes doit s’analyser en un manquement de l’État défendeur à son obligation négative de ne pas porter atteinte sans justification aux droits protégés par l’article 10 et qu’en lui refusant l’accès aux informations demandées, les autorités internes l’ont empêchée d’exercer une liberté fondamentale, ce qui constituerait une ingérence injustifiable dans l’exercice par elle du droit protégé par l’article 10.

92.  La requérante considère que cette ingérence n’était pas conforme aux dispositions pertinentes du droit interne, en particulier à celles de la loi sur les données. Elle indique qu’elle a demandé l’accès à des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public en vertu de l’article 19 § 4 de cette loi. Or, d’après ce texte, les données à caractère personnel concernant les « autres personnes accomplissant une mission publique » seraient des informations soumises à divulgation dans l’intérêt public dans les mêmes conditions que les informations d’intérêt public. Selon la requérante, lorsqu’un justiciable sollicite la communication des données à caractère personnel concernant des personnes accomplissant une mission publique et que ces données sont liées à l’exercice de cette mission publique, on ne peut invoquer le droit à la protection des données à caractère personnel pour rejeter la demande.

93.  La principale question s’étant posée au cours de la procédure interne aurait été celle de savoir si les avocats de la défense commis d’office devaient être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique ». Le droit interne ne donnerait pas de définition de la « mission publique ». L’interprétation du Gouvernement selon laquelle seules les personnes investies de pouvoirs et de compétences indépendants doivent être considérées comme des personnes accomplissant une mission publique ne résisterait pas à l’examen : l’avocat de la défense exercerait une mission publique dans le cadre de la procédure pénale et ses activités ne seraient pas de nature privée. En outre, les frais et honoraires des avocats de la défense commis d’office seraient payés sur les deniers publics et leurs activités seraient supervisées par l’État. Ainsi, dans les arrêts Artico c. Italie (13 mai 1980, série A no 37), Kamasinski c. Autriche, (19 décembre 1989, série A no 168) et Czekalla c. Portugal (no 38830/97, CEDH 2002‑VIII), la Cour aurait jugé que dans certaines circonstances l’État pouvait être tenu responsable de certaines défaillances dans le système des commissions d’office des avocats de la défense. Enfin, le nom des avocats de la défense commis d’office ne serait pas tenu secret lors de la publication des décisions de justice rendues dans les affaires où ils ont plaidé ; et plusieurs services de police et tribunaux auraient considéré que la requérante avait un droit d’accès aux informations sollicitées.

94.  La requérante estime que c’est à tort que les autorités internes ont considéré que les avocats de la défense n’accomplissaient pas une mission publique et que leur désignation et leurs activités constituaient des données à caractère personnel, et elle conclut dès lors que l’ingérence litigieuse était dépourvue de base légale en droit interne.

95.  En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure, la requérante soutient que les informations demandées se rapportaient à une question d’intérêt public et qu’elles étaient destinées à alimenter le débat public relatif au fonctionnement du système des commissions d’office des avocats de la défense et, en particulier, à la question de savoir si la répartition des commissions favorisait certains avocats et se traduisait ainsi par une représentation défaillante des accusés. Elle avance que la recherche pour laquelle elle a sollicité l’accès à certaines informations visait à contribuer à un débat public factuel sur l’exercice du droit à une défense effective protégé par l’article 6 de la Convention. Elle argue en particulier qu’il est reconnu que le droit à une assistance juridique est une pierre angulaire de la justice, et que les données obtenues auprès d’autres services de police prouvent l’existence de défaillances structurelles qui auraient mérité un examen plus poussé. Elle expose que sa démarche a été entravée par la décision des autorités internes de lui refuser l’accès aux informations en question. Elle conclut donc que, compte tenu de l’intérêt public que revêtait selon elle le sujet sur lequel elle aurait cherché à obtenir des informations, ses activités de « chien de garde public » justifiaient de lui conférer un haut niveau de protection, similaire à celui qui serait accordé à la presse.

96.  La requérante soutient que les données demandées n’étaient pas accessibles par d’autres moyens, ce qui aurait donné en pratique aux deux services de police un monopole sur l’information relative à la commission d’office des avocats de la défense dans leurs secteurs respectifs. Ainsi, elle voit dans le refus de lui donner accès aux informations sollicitées l’exercice d’un pouvoir de censure.

97.  Par ailleurs, selon la requérante, la restriction apportée en l’espèce au droit d’accès à l’information n’était pas nécessaire à la protection du droit des avocats de la défense au respect de leur vie privée. Les informations sollicitées n’auraient pas concerné la sphère privée des avocats, mais seulement leur mission publique. Elles n’auraient pas porté sur la manière dont les avocats exerçaient en pratique leur rôle de défenseurs, mais simplement sur leur commission d’office. Les autorités internes auraient donc manqué à ménager un juste équilibre entre le droit de la requérante protégé par l’article 10 et le droit des avocats de la défense protégé par l’article 8.

98.  Aussi la requérante invite-t-elle la Cour à dire que l’ingérence dans l’exercice par elle de son droit de recevoir des informations n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

c)  Les tiers intervenants

i.  Le gouvernement britannique

99.  S’appuyant sur l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, le gouvernement britannique avance que le sens ordinaire à attribuer aux termes employés par les États contractants devrait être le principal moyen d’interprétation de la Convention. Il soutient que l’article 10 a clairement pour objet d’imposer aux organes de l’État l’obligation négative de ne pas porter atteinte au droit de communication, et qu’on ne peut pas déduire des termes de l’article 10 § 1 l’existence d’une obligation positive imposant aux États contractants de fournir un accès aux informations. D’après lui, cette analyse est confirmée par les travaux préparatoires, qui montreraient que le droit de « rechercher » des informations a été délibérément omis du texte final de l’article 10.

100.  Le gouvernement britannique est d’avis qu’interpréter l’article 10 comme protégeant le droit à la liberté d’information reviendrait à créer par interprétation un « droit européen de la liberté d’information » en l’absence du consensus normalement requis. Il considère en effet qu’il n’y a pas de consensus européen sur la question de savoir s’il faut donner accès aux informations détenues par l’État, et que cette absence de consensus est démontrée par le fait que la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics n’a été ratifiée que par sept États membres.

101.  Le gouvernement britannique indique aussi que dans l’arrêt Leander la Cour a dit que l’article 10 « n’accorde pas à l’individu le droit d’accéder à un registre où figurent des renseignements sur sa propre situation, ni n’oblige le gouvernement à les lui communiquer » (Leander, précité, § 74). La Cour aurait ensuite confirmé cette conclusion dans l’affaire Guerra, où les informations en cause n’auraient pas été en elles‑mêmes privées et individuelles (Guerra et autres, précité, §§ 53-54), et dans l’arrêt Roche rendu par la Grande Chambre (précité, §§ 172-173). Enfin, dans l’arrêt Gillberg, la Cour aurait réaffirmé que le droit de recevoir et de communiquer des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir (Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, § 83, 3 avril 2012).

102.  Le gouvernement britannique ajoute que dans les récents arrêts Kenedi c. Hongrie (no 31475/05, 26 mai 2009), Gillberg (précité), Roşiianu c. Roumanie (no 27329/06, 24 juin 2014), Shapovalov c. Ukraine (no 45835/05, 31 juillet 2012), Youth Initiative for Human Rights (précité) et Guseva c. Bulgarie (no 6987/07, 17 février 2015), la Cour a reconnu sous l’angle de l’article 10 que les requérants avaient un droit d’accès à l’information en vertu de décisions de justice internes, alors que, selon lui, il aurait été plus naturel d’examiner l’inexécution de ces décisions de justice sous l’angle de l’article 6. Il estime que les affaires Társaság, Sdruženi Jihočeské Matky et Österreichische Vereinigung (toutes précitées) ne peuvent s’analyser sous l’angle d’un droit à l’information reconnu par le droit interne, et qu’elles n’offrent pas une base convaincante pour ignorer la jurisprudence antérieure. À son avis, la Grande Chambre devrait donc conclure en l’espèce que l’article 10 n’est pas applicable et qu’il n’y a pas eu violation du droit de la requérante à la liberté d’expression.

103.  À l’audience, le gouvernement britannique a avancé que dans les précédentes affaires où la Cour avait jugé nécessaire de faire évoluer sa jurisprudence, c’était pour faire en sorte qu’elle reflète les attitudes sociales contemporaines. Il n’y aurait pas de besoin de ce type d’évolution pour ce qui est de la liberté d’information. Selon le gouvernement britannique, si la Cour reconnaissait un droit d’accès aux informations détenues par l’État, elle dépasserait de loin sa tâche légitime d’interprétation de la Convention pour se placer en position de juge législateur.

ii.  Media Legal Defence Initiative, Campaign for Freedom of Information, ARTICLE 19, Access to Information Programme et Union hongroise pour les libertés civiles

104.  Ces intervenants soulèvent conjointement quatre arguments tirés, premièrement, du libellé de l’article 10 lui-même, deuxièmement, du principe sous-jacent de la liberté d’expression, troisièmement, de l’évolution de la jurisprudence de la Cour et, quatrièmement, du droit comparé, pour conclure que le droit à la liberté d’expression comprend un droit d’accès à l’information détenue par les organes publics.

105.  Ils estiment que le libellé de l’article 10 corrobore expressément la conclusion que cette disposition recouvre un droit d’accès à l’information, le droit de communiquer des informations et celui d’en recevoir étant selon eux deux droits distincts. Rechercher des informations auprès de l’État serait une expression du souhait d’en recevoir.

106.  Interpréter la liberté d’expression comme conférant un droit d’accès à l’information s’accorderait aussi avec les principes généraux qui sous‑tendent la protection de ce droit. La liberté d’expression serait indissociable de la découverte de « la vérité ». On ne pourrait se forger une opinion de la vérité que si l’on a accès aux informations potentiellement pertinentes détenues par l’État. De plus, la liberté d’expression serait essentielle pour permettre une participation informée à la démocratie, et cette participation serait assurée par l’accès aux informations détenues par l’État. En outre, les restrictions à la liberté d’expression saperaient la confiance du public. Enfin, la Cour elle-même aurait dit que la liberté d’expression est un aspect de l’épanouissement de chacun. De l’avis des tiers intervenants, sans accès à l’information les citoyens sont moins susceptibles de recevoir et de communiquer des informations et des idées comme ils l’entendent.

107.  Les tiers intervenants reconnaissent que le droit d’accès à l’information n’a pas toujours été reconnu dans la jurisprudence de la Cour. Ils soutiennent cependant que la Convention doit être appréhendée comme un « instrument vivant » et que déjà par le passé la Cour a attaché moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue. Ils citent à cet égard l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, § 277, CEDH 2010 (extraits)). Ils estiment que la Grande Chambre ne peut pas interpréter la Convention uniquement en conformité avec les intentions de ses auteurs telles qu’elles ont été exprimées voici plusieurs dizaines d’années, à une époque où seule une minorité des États contractants actuels faisaient partie du Conseil de l’Europe. Ainsi selon eux, la Grande Chambre n’est pas tenue de suivre ses précédents arrêts, mais doit interpréter la Convention comme un instrument vivant, à la lumière des conditions de vie actuelles.

108.  Les intervenants indiquent aussi que dans les affaires Leander, Gaskin, Guerra et Roche (arrêts précités), la Cour a déduit un droit d’accès à l’information de l’interprétation de l’article 8, disposition qui ne renfermerait pas de base textuelle pour la reconnaissance d’un tel droit.

109.  Il ressortirait de la jurisprudence récente de la Cour que le droit d’accès à l’information est expressément reconnu comme un droit relevant de l’article 10. L’accès à l’information contribuerait au libre échange d’opinions et d’idées et à la bonne administration des affaires publiques. La collecte d’informations serait une partie essentielle du travail de journalisme et l’État serait tenu de ne pas faire obstacle à la circulation des informations. Il relèverait de l’intérêt public général que les informations détenues par un organe public soient rendues accessibles. La fonction de « chien de garde », qui consisterait à générer un débat public et à y contribuer, ne serait pas l’apanage des journalistes professionnels ; elle serait aussi exercée par les ONG, les chercheurs et les militants. Le droit d’accès à l’information ne serait pas restreint aux cas où le requérant aurait obtenu une décision de justice obligeant un organe public à fournir les informations demandées et où cet organe n’aurait pas pu ou pas voulu le faire.

110.  Les intervenants ajoutent qu’un droit garanti par la Convention ne devrait pas être restreint à une catégorie particulière de personnes ; ils considèrent que le rôle de « chien de garde public » de celui qui demande les informations est un critère plus approprié pour l’examen de la justification de l’ingérence.

111.  Lorsque la législation interne prévoit un droit d’accès à l’information, ce droit devrait selon les intervenants être mis en œuvre de manière compatible avec l’article 10, disposition qui, à leur avis, inclut le droit d’accès à l’information.

112.  Les intervenants voient dans le refus de donner à la requérante accès aux informations demandées plutôt une ingérence au regard de l’article 10 qu’un manquement de l’État à une obligation positive au sens où cette notion est interprétée sur le terrain des articles 2, 6 et 8 de la Convention.

113.  Enfin, ils avancent que, s’il faut ménager un juste équilibre entre la protection de la vie privée et celle de la liberté d’expression, il y a peu de place pour les restrictions à la liberté d’expression sur les sujets d’intérêt public et le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu mais doit être envisagé dans la perspective de son rôle dans la société.

iii.  Fair Trials

114.  Fair Trials estime qu’un contrôle de type « chien de garde » des désignations par la police des avocats commis d’office est une garantie essentielle du respect du droit à un procès équitable. Les informations sur la manière dont les avocats sont commis présenteraient un intérêt public important et appelleraient la plus haute protection sous l’angle de l’article 10.

115.  Le droit à une assistance juridique serait reconnu en tant que pierre angulaire de la justice, notamment dans les Principes et lignes directrices des Nations unies sur l’accès à l’assistance juridique dans le système de justice pénale et la directive 2013/48/UE relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales. Plusieurs organes auraient exprimé des préoccupations relatives à l’indépendance d’avocats désignés par la police : la Cour, dans son arrêt Martin c. Estonie (no 35985/09, 30 mai 2013), les institutions des Nations unies, dans le manuel à l’intention des décideurs et des praticiens sur l’accès à une assistance judiciaire dès les premiers stades de la procédure pénale (Early access to legal aid in criminal justice processes: a handbook for policy-makers et practitioners), et Fair Trials elle-même, dans son étude sur le fonctionnement pratique de l’assistance judiciaire dans l’Union européenne (The practical Operation of Legal Aid in the EU, 2012). Un contrôle externe des commissions d’office par la police serait donc une garantie essentielle du respect du droit à un procès équitable protégé par l’article 6 de la Convention.

116.  Dans la mise en balance de l’intérêt des avocats commis d’office à la protection de leur droit à la vie privée garanti par l’article 8 et de l’intérêt concurrent des ONG au contrôle du fonctionnement du système d’assistance judiciaire sous l’angle de l’article 10, il serait important de faire la distinction entre le rôle de l’avocat en tant qu’agent du système de justice public et le secret de la relation client-avocat. Des listes d’avocats susceptibles d’être commis d’office seraient largement disponibles publiquement, ce qui montrerait que les avocats qui acceptent d’être désignés dans le cadre de l’assistance judiciaire ont renoncé, dans une certaine mesure, à leur droit à la vie privée. De plus, la publication d’informations concernant des commissions d’office n’empièterait pas sur la confidentialité des relations client-avocat. Fair Trials estime donc que, si une autorité nationale considère ces informations comme des informations privées plutôt que comme des informations d’intérêt public, il lui faut justifier cette décision par référence à des intérêts contraires supérieurs protégés par l’article 10. Elle est d’avis que, faute d’une telle mise en balance, les autorités nationales ne pourraient passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre les intérêts pertinents en cause, mais que cet exercice de mise en balance, s’il est effectué, aboutirait nécessairement à la conclusion qu’il faut divulguer les informations relatives aux commissions d’office : en effet, l’accès à l’information permettrait un contrôle externe et assurerait ainsi le respect de l’article 6 de la Convention, intérêt qui serait bien plus important que la protection de l’identité et des activités commerciales des avocats.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l’applicabilité de l’article 10 et l’existence d’une ingérence

117.  La première question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si les faits dont se plaint la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention. La Cour observe qu’en son paragraphe 1, cet article énonce que le droit à la liberté d’expression « comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques ». Contrairement aux dispositions comparables d’autres instruments internationaux (paragraphes 36-37, 60 et 63 ci-dessus et paragraphes 140 et 146-147 ci-dessous), il ne précise pas que ce droit englobe la liberté de rechercher des informations. Pour déterminer si le refus litigieux des autorités nationales de donner à la requérante l’accès aux informations sollicitées a constitué une ingérence dans l’exercice par elle des droits garantis par l’article 10, la Cour doit procéder à une analyse plus générale de cette disposition afin de vérifier si et dans quelle mesure elle protège un droit d’accès aux informations détenues par l’État, thèse soutenue par la requérante et les ONG tiers intervenantes mais contestée par le gouvernement défendeur et le gouvernement tiers intervenant.

i.  Observations préliminaires relatives à l’interprétation de la Convention

118.  La Cour a déjà souligné que, en tant que traité international, la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles prévues aux articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (Golder, précité, § 29, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, §§ 114 et 117, série A no 102, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 51 et suivants, série A no 112, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, §§ 57-59, CEDH 2000‑III).

119.  Ainsi, en vertu de la Convention de Vienne, la Cour doit rechercher le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés (Johnston et autres, précité, § 51, et article 31 § 1 de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus).

120.  Il faut aussi tenir compte de ce que le contexte de la disposition est celui d’un traité de protection effective des droits individuels de l’homme et de ce que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005‑X, et Rantsev, précité, § 274).

121.  La Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161).

122.  La Cour rappelle encore que la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 100, CEDH 2005‑I, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25).

123.  Il faut aussi tenir compte de toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties contractantes (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016) ; la Convention ne peut s’interpréter dans le vide mais doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (voir, par exemple, Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Hassan c. Royaume‑Uni [GC], no 29750/09, §§ 77 et 102, CEDH 2014, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus).

124.  Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 184, CEDH 2009). Le consensus qui se dégage des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un facteur pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques (voir Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102 et §§ 108-110, CEDH 2011, où la Cour a jugé qu’une objection de conscience au service militaire relevait de l’article 9, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, §§ 104-109, 17 septembre 2009, sur l’article 7 et le principe de la rétroactivité de la loi pénale plus clémente, et Rantsev, précité, §§ 278-282, sur l’applicabilité de l’article 4 à la traite des êtres humains).

125.  Enfin, il peut aussi être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires du traité, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux étapes évoquées plus haut, soit pour établir le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde ou déraisonnable (voir Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008, et l’article 32 de la Convention de Vienne cité au paragraphe 35 ci-dessus). Il ressort de la jurisprudence que les travaux préparatoires ne délimitent pas la question de savoir si un droit peut être considéré comme relevant d’un article de la Convention lorsque l’existence de ce droit est confirmée par un degré croissant de consensus qui se dégage en la matière (voir, par exemple, Sigurður A. Sigurjónsson c. Islande, 30 juin 1993, § 35, série A no 264).

ii.  La jurisprudence des organes de la Convention

126.  C’est à la lumière des principes rappelés ci-dessus que la Cour examinera la question de savoir si et dans quelle mesure on peut considérer qu’un droit d’accès aux informations détenues par l’État relève en tant que tel de la « liberté d’expression » au sens de l’article 10 de la Convention, bien que ce droit ne soit pas immédiatement apparent dans le texte de cette disposition. Le gouvernement défendeur et le gouvernement intervenant arguent tous deux, notamment, que les auteurs de la Convention n’ont pas fait mention d’un droit d’accès à l’information dans le texte de la Convention précisément parce qu’ils n’entendaient pas faire assumer une telle obligation aux Parties contractantes (voir aussi les paragraphes 69 et 101 ci-dessus).

127.  La Cour rappelle que la question de savoir si le grief d’un requérant qui se plaint de s’être vu refuser l’accès à des informations peut être considéré comme entrant dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention malgré l’absence de référence expresse à l’accès à l’information dans le texte de cette disposition a fait l’objet, au fil des années, d’une clarification progressive dans la jurisprudence des organes de la Convention, aussi bien par l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme (voir, en particulier, Seize municipalités autrichiennes et certains de leurs conseillers c. Autriche, nos 5767/72 et al., décision de la Commission du 31 mai 1974, Annuaire 1974, p. 338, X. c. République Fédérale d’Allemagne, no 8383/78, décision de la Commission du 3 octobre 1979, Décisions et rapports (DR) 17, p. 229, Clavel c. Suisse, no 11854/85, décision de la Commission du 15 octobre 1987, DR 54, p. 153, A. Loersch et la Nouvelle Association du Courrier c. Suisse, nos 23868/94 et 23869/94, décision de la Commission du 24 février 1995, DR 80-A, p. 162, Bader c. Autriche, no 26633/95, décision de la Commission du 15 mai 1996, Nurminen et autres c. Finlande, no 27881/95, décision de la Commission du 26 février 1997, et Grupo Interpres SA c. Espagne, no 32849/96, décision de la Commission du 7 avril 1997, DR 89-A, p. 150) que par la Cour, laquelle, au paragraphe 74 de son arrêt Leander de 1987, a énoncé en ces termes l’approche qui est devenue par la suite la position jurisprudentielle standard en la matière :

« Quant à la liberté de recevoir des informations, elle interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. Dans des circonstances du genre de celles de la présente affaire, l’article 10 n’accorde pas à l’individu le droit d’accéder à un registre où figurent des renseignements sur sa propre situation, ni n’oblige le gouvernement à les lui communiquer. »

128.  Ainsi, la Cour plénière dans l’arrêt Gaskin (précité, § 52) en 1989 et la Grande Chambre dans l’arrêt Guerra (précité) en 1998 ont confirmé cette approche, la Grande Chambre ayant ajouté dans l’arrêt Guerra que la liberté de recevoir des informations « ne saurait se comprendre comme imposant à un État, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations » (Guerra et autres, précité, § 53, ainsi que Sîrbu et autres c. Moldova, nos 73562/01, 73565/01, 73712/01, 73744/01, 73972/01 et 73973/01, §§ 17-19, 15 juin 2004). En 2005, dans l’arrêt Roche (précité, § 172), la Grande Chambre a suivi le même type de raisonnement – ce qu’avaient déjà fait des formations de chambre dans les affaires Eccleston c. Royaume-Uni ((déc.), no 42841/02, 18 mai 2004) et Jones c. Royaume-Uni ((déc.), no 42639/04, 13 septembre 2005).

129.  Les affaires mentionnées au paragraphe précédent étaient semblables en ce que les requérants demandaient l’accès à des informations pertinentes pour leur vie privée. La Cour y a dit que, dans les circonstances particulières de la cause, le droit d’accès à l’information n’était pas prévu par l’article 10 de la Convention, mais que les informations sollicitées concernaient la vie privée et/ou familiale des requérants de sorte qu’elles entraient dans le champ d’application de l’article 8 (Gaskin, précité, § 37) ou qu’elles rendaient l’article 8 applicable (Leander, § 48, Guerra et autres, § 57, et Roche, §§ 155-156, tous précités).

130.  Ultérieurement, dans l’arrêt Dammann (précité, § 52), la Cour a dit que la collecte d’informations était une étape préparatoire essentielle du travail de journalisme et qu’elle était inhérente à la liberté de la presse et, à ce titre, protégée (voir aussi Shapovalov, précité). Sans beaucoup de débat, cette considération a été encore développée dans la décision Sdruženi Jihočeské Matky (précitée). La Cour y a d’abord rappelé les principes énoncés dans les arrêts Leander, Guerra et Roche. S’appuyant sur la décision Loiseau c. France ((déc.), no 46809/99, CEDH 2003–XII (extraits)), elle a ensuite observé qu’il était « difficile de déduire de la Convention un droit général d’accès aux données et documents de caractère administratif ». Puis, citant la décision Grupo Interpres SA (précitée), elle a dit que le refus litigieux de l’autorité publique de donner accès aux documents administratifs pertinents, qui étaient aisément accessibles, avait constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit de recevoir des informations garanti par l’article 10 de la Convention. Comme dans l’affaire Grupo Interpres SA, le grief tiré de la Convention dans l’affaire Dammann avait trait à l’application d’une obligation prévue par le droit national de donner accès aux documents demandés, sous réserve de certaines conditions. Dans cette affaire, ayant déterminé que la restriction litigieuse n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi, la Cour a finalement déclaré le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

131.  Par la suite, dans une série d’arrêts rendus après la décision Sdruženi Jihočeské Matky (précitée), la Cour a estimé qu’il y avait eu une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 10 § 1 dans des cas où, alors que le requérant avait été jugé avoir en droit interne un droit établi d’accès aux informations en cause, notamment en vertu de décisions de justice définitives, les autorités n’avaient pas donné effet à ce droit. Pour conclure à l’existence d’une ingérence, elle a en outre tenu compte de ce que l’accès aux informations en question était un élément essentiel de l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ou de ce qu’il s’inscrivait dans le cadre d’une collecte légitime d’informations d’intérêt public destinées à être communiquées au public et ainsi à contribuer au débat public (Kenedi, 26 mai 2009, § 43, Youth Initiative for Human Rights, 25 juin 2013, § 24 ; Roşiianu, 24 juin 2014, § 64, et Guseva, 14 février 2015, § 55, tous précités et faisant tous référence dans ce contexte à l’arrêt Társaság plus amplement décrit ci-dessous). Examinant des circonstances comparables dans l’arrêt Gillberg (précité), la Grande Chambre a adopté une approche similaire (voir le paragraphe 93 de cet arrêt), tout en rappelant le principe Leander selon lequel l’article 10 « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir » (ibidem, § 83). Rétrospectivement, la Cour considère que cette jurisprudence constitue non pas un abandon des principes Leander, mais plutôt une extension de ces principes, en ce qu’elle concernait des situations où, comme l’a noté le gouvernement intervenant, l’État avait reconnu un droit à recevoir des informations mais avait manqué à donner effet à ce droit ou en avait entravé l’exercice.

132.  Parallèlement à cette jurisprudence s’est développée une approche étroitement liée, celle suivie dans les arrêts Társaság et Österreichische Vereinigung (respectivement du 14 avril 2009 et du 28 novembre 2013, tous deux précités). La Cour y a reconnu, sous réserve de certaines conditions – indépendamment des considérations de droit interne qui s’appliquaient dans les affaires Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Roşiianu et Guseva – l’existence d’un droit limité d’accès à l’information, en tant qu’élément des libertés garanties par l’article 10 de la Convention. Dans l’arrêt Társaság, elle a souligné que l’organisation requérante jouait un rôle de « chien de garde » social et a considéré, en suivant un raisonnement qui a été confirmé dans les arrêts Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Roşiianu et Guseva, qu’elle cherchait donc légitimement à collecter des informations sur un sujet d’importance publique (à savoir la demande, présentée par un homme politique, de contrôle de constitutionnalité d’une loi pénale relative à des infractions en matière de drogue) et que les autorités s’étaient immiscées dans le stade préparatoire de cette démarche, en y posant un obstacle administratif. Elle a jugé que le monopole de la Cour constitutionnelle sur les informations s’analysait donc en une forme de censure. De plus, étant donné que l’intention de la requérante était de communiquer au public les informations susceptibles d’être extraites du recours constitutionnel en question, et ainsi de contribuer au débat public sur la législation pénale en matière de drogue, elle a estimé qu’il était clair que l’intéressée avait subi une atteinte à son droit de communiquer des informations (Társaság, §§ 26 à 28). La Cour est parvenue à des conclusions comparables dans l’arrêt Österreichische Vereinigung (§ 36).

133.  Le fait que la Cour n’ait pas expliqué dans sa jurisprudence le lien entre les principes Leander et les évolutions plus récentes décrites ci-dessus ne signifie pas qu’il y ait entre les premiers et les secondes des contradictions ou des incohérences. Il apparaît que la déclaration de la Cour selon laquelle le droit à la liberté de recevoir des informations « interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir », reposait sur ce que l’on peut considérer comme une lecture littérale de l’article 10. Cette déclaration a été reprise par la Cour plénière et par la Grande Chambre dans les arrêts Guerra, Gaskin et Roche (ainsi que dans l’arrêt Gillberg). Cependant, si elle a dit que, dans des circonstances telles que celles en cause dans les affaires Guerra, Gaskin et Roche, l’article 10 ne conférait pas à l’individu un droit d’accès aux informations en question et n’imposait pas au Gouvernement l’obligation de communiquer ces informations, la Cour n’a exclu l’existence ni d’un tel droit ni de l’obligation correspondante pour le Gouvernement dans d’autres types de circonstances. La jurisprudence récente susmentionnée (y compris l’arrêt Gillberg) peut être vue comme l’illustration du type de circonstances dans lesquelles la Cour est disposée à reconnaître un droit individuel d’accès à des informations détenues par l’État. Aux fins de son examen de la présente affaire, la Grande Chambre juge utile d’envisager de manière plus large la question de savoir dans quelle mesure un droit d’accès à l’information se dégage de l’article 10 de la Convention.

iii.  Les travaux préparatoires

134.  La Cour prend note d’emblée de la thèse du gouvernement britannique, reposant sur l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, selon laquelle le sens ordinaire à attribuer aux termes employés par les États contractants devrait être le principal moyen d’interprétation de la Convention (paragraphe 99 ci-dessus). Le gouvernement britannique soutient que l’article 10 a clairement pour objet d’imposer aux organes de l’État l’obligation négative de ne pas porter atteinte au droit de communication, et qu’on ne peut pas déduire des termes de l’article 10 § 1 l’existence d’une obligation positive imposant aux États contractants de fournir un accès aux informations. D’après lui, cette analyse est confirmée par les travaux préparatoires, qui montreraient que le droit de « rechercher » des informations a été délibérément omis du texte final de l’article 10.

135.  En ce qui concerne les travaux préparatoires sur l’article 10, la Cour observe qu’il est vrai que le libellé de l’avant-projet de Convention préparé par le Comité d’experts à sa première réunion du 2 au 8 février 1950 était identique à celui de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et comprenait le droit de rechercher des informations. Toutefois, ce droit n’apparaît plus dans les versions ultérieures du texte (paragraphes 44 à 49 ci-dessus). Il n’y a aucune trace de discussions relatives à ce changement ni d’un débat sur le point de savoir quels éléments sont précisément constitutifs de la liberté d’expression (voir, a contrario, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, §§ 51-52, série A no 44).

La Cour n’est donc pas persuadée que l’on puisse attribuer une importance déterminante aux travaux préparatoires en ce qui concerne la possibilité d’interpréter l’article 10 § 1 comme comprenant un droit d’accès à l’information dans le présent contexte. Elle n’est pas non plus convaincue qu’il n’existe pas de circonstances dans lesquelles pareille interprétation pourrait se déduire du sens ordinaire des mots « recevoir et communiquer des informations et des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence gouvernementale » ou de l’objet et du but de l’article 10.

136.  Au contraire, il est à noter que les travaux préparatoires du Protocole no 6 révèlent une conception partagée par les organes et les institutions du Conseil de l’Europe selon laquelle l’article 10 § 1 de la Convention, tel qu’il était libellé à l’origine, pourrait raisonnablement être considéré comme comprenant déjà la « liberté de rechercher des informations ».

En particulier, dans son Avis sur le projet de Protocole no 6, la Cour a considéré que la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10 impliquait bien celle d’en rechercher, mais elle a estimé, en accord avec le rapport explicatif, que la liberté de rechercher des informations n’impliquait pas l’obligation pour l’autorité de les fournir. Pareillement, dans ses observations sur le même projet de Protocole, la Commission européenne des droits de l’homme a dit que même si l’article 10 ne mentionnait pas la liberté de rechercher des informations, on ne pouvait exclure qu’une telle liberté fût comprise par implication parmi celles que cet article protège, et il n’était pas interdit d’admettre que, dans certaines circonstances, il incluait un droit d’accès à des documents qui n’étaient pas généralement accessibles. Pour la Commission, il fallait laisser toute possibilité de développement à l’interprétation jurisprudentielle de l’article 10 (paragraphe 51 ci-dessus).

137.  De même, pour les raisons exposées ci-dessous, la Cour estime que, dans certains types de cas et sous réserve de conditions particulières, il peut y avoir de solides arguments en faveur de l’interprétation de cette disposition comme comprenant un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État et une obligation pour celui-ci de les fournir.

iv.  Droit comparé et droit international

138.  Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 123), la Convention doit être interprétée non pas isolément mais, conformément au critère énoncé à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne (paragraphe 35 ci-dessus), de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. De plus, la Convention revêtant un caractère spécial en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme où sont énoncées des règles matérielles qui ont une nature de droit interne et qui imposent aux États des obligations envers les individus, la Cour peut aussi tenir compte de ce que l’évolution des systèmes juridiques internes indique l’existence d’une approche uniforme ou commune ou l’émergence d’un consensus au sein des États contractants sur un sujet donné (voir, à cet égard, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31, et Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 67-68, CEDH 2002-IV).

139.  À cet égard, la Cour observe que dans la grande majorité des États contractants, et notamment dans les trente et un États étudiés sauf un, la législation nationale reconnaît un droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par les autorités publiques, en tant que droit autonome visant à renforcer la transparence dans la conduite des affaires publiques en général (paragraphe 64 ci-dessus). Même si ce but est plus large que celui consistant à faire progresser le droit à la liberté d’expression en tant que tel, la Cour estime établi qu’il existe au sein des États membres du Conseil de l’Europe un large consensus sur la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin de permettre au public d’examiner les questions d’intérêt public, y compris le mode de fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique, et de se forger une opinion en la matière.

140.  Un consensus fort se dégage aussi au niveau international. Notamment, le droit de rechercher des informations est expressément garanti par l’article 19 (la disposition protégeant la liberté d’expression qui correspond à l’article 10 de la Convention) du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques, instrument ratifié par l’ensemble des quarante-sept Parties contractantes à la Convention, y compris la Hongrie (et toutes, sauf la Suisse et le Royaume-Uni, ont accepté le droit de recours individuel en vertu du Protocole facultatif s’y rapportant). Le même droit est consacré à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

141.  À cet égard, il importe de relever que le Comité des droits de l’homme des Nations unies a confirmé à plusieurs reprises l’existence d’un droit d’accès à l’information. Il a souligné l’importance de l’accès à l’information dans le processus démocratique, et le lien entre cet accès et la possibilité de diffuser des informations et des opinions sur des questions d’intérêt public pour les citoyens. Il a considéré que la liberté de pensée et d’expression incluait la protection du droit d’accès aux informations détenues par l’État. Dans une affaire, il a dit que le droit de rechercher des informations pouvait être exercé sans qu’il soit nécessaire de prouver un intérêt direct ou personnel à obtenir les informations en question, mais qu’en raison des fonctions de « chien de garde » spécial de l’association auteure de la communication et de la nature particulière des informations recherchées, il y avait lieu de conclure que ladite association avait été directement touchée par le refus en question (paragraphes 39-41 ci-dessus).

142.  La Cour note encore que, selon le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, le droit de rechercher et de recevoir des informations est un élément essentiel du droit à la liberté d’expression, qui comprend le droit général du public d’avoir accès aux informations d’intérêt général, le droit pour les individus de rechercher des informations les concernant qui peuvent avoir une incidence sur leurs droits individuels et le droit des médias d’accéder aux informations (paragraphe 42 ci-dessus).

143.  Certes, ces conclusions ont été adoptées relativement à l’article 19 du Pacte, dont le libellé est différent de celui de l’article 10 de la Convention. Toutefois, la Cour les juge pertinentes en l’espèce en ce qu’il en ressort que le droit d’accès aux données et documents d’intérêt public est inhérent à la liberté d’expression. Les organes des Nations unies considèrent que le droit pour les « chiens de garde publics » d’accéder aux informations détenues par l’État afin de s’acquitter des obligations que leur rôle fait peser sur eux, à savoir la communication d’informations et d’idées, est un corollaire du droit pour le public de recevoir des informations sur des questions d’intérêt général (paragraphes 39-42 ci-dessus).

144.  Par ailleurs, l’article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2001 garantissent aux citoyens un droit d’accès aux documents détenus par les institutions de l’Union, sous réserve des exceptions énoncées à l’article 4 du règlement (paragraphes 55-56 ci‑dessus).

145.  En outre, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a reconnu le droit d’accès aux documents publics dans sa recommandation Rec(2002) 2 sur l’accès aux documents publics, où il dit que les États membres devraient, avec certaines exceptions, garantir à toute personne le droit d’accéder, à sa demande, à des documents publics détenus par des autorités publiques (paragraphe 52 ci-dessus). De plus, même si la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics n’a à ce jour été ratifiée que par sept États membres, son adoption dénote une évolution continue vers la reconnaissance d’une obligation pour l’État de donner accès aux informations publiques (la Cour a déjà tenu compte dans sa jurisprudence d’instruments internationaux qui n’avaient pas été ratifiés par tous les États parties à la Convention ni même par la majorité d’entre eux, par exemple dans les arrêts Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, § 75, CEDH 2004–II et Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 59, CEDH 2004–XII ; elle a aussi tenu compte d’instruments qui n’étaient pas contraignants à l’époque de son examen, par exemple dans les arrêts Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002–VI, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, [GC], no 63235/00, CEDH 2007–II, et Marckx, précité, §§ 20 et 41). Ainsi, même si la présente affaire ne concerne pas un droit à part entière d’accès à l’information, la Cour estime que cette convention indique une tendance claire vers une norme européenne, qui doit être vue comme une considération pertinente en l’espèce.

146.  Il est aussi instructif pour la Cour de tenir compte des évolutions se dégageant dans d’autres systèmes régionaux de protection des droits de l’homme en ce qui concerne la reconnaissance du droit d’accès à l’information. L’évolution la plus notable est l’interprétation faite par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Claude Reyes et autres c. Chili de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, qui garantit expressément le droit de rechercher et de recevoir des informations, la Cour interaméricaine ayant considéré que le droit à la liberté de pensée et d’expression incluait la protection du droit d’accès aux informations détenues par l’État (paragraphe 61 ci-dessus).

147.  On peut encore mentionner la Déclaration de principes sur la liberté d’expression en Afrique adoptée par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples en 2002. Alors que l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne mentionne pas le droit de rechercher des informations, la Déclaration de principes énonce expressément que « [l]a liberté d’expression et d’information, y compris le droit de chercher, de recevoir et de communiquer des informations et idées (...) est un droit fondamental et inaliénable » (paragraphe 63 ci-dessus).

148.  Il ressort donc clairement des considérations exposées ci-dessus que depuis l’adoption de la Convention, le droit interne de l’écrasante majorité des États membres du Conseil de l’Europe ainsi que les instruments internationaux pertinents ont effectivement évolué au point qu’il se dégage un large consensus, en Europe et au-delà, quant à la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin d’aider le public à se forger une opinion sur les questions d’intérêt général.

v.  L’approche de la Cour concernant l’applicabilité de l’article 10

149.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que rien ne l’empêche d’interpréter l’article 10 § 1 de la Convention comme incluant un droit d’accès à l’information.

150.  Elle a conscience de l’importance de la sécurité juridique en droit international et de ce que l’on ne peut attendre des États qu’ils mettent en œuvre une obligation internationale qu’ils n’ont pas d’abord acceptée. Elle considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 121, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit en outre tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 131, 24 mai 2016).

151.  Il ressort de l’étude de la jurisprudence des organes de la Convention résumée aux paragraphes 127 à 132 ci-dessus qu’il y a eu une évolution perceptible en faveur de la reconnaissance, sous certaines conditions, d’un droit à la liberté d’information en tant qu’élément inhérent à la liberté de recevoir et de communiquer des informations protégée par l’article 10 de la Convention.

152.  La Cour observe par ailleurs que cette évolution se reflète aussi dans la position prise par les organes internationaux de protection des droits de l’homme, qui lient le droit pour les « chiens de garde » d’accéder à l’information à leur droit de communiquer des informations et à celui du grand public de recevoir des informations et des idées (paragraphes 39-42 et 143 ci‑dessus).

153.  De plus, il est d’une importance primordiale que, selon les informations dont dispose la Cour, sur les trente et un États membres du Conseil de l’Europe objets de l’étude de droit comparé, presque tous aient adopté une législation sur la liberté d’information. Un autre indicateur de la communauté d’approche dans ce contexte est l’existence de la Convention sur l’accès aux documents publics.

154.  À la lumière de ces changements et en réponse à cette évolution convergente quant aux normes à atteindre en matière de protection des droits de l’homme, la Cour considère qu’il y a lieu en l’espèce de clarifier les principes Leander.

155.  L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering, précité, § 87). Comme l’illustrent clairement la jurisprudence récente de la Cour et les décisions d’autres organes de protection des droits de l’homme, dire que le droit d’accès à l’information ne peut en aucune circonstance relever de l’article 10 de la Convention aboutirait à des situations où la liberté « de recevoir et de communiquer » des informations se trouverait entravée d’une manière et à un degré tels que la substance même de la liberté d’expression en serait atteinte. De l’avis de la Cour, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice du droit de recevoir et de communiquer des informations, refuser cet accès peut constituer une ingérence dans l’exercice de ce droit. Le principe selon lequel les droits protégés par la Convention doivent être garantis de manière concrète et effective commande qu’un requérant se trouvant dans une telle situation puisse invoquer la protection de l’article 10.

156.  En bref, le temps est venu de clarifier les principes classiques. La Cour considère toujours que « le droit à la liberté de recevoir des informations interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir ». De plus, « le droit de recevoir des informations ne saurait se comprendre comme imposant à un État des obligations positives de collecte et de diffusion, motu proprio, des informations ». La Cour considère par ailleurs que l’article 10 n’accorde pas à l’individu un droit d’accès aux informations détenues par une autorité publique, ni n’oblige l’État à les lui communiquer. Toutefois, comme le montre l’analyse ci‑dessus, un tel droit ou une telle obligation peuvent naître, premièrement, lorsque la divulgation des informations a été imposée par une décision judiciaire devenue exécutoire (situation qui ne concerne pas le cas d’espèce) et, deuxièmement, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.

vi.  Critères entraînant l’application du droit d’accès à des informations détenues par l’État

157.  La question de savoir si et dans quelle mesure le refus de donner accès à des informations a constitué une ingérence dans l’exercice par un requérant du droit à la liberté d’expression doit s’apprécier au cas par cas à la lumière des circonstances particulières de la cause. La Cour considère que la jurisprudence récente rappelée ci-dessus (paragraphes 131 et 132) fournit des illustrations précieuses des critères pertinents pour définir plus précisément la portée de ce droit.

α)  Le but de la demande d’information

158.  Une première condition préalable doit être que la personne demandant l’accès à des informations détenues par une autorité publique a pour but d’exercer sa liberté de « recevoir et de communiquer des informations et des idées ». Ainsi, la Cour a accordé de l’importance dans sa jurisprudence au fait que la collecte des informations était une étape préparatoire importante dans l’exercice d’activités journalistiques ou d’autres activités visant à ouvrir un débat public ou constituant un élément essentiel de la participation à un tel débat (voir, mutatis mutandis, Társaság, précité, §§ 27-28, et Österreichische Vereinigung, précité, § 36).

159.  Dans ce contexte, on peut rappeler qu’en matière de liberté de la presse, la Cour a dit que, « [e]n raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l’exercice de la liberté d’expression, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique » (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil 1996‑II, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999‑III). Les mêmes considérations devraient s’appliquer à une ONG jouant un rôle de « chien de garde » social (cet aspect est développé ci-après).

En conséquence, pour savoir si l’article 10 trouve à s’appliquer, il faut déterminer si les informations recherchées étaient réellement nécessaires à l’exercice de la liberté d’expression (Roşiianu, précité, § 63). De l’avis de la Cour, il y a lieu de considérer qu’obtenir l’accès à des informations est nécessaire lorsque leur rétention serait de nature à entraver l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression ou à porter atteinte à ce droit (Társaság, précité, § 28), qui comprend la liberté « de recevoir et de communiquer des informations et des idées » dans le respect des « droits et responsabilités » découlant du paragraphe 2 de l’article 10.

β)  La nature des informations recherchées

160.  La Cour a déjà conclu que le refus de donner accès à des informations avait constitué une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit de recevoir et de communiquer des informations, dans des cas où les données recherchées étaient respectivement des « informations factuelles concernant l’utilisation de mesures de surveillance électroniques » (Youth Initiative for Human Rights, précité, § 24), des « informations relatives à un recours constitutionnel » et portant « sur un sujet d’importance générale » (Társaság, précité, §§ 37-38), des « sources documentaires originales à des fins de recherche historique légitime » (Kenedi¸ précité, § 43), et des décisions concernant des commissions sur des transactions immobilières (Österreichische Vereinigung, précité, § 42). Elle a alors attaché un poids important à la présence de catégories particulières d’informations considérées comme étant d’intérêt public.

161.  Dans le prolongement de cette approche, la Cour considère que les informations, les données ou les documents auxquels l’accès est demandé doivent généralement répondre à un critère d’intérêt public pour devoir être divulgués en vertu de la Convention. Tel peut être le cas, notamment, lorsque l’accès à ces informations contribue à la transparence sur la conduite des affaires publiques et sur les questions présentant un intérêt pour la société de manière générale, et permet ainsi la participation de l’ensemble de la collectivité à la gouvernance publique.

162.  La Cour a souligné que la définition de ce qui pourrait constituer un sujet d’intérêt public dépend des circonstances de chaque affaire. Ont trait à un intérêt public les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé. L’intérêt public ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme. Pour vérifier qu’une publication a trait à un sujet d’importance générale, il faut en apprécier la totalité, eu égard au contexte dans lequel elle s’inscrit (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 97 à 103, CEDH 2015 (extraits), avec les références citées).

163.  À cet égard, la position privilégiée accordée par la Cour dans sa jurisprudence au discours politique et au débat sur les questions d’intérêt public est un facteur à prendre en compte. La raison pour laquelle l’article 10 § 2 de la Convention laisse peu de place pour des restrictions à ce type d’expression (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 38 et 41, série A no 103, et Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999–IV) milite de même pour l’octroi d’un droit d’accès à ce type d’informations en vertu de l’article 10 § 1 lorsqu’elles sont détenues par les autorités publiques.

γ)  Le rôle de la requérante

164.  Une conséquence logique des deux critères énoncés ci-dessus, qui concernent l’un le but de la demande d’informations et l’autre la nature des informations demandées, est que le rôle particulier de « réception et de communication » au public des informations qu’assume celui qui les recherche revêt une importance particulière. Ainsi, appelée à apprécier si l’État défendeur avait porté atteinte aux droits des requérants découlant de l’article 10 en leur refusant l’accès à certains documents, la Cour a précédemment attaché un poids particulier au rôle joué par les intéressés en tant que journaliste (Roşiianu, précité, § 61), « chien de garde » social ou organisation non gouvernementale dont les activités portaient sur des questions d’intérêt public (Társaság, § 36, Österreichische Vereinigung, § 35, Youth Initiative for Human Rights, § 20, et Guseva, § 41, tous précités).

165.  Si l’article 10 garantit la liberté d’expression à « toute personne », la Cour a pour pratique de reconnaître le rôle essentiel joué par la presse dans une société démocratique (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I) et la position particulière des journalistes dans ce contexte. Ainsi, elle a dit que les garanties dont la presse doit jouir revêtent une importance particulière (Goodwin, précité, § 39, et Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, Série A no 216), et elle a reconnu à plusieurs reprises le rôle crucial joué par les médias s’agissant de faciliter l’exercice par le public du droit de recevoir et de communiquer des informations et des idées et de contribuer à la réalisation de ce droit. Elle s’est alors exprimée comme suit :

« Il incombe à la presse de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999–III). »

166.  La Cour a aussi reconnu que la fonction consistant à créer des plateformes pour le débat public n’est pas l’apanage de la presse mais peut aussi être le fait d’autres acteurs, notamment des organisations non gouvernementales, dont les activités sont un élément essentiel d’un débat public éclairé. Elle a admis que lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, voir aussi Társaság, précité, § 27, et Youth Initiative for Human Rights, précité, § 20). Elle a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 89, CEDH 2005‑II, et Társaság, précité, § 38).

167.  La manière dont les « chiens de garde publics » mènent leurs activités peut avoir une incidence importante sur le bon fonctionnement d’une société démocratique. Il est dans l’intérêt d’une société démocratique de permettre à la presse d’exercer son rôle crucial de « chien de garde public » en communiquant des informations sur des sujets d’intérêt public (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59), et de donner aux ONG examinant les activités de l’État la possibilité de faire de même. Les personnes et les organisations exerçant des fonctions de « chien de garde » devant disposer d’informations précises pour accomplir leurs activités, elles ont souvent besoin d’avoir accès à certaines informations pour remplir leur rôle d’information sur les sujets d’intérêt public. Les obstacles dressés pour restreindre l’accès à des informations risquent d’avoir pour effet que ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes soient moins à même de jouer leur rôle de « chien de garde », et leur aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Társaság, précité, § 38).

168.  Ainsi, la Cour estime que le point de savoir si la personne qui demande l’accès aux informations a pour but d’informer le public en sa qualité de « chien de garde » est une considération importante. Cela ne signifie pas, toutefois, que le droit d’accès à l’information doive s’appliquer exclusivement aux ONG et à la presse. La Cour rappelle que les chercheurs universitaires (Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 61-67, CEDH 1999‑IV, Kenedi, précité, § 42, et Gillberg, précité, § 93) et les auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 68, CEDH 2004‑VI, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 48, CEDH 2007‑IV) bénéficient aussi d’un niveau élevé de protection. Elle note également que, compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10.

δ)  Informations déjà disponibles

169.  Lorsqu’elle a conclu que le refus opposé à une demande d’informations était contraire à l’article 10, la Cour a tenu compte du fait que les informations recherchées étaient « déjà disponibles » et ne nécessitaient aucun travail de collecte de données de la part des autorités (voir Társaság, précité, § 36, et, a contrario, Weber c. Allemagne (déc.), 70287/11, § 26, 6 janvier 2015). Dans une autre affaire, elle a rejeté l’argument d’une autorité interne qui invoquait les difficultés qu’elle craignait d’avoir à rassembler les informations demandées pour justifier son refus de les communiquer à la requérante, car elle a estimé que ces difficultés tenaient à la propre pratique de l’autorité en question (Österreichische Vereinigung, précité, § 46).

170.  À la lumière de la jurisprudence susmentionnée, et compte tenu également du libellé de l’article 10 § 1 (en particulier des mots « sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques »), la Cour estime que le fait que les informations demandées sont déjà disponibles devrait constituer un critère important dans l’appréciation globale de la question de savoir si un refus de fournir ces informations peut être considéré comme une « ingérence » dans l’exercice de la liberté de « recevoir et de communiquer des informations » protégée par cette disposition.

vii.  Application de ces critères au cas d’espèce

171.  La requérante argue qu’elle avait le droit en vertu de l’article 10 d’obtenir l’accès aux informations demandées dès lors que, d’après elle, le but de sa demande était de mener une étude à l’appui de propositions de réforme du système des commissions d’office des avocats de la défense, et d’informer le public sur un sujet d’intérêt général (paragraphe 95 ci-dessus). Le Gouvernement soutient quant à lui que le véritable but de l’étude était de discréditer le système des commissions d’office existant (paragraphe 85 ci‑dessus).

172.  La Cour estime établi que la requérante souhaitait exercer le droit de communiquer des informations sur un sujet d’intérêt public et qu’elle sollicitait l’accès aux informations à cette fin.

173.  Elle prend note également de la thèse du Gouvernement selon laquelle les informations recherchées, à savoir le nom des avocats de la défense commis d’office, n’étaient nullement nécessaires pour parvenir à des conclusions et publier des constats sur l’efficacité du système des commissions d’office, de sorte que le refus de divulguer ces données à caractère personnel n’aurait pas entravé la participation de la requérante à un débat public (paragraphe 77 ci-dessus). Le Gouvernement conteste aussi l’utilité de disposer d’informations nominatives, estimant que des extraits anonymisés des fichiers en question auraient répondu aux besoins de la requérante (paragraphe 84 ci-dessus).

174.  La requérante soutient pour sa part que le nom des avocats commis d’office et le nombre de fois où chacun d’eux avait été commis étaient des informations nécessaires pour enquêter et déceler un éventuel dysfonctionnement du système (paragraphe 96 ci-dessus). Elle indique à cet égard que les disparités alléguées dans la répartition des commissions d’office constituaient le point essentiel de sa publication sur l’efficacité du système des commissions d’office.

175.  La Cour considère que les informations demandées par la requérante aux services de police relevaient indiscutablement du sujet de sa recherche. Pour pouvoir appuyer ses arguments, la requérante souhaitait recueillir des informations nominatives sur chacun des avocats afin de démontrer le cas échéant l’existence d’un schéma de désignation récurrent. Si, comme le Gouvernement l’envisage, elle avait limité son enquête à des informations anonymisées, elle aurait selon toute probabilité été dans l’incapacité de produire des résultats vérifiables à l’appui de sa critique du système existant. De plus, la Cour note, en ce qui concerne l’importance des informations en cause à des fins d’exhaustivité et de statistiques, que la demande de la requérante avait pour but l’obtention de données couvrant tout le pays, y compris les services de police de département. Le refus de deux services de fournir les informations demandées constituait un obstacle à la production et à la publication d’une étude exhaustive. Ainsi, on peut raisonnablement conclure que sans ces informations la requérante ne pouvait pas contribuer à un débat public en produisant des données précises et fiables. Ces informations lui étaient donc « nécessaires », au sens où ce mot est employé au paragraphe 159 ci-dessus, aux fins de l’exercice de son droit à la liberté d’expression.

176.  En ce qui concerne la nature des informations, la Cour observe que les autorités internes n’ont nullement recherché si celles qui leur étaient demandées pouvaient avoir un intérêt public et qu’elles ne se sont préoccupées que de la situation des avocats commis d’office du point de vue de la loi sur les données. Cette loi ne permettait que des exceptions très limitées à la règle générale de non-divulgation des données à caractère personnel. Ayant établi que les avocats commis d’office ne relevaient pas de la catégorie des « autres personnes accomplissant une mission publique », unique exception pertinente dans ce contexte, les autorités internes ne pouvaient examiner la question de savoir si les informations en question présentaient un intérêt public.

177.  Cette approche a privé de toute pertinence l’argument d’intérêt public avancé par la requérante. Or les informations relatives à la commission d’office des avocats étaient éminemment d’intérêt public, indépendamment du point de savoir si ces avocats pouvaient être qualifiés d’« autres personnes accomplissant une mission publique » en vertu de la législation nationale applicable.

178.  Pour ce qui est du rôle de la requérante, les parties s’accordent à dire que la présente affaire concerne une organisation qui est assurément d’intérêt public et qui œuvre à la diffusion d’informations sur des sujets relatifs aux droits de l’homme et à l’état de droit. La démarche professionnelle de la requérante sur les questions qu’elle traite et son action de sensibilisation du grand public n’ont pas été mises en question. La Cour ne voit pas de raison de douter que l’étude en question ait renfermé des informations du type de celles que la requérante avait entrepris de communiquer au public et que celui-ci avait le droit de recevoir. Elle estime par ailleurs établi que l’intéressée avait besoin d’accéder aux informations demandées pour accomplir cette tâche.

179.  Enfin, la Cour note que les informations en question étaient déjà disponibles et qu’il n’a pas été argué devant elle que leur divulgation eût fait peser sur les autorités une charge particulièrement lourde (voir, a contrario, Weber, précité).

viii.  Conclusion

180.  En bref, les informations demandées par la requérante aux services de police étaient nécessaires pour lui permettre de mener à bien l’étude sur le fonctionnement du système des commissions d’office qu’elle réalisait en sa qualité d’organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme afin de contribuer à un débat sur une question présentant un intérêt public évident. En refusant à la requérante l’accès aux informations demandées, qui étaient déjà disponibles, les autorités internes ont entravé l’exercice par elle de sa liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’une manière portant atteinte à la substance même de ses droits protégés par l’article 10. Il y a donc eu une ingérence dans l’exercice du droit garanti par cette disposition, laquelle est applicable au cas d’espèce. L’exception d’incompatibilité ratione materiae du grief de la requérante soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

b)  Sur la justification de l’ingérence

181.  Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

i.  « Prévue par la loi »

182.  La Cour observe que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par la requérante de la liberté d’expression était « prévue par la loi ». La requérante invoque l’article 19 § 4 de la loi sur les données, arguant que cette disposition prévoyait expressément la divulgation des données à caractère personnel concernant d’« autres personnes accomplissant une mission publique » et qu’aucune disposition n’interdisait la divulgation du nom des avocats de la défense commis d’office. Le Gouvernement, pour sa part, renvoie à l’avis exprimé par le Commissaire à la protection des données et aux décisions de justice internes qui donnent de l’article 19 § 4 de la loi sur les données une interprétation selon laquelle les avocats de la défense commis d’office ne sont pas « d’autres personnes accomplissant une mission publique », de sorte que leurs données à caractère personnel ne pourraient pas être divulguées. Il estime que la Cour devrait partir des faits établis et de la loi appliquée et interprétée par les juridictions internes.

183.  La Cour observe que la divergence d’opinions entre les parties concernant le droit applicable provient de leur désaccord sur la question de savoir comment les avocats commis d’office doivent être qualifiés en droit interne. Selon la requérante, ils relèvent de la qualification « autres personnes accomplissant une mission publique », tandis que le Gouvernement estime qu’ils doivent être considérés comme des personnes privées, y compris en ce qui concerne les activités qu’ils exercent lorsqu’ils sont nommés par les autorités publiques.

184.  Toutefois, comme la Cour l’a dit à plusieurs reprises, elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi bien d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III). Ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I).

185.  La Cour note que la Cour suprême a examiné en détail le statut juridique des avocats de la défense commis d’office ainsi que les arguments avancés par la requérante quant à leur mission consistant à assurer le droit à la défense, et qu’elle a conclu qu’ils ne relevaient pas de la qualification « autres personnes accomplissant une mission publique ». L’interprétation de la haute juridiction était conforme à la recommandation du Commissaire parlementaire à la protection des données publiée en 2006 (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de remettre en question l’analyse de la Cour suprême, qui a estimé que les avocats commis d’office ne pouvaient être considérés comme d’« autres personnes accomplissant une mission publique » et que l’article 19 § 4 de la loi sur les données fournissait une base légale pour le refus d’accès aux informations dénoncé par la requérante. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10.

ii.  But légitime

186.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la restriction apportée à la liberté d’expression de la requérante visait le but légitime de la protection des droits d’autrui, et elle ne voit pas de raison de conclure autrement.

iii.  « Nécessaire dans une société démocratique »

187.  Les principes fondamentaux à appliquer pour apprécier le point de savoir si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998‑VI, Steel et Morris, précité, § 87, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits), Animal Defenders International, précité, § 100, et tout récemment, Delfi, précité, § 131) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

188.  La Cour observe que l’élément central sur lequel repose le grief de la requérante tient au fait que les informations recherchées ont été qualifiées par les autorités nationales de données à caractère personnel non soumises à divulgation. La raison en était qu’en droit hongrois, la notion de données à caractère personnel recouvrait toutes les informations susceptibles de permettre l’identification d’un individu. Pareilles informations n’étaient susceptibles de divulgation que pour autant que cette mesure était expressément prévue par la loi, que les informations avaient trait à l’exercice de fonctions (publiques) municipales ou gouvernementales ou qu’elles concernaient d’autres personnes accomplissant une mission publique. La Cour suprême ayant dans sa décision exclu les avocats commis d’office de la catégorie des « autres personnes accomplissant une mission publique », il était juridiquement impossible à la requérante d’arguer que la divulgation des informations en cause lui était nécessaire pour assurer son rôle de « chien de garde ».

189.  À cet égard, la requérante soutient que, nonobstant les considérations liées à la vie privée exposées par le Gouvernement, rien ne justifierait de ne pas divulguer des informations concernant les commissions d’office des avocats par les autorités publiques dans le cadre d’un système financé par l’État.

190.  Pour sa part, le Gouvernement argue qu’une interprétation large de la notion d’« autres personnes accomplissant une mission publique » telle que celle que propose la requérante risquerait d’anéantir la protection de la vie privée des avocats commis d’office (paragraphe 83 ci-dessus).

191.  La Cour rappelle que la divulgation d’informations relatives à la vie privée d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1 (Leander, précité, § 48). Elle souligne à cet égard que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002–III). Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale de la personne. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. Des éléments tels, par exemple, l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (S. et Marper, précité, § 66, et Pretty, précité, § 61, avec les références citées). La vie privée peut aussi inclure les activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). La Cour a dit également qu’il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 83).

192.  En matière de données à caractère personnel, la Cour s’est déjà référée dans sa jurisprudence à la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (paragraphe 54 ci-dessus), dont le but est « de garantir (...) à toute personne physique (...) le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant » (article 1). En vertu de l’article 2 de cette convention, on entend par données à caractère personnel « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II). La Cour a fourni des exemples de données à caractère personnel relatives aux aspects les plus intimes et les plus personnels de l’individu : l’état de santé (notamment la séropositivité, dans Z c. Finlande, 25 février 1997, §§ 96-97, Recueil 1997‑I, et le fait d’avoir subi un avortement, dans M.S. c. Suède, 27 août 1997, § 47, Recueil 1997‑IV), le rapport à la religion (voir, dans le contexte de la liberté de religion, Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, §§ 42‑53, CEDH 2010), ou encore l’orientation sexuelle (Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999). Ces catégories de données constituent des éléments de la vie privée relevant de la protection de l’article 8 de la Convention.

193.  Pour établir si les informations personnelles que les autorités ont refusé de divulguer avaient trait à la jouissance par les avocats commis d’office concernés de leur droit au respect de leur vie privée, la Cour tiendra dûment compte du contexte spécifique (S. et Marper, précité, § 67). Un certain nombre d’éléments entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la vie privée d’une personne est touchée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés. Puisqu’à certaines occasions les gens se livrent sciemment ou intentionnellement à des activités qui sont ou peuvent être enregistrées ou rapportées publiquement, ce qu’un individu est raisonnablement en droit d’attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur significatif, quoique pas nécessairement décisif (P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 57, CEDH 2001‑IX).

194.  En l’espèce, les informations demandées étaient les noms des avocats commis d’office et le nombre de fois où ils avaient été commis dans certains ressorts. La demande de communication de ces noms, qui étaient certes des données à caractère personnel, se rapportait principalement à la conduite d’activités professionnelles dans le cadre de procédures publiques. En ce sens, les activités professionnelles des avocats commis d’office ne peuvent être considérées comme une question privée. De plus, les informations recherchées n’avaient pas trait aux actions ou aux décisions de ces avocats dans le cadre de l’accomplissement de leur tâche de conseil juridique ni à leurs consultations avec leurs clients. Le Gouvernement n’a pas démontré que la divulgation des informations que la requérante avait sollicitées précisément aux fins d’alimenter l’enquête eût pu porter atteinte à la jouissance par les avocats concernés de leur droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

195.  La Cour considère également que la divulgation du nom des avocats commis d’office et du nombre de fois où chacun d’eux avait été commis n’aurait pas constitué, les concernant, des révélations allant au-delà de ce à quoi ils pouvaient s’attendre en s’inscrivant comme avocats susceptibles d’être commis d’office (voir, a contrario, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 62, CEDH 2003‑I). Il n’y a pas de raison de présumer que le public ne pouvait pas prendre connaissance par d’autres moyens du nom des différents avocats commis d’office et du nombre de fois où ils avaient été commis, par exemple en recueillant les informations qui figuraient dans les listes d’avocats disponibles au titre de l’assistance judiciaire ainsi que dans les calendriers des audiences des tribunaux et en assistant aux audiences publiques, même si ces informations n’étaient pas réunies au même endroit au moment de l’étude.

196.  Dans ce contexte, les intérêts invoqués par le Gouvernement, qui se réfère à l’article 8 de la Convention, ne sont pas d’une nature et d’un degré propres à justifier l’application de cette disposition et leur mise en balance avec le droit de la requérante découlant du paragraphe 1 de l’article 10 (voir, a contrario, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 227-228, CEDH 2015 (extraits)). Néanmoins, l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression illimitée et, comme cela a déjà été dit au paragraphe 188 ci-dessus, la protection des intérêts privés des avocats commis d’office constitue un but légitime permettant de restreindre la liberté d’expression en vertu du paragraphe 2 de cet article. Ainsi, la question essentielle à trancher est celle de savoir si les moyens employés pour protéger ces intérêts étaient proportionnés au but visé.

197.  La Cour note que le sujet de l’étude concernait l’efficacité du système des commissions d’office (paragraphes 15-16 ci-dessus). Cette question est étroitement liée à celle du droit à un procès équitable, droit fondamental reconnu en droit hongrois (paragraphe 33 ci-dessus) et d’importance primordiale dans la Convention. Ainsi, toute critique ou proposition d’amélioration d’un service aussi directement lié au droit à un procès équitable doit être considérée comme un sujet d’intérêt public légitime. Dans l’étude qu’elle souhaitait réaliser, la requérante voulait vérifier sa théorie selon laquelle le schéma de désignations récurrentes des mêmes avocats était dysfonctionnel, ce qui aurait jeté un doute sur le caractère adéquat du dispositif. La thèse selon laquelle le système d’assistance judiciaire pouvait être partial en tant que tel car les avocats commis d’office étaient systématiquement sélectionnés par la police dans le même groupe d’avocats – et étaient dès lors peu susceptibles de critiquer les enquêtes de la police s’ils souhaitaient être à nouveau désignés à l’avenir – soulève effectivement une préoccupation légitime. La Cour a reconnu dans l’arrêt Martin (précité) les répercussions que pouvait avoir sur les droits de la défense la désignation par la police des avocats commis d’office. La question examinée touchant ainsi à l’essence même d’un droit garanti par la Convention, la Cour estime que la requérante entendait contribuer à un débat portant sur une question d’intérêt public (paragraphes 164-165 ci‑dessus). Le refus de faire droit à sa demande a en pratique entravé sa contribution à un débat public sur une question d’intérêt général.

198.  Eu égard aux considérations exposées aux paragraphes 194 à 196 ci‑dessus, la Cour conclut qu’il n’y aurait pas eu d’atteinte au droit au respect de la vie privée des avocats commis d’office si la demande d’information de la requérante avait été acceptée. Même s’il est vrai que cette demande concernait des données à caractère personnel, elle ne portait pas sur des informations se trouvant hors du domaine public. Comme cela a déjà été dit ci-dessus, il s’agissait seulement d’informations de nature statistique sur le nombre de fois où chacune des personnes en question avait été désignée pour représenter un accusé dans une procédure pénale publique dans le cadre du dispositif national d’assistance judiciaire financé par l’État.

199.  Le droit hongrois pertinent, tel qu’interprété par les juridictions internes compétentes, excluait toute appréciation sérieuse du respect du droit de la requérante à la liberté d’expression au regard de l’article 10 de la Convention. Or, dans le cas d’espèce, toute restriction à la démarche de l’intéressée visant à publier l’étude en question – qui avait pour but de contribuer à un débat sur une question d’intérêt général – aurait dû faire l’objet d’un contrôle minutieux.

200.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les arguments avancés par le Gouvernement sont pertinents mais non suffisants pour démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». En particulier, elle juge, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, qu’il n’y avait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre la mesure litigieuse et le but légitime poursuivi.

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

201.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

202.  La requérante n’a présenté aucune demande d’indemnisation pour dommage moral. Elle réclame en revanche 215 euros (EUR) pour dommage matériel. Cette somme correspond au montant qu’il lui a été ordonné de verser aux services de police défendeurs en remboursement de leurs frais de justice dans le cadre de la procédure interne.

203.  Le Gouvernement conteste cette demande.

204.  La Cour admet qu’il y a un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué ; elle octroie donc la somme demandée en totalité. Elle note que la requérante n’a pas demandé que les informations qu’elle recherchait lui soient communiquées.

B.  Frais et dépens

205.  La requérante réclame 6 400 EUR, plus 27 % de taxe sur la valeur ajoutée (TVA), pour les frais afférents à la procédure menée devant la Cour. Cette somme correspond à 64 heures de travail juridique, facturées au taux horaire de 100 EUR hors TVA et réparties ainsi : 4 heures pour les consultations, 6 heures pour l’étude du dossier, 16 heures pour l’étude de la jurisprudence de la Cour, 30 heures pour la rédaction des mémoires et, enfin, 8 heures pour la préparation de l’audience devant la Grande Chambre et pour la participation à l’audience.

La requérante réclame également 2 475 EUR pour les frais de voyage et de séjour afférents à l’audience.

Le montant total réclamé par la requérante au titre des frais et dépens s’élève ainsi à 8 875 EUR, plus la TVA éventuellement applicable.

206.  Le Gouvernement conteste cette demande.

207.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et aux critères rappelés ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’octroyer à la requérante la totalité de la somme réclamée, soit 8 875 EUR.

C.  Intérêts moratoires

208.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement et la rejette, à la majorité ;

2.  Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

3.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4.  Dit, par quinze voix contre deux,

a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i)  215 EUR (deux cent quinze euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

(ii)  8 875 EUR (huit mille huit cent soixante-quinze euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 8 novembre 2016.

Lawrence Early Guido Raimondi
 Jurisconsulte Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante commune aux juges Nussberger et Keller ;

–  opinion concordante du juge Sicilianos, à laquelle se rallie le juge Raimondi ;

–  opinion dissidente du juge Spano, à laquelle se rallie le juge Kjølbro.

G.R.A.
T.L.E.


OPINION CONCORDANTE COMMUNE
AUX JUGES NUSSBERGER ET KELLER

(Traduction)

1.  Nous sommes d’accord avec le constat de violation fait par la Cour en l’espèce au motif que la liberté de rechercher des informations est protégée par l’article 10 de la Convention. Le gouvernement hongrois n’aurait pas dû refuser de divulguer les noms des avocats commis d’office en invoquant la législation sur la protection des données sans soupeser les différents intérêts en jeu. Il y a là une violation claire de l’article 10.

2.  Cependant, comme nos collègues Robert Spano et Jon Fridrik Kjølbro, nous ne pouvons souscrire aux arguments par lesquels la majorité a écarté les préoccupations du gouvernement hongrois relatives à la protection des données[1]. À notre avis, l’importance de la protection des données a ici été minimisée d’une manière incompatible non seulement avec la jurisprudence constante de la Cour mais encore avec l’approche adoptée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en matière d’interprétation des textes relatifs à la protection des données. Nous craignons que cela ne crée des problèmes dans de futures affaires relatives à la protection des données, et nous plaidons donc pour une interprétation très étroite et contextuelle de cette partie de l’arrêt.

3.  L’essentiel de l’argument développé par la majorité dans ce contexte est que l’article 8 de la Convention n’est pas applicable au droit des avocats de la défense à la protection de leurs données. C’est ce qu’elle dit clairement au paragraphe 196 :

« (...) les intérêts invoqués par le Gouvernement, qui se réfère à l’article 8 de la Convention [respect du droit des avocats commis d’office à la protection des données les concernant], ne sont pas d’une nature et d’un degré propres à justifier l’application de cette disposition et leur mise en balance avec le droit de la requérante découlant du paragraphe 1 de l’article 10. »

4.  Elle pose ainsi un seuil pour l’application de l’article 8 de la Convention à la protection des données, en soumettant cette application à trois critères : le caractère prévisible de l’utilisation des données personnelles, le fait que les données aient trait à la vie privée ou à la vie professionnelle, et leur accessibilité (voir les paragraphes 194 et 195 de l’arrêt).

5.  Cette approche est contraire à la large définition des données protégées, à savoir « toutes les informations concernant une personne physique identifiée ou identifiable »[2]. En outre, les critères énoncés en l’espèce sont contraires à la jurisprudence de la Cour et ne sont pas non plus compatibles avec celle de la CJUE.

6.  Dans l’affaire Amann c. Suisse ([GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II), la Cour a dit qu’il ne devait pas être fait de distinction entre les données découlant d’activités privées et celles découlant d’activités professionnelles :

« La Cour rappelle que la mémorisation de données relatives à la « vie privée » d’un individu entre dans le champ d’application de l’article 8 § 1 (arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, série A no 116, p. 22, § 48).

À cet égard, elle souligne que le terme « vie privée » ne doit pas être interprété de façon restrictive. En particulier, le respect de la vie privée englobe le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables ; de surcroît, aucune raison de principe ne permet d’exclure les activités professionnelles ou commerciales de la notion de « vie privée » (arrêts Niemietz c. Allemagne du 16 décembre 1992, série A no 251-B, pp. 33-34, § 29, et Halford précité, pp. 1015‑1016, § 42). »

7.  L’essence même de la protection des données est de régir l’usage fait des données personnelles et ainsi de protéger ce que la Cour constitutionnelle fédérale allemande a appelé le « droit à l’autodétermination informationnelle » (Recht auf informationelle Selbstbestimmung[3]). Certes, les avocats commis d’office pouvaient prévoir que les autorités conserveraient leurs données. Mais ce n’est pas une raison pour considérer que l’article 8 de la Convention n’est pas applicable à leur cas et de leur refuser ainsi toute protection contre l’usage ou le mésusage de leurs données personnelles, que ce soit par les autorités elles-mêmes ou par des tiers.

8.  L’argument selon lequel les données qui sont déjà dans le domaine public[4] appellent en conséquence une protection moindre peut créer des tensions avec la jurisprudence de la CJUE, où l’on trouve notamment ceci : « (...) une dérogation générale à l’application de la directive en faveur d’informations publiées viderait cette dernière largement de son sens. En effet, il suffirait aux États membres de faire publier des données pour les faire échapper à la protection prévue par la directive »[5]. Cette analyse a été confirmée et renforcée dans l’arrêt Google Spain, où la CJUE a dit que les opérations effectuées sur les données doivent être qualifiées comme un traitement de données même si « elles concernent exclusivement des informations déjà publiées telles quelles dans les médias »[6].

9.  À notre avis, la Cour ne devrait pas diluer le niveau de protection des données reconnu dans sa jurisprudence, elle devrait continuer en principe à appliquer la notion de « vie privée », au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, aux données personnelles collectées par les autorités nationales.

10.  Cela ne préjuge pas de l’issue d’une future mise en balance entre le droit à la protection des données découlant de l’article 8 et le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10, cette issue dépendra de chaque cas. Par ailleurs, nous sommes d’accord pour dire que dans les circonstances de la présente affaire, la balance penchait en faveur de la liberté d’expression de la requérante.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE SICILIANOS,
À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE RAIMONDI

(Traduction)

1.  Je partage entièrement la conclusion et la substance de la démarche interprétative du présent arrêt. Cependant, cet arrêt est d’une importance certaine pour l’interprétation de la Convention, voire pour l’interprétation des traités internationaux en général conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités, ainsi qu’en témoignent non seulement les longues réflexions que la Cour consacre en l’espèce à cette question, mais aussi l’opinion dissidente de mes distingués collègues Spano et Kjølbro. Dans ce contexte, je souhaite ajouter les réflexions suivantes afin de clarifier, tout d’abord, le rapport entre les travaux préparatoires et la méthode dite de l’interprétation évolutive (I), avant de tenter de circonscrire les limites de cette interprétation (II). Il restera alors à se pencher sur l’importance des travaux préparatoires et sur leur valeur probante dans un cas comme celui de l’espèce, ainsi que sur une originalité de l’arrêt, qui consiste à interpréter la Convention à la lumière des travaux préparatoires d’un autre instrument postérieur, mais connexe (III). Partant de ces éléments, corroborés par une série d’autres arguments interprétatifs, la solution adoptée par la Cour est solidement ancrée dans le cadre normatif fourni par la Convention de Vienne (IV).

I.  Le recours aux travaux préparatoires et la doctrine de l’« instrument vivant » : deux approches antinomiques ?

2.  Toute la problématique de la présente affaire tourne autour de deux approches qui semblent être, du moins à première vue, aux antipodes l’une de l’autre : d’une part, une approche fondée sur les travaux préparatoires de la Convention et sur la recherche de l’intention des « pères fondateurs » du texte, d’autre part l’approche reflétée notamment aux paragraphes 138 à 148 de l’arrêt, qui applique en substance la doctrine bien connue de l’« instrument vivant ». La volonté historique des parties contractantes et la fidélité au libellé exact de l’article 10 § 1 de la Convention semblent ainsi s’opposer à l’interprétation dite évolutive de cette disposition.

3.  On sait que depuis sa formulation dans l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni (25 avril 1978, § 31, série A no 26), l’idée selon laquelle « la Convention est un instrument vivant à interpréter (...) à la lumière des conditions de vie actuelles » a fait tache d’huile dans la jurisprudence de Strasbourg et a constitué le fondement d’une démarche interprétative qui a permis à la Cour d’adapter progressivement le texte de la Convention aux évolutions d’ordre juridique, social, éthique ou scientifique. Lorsqu’elle fait appel, explicitement ou implicitement, à la doctrine de l’« instrument vivant », la Cour souligne habituellement en même temps les spécificités de la Convention en tant que traité de protection des droits de l’homme (voir les paragraphes 120 à 122 du présent arrêt).

4.  Il est vrai que dans le domaine en question, le rythme des évolutions susmentionnées est souvent plus rapide que dans d’autres domaines du droit international, ce qui pourrait expliquer le recours plus fréquent à la méthode dite de l’interprétation évolutive. Il est peut-être significatif que les autres organes de protection des droits de l’homme – juridictionnels ou quasi‑juridictionnels, universels ou régionaux – adoptent souvent, eux aussi, la même démarche (voir, à titre purement indicatif, l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme Cour suprême de Justice (Quintana Coello et autres) c. Équateur du 23 août 2013, § 153, sur l’interprétation désormais plus large de la notion de « tribunal indépendant », confirmé par les arrêts Tribunal constitutionnel (Camba Campos et autres) c. Équateur du 28 août 2013 et López Lone et autres c. Honduras du 5 octobre 2015). Cependant, ainsi que cela a été amplement démontré, la méthode de l’interprétation évolutive a été utilisée par plusieurs autres organes juridictionnels internationaux et nationaux, parmi lesquels la Cour internationale de justice, les tribunaux arbitraux, les juridictions suprêmes de France, du Royaume-Uni, d’Allemagne, etc. (voir E. Bjorge, The Evolutionary Interpretation of Treaties, Oxford, Oxford University Press, 2014, et id., « The Convention as a Living Instrument Rooted in the Past, Looking to the Future », à paraître dans Human Rights Law Journal, « Colloquy in Honour of Judge Paul Mahoney »). En d’autres termes, même si la doctrine de l’« instrument vivant » a été mise en exergue par la Cour, la démarche interprétative qui en résulte n’est pas liée exclusivement à la Convention (ou aux autres instruments conventionnels de protection des droits de l’homme). Elle dépasse de loin ce cadre pour s’inscrire dans la pratique juridictionnelle internationale et nationale relative à bien d’autres domaines du droit international, voire du droit tout court.

5.  Même si la doctrine de l’« instrument vivant » et la méthode de l’interprétation évolutive qui la sous-tend peuvent paraître innovantes à première vue, elles s’inscrivent en réalité – et à condition d’être appliquées avec prudence (voir ci-dessous) – dans la continuité de la volonté présumée des États contractants, qui sont eux aussi des entités vivantes. Pour reprendre les termes d’un ancien Président de la Cour, Sir Humphrey Waldock (qui fut aussi, rappelons-le, le dernier Rapporteur spécial de la Commission du droit international sur le droit des traités) :

« The meaning and content of the provisions of the Convention will be understood as intended to evolve in response to changes in legal or social concepts » (H. Waldock, « The Evolution of Human Rights Concepts and the Application of the European Convention of Human Rights », in Mélanges Paul Reuter, Paris, Pedone, 1981, p. 547).

Cette manière de voir a été confirmée et généralisée par la Cour internationale de justice, qui a souligné plus récemment que :

« (...) lorsque les parties ont employé dans un traité certains termes de nature générique, dont elles ne pouvaient pas ignorer que le sens était susceptible d’évoluer avec le temps, et que le traité en cause a été conclu pour une très longue période ou « sans limite de durée », les parties doivent être présumées, en règle générale, avoir eu l’intention de conférer aux termes en cause un sens évolutif » (CIJ, Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa-Rica c. Nicaragua), arrêt du 13 juillet 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 213, § 66).

6.  En d’autres termes, loin de constituer une rupture avec l’intention des parties, l’interprétation évolutive d’un instrument conventionnel contenant des termes génériques et conclu sans limite de durée – ce qui est le cas de la Convention – doit être comprise comme reflétant, en principe, l’intention présumée des États contractants. La nature et la portée des termes utilisés par les rédacteurs d’un tel traité, d’une part, et sa durée indéterminée, d’autre part, conduisent à penser que, jusqu’à preuve du contraire, les parties souhaitent qu’il soit interprété et appliqué de manière à refléter les évolutions contemporaines. Une telle méthode d’interprétation permet l’adaptation continue du texte conventionnel aux « conditions de vie actuelles », sans qu’il soit nécessaire que le traité soit formellement modifié. L’interprétation évolutive tend à assurer la pérennité du traité. La doctrine de l’« instrument vivant » est une condition sine qua non de la survie de la Convention !

7.  Cette manière de voir est corroborée par le préambule de la Convention, qui se réfère non seulement à la « sauvegarde », mais aussi au « développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Autrement dit, les « pères fondateurs » avaient une perception des droits de l’homme non pas statique et figée dans le temps mais au contraire dynamique et orientée vers le futur.

8.  Il est vrai que la méthode de l’interprétation évolutive n’est pas mentionnée expressis verbis dans les articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. On pourrait soutenir, par conséquent, que cette méthode découle d’une évolution progressive du droit international (voir L.-A. Sicilianos, « The Human Face of International Law – Interactions Between General International Law and Human Rights: An Overview », in Human Rights Law Journal, 2012, nos 1-6, pp. 1-11, p. 6). Il n’en reste pas moins qu’elle est tout à fait conforme à la logique qui sous‑tend les dispositions susmentionnées de la Convention de Vienne. On rappellera, en effet, que l’article 31 de cette convention mentionne notamment l’objet et le but du traité, ainsi que les accords ultérieurs, la pratique subséquente et toute règle pertinente du droit international « applicable dans les relations entre les parties », y compris les instruments ratifiés par celles-ci postérieurement à la conclusion du traité à interpréter. Tous ces éléments permettent une interprétation téléologique et dynamique, tendant à assurer que le traité en question s’adapte aux évolutions postérieures à son adoption, tout particulièrement lorsqu’il contient des termes génériques dont le sens est susceptible d’évoluer avec le temps et qu’il a été conclu sans limite de durée.

9.  En bref, la méthode de l’interprétation évolutive de la Convention (et de ses Protocoles) reflète, en principe, l’intention présumée des parties, et elle constitue une condition essentielle pour la pérennité (à tout le moins) des dispositions substantielles de ces instruments (comme l’article 10 de la Convention, qui est au centre de la présente affaire), tout en étant conforme aux dispositions pertinentes de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Encore faut-il, cependant, circonscrire les limites de l’interprétation téléologique.

II.  Les limites de l’interprétation évolutive

10.  La Cour a toujours voulu éviter que l’interprétation évolutive de la Convention ne soit perçue, tout particulièrement par les juges nationaux, comme une sorte de « blanc-seing » permettant de prendre des libertés excessives avec le texte. Cette préoccupation continue l’a conduite à consacrer le séminaire de « dialogue entre juges » marquant le début de l’année judiciaire 2011 précisément à ce thème (Cour européenne des droits de l’homme, Quelles sont les limites à l’interprétation évolutive de la Convention ? Dialogue entre juges 2011, Strasbourg, CourEDH/Conseil de l’Europe, 2011). Je ne prétends pas résumer ce riche échange de vues, mais il me semble que les limites à l’interprétation évolutive sont au nombre de trois : premièrement, cette méthode d’interprétation ne devrait pas conduire à une interprétation contra legem, deuxièmement, l’interprétation proposée doit être conforme à l’objet et au but de la Convention en général et de la disposition à interpréter en particulier et, troisièmement, l’interprétation devrait refléter les conditions de vie « actuelles » et non pas celles qui pourraient prévaloir dans le futur.

 L’interprétation évolutive ne devrait pas conduire à une interprétation contra legem

11.  Ainsi que cela a été expliqué précédemment, l’interprétation évolutive ne méconnaît pas l’intention des parties. Elle reflète, au contraire, leur intention présumée. Or il s’agit là d’une présomption simple, non d’une présomption irréfragable. Pour que cette présomption soit confirmée, il importe que l’interprétation proposée reste dans les limites des termes utilisés par la Convention et qu’elle ne contrevienne pas directement à ceux‑ci. L’interprétation évolutive peut à la limite se situer praeter legem, mais non contra legem.

12.  La Cour souligne cette limite depuis longtemps, et ce pour diverses dispositions de la Convention. C’est ainsi, par exemple, que dans l’arrêt Johnston et autres c. Irlande (18 décembre 1986, § 52, série A no 112), elle a refusé de reconnaître que le droit au mariage impliquât le droit au divorce. Elle a constaté à cette occasion que « le sens ordinaire des mots « droit de se marier » est clair : ils visent la formation de relations conjugales et non leur dissolution » (voir également V.K. c. Croatie, no 38380/08, § 99, 27 novembre 2012). De façon plus explicite encore, dans l’arrêt Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, § 39, CEDH 2002‑III), elle a refusé d’étendre le sens de l’article 2 de la Convention (droit à la vie) de façon à reconnaître le droit à mourir. Elle a jugé à cette occasion que « [l]’article 2 ne saurait, sans distorsion de langage, être interprété comme conférant un droit diamétralement opposé [au droit à la vie], à savoir un droit à mourir ; il ne saurait davantage créer un droit à l’autodétermination en ce sens qu’il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que la vie ». Sans qu’il soit nécessaire de multiplier les exemples, il y a lieu de constater que la Cour a, en règle générale, soigneusement évité de procéder à des interprétations contra legem qui constitueraient une « distorsion de langage » de la Convention.

13.  Sa position dans le cas d’espèce ne fait pas exception à cette attitude : rien dans l’interprétation retenue ne contredit le texte de l’article 10 § 1 de la Convention. En effet, la formule « [c]e droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées » (italiques ajoutés) implique qu’il s’agit là d’une énumération des aspects principaux du droit à la liberté d’expression. Elle n’exclut pas qu’il puisse y en avoir d’autres. Par conséquent, dire que l’article 10 § 1 inclut aussi la liberté de rechercher des informations revient simplement à compléter les termes de cette disposition, sans les contredire.

 L’interprétation évolutive devrait être conforme à l’objet et au but de la Convention

14.  La deuxième limite de l’interprétation évolutive concerne sa conformité à l’objet et au but de la Convention en général, et de la disposition à interpréter en particulier. Il est inutile d’insister sur le fait que toute interprétation d’un texte conventionnel doit refléter l’objet et le but de ce texte, conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il s’agit là de la « règle d’or » de toute démarche interprétative. Aller à l’encontre de l’objet et du but du traité reviendrait à trahir l’intention des parties et à saper le régime conventionnel.

15.  Dans la présente affaire, la Cour insiste tout particulièrement sur ce point (voir notamment le paragraphe 155 de l’arrêt). S’il n’est pas nécessaire de répéter son raisonnement, il convient de souligner la portée générique du premier alinéa de l’article 10 § 1 (« Toute personne a droit à la liberté d’expression ») et de rappeler l’importance fondamentale accordée à cette disposition dans toute la jurisprudence produite en la matière par la Cour, qui conçoit cette liberté comme un véritable pilier du régime démocratique. Dans ces conditions, reconnaître un aspect particulier de la liberté d’expression – à savoir la liberté de rechercher des informations – « lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression » (paragraphe 156 de l’arrêt, italiques ajoutés) me semble tout à fait conforme à l’objet et au but de l’article 10, et plus généralement à ceux de la Convention.

 L’interprétation évolutive devrait refléter les « conditions de vie actuelles », pas celles qui pourraient prévaloir dans le futur

16.  La troisième limite à l’interprétation évolutive revêt, à mon sens, une importance particulière puisqu’elle constitue une garantie contre les excès éventuels de cette méthode interprétative. Comme l’a relevé la Cour dans l’affaire Tyrer (arrêt précité) et à maintes reprises depuis lors, le but de la doctrine de l’« instrument vivant » est d’adapter la Convention aux « conditions de vie actuelles ». D’où l’insistance habituelle de la Cour sur l’existence d’un « consensus européen » ou, en tout cas, d’une tendance importante des législations et/ou des pratiques des États contractants allant dans le sens de l’interprétation retenue. Un tel consensus serait révélateur d’une acception commune de l’interprétation en cause, voire de l’existence d’une coutume régionale au moment du prononcé de l’arrêt. Pour reprendre des termes utilisés ailleurs, « le sens de l’interprétation évolutive, telle que conçue par la Cour, est d’accompagner, voire de canaliser les changements (...) non pas de les précéder et encore moins d’essayer de les imposer » (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, CEDH 2013, opinion partiellement dissidente commune aux juges Casadevall, Ziemele, Kovler, Jociené, Sikuta, De Gaetano et Sicilianos, § 23). Autrement dit, l’interprétation retenue devrait, tout en étant « évolutive », être ancrée dans le présent. Tenter de spéculer sur les évolutions futures risquerait d’aller au-delà de la fonction judiciaire.

17.  Dans le cas d’espèce, la Cour a consacré de longues réflexions à cette question (voir notamment les paragraphes 138 à 148 de l’arrêt) et elle a démontré amplement que l’interprétation qu’elle a retenue de l’article 10 § 1 est ancrée dans le droit international et le droit comparé actuels. Parmi les éléments qu’elle a invoqués, celui qui me semble particulièrement important est le fait que l’interprétation retenue figure déjà depuis 1966, c’est-à-dire depuis un demi-siècle, dans un texte conventionnel, et donc contraignant (l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), qui lie actuellement l’ensemble des États parties à la Convention. Il me semble difficile sinon impossible de soutenir, dans ces conditions, que l’interprétation retenue va au-delà de la limite susmentionnée de l’interprétation évolutive.

III.  L’importance et la valeur probante des travaux préparatoires

18.  Après avoir tenté de clarifier les rapports entre travaux préparatoires et interprétation évolutive et les limites de cette interprétation, je dois maintenant me pencher sur l’importance et la valeur probante des travaux préparatoires en général et dans le cas d’espèce en particulier.

 Les travaux préparatoires en tant que « moyen complémentaire » d’interprétation

19.  Il est vrai que dans le présent arrêt, la Cour consacre certaines réflexions aux travaux préparatoires de la Convention (§§ 134 et suivants) mais ne leur accorde pas finalement une importance décisive pour l’interprétation de l’article 10 § 1 de la Convention. Et pour cause. Il importe de relever, tout d’abord, que selon l’article 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, les travaux préparatoires constituent un « moyen complémentaire » d’interprétation. Cette expression a été le fruit d’un choix délibéré de la Commission du droit international (CDI), entériné par la Conférence de Vienne sur le droit des traités. En qualifiant les travaux préparatoires de « moyen complémentaire » d’interprétation, l’article 32 tient compte de l’évolution de la pratique qui s’est développée après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à savoir l’abandon de la méthode subjective d’interprétation, qui privilégiait la « volonté réelle » des parties (et qui était encore partiellement suivie pendant l’entre-deux-guerres), en faveur de la méthode objective d’interprétation, qui privilégie sans ambigüité la « volonté déclarée ». En effet, ainsi que l’a noté la CDI, les éléments d’interprétation de l’article 31 « (...) se rapportent tous à l’accord intervenu entre les parties au moment où il a reçu son expression authentique dans le texte ou ultérieurement ». Et la CDI d’ajouter que « (...) ce n’est pas le cas des travaux préparatoires, qui ne présentent donc pas le même caractère d’authenticité, comme élément d’interprétation, quelle que puisse être leur valeur, dans certains cas, pour éclairer l’expression que le texte donne à l’accord » (Annuaire de la CDI, 1966, vol. II, p. 240, § 10).

20.  Il ressort de ce qui précède que le recours aux travaux préparatoires se fait à titre subsidiaire soit pour confirmer le sens résultant des moyens d’interprétation mentionnés à l’article 31 de la Convention de Vienne (voir, à titre d’exemple, CIJ, Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt du 3 février 1994, C.I.J. Recueil 1994, § 55) soit pour déterminer le sens lorsque l’interprétation découlant de l’application de l’article 31 laisse le sens « ambigu ou obscur » ou conduit « à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable » (pour consulter un commentaire circonstancié de cette disposition, voir notamment Y. Le Bouthillier, « Article 32 de la Convention de 1969 », in O. Corten, P. Klein (éds.), Les Conventions de Vienne sur le droit des traités : commentaire article par article, vol. II, pp. 1339-1368, et M. E. Villiger, Commentary on the 1969 Vienna Convention on the Law of Treaties, Leyde/Boston, M. Nijhoff, 2009, pp. 442-449).

21.  En l’occurrence, la Cour parvient à sa conclusion au sujet de la portée de l’article 10 § 1 de la Convention en utilisant, pour l’essentiel, les moyens d’interprétation prévus par l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (voir la partie IV. ci-dessous). Par conséquent, si l’on voulait appliquer l’article 32 de la Convention de Vienne à la lettre, on pourrait écarter d’emblée le raisonnement fondé sur les travaux préparatoires (voir, mutatis mutandis, CIJ, Conditions d’admission d’un État comme membre des Nations Unies (article 4 de la Charte), avis consultatif, C.I.J. Recueil 1948, p. 57, notamment p. 63). Toutefois, étant donné que l’argument tiré des travaux préparatoires avait une importance centrale dans l’argumentation des parties, la Cour a préféré, à juste titre, l’examiner plus avant. Encore faut-il, cependant, déterminer la valeur probante des travaux préparatoires.

 En l’absence de véritables débats, quelle est la valeur probante des travaux préparatoires ?

22.  Selon la ratio de l’article 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, le recours aux travaux préparatoires vise à clarifier le sens du texte en se référant à l’intention des parties telle qu’elle s’est exprimée lors des négociations. On se demande, cependant, si et dans quelle mesure on peut tirer d’une telle consultation des éléments utiles, voire décisifs, lorsque les travaux en question ne renferment pas de trace de discussions ou d’échanges d’arguments concernant telle ou telle modification des moutures successives du texte. Peut-on parvenir à des conclusions déterminantes sur l’intention des parties en constatant simplement qu’un terme, inclus initialement dans le texte à interpréter, a été omis dans une mouture subséquente du même texte sans que l’on sache pourquoi ? Dans cet ordre d’idées, il convient de noter la prudence dont a fait preuve la Cour internationale de justice dans l’Affaire de la délimitation maritime et des questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (CIJ, Affaire de la délimitation maritime et des questions territoriales entre Qatar et Bahrein (Qatar c. Bahreïn), arrêt du 16 février 1995, C.I.J. Recueil 1995, § 41) en observant notamment que les travaux préparatoires du procès-verbal de Doha devaient « en l’espèce être utilisés avec prudence, du fait de leur caractère fragmentaire » et qu’ils paraissaient « se réduire, en l’absence de tout document retraçant l’évolution des négociations, à deux projets de texte successivement présentés par l’Arabie saoudite et Oman, ainsi qu’aux amendements apportés à ce dernier » (voir également CIJ, Affaire relative à la licéité de l’emploi de la force (Serbie et Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires, arrêt du 15 décembre 2004, C.I.J. Recueil 2004, notamment § 113, où la CIJ note le caractère « quelque peu superficiel » et donc « moins éclairant » des travaux préparatoires concernant l’article 35 de son propre Statut).

23.  Les travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme sont retracés en huit volumes (voir Conseil de l’Europe, Recueil des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, La Haye/Boston/Londres/Dordrecht/Lancaster, M. Nijhoff, 1975-1985, 8 volumes). Dans la plupart des cas, les débats ayant mené à telle formulation plutôt qu’à telle autre permettent de comprendre les raisons du choix opéré. On ne peut donc que saluer le fait que la richesse de ces travaux ait été récemment mise en évidence par la doctrine (voir le commentaire de W. A. Schabas, The European Convention on Human Rights: A Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2015, qui se réfère systématiquement aux travaux préparatoires). Cependant, en ce qui concerne le point précis qui nous intéresse, ces travaux, tels que consignés dans la publication précitée, sont plutôt pauvres. En effet, il n’y apparaît aucun échange d’arguments ou autre débat permettant de comprendre les raisons qui sous-tendent la disparition soudaine de la référence à la « recherche » des informations, qui figurait pourtant dans la mouture de l’avant-projet de Convention préparé par le Comité d’experts à sa première réunion du 2 au 8 février 1950.

24.  Cette omission est d’autant plus difficile à comprendre que l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) contient, on le sait, une telle référence au droit de rechercher des informations. Or, la Déclaration universelle a constitué le texte de référence par excellence pour les rédacteurs de la Convention, ainsi que cela ressort notamment, d’une part, des mentions répétées de la Déclaration dans le préambule de la Convention et, d’autre part, du libellé de bien d’autres dispositions du texte, qui suit de près celui de la DUDH. Dans ces conditions, il nous semble que la prudence s’impose avant de conclure à l’existence d’une intention ferme, chez les rédacteurs de la Convention, d’exclure l’une des facettes du droit à la liberté d’expression.

 L’interprétation d’un traité par référence aux travaux préparatoires d’un autre instrument connexe

25.  Cette manière de voir est corroborée par les travaux préparatoires du Protocole no 6 à la Convention européenne des droits de l’homme. Il ressort de l’historique de ces travaux, retracé au paragraphe 50 de l’arrêt, qu’après avoir obtenu l’accord du Comité des Ministres, le Comité directeur pour les droits de l’Homme – composé, on le sait, de représentants de gouvernements, voire de leurs agents devant la Cour – était prêt à inclure dans le Protocole en question une disposition se référant expressément à la liberté de rechercher des informations. Après avoir rappelé que cette liberté est mentionnée expressis verbis à l’article 19 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le projet de Protocole explicatif relevait que cet ajout tendrait à « aligner la Convention sur le Pacte à ce sujet » en vue d’« éliminer les doutes qui pourraient surgir en cette matière ». Autrement dit, l’ensemble des États contractants à la Convention, représentés à un haut niveau au sein de l’Organisation – le Comité des Ministres, d’une part, le Comité directeur compétent, d’autre part – reconnaissaient que le libellé de l’article 10 § 1 pouvait créer des « doutes » et se disaient prêts à les dissiper en adoptant une disposition harmonisant les articles correspondants de la Convention et du Pacte.

26.  Conformément à la pratique, les organes de la Convention ont été appelés à exprimer leur avis en la matière. Tant la Commission européenne des droits de l’homme que la Cour ont estimé qu’un tel amendement était superfétatoire et qu’il n’y avait donc pas lieu d’y procéder. Pour reprendre les termes catégoriques utilisés par la Cour à l’époque, « la liberté de recevoir des informations, garantie par l’article 10 de la Convention, implique celle d’en rechercher ». Se référant à ces positions claires et sans ambages des organes de la Convention, la demande d’avis du Comité des Ministres au sujet du projet de Protocole additionnel à la Convention, adressée à l’Assemblée parlementaire, observait qu’il avait été finalement décidé de ne pas procéder à l’ajout proposé « au motif que l’on peut raisonnablement considérer que la « liberté de rechercher des informations » est déjà comprise dans la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10, paragraphe 1, de la Convention » (passage cité au paragraphe 50 du présent arrêt).

27.  Il ressort donc de l’ensemble de ces éléments qu’il y avait à l’époque (fin des années 1970-début des années 1980) un véritable consensus au sein du Conseil de l’Europe à la fois pour reconnaître l’existence d’une liberté de rechercher des informations et pour interpréter l’article 10 comme protégeant cette liberté. Cette manière de voir était partagée par les organes de la Convention et par les États parties (et, semble-t-il, par l’Assemblée parlementaire). Ce constat, même s’il est lié aux travaux préparatoires d’un Protocole additionnel à la Convention, offre un éclairage significatif pour déceler l’intention des États parties à celle-ci.

IV.  L’interprétation de l’article 10 découle des moyens d’interprétation visés à l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités

28.  Plus généralement, l’interprétation de l’article 10 § 1 à laquelle est parvenue la Grande Chambre dans la présente affaire découle, à mon sens, des moyens d’interprétation visés à l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. La lettre de l’article 10 est respectée, on l’a vu, puisque la formule « [c]e droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées » constitue une énumération indicative et non pas exhaustive des différentes facettes de la liberté d’expression. L’interprétation retenue est conforme également à l’objet et au but de cette disposition, et même de la Convention en général (voir le paragraphe 15 ci-dessus). Elle est tout aussi conforme au contexte de la Convention et notamment à son préambule, qui renvoie à plusieurs reprises à la Déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle reconnaît expressément la liberté de rechercher des informations.

29.  Par ailleurs, comme cela a été rappelé aux paragraphes 24 à 26 ci‑dessus, les parties à la Convention – toutes représentées au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe – étaient d’accord pour affirmer, en 1983, que l’article 10 § 1 de la Convention protège la liberté de rechercher des informations. Cette position commune, consignée dans un document officiel de l’Organisation, peut être vue comme un « accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité » au sens de l’article 31, paragraphe 3 a) de la Convention de Vienne sur le droit des traités. De plus, les nombreuses législations nationales qui reconnaissent dans les États contractants un droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par les autorités publiques (voir les paragraphes 64 et 139 de l’arrêt) constituent une « pratique ultérieurement suivie » dont il faut tenir compte selon l’article 31, paragraphe 3 b) de la Convention de Vienne. Ainsi que la CDI l’a déjà relevé, la prise en considération des accords ultérieurs et de la pratique ultérieure « peut contribuer à une clarification en confirmant une interprétation plus large » du traité (rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa soixante-sixième session (5 mai-6 juin et 7 juillet-8 août 2014), A/69/10, chapitre VII, « Accords et pratique ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités », p. 185, § 2).

30.  On rappellera, enfin – et c’est là un élément particulièrement important – que l’article 19 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui mentionne expressément la liberté de rechercher des informations, lie l’ensemble des États parties à la Convention. Cette disposition constitue donc une « règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties » au sens de l’article 31, paragraphe 3 c) de la Convention de Vienne.

31.  En bref, l’interprétation adoptée par la Cour dans le présent arrêt est solidement ancrée dans les éléments fournis par la « règle générale d’interprétation » énoncée à l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Bien plus, même si du point de vue de la Convention elle peut paraître relever de l’« interprétation évolutive », en réalité elle ne constitue pas une véritable nouveauté. Cette interprétation, loin de créer de nouvelles obligations pour les États sur le plan international, correspond en réalité à ce que les parties à la Convention ont déjà accepté depuis longtemps en ratifiant le Pacte relatif aux droits civils et politiques.


OPINION DISSIDENTE DU JUGE SPANO, À LAQUELLE
SE RALLIE LE JUGE KJØLBRO

(Traduction)

I.

1.  La Cour juge que la liberté de recevoir et de communiquer des informations garantie par l’article 10 § 1 de la Convention constitue un fondement permettant de reconnaître un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique alors qu’un tel droit n’est pas prévu par le droit interne et que l’autorité publique en question ne consent pas à communiquer les informations sollicitées. Étant donné que je ne puis me rallier à l’approche interprétative retenue par la Cour, je m’en dissocie très respectueusement.

II.
La question posée à la Cour

2.  Tout d’abord, je souhaiterais souligner que, d’après moi, le point de départ pour un juge de notre Cour ne peut pas être ce qu’il considère comme étant l’état optimal du droit européen en matière de droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques. Il va sans dire que la transparence et l’ouverture sont des valeurs fondamentales dans une société démocratique et que l’accès à de telles informations promeut ces valeurs. Cependant, le rôle de notre Cour n’est pas de donner force contraignante à chaque évolution positive dans le domaine des droits de l’homme au niveau européen en intégrant pareille évolution dans le système de la Convention sans tenir compte des limites fixées par le texte et la structure même de celle-ci. La Cour a plutôt pour rôle de déterminer si, en droit, la Convention peut être interprétée comme incluant tel ou tel droit invoqué par des requérants devant elle. Quelle que soit la position d’une personne sur la valeur de l’accès à l’information dans une société démocratique, la question juridique suivante s’est posée à la Cour en l’espèce :

L’article 10 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme englobe-t-il un droit d’accès aux documents officiels ou à d’autres informations détenues par des autorités publiques lorsqu’un tel droit n’est pas prévu par le droit interne et que les autorités publiques ne consentent pas à communiquer ces documents ou ces informations ?

3.  Par application de l’article 31 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »), la Cour ne peut légitimement répondre à cette question juridique qu’en procédant à une interprétation « de bonne foi » du « sens ordinaire » du texte de l’article 10 § 1 de la Convention, lu dans « [son] contexte » et « à la lumière de son objet et de son but » (article 31 § 1 de la Convention de Vienne). Il faut aussi tenir compte des « travaux préparatoires » et des « circonstances » dans lesquelles la Convention a été adoptée, en tant que « moyens complémentaires d’interprétation », en vue de déterminer le sens exact découlant d’une interprétation littérale lorsque une telle interprétation a) « laisse le sens ambigu ou obscur » ou b) « conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable » (article 32 de la Convention de Vienne). En outre, conformément au principe fondamental de la sécurité juridique, il faut attacher une grande importance à l’évolution de la jurisprudence de la Cour. Sur le fondement de la théorie de « l’instrument vivant », la Cour doit également rechercher, le cas échéant, s’il existe en Europe un consensus concernant le droit en question et elle doit prendre en considération l’évolution du droit international à la lumière du principe de l’interprétation harmonieuse. Enfin, il faut apprécier les conséquences pratiques d’un droit de cette nature tiré de la Convention.

Dans l’analyse qui suit, j’examinerai l’une après l’autre chacune de ces méthodes d’interprétation.

III.
Le sens ordinaire de l’article 10 de la Convention et la pertinence des travaux préparatoires

4.  Les mots ont leur importance pour l’interprétation d’un texte juridique, notamment lorsqu’il s’agit d’un traité international. Cette idée constitue l’élément essentiel du principe fondamental d’interprétation prévu à l’article 31 de la Convention de Vienne qui dispose, comme indiqué ci‑dessus, que le point de départ est l’interprétation de bonne foi des termes du traité en question suivant le sens ordinaire à leur attribuer dans leur contexte.

5.  Le début de la première phrase de l’article 10 § 1 de la Convention énonce que « [t]oute personne » a droit à la liberté d’expression. La deuxième phrase dispose ensuite que ce droit « comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques ». Suivant le principe d’interprétation contenu à l’article 31 de la Convention de Vienne, j’estime que le libellé de la deuxième phrase de l’article 10 § 1 de la Convention, en ce qu’il décrit les modalités d’exercice du droit à la liberté d’expression, est essentiel pour résoudre la présente affaire, et ce pour les trois motifs suivants.

6.  En premier lieu, dans le contexte de l’accès à des informations, le texte de l’article 10 § 1 de la Convention se limite à la liberté de recevoir des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence de l’État (« sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques »). En d’autres termes, le texte ne comprend pas la liberté de rechercher des informations, contrairement à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et à l’article 13 de la Convention américaine des droits de l’homme. Le verbe « recevoir », suivant son sens ordinaire courant et si l’on fait simplement preuve de bon sens, ne peut pas être compris comme incluant un droit d’accès à des informations que leur détenteur ne veut pas communiquer. Ainsi, jusqu’à présent, sur la base d’une lecture fondée sur le contexte et le sens ordinaire du texte de l’article 10 § 1, la Cour – que ce soit la Cour plénière ou la Grande Chambre – a jugé de manière claire et concise ce qui suit dans ses arrêts : « [q]uant à la liberté de recevoir des informations, elle interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. (...) [L]’article 10 (...) n’oblige [pas] le gouvernement à les lui communiquer. » (Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 74, série A no 116 ; voir aussi paragraphes 19 à 29 ci‑dessous).

Je développerai ce point comme suit.

7.  Si quelqu’un a le droit de recevoir quelque chose, ce droit implique une obligation pour les tiers de ne pas limiter la capacité du titulaire du droit d’obtenir ce qui est détenu par une autre personne ou entité qui consent à le communiquer. Ainsi et suivant son sens ordinaire, la liberté de recevoir des informations garantie par l’article 10 § 1 est un droit passif, qui procède de l’action concrète d’une personne disposée à communiquer des informations ou des idées, contrairement au droit de rechercher de telles informations ou idées, qui est consacré par les dispositions précitées du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Déclaration universelle des droits de l’homme et qui s’exprime dans les actions concrètes de la personne ou entité sollicitant l’information. Si on l’interprète correctement dans le contexte de l’article 10 § 1 de la Convention, la liberté de recevoir des informations ou des idées, exercée sans qu’il puisse y avoir ingérence d’une autorité publique, est donc limitée aux situations dans lesquelles une personne veut communiquer des informations à une autre personne ou entité, par exemple un journaliste, une organisation non gouvernementale ou quelque personne que ce soit ; en pareilles situations, la capacité de l’État d’entraver la communication des informations serait restreinte, à moins qu’une telle ingérence puisse se justifier au regard de l’article 10 § 2 de la Convention. Par exemple, selon la jurisprudence de la Cour, le droit de recevoir des informations garanti par l’article 10 § 1 protège ainsi le droit fondamental de la presse de recevoir des informations de sources anonymes (Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II).

8.  Par conséquent, en interprétant la liberté de recevoir des informations, au sens de l’article 10 § 1 de la Convention, comme conférant un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques qui n’ont aucune obligation légale de les divulguer et qui ne consentent pas à les communiquer, la Cour renverse le sens de ce droit. À tout le moins, cette interprétation retenue par la Cour donne à la liberté de recevoir des informations un sens qui sort le droit de son contexte à l’article 10 § 1 ; il est donc difficile de considérer qu’une telle interprétation correspond au « sens ordinaire », déterminé dans son « contexte », aux termes de l’article 31 de la Convention de Vienne.

9.  Le libellé de l’article 10 § 1 est essentiel également au motif que, en deuxième lieu, cette disposition décrit ce que « comprend » le droit à la liberté d’expression. Comme la Cour l’a expliqué, il ressort des travaux préparatoires que les rédacteurs de l’article 10 avaient inclus la modalité d’exercice consistant à rechercher l’information, sur le modèle de l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais qu’ils l’avaient délibérément omise dans le texte final. Néanmoins, la majorité juge cette omission peu probante et l’écarte sommairement au motif qu’elle n’est pas expliquée dans les travaux préparatoires (paragraphe 135 de l’arrêt). À mon avis, cette approche n’est pas la bonne, car « l’omission ultérieure [du mot « rechercher » à l’article 10] a nécessairement une importance », comme l’a justement relevé Lord Mance, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Kennedy v. The Charity Commission (26 mars 2014, UKSC 20), citée par le gouvernement britannique dans les observations qu’il a soumises en qualité de tiers intervenant dans la présente affaire.

10.  L’omission délibérée du verbe « rechercher » lors du processus d’élaboration de la Convention doit avoir au moins deux conséquences : premièrement, elle devrait conduire la Cour à faire preuve d’une certaine prudence lorsqu’elle cherche à déterminer si l’article 10 § 1 peut être interprété comme comprenant précisément le droit de rechercher des informations ou, en d’autres termes, comme créant une obligation positive de divulgation par l’État, alors que cette obligation a été délibérément exclue. Deuxièmement, il y a lieu de considérer que les travaux préparatoires revêtent une certaine importance lorsqu’il s’agit d’apprécier la légitimité du choix d’une interprétation selon laquelle le droit de recevoir englobe en tout état de cause le droit de rechercher des informations détenues par des autorités publiques, alors que ce dernier droit a été délibérément omis. Il importe de rappeler que la rédaction initiale de l’article 10 § 1 de la Convention se fondait sur un principe international consacré à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans lequel ces deux modalités d’exercice du droit à la liberté d’expression étaient clairement distinguées.

11.  La troisième raison pour laquelle le libellé et la formulation de l’article 10 § 1 sont importants est, comme indiqué ci-dessus, que les méthodes d’exercice de la liberté en question sont explicitement exprimées de manière négative ; ainsi, il ne doit pas y avoir « ingérence d’autorités publiques ». En ce sens, l’article 10 § 1 est différent des premiers paragraphes des articles 8, 9 et 11 de la Convention, ces derniers étant libellés de telle sorte qu’ils permettent à la Cour de reconnaître des obligations positives et d’identifier de nouveaux droits de manière plus souple qu’il n’est possible de le faire dans le cadre de l’article 10. Il en résulte que l’exemple donné dans ce contexte par la majorité à l’appui de ses conclusions, à savoir la reconnaissance d’un droit d’association négatif garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi que la Cour l’a conclu dans l’affaire Sigurður A. Sigurjónsson c. Islande (30 juin 1993, § 35, série A no 264), est tout à fait inapproprié (paragraphe 125 de l’arrêt). En d’autres termes, la reconnaissance par la Cour d’un droit d’association négatif sous l’angle de l’article 11 était pleinement compatible avec le libellé plus large de cette disposition, quel que fût le contenu des travaux préparatoires. Tel n’est pas le cas lorsque l’on tente de déceler dans l’article 10 § 1 un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques.

12.  En résumé, si l’on examine de bonne foi le sens ordinaire des mots employés à l’article 10 § 1 de la Convention, dans leur contexte et à la lumière des travaux préparatoires en tant que moyen complémentaire d’interprétation, il y a lieu de conclure, du moins à titre de point de départ, que l’article 10 § 1 n’englobe pas – et n’était pas censé englober – un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques, que celles-ci ne consentent pas à les communiquer ou qu’elles n’aient pas l’obligation de les divulguer en application du droit interne.

IV.
L’objet et le but du droit à la liberté d’expression

13.  Je me pencherai maintenant sur l’objet et le but du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. J’insiste que j’examine l’article 10 § 1 de la Convention, car la présente affaire porte seulement sur la formulation des droits liés à la liberté d’expression protégés par la Convention et n’est pas un simple exposé abstrait et théorique sur ce droit fondamental, énoncé de différentes façons dans différentes normes internes et internationales.

14.  Il est sans doute utile de commencer par poser la question doctrinale suivante : va-t-il de soi que l’un des buts de la liberté d’expression est de garantir un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques ? La réponse à cette question dépend de la conception que chacun se fait des fondements théoriques des droits liés à la liberté d’expression. La doctrine constitutionnelle dans les pays qui ont adopté les premiers la Convention européenne des droits de l’homme constitue la prémisse doctrinale sous-tendant de nombreuses libertés fondamentales protégées par celle-ci ; elle se fonde sur l’idée que la liberté d’expression est une liberté, un droit qui doit être exempt d’ingérence de la part de ceux qui détiennent le pouvoir, plutôt qu’une obligation imposant aux États de prendre des mesures positives. Le droit à la liberté d’expression, tel que la Convention l’énonce, exige que les États s’abstiennent de limiter la libre expression des opinions et des idées, mais ne leur impose pas une obligation contraignante, en vertu de la Convention et en l’absence d’une obligation légale en ce sens en droit interne, de communiquer des documents ou d’autres informations qu’ils détiennent. Voilà le fondement théorique de la jurisprudence antérieure de la Cour dans ce domaine, qui est conforme à la formulation négative de l’article 10 § 1 de la Convention (paragraphes 19 à 29 ci‑dessous). Bien sûr, les auteurs de la Convention auraient pu retenir une approche plus large de l’objet et du but des droits liés à la liberté d’expression, par l’ajout des termes « rechercher des informations » à l’article 10 § 1, exigeant ainsi que les États divulguent activement des informations au public, mais ils ont décidé de ne pas le faire et la Cour doit respecter cette décision claire et précise.

15.  Dans le présent arrêt, la Cour observe que « dire que le droit d’accès à l’information ne peut en aucune circonstance relever de l’article 10 de la Convention aboutirait à des situations où la liberté « de recevoir et de communiquer » des informations se trouverait entravée d’une manière et à un degré tels que la substance même de la liberté d’expression en serait atteinte. De l’avis de la Cour, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice du droit de recevoir et de communiquer des informations, refuser cet accès peut constituer une ingérence dans l’exercice de ce droit. Le principe selon lequel les droits protégés par la Convention doivent être garantis de manière concrète et effective commande qu’un requérant se trouvant dans une telle situation puisse invoquer la protection de l’article 10 » (paragraphe 155 de l’arrêt).

16.  Je dois dire, respectueusement, que la question posée ici n’est pas si simple. On ne peut guère contester qu’une société pleinement transparente et ouverte, dans laquelle toutes les données et les informations, quelle que soit leur origine, seraient accessibles à toute personne, favorise un débat plus éclairé sur des questions d’intérêt public et améliore la capacité du public à surveiller efficacement l’exercice de la puissance publique. En effet, je l’ai indiqué d’emblée, la valeur positive de l’accès à l’information est incontestable, comme le démontrent, premièrement, l’adoption par la plupart des États membres du Conseil de l’Europe dans le domaine de la liberté d’information de textes au niveau législatif et, deuxièmement, l’adoption par le Conseil de l’Europe de la Convention de 2009 sur l’accès aux documents publics (voir également le paragraphe 33 ci-dessous). Cependant, il convient de rappeler que la Convention est un traité international doté de la force du droit. Elle comporte des limites, qui sont établies dans son texte et sa structure, tels qu’interprétés à la lumière des principes fondamentaux énoncés dans la Convention de Vienne. Le principe exigeant une interprétation concrète et effective de la Convention, à la lumière de l’objet et du but de celle-ci, n’est pas une porte ouverte aux juges de la Cour pour élever toute évolution positive dans les États membres au niveau d’une norme internationale contraignante, ce qui limiterait les droits souverains et démocratiques des États. En d’autres termes, même si la Convention est un traité relatif aux droits de l’homme, il « est certainement faux (...) de dire que, en raison de l’importance de l’objet et du but des traités relatifs aux droits de l’homme, cet élément particulier d’interprétation devrait avoir plus de poids lorsque l’on interprète [de tels] traités que lorsque l’on interprète d’autres types de traités » (voir Eirik Bjorge, The Evolutionary Interpretation of Treaties, Oxford University Press, 2014, p. 36).

17.  Enfin et surtout, en ce qui concerne la thèse selon laquelle le droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques serait nécessairement lié à l’objectif et au but d’origine de la liberté d’expression, il est très difficile de remettre en cause le point de vue du professeur Eric Barendt, l’un des plus grands spécialistes européens de la liberté d’expression. Dans son livre, Freedom of Speech (Oxford University Press, 2005, p. 108), il soutient que défendre un « droit de savoir » est tentant, mais que l’on ne saurait accepter l’existence d’un tel droit qu’en l’assortissant de « limites importantes » :

« Ce qui est en question c’est le sens et l’étendue de la liberté d’expression, en particulier le point de savoir si elle recouvre un droit constitutionnel d’accès à des informations détenues par des autorités publiques (...) Reconnaître un droit d’accès imposerait à l’État ou à une autre autorité une obligation constitutionnelle de fournir des informations qu’il ou elle ne souhaite pas divulguer « en tant que personne communiquant contre son gré » ».

Il poursuit comme suit, ce qui est très important dans ce contexte, comme je vais l’expliquer dans la partie VII ci-après :

« Un autre problème résiderait dans l’obligation pour les juridictions de délimiter l’étendue des droits constitutionnels à l’information, par exemple de déterminer exactement quelles informations sont couvertes, si l’accès doit être gratuit et si l’autorité commet une violation si elle ne fournit pas les informations dans un délai de trois semaines par exemple. On peut comprendre qu’elles soient réticentes à le faire. Ces questions sont bien mieux résolues par la voie de la législation ou de règles administratives. En outre, il est peu convaincant de soutenir que, sans liberté d’information, il est impossible d’exercer effectivement les droits liés à la liberté d’expression. C’est aller trop loin dans la démonstration. On peut dire la même chose de revendications visant à un certain niveau d’éducation, à la possibilité de voyager ou à un niveau de vie raisonnable, qui ne sont clairement pas couvertes par la liberté d’expression. »

18. À la lumière de ce qui précède, il ne s’ensuit pas, à mon avis, que l’existence d’un droit à la liberté d’expression implique intrinsèquement un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques. Reconnaître un tel droit dépend de la manière dont le droit à la liberté d’expression est formulé dans la disposition en cause relative à cette liberté. L’article 10 de la Convention ne prévoit pas expressément la liberté de rechercher des informations, mais il se limite à la liberté de les recevoir. Partant, le droit d’accès à des informations ne peut être créé sans aucune base textuelle se référant à l’objet et au but de l’article 10 et à la nécessité d’interpréter cette disposition dans un sens plus concret et effectif, lorsque le texte lui-même indique clairement que le but de la liberté d’expression dans le cadre de la Convention est plus circonscrit : cette disposition garantit une protection contre une ingérence de l’État, rien de plus.

V.
La jurisprudence antérieure de la Cour, le principe fondamental de sécurité juridique et l’autorité interprétative des arrêts de la Grande Chambre

19.  J’aborderai maintenant l’évolution de la jurisprudence de la Cour dans le domaine en question et sa pertinence pour statuer sur la présente affaire.

20.  Aux paragraphes 126 à 133 de l’arrêt, la majorité donne un aperçu de cette évolution, mentionnant en particulier les arrêts Leander c. Suède (chambre), Gaskin c. Royaume-Uni (Cour plénière), et Guerra et autres c. Italie et Roche c. Royaume-Uni (Grande Chambre), ainsi que les décisions Eccleston c. Royaume-Uni et Jones c. Royaume-Uni (chambre). La majorité se réfère ensuite à la jurisprudence ultérieure, notamment à la décision d’irrecevabilité Matky c. République tchèque, aux arrêts de chambre dans les affaires Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, Kenedi c. Hongrie, Youth Initiative for Human Rights c. Serbie et Österreichische Vereinigung zur Erhaltung, Stärkung und Schaffung c. Autriche, ainsi qu’à l’arrêt plus récent rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Gillberg c. Suède (pour les références complètes, voir le texte de l’arrêt).

21.  La majorité relève à juste titre que dans les affaires Leander, Gaskin, Guerra et autres et Roche (de même que dans les affaires Eccleston et Jones), la Cour a énoncé les principes qui sont devenus par la suite la « position jurisprudentielle standard » en la matière. Dans Leander (paragraphe 74), elle a dit : « [q]uant à la liberté de recevoir des informations, elle interdit essentiellement à un gouvernement d’empêcher quelqu’un de recevoir des informations que d’autres aspirent ou peuvent consentir à lui fournir. (...) [L]’article 10 (...) n’oblige [pas] le gouvernement à les lui communiquer. » Par la suite, la Cour a estimé dans une série d’arrêts qu’il y avait eu une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’article 10 § 1 dans des cas où, alors que le requérant avait été jugé avoir en droit interne un droit établi d’accès aux informations en cause, notamment en vertu de décisions de justice définitives, les autorités n’avaient pas donné effet à ce droit (paragraphe 131 de l’arrêt). La majorité considère que cette évolution constitue non pas un abandon des principes adoptés dans la jurisprudence Leander, Gaskin, Guerra et autres et Roche (« les principes Leander »), mais plutôt une extension de ces principes, en ce qu’elle avait trait à des situations où l’État avait reconnu un droit à recevoir des informations mais n’avait pas donné effet à ce droit ou en avait entravé l’exercice.

22.  En l’espèce, je ne vois pas de raison d’exprimer un point de vue sur cette analyse de la jurisprudence de la Cour, puisque chacun peut avoir une opinion différente sur le point de savoir si cette approche cadre avec l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, les opinions dissidentes de mes collègues, les juges Mahoney et Wojtyczek, dans l’affaire Guseva c. Bulgarie, no 6987/07, 17 février 2015, citée ci-dessous). À cet égard, il suffit de souligner que cette jurisprudence n’est pas applicable en l’espèce, car le droit hongrois ne conférait à la requérante aucun droit à la divulgation des informations sollicitées, ses demandes à cet effet ayant été rejetées par les juridictions internes.

23.  Cependant, ce qui est important c’est que la majorité affirme en l’espèce que, parallèlement à la jurisprudence citée ci-dessus, « s’est développée une approche étroitement liée », celle suivie dans les arrêts Társaság et Österreichische Vereinigung, dans lesquels la Cour a reconnu, sous réserve de certaines conditions, l’existence d’un droit limité d’accès à des informations, en tant qu’élément des libertés garanties par l’article 10 de la Convention. La majorité poursuit dans son arrêt en déclarant que le fait que la Cour n’ait pas expliqué dans sa jurisprudence le lien entre les principes Leander et ces évolutions plus récentes « ne signifie pas qu’il y ait entre les premiers et les secondes des contradictions ou des incohérences ». Lorsqu’elle s’est référée aux « circonstances particulières de la cause » dans les arrêts (Cour plénière et Grande Chambre) appliquant les principes Leander, la Cour « n’a exclu l’existence » ni d’un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques « ni de l’obligation correspondante pour le Gouvernement dans d’autres types de circonstances » (paragraphes 132 et 133 de l’arrêt). À cet égard, la majorité insiste particulièrement sur le fait que la Cour s’est référée dans les affaires précitées aux « circonstances particulières de la cause » et donc au caractère personnel des informations concernées.

Je crois comprendre que mes collègues de la majorité disent que ces arrêts concernaient en réalité l’accès à des informations relevant de l’article 8 et n’ont donc pas résolu la question d’un accès général au regard de l’article 10 de la Convention. Partant, ils soutiennent que les conclusions antérieures de la Cour n’excluent pas la reconnaissance d’un tel droit général d’accès dans les cas où les droits à la liberté d’expression sont directement impliqués. En bref, la Cour conclut que le « temps est venu de clarifier les principes classiques » (paragraphe 156 de l’arrêt).

24.  Je ne puis souscrire à cette conclusion pour les motifs suivants.

Il est clair que, selon la jurisprudence de la Cour, un individu a en vertu de l’article 8 de la Convention un solide droit d’accès à des informations privées le concernant et détenues par des autorités publiques (voir, par exemple, Godelli c. Italie, no 33783/09, §§ 68-72, 25 septembre 2012). Comme Lord Mance, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Kennedy (précitée, § 68), l’a relevé, la demande d’une personne tendant à la divulgation d’informations privées la concernant et détenues par des autorités publiques trouve une base solide dans la Convention. Si une telle demande ne peut relever que de l’article 8, il n’existe aucune raison évidente de supposer qu’une demande d’accès à d’autres informations non privées est généralement possible au regard de l’article 10.

25.  De plus, et surtout, dans l’arrêt de Grande Chambre Guerra et autres, la Commission avait explicitement reconnu que l’article 10 conférait un droit d’accès à des informations. Il importe de rappeler que cette affaire ne se rapportait pas à des informations strictement personnelles et privées, dès lors que les autorités locales n’avaient pas fourni à des résidents suffisamment d’informations quant à un risque potentiel pour la santé résultant de la présence d’une usine chimique. La Grande Chambre avait expressément décliné cette invitation à interpréter si largement l’article 10, mais les conclusions de la Cour en l’espèce signifient en réalité que l’arrêt Guerra et autres devrait être interprété en ce sens que l’article 10 de la Convention conférerait à une ONG ou à une autre personne jouant le rôle de « chien de garde public ou social », mais non aux résidents eux-mêmes, le droit de demander exactement les mêmes informations aux autorités locales en Italie, dans le but de communiquer au public une opinion au sujet d’industries dangereuses présentant des risques pour la santé.

J’estime que, d’un point de vue logique, ce raisonnement ne tient pas. Il est possible de déduire sans ambiguïté des arrêts Leander, Gaskin, Guerra et autres et Roche que l’article 10 § 1 de la Convention ne confère pas un droit d’accès à des informations, indépendamment du point de savoir si le but de la partie qui les demande relève du cœur du discours politique ou revêt un caractère plus privé, mais encore lié à d’autres valeurs relatives à la liberté d’expression, elles-mêmes en rapport avec « l’épanouissement de chacun », que la Cour reconnaît depuis longtemps (voir, par exemple, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103).

26.  En résumé, la jurisprudence était claire dans les arrêts Leander, Gaskin, Guerra et autres et Roche, à savoir dans pas moins de trois arrêts rendus par la Cour plénière et la Grande Chambre. Comme la Cour suprême du Royaume-Uni l’a souligné dans son arrêt Kennedy (précité, § 63), ces arrêts confortent la thèse selon laquelle l’article 10 de la Convention ne va pas jusqu’à « imposer aux états membres au niveau européen une obligation positive de divulgation ». Il est vrai que trois de ces arrêts (Leander, Gaskin et Roche) concernaient des informations privées, pour lesquelles la Cour a jugé qu’un tel droit pouvait découler de l’article 8 de la Convention. Toutefois dans toutes ces affaires, la « Cour n’a ni laissé sans réponse la question de savoir ce qu’il en était de [l’article 10], ni estimé que cet article ne soulevait aucune question distincte. Au contraire, elle a clairement affirmé que, dans les circonstances du cas d’espèce, aucun droit ne découlait de [l’article 10] » (voir l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Kennedy, précité, § 66).

27.  Qu’en est-il alors de la jurisprudence plus récente, à savoir les arrêts Társaság et Österreichische Vereinigung, sur lesquels la majorité s’appuie amplement pour justifier une interprétation « plus large » et plus étendue de l’article 10 ? À mon avis, ces arrêts rendus par des chambres n’ont pas valeur de précédent, car ils étaient en contradiction directe avec la jurisprudence Leander de la Cour plénière et de la Grande Chambre. Ces arrêts auraient pu avoir valeur de précédent en l’espèce s’ils avaient examiné directement les arguments invoqués dans les affaires précédentes, en particulier s’ils avaient analysé le libellé de l’article 10 § 1 de la Convention, son objet et son but, ainsi que les travaux préparatoires, qui vont clairement dans un sens différent et confirment directement les principes Leander, comme je l’ai expliqué ci-dessus. Cependant, l’arrêt Társaság ne contient aucune mention de ces arguments. Dans son arrêt Társaság, à l’appui de son constat selon lequel la Cour « a récemment élargi son interprétation de la notion de « liberté de recevoir des informations » » (Társaság, précité, § 35), la chambre s’est contentée de se référer à la décision d’irrecevabilité rendue dans l’affaire Matky, une source vraiment très faible, qui ne peut guère être déterminante aujourd’hui. En fait, la chambre n’a fait aucune référence aux arrêts de la Cour plénière ou de la Grande Chambre dans les affaires Gaskin et Roche, et la référence à l’arrêt Guerra et autres (ibidem, § 36) apparaît dans un contexte dénué de toute pertinence pour les questions de principe posées dans l’affaire Társaság. Enfin, en ce qui concerne l’arrêt Österreichische Vereinigung rendu ultérieurement, il suffit de noter qu’il se borne à approuver sans autre commentaire l’approche retenue dans l’arrêt Társaság.

28.  Quant aux autres affaires dans lesquelles un droit d’accès à l’information a été reconnu dans le contexte de l’article 10 de la Convention, par exemple les affaires Kenedi, Youth Initiative for Human Rights, Gillberg, Roşiianu c. Roumanie et Guseva c. Bulgarie (voir les références complètes dans l’arrêt), il s’agit d’affaires dans lesquelles il existait en droit interne un droit établi d’accès aux informations en cause. Ces affaires sont donc clairement dépourvues de pertinence en l’espèce, où au niveau interne aucun droit d’accès n’a été reconnu à la faveur de la requérante. En outre, dans l’arrêt Gillberg, la Grande Chambre a réitéré et approuvé les principes généraux établis dans l’arrêt Leander. Toutefois, également dans l’arrêt Gillberg (précité, § 93), elle a jugé que des droits d’accès à des informations reconnus en interne pouvaient engendrer un droit aux fins de l’article 10. Comme je l’ai expliqué, je répète que tel n’est pas le cas en l’espèce.

29.  En résumé, la jurisprudence antérieure de notre Cour, notamment de la Cour plénière et de la Grande Chambre, doit être comprise comme excluant l’existence sous l’article 10 § 1 de la Convention d’un droit d’accès aux informations détenues par des autorités publiques. Dans la mesure où des évolutions ultérieures dans deux arrêts de chambre contredisent les constats clairs énoncés dans la jurisprudence constante de la Cour plénière et de la Grande Chambre exposant et confirmant les principes Leander, ces deux arrêts n’ont, selon moi, aucune valeur de précédent à la lumière de l’article 43 de la Convention, qui confère aux arrêts de la Grande Chambre une autorité interprétative. Lorsque des chambres de la Cour n’appliquent pas fidèlement la jurisprudence établie de la Grande Chambre, elles sapent la garantie fondamentale de la sécurité juridique et portent atteinte à la capacité des états membres à reconnaître, en application de l’article 1er de la Convention et du principe de subsidiarité, les droits consacrés par la Convention. Comme la Cour suprême du Royaume-Uni l’a dit en termes mesurés, « lorsque différentes décisions de section vont dans des sens contraires à la jurisprudence de la Grande Chambre sans explication claire, cela n’est guère utile aux juridictions nationales qui souhaitent prendre en compte la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme » (arrêt Kennedy, précité, § 59).

En conclusion, je pense qu’il est franchement impossible d’admettre que la majorité se contente de « clarifier » les principes Leander. Au contraire, il faut le dire clairement, en réalité, la Cour remet en cause aujourd’hui sa jurisprudence établie par la Cour plénière et la Grande Chambre dans les arrêts Leander, Gaskin, Guerra et autres et Roche.

VI.
La théorie de « l’instrument vivant » et le principe de l’interprétation harmonieuse appliqués à d’autres normes pertinentes de droit international

30.  Étant donné que ni le sens ordinaire de l’article 10 § 1 de la Convention, ni l’objet et le but de cette disposition, ni les travaux préparatoires et la jurisprudence ultérieure ne permettent d’appuyer les constats de la Cour, le principal argument avancé en faveur de la reconnaissance d’un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques se fonde en substance sur la théorie de « l’instrument vivant » et sur les évolutions du droit comparé et international (paragraphes 138 à 148 de l’arrêt).

31.  La Cour observe que, étant donné que la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe ont adopté des textes législatifs reconnaissant un droit d’accès à l’information et/ou aux documents officiels détenus par les autorités publiques, la Cour estime établi « qu’il existe (...) un large consensus sur la nécessité de reconnaître un droit individuel d’accès aux informations détenues par l’État afin de permettre au public d’examiner les questions d’intérêt public, y compris le mode de fonctionnement des autorités publiques dans une société démocratique, et de se forger une opinion en la matière. » De plus, se référant à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à la position du Comité des droits de l’homme des Nations unies et à celle du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, la Cour considère qu’« un consensus fort se dégage aussi au niveau international ». Cependant, si elle admet que ces conclusions au niveau international ont été adoptées relativement à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Cour juge que, malgré une différence importante de libellé (qu’elle reconnaît), ces conclusions sont pertinentes en l’espèce en ce qu’il en ressort que le droit d’accès aux données et documents d’intérêt public est considéré comme « inhérent à la liberté d’expression ». À l’appui de ces conclusions, la Cour se réfère aussi à l’article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, au règlement (CE) no 1049/2001 et à la Convention du Conseil de l’Europe de 2009 sur l’accès aux documents publics, alors que celle-ci n’a été ratifiée que par sept états membres. Elle conclut que l’adoption de ces normes « dénote une évolution continue vers la reconnaissance d’une obligation pour l’État de donner accès aux informations publiques ». La Cour estime que la Convention du Conseil de l’Europe de 2009 « indique une tendance claire vers une norme européenne, qui doit être vue comme une considération pertinente en l’espèce » (paragraphes 139 à 145 de l’arrêt).

32.  Là aussi, le raisonnement suivi par la Cour pose problème à plusieurs niveaux.

Premièrement, il convient de rappeler que l’application de la théorie de « l’instrument vivant », sur laquelle la Cour fonde l’existence d’un prétendu « large consensus » en Europe, suppose que soit démontrée l’existence dans la pratique d’un consensus ou d’une convergence dans les états membres en ce qui concerne le droit en question. En outre, et particulièrement lorsqu’un tel droit semble exclu par le libellé de la Convention, ce consensus doit manifester une compréhension ou au moins une acceptation implicite des états membres relativement aux obligations accrues découlant pour eux de la Convention.

33.  Bien qu’il soit vrai que, dans le domaine de la liberté d’information, presque tous les états membres du Conseil de l’Europe ont adopté des textes au niveau législatif, la question en l’espèce est plus complexe, car aucun consensus ne s’est dégagé dans le sens d’une acceptation de la valeur constitutionnelle d’un droit général d’accès aux documents publics fondé sur le droit à la liberté d’expression, ce qui limiterait le contrôle démocratique de l’étendue et du contenu d’un tel droit d’accès dans chacun des États membres. Au contraire, comme le montre clairement la grande réticence des États membres à ratifier la Convention du Conseil de l’Europe de 2009 sur l’accès aux documents publics, il semble que les États veuillent conserver leur marge d’appréciation démocratique dans ce domaine. Alors même que seulement sept États membres ont jusqu’à présent ratifié la Convention de 2009, le constat de la Cour que la simple adoption de cette convention au niveau du Conseil de l’Europe « indique une tendance claire vers une norme européenne » est pour le moins discutable. Il importe de rappeler pourquoi le Conseil de l’Europe a considéré à l’origine qu’il était nécessaire de rédiger une convention sur l’accès aux documents publics, puis d’en proposer l’adoption. Comme le précise le rapport explicatif de la Convention de 2009, une telle convention était nécessaire au motif que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ne garantissait pas un droit général d’accès aux documents officiels. L’arrêt rendu aujourd’hui limite donc sérieusement l’importance de la Convention de 2009 et prive en réalité les États membres du pouvoir de décider eux‑mêmes, selon leur propre volonté souveraine et démocratique, s’ils souhaitent se voir liés par des obligations internationales dans ce domaine.

34.  À la lumière de ce qui précède, j’estime qu’il n’a pas été démontré en l’espèce que les conditions strictes d’application de la théorie de « l’instrument vivant » ont été respectées, cette théorie supposant l’existence d’un consensus européen quant à la reconnaissance au niveau constitutionnel et conventionnel d’un droit fondamental d’accès à des informations détenues par des autorités publiques. Je répète que, dans la faible mesure où l’accès aux informations publiques revêt une valeur constitutionnelle dans les États membres, il se fonde, à quelques rares exceptions près, sur une disposition constitutionnelle spéciale relative à ce droit. Il ne se fonde pas sur le droit général à la liberté d’expression, contrairement à ce que soutiennent les requérants et à ce qu’accepte la majorité dans la présente affaire.

35.  Deuxièmement, en ce qui concerne la référence faite par la Cour à l’article 42 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il suffit de noter que la charte distingue clairement entre la liberté d’expression et l’accès aux documents officiels détenus par les institutions de l’Union européenne, la première étant protégée par l’article 11 § 1, dont le texte est le même que celui de l’article 10 § 1 de la Convention, et le deuxième faisant l’objet de l’article 42 de la Charte, comme l’a relevé la Cour. Or, la référence à l’article 42 de la Charte semble en réalité prouver le contraire de ce à quoi vise le raisonnement de la majorité. En d’autres termes, puisque l’accès aux documents officiels n’est pas inhérent à la liberté d’expression, la charte prévoit ce droit dans une disposition spéciale qui est distincte de celle garantissant la liberté d’expression. De plus, il importe de souligner que l’article 42 de la Charte ne couvre que l’accès aux documents détenus par les institutions et organes de l’Union européenne. Malgré les pouvoirs étendus de réglementation transférés par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les États membres de celle-ci ont choisi de conserver leur marge d’appréciation et leur compétence législative en ce qui concerne l’octroi d’un droit plus large d’accès à des documents détenus par les autorités nationales.

36.  Enfin, quant aux références que la Cour fait à d’autres éléments de droit international, notamment l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et les instruments des Nations unies qui l’accompagnent, je souligne là aussi que l’élément crucial est que, contrairement à l’article 10 § 1 de la Convention, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantit expressément la liberté de rechercher des informations, donnant ainsi un fondement textuel au droit d’accès aux documents publics, comme l’a confirmé le Comité des droits de l’homme des Nations unies (paragraphes 37 à 41 de l’arrêt). En ce sens, le droit d’accès à des documents officiels est certes inhérent à la liberté d’expression telle qu’elle est garantie par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne l’article 10 § 1 de la Convention. Dans la mesure où la Cour se réfère à d’autres instruments, recommandations et rapports du Rapporteur spécial des Nations unies au niveau international relevant de la « soft law », j’estime que ceux-ci ne peuvent être qualifiés dans ce contexte que d’« aspirations générales » ayant valeur d’orientation. Cependant, comme la Cour suprême du Royaume-Uni l’a justement noté dans le même contexte dans l’affaire Kennedy (précitée, § 99), la question qui s’est posée à la Cour est celle de savoir si l’article 10 « intègre une décision concrète de leur donner effet de manière générale pour qu’ils soient exécutoires au niveau international, sans qu’il y ait besoin d’autres mesures spécifiques et sans aucun contrôle imposant des restrictions ou limitations à ce niveau ». Je ne vois rien dans le raisonnement suivi par la majorité dans l’arrêt d’aujourd’hui qui soit suffisamment convaincant pour conclure que l’article 10 § 1 peut être interprété de cette manière.

VII.
Les conséquences pratiques de la reconnaissance dans la Convention d’un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques

37.  Enfin, je souhaite formuler quelques observations sur les conséquences pratiques de l’arrêt d’aujourd’hui, au motif que, lorsqu’il s’agit d’apprécier si le temps est venu de reconnaître l’existence d’un nouveau droit dans la Convention, il est important d’examiner les ramifications d’une telle reconnaissance au niveau interne, ainsi que la question de savoir si la Cour peut développer l’étendue et le contenu du droit en question de manière prévisible et réaliste dans des affaires futures.

38.  L’octroi d’un droit autonome d’accès à des informations détenues par des autorités publiques, sous l’angle de l’article 10 § 1 de la Convention, alors que la personne ou entité en question n’a pas un tel droit en droit interne, créera, à mon avis, à la Cour de nombreux problèmes conceptuels et pratiques à l’avenir. Je n’en mentionnerai que trois.

39.  Premièrement, il est impératif de comprendre la nature et la structure de la grande majorité des législations relatives à la liberté d’information en vigueur dans les États membres. Les restrictions d’accès prévues par le droit interne peuvent être absolues ou conditionnelles (voir, par exemple, Pävi Tiilikka, « Access to Information as a Human Right in the Case Law of the European Court of Human Rights », (2013) 5 (1) JML 79-103, p. 83). Une fois reconnu sur la base de l’article 10, le droit d’accès devra en général être mis en balance avec le droit à la non-divulgation relevant de la protection de la vie privée garantie par l’article 8 de la Convention lorsque les informations sollicitées revêtent un caractère personnel, ou bien, dans d’autres situations, avec des considérations d’intérêt public sous l’angle de l’article 10 § 2. Ces exercices de mise en balance ne coexisteront pas nécessairement de manière harmonieuse avec les normes internes prévoyant des restrictions absolues à l’accès public aux documents dans des domaines comme la sécurité nationale, le maintien de l’ordre ou la protection des données. Ces difficultés apparaissent en réalité de manière très nette dans la manière dont la Cour applique son raisonnement aux circonstances de l’espèce.

40.  La demande des requérants visant à obtenir des informations sur les avocats commis d’office dans des procédures pénales a été rejetée par les juridictions internes sur la base de la loi hongroise sur les données (paragraphe 32 de l’arrêt). Cette loi dispose que « les données à caractère personnel » détenues par des autorités publiques ne sont pas accessibles au public, à moins que des exceptions très limitées trouvent à s’appliquer, ce qui n’a pas été considéré comme étant le cas au niveau interne. La loi sur les données a ainsi empêché les juridictions internes d’apprécier si les informations en cause pouvaient avoir un intérêt public (paragraphe 176 de l’arrêt) ; il s’agit là d’un élément important du raisonnement suivi par la Cour pour constater une violation de l’article 10 sur la base des faits de la cause (paragraphe 199 de l’arrêt). En d’autres termes, l’arrêt de la Cour aura en pratique pour conséquence que des États membres du Conseil de l’Europe devront maintenant peut-être modifier fondamentalement leurs législations internes relatives à la liberté d’information afin de tenir compte des exigences de l’article 10 de la Convention qui découlent logiquement de l’arrêt rendu aujourd’hui. Ils devront également, le cas échéant, concilier ces exigences avec leur réglementation ainsi qu’avec celle de l’Union européenne en matière de protection des données.

41.  Sur ce point, il y a lieu de noter que les considérations formulées par la majorité au paragraphe 194 de l’arrêt posent aussi problème. La Cour estime à juste titre que la demande introduite par les requérants au niveau national en vue d’obtenir les noms des avocats commis d’office concernait des « données à caractère personnel ». Or d’après la Cour, puisque les données « se rapportai[ent] principalement à la conduite d’activités professionnelles dans le cadre de procédures publiques », le Gouvernement n’avait pas démontré que la divulgation des données que la requérante avait sollicitées précisément aux fins d’alimenter l’enquête eût pu porter atteinte à la jouissance par les avocats concernés de leur droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention. À mon avis, ce raisonnement n’est pas conforme à la jurisprudence établie de la Cour dans le domaine de la protection des données, dans lequel la Cour a constamment interprété la portée de l’article 8 § 1 de la Convention de manière large afin d’englober « la mémorisation de données relatives à la « vie privée » d’un individu » (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 65, CEDH 2000‑II, et, plus récemment, Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 48, CEDH 2010 (extraits)), et, sur ce point, elle a jugé de surcroît qu’« aucune raison de principe ne permet d’exclure les activités professionnelles ou commerciales de la notion de « vie privée » ». Dans l’arrêt Amann rendu par la Grande Chambre (précité, § 65), la Cour s’est référée à cet égard à l’article 2 de la Convention du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, qui définit celles-ci comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (voir également l’arrêt Uzun précité, § 48).

Par conséquent, jusqu’à présent, le simple fait que des données à caractère personnel conservées par des autorités publiques devaient avoir trait aux activités publiques de la personne concernée n’a pas eu d’incidence sur la question fondamentale de savoir si l’article 8 est applicable en tant que tel. Cette question a été prise en compte dans le cadre de l’examen sur le fond du point de savoir si, eu égard aux circonstances particulières de la cause, la divulgation de telles données constitue une ingérence proportionnée dans l’exercice du droit au respect à la vie privée au regard de l’article 8 § 2 de la Convention. L’arrêt rendu par la majorité en l’espèce remet en question toute cette ligne de jurisprudence de la Cour et il se conciliera peut-être difficilement avec les évolutions législatives et jurisprudentielles actuelles en matière de protection des données dans le droit de l’Union européenne (voir l’article 1 § 1 de la directive 95/46/CE relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données).

42.  Le deuxième problème posé par la conclusion de la Cour selon laquelle un droit d’accès à des documents officiels découle de l’article 10 pris isolément est qu’à l’avenir la Cour devra peut-être créer des concepts conventionnels autonomes précisant ce qu’est une « autorité publique » ou une « autorité quasi publique », ou encore définissant la notion de « document officiel ». Qu’en serait-il des entités privées détenant des documents officiels sur la base de relations de sous-traitance ou d’une relation contractuelle entre elles et l’État ? En réalité, pour reprendre une fois de plus les mots visionnaires de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Kennedy (précitée, § 94), interpréter l’article 10 § 1 comme incluant une obligation pour l’État de divulguer tous les éléments d’intérêt public « conduit à affirmer qu’absolument aucune réglementation nationale régissant cette divulgation n’est requise avant qu’une telle obligation existe. L’article 10 deviendrait lui-même une loi relative à la liberté d’information s’étendant à toute l’Europe. Mais ce serait une loi dépourvue des dispositions et restrictions spécifiques qui, en pratique, sont débattues et élaborées par les législateurs nationaux selon les conditions nationales, et énoncées dans des textes législatifs nationaux relatifs à la liberté d’information. » Il me semble que c’est la conséquence inévitable de l’arrêt rendu aujourd’hui.

43.  Troisièmement, et finalement, le droit d’accès reconnu aujourd’hui est, selon la Cour, essentiellement conféré à une « personne qui demande l’accès aux informations (...) pour (...) informer le public en sa qualité de « chien de garde » » (paragraphe 168 de l’arrêt). En d’autres termes, bien que le droit général à la liberté d’expression consacré par l’article 10 § 1 s’applique à « toute personne », l’application du nouveau droit d’accès à des informations officielles dépend du point de savoir si la personne sollicite de telles informations pour favoriser des activités d’expression dans l’intérêt public.

44.  Cela amène à se poser la question de savoir pourquoi ce droit est ainsi limité ? Qu’en est-il d’une personne intéressée qui souhaite par exemple obtenir des informations sur certaines propositions budgétaires visant à améliorer le logement des sans-abri, lorsqu’elle souhaite obtenir ces informations pour elle-même, pour sa propre éducation, par esprit civique et non pour qui que soit d’autre, sans aucune intention de diffuser ses pensées ou ses opinions sur la question ? Ne bénéficierait-elle pas du nouveau droit qui est reconnu dans l’arrêt d’aujourd’hui ? Si la réponse est négative, quelle en serait la raison, étant donné que, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention ne vise pas seulement à stimuler le discours politique ou le débat public, mais aussi à favoriser l’épanouissement individuel ?

45.  Comme la Cour suprême du Royaume-Uni l’a relevé à juste titre dans l’affaire Kennedy (précitée, § 93), « de nombreuses organisations et de nombreux individus, notamment ceux qui sollicitent des informations à des fins de recherche ou à des fins historiques, personnelles ou familiales, peuvent avoir des motifs légitimes et compréhensibles de faire valoir en droit interne un droit à l’information ». Le « fait d’avoir [le rôle d’un « chien de garde » social] ne peut pas raisonnablement constituer une sorte de condition préalable formelle pour qu’une violation de l’obligation de divulgation au niveau interne puisse mettre en jeu [l’article 10 § 1 de la Convention] ». Mon collègue, le juge Wojtyczek, a invoqué le même point en des termes encore plus nets dans l’affaire Guseva c. Bulgarie (précitée) dans une opinion dissidente dans laquelle il a affirmé que cette approche « distinguait implicitement entre deux catégories de sujets de droit : les journalistes et les organisations non gouvernementales, d’une part, et toutes les autres personnes, d’autre part. La première catégorie bénéficie d’une protection plus forte en matière de droit d’accès à l’information, alors que la deuxième catégorie ne bénéficie pas de la même protection. Tout cela conduit à une reconnaissance implicite de deux cercles de sujets de droit : une élite privilégiée jouissant de droits spéciaux d’accès à l’information et les citoyens ordinaires qui sont soumis à un régime général comportant des restrictions plus étendues ».

46.  En résumé, bien que le droit d’accès à des informations détenue par des autorités publiques, tel que la Cour l’a reconnu aujourd’hui, soit censé être avant tout applicable uniquement aux personnes ou entités dont les activités sont un élément d’un « débat public éclairé », que la Cour appelle des « chiens de garde » publics ou sociaux, il n’existe pas de limite conceptuelle suffisamment cohérente dans l’article 10 de la Convention qui permettrait d’empêcher que ce droit soit appliqué effectivement à l’avenir comme un droit général d’accès aux documents officiels pour toute personne sollicitant de telles informations de la part de l’État. En réalité, cette lecture de l’arrêt rendu aujourd’hui est pleinement conforme au raisonnement de la Cour exposé au paragraphe 168, la Cour déclarant expressément que le nouveau droit d’accès à des documents officiels ne s’applique pas exclusivement aux ONG et à la presse. Au contraire, ce droit s’étend non seulement aux « chercheurs universitaires » et aux « auteurs d’ouvrages portant sur des sujets d’intérêt public », mais aussi aux « blogueurs et utilisateurs populaires des médias sociaux » pouvant aussi être assimilés à des « chiens de garde publics ». Il va sans dire qu’il sera extrêmement difficile de circonscrire de manière raisonnable l’étendue potentielle de ces catégories qui dorénavant bénéficient d’un droit d’accès aux documents officiels en vertu de la Convention.

VIII.
Conclusion

47.  Je conclus là où j’ai commencé.

Je comprends parfaitement ce qui a inspiré mes collègues de la majorité lorsqu’ils ont cherché à reconnaître un droit d’accès à des informations détenues par des autorités publiques. Cependant, après avoir examiné de manière exhaustive tous les arguments juridiques pertinents et les avoir soumis à réflexion, et après avoir apprécié les conséquences pratiques d’une telle reconnaissance, je ne peux que conclure qu’il y a lieu de rejeter la requête pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention.


[1].  Opinion dissidente du juge Robert Spano, à laquelle se rallie le juge Jon Fridrik Kjølbro, § 46.

[2].  Voir la définition énoncée à la fois à l’article 2 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (entrée en vigueur le 1er octobre 1985, et citée au paragraphe 54 de l’arrêt) et à l’article 2 de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel (citée au paragraphe 57 de l’arrêt). La Cour a confirmé cette approche dans sa propre jurisprudence.

[3].  BVerfG, arrêt de la première section, 15 décembre 1983, 1 BvR 209/83 u. a. (Volkszählung), BVerfGE 65, 1.

[4].  Voir le paragraphe 195 de l’arrêt : « il n’y a pas de raison de présumer que le public ne pouvait pas prendre connaissance par d’autres moyens du nom des différents avocats commis d’office et du nombre de fois où ils avaient été commis, par exemple en recueillant les informations qui figuraient dans les listes d’avocats disponibles au titre de l’assistance judiciaire ainsi que dans les calendriers des audiences des tribunaux et en assistant aux audiences publiques. »

[5].  Affaire C-73/07, Tietosuojavaltuutettu contre Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, ECLI:EU:C:2008:727, § 48.

[6].  Affaire C-131/12 Google Spain SL et Google Inc. contre Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González, ECLI:EU:C:2014:317, § 30.

Chercher les extraits similaires
highlight
Chercher les extraits similaires
Extraits les plus copiés
Chercher les extraits similaires
Collez ici un lien vers une page Doctrine
Inscrivez-vous gratuitement pour imprimer votre décision
CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE MAGYAR HELSINKI BIZOTTSÁG c. HONGRIE, 8 novembre 2016, 18030/11