Cour d'appel de Versailles, 6e chambre, 3 mars 2022, n° 19/00146

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CA Versailles, 6e ch., 3 mars 2022, n° 19/00146
Juridiction : Cour d'appel de Versailles
Numéro(s) : 19/00146
Décision précédente : Conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt, 19 décembre 2018, N° 17/00227
Dispositif : Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée

Sur les parties

Texte intégral

COUR D’APPEL

DE

VERSAILLES


Code nac : 80A

6e chambre

ARRET N°122


CONTRADICTOIRE


DU 03 MARS 2022


N° RG 19/00146 – N° Portalis DBV3-V-B7D-S4UY


AFFAIRE :

A Y


C/

SA PAGESJAUNES devenue Société SOLOCAL


Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 20 Décembre 2018 par le Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de BOULOGNE-BILLANCOURT


N° Section : E


N° RG : 17/00227


Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :

Me Judith BOUHANA

Me Christophe DEBRAY

le : 04 Mars 2022

Expédition numérique délivrée à Pôle Emploi, le 04 Mars 2022

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS


LE TROIS MARS DEUX MILLE VINGT DEUX ,


La cour d’appel de Versailles a rendu l’arrêt suivant,fixé au 03 Février 2022, puis prorogé au 03 Mars 2022, les parties ayant été avisées, dans l’affaire entre :

Monsieur A Y né le […] à […]


Chez Madame X – […]

[…]

[…]


Représenté par : Me Judith BOUHANA de la SELEURL BOUHANA, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : C0656

APPELANT

****************

SA Société SOLOCAL anciennement dénomée SA PAGES JAUNES


N° SIRET : 444 212 955

204 Rond-Point du Pont de Sèvres

[…]


Représentée par : Me Hortense GEBEL de la SELARL LUSIS AVOCATS, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0081,substituée par Me MAHE Lisa,avocate au barreau de Paris ; et Me Christophe DEBRAY, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 627

INTIMEE

****************

Composition de la cour :


L’affaire a été débattue à l’audience publique du 07 Décembre 2021, devant la cour composée de :

Madame Isabelle VENDRYES, Président,

Madame Valérie DE LARMINAT, Conseiller,

Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseiller,

qui en ont délibéré,


Greffier lors des débats : Mme Elodie BOUCHET-BERT


Rappel des faits constants


La SA Solocal, anciennement dénommée société Pages Jaunes, est spécialisée dans l’édition d’annuaires, la publicité et les prestations de services en ligne. Elle emploie plus de 4 000 salariés et applique la convention collective des cadres, techniciens et employés de la publicité française du 22 avril 1955.

M. A Y, né le […], a été engagé par cette société le 13 mars 2000, selon contrat de travail à durée indéterminée, en qualité de VRP.
À la suite d’un plan de restructuration pour motif économique, M. Y a signé un nouveau contrat de travail le 26 mai 2014 et a occupé les fonctions de conseiller communication digitale spécialiste puis conseiller communication digitale key account (CCD-KA).


Le 19 mai 2015, M. Y a été placé en arrêt de travail, celui-ci ayant été prolongé sans discontinuer ensuite.


Invoquant des manquements de son employeur à ses obligations, M. Y a saisi le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt aux fins de voir prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de son employeur, par requête reçue au greffe le 21 février 2017.


Par la suite, après un avis d’inaptitude rendu par le médecin du travail le 9 novembre 2018, M. Y s’est vu notifier son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement, par courrier du 19 décembre 2018.


La décision contestée


Par jugement contradictoire rendu le 20 décembre 2018, la section encadrement du conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt a :


- débouté M. Y de l’intégralité de ses demandes,


- débouté la société Pages Jaunes de sa demande au titre des frais irrépétibles,


- condamné M. Y, demandeur débouté de toutes ses demandes, aux entiers dépens.


La procédure d’appel

M. Y a interjeté appel du jugement par déclaration du 14 janvier 2019 enregistrée sous le numéro de procédure 19/00146.


Prétentions de M. Y, appelant


Par dernières conclusions adressées par voie électronique le 9 novembre 2021, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, M. Y conclut à l’infirmation en toutes ses dispositions du jugement entrepris et demande à la cour d’appel, statuant de nouveau, de :


- débouter la société Solocal de toutes ses demandes dont sa demande d’irrecevabilité de la demande de dommages-intérêts pour exécution fautive du contrat,

vu les dispositions de l’article 566 du code de procédure civile,


- juger cette demande recevable et bien fondée,

en tout état de cause,


- fixer son salaire fixe brut moyen mensuel à la somme de 8 667,86 euros,


- condamner en conséquence la société Solocal aux sommes suivantes :

. solde d’indemnité spéciale de licenciement :19 758,68 euros,

. dommages-intérêts pour harcèlement moral : 30 000 euros, . dommages-intérêts pour exécution fautive du contrat de travail :15 000 euros,


- ordonner à la société Solocal de lui communiquer :

a) les documents contenus dans l’outil CRM 2014 et 2015 à son nom, à savoir :

' les onglets VJR (valeur journalière réalisée) et les onglets VJE (valeur journalière engagée) pour les années 2014 et 2015,

' l’intégralité de l’onglet « Portefeuille » pour les années 2014 et 2015,

' l’intégralité de l’onglet « Découverte » pour les années 2014 et 2015,

' l’intégralité de l’onglet « RDV » pour les années 2014 et 2015,

' l’intégralité de l’onglet «Opportunités» pour les années 2014 et 2015,

b) l’intégralité des dossiers clients suivis par M. Y contenant :

' l’étude du client,

' les projets préparés par M. Y pour le client sur les offres annuaire papier, internet

et pagesjaunes.fr, pages pro, affichage display, etc,

c) le registre d’entrée et de sortie du personnel du site Paris Sud-FDV pour les années 2014 à ce jour,

à titre principal,


- prononcer la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de la société Solocal,


- condamner en conséquence la société Solocal aux sommes suivantes :

. indemnité compensatrice de préavis : 26 003,58 euros,

. congés payés sur préavis : 2 600,35 euros,

. solde d’indemnité spéciale de licenciement : 19 758,68 euros,

. indemnité pour licenciement nul : 156 000 euros,

à titre subsidiaire,


- juger le licenciement pour inaptitude de M. Y nul à titre principal et subsidiairement sans cause réelle ni sérieuse,


- condamner en conséquence la société Solocal aux sommes suivantes :

. indemnité compensatrice de préavis : 26 003,58 euros,

. congés payés sur préavis : 2 600,35 euros,

. solde d’indemnité spéciale de licenciement :19 758,68 euros, . à titre principal, indemnité pour licenciement nul : 156 000 euros,

. à titre subsidiaire, indemnité pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse :

à titre principal,

vu les articles 24 de la Charte sociale européenne et la convention 158 de l’OIT,

vu la Convention Européenne des Droits de l’Homme et le droit à un procès équitable,


- juger le barème Macron invalide et statuant in concreto, fixer les dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse à la somme de 156 000 euros,

subsidiairement,


- appliquer le barème maximum de l’article L. 1235-3 du code du travail soit la somme de

125 683,97 euros,

en tout état de cause,


- condamner la société Solocal à la somme de 9 672 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,


- ordonner la remise des solde de tout compte, certificat de travail, bulletin de salaire et attestation employeur destinée à Pôle emploi rectifiés suivant les termes de l’arrêt à intervenir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard et par document, à compter de la notification de la signification de l’arrêt à intervenir, la cour se réservant le pouvoir de liquider l’astreinte,


- prononcer l’intérêt au taux légal sur toutes les sommes allouées ainsi que la capitalisation des intérêts au titre de l’article 1343-2 du code civil,


- condamner la société Solocal aux entiers dépens.


Prétentions de la société Solocal, intimée


Par dernières conclusions adressées par voie électronique le 8 novembre 2021, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, la société Solocal conclut à la confirmation en toutes ses dispositions du jugement entrepris et demande donc à la cour d’appel de :


- confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a :

. débouté M. Y de sa demande tendant à la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de la société,

. débouté M. Y de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral,

. débouté M. Y de l’ensemble de ses demandes,

et statuant à nouveau,


- déclarer irrecevable la demande nouvelle de M. Y tendant à la condamnation de la société Solocal au versement de dommages-intérêts pour exécution fautive du contrat de travail,
- débouter à défaut M. Y de sa demande de dommages-intérêts pour exécution fautive du contrat de travail,

y ajoutant, en tout état de cause,


- prendre acte du paiement par la société Solocal du solde d’indemnité spéciale de licenciement d’un montant de 13 456,30 euros,


- condamner M. Y au versement d’une indemnité de 2 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,


- condamner M. Y aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Debray, avocat au barreau de Versailles.


Par ordonnance concreto le 10 novembre 2021, le magistrat chargé de la mise en état a ordonné la clôture de l’instruction et a fixé la date des plaidoiries au 7 décembre 2021.


À l’issue des débats, il a été proposé aux parties de recourir à la médiation, ce qu’elles ont décliné.

MOTIFS DE L’ARRÊT


À l’appui de ses demandes principale et subsidiaire au titre de la rupture de son contrat de travail, M. Y invoque un harcèlement moral, qu’il convient dès lors d’examiner au préalable.

Sur le harcèlement moral


En application des dispositions de l’article L. 1152-1 du code du travail, « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »


Aux termes de l’article L. 1154-1 du même code, « Lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 […], le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. »


Pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il y a lieu d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du code du travail. Dans l’affirmative, il y a lieu d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.


À l’appui de son allégation, M. Y présente différents éléments de fait.


Il reproche en premier lieu à son employeur des objectifs excessifs, en constante progression et variation.


Les objectifs fixés par la société Solocal concernent la croissance du chiffre d’affaires, le développement du parc de clients, la qualité et l’efficacité opérationnelle et les orientations clés. Ils sont fixés annuellement avec une régularisation par quadrimestres.

M. Y prétend que ses objectifs ont varié d’une année sur l’autre et propose une comparaison entre les années 2014 et 2015 ou 2013 et 2014.


S’agissant des deux premiers objectifs, la comparaison n’est pas possible car M. Y n’a pris ses nouvelles fonctions qu’en cours d’année 2014, le 26 mai.


S’agissant de la qualité et de l’efficacité opérationnelle, si en effet, les objectifs n’étaient pas identiques en 2013 et en 2014, ils se rattachaient tout de même essentiellement au nombre de clients conservés ou acquis, de sorte que la comparaison n’est pas opérante.


S’agissant des orientations clés, M. Y prétend que le système des quadrimestres sont en fait des points d’étape destinés à maintenir une pression constante à l’égard du commercial, alors que l’objectif représente 50 % du fixe. Il justifie notamment que le paiement d’avance sur objectifs est conditionné à l’atteinte de l’objectif sur le quadrimestre. Il démontre encore que son N+1 a insisté sur ces quadrimestres lors de son entretien annuel d’évaluation 2014 en ces termes : « l’ambition est d’atteindre ces quadrimestres » ou «belle réussite sur Q2/Q3… Il faut maintenant repartir sur le Q1 (13 NC à réaliser)… bonne maîtrise des dossiers RSI Management, environ 50 % des clients du Q2/Q3 en ont bénéficié… ». De façon générale, les notes de modalités d’attribution de la part variable 2014 et 2015 font référence aux quadrimestres.


Ces éléments confirment, comme le soutient M. Y, que son employeur, au moyen de ces outils de pilotage rapproché, le poussait constamment à augmenter sa charge de travail pour parvenir à des résultats toujours plus importants.

M. Y reproche en deuxième lieu à son employeur de lui avoir imposé une surcharge anormale de travail.


A ce titre, il explique que chaque année, une partie de la clientèle, représentant de l’ordre de 12 à 15

% du chiffre d’affaires, ne renouvelle pas son contrat, si bien que pour atteindre des objectifs en augmentation d’une année sur l’autre, il devait fidéliser la clientèle existante et rechercher constamment de nouveaux clients, en réalisant en moyenne 8 signatures par semaine et 12 visites.

M. Y indique que la cadence imposée aux commerciaux est décrite de façon générale dans le « projet d’évolution du modèle d’organisation de la société Pages Jaunes présenté au CHSCT » que la société avait produit en première instance. Le salarié expose que ce document prévoit que le CCD-KA doit être présent un jour par semaine à l’agence le lundi pour participer à la réunion d’équipe, organiser son activité de la semaine et s’entretenir avec son manager une fois par mois, et dispose de quatre jours de prospection par semaine, la conduite automobile représentant entre 15 000 et 20 000 km/an, qu’il doit faire en moyenne trois visites par jour, soit douze visites par semaine, qu’il s’occupe des clients à fort potentiel qui nécessitent des visites plus longues et des temps de préparation plus conséquents.

M. Y souligne que la société Solocal reconnaît elle-même dans ses conclusions que dix visites chez des prospects « donnera seulement » trois nouveaux clients, ce qui signifie que pour obtenir 40 nouveaux clients en 2015, il devait réaliser au minimum 133,33 visites, puis, que pour transformer les prospects en nouveaux clients, il faut encore deux autres visites, soit 80 visites supplémentaires. À ces 213,33 visites, s’ajoutent les visites régulières des 99 clients déjà acquis pour renouveler les contrats. Le salarié avance, sans être démenti par son employeur, un nombre de 528 visites à réaliser dans l’année pour lui permettre d’atteindre ses objectifs avec en amont un important travail de préparation et des trajets difficiles en région Île-de-France.


Il sera constaté à ce sujet que la société Solocal n’a pas produit les différentes pièces sollicitées par le salarié dans le cadre d’une sommation, qu’il sera tiré toutes les conséquences qui s’imposent de cette abstention, sans qu’il n’y ait lieu d’ordonner la production de desdites pièces à ce stade de la procédure.

M. Y souligne avec pertinence qu’à ces tâches purement commerciales s’ajoutaient des tâches administratives chronophages, avec un outil informatique appelé CRM sur lequel il lui était imposé de tout enregistrer, comme indiqué lors de son entretien annuel d’évaluation 2014 en ces termes : « Tout passe maintenant par le CRM… Tout ce qui concerne le client doit être inscrit dans le CRM. ». Le salarié évalue à 3 heures par jour le temps à passer sur cet outil. Il fait encore état d’une réunion hebdomadaire, de la remise quotidienne des paiements et de l’auto-formation à assurer sur les nouveaux produits.


Il justifie ainsi que les objectifs qui lui étaient assignés lui imposaient une cadence de travail anormale.

M. Y fait état, en troisième lieu, de l’absence de contrôle de sa charge de travail par son employeur.


Il soutient à juste titre que le fait qu’il soit soumis à une convention de forfait ne dispensait pas son employeur d’exécuter loyalement le contrat de travail et donc de vérifier qu’il n’était pas soumis à un rythme de travail excessif entraînant la dégradation de son état de santé.


Or, les éléments de la cause, tels qu’exposés ici, démontrent que la société Solocal n’a pas contrôlé que la charge de travail de M. Y était compatible avec le respect de sa vie privée et son état de santé.

M. Y formule ici une demande spécifique pour exécution fautive du contrat de travail, dont la société Solocal soulève l’irrecevabilité.


Cette demande doit cependant être déclarée recevable, celle-ci étant l’accessoire et le complément nécessaires des demandes formulées devant le premier juge, spécialement celle au titre du harcèlement moral, conformément aux dispositions de l’article 566 du code de procédure civile.


Au regard des circonstances retenues précédemment, il sera fait droit à cette demande à hauteur de 2 500 euros, par infirmation du jugement entrepris.

M. Y fait état, en dernier lieu, d’un management harcelant. Il justifie que la société Solocal exerçait une pression quotidienne, y compris les fins de semaine, par un contrôle permanent de son activité via le logiciel CRM qu’il devait renseigner chaque jour, alors qu’il était supposé bénéficier d’une autonomie dans l’organisation de son activité, comme cadre au forfait.


Il dénonce trois à quatre accompagnements par mois sur le terrain avec son supérieur hiérarchique, avec une réunion préparatoire et une réunion de bilan pour chaque rendez-vous.


Il fait également état de l’envoi quotidien d’une feuille de route avec le rappel des objectifs à réaliser, ce qu’il reste à faire pour parvenir à ces objectifs et le rappel de la méthodologie de travail.


Il mentionne également l’envoi quotidien de multiples courriels de Mme Z, directrice média, l’obligeant à traiter un grand volume d’informations en plus de son travail commercial, et surtout de l’envoi le dimanche des chiffres hebdomadaires réalisés et restant à faire.


De façon générale, M. Y justifie qu’il était toujours sous la pression de sa hiérarchie et constamment connecté à sa messagerie professionnelle, y compris le soir et les fins de semaine, avec des messages incessants de gagnant comme « bravo, vous avez été royal, poursuivez vos efforts, au bout c’est le grand voyage qui vous attend » (pièce 40 du salarié).


Il se déduit de cette organisation du travail que la société Solocal était dans la surenchère de résultats et qu’aucun répit n’était accordé au salarié qui devait se dépasser sans limite.

M. Y fait encore état d’une communication agressive de son manager.


En 2013, celui-ci a écrit, au titre de l’appréciation de l’atteinte des objectifs de l’année, « Une cadence de rendez-vous qui respecte le planning stratégique. A est curieux de tout. Il doit donc réussir à proposer plus gros en vendant les produits stratégiques de l’entreprise… être encore plus tenace et plus ambitieux pour défendre ses propositions… A est à l’affût des nouveautés. » « Tu réalises un résultat remarquable… (premier de l’agence). Tu démontres par ton implication, ton investissement et ton état d’esprit que l’entreprise a raison de te faire confiance. Tu dois maintenant utiliser tous les moyens mis à ta disposition pour progresser sur les deux axes fondamentaux que sont les développements de tes clients et les produits stratégiques » (pièce 41 du salarié).


En 2014, le manager de M. Y a écrit dans ce même cadre : « Tu l’as bien compris, l’ambition est d’atteindre ces quadrimestres » « Tu es parti pour faire une belle édition, accélère sur les NC (nouveaux clients) et tout ira bien, j’ai confiance en toi A. » (pièce 27 du salarié).

M. Y, voulant manifestement convaincre de sa ténacité, a alors répondu : « Depuis 15 ans, je vis et j’adore mon travail… également aller chercher de la croissance avec des NC… » « Merci Brigitte. C’est top je gagne ta confiance c’est hyper important pour un commercial… Je ne compte pas mes efforts. L’ambiance de travail a bien changé à cette époque, il faut être caméléon, s’adapter, être agile… s’adapter à la nouvelle méthodologie de travail mais j’ai pas envie de décevoir. Cela fait partie de mon tempérament d’être un winner et de tirer vers le haut. ».


L’entretien d’évaluation 2014 mentionne : « A est impliqué, a le sens du client, le met au c’ur de ses priorités. Un Q3 atteint en CA et en parc. On a revu l’utilisation du CRM, les différentes actions à mener et le chasse réglementée, donc a toutes les armes en main pour dépasser ses quadrimestres sur 2015 !!! » (pièce 33 du salarié).

M. Y reproche aujourd’hui à juste titre à son employeur l’absence de prévention du syndrome d’épuisement professionnel.

Les éléments médicaux produits montrent que M. Y a fait un syndrome dépressif réactionnel le 19 mai 2015 qui perdure à ce jour depuis plus de cinq ans.


Pour en justifier, il produit un dossier médical conséquent, contenant les certificats de son médecin psychiatre, du médecin-conseil de la caisse d’assurance maladie et du médecin du travail. Il est justifié d’échanges entre ces médecins pour émettre des préconisations quant à une éventuelle reprise du travail, même s’il sera constaté encore le 22 novembre 2017 que « la symptomatologie anxio-dépressive reste majeure ».


Le médecin psychiatre lui prodigue des soins depuis le mois de juin 2015, à raison de deux rendez-vous par semaine depuis 52 mois consécutifs. Il atteste le 1er décembre 2016 en ces termes : « ' suivre régulièrement M. Y A depuis juin 2015 pour un état anxio-dépressif sévère, de type burn-out, lié à son contexte professionnel (conseiller commercial pages jaunes). Il présente de fortes angoisses avec des troubles du sommeil, de type réveils fréquents la nuit. Il manque d’énergie et ne peut actuellement envisager de reprendre son travail. Il a un traitement antidépresseur, anxiolytique et somnifères… Ce traitement est associé à la psychothérapie régulière. » (pièce 9 du salarié).


Le médecin conseil de la CPAM a, quant à lui, indiqué le 7 avril 2016 : « Assuré dont l’état est encore fragile. Me paraît encore très nerveux et angoissé. Impression confirmée par son psychiatre. Par contre, l’appréhension du retour au travail est bien présente pour l’assuré. » (pièce 46 du salarié).

M. Y a été reconnu travailleur handicapé le 15 mars 2018 (sa pièce 57).


Il ressort enfin d’un compte-rendu actualisé, établi le 23 juin 2020 par le médecin psychiatre de M. Y, que ce dernier « … reste fragile. Il continue de prendre un traitement médicamenteux important… associé à une psychothérapie plus espacée. » (pièce 76 du salarié).


Il sera encore relevé, même si la décision de la sécurité sociale est indépendante de celle de la juridiction prud’homale, que le caractère professionnel de la maladie de M. Y a été reconnu par le Comité de Reconnaissance Régional des Maladies Professionnelles (CRRMP) le 21 novembre 2017.


Ces éléments médicaux caractérisent une altération de la santé psychique du salarié.


Les faits matériellement établis, appréciés dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du code du travail.


En réponse aux faits avancés par le salarié, la société Solocal fournit différentes explications.


Elle soutient d’abord que M. Y avait des objectifs raisonnables et atteignables puisque, en l’occurrence, ils étaient dépassés par la majorité de la population des CCD-KA. Elle indique ne pas comprendre comment le salarié peut sérieusement prétendre que ses objectifs étaient irréalistes alors qu’il les dépassait régulièrement. Elle explique que M. Y avait en effet pour habitude de surperformer depuis de nombreuses années. Elle souligne que les compétences du salarié ont été appréciées comme maîtrisées en 2014 et que celui-ci a perçu d’importantes rémunérations variables assises sur sa performance commerciale.


Pour démontrer que les objectifs assignés à M. Y étaient adaptés, la société Solocal les compare à ceux de l’autre CCD-KA de l’agence Paris-Sud, mais fait en même temps état d’une différence de type de clientèle entre les deux emplois, qui rend la comparaison non probante.


De façon générale sur cette question, elle ne rapporte pas la preuve de ses allégations, alors même qu’il a été précédemment retenu que la réalisation des objectifs entraînait une surcharge de travail.


La société Solocal fait surtout valoir que M. Y a bénéficié d’un fort accompagnement et ne s’est jamais plaint de sa charge de travail et a même fait état de sa satisfaction de travailler pour Solocal.


Ces arguments apparaissent toutefois inopérants dès lors que le silence du salarié n’exonère pas l’employeur de ses obligations et que l’accompagnement revendiqué a été analysé comme une pression constante imposée au salarié pour performer et non comme une vigilance apportée à ses conditions de travail.


Au total, l’employeur ne prouve pas que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.


L’existence d’un harcèlement moral doit dès lors être retenu.


Il y a lieu de faire droit à la demande spécifique du salarié en indemnisation du préjudice distinct résultant du harcèlement moral subi, en lui allouant une somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts, par infirmation du jugement entrepris.
Sur la résiliation judiciaire du contrat de travail


Ces faits constituent un manquement grave de l’employeur justifiant que soit prononcée la résiliation judiciaire du contrat de travail qui produira les effets d’un licenciement nul, compte tenu du lien entre le harcèlement moral et la rupture du contrat de travail, tel qu’il est établi par les différents justificatifs médicaux produits.


En effet, toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions de l’article L. 1152-1 et L. 1152-1 du code du travail est nul conformément aux dispositions de l’article L. 1152-3 du même code.


Il sera rappelé qu’à l’issue de la visite de reprise après consolidation qui a eu lieu le 9 novembre 2018, le médecin du travail a rendu un avis d’inaptitude mentionnant que « l’état de santé du salarié fait obstacle à tout reclassement dans un emploi » (pièce 22 du salarié) et que M. Y a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement par courrier du 19 décembre 2018 (pièce 24 du salarié).


Les circonstances précédemment mises en évidence conduisent à retenir que l’inaptitude définitive de M. Y trouve sa cause dans les manquements de la société Solocal.


En réparation du préjudice subi, M. Y peut prétendre à des dommages-intérêts, qu’il convient, au regard de son salaire, de son ancienneté (depuis le 13 mars 2020), de son âge (né en 1976) et de l’importance de la détérioration de son état de santé, d’évaluer à la somme de 78 000 euros

M. Y peut également prétendre à une indemnité compensatrice de préavis représentant trois mois de salaire, soit la somme de 26 003,58 euros outre les congés payés afférents.

Sur l’indemnité spéciale de licenciement


Il est constant qu’en cas d’inaptitude d’origine professionnelle, le salarié perçoit une indemnité spéciale de licenciement qui est doublée par rapport à l’indemnité légale ou conventionnelle normalement due.


Dès lors que le caractère professionnel de la maladie de M. Y a été reconnu par la caisse de sécurité sociale le 3 janvier 2018, conformément à la notification adressé au salarié à cette date (sa pièce 14), celui-ci est en droit de percevoir une indemnité spéciale, ce qu’admet l’employeur.


Or, M. Y a perçu à ce titre une somme de 82 213,48 euros, qui ne tient compte ni d’un salaire de référence qui n’est pas nécessairement la moyenne des trois derniers mois mais qui peut être la moyenne des douze derniers mois si celle-ci est plus favorable, ni des périodes d’absences pour déterminer l’ancienneté du salarié.


Sur ce dernier point, il résulte des dispositions de l’article L. 1226-7 du code du travail que la durée des périodes de suspension est prise en compte pour la détermination de tous les avantages légaux ou conventionnels liés à l’ancienneté dans l’entreprise.


L’ancienneté à retenir est dès lors de 18 ans, 6 mois et 10 jours et le salaire à prendre en considération est de 9 543,83 euros.


Il résulte de ces éléments que la société Solocal est redevable à M. Y d’un solde d’indemnité spéciale de licenciement de 19 758,68 euros, conformément au compte détaillé proposé par le salarié.

Sur les intérêts moratoires et leur capitalisation
Le créancier peut prétendre aux intérêts de retard calculés au taux légal, en réparation du préjudice subi en raison du retard de paiement de sa créance par le débiteur. Les condamnations prononcées produisent intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l’employeur de la convocation devant le Bureau de Conciliation et d’Orientation pour les créances contractuelles et à compter de l’arrêt pour les créances indemnitaires.


En application des dispositions de l’article 1343-2 du code civil, il y a lieu de préciser que les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, produiront intérêt.

Sur la remise des documents de fin de contrat de travail conformes au présent arrêt

M. Y apparaît bien fondé à solliciter la remise par la société Solocal d’un certificat de travail, d’un solde de tout compte, d’une attestation destinée à Pôle emploi et d’un bulletin de paie récapitulatif, l’ensemble de ces documents devant être conformes au présent arrêt.


Il n’y a pas lieu, en l’état des informations fournies par les parties, d’assortir cette obligation d’une astreinte comminatoire. Il n’est en effet pas démontré qu’il existe des risques que la société Solocal puisse se soustraire à ses obligations.

Sur les indemnités de chômage versées au salarié


L’article L. 1235-4 du code du travail, dans sa version résultant de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, énonce : « Dans les cas prévus aux articles L. 1132-4, L. 1134-4, L. 1144-3, L. 1152-3, L. 1153-4, L. 1235-3 et L. 1235-11, le juge ordonne le remboursement par l’employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage par salarié intéressé.

Ce remboursement est ordonné d’office lorsque les organismes intéressés ne sont pas intervenus à l’instance ou n’ont pas fait connaître le montant des indemnités versées. »


En application de ces dispositions, il y a lieu d’ordonner d’office le remboursement par l’employeur aux organismes concernés du montant des indemnités de chômage éventuellement servies au salarié du jour de son licenciement au jour du prononcé de l’arrêt dans la limite de six mois d’indemnités.

Sur les dépens et les frais irrépétibles de procédure


La société Solocal, qui succombe dans ses prétentions, supportera les entiers dépens (de première instance et d’appel) en application des dispositions de l’article 696 du code de procédure civile et sera en outre condamnée à payer à M. Y une indemnité sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, que l’équité et la situation économique respective des parties conduisent à arbitrer à la somme de 4 000 euros.


La société Solocal sera déboutée de sa demande présentée sur le même fondement.


Le jugement de première instance sera infirmé en ses dispositions concernant les dépens.

PAR CES MOTIFS

La COUR, statuant publiquement, en dernier ressort et par arrêt contradictoire,

DECLARE recevable la demande de M. A Y au titre de l’exécution fautive du contrat de travail, INFIRME le jugement rendu par le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt le 20 décembre 2018, excepté en ce qu’il a débouté la SA Solocal de sa demande au titre des frais irrépétibles,


Statuant à nouveau et y ajoutant,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y la somme de 2 500 euros à titre de dommages-intérêts pour exécution fautive du contrat de travail,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y la somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y la somme de 19 758,68 euros à titre de solde d’indemnité spéciale de licenciement,

PRONONCE la résiliation judiciaire du contrat de travail de M. A Y aux torts de la SA Solocal, avec les effets d’un licenciement nul,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y la somme de 26 003,58 euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis, outre la somme de 2 600,35 euros au titre des congés payés afférents,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y la somme de 78 000 euros à titre d’indemnité pour licenciement nul,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y les intérêts de retard au taux légal à compter de la convocation de l’employeur devant le bureau de conciliation et d’orientation du conseil de prud’hommes sur les créances contractuelles et à compter de l’arrêt sur les créances indemnitaires,

DIT que les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, produiront intérêt,

ORDONNE à la SA Solocal de remettre à M. A Y un solde de tout compte, un certificat de travail, une attestation destinée à Pôle emploi et un bulletin de paie récapitulatif conformes au présent arrêt,

DÉBOUTE M. A Y de sa demande d’astreinte,

ORDONNE le remboursement par la SA Solocal aux organismes concernés des indemnités de chômage versées à M. Y dans la limite de six mois d’indemnités,

DIT qu’une copie certifiée conforme du présent arrêt sera adressée par le greffe par lettre simple à la direction générale de Pôle emploi conformément aux dispositions de l’article R. 1235-2 du code du travail,

CONDAMNE la SA Solocal à payer à M. A Y une somme de 4 000 euros en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

DÉBOUTE la SA Solocal de sa demande présentée sur le même fondement,

CONDAMNE la SA Solocal au paiement des entiers dépens.

Arrêt prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code procédure civile et signé par Mme Isabelle VENDRYES, président, et par Mme BOUCHET-BERT Elodie, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,
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Cour d'appel de Versailles, 6e chambre, 3 mars 2022, n° 19/00146