CJCE, n° C-168/91, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Christos Konstantinidis contre Stadt Altensteig - Standesamt et Landratsamt Calw - Ordnungsamt, 9 décembre 1992

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Chronologie de l’affaire

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Sur la décision

Référence :
CJUE, Cour, 9 déc. 1992, Konstantinidis, C-168/91
Numéro(s) : C-168/91
Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 9 décembre 1992. # Christos Konstantinidis contre Stadt Altensteig - Standesamt et Landratsamt Calw - Ordnungsamt. # Demande de décision préjudicielle: Amtsgericht Tübingen - Allemagne. # Discrimination - Convention internationale - Traduction du grec. # Affaire C-168/91.
Date de dépôt : 1 juillet 1991
Précédents jurisprudentiels : 16 juin 1992, Commission/Luxembourg, C-351/90
18 juin 1991, ERT ( C-260/89, Rec. p. I-2925
Amtsgericht Tübingen - Allemagne. - Discrimination - Convention internationale - Traduction du grec. - Affaire C-168/91
Dzodzi ( C-297/88 et C-197/89
Solution : Renvoi préjudiciel
Identifiant CELEX : 61991CC0168
Identifiant européen : ECLI:EU:C:1992:504
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Sur les parties

Texte intégral

Avis juridique important

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61991C0168

Conclusions de l’avocat général Jacobs présentées le 9 décembre 1992. – Christos Konstantinidis contre Stadt Altensteig – Standesamt et Landratsamt Calw – Ordnungsamt. – Demande de décision préjudicielle: Amtsgericht Tübingen – Allemagne. – Discrimination – Convention internationale – Traduction du grec. – Affaire C-168/91.


Recueil de jurisprudence 1993 page I-01191
édition spéciale suédoise page I-00097
édition spéciale finnoise page I-00109


Conclusions de l’avocat général


++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. L’ Amtsgericht Tuebingen (République fédérale d’ Allemagne) a saisi la Cour d’ une demande de décision à titre préjudiciel sur l’ interprétation des articles 5, 7, 48, 52, 59 et 60 du traité CEE à l’ égard de certaines dispositions de droit allemand qui imposent la translittération des noms grecs en caractères latins selon un système phonétiquement incorrect.

2. Le demandeur au principal est un ressortissant hellénique qui exerce à Altensteig (République fédérale d’ Allemagne), à titre indépendant, la profession de masseur et d’ assistant en hydrothérapie. Selon son acte de naissance grec, son prénom est ******* et son nom de famille K*************. Il souhaite que la transcription de ses nom et prénom en caractères latins soit « Christos Konstantinidis », au motif que cette graphie indique aussi fidèlement que possible aux utilisateurs de la langue allemande la prononciation correcte de son nom en grec. Il souligne aussi que son nom est transcrit de cette façon en caractères latins sur son passeport grec.

3. L’ intéressé a épousé, le 1er juillet 1983, une ressortissante allemande devant l’ officier de l’ état civil d’ Altensteig. Dans le registre des actes de mariage, il a été inscrit sous le nom de « Christos Konstadinidis ». Le 31 octobre 1990, il a demandé à l’ officier de l’ état civil de rectifier l’ indication de son nom de famille dans le registre en remplaçant « Konstadinidis » par « Konstantinidis ». Cette demande a été transmise par l’ intermédiaire du Landratsamt Calw (autorité de tutelle) à l’ Amtsgericht Tuebingen, qui a estimé que, en vertu des dispositions pertinentes de droit allemand, l’ inscription du nom dans le registre des actes de mariage devait correspondre à l’ inscription figurant dans l’ acte de naissance de M. Konstantinidis. Il a donc fait procéder à une traduction de l’ acte de naissance par un traducteur juré, qui a appliqué consciencieusement un système de translittération mis au point par l’ Organisation internationale de normalisation (ISO) (1) en vertu duquel le nom du demandeur devient « Hrestos Konstantinides », avec un trait horizontal au-dessus de la lettre « e » dans le prénom et au-dessus du « o » et du « e » dans le nom de famille. Le Landratsamt Calw a demandé à son tour une rectification du registre des actes de mariage de sorte que la transcription corresponde au système de translittération ISO (sous la seule réserve que les traits horizontaux devaient être remplacés par des accents aigus (2)).

4. L’ Amtsgericht Tuebingen considère qu’ en droit allemand le nom du demandeur doit être transposé dans le registre des actes de mariage sous la forme « Hréstos Kónstantinidés », même si cette graphie déplaît profondément au demandeur et ne donne pas une idée correcte de la prononciation de son nom en grec. L’ Amtsgericht Tuebingen aboutit à cette conclusion en tenant le raisonnement ci-après. Selon le droit allemand, les noms inscrits dans les registres de l’ état civil doivent correspondre aux noms figurant dans l’ acte de naissance. Les registres sont tenus en langue allemande et dans la graphie allemande ou latine. Les noms étrangers écrits dans une langue utilisant des caractères autres que latins sont reproduits autant que possible par translittération, c’ est-à-dire que chaque caractère étranger doit être rendu par le caractère latin équivalent. Dans le cas des noms grecs, il convient d’ utiliser un système de translittération recommandé par l’ ISO. Tout cela est conforme à l’ article 3 de la convention relative à l’ indication des noms et prénoms dans les registres de l’ état civil (convention n 14 de la Commission internationale sur l’ état civil) du 13 septembre 1973 (Bundesgesetzblatt 1976 II, p. 1473). L’ article 3 est ainsi libellé:

« Lorsqu’ un acte doit être dressé dans un registre de l’ état civil par une autorité d’ un État contractant et qu’ est présenté à cette fin une copie ou un extrait d’ un acte de l’ état civil ou un autre document établissant les noms et prénoms écrits dans d’ autres caractères que ceux de la langue en laquelle l’ acte doit être dressé, ces noms et prénoms seront, sans aucune traduction, reproduits par translittération dans toute la mesure du possible.

S’ il existe des normes recommandées par l’ Organisation internationale de normalisation (ISO), ces normes devront être appliquées."

Comme nous l’ avons vu, il existe effectivement une norme ISO pour la translittération des noms grecs, et, en application de cette norme, le nom du demandeur s’ écrit « Hréstos Kónstantinidés ».

5. L’ Amtsgericht Tuebingen estime que si M. Konstantinidis est obligé d’ admettre que son nom soit orthographié conformément à la norme ISO dans le registre des actes de mariage, il peut être lésé dans les droits que lui confère le droit communautaire. Il a, dès lors, saisi la Cour des questions suivantes:

« 1) Un ressortissant d’ un État membre des Communautés européennes exerçant une activité salariée ou non salariée au sens des articles 48, 52, 59 et suivants du traité instituant la Communauté économique européenne est-il lésé dans ses droits, en violation des articles 5 et 7 du traité instituant la Communauté économique européenne, par le fait qu’ il est obligé, dans un autre État membre, d’ admettre contre sa volonté déclarée l’ inscription de son nom dans les registres de l’ état civil du pays d’ accueil selon une graphie non conforme à la traduction phonétique et telle que la prononciation de son nom s’ en trouve modifiée et déformée;

concrètement, selon une graphie telle que le nom grec Christos Konstantinidis (traduction phonétique directe) devient: 'Hréstos Kónstantinidés’ ?

2) Est-il porté atteinte de cette façon au droit d’ établissement et de libre prestation de services établi aux articles 52, 59 et 60 du traité instituant la Communauté économique européenne?"

La translittération des noms en général

6. Avant d’ examiner les problèmes juridiques soulevés par les questions formulées ci-dessus, il pourrait être utile d’ envisager le problème général de la transposition des noms d’ un alphabet à un autre. L’ approche la plus généralement adoptée peut être qualifiée de transcription phonétique. Selon cette méthode, on tente de convertir le nom de la langue originale (en l’ espèce, le grec) dans la langue cible (en l’ espèce, l’ allemand), de façon à indiquer aux utilisateurs de la langue cible des sons qui correspondent le plus possible à la prononciation correcte du nom. L’ avantage de cette méthode est que le nom subira le moins de distorsion phonétique possible. Le désavantage est que, si l’ alphabet dans lequel le nom est transcrit est utilisé par plusieurs langues et que les valeurs assignées à certaines de ses lettres varient d’ une langue à l’ autre, une orthographe différente peut être exigée pour chaque langue. Les écrivains et éditeurs, qui n’ ont évidemment pas la même vision du problème que l’ officier de l’ état civil d’ Altensteig ou que l’ ISO, ne semblent pas très troublés par l’ absence de translittération uniforme des noms étrangers. Ainsi, les journaux espagnols parlent de « Jomeini », tandis que, dans la plupart des pays, l’ ancien ayatollah est désigné par le nom de « Khomeini »; les journalistes français écrivent « Eltsine », tandis que les journalistes anglais écrivent « Yeltsin »; le nom du dernier président de l’ Union soviétique s’ écrit diversement « Gorbachov », « Gorbatschow » et « Gorbaciov »; et le compositeur connu dans le monde anglophone sous le nom de « Tchaikovsky » est appelé en Italie « Ciaikovski ». Ces variations ont manifestement paru moins acceptables à l’ ISO lorsqu’ elle a entrepris d’ élaborer un système de translittération des noms grecs qui serait valable dans tous les pays utilisant l’ alphabet latin.

7. En principe, il n’ appartient pas à la Cour de déclarer qu’ un système de translittération des noms grecs en caractères latins est supérieur à un autre. Mais, puisque M. Konstantinidis se plaint essentiellement du degré inacceptable de distorsion phonétique résultant de l’ application à son nom du système ISO, il est intéressant d’ examiner brièvement les effets de ce système dans la pratique. Si la version du système ISO qui a été communiquée à la Cour était généralement appliquée, il est indubitable qu’ elle créerait une sérieuse distorsion dans la graphie de nombreux noms grecs. Elle est, à bien des égards, bizarre et inexacte. Par exemple, la lettre grecque "*« , qui a pu effectivement représenter dans l’ antiquité un son tel que le »b« dans le mot anglais »big« , est prononcée en grec moderne comme le »v« de »very« . Mais le système ISO insiste pour qu’ elle soit rendue par un »b« . L’ influence de notions perçues quant à la prononciation du grec classique transparaît également dans la façon proposée de rendre les voyelles »*« et »*« qui, en grec moderne, se prononcent toutes les deux comme la voyelle contenue dans le mot anglais »sheep« . En vertu du système ISO, la lettre »*« doit être rendue par »e« (surmonté d’ un trait) et »*« par »u"; la première pourrait convenir à un Anglais et la seconde à un Gallois, mais aucune des deux ne traduit la valeur des lettres grecques aux utilisateurs de la langue allemande. En outre, le système ISO néglige le fait que la lettre "*« se prononce comme un »v« ou un »f« anglais lorsqu’ elle est précédée de »*« ou »*« . Ce ne sont pas les seuls défauts. Le système ISO procède à la translittération du »*« grec par le »g« latin, ignorant le fait que le »*« dur est guttural et que le »*« doux se prononce comme l' »y« dans le mot anglais »yes« . La lettre »*« , qui se prononce comme le »th« dans le mot anglais »thing« , doit être rendue par un »t« surmonté d’ un trait horizontal. Il est évidemment difficile d’ indiquer ce son à un germanophone, puisqu’ il n’ existe pas dans sa langue. Mais certains systèmes de translittération plus conventionnels écrivent »th« pour »*« , peut-être parce que ces lettres ont la valeur appropriée dans au moins une langue majeure (à savoir, l’ anglais) et peut-être parce que les mots allemands dérivés de mots grecs contenant la lettre »*« sont orthographiés avec »th« (par exemple Theologie). D’ autres consonnes grecques subissant une distorsion par l’ application du système ISO sont le »*« (dont la translittération est un »h« , tandis qu’ un »ch« serait plus orthodoxe et plus phonétique pour un germanophone) et le »*« qui représente le son »ps« comme dans le mot anglais »tips« , mais dont la translittération selon le système ISO est un »p" surmonté d’ un trait horizontal.

8. Un bon exemple de l’ effet de distorsion du système ISO est fourni par le nom ******* ******* (1854-1929, un défenseur absolu de l’ utilisation de la langue démotique grecque). La translittération habituelle du nom serait « Yannis Psycharis », mais, en vertu du système ISO, ce nom deviendrait « Giannés Puharés » (3) (en supposant qu’ il convient d’ utiliser des accents aigus au lieu de traits horizontaux), ce qui est faux à tous égards. L’ aspect le plus ésotérique du système ISO est peut-être l’ utilisation de traits horizontaux au-dessus de certaines lettres. Ces signes sont dépourvus de toute signification, sauf pour un lecteur familiarisé avec le système ISO, et n’ informe certainement pas le lecteur non initié que « t » est une fricative ou que « p » doit être prononcé « ps ». En outre, de nombreuses machines à écrire et de traitement de texte sont incapables, comme nous l’ avons vu, de reproduire ces signes, ce qui explique sans aucun doute pourquoi les autorités allemandes veulent inscrire le demandeur sous le nom de « Hréstos Kónstantinidés » avec trois accents aigus non prévus dans le système ISO. Il convient à vrai dire de s’ interroger sur les mérites d’ un système de translittération qui utilise des signes diacritiques excédant les possibilités techniques d’ une machine à écrire normale.

9. Sur la base des remarques précédentes, il est aisé de conclure que, si le système de translittération ISO est utilisé en République fédérale d’ Allemagne (ou, à vrai dire, dans tout autre État membre), de nombreux noms grecs – y compris celui du demandeur – seront écrits d’ une façon qui donne une impression totalement fausse de leur prononciation véritable. En fait, certains noms seront déformés au point d’ être méconnaissables.

La violation alléguée des droits conférés au demandeur par le droit communautaire

10. Bien que l’ Amtsgericht Tuebingen ait déféré à la Cour deux questions distinctes, il nous semble qu’ elles se ramènent en réalité à une seule question, celle de savoir si un ressortissant d’ un État membre, qui s’ est installé comme indépendant dans un autre État membre dans lequel un alphabet différent est utilisé, est autorisé, en vertu des articles 7 et 52 du traité, à s’ opposer à une translittération de son nom, en vue de son inscription dans les registres de l’ état civil, qui déforme grossièrement la prononciation de ce nom.

11. Les articles 48, 59 et 60 du traité semblent dépourvus de pertinence en l’ espèce, puisque le demandeur est un travailleur indépendant et a établi son domicile permanent en République fédérale d’ Allemagne. En cette qualité, ses droits sont déterminés par l’ article 52. On peut, de toute façon, observer que la situation serait largement semblable s’ il s’ agissait d’ un travailleur couvert par l’ article 48 ou d’ un prestataire de services couvert par l’ article 59. Il n’ est nullement nécessaire, selon nous, d’ examiner séparément l’ article 5; si le demandeur est autorisé à s’ opposer à la graphie déformée de son nom en vertu des articles 7 et 52, ce droit produira des effets directs.

12. La Commission ainsi que les gouvernements allemand et hellénique ont déposé des observations écrites et étaient de surcroît tous représentés à l’ audience. M. Konstantinidis n’ a pas déposé d’ observations écrites, mais il a donné à la Cour l’ occasion exceptionnelle d’ entendre une partie en personne lorsqu’ il a assuré sa propre représentation à l’ audience. Son argument essentiel, présenté avec une éloquence simple et une concision dont bien des avocats professionnels devraient s’ inspirer, est que « Hréstos Kónstantinidés » est une parodie insultante, imprononçable de son nom, qui porte atteinte à ses sentiments religieux. Il relève aussi que, étant connu de ses clients depuis huit ans sous le nom de « Christos Konstantinidis », il doit à présent subir soit l’ inconvénient de leur dire qu’ il porte un nouveau nom, soit la confusion entraînée par l’ usage de noms différents à des fins différentes.

13. M. Konstantinidis est soutenu par la Commission et par le gouvernement hellénique. La Commission estime qu’ une personne se trouvant dans la situation de M. Konstantinidis peut être victime d’ une discrimination indirecte contraire aux articles 7 et 52 si elle est tenue d’ utiliser la translittération déformée de son nom dans sa vie professionnelle et a ainsi des raisons de craindre une diminution substantielle de revenus, et si elle est susceptible de rencontrer des difficultés administratives à cause de l’ orthographe différente de son nom. La Commission estime également qu’ il peut y avoir atteinte aux droits de la personne humaine de M. Konstantinidis si l’ usage obligatoire de la translittération déformée porte préjudice à son droit de libre circulation garanti par le traité.

14. Le gouvernement hellénique désapprouve fermement le système de translittération recommandé par l’ ISO. Il préfère une autre norme élaborée par l’ office hellénique de normalisation (ELOT-743), qui est appliquée en Grèce et a été adoptée par l’ OTAN et les Nations unies. Il estime que l’ insistance des autorités allemandes à utiliser la norme ISO enfreint manifestement les droits reconnus aux particuliers par les articles 7, 48, 52 et 59 du traité.

15. Le gouvernement allemand soutient que la convention du 13 septembre 1973 et la norme de translittération recommandée par l’ ISO ont pour objet d’ assurer l’ uniformité et la sécurité juridique: elles garantissent que la graphie des noms grecs est identique dans tous les États membres et que les noms grecs traduits peuvent être retransposés en grec. Le gouvernement allemand souligne que la République hellénique a adhéré, elle aussi, à la convention du 13 septembre 1973. Toute différence de traitement subie par les ressortissants helléniques est objectivement justifiée, puisqu’ elle est nécessaire à la compréhension des noms grecs dans d’ autres pays.

16. A l’ audience, le gouvernement allemand a quelque peu modifié sa position. Son représentant a évoqué l’ article 2, paragraphe 1, de la convention précitée du 13 septembre 1973 ainsi libellé:

« Lorsqu’ un acte doit être dressé dans un registre de l’ état civil par une autorité d’ un État contractant et qu’ est présenté à cette fin une copie ou un extrait d’ un acte de l’ état civil ou un autre document établissant les noms et prénoms écrits dans les mêmes caractères que ceux de la langue en laquelle l’ acte doit être dressé, ces noms et prénoms seront reproduits littéralement, sans modification ni traduction. »

Les juridictions allemandes ont toujours considéré que la référence à un « autre document » était limitée aux documents de l’ état civil et n’ incluait donc pas les passeports ni les cartes d’ identité. L’ Amtsgericht Tuebingen a, dès lors, refusé l’ autorisation d’ inscrire le nom du demandeur dans le registre des actes de mariage selon la transcription latine utilisée sur son passeport grec. Le représentant du gouvernement allemand a informé la Cour que, le 11 septembre 1992, l’ assemblée générale de la Commission internationale de l’ état civil a adopté une résolution aux termes de laquelle la référence, à l’ article 2 de la convention du 13 septembre 1973, à un autre document établissant le nom d’ une personne inclut les documents officiels tels que les passeports. Le gouvernement allemand a l’ intention d’ adresser des instructions à ses fonctionnaires en leur demandant, en fait, de se conformer à cette résolution, mais il n’ est pas certain que les juridictions allemandes accepteront cette interprétation de la convention. Le représentant du gouvernement allemand admet qu’ il y aurait violation du traité si un ressortissant d’ un autre État membre dont le nom est écrit en caractères latins sur son passeport était contraint d’ accepter une orthographe différente de son nom.

17. Afin de déterminer si le droit communautaire autorise M. Konstantinidis à s’ opposer à une translittération particulière de son nom, il est nécessaire d’ examiner: a) s’ il subit une forme de discrimination en raison de la nationalité qui est interdite par les dispositions combinées des articles 7 et 52 du traité; b) si, même en l’ absence de toute discrimination, il a été lésé dans son droit à la liberté d’ établissement au titre de l’ article 52 du traité, en particulier parce que le traitement dont il a été l’ objet constitue une violation de ses droits fondamentaux protégés par le droit communautaire.

a) La question de la discrimination

18. Sur la question de la discrimination, il est nécessaire d’ examiner i) si les ressortissants helléniques font l’ objet d’ un traitement différent par rapport aux ressortissants allemands ou d’ autres États membres, ii) si cette différence de traitement relève du domaine d’ application du traité, iii) si elle est objectivement justifiée par une différence entre la situation des ressortissants helléniques et celle d’ autres ressortissants. Nous examinerons séparément chacun de ces points.

19. La Commission observe à juste titre que M. Konstantinidis ne subit pas de discrimination directe (ou ostensible), puisque le droit allemand ne prescrit pas expressément une forme de traitement pour les ressortissants helléniques et une autre pour les ressortissants d’ autres États membres. Même si M. Konstantinidis était naturalisé Allemand, il devrait toujours s’ accommoder de la translittération de son nom de la même façon. La Commission prétend que M. Konstantinidis peut toutefois être victime d’ une discrimination indirecte (ou dissimulée), dans la mesure où les règles allemandes qui imposent la translittération, selon certaines normes, des noms écrits en caractères non latins sont davantage susceptibles de léser les ressortissants helléniques que les ressortissants allemands ou de tout autre État membre. Il est bien entendu constant que les règles du traité interdisant toute discrimination s’ étendent tant aux formes dissimulées de discrimination qu’ aux discriminations ostensibles (arrêt du 12 février 1974, Sotgiu, 152/73, Rec. p. 153, point 11).

20. A notre avis, la pratique des autorités allemandes peut déboucher sur une forme dissimulée de discrimination à l’ encontre des ressortissants helléniques. La grande majorité des ressortissants helléniques qui vont vivre et travailler en République fédérale d’ Allemagne devront, parce que leur acte de naissance grec porte des noms écrits en caractères helléniques, s’ accommoder de la translittération obligatoire de leur nom selon un système qui ne tient pas compte de leurs souhaits en la matière et qui peut aboutir à un degré de distorsion inadmissible. Très peu de ressortissants de n’ importe quel autre État membre, y compris la République fédérale d’ Allemagne, seront affectés par les règles allemandes relatives à la translittération obligatoire, parce que leurs noms auront été inscrits depuis la naissance en caractères latins. Il s’ ensuit que les ressortissants helléniques subissent en pratique une inégalité de traitement par rapport aux ressortissants d’ autres États membres.

21. Il est indubitable que la différence de traitement spécifiée plus haut relève, en principe, du domaine d’ application du traité, comme le requiert l’ application de l’ interdiction énoncée à l’ article 7. Une personne qui se rend dans un autre État membre en exerçant les droits qui lui sont conférés par les dispositions des articles 48 à 66 du traité relatives à la libre circulation se trouve « dans une situation régie par le droit communautaire » et doit, en tant que telle, bénéficier d’ une « parfaite égalité de traitement … avec les ressortissants de l’ État membre » (arrêt du 2 février 1989, Cowan, 186/87, Rec. p. 195, point 10). Si, en principe, les règles qui régissent l’ inscription des noms dans les registres de l’ état civil relèvent du droit national plutôt que du droit communautaire, cela ne signifie évidemment pas que toute discrimination résultant de ces dispositions est exclue du domaine d’ application du traité. Cette constatation ressort clairement du point 19 de l’ arrêt Cowan.

22. On pourrait soutenir que certaines inégalités de traitement, spécialement les inégalités accidentelles qui aboutissent à des formes dissimulées de discrimination, ne sont pas suffisamment graves pour rentrer dans les interdictions prévues par le traité. La Commission semble suggérer que la discrimination subie par des ressortissants helléniques en l’ espèce n’ est interdite que si elle entraîne un désavantage tangible pour la personne concernée: ce pourrait être le cas, par exemple, si elle était obligée d’ utiliser la graphie non souhaitée de son nom à des fins commerciales ou professionnelles et subissait une perte de revenus en raison de l’ atteinte à son image ou si elle se heurtait à des difficultés de nature administrative.

23. On ne sait pas de façon certaine si M. Konstantinidis est contraint d’ utiliser la graphie déformée à des fins professionnelles et sociales, ainsi que dans ses rapports ordinaires avec les autorités allemandes, ou si cette graphie n’ est obligatoire que dans le registre des actes de mariage et les documents similaires. Certes, si M. Konstantinidis devait supporter une perte financière parce qu’ il est obligé d’ exercer sa profession sous un nom déformé, l’ argument selon lequel les questions dont il se plaint sont tellement banales et insignifiantes qu’ elles se situent en dehors du domaine d’ application du droit communautaire perdrait tout fondement.

24. Mais nous ne pensons pas qu’ il soit nécessaire de faire la preuve d’ un dommage réel de nature tangible pour mettre en oeuvre l’ interdiction de discrimination. Le droit communautaire ne considère pas le travailleur migrant (ou le migrant indépendant) simplement comme un agent économique et un facteur de production ayant droit aux mêmes conditions de salaire et de travail que les ressortissants de l’ État d’ accueil; il le considère comme un être humain qui a le droit de vivre dans cet État « dans des conditions objectives de liberté et de dignité » ((voir le cinquième considérant du préambule du règlement (CEE) n 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’ intérieur de la Communauté, JO L 257, p. 2)) et d’ être à l’ abri de toute différence de traitement susceptible de rendre sa vie moins confortable, matériellement et psychologiquement, que celle des nationaux. Cette thèse trouve un appui dans la jurisprudence de la Cour. Par exemple, dans son arrêt du 11 juillet 1985, Mutsch (137/84, Rec. p. 2681), la Cour a déclaré qu’ un travailleur migrant poursuivi devant une juridiction pénale devait bénéficier des mêmes droits en matière d’ emploi des langues que les ressortissants de l’ État d’ accueil.

25. Si M. Konstantinidis est tenu de s’ appeler « Hréstos Kónstantinidés » dans ses rapports avec les autorités allemandes, avec ses clients ou avec les firmes auprès desquelles il acquiert lui-même des biens ou des services (par exemple, lorsqu’ il assure sa voiture ou ouvre un compte bancaire), nous dirions dans ce cas que, même sans preuve de perte financière réelle, les inconvénients et le désagrément qui lui sont ainsi infligés suffisent à l’ autoriser à invoquer les interdictions prévues par le traité.

26. Peut-être M. Konstantinidis n’ est-il pas légalement obligé d’ utiliser la graphie désagréable de son nom dans sa vie sociale et professionnelle et n’ est-elle requise que dans les actes de l’ état civil (naissance, mariage, décès, etc.). On pourrait soutenir, si tel était le cas (la position n’ est pas entièrement claire, comme nous l’ avons observé) et que la graphie indésirable n’ était obligatoire que dans les archives poussiéreuses de l’ État ou sur certaines copies ou certains actes pouvant rester enfouis au fond d’ un tiroir, qu’ il n’ y a alors pas matière à se plaindre. Nous ne sommes pas d’ accord. La naissance, le mariage et le décès sont les événements les plus importants et les plus sacrés de la vie d’ une personne. Les inscriptions faites dans les registres de l’ état civil afin d’ acter ces événements et les extraits d’ actes correspondants délivrés à la personne concernée sont d’ une importance tellement évidente que le travailleur migrant devrait avoir le droit de demander, comme tout citoyen de l’ État d’ accueil, à être identifié correctement dans ces documents et à voir son nom écrit d’ une manière qui n’ est ni insultante ni offensante pour lui. D’ un point de vue purement pratique, il conviendrait, en tout état de cause, de noter que, même si M. Konstantinidis est légalement libre d’ écrire son nom comme il l’ entend à des fins sociales et professionnelles, il sera inévitablement incité à utiliser la graphie prescrite pour les documents officiels: des écarts dans l’ orthographe de son nom entre ces documents et sa pratique journalière pourraient le gêner et l’ embarrasser et seraient une source de confusion inutile pour toutes les personnes concernées. A l’ audience, M. Konstantinidis a soutenu de manière convaincante qu’ il lui serait très pénible d’ être contraint d’ adopter deux identités différentes: l’ une à usage officiel dans ses rapports avec l’ État allemand et l’ autre à usage social et professionnel.

27. En définitive, il est donc indifférent que la graphie déformée du nom de M. Konstantinidis soit requise simplement dans les documents officiels ou que l’ intéressé soit tenu également de l’ utiliser dans ses rapports sociaux et dans ses relations commerciales et qu’ il subisse de ce fait une perte financière. Même en ce qui concerne les entrées dans les registres officiels, il a droit au même traitement que les ressortissants allemands, à moins que la différence de traitement ne soit justifiée objectivement.

28. Le gouvernement allemand, tout en admettant que les ressortissants helléniques sont traités différemment des ressortissants d’ autres États membres, dans la mesure où seuls leurs noms subissent une translittération, soutient que la différence de traitement est justifiée objectivement, au motif qu’ elle est nécessaire pour permettre de lire les noms grecs dans d’ autres aires linguistiques. Nous ne sommes pas d’ accord avec cet argument. Évidemment, il est tout à fait justifié d’ exiger que les noms des travailleurs migrants helléniques soient écrits en caractères latins dans les onze États membres qui n’ utilisent pas l’ alphabet grec. Autrement, ils seraient incompréhensibles pour la plupart des fonctionnaires et des citoyens de l’ État d’ accueil. Mais cela ne signifie pas qu’ il soit objectivement justifié d’ écrire les noms grecs selon une graphie non phonétique, illogique, arbitraire, incompatible avec la pratique constante et offensante pour les personnes concernées.

29. Le gouvernement allemand n’ essaie pas de défendre les mérites du système de translittération ISO. Au lieu de cela, il tente de justifier l’ usage de ce système en faisant valoir qu’ il est prescrit par une convention internationale (à laquelle la République hellénique a, elle aussi, adhéré) et garantit ainsi la cohérence et l’ uniformité puisque les noms grecs seront écrits de la même façon dans tous les États contractants. Cet argument présente quelques faiblesses. Premièrement, on peut se demander si l’ uniformité est nécessaire ou souhaitable. Le gouvernement allemand ne précise pas quels seraient les problèmes si la translittération des noms grecs pouvait varier de pays à pays, selon les différentes valeurs phonétiques attribuées aux caractères latins. Il ne suggère pas que la fraude fiscale et la fraude en matière de sécurité sociale, ou la criminalité en général, seraient grandement facilitées. Deuxièmement, la convention en question n’ assure pas, en fait, l’ uniformité, puisque seuls sept États (dont cinq États membres) y ont adhéré (4). Troisièmement, même si l’ uniformité était souhaitable, on voit difficilement ce qui pourrait justifier qu’ elle soit réalisée au moyen d’ un système de translittération causant une grave distorsion phonétique, quelle que soit la langue cible. Il est douteux qu’ il existe une langue au monde dans laquelle des noms écrits « Hréstos » et « Puharés » se prononceraient d’ une façon ressemblant de loin aux noms grecs ******* (Christos) et ******* (Psycharis).

30. Finalement, nous ne pensons pas que l’ adhésion de la République hellénique à la convention du 13 septembre 1973 ait modifié beaucoup la situation. Il est peut-être étrange que le gouvernement hellénique s’ oppose à présent à l’ utilisation d’ un système de translittération qui est prescrit, indirectement, par une convention à laquelle il est lui-même partie. Une explication possible est l’ ignorance par le gouvernement hellénique, lorsqu’ il a adhéré à la convention le 19 mars 1987, de l’ adoption ultérieure par l’ ISO d’ un système de translittération qu’ il désapprouve fermement. De toute façon, il est évident que, si M. Konstantinidis est autorisé, en vertu du droit communautaire, à s’ opposer à la graphie incorrecte de son nom, il ne saurait être privé de ce droit par la convention du 13 septembre 1973 ou par l’ adhésion de la République hellénique à cette convention en 1987.

b) La question des droits fondamentaux

31. Puisqu’ il résulte de nos considérations précédentes que la présente affaire peut être tranchée sur la base de la discrimination, il n’ est pas strictement nécessaire, à notre avis, d’ examiner la question des droits fondamentaux. Cependant, puisque la question a été soulevée et revêt une importance générale, nous allons la traiter en détail.

32. L’ Amtsgericht Tuebingen observe dans son ordonnance de renvoi que l’ attitude des autorités allemandes à l’ égard de M. Konstantinidis pourrait constituer une atteinte à son droit général à l’ identité. Il s’ agit probablement d’ une référence à l’ article 2 du Grundgesetz (Constitution allemande), aux termes duquel toute personne a le droit de développer sa personnalité pourvu qu’ elle ne porte pas atteinte aux droits d’ autrui et qu’ elle n’ agisse pas en violation de l’ ordre constitutionnel ou de la moralité publique. La juridiction allemande songe peut-être également à l’ article 1er, paragraphe 1, du Grundgesetz, lequel dispose que la dignité de la personne est inviolable et doit être protégée par toutes les institutions de l’ État.

33. La Commission se réfère expressément à l’ article 2 du Grundgesetz ainsi qu’ aux articles 5 et 8 de la convention européenne des droits de l’ homme. L’ article 5 reconnaît le droit à la liberté et à la sûreté, tandis qu’ en vertu de l’ article 8 toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Pour la Commission, une réglementation qui impose une graphie particulière d’ un nom peut, dans certaines circonstances, porter atteinte aux droits fondamentaux protégés par le droit communautaire. Ce serait notamment le cas si cette exigence portait atteinte au droit de libre circulation garanti par le traité.

34. A notre avis, deux questions doivent être examinées. En premier lieu, il est nécessaire de décider si le traitement dont fait l’ objet M. Konstantinidis en ce qui concerne la graphie de son nom est contraire à la convention européenne des droits de l’ homme ou à tout autre instrument ou principe constitutionnel relatifs aux droits de la personne humaine dont la Cour doit assurer le respect dans la sphère du droit communautaire. Si tel est le cas, il faudra déterminer, en second lieu, si le simple fait de l’ exercice, par M. Konstantinidis, de son droit à la liberté d’ établissement au titre de l’ article 52 du traité suffit à porter l’ affaire dans la sphère du droit communautaire à cette fin, c’ est-à-dire si les États membres sont tenus, en droit communautaire, de respecter les droits fondamentaux des personnes qui exercent les droits de libre circulation que leur confère le traité.

35. La convention européenne des droits de l’ homme ne contient aucune disposition qui affirme expressément le droit de la personne à son nom et à son identité personnelle. A cet égard, elle se démarque nettement de la convention américaine des droits de l’ homme, dont l’ article 18 prévoit que: « Toute personne a droit à un prénom et aux noms de ses parents ou à celui de l’ un d’ eux. » Cet instrument ne fait évidemment pas partie de l’ ordre juridique communautaire. Un instrument dont la Cour a parfois voulu s’ inspirer en tant que source de droits fondamentaux est le pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’ Assemblée générale des Nations unies en 1966. Le pacte, qui a été ratifié par tous les États membres sauf la République hellénique, a été cité par la Cour dans ses arrêts du 18 octobre 1989, Orkem/Commission (374/87, Rec. p. 3283, point 31), et du 18 octobre 1990, Dzodzi (C-297/88 et C-197/89, Rec. p. I-3763, point 68). L’ article 24, paragraphe 2, du pacte dispose que: « Tout enfant doit être enregistré immédiatement après sa naissance et avoir un nom. » On pourrait effectivement inférer de cette disposition que, si les personnes ont le droit d’ avoir un nom à la naissance, elles ont le droit de garder ce nom tout au long de leur vie et de s’ opposer à des changements d’ orthographe injustifiés.

36. Plus surprenante que l’ omission, dans la convention européenne des droits de l’ homme, d’ une référence spécifique au droit de la personne à son nom et à son identité personnelle est l’ absence d’ une disposition générale reconnaissant le droit de la personne au respect de sa dignité et de son intégrité morale (à l’ exception de l’ interdiction, à l’ article 3, des « traitements … dégradants », indubitablement destinée, dans son contexte, à avoir une portée plus limitée). Cette omission est réparée dans une certaine mesure par les dispositions inscrites dans les Constitutions de nombreux États membres, y compris, comme nous l’ avons vu, dans le Grundgesetz allemand.

37. En vertu de l’ article 10, paragraphe 1, de la Constitution espagnole, la dignité de la personne et le libre développement de sa personnalité constituent, notamment, les fondements de l’ ordre politique et de la paix sociale. L’ article 15 reconnaît à chacun le droit à la vie et à l’ intégrité physique et morale, tandis que l’ article 18 garantit le droit à l’ honneur, à la vie privée personnelle et familiale et à l’ image individuelle. Au Portugal, l’ article 25 de la Constitution dispose que l’ intégrité morale et physique des personnes est inviolable, tandis que l’ article 26, paragraphe 1, reconnaît, notamment, à chacun le droit à son identité personnelle, à son nom et à sa réputation, à son image et à sa vie privée. En vertu de l’ article 2 de la Constitution hellénique, le respect et la protection de la valeur de la personne humaine constituent la première obligation de l’ État. L’ article 5 reconnaît à toute personne le droit de développer librement sa personnalité. En Irlande, l’ article 40, paragraphe 1, de la Constitution déclare que tous les citoyens, en tant que personnes humaines, sont égaux devant la loi. En vertu de l’ article 40, paragraphe 3, point 1), l’ État garantit le respect des droits fondamentaux du citoyen, tandis que, en vertu de l’ article 40, paragraphe 3, point 2), l’ État protège en particulier la vie, la personne, la réputation et les droits de propriété de chaque citoyen. L’ article 40, paragraphe 3, ne se limite pas aux droits spécifiques qui y sont énoncés, mais peut être étendu à tous les droits qui « résultent de la nature chrétienne et démocratique de l’ État » (Ryan/Attorney General 1965 IR 294, selon Kenny, J.). En Italie, l’ article 3 de la Constitution reconnaît à tous les citoyens une « égale dignité sociale » et l’ article 22 dispose que nul ne peut, pour des raisons politiques, être privé de sa capacité juridique, de sa citoyenneté ou de son nom.

38. Le dernier exemple présente un intérêt particulier, parce qu’ il s’ agit, à notre connaissance, de la seule disposition constitutionnelle, dans un État membre, qui interdise expressément à l’ État de priver un citoyen de son nom. Cette interdiction s’ explique par le fait que, pendant la période fasciste de l’ histoire de l’ Italie, certaines minorités ethniques ont été obligées d’ italianiser leurs noms (voir de Siervo, U.: « Commentario della Costituzione », publié par G. Branca, Rapporti civili, articles 22 et 23, 1978, p. 20). A première vue, les termes « pour des raisons politiques » pourraient donner à penser que les citoyens peuvent être privés de leur nom pour des raisons « non politiques ». La doctrine suggère, toutefois, que ce n’ est pas le cas et que le jus nominis garanti par la Constitution italienne est un droit absolu, qui n’ est soumis à aucune limitation (Falzone, V., Palermo, F., et Cosentino, F.: La Costituzione della Repubblica italiana, 1969, p. 87).

39. Les dispositions évoquées ci-dessus en particulier, et les traditions constitutionnelles des États membres en général, permettent de conclure à l’ existence d’ un principe selon lequel l’ État doit respecter non seulement le bien-être physique de l’ individu, mais aussi sa dignité, son intégrité morale et son sentiment d’ identité personnelle. Nous ne pensons pas qu’ il puisse exister le moindre doute quant à la violation de ces « droits moraux », dans l’ hypothèse où un État contraint une personne à abandonner ou à modifier son nom, à moins que, en tout cas, il n’ agisse ainsi pour une très bonne raison (par exemple, si le nom, utilisé à des fins commerciales, crée une confusion avec les marchandises d’ un autre commerçant, il peut être justifié de restreindre l’ usage du nom à ces fins).

40. Le droit d’ une personne à son nom est fondamental dans tous les sens du terme. Après tout, que sommes-nous sans nom? C’ est notre nom qui distingue chacun de nous du reste de l’ humanité. C’ est notre nom qui nous donne un sentiment d’ identité, de dignité et d’ estime de soi. Priver une personne de son nom légitime constitue l’ ultime dégradation, comme le montre la pratique habituelle des régimes pénaux répressifs qui consiste à substituer un numéro au nom du prisonnier. Dans le cas de M. Konstantinidis, la violation de ses droits moraux, s’ il est obligé de porter le nom de « Hréstos » au lieu de « Christos », est particulièrement grave: non seulement son origine ethnique n’ apparaît plus, puisque « Hréstos » n’ a ni l’ aspect ni la consonance d’ un nom grec et a un parfum vaguement slave, mais, en outre, il est porté atteinte à ses sentiments religieux, étant donné que le caractère chrétien de son nom disparaît. A l’ audience, M. Konstantinidis a observé qu’ il devait son nom à sa date de naissance (le 25 décembre), Christos étant le nom grec du fondateur de la religion chrétienne – et non « hréstienne ».

41. Eu égard aux considérations qui précèdent, il ne serait pas exact d’ affirmer, selon nous, que la façon dont les autorités allemandes traitent M. Konstantinidis est nécessairement compatible avec la convention européenne des droits de l’ homme pour la simple raison que cette dernière ne contient pas de dispositions expresses reconnaissant le droit de la personne à son nom ou protégeant son intégrité morale. Au contraire, nous estimons qu’ il devrait être possible, par le biais d’ une interprétation large de l’ article 8 de la convention, de considérer que cette dernière protège effectivement le droit de l’ individu de s’ opposer à une ingérence injustifiée dans son nom.

42. La question la plus difficile est celle de déterminer si une personne qui exerce son droit de libre circulation au titre des articles 48, 52 ou 59 du traité peut invoquer le droit communautaire pour s’ opposer à un traitement qui porte atteinte à ses droits fondamentaux. Sur ce point, la jurisprudence de la Cour s’ est considérablement développée dans les années récentes. L’ exposé le plus complet de la position actuelle est contenu dans l’ arrêt du 18 juin 1991, ERT (C-260/89, Rec. p. I-2925), dans lequel la Cour a déclaré que:

« 41 S’ agissant de l’ article 10 de la convention européenne des droits de l’ homme, mentionné aux neuvième et dixième questions, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, que selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. A cet effet, la Cour s’ inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’ homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré (voir, notamment, arrêt du 14 mai 1974, Nold, 4/73, Rec. p. 491, point 13). La convention européenne des droits de l’ homme revêt, à cet égard, une signification particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p. 1651, point 18). Il en découle que, comme la Cour l’ a affirmé dans l’ arrêt du 13 juillet 1989, Wachauf (5/88, Rec. p. 2609, point 19), ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect des droits de l’ homme ainsi reconnus et garantis.

42 Selon sa jurisprudence (voir les arrêts du 11 juillet 1985, Cinéthèque, 60/84 et 61/84, Rec. p. 2605, point 26, et du 30 septembre 1987, Demirel, 12/86, Rec. p. 3719, point 28), la Cour ne peut apprécier, au regard de la convention européenne des droits de l’ homme, une réglementation nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire. En revanche, dès lors qu’ une telle réglementation entre dans le champ d’ application du droit communautaire, la Cour, saisie à titre préjudiciel, doit fournir tous les éléments d’ interprétation nécessaires à l’ appréciation, par la juridiction nationale, de la conformité de cette réglementation avec les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect, tels qu’ ils résultent, en particulier, de la convention européenne des droits de l’ homme.

43 En particulier, lorsqu’ un État membre invoque les dispositions combinées des articles 56 et 66 pour justifier une réglementation qui est de nature à entraver l’ exercice de la libre prestation des services, cette justification, prévue par le droit communautaire, doit être interprétée à la lumière des principes généraux du droit et notamment des droits fondamentaux. Ainsi, la réglementation nationale en cause ne pourra bénéficier des exceptions prévues par les dispositions combinées des articles 56 et 66 que si elle est conforme aux droits fondamentaux dont la Cour assure le respect.

44 Il s’ ensuit que, dans un tel cas, il incombe au juge national et, le cas échéant, à la Cour d’ apprécier l’ application de ces dispositions, eu égard à toutes les règles du droit communautaire, y inclus la liberté d’ expression, consacrée par l’ article 10 de la convention européenne des droits de l’ homme, en tant que principe général du droit dont la Cour assure le respect."

43. Cet arrêt n’ établit pas clairement, d’ une manière ou d’ une autre, si M. Konstantinidis peut, en droit communautaire, invoquer la protection de ses droits fondamentaux dans les circonstances de l’ espèce. On relèvera les points suivants.

44. Premièrement, on ne saurait affirmer que les réglementations en cause en l’ espèce se situent entièrement en dehors du champ d’ application du droit communautaire, puisqu’ elles sont susceptibles, lorsqu’ elles s’ appliquent aux travailleurs migrants, de causer un préjudice particulier aux ressortissants d’ un État membre. Deuxièmement, il existe à présent au moins deux situations dans lesquelles le droit communautaire impose que soit vérifiée la conformité de la législation nationale avec les droits fondamentaux, à savoir a) lorsque la législation nationale met en oeuvre le droit communautaire (point 19 de l’ arrêt Wachauf) et b) lorsqu’ une disposition du traité dérogeant au principe de la libre circulation est invoquée pour justifier une restriction à la libre circulation (point 43 de l’ arrêt ERT). Il est donc évident que, si, comme nous l’ avons suggéré, le traitement dont M. Konstantinidis fait l’ objet de la part des autorités allemandes constitue une discrimination interdite par les articles 7 et 52 du traité, il ne saurait être question que ce traitement soit justifié par des raisons d’ ordre public au titre de l’ article 56, paragraphe 1, s’ il porte atteinte aux droits fondamentaux de l’ intéressé.

45. Mais supposons que l’ on considère que le traitement imposé par les autorités allemandes à M. Konstantinidis n’ est pas discriminatoire. Cela signifie-t-il qu’ il ne saurait être contraire à l’ article 52, bien qu’ il porte atteinte aux droits fondamentaux de M. Konstantinidis? Les implications de cette question apparaîtront peut-être plus facilement à la lumière d’ un exemple plus dramatique. Supposons qu’ un État membre introduise un code pénal draconien en vertu duquel le vol est punissable de l’ amputation de la main droite. Un ressortissant d’ un autre État membre se rend dans ce pays en exerçant les droits de libre circulation que lui confèrent les articles 48 et suivants du traité, vole une miche de pain et est condamné à avoir la main droite coupée. Cette peine constituerait sans nul doute une sanction inhumaine et dégradante, contraire à l’ article 3 de la convention européenne des droits de l’ homme. Mais constituerait-elle également une atteinte aux droits de la personne au titre du droit communautaire, même si elle était appliquée de façon non discriminatoire? Nous pensons que oui.

46. A notre avis, un ressortissant communautaire qui se rend dans un autre État membre en qualité de travailleur salarié ou non salarié au sens des articles 48, 52 ou 59 du traité n’ a pas seulement le droit de poursuivre son entreprise ou sa profession et de bénéficier des mêmes conditions de vie et de travail que les ressortissants de l’ État d’ accueil; il a droit, en outre, à l’ assurance que, où qu’ il se rende pour gagner sa vie dans la Communauté, il sera traité selon un code commun de valeurs fondamentales, en particulier celles inscrites dans la convention européenne des droits de l’ homme. En d’ autres termes, il a le droit d’ affirmer « civis europeus sum » et d’ invoquer ce statut pour s’ opposer à toute violation de ses droits fondamentaux.

47. On pourrait opposer trois arguments à cette proposition: premièrement, elle serait incompatible avec la jurisprudence existante de la Cour, selon laquelle l’ article 52 a généralement été compris comme une simple interdiction de discrimination à l’ encontre des ressortissants d’ autres États membres (voir, par exemple, Troberg, P.: Kommentar zum EWG-Vertrag, Von der Groeben, Thiesing et Ehlermann, 4e édition, 1991, paragraphes 37 et 38 relatifs à l’ article 52, p. 952); deuxièmement, elle aboutirait à une discrimination « à rebours » à l’ encontre des ressortissants de l’ État d’ accueil; troisièmement, elle créerait un chevauchement entre la compétence de la Cour de justice et celle de la Cour européenne des droits de l’ homme, avec la possibilité de décisions contradictoires. Aucun de ces arguments n’ est convaincant.

48. En ce qui concerne le premier argument, bien que la plupart des affaires dans lesquelles la Cour a reconnu une violation de l’ article 52 concernent des mesures discriminatoires, nous ne pensons pas qu’ il faille interpréter la jurisprudence en ce sens qu’ une mesure ne saurait jamais être contraire à l’ article 52 pour la simple raison qu’ elle n’ est pas discriminatoire (voir, d’ une part, les commentaires de l’ avocat général M. Lenz dans l’ affaire Commission/Belgique, 221/85, Rec. 1987, p. 719, 728, et, d’ autre part, les commentaires de l’ avocat général M. Van Gerven dans l’ affaire Vlassopoulou, C-340/89, Rec. 1991, p. I-2357, 2365, point 10). Il n’ est peut-être pas déraisonnable, au regard des obstacles techniques à la liberté d’ établissement, que les personnes qui se rendent dans un autre État membre doivent se conformer à la législation locale (par exemple une règle imposant aux restaurateurs d’ avoir quelques années d’ expérience dans la restauration), bien que nous nous demandions si, même à un niveau technique, une restriction disproportionnée ou entièrement dépourvue de justification pourrait s’ appliquer à l’ encontre d’ un ressortissant d’ un autre État membre (voir l’ arrêt du 16 juin 1992, Commission/Luxembourg, C-351/90, Rec. p. I-3945, point 14). Mais, lorsqu’ une violation de droits fondamentaux est en cause, nous ne voyons pas comment le caractère non discriminatoire de la mesure peut la faire sortir du champ d’ application de l’ article 52. En effet, la thèse selon laquelle un État membre peut violer les droits fondamentaux des ressortissants d’ autres États membres, pourvu qu’ il traite ses propres ressortissants de la même manière, est indéfendable.

49. En ce qui concerne le deuxième argument, nous ne pensons pas que le risque de discrimination à rebours puisse être valablement invoqué pour limiter la portée des droits conférés par le traité aux personnes qui cherchent à gagner leur vie dans un autre État membre. L’ idée que les dispositions du traité en matière de libre circulation prohibent simplement les mesures discriminatoires a été abandonnée depuis longtemps à l’ égard des marchandises (dans l’ arrêt du 20 février 1979, dit « Cassis de Dijon » Rewe-Zentral, C-120/78, Rec. p. 649) et plus récemment à l’ égard des prestations de services (arrêt du 25 juillet 1991, Saeger, C-76/90, Rec. p. I-4221, point 12). Une fois admis que le traité exige davantage que la suppression des discriminations, il s’ ensuit inévitablement qu’ un État membre peut être tenu, dans certaines circonstances, de réserver aux producteurs ou aux travailleurs d’ autres États membres un traitement plus favorable que celui qu’ il accorde à ses propres producteurs et travailleurs.

50. En ce qui concerne le troisième argument, le danger d’ un chevauchement entre la compétence de la Cour de justice et celle de la Cour européenne des droits de l’ homme ne serait, en fait, pas très grand. La Cour européenne des droits de l’ homme a toujours souligné que sa compétence était subsidiaire, en ce sens qu’ il appartient d’ abord aux autorités nationales et aux juridictions nationales d’ appliquer la convention (voir spécialement l’ arrêt de cette juridiction du 23 juillet 1968 sur le fond de l’ affaire « linguistique belge », Série A, n 6, p. 35, point 10 in fine, l’ arrêt du 7 décembre 1976, Handyside, Série A, n 24, p. 22, point 48, et l’ arrêt du 15 juillet 1982, Eckle, Série A, n 51, p. 30 et 31, point 66 in fine). En tout état de cause, les demandeurs doivent d’ abord, en vertu de l’ article 26 de la convention, épuiser les voies de recours internes, ce qui inclut naturellement la possibilité d’ un renvoi préjudiciel au titre de l’ article 177 du traité. Ainsi, une extension par la Cour des circonstances dans lesquelles la convention peut être invoquée dans le cadre du droit communautaire aurait simplement pour effet d’ augmenter les chances de trouver une solution dans l’ ordre juridique interne sans qu’ il ne soit nécessaire de saisir les organes institués par la convention.

51. Quant à l’ éventualité de décisions contradictoires sur l’ interprétation de la convention, elle existe depuis que la Cour a reconnu la possibilité d’ invoquer la convention dans le cadre du droit communautaire. Cette possibilité n’ a apparemment pas causé de problèmes sérieux. Il serait de toute façon paradoxal que l’ existence de la convention et le système instauré par elle aient pour effet de réduire la protection accordée par le droit national ou le droit communautaire.

Conclusion

52. Nous estimons, en conséquence, qu’ il conviendrait de répondre aux questions déférées à la Cour par l’ Amtsgericht Tuebingen de la façon suivante:

« Lorsqu’ un ressortissant d’ un État membre s’ établit, conformément à l’ article 52 du traité, dans un autre État membre qui utilise un alphabet différent de celui utilisé dans son propre État, les règles ou pratiques de l’ État d’ accueil qui imposent l’ inscription de son nom dans les registres de l’ état civil, contre sa volonté, selon une translittération qui, dans des circonstances telles que celles de l’ espèce, méconnaît gravement la prononciation correcte du nom, enfreignent les articles 7 et 52 du traité. »

(*) Langue originale: l’ anglais.

(1) La seule version du système déposée devant la Cour est un projet joint aux observations du gouvernement hellénique (Draft international standard ISO/DIS 843.2). Ce projet constitue apparemment une proposition de révision d’ une norme adoptée en 1968. On ignore si le projet a été adopté ou non, mais il semble effectivement avoir été suivi par la personne qui a traduit l’ acte de naissance de M. Konstantinidis pour le compte de l’ Amtsgericht Tuebingen.

(2) Aucune explication n’ a été fournie quant à l’ utilisation d’ accents aigus au lieu de traits horizontaux. Il se pourrait tout simplement que les machines à écrire ou de traitement de texte utilisées par les autorités allemandes, à l’ instar de celles de la Cour, inscrivent difficilement des traits horizontaux au-dessus des lettres.

(3) Le « P » de « Puharés » a été écrit sans accent aigu parce que les machines de traitement de texte de la Cour ne peuvent pas placer des accents sur des lettres majuscules.

(4) Les États en question sont la république d’ Autriche, la République fédérale d’ Allemagne, la République hellénique, la République italienne, le grand-duché de Luxembourg, le royaume des Pays-Bas et la république de Turquie; voir Bowman and Harris: Multilateral Treaties, Index and Current Status, 1984, p. 378 (sixième supplément cumulatif, 1989).

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CJCE, n° C-168/91, Conclusions de l'avocat général de la Cour, Christos Konstantinidis contre Stadt Altensteig - Standesamt et Landratsamt Calw - Ordnungsamt, 9 décembre 1992