CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE REFAH PARTISI (PARTI DE LA PROSPERITE) ET AUTRES c. TURQUIE, 31 juillet 2001, 41340/98 et autres

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Chronologie de l’affaire

Commentaires2

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Village Justice · 29 janvier 2014

La prostitution est un sujet qui anime de nombreux débats n'aboutissant pas à une prise de position claire sur la question de la reconnaissance ou de l'éradication de la prostitution. Il s'agit d'une question difficile pour les pouvoirs publics telle que l'interdiction générale tout comme la règlementation totale de la prostitution peuvent nuire aux droits fondamentaux de l'individu. En effet, la prostitution peut être à la fois permise au nom de la liberté personnelle et interdite au nom du respect de la dignité humaine. Dans quelle mesure, le recours aux droits fondamentaux …

 

Revue Générale du Droit

Aujourd'hui, la succession rapide d'attentats terroristes peut impliquer une réaction des autorités politiques qui se révélerait a posteriori excessive1. Par ailleurs, l'instrumentalisation et la médiatisation accrue de certains clivages religieux ne semblent pas participer à l'apaisement des risques pesant sur l'ordre public. C'est donc dans ce contexte particulier, caractérisé par la mise en œuvre de l'état d'urgence2, qu'une ordonnance de référé a été rendue le 6 août 2016 par le Conseil d'État. Il s'agissait de savoir si le port du burkini, vêtement de bain qui se veut compatible avec …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Troisième Section), 31 juill. 2001, n° 41340/98 et autres
Numéro(s) : 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Dahlab c. Suisse (déc.), n° 42393/98, 15 février 2001, CEDH 2000-...
Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2549, § 58
Zaoui c. Suisse (déc.), n° 41615/98, 18 janvier 2001, non publiée
Organisation mentionnée :
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusion : Non-violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté d'association)
Identifiant HUDOC : 001-64174
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2001:0731JUD004134098
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Sur les parties

Texte intégral

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE REFAH PARTİSİ (PARTI DE LA PROSPÉRITÉ)

ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 41340/98, 41342/98, 41343/98, 41344/98)

ARRÊT

STRASBOURG

31 juillet 2001

CETTE AFFAIRE A ETE RENVOYEE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE,

QUI A RENDU SON ARRÊT LE

13/02/2003

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Refah Partisi (Parti de la prospérité), et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.J.-P. Costa, président,
W. Fuhrmann,
L. Loucaides,
R. Türmen
SirNicolas Bratza,
MmeH.S. Greve,
M.K. Traja, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 octobre 2000, 16 janvier 2001 et 10 juillet 2001,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98) dirigées contre la République de Turquie et dont un parti politique de droit turc, le Refah Partisi (Parti de la prospérité, ci-après « le R.P. ») et trois resortissants turcs, Necmettin Erbakan, Şevket Kazan et Ahmet Tekdal (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 mai 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Mes Yasar Gürkan, avocat au barreau d’Istanbul, et Laurent Hincker, avocat au barreau de Strasbourg (France). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son coagent, M. Ergun Özbudun, professeur d’université.

3.  Les requérants alléguaient en particulier que la dissolution du R.P. par la Cour constitutionnelle turque et les restrictions temporelles apportées à certains droits politiques des autres requérants, dirigeants de ce parti à l’époque des faits, emportaient violation des articles 9, 10, 11, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 3 du Protocole n° 1.

4.  Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5.  Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6.  La chambre a décidé de joindre les requêtes (article 43 § 1 du règlement).

7.  Par une décision du 3 octobre 2000, elle les a déclarées partiellement recevables.

8.   Le Gouvernement a déposé des observations écrites complémentaires le 11 décembre 2000.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 16 janvier 2001 (article 59 § 2 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MM. E. Özbudun,  coagent ;
Y. Belet,
M. Özmen,
Mme D. Akçay,
M. E. Ergül,
Mlle A. Günyaktı,
Mlle İ. Altıntaş, conseils ;

–  pour les requérants
MM.L. Hincker, conseil ;
M. Kamalak,
MlleM. Lemaitre, conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Özbudun et Hincker.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Le R.P. fut fondé le 19 juillet 1983. Il participa à plusieurs élections législatives ou municipales. Finalement, il obtint approximativement 22% des voix aux élections législatives de 1995 et environ 35% des voix aux élections municipales du 3 novembre 1996.

A l’issue des élections législatives de 1995, le R.P. devint le premier parti politique turc avec un total de 158 sièges à la Grande Assemblée nationale de Turquie (qui comprend 450 sièges au total).  Le 28 juin 1996, le R.P. accéda au pouvoir en formant un gouvernement de coalition avec le Parti de Doğru Yol (Parti de la juste voie), de tendance centre-droite, dirigé par Mme Tansu Çiller.

11.  Le 21 mai 1997, le procureur général près la Cour de cassation saisit la Cour constitutionnelle turque d’une action en dissolution du R.P. Il reprochait au R.P. de constituer un « centre » (mihrak) d’activités contraires au principe de laïcité. A l’appui de sa demande, le procureur général invoquait notamment les actes et propos suivants des dirigeants et membres du R.P.  :

‑  Le président et les autres dirigeants du R.P. soutenaient, dans toutes leurs interventions publiques, le port du foulard islamique dans les écoles publiques et dans les locaux d’administrations publiques, alors que la Cour constitutionnelle avait déjà déclaré que cela allait à l’encontre du principe de laïcité inscrit dans la Constitution.

‑  Lors d’une réunion relative à la révision constitutionnelle, le président du R.P., Necmettin Erbakan, avait formulé des propositions tendant à abolir le système laïque de la République. Il avait suggéré que les fidèles de chaque mouvement religieux suivent les règles propres à leur organisation et non plus les règles de droit de la République.

‑  Le 13 avril 1994, Necmettin Erbakan avait posé devant le groupe parlementaire du R.P. à l’Assemblée nationale la question de savoir si le changement de l’ordre social dans le sens prévu par son parti allait être  « pacifique ou violent, et se faire en douceur ou dans le sang ».

‑  Lors d’un séminaire tenu en janvier 1991 à Sivas, Necmettin Erbakan avait invité les musulmans à adhérer au sein du R.P.  Selon M. Erbakan, seul son parti pouvait instaurer la suprématie du Coran à l’issue d’une guerre sainte (djihad) et pour cette raison, les musulmans devaient verser leurs dons au R.P. au lieu de les distribuer à des tiers.

‑  Pendant la période de Ramadan, Necmettin Erbakan avait accueilli les chefs des mouvements islamistes dans la résidence réservée au Premier ministre et leur avait ainsi manifesté son soutien.

‑  Plusieurs membres du R.P., y compris ceux qui remplissaient des fonctions officielles importantes, avaient prôné, dans leurs discours publics, le remplacement du système politique laïque par un régime théocratique. Ces personnes avaient également plaidé pour l’élimination des opposants de ce projet, si nécessaire par la force. Le R.P., en se refusant à engager des procédures disciplinaires contre ces membres et même, dans certains cas, en facilitant la diffusion de leurs discours, avait tacitement adopté ces points de vue.

‑  Un député du R.P., İbrahim Halil Çelik, avait indiqué le 8 mai 1997, devant les journalistes dans les couloirs du parlement, que le sang allait couler si on tentait de fermer les écoles religieuses İmam-Hatip (écoles formant les futurs fonctionnaires religieux), que la situation pourrait être pire qu’en Algérie, que personnellement il désirait que le sang coule pour que la démocratie s’installe dans le pays et qu’il répliquerait à celui qui le frapperait, et enfin qu’il se battrait jusqu’au bout pour l’instauration de la Charia (la loi islamique).

‑  Le  ministre de la Justice, Şevket Yılmaz (député et président adjoint du R.P.), afin de marquer son soutien au maire de Sincan, lui avait rendu visite dans la maison d’arrêt où ce dernier se trouvait en détention provisoire, après son inculpation pour avoir fait l’apologie des groupes terroristes islamistes internationaux.

Le procureur fit également observer que le R.P. n’avait engagé aucune poursuite disciplinaire contre les auteurs des actes et propos susmentionnés.

12.  Le 7 juillet 1997, le procureur général présenta à la Cour constitutionnelle de nouvelles preuves à l’encontre dudit parti.

13.  Le 4 août 1997, les représentants du R.P. présentèrent leurs observations écrites en défense.  Dans leurs observations, ils invoquèrent les textes internationaux concernant la protection des droits de l’Homme, notamment la Convention, et firent observer que ces textes faisaient partie de la législation turque. Ils rappelèrent ensuite la jurisprudence de la Commission, qui avait conclu à la violation de l’article 11 de la Convention dans les affaires concernant le Parti communiste unifié de Turquie et le Parti socialiste. Ils se référèrent également à la jurisprudence de la Cour et de la Commission sur les restrictions à la liberté d’expression et à la liberté d’association autorisées par les deuxièmes paragraphes des articles 10 et 11 de la Convention. Ils soutinrent que la dissolution du R.P. n’était ni fondée sur un besoin social impérieux ni nécessaire dans une société démocratique. Pour les représentants du R.P., la dissolution de leur parti ne se justifiait pas non plus par l’application du critère du « danger manifeste et immédiat » établi par la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique.

14.  Par ailleurs, les représentants du R.P. réfutèrent la thèse du procureur général selon laquelle le parti constituait un « centre » d’activités portant atteinte à la nature laïque de la République. Ils soutinrent que les critères établis par la loi portant réglementation des partis politiques afin de qualifier un parti politique de « centre d’activités contraires à la Constitution » n’avaient pas été réunis en l’espèce. Ils firent observer, entre autres, que le parquet n’avait pas notifié d’avertissement au R.P. (qui avait quatre millions de membres) pour que ce dernier procède à un éventuel renvoi de ses membres dont les actes auraient enfreint les dispositions du code pénal.

15.  Les représentants du R.P. exposèrent également leur point de vue sur la notion de laïcité. Ils firent valoir que le principe de laïcité impliquait le respect de toutes les croyances et que le R.P. avait fait preuve de ce respect dans la vie politique.

16.  Les représentants des requérants alléguèrent que le parquet, lorsqu’il avait reproché à Necmettin Erbakan de soutenir l’usage de la force au plan politique et de violer le principe de laïcité, n’avait invoqué que de simples extraits de ses discours en remaniant leur sens et sans tenir compte de l’ensemble des textes. Ils ajoutèrent que ces propos étaient couverts par l’immunité parlementaire dont bénéficiait M. Erbakan. Ils notèrent par ailleurs que le dîner offert par celui-ci aux hauts fonctionnaires de la direction des Affaires religieuses et aux anciens de la faculté des sciences théologiques avait été présenté par le parquet comme une réception organisée pour les dirigeants des mouvements religieux, d’ailleurs prohibés par la loi depuis 1925.

17.  Quant aux propos des autres dirigeants et membres du R.P. mis en cause par le parquet, les représentants du R.P. observèrent qu’ils n’étaient constitutifs d’aucune infraction pénale. 

Ils firent valoir qu’aucun de ces députés n’avait le pouvoir de représenter le R.P. et n’occupait un poste au sein du parti. Selon les représentants du R.P., le parquet n’avait pas déclenché la procédure prévue par la loi portant réglementation des partis politiques afin de donner au R.P. l’occasion de mettre éventuellement en cause l’appartenance de ces personnes au parti : les responsables du R.P. avaient été informés pour la première fois par le réquisitoire du procureur des propos incriminés dans cette affaire. Les trois députés mis en cause avaient été exclus du parti. Ainsi, celui-ci avait fait le nécessaire afin de ne pas constituer le « centre » d’activités illégales au sens de la loi portant réglementation des partis politiques.

18.  Le 5 août 1997, le procureur général présenta à la Cour constitutionnelle ses observations sur le fond de l’affaire. Il allégua que selon la Convention et la jurisprudence des tribunaux nationaux en matière de droit constitutionnel, rien n’obligeait les Etats à tolérer l’existence de partis politiques visant la destruction de la démocratie et du principe de la prééminence du droit (rule of law). De l’avis du procureur, le R.P., en se qualifiant d’Armée pour le djihad et en affichant son intention de remplacer la législation de la République par la Charia, avait montré que ses objectifs étaient incompatibles avec les exigences d’une société démocratique. Le but du R.P. d’établir un système multi-juridique (dans lequel chaque groupe serait régi par un ordre juridique conforme aux convictions religieuses de ses membres) constituait, selon le procureur, la première étape dans le processus visant à substituer un régime théocratique à la République.

19.  Dans leurs observations relatives au fond de l’affaire, les représentants du R.P. réitérèrent que la dissolution de leur parti ne pouvait se fonder sur aucune des restrictions prévues par le deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention. Ils ajoutèrent que l’article 17 de la Convention ne pouvait s’appliquer en l’espèce, le R.P. n’ayant aucun point commun avec les partis politiques visant l’instauration d’un régime totalitaire. Ils ajoutèrent que le système multi-juridique qu’il proposait visait en fait à favoriser la liberté de conclure des contrats et la liberté de choisir son juge.

20.  Le 11 novembre 1997, le procureur général près la Cour de cassation présenta oralement ses observations. Les 18 et 20 novembre 1997, Necmettin Erbakan soumit, au nom du R.P., ses observations orales.

21.  Par un arrêt du 9 janvier 1998, la Cour constitutionnelle, se référant à l’article 68 § 6 de la Constitution, déclara inconstitutionnel le paragraphe 2 de l’article 103 de la loi portant réglementation des partis politiques et l’annula. Cette disposition, combinée avec l’article 101 d) de la même loi, prévoyait que pour qu’un parti politique puisse être considéré comme le centre des activités contre les principes élémentaires de la République, il fallait que ses membres aient été condamnés au pénal. Selon la Cour constitutionnelle, cette limitation prescrite par la loi ne couvrait pas tous les cas contraires aux principes de la République. Elle rappela, entre autres, qu’après l’abrogation de l’article 163 du code pénal turc, les activités contraires au principe de laïcité n’étaient plus passibles de sanctions pénales.

22.  Le 16 janvier 1998, la Cour constitutionnelle prononça la dissolution du R.P. au motif que celui-ci était devenu un « centre d’activités contraires au principe de laïcité ». Elle fonda sa décision sur les articles 101 b) et 103 § 1 de la loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques. Elle ordonna également le transfert ipso jure des biens du R.P. au Trésor public, conformément à l’article 107 de la même loi.

23.  Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle rejeta, en premier lieu, les exceptions préliminaires soulevées par le R.P. Elle considéra à cet égard que l’immunité parlementaire des députés dont les déclarations étaient mentionnées dans le réquisitoire du 21 mai 1997 n’avait aucun effet sur l’examen de la demande de dissolution d’un parti politique et de la déchéance provisoire de ses membres de certains droits politiques. Il s’agissait d’une question concernant une éventuelle responsabilité pénale de ces députés, qui ne relevait pas du droit constitutionnel.

24.  Quant au fond, la Cour constitutionnelle estima que si les partis politiques étaient les principaux acteurs de la vie politique démocratique, leurs activités n’échappaient pas à certaines restrictions. Notamment, leurs activités incompatibles avec le principe de la prééminence du droit ne pouvaient être tolérées. La Cour constitutionnelle invoqua les dispositions constitutionnelles imposant le respect de la laïcité aux divers organes du pouvoir politique. Elle rappela également les nombreuses dispositions de la législation interne obligeant les partis politiques à appliquer le principe de laïcité dans plusieurs domaines de la vie politique et sociale. La Cour constitutionnelle fit valoir que la laïcité était l’une des conditions indispensables de la démocratie. Selon elle, le principe de laïcité était garanti en Turquie sur le plan constitutionnel, en raison de l’expérience historique du pays et des particularités de la religion musulmane. La Cour fit observer l’incompatibilité du régime démocratique avec les règles de la Charia. Elle rappela que le principe de laïcité interdisait à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance précise et constituait le fondement de la liberté de conscience et de l’égalité entre les citoyens devant la loi. Selon la Cour constitutionnelle, l’intervention de l’Etat en vue de sauvegarder la nature laïque du régime politique devait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

25.  Pour la Cour constitutionnelle, les éléments de preuve suivants démontraient que le R.P. était devenu un « centre d’activités contraires au principe de laïcité » :

‑  Le président du R.P., Necmettin Erbakan, avait encouragé le port du foulard islamique dans les établissements publics et scolaires. Le 10 octobre 1993, lors de la quatrième Assemblée générale ordinaire du parti, il avait tenu les propos suivants :

« (...) lorsque nous étions au gouvernement, pendant quatre ans, le fameux article 163 du code de la persécution (du supplice) n’a jamais été appliqué, contre aucun enfant de la patrie. A notre époque, il n’a jamais été question d’hostilité au port du voile (...) ».

Dans son discours du 14 décembre 1995, précédant aux élections législatives, il avait déclaré ce qui suit :

« (...) les recteurs (d’université) vont s’incliner devant le voile quand le R.P. sera au pouvoir ».

Or, manifester ainsi sa religion équivalait à faire pression sur les personnes qui ne suivaient pas cette pratique et créait une discrimination fondée sur la religion ou les croyances. Cette conclusion était renforcée par les constatations de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’Etat dans diverses affaires et par la jurisprudence de la Commission européenne des Droits de l’Homme dans les requêtes nos 16278/90 et 18783/91 concernant le port du foulard dans les universités.

‑  Le système multi-juridique proposé par Necmettin Erbakan ne concernait nullement la liberté de conclure des contrats, comme le prétendait le R.P., mais tentait d’établir une distinction entre les citoyens en fonction de leur religion et de leurs croyances et envisageait l’instauration d’un régime théocratique. Le 23 mars 1993, M. Erbakan avait prononcé le discours suivant devant l’Assemblée nationale :

« (..) ‘tu vivras d’une manière conforme à tes convictions’. Nous voulons que le despotisme soit aboli. Il doit y avoir plusieurs systèmes juridiques. Le citoyen doit pouvoir choisir lui-même le système de droit qui lui convient, dans le cadre des principes généraux. Cela a d’ailleurs déjà existé dans notre histoire. Dans notre histoire, il y a eu divers courants religieux. Chacun a vécu conformément aux règles juridiques de sa propre organisation, ainsi tout le monde vivait en paix. Pourquoi serais-je donc obligé de vivre selon les normes d’un autre?... Le droit de choisir son propre système juridique fait partie intégrante de la liberté de religion. »

Par ailleurs, M. Erbakan avait tenu les propos suivants le 10 octobre 1993 lors d’une assemblée de son parti :

« (...) nous allons garantir tous les droits de l’homme. Nous allons garantir à chacun le droit de vivre comme il l’entend, de choisir le système juridique qu’il préfère. Nous allons libérer l’administration du centralisme. L’Etat que vous avez instauré est un Etat de répression, pas un Etat au service de la population. Vous ne donnez pas la liberté de choisir son droit. Quand nous serons au pouvoir, le musulman se mariera devant le mufti, s’il le souhaite, et le chrétien se mariera à l’église, s’il le préfère. »

‑  Le système multi-juridique que M. Erbakan préconise dans ses discours prend sa source dans la pratique instaurée dans les premières années de l’Islam, par l’accord dit de Médine selon lequel les communautés juives et païennes avaient le droit de vivre selon leurs propres systèmes juridiques, et non selon les lois islamiques. Certains penseurs et politiciens islamistes, se fondant sur l’accord de Médine, proposent de vivre ensemble et de trouver la paix sociale en reconnaissant à chaque groupe religieux la liberté de choisir son propre ordre juridique. Depuis la fondation du parti politique de Nizam en 1970 (dissous par arrêt du 2 mai 1971), M. Erbakan aspire à instaurer un système multi-juridique à la place de l’ordre juridique unique, et ainsi à détruire l’unité législative et judiciaire, les conditions de la laïcité et le sentiment national.

‑  M. Erbakan avait en outre tenu un discours le 13 avril 1994, devant le groupe parlementaire du R.P., dans lequel il prônait l’instauration d’un régime théocratique, si nécessaire, par la force :

« Le deuxième point important est ceci: Refah viendra au pouvoir, l’ordre [social] juste [adil düzen] sera établi. Quelle est la question à se poser? C’est celle de savoir si ce changement se fera dans la violence ou de façon pacifique, s’il ne sera pas sanglant. J’aurais aimé ne pas avoir à employer ces termes, mais face à tout cela, face au terrorisme, et pour que tout le monde puisse clairement voir la réalité, je me sens obligé de les employer. A ce jour, la Turquie a une décision à prendre. Le Parti Refah établira l’ordre juste, cela est certain. [Mais] le passage sera-t-il pacifique ou violent, se fera-t-il en douceur ou dans le sang, les soixante millions [de citoyens] doivent prendre position sur ce point ».

‑  La réception offerte par Necmettin Erbakan dans la résidence du Premier ministre aux chefs des différents mouvements religieux, qui se sont présentés dans les tenues vestimentaires représentatives de leurs mouvements, témoignait clairement du soutien du président du R.P. à ces groupes religieux devant l’opinion publique.

‑  Le député du département de Rize, Şevki Yılmaz, dans un discours public, avait clairement appelé la population à déclencher la guerre sainte (djihad) et avait défendu l’instauration de la loi islamique. Dans son discours public d’avril 1994, il déclara ce qui suit :

« Nous allons absolument demander des comptes à ceux qui se détournent des préceptes du Coran, de ceux qui privent le messager d’Allah de sa compétence dans leur pays ».

Dans un autre discours public, tenu  toujours en avril 1994, Şevki Yılmaz s’était exprimé ainsi : 

« Dans l’au-delà, vous serez convoqués avec les dirigeants que vous aurez choisis dans cette vie. (...) Avez-vous donc examiné dans quelle mesure le Coran est appliqué dans ce pays ? Moi, j’ai fait le compte. Seules 39 % [des règles] du Coran sont appliquées dans ce pays. 6 500 versets sont jetés aux oubliettes (...) Tu fondes une école coranique, tu construis un foyer, tu subventionnes la scolarisation d’un enfant, tu enseignes, tu prêches. (...) Tout cela ne fait pas partie du chapitre du djihad, mais de celui des amel-i salih (activités de la période de paix). On appelle djihad la quête du pouvoir pour l’avènement de la justice, pour la propagation de la justice, pour la glorification de la parole d’Allah. Allah ne voyait pas dans cette tâche une notion politique abstraite, il l’a confiée aux guerriers (cahudi). Qu’est-ce que cela signifie ? Que cela se fait sous la forme d’une armée ! Le commandant est identifié (...) La condition à remplir avant la prière (namaz) est l’islamisation du pouvoir. Allah dit que, avant les mosquées, c’est le chemin du Pouvoir qui doit être musulman (...) Ce n’est pas le fait de dresser des voûtes dans les lieux de prière qui vous mènera au paradis. Car Allah ne demande pas si dans ce pays tu as construit des voûtes. Il ne le demandera pas. Il te demandera si tu as atteint un niveau suffisant (...) aujourd’hui, si les musulmans ont cent livres, ils doivent en consacrer trente aux écoles coraniques, pour former nos enfants, filles et garçons, et les soixante livres qui restent doivent être attribués aux établissements politiques qui vont vers le pouvoir. Allah a demandé à tous ses prophètes de lutter pour le pouvoir. Vous ne pouvez pas me citer une seule personne d’un courant religieux qui ne lutte pas pour le pouvoir. Je vous le dis, si j’avais autant de têtes que j’ai de cheveux, même si chacune de mes têtes devait m’être arrachée sur la voie du Coran, je n’abandonnerais pas ma cause... La question qu’Allah va vous poser est la suivante : « pourquoi, du temps du régime blasphématoire, n’as-tu pas travaillé à la construction d’un Etat islamique ? » Erbakan et ses amis veulent amener l’Islam dans ce pays, sous la forme d’un parti politique. Le procureur l’a bien compris. Si nous pouvions le comprendre comme lui, le problème serait réglé. Même Abraham le Juif a compris que dans ce pays, le symbole de l’Islam c’est le Refah. Celui qui incite la communauté musulmane (cemaat) à s’armer avant que le pouvoir [politique] soit aux mains des musulmans, est un ignorant, ou bien c’est un traître, qui est dirigé par d’autres. Car aucun des prophètes n’autorise la guerre avant de gagner l’Etat (...) Le Musulman est intelligent. Il ne montre pas de quelle manière il va battre son ennemi. L’état-major dicte, le soldat applique. Si l’état-major révèle son plan, il revient aux commandants de la communauté musulmane de faire un nouveau plan. Notre mission n’est pas de parler, mais d’appliquer le plan de guerre, en qualité de soldat de l’armée (...) ».

Des poursuites pénales avaient été déclenchées contre Şevki Yılmaz. Alors que les opinions de ce dernier contre la laïcité étaient bien connues, le R.P. l’avait présenté comme candidat pour les élections municipales. Après qu’il eut été élu maire de Rize, le R.P. avait assuré son élection comme député à la Grande Assemblée nationale de Turquie.

‑  Le député du R.P. pour le département d’Ankara, Hasan Hüseyin Ceylan, lors d’un discours prononcé en public (le 14 mars 1993) et d’une interview télévisée (réalisée en 1992 et retransmise le 24 novembre 1996), avait encouragé la discrimination entre les croyants et les non-croyants, et avait prédit que les tenants de l’application de la Charia, s’ils s’emparaient du pouvoir politique, allaient anéantir les non-croyants :

« Cette patrie est à nous, mais pas le régime, chers frères. Le régime et le kémalisme appartiennent à d’autres. (...) La Turquie sera détruite, Messieurs. On demande : la Turquie pourrait-elle devenir comme l’Algérie ? De la même manière que là-bas, nous avons obtenu 81 % [des votes], ici aussi, nous atteindrons les 81 %, nous n’en resterons pas aux 20 %. Ne vous acharnez pas en vain, je m’adresse à vous, à ceux (...) de l’Occident impérialiste, de l’Occident colonisateur, de l’Occident sauvage, à ceux qui, pour s’unir avec le reste du monde, se font les ennemis de l’honneur et de la pudeur, ceux qui s’abaissent au rang du chien, au rang du chiot, afin d’imiter l’Occident, au point de mettre un chien entre les jambes de la femme musulmane. C’est à vous que je m’adresse, ne vous acharnez pas en vain, vous crèverez entre les mains des habitants de Kırıkkale ».

« (...) l’armée dit: « nous acceptons que vous soyez partisan du PKK, mais partisan de la Charia, ça, jamais ». Eh bien, ce n’est pas avec cette tête-là que vous résoudrez le problème. Si vous voulez la solution, c’est la Charia ».

Le R.P. avait assuré l’élection de cette personne comme député à la Grande Assemblée nationale de Turquie et avait diffusé, au sein de ses structures locales, les bandes vidéo de ce discours et de cette interview.

‑  Le vice-président du R.P., Ahmet Tekdal, avait indiqué, dans un discours prononcé en 1993 lors d’un pèlerinage en Arabie saoudite et retransmis par une chaîne télévisée en Turquie, qu’il préconisait l’instauration d’un régime basé sur la Charia :

« dans les pays où le régime parlementaire est en vigueur, si le peuple n’est pas assez conscient, s’il ne déploie pas assez d’efforts pour l’avènement de « hak nizami » [l’ordre juste ou l’ordre de Dieu], il y a deux calamités qui l’attendent : la première, ce sont les renégats qu’il devra affronter. Il sera tyrannisé par eux et finira par disparaître. La deuxième, c’est qu’il ne pourra pas rendre des comptes à Allah, puisqu’il n’aura pas œuvré pour l’instauration de « hak nizami ». Ainsi, il périra aussi. Vénérables frères, notre devoir est de déployer les efforts nécessaires, afin d’instaurer le système de justice, en prenant en considération ces subtilités. L’appareil politique qui veut instaurer « hak nizami » en Turquie se nomme le Parti de Refah ».

‑  Le 10 novembre 1996, le maire du département de Kayseri, Şükrü Karatepe, avait invité la population à renoncer à la laïcité et avait demandé aux auditeurs de « préserver leur haine » jusqu’au changement de régime, dans les termes suivants :

« Les forces dominantes disent « ou bien vous vivez à notre manière, ou bien nous allons semer la discorde et la corruption chez vous ». De ce fait, même les ministres du Parti de Refah n’osent pas révéler leur vision du monde au sein de leur ministère. Ce matin, moi aussi, j’ai assisté à une cérémonie, du fait de mon titre officiel. En me voyant ainsi vêtu, avec toute cette parure, ne croyez surtout pas que je suis laïque. Dans cette période où notre croyance n’est pas respectée, qu’elle est blasphémée, c’est malgré moi que j’ai dû assister aux cérémonies. Le Premier ministre, les ministres, les députés, peuvent avoir certaines obligations. Mais vous, vous n’avez aucune obligation. Ce système doit changer. Nous avons attendu, nous attendrons encore un peu. Voyons ce que l’avenir nous réserve. Que les musulmans préservent la hargne, la rancune, la haine qu’ils ont en eux. »

M. Karatepe avait été condamné au pénal pour avoir incité la population à la haine fondée sur la religion.

‑  Le député du R.P. pour le département de Şanlıurfa, İbrahim Halil Çelik, avait tenu le 8 mai 1997, à l’Assemblée nationale, des propos favorables à l’instauration d’un régime fondé sur la Charia, et à des actes de violence tels que ceux qui avaient cours en Algérie :

« Si vous tentez de fermer les écoles İmam Hatip pendant le gouvernement de Refah, le sang va couler. Ce serait pire qu’en Algérie. Moi aussi, je voudrais que le sang coule. C’est ainsi qu’arrivera la démocratie. Et ce sera bien beau. L’armée n’a pas pu venir à bout des 3 500 membres du PKK. Comment viendrait-elle à bout des six millions d’islamistes ? S’ils pissent contre le vent, ils en auront plein la figure. Si l’on me frappe, je frapperai aussi. Je suis pour la Charia jusqu’au bout. Je veux instaurer la Charia ».

İbrahim Halil Çelik avait été exclu du parti un mois après l’introduction du recours en dissolution. Cette exclusion ne constituait vraisemblablement qu’une tentative d’éviter la sanction en question.

‑  Le vice-président du R.P. et ministre de la Justice, Şevket Kazan, avait rendu visite à une personne qui se trouvait en détention provisoire pour activités contraires au principe de laïcité et lui avait ainsi marqué son soutien en sa qualité de ministre.

26.  Sur la base des éléments de preuve présentés le 7 juillet 1997 par le parquet, la Cour constitutionnelle constata que d’autres éléments confirmaient que le R.P. était au centre des activités contraires au principe de laïcité :

‑  Necmettin Erbakan, dans un discours prononcé en public le 7 mai 1996, avait mis l’accent sur l’importance de la télévision comme instrument de propagande dans le cadre de la guerre sainte menée en vue d’instaurer l’ordre islamique :

« (...) Un Etat sans télévision n’est pas un Etat. Si aujourd’hui avec votre cadre, vous vouliez instaurer un Etat, si vous vouliez instaurer une chaîne de télévision, vous ne pourriez même pas émettre pendant plus de vingt-quatre heures. Croyez-vous qu’il est aussi facile que ça d’instaurer un Etat ? C’est ce que je leur avait dit il y a dix ans. Je m’en souviens maintenant. Car aujourd’hui, les personnes qui ont une croyance, un public, une certaine vision du monde, ont, Dieu merci, une chaîne de télévision à elles. C’est un grand événement.

La conscience, le fait que la [chaîne de] télévision ait la même conscience dans toutes ses émissions, que l’ensemble soit harmonieux, revêt une très grande importance. On ne peut pas mener une cause sans [l’appui de la] télévision. D’ailleurs, aujourd’hui, on peut dire que la télévision joue le rôle de l’artillerie, ou bien des forces aériennes, dans le cadre du djihad, c’est à dire de la lutte pour la domination du peuple (...) on ne peut concevoir qu’un soldat occupe une colline avant que lesdites forces ne l’aient bombardée. C’est pour cette raison que le djihad d’aujourd’hui, ne peut être conduit sans la télévision. Donc, pour un sujet aussi vital, eh bien il faudra se sacrifier.  Qu’est ce que cela peut faire, que nous sacrifions de l’argent ? La mort est proche de nous tous. Lorsque tout sera noir, après la mort, si vous voulez que quelque chose vous montre le chemin, sachez que cette chose, c’est l’argent que vous donnerez aujourd’hui, avec conviction, pour la [chaîne] Kanal 7. C’est pour vous le rappeler que je vous ai fait part d’un souvenir.

(...) C’est pour cela que, désormais, avec cette conviction, nous ferons vraiment tous les sacrifices, jusqu’à ce que ça fasse mal. Que ceux qui contribuent, avec conviction, à la suprématie de Hakk (Allah) soient heureux. Qu’Allah vous bénisse tous, qu’Allah accorde encore plus de succès à la Kanal 7. Salutations. »

‑  Par décret du 13 janvier 1997, le comité des ministres (où les membres du R.P. étaient majoritaires), avait réorganisé les heures de travail dans les établissements publics en fonction du jeûne du Ramadan. Le Conseil d’Etat annula ce décret pour atteinte au principe de laïcité.

27.  La Cour constitutionnelle rappela qu’elle prenait en considération les textes internationaux concernant la protection des droits de l’homme, y compris la Convention. Elle invoqua également les restrictions prévues par le deuxième paragraphe de l’article 11 et par l’article 17 de la Convention. Elle fit observer dans ce contexte que les dirigeants et les membres du R.P. utilisaient les droits et libertés démocratiques en vue de remplacer l’ordre démocratique par un système fondé sur la Charia. Selon la Cour, lorsqu’un parti politique poursuivait des activités visant à mettre fin à l’ordre démocratique et utilisait sa liberté d’expression pour appeler à passer à l’action dans ce sens, la Constitution et les normes supranationales de sauvegarde des droits de l’homme autorisaient sa dissolution.

28.  La Cour constitutionnelle rappela que les déclarations publiques des dirigeants du R.P., à savoir celles de Necmettin Erbakan, Şevket Kazan et Ahmet Tekdal, avaient engagé directement la responsabilité du R.P. quant à la constitutionnalité de ses activités. Elle exposa également que les déclarations publiques faites par les députés Şevki Yılmaz, Hasan Hüseyin Yılmaz et İbrahim Halil Çelik, et par le maire Şükrü Karatepe, avaient entraîné la responsabilité du R.P., puisque ce dernier n’avait aucunement réagi contre ces déclarations et ne s’en était pas démarqué, du moins pas avant le déclenchement de la procédure de dissolution.

29.  Par ailleurs, la Cour constitutionnelle décida, à titre de sanction accessoire, de déchoir Necmettin Erbakan, Şevket Kazan, Ahmet Tekdal, Şevki Yılmaz, Hasan Hüseyin Ceylan et İbrahim Halil Çelik de leur qualité de députés, en application de l’article 84 de la Constitution. Elle constata que ces personnes avaient causé, par leurs actes et propos, la dissolution du R.P. Elle leur interdit également, en vertu de l’article 69 § 8 de la même loi, d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou commissaires au compte d’un autre parti politique pour une durée de cinq ans.

30.  Dans leurs opinions dissidentes, les juges Haşim Kılıc et Sacit Adalı estimèrent, entre autres, que la dissolution du R.P. n’était conforme ni aux dispositions de la Convention ni à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme en matière de dissolution de partis politiques. Ils rappelèrent que les partis politiques qui ne soutenaient pas l’usage de la violence devraient trouver leur place sur la scène politique et que les idées dérangeantes ou même choquantes devaient être débattues dans un système pluraliste.

31.  Cet arrêt fut publié au Journal officiel le 22 février 1998.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.   La Constitution

32.  Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :

Article 2

« La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »

Article 4

« Les dispositions de l’article premier de la Constitution stipulant que la forme de l’Etat est une République, ainsi que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la République et celles de l’article 3 ne peuvent être modifiées et leur modification ne peut être proposée. »

Article 6

« La souveraineté appartient, sans condition ni réserve, à la nation. (...) L’exercice de la souveraineté ne peut en aucun cas être cédé à un individu, un groupe ou une classe sociale. (...) »

Article 10 § 1

« Tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires. »

Article 14 § 1

« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une secte religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »

Article 24 § 4

« Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou personnel. »

Article 68 §4

« (...) Le statut, le règlement et les activités des partis politiques ne peuvent être contraires à l’indépendance de l’Etat, à son intégrité territoriale et celle de sa nation, aux droits de l’homme, aux principes d’égalité et de la prééminence du droit, à la souveraineté nationale, ou aux principes de la République démocratique et laïque. Il ne peut être fondé de partis politiques ayant pour but de préconiser et d’instaurer la domination d’une classe sociale ou d’un groupe, ou une forme quelconque de dictature. (...) »

Article 69 § 4

« (...) La Cour constitutionnelle statue définitivement sur la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République près la Cour de cassation. »

Article 69 § 6

« (...) Un parti politique ne peut être dissous pour des activités contraires aux dispositions de l’article 68 § 4 que si la Cour constitutionnelle constate que ce parti politique constitue un centre de telles activités. »

Article 69 § 8

« (...) Les membres et les dirigeants dont les déclarations et les activités entraînent la dissolution d’un parti politique ne peuvent être membres fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d’un autre parti politique pour une durée de cinq ans à compter de la date à laquelle l’arrêt motivé de dissolution est publié au Journal officiel (...) »

Article 84

« Perte de la qualité de membre

Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale a validé la démission des députés, la perte de leur qualité de membre est décidée par la Grande Assemblée nationale siégeant en Assemblée plénière.

La perte de la qualité de membre par le député condamné ne peut avoir lieu qu’après notification à l’Assemblée plénière par le tribunal de l’arrêt définitif de condamnation.

Le député qui persiste à exercer une fonction ou une activité incompatible avec la qualité de membre, au sens de l’article 82, est déchu de sa qualité après un vote secret de l’Assemblée plénière à la lumière du rapport de la commission compétente mettant en évidence l’exercice par l’intéressé de la fonction ou activité en question.

Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale relève qu’un député, sans autorisation ni excuse valable, s’est abstenu pendant cinq jours au total sur un mois de participer aux travaux de l’Assemblée, ce député perd sa qualité de membre après un vote à la majorité de l’Assemblée plénière.

Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti, prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l’arrêt et en informe l’Assemblée plénière. »

B.  La loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques

33.  Les dispositions pertinentes de la Loi no. 2820 se lisent ainsi :

Article 78

« Les partis politiques :

a)  ne peuvent ni viser, ni œuvrer, ni inciter des tiers (...) à mettre en péril l’existence de l’Etat et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de la peau, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou à instaurer, par tout moyen, un régime étatique fondé sur de telles notions et conceptions. (...) »

Article 90 § 1

« Les statuts, programmes et activités des partis politiques ne peuvent contrevenir à la Constitution et à la présente loi. »

Article 101

« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique : (...)

b)  dont l’assemblée générale, le bureau central ou le conseil administratif (...) adoptent des décisions, émettent des circulaires ou font des communications (...) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (...), ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général font des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions.

d)  Dans le cas où des actes en violation des dispositions du chapitre 4 de cette loi ont été commis par des organes, autorités ou conseils autres que ceux cités à l’alinéa I b), le procureur de la République, dans les deux ans à partir de l’accomplissement de l’acte, exigera par écrit du parti que ces organes et/ou autorités et/ou conseils soient révoqués. Le procureur de la République exigera [également], par écrit, l’exclusion définitive du parti des membres qui auront été condamnés pour avoir accompli des actes ou fait des déclarations en violation des dispositions du chapitre 4[1].

Le procureur de la République présentera une demande de dissolution à l’encontre du parti politique qui ne s’est pas conformé aux exigences stipulées dans sa lettre, dans les trente jours à partir de la signification de celle-ci. Si dans les trente jours à partir de la notification de la demande de dissolution présentée par le procureur, le parti révoque l’organe, l’autorité ou le conseil en cause, ou s’il exclut définitivement le ou les membres en question, l’action en dissolution sera éteinte. Dans le cas contraire, la Cour constitutionnelle examinera l’affaire sur dossier et la clôturera en recueillant si nécessaire les explications orales du procureur de la République, des représentants du parti politique et de tous ceux susceptibles de donner des informations sur l’affaire (...) »

Article 103

« Lorsqu’il est constaté qu’un parti politique est devenu un centre d’activités contraires aux dispositions des articles 78 à 88 et de l’article 97 de la présente loi, ce parti politique est dissous par la Cour constitutionnelle. »[2]

Article 107 § 1

« L’intégralité des biens d’un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle est transférée au Trésor public. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

34.  Les requérants allèguent que la dissolution du R.P. et l’interdiction faite à ses dirigeants – dont MM. Erbakan, Yılmaz et Tekdal– d’exercer des fonctions comparables dans tout autre parti politique ont enfreint leur droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention qui, en ses passages pertinents se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...)

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

A.  Sur l’existence d’une ingérence

35.  Les parties reconnaissent que la dissolution du R.P. et les mesures qui accompagnaient cet acte s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association des requérants. Tel est également l’avis de la Cour.

B.  Sur la justification de l’ingérence

36.  Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

1.  « Prévue par la loi »

37.  Les requérants soutiennent que les critères appliqués par la Cour constitutionnelle pour établir que le R.P. était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles étaient plus larges que ceux prévus par la loi portant réglementation des partis politiques, dont les dispositions pertinentes sur ce point ont été annulées à la même date que celle de la dissolution du R.P. Excepté ces points de droit interne, les requérants ne disputent pas la légalité de la procédure de la dissolution au regard du droit turc puisque cette possibilité est prévue par la Constitution.

38.  Selon le Gouvernement, la dissolution du R.P. était une mesure prévue par la Constitution.

39.  La Cour constate que le Gouvernement ainsi que les requérants (dans leurs observations écrites du 17 novembre 1999 et leurs observations orales du 16 janvier 2001) s’accordent à considérer que l’ingérence en cause était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant sur les articles 68, 69, et 84 de la Constitution et 101 et 107 de la loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques. Elle ne voit aucune raison de s’écarter de l’appréciation des parties sur ce point.

2.  But légitime

40.  Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes : le maintien de la sûreté publique et de la sécurité nationale, la protection des droits et libertés d’autrui et la prévention du crime.

41.  Les requérants admettent en principe que la protection de la sûreté publique et des droits et libertés d’autrui, ainsi que la prévention du crime puissent être conditionnées par la sauvegarde du principe de laïcité. Ils relèvent qu’en l’espèce, la Cour constitutionnelle a fondé son arrêt sur les déclarations d’hommes politiques légitimement élus à l’issue d’élections démocratiques, et qui s’exprimaient pour l’essentiel dans le cadre de l’immunité parlementaire.

42.  Compte tenu de l’importance du principe de laïcité pour le système démocratique en Turquie, la Cour estime que la dissolution du R.P. poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérées à l’article 11 : le maintien de la sécurité nationale et la sûreté publique, la défense de l’ordre et/ou la prévention du crime, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.

3.  « Nécessaire dans une société démocratique »

a)  Principes généraux

43.  La Convention européenne des Droits de l’Homme doit se comprendre et s’interpréter comme un tout. Les droits de l’homme constituent un système intégré visant à protéger la dignité de l’être humain ; la démocratie et la prééminence du droit (rule of law) tiennent à cet égard un rôle clé.

La démocratie suppose de donner un rôle au peuple. Seules peuvent être investies des pouvoirs et de l’autorité de l’Etat des institutions créées par et pour le peuple ; les lois doivent être interprétées et appliquées par un pouvoir judiciaire indépendant. Il n’y a pas de démocratie lorsque la population d’un Etat, même majoritairement, renonce à ses pouvoirs législatif et judiciaire au profit d’une entité qui n’est pas responsable devant le peuple qu’elle gouverne, que cette entité soit laïque ou religieuse.

La prééminence du droit signifie que tous les êtres humains sont égaux devant la loi, en droits comme en devoirs. Toutefois, la loi doit tenir compte des différences, étant entendu qu’il s’agit de distinctions entre les personnes et les situations qui ont une justification objective et raisonnable, visent un but légitime, sont proportionnées et conformes aux principes qui règnent normalement dans les sociétés démocratiques. Or on ne saurait dire que la prééminence du droit règne sur le plan laïque lorsque des groupes de personnes subissent une discrimination au seul motif qu’ils représentent des sexes différents ou des convictions politiques et/ou religieuses différentes. Il ne règne pas non plus lorsque des systèmes juridiques entièrement différents sont créés pour de tels groupes.

Il existe un lien très étroit entre la prééminence du droit et la démocratie. La loi ayant pour fonction d’établir des distinctions sur la base de différences pertinentes, il ne saurait y avoir de réelle prééminence du droit sur une longue période si les personnes soumises aux mêmes lois n’ont pas le dernier mot au sujet de leur contenu et de leur mise en œuvre.

44.  La Cour rappelle en outre que, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie.

  Il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A n° 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A n° 298, p. 26, § 37). En tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 17, §§ 42 et 43).

45.  Quant aux liens entre la démocratie et la Convention, la Cour a fait les observations suivantes (voir, parmi d’autres, l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 21–22, § 45) :

« La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public européen » (...). Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part (...). Le même préambule énonce ensuite que les Etats européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les valeurs sous-jacentes à la Convention (...) ; à plusieurs reprises, elle a rappelé que celle-ci était destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (...).

En outre, les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique ». La démocratie apparaît ainsi comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle. »

46.  La Cour a aussi déterminé les limites dans lesquelles les formations politiques peuvent mener des activités en bénéficiant de la protection des dispositions de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie précité, p. 27, § 57) :

« (...) l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés. »

47.  De l’avis de la Cour, un parti politique peut mener campagne en faveur d’un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : (1) les moyens utilisés à cet effet doivent être à tous points de vue légaux et démocratiques ; (2) le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux. Il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence, ou proposent un projet politique qui ne respecte pas une ou plusieurs règles de la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs (voir, mutatis mutandis, les arrêts Parti socialiste et autres c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998–III, pp. 1256-1257, §§ 46 et 47, et Lawless c. Irlande du 1er juillet 1961 (fond), série A n° 3, pp. 45–46, § 7).

48.  On ne saurait exclure non plus que le programme d’un parti politique ou les déclarations de ses responsables cachent des objectifs et intentions différents de ceux qu’ils affichent publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme ou desdites déclarations avec l’ensemble des actes et prises de position de leurs titulaires (voir les arrêts précités Parti communiste unifié de Turquie et autres, p. 27, § 58, et Parti socialiste et autres, pp. 1257-1258, § 48).

49.  Par ailleurs, la Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A, p. 17, § 31 ; Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], n° 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

50.  La Cour a précisé que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (arrêt Kokkinakis précité, p. 18, § 33).

51.  Le rôle de l’Etat, en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, concourt à l’ordre public, à la paix religieuse et à la tolérance dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], n° 27417/95, § 84, CEDH 2000-VII). Par exemple, dans une société démocratique, la liberté de manifester une religion peut être limitée afin d’assurer la neutralité de l’enseignement public, qui relève de la protection des droits d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique (Dahlab c. Suisse (déc.), n° 42393/98, 15 février 2001, à paraître dans le recueil officiel de la Cour). Dans le même sens, ne constituent pas un manquement à l’article 9 de la Convention des mesures prises dans les universités laïques afin de veiller à ce que certains mouvements fondamentalistes religieux ne troublent pas l’ordre public et ne portent pas atteinte aux croyances d’autrui (Karaduman c. Turquie, requête n° 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, Décision et rapports (DR) 74, p. 93). La Cour a également estimé que le fait d’empêcher un opposant islamique algérien de se livrer à des activités de propagande sur le territoire suisse était nécessaire, dans une société démocratique à la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique (Zaoui c. Suisse (déc.), n° 41615/98, 18 janvier 2001, non publiée).

52.  Les organes de la Convention ont aussi déjà considéré que le principe de laïcité en Turquie était assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat qui cadraient avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme. Toute attitude ne respectant pas ce principe ne pouvait être acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion et ne bénéficiait pas de la protection qu’assurait l’article 9 de la Convention (voir l’avis de la Commission dans l’affaire Kalaç c. Turquie formulé dans son rapport du 27 février 1996, Recueil 1997-IV, p. 1215, § 44 et, mutatis mutandis, l’arrêt Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1209, §§ 27-31).

53.  Par ailleurs, dans la recherche de la nécessité d’une ingérence dans une société démocratique, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 11 § 2, implique un « besoin social impérieux ».

La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Ahmed et autres c. Royaume-Uni du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, pp. 2377-2378, § 55 ; l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, pp. 500-501, § 40).

b)  Application au cas d’espèce

i)  Thèses des comparants

(α)  Les requérants

54.  Les requérants font valoir qu’ils ne contestent pas l’importance vitale du principe de laïcité pour la République de Turquie et la société turque tout entière. Ils font observer que ce principe est explicitement repris dans le programme du R.P. et réfutent donc les accusations retenues par la Cour constitutionnelle selon lesquelles les déclarations des responsables de leur parti n’auraient pas respecté ce principe. Selon les requérants, le Gouvernement aurait cité des propos décousus, prêtés aux requérants en dehors de tout contexte et, le plus souvent, extraits de déclarations plus longues. Le Gouvernement aurait aussi invoqué des propos qui n’ont pas été retenus par la Cour constitutionnelle au moment de la dissolution du R.P.  Il aurait également tenté d’établir des liens entre ces déclarations et des événements qui leur étaient antérieurs.

55.  Les requérants font observer que le R.P. a été fondé en 1983 et a été au pouvoir en toute légalité pendant une année, de juin 1996 à juillet 1997. Le deuxième requérant, M. Erbakan, était Premier ministre pendant cette même période. Dans le programme de gouvernement que le R.P. a établi en commun avec le Parti de Doğru Yol (Parti de la juste voie), il est rappelé que la coalition entre les deux partis a été facilitée par « le fait que la Turquie est un Etat civil, démocratique, laïque et social » ainsi que par « les principes kémalistes ». Ce programme non seulement ne contenait aucun appel à la violence ni n’exprimait la volonté d’opérer une quelconque modification dans la structure étatique et politique de la Turquie, mais proposait aussi d’améliorer les garanties concernant les droits et libertés fondamentaux et les règles démocratiques. Les requérants soutiennent que le R.P., s’il a critiqué, dans une optique réformatrice, certaines implications du principe de laïcité en Turquie au nom du respect de la liberté de conscience et de la liberté d’expression, n’a jamais prôné la rupture avec ce principe ni avec l’ordre constitutionnel général turc. D’ailleurs, l’application du concept de laïcité telle qu’elle est opérée en Turquie fait l’objet de débats internes et provoque des critiques de la part d’autorités judiciaires de haut niveau, qui sont les défenseurs des droits de l’homme. Les requérants rappellent qu’une motion de censure déposée par l’opposition et accusant le gouvernement d’actes anti-laïques avaient été rejetée le 20 mai 1997, quelques semaines avant la dissolution du R.P.

56.  Les requérants soutiennent que la liberté d’expression des trois requérants, autres que le R.P. a été enfreinte du fait de l’annulation de leur mandat de député en raison de leurs propos ayant causé la dissolution du R.P. Comme l’admet le Gouvernement, il s’agissait de propos prononcés dans l’enceinte et à la tribune du Parlement. Dans ce cas, un député n’appartenant à aucun parti politique bénéficierait d’une garantie plus avantageuse que celle dont bénéficie un député qui est membre d’un parti politique, puisqu’il ne risquerait pas de se voir interdire toute activité politique pour des propos tenus dans l’enceinte du Parlement.

57.  Les requérants soutiennent qu’il existe une contradiction entre l’argumentation développée par le procureur général concernant le caractère délictueux des propos des requérants et la thèse du Gouvernement selon laquelle la dissolution du R.P. n’était pas liée à des infractions pénales commises par ses membres. D’ailleurs, si le R.P. n’a pas pris de sanctions disciplinaires contre ceux de ses députés qui ont été condamnés au pénal, c’est que les intéressés ont tenu les propos en question avant leur entrée dans le parti. Les requérants ajoutent qu’ils n’avaient  jamais fait l’objet de poursuites pénales pour aucun de leurs propos qui, par la suite, ont été pris en considération par la Cour constitutionnelle afin de dissoudre le R.P. Les requérants maintiennent donc que le Gouvernement ne peut démontrer que la Cour constitutionnelle s’est livrée à une appréciation acceptable des faits pertinents de l’affaire, et il ne caractérise pas le besoin social impérieux qui a pu justifier la dissolution du R.P.

58.  Les requérants ajoutent que les vraies raisons de la dissolution du R.P. résident dans le fait que les grandes entreprises turques ont voulu l’empêcher de poursuivre sa politique hostile à l’endettement de l’Etat envers ces entreprises et ont estimé que la politique économique menée par le R.P., bien qu’elle fût bénéfique pour la Turquie, allait à l’encontre de leurs intérêts. Ces entreprises ont discrédité le R.P. à travers les organes de presse à leur disposition et ont utilisé la bureaucratie afin de parvenir à sa dissolution.

(β)  Le Gouvernement

59.  Le Gouvernement fait observer d’emblée que le principe de laïcité est une condition préliminaire d’une démocratie pluraliste et libérale. Un Etat qui adhère au principe de laïcité est une communauté politique qui refuse d’organiser la société selon les principes religieux. Dans une telle communauté, l’Etat prend ses distances de la même manière par rapport à toutes les religions et croyances. Le Gouvernement fait également valoir que certaines conditions rendent le principe de laïcité particulièrement important pour la Turquie par rapport aux autres démocraties. Il convient de noter que la République de Turquie est fondée sur un processus révolutionnaire qui a transformé un Etat théocratique en un Etat laïque et que les tendances réactionnaires islamiques constituent un danger encore actuel à nos jours. Selon le Gouvernement, l’Islam politique ne se limite pas au domaine privé des relations entre l’individu et Dieu, mais il prétend aussi organiser l’Etat et la communauté. En ce sens, il présenterait les caractéristiques d’un régime totalitaire. Pour parvenir à son but ultime de remplacer l’ordre juridique actuel par la Charia, l’Islam politique utiliserait la méthode de « takiyye », consistant à dissimuler ses convictions jusqu’à ce qu’il parvienne à ce but.

60.  Le Gouvernement fait en outre observer que la population turque est à plus de 95 % de religion musulmane et que l’utilisation abusive des notions religieuses par les politiques constitue une menace et un danger potentiel pour la démocratie turque. Il ajoute que les pays où le fondamentalisme islamique domine considèrent la Turquie, seul pays au monde qui est à la fois musulman et démocratique, comme dangereuse pour leur régime et tentent d’exporter leur régime théocratique en Turquie ; à cette fin, ils fournissent aux mouvements fondamentalistes une aide morale et financière. Par ailleurs, un mouvement anti-laïque serait en train de naître parmi les citoyens turcs vivant à l’étranger et le R.P. n’hésiterait pas à les appeler au djihad, par l’intermédiaire des organisations qui lui sont proches.

61.  Pour le Gouvernement, le fait que la Turquie est le seul pays musulman adhérant à une démocratie libérale dans le sens des pays occidentaux s’explique par l’application stricte du principe de laïcité dans le pays. Il ajoute que la protection de l’Etat laïque en Turquie est une condition sine qua non de l’application de la Convention. A cet égard, il rappelle que l’Islam politique, bien que tolérant à l’égard des autres confessions, n’a jamais fait preuve de la même tolérance à l’égard de ses fidèles au cours de l’histoire. Les dispositions de la Charia concernant, entre autres, le droit pénal, les supplices en tant que sanctions pénales et le statut des femmes ne seraient aucunement compatibles avec la Convention.

62.  Le Gouvernement maintient que face au risque que représente l’Islam politique pour un régime démocratique fondé sur les droits de l’homme, ce régime a le droit de prendre des mesures pour se protéger du danger. La « démocratie militante », c’est à dire un système démocratique qui se défend contre tous les mouvements politiques visant à le détruire, serait née à la suite de l’expérience vécue par l’Allemagne et l’Italie entre les deux guerres avec le fascisme et le national-socialisme, deux mouvements qui ont pris le pouvoir à l’issue d’élections plus ou moins libres. Selon le Gouvernement, la démocratie militante impose aux partis politiques, ses acteurs indispensables, la loyauté envers les principes démocratiques et, partant, envers le principe de laïcité. La notion de démocratie militante et la possibilité de réprimer les formations politiques qui utilisent abusivement la liberté d’association et d’expression seraient reconnues par des textes constitutionnels des Etats européens (par exemple l’article 18 et l’article provisoire XII de la Constitution italienne ; les articles 9 alinéa 2, 18 et 21 alinéa 2 de la Loi fondamentale allemande). Cette tendance serait confirmée également par la Résolution du 10 décembre 1996 du Parlement européen concernant le statut constitutionnel des partis politiques créés au niveau européen, selon laquelle le programme et les activités des partis politiques doivent respecter la démocratie, les droits de l’homme et les principes de base constitutionnels de l’Etat de droit reconnus dans la Convention de l’Union européenne. A l’appui de sa thèse, le Gouvernement se réfère également à la décision de la Commission déclarant irrecevable la requête introduite par le Parti communiste allemand (requête n° 250/57, décision du 20 juillet 1957, Annuaire 1, p. 222).

63.  Se référant aux discours prononcés par plusieurs responsables du R.P. et retenus par la Cour constitutionnelle turque comme motifs de dissolution, le Gouvernement soutient que le R.P. avait « un comportement activement agressif et belliqueux contre l’ordre établi et tentait de façon planifiée d’entraver le fonctionnement de celui-ci pour ensuite le détruire ». Les discours incriminés appelleraient au soulèvement populaire et à l’emploi de la force, et renfermeraient des éléments d’exhortation à la violence la plus généralisée et absolue caractérisant toute « guerre sainte ». Dans ce cas, la dissolution de ce parti serait une mesure préventive pour sauvegarder la démocratie. Sur ce point, le Gouvernement fait valoir que cette mesure peut être prise en même temps qu’une sanction pénale infligée aux auteurs des propos incriminés, ou de façon isolée, sans ouvrir de poursuites pénales contre les personnes concernées. Alors que les députés bénéficient de l’immunité pénale pour leurs propos tenus au Parlement, les partis politiques ne bénéficieraient pas d’une immunité semblable du point de vue de la conformité de leurs activités à l’ordre constitutionnel.

Dans ces circonstances, la dissolution du R.P. doit, selon le Gouvernement, être considérée comme un besoin impérieux pour la survie de la démocratie.

ii)  Appréciation de la Cour

64.  En l’espèce, il appartient à la Cour d’apprécier si la dissolution du R.P. et les sanctions accessoires infligées aux autres requérants répondaient à un « besoin social impérieux » et si elles étaient « proportionnées aux buts légitimes poursuivis ».

65.  Quant à l’existence d’un « besoin social impérieux », la Cour constate d’emblée que la Cour constitutionnelle a consacré une grande partie de son arrêt à souligner la place indispensable du principe de laïcité dans le maintien et la protection de la démocratie en Turquie. Les parties conviennent devant la Cour que la sauvegarde de la laïcité est nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie. Cependant, elles ne s’accordent pas sur le contenu, l’interprétation et l’application du principe de laïcité.

Or, l’interprétation de ce principe, qui sous-tend l’ensemble des moyens de dissolution, se fonde, selon la Cour constitutionnelle, sur le contexte de l’histoire du droit turc. Elle rappelle que la société turque a fait l’expérience du régime politique théocratique pendant l’empire ottoman et qu’elle a fondé le régime républicain laïque en Turquie en mettant fin à la théocratie. La Cour en déduit, à ce stade de son examen, que la mise en place d’un régime théocratique, avec des règles valables aussi bien pour le droit public que privé, n’est pas complètement illusoire en Turquie, compte tenu, d’une part, de son passé relativement proche et, d’autre part, du fait que la grande majorité de sa population adhère à la religion musulmane.

66.  Le point litigieux entre les parties devant la Cour se résume principalement à la question de savoir si le R.P. s’était transformé en un « centre contre la laïcité » et en une formation politique visant l’instauration d’un régime théocratique.

67.  La Cour observe à cet égard que le R.P. a été dissous sur la base des déclarations et des prises de position de son président et de ses membres. Ses statuts et son programme ne sont pas entrés en ligne de compte. A l’instar des autorités nationales, la Cour s’appuiera donc sur ces déclarations et prises de position pour apprécier la nécessité de l’ingérence litigieuse.

68.  La Cour considère sur ce point que, parmi les moyens de dissolution avancés par le procureur général près la Cour de cassation, ceux retenus par la Cour constitutionnelle afin de conclure que le R.P. enfreignait le principe de laïcité peuvent être classés notamment en trois groupes : (i) ceux d’après lesquels le R.P. entendait instaurer un système multi-juridique instituant une discrimination fondée sur les croyances, (ii) ceux selon lesquels le R.P. aurait voulu appliquer la Charia pour la communauté musulmane et (iii) ceux qui se fondent sur les références faites par les membres du R.P. au djihad, la guerre sainte, comme méthode politique. La Cour peut donc limiter son examen à ces trois groupes de moyens qui ont été retenus par la Cour constitutionnelle.

69.  A l’appui du premier groupe de moyens de dissolution concernant le projet de système multi-juridique, la Cour constitutionnelle invoque diverses déclarations du requérant, M. Erbakan, président du R.P., qui soutient dans son discours du 23 mars 1993, qu’« il doit y avoir plusieurs systèmes juridiques (...) Cela a d’ailleurs déjà existé dans notre histoire (...) il y a eu divers courants religieux. Chacun a vécu conformément aux règles juridiques de sa propre organisation, ainsi tout le monde vivait en paix. (...) », « Nous allons libérer l’administration du centralisme. L’Etat que vous avez instauré est un Etat de répression (...) Vous ne donnez pas la liberté de choisir son droit » (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour constitutionnelle reproche au R.P. d’avoir l’intention de mettre en place en Turquie un système multi-juridique selon lequel la société devrait être divisée en plusieurs mouvements religieux ; chacun devrait choisir le mouvement auquel il souhaite appartenir et serait ainsi soumis aux droits et obligations découlant de la religion de sa communauté. La Cour constitutionnelle a rappelé qu’un tel système, qui avait ses origines dans l’histoire de l’Islam en tant que régime politique, s’opposait au sentiment d’appartenance à une nation ayant une unité législative et judiciaire. Un tel système porterait naturellement atteinte à l’unité judiciaire, puisque chaque mouvement religieux se doterait de ses propres juridictions et les tribunaux de l’ordre juridique général seraient tenus d’appliquer le droit selon la religion des comparants, obligeant ces derniers à dévoiler leurs convictions. Pareil système saperait également l’unité législative, étant donné que chaque mouvement religieux aurait compétence pour édicter les règles de droit applicables en son sein.

70.  A l’instar du Gouvernement, la Cour estime que le système multi-juridique, tel que proposé par le R.P., introduirait dans l’ensemble des rapports de droit une distinction entre les particuliers fondée sur la religion, les catégoriserait selon leur appartenance religieuse et leur reconnaîtrait des droits et libertés non pas en tant qu’individus, mais en fonction de leur appartenance à un mouvement religieux.

Selon la Cour, un tel modèle de société ne saurait passer pour compatible avec le système de la Convention, pour deux raisons :

D’une part, il supprime le rôle de l’Etat en tant que garant des droits et libertés individuels et organisateur impartial de l’exercice des diverses convictions et religions dans une société démocratique, puisqu’il obligerait les individus à obéir, non pas à des règles établies par l’Etat dans l’accomplissement de ses fonctions précitées, mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée. Or, l’Etat a l’obligation positive d’assurer à toute personne dépendant de sa juridiction de bénéficier pleinement, et sans pouvoir y renoncer à l’avance, des droits et libertés garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 14, § 25).

D’autre part, un tel système enfreindrait indéniablement le principe de non-discrimination des individus dans leur jouissance des libertés publiques, qui constitue l’un des principes fondamentaux de la démocratie. En effet, une différence de traitement entre les justiciables dans tous les domaines du droit public et privé selon leur religion ou leur conviction n’a manifestement aucune justification au regard de la Convention, et notamment au regard de son article 14, qui prohibe les discriminations. Pareille différence de traitement ne peut ménager un juste équilibre entre, d’une part, les revendications de certains groupes religieux qui souhaitent être régis par leurs propres règles et, d’autre part, l’intérêt de la société toute entière, qui doit se fonder sur la paix et sur la tolérance entre les diverses religions ou convictions (voir, mutatis mutantis, l’arrêt du 23 juillet 1968 en l’affaire « linguistique belge », série A n° 6, pp. 33-35, §§ 9-10, et l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, série A n° 94, pp. 35-36, § 72).

71.  Quant au second groupe des moyens retenus par la Cour constitutionnelle, celle-ci a estimé que le R.P. avait l’intention d’instaurer la Charia (la loi islamique) comme droit commun et comme droit applicable à la communauté musulmane. Or, pour la Cour constitutionnelle, la Charia serait l’antithèse de la démocratie, dans la mesure où elle se fonde sur des valeurs dogmatiques et est le contraire de la suprématie de la raison, des conceptions de la liberté, de l’indépendance, ou de l’idéal de l’humanité développé à la lumière de la science. Dans plusieurs interventions publiques des membres du R.P. mentionnés par la Cour constitutionnelle, l’objectif d’aboutir à un régime fondé sur la Charia avait été évoqué, parfois explicitement. La Cour prend note en particulier des propos suivants des membres du R.P. dévoilant explicitement l’intention de mettre en place un régime inspiré de la Charia :

‑  Hasan Hüseyin Ceylan, député d’Ankara, lors d’une interview télévisée retransmise le 24 novembre 1996, qui estime que la Charia est la solution pour le pays ;

‑  İbrahim Halil Çelik, député du R.P., qui le 8 mai 1997 s’exprime ainsi : « je suis pour la Charia jusqu’au bout, je veux instaurer la Charia » (paragraphe 25 ci-dessus);

‑  le député Şevki Yılmaz qui déclare en avril 1994 : « la question qu’Allah va vous poser est la suivante: « pourquoi, du temps du régime blasphématoire, n’as-tu pas travaillé à la construction d’un Etat islamique ? » Erbakan et ses amis veulent amener l’Islam dans ce pays, sous la forme d’un parti politique. Le procureur l’a bien compris. Si nous pouvions le comprendre, comme lui, le problème serait réglé ».

La Cour relève également les propos qui reflètent implicitement l’intention de leurs auteurs d’instaurer un régime fondé sur la Charia :

‑  Necmettin Erbakan le 13 avril 1994, qui annonce que « le Refah viendra au pouvoir, l’ordre juste (adil düzen) sera établi » (paragraphe 25 ci-dessus), et son discours du 7 mai 1996, qui loue « ceux qui contribuent, avec conviction, à la suprématie d’Allah » (paragraphe 26 ci-dessus) ;

‑  Şevki Yılmaz, le député de Rize, en avril 1994, qui propose aux croyants de « demander des comptes à ceux qui se détournent des préceptes du Coran, de ceux qui privent le messager d’Allah de sa compétence dans leur pays », et qui affirme que « seules 39 % des règles du Coran sont appliquées dans ce pays. 6 500 versets sont jetés aux oubliettes (...) » ; plus loin, il explique que « la condition à remplir avant la prière est l’islamisation du pouvoir. Allah dit que, avant les mosquées, c’est le chemin du Pouvoir qui doit être musulman (...) » (paragraphe 25 ci-dessus) ;

–  Ahmet Tekdal qui, lors d’un pèlerinage en 1993, a affirmé que si le peuple « ne déploie pas assez d’efforts pour l’avènement de « hak nizami » [l’ordre juste ou l’ordre de Dieu], (...) il sera tyrannisé par [des renégats] et finira par disparaître (...) il ne pourra pas rendre des comptes à Allah, puisqu’il n’aura pas œuvré pour l’instauration de « hak nizami ».»

72.  A l’instar de la Cour constitutionnelle, la Cour reconnaît que la Charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les déclarations en question qui contiennent des références explicites à l’instauration de la Charia sont difficilement compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention, comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. En outre, les déclarations qui concernent le souhait de fonder un « ordre juste » ou un « ordre de justice » ou « ordre de Dieu », lues dans leur contexte, même si elles se prêtent à diverses interprétations, ont pour dénominateur commun de se référer aux règles religieuses et divines pour ce qui est du régime politique souhaité par les orateurs. Elles traduisent une ambiguïté sur l’attachement de leurs auteurs pour tout ordre qui ne se base pas sur les règles religieuses. Selon la Cour, un parti politique dont l’action semble viser l’instauration de la Charia dans un Etat partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention.

73.  La Cour estime également que, considérées isolément, les prises de position des dirigeants du R.P., notamment sur la question du foulard islamique ou sur l’organisation des horaires dans le secteur public en fonction de la prière, et certaines de leurs initiatives, telles que la visite de M. Kazan, alors ministre de la Justice, à un membre de son parti inculpé d’incitation à la haine fondée sur la discrimination religieuse, ou la réception offerte par M. Erbakan aux dirigeants des différents mouvements islamiques, ne constituaient pas une menace imminente pour le régime laïque en Turquie. Cependant, la Cour juge convaincante la thèse du Gouvernement selon laquelle ces actes et prises de position étaient conformes au but inavoué du R.P. d’instaurer un régime politique fondé sur la Charia.

74.  La troisième catégorie de moyens de dissolution exposés par la Cour constitutionnelle concerne la référence par certains membres du R.P. à la notion de djihad, qui se définit, dans son sens premier, comme la guerre sainte et la lutte à mener jusqu’à la domination totale de la religion musulmane dans la société. La Cour observe qu’une ambiguïté règne aussi dans la terminologie utilisée par certains orateurs – membres du R.P. – quant à la méthode à utiliser pour accéder au pouvoir politique. Bien que nul n’ait contesté devant la Cour que le R.P. a jusqu’ici mené son combat politique par des moyens légitimes, il reste que ses dirigeants, dans les discours litigieux, ont évoqué la possibilité du recours à la force afin de surmonter divers obstacles dans le chemin politique envisagé par le R.P. pour accéder au pouvoir et y rester (voir les extraits cités aux paragraphes 25 et 26 ci-dessus).

La Cour prend note des propos tenus par :

–  Necmettin Erbakan, le 13 avril 1994, sur la question de savoir si l’accession au pouvoir se fera dans la violence ou de façon pacifique (si le changement sera sanglant ou non) ;

–  Şevki Yılmaz, en avril 1994, concernant son interprétation du djihad et la possibilité pour les musulmans de s’armer après avoir accédé au pouvoir ;

–  Hasan Hüseyin Ceylan, le 14 mars 1992, qui insulte et menace ceux qui soutiendraient un régime de type occidental ;

‑  Şükrü Karatepe qui, dans son discours du 10 novembre 1996, conseille aux croyants de préserver la rancune et la haine qu’ils ont en eux ; et

‑  İbrahim Halil Çelik, le 8 mai 1997, qui désire que le sang coule afin d’éviter la fermeture des écoles religieuses.

S’il est vrai que les dirigeants du R.P. n’ont pas appelé dans des documents gouvernementaux à l’usage de la force et de la violence comme moyen politique, ils ne se sont pas concrètement désolidarisés en temps utile des membres du R.P. qui soutenaient publiquement le recours potentiel à la force contre des politiques qui leur étaient défavorables. Dès lors, les dirigeants du R.P. n’ont pas supprimé l’ambiguïté caractérisant ces déclarations quant à la possibilité de recourir aux méthodes violentes pour accéder au pouvoir et y rester (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2549, § 58).

75.  La Cour constate également que les propos tenus par Hasan Hüseyin Ceylan, le député d’Ankara, dans son discours du 14 mars 1993 dont les bandes vidéo ont été diffusées au sein des structures locales du R.P. (paragraphe 25 ci-dessus), traduisaient une haine profonde envers ceux qu’il considérait comme des opposants au régime islamiste. La Cour estime à cet égard que lorsque le comportement incriminé atteint un niveau élevé d’insulte et se rapproche d’une négation de la liberté de religion d’autrui, il perd pour lui-même le droit d’être toléré par la société (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, série A n° 295-A, pp. 17-18, § 47).

76.  La Cour ne saurait partager la thèse des requérants selon laquelle les propos retenus pour la dissolution du R.P. étaient cités en dehors de tout contexte et manquaient de cohérence entre eux. En fait, la lecture des déclarations politiques en question donne globalement le sentiment que le R.P. propose l’instauration d’un système multi-juridique instituant une discrimination entre les individus fondée sur leurs croyances religieuses, fonctionnant selon des règles religieuses différentes pour chaque communauté religieuse et dans lequel la Charia constituerait le droit applicable pour la majorité musulmane du pays et/ou le droit commun. En outre, ces propos donnent l’impression que le R.P. n’exclut pas le recours potentiel à la force dans certaines circonstances afin de s’opposer à certains programmes politiques, ou d’accéder au pouvoir et d’y rester. La Cour juge qu’une telle vision de la société s’inspire du régime théocratique islamique, qui a déjà été imposé dans l’histoire du droit turc. Elle conclut donc que les propos et les prises de position en cause des responsables du R.P. constituent un ensemble et forment une image assez nette d’un modèle d’Etat et de société organisé selon les règles religieuses, conçu et proposé par le parti.

77.  La Cour juge également que le projet politique du R.P. n’était ni théorique ni illusoire, mais réalisable, pour deux raisons : la première s’appuie sur l’influence du R.P. en tant que parti politique et sur ses chances d’accéder au pouvoir, seule possibilité pour un parti politique de mettre en œuvre ses promesses. A sa dissolution, le R.P., avec ses 157 députés, disposait de près d’un tiers des sièges à l’Assemblée nationale de Turquie. Les discours et prises de positions retenus par la Cour constitutionnelle pour la dissolution du R.P. datent de la période (1993-1997) pendant laquelle le parti a obtenu des résultats importants dans les élections législatives ou municipales et était proche des sphères du pouvoir. La deuxième raison résulte du fait que des mouvements politiques basés sur un fondamentalisme religieux ont pu par le passé s’emparer du pouvoir politique, et ont eu la possibilité d’établir le modèle de société qu’ils envisageaient. La Cour en déduit que les chances réelles qu’avait le R.P. de mettre en application ses projets politiques donnent sans nul doute un caractère plus tangible et plus immédiat au danger que représentaient ces projets pour l’ordre public.

78.  La Cour ne souscrit pas non plus à l’argument des requérants selon lequel le R.P. avait pris des mesures disciplinaires contre ses membres condamnés au pénal et que leurs propos, dont certains avaient été tenus avant leur élection à des postes politiques, ne pouvaient être attribués au R.P. en tant que parti politique. Elle relève que les personnes qui ont été exclues du R.P. ont fait l’apologie des divers éléments d’un régime théocratique avant et après leur élection. Or, cela n’a pas empêché le R.P. de présenter certains d’entre eux comme candidats à des fonctions politiques importantes, comme celles de maire d’une grande ville ou de député à l’Assemblée nationale, et de diffuser l’un des discours litigieux au sein de ses structures locales à des fins de formation politique de ses membres. Il ressort du dossier que jusqu’au déclenchement de la procédure de dissolution contre le R.P., les auteurs de ces discours n’ont pas été inquiétés au sein du parti pour leurs activités ou déclarations publiques litigieuses, et que le R.P. n’a jamais mis en cause leurs déclarations. Dans ces conditions, la Cour estime que lesdites exclusions ont été décidées dans l’espoir d’échapper à la dissolution du R.P. et qu’elles n’ont pas le caractère volontaire qui doit présider aux décisions des dirigeants d’associations pour qu’elles puissent être reconnues sur le terrain de l’article 11 (voir, mutatis mutandis, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], n° 23885/94, § 26, CEDH 1999-VIII).

79.  Quant à l’argument des requérants selon lequel les responsables du R.P. n’ont pas été poursuivis et condamnés au pénal, la Cour constate que les actes contraires à la laïcité ne sont plus passibles de sanctions pénales en Turquie. Il est également connu que le R.P. s’opposait à ce que de tels actes soient réprimés par le droit pénal. La Cour relève à cet égard que Necmettin Erbakan avait clairement exprimé l’opposition du R.P. aux dispositions pénales sanctionnant ce type d’actes dans un discours du 10 octobre 1993 lors d’une assemblée du parti : « (...) lorsque nous étions au gouvernement, pendant quatre ans, le fameux article 163 du code de la persécution (du supplice) n’a jamais été appliqué, contre aucun enfant de la patrie » (paragraphe 26 ci-dessus). Pour la Cour, les requérants ne sauraient tirer argument du fait que les responsables du R.P. n’ont jamais fait l’objet d’une condamnation pénale pour des actes contraires à la laïcité, alors que de tels actes ne sont plus passibles de sanctions pénales en Turquie, ainsi que les requérants l’avaient eux-mêmes souhaité et défendu à l’époque où la législation avait été modifiée (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande du 29 novembre 1991, série A n° 222, pp. 21-22, § 47, et l’arrêt Kolompar c. Belgique du 24 septembre 1992, série A n° 235-C, p. 54, § 32).

80.  Quant à la thèse des requérants selon laquelle le R.P. n’a proposé, ni dans ses statuts ni dans le programme de coalition conclu avec le parti politique, Doğru Yol, de modifier l’ordre constitutionnel de la Turquie, la Cour rappelle qu’on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme avec les actes et prises de position de son titulaire (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 27, § 58). En l’espèce, ce sont justement les déclarations publiques et les prises de position des responsables du R.P. qui ont révélé des objectifs et intentions de leur parti qui n’étaient pas inscrits dans ses statuts (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti socialiste et autres c. Turquie précité, pp. 1257-1258, § 48). On ne saurait du reste s’attendre à ce que le R.P. inclue des objectifs contraires à la laïcité dans le programme de coalition, qui est un acte de compromis conclu avec un parti politique de centre-droite.

81.  Partant, la Cour estime que la sanction infligée aux requérants peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux », dans la mesure où les responsables du R.P., sous le prétexte qu’ils donnaient un contenu différent au principe de laïcité, avaient déclaré avoir l’intention d’établir un système multi-juridique et d’instaurer la loi islamique (la Charia) et avaient laissé planer un doute sur leur position quant au recours à la force afin d’accéder au pouvoir et notamment d’y rester. Elle considère que, même si la marge d’appréciation des Etats doit être étroite en matière de dissolution des partis politiques, le pluralisme des idées et des partis étant lui-même inhérent à la démocratie, l’Etat concerné peut raisonnablement empêcher la réalisation d’un tel projet politique, incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays. 

82.  Reste à savoir si les ingérences litigieuses étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis. La Cour a déjà jugé que la dissolution d’un parti politique assortie d’une interdiction temporaire pour ses dirigeants d’exercer des responsabilités politiques était une mesure radicale et que des mesures d’une telle sévérité ne pouvaient s’appliquer qu’aux cas les plus graves (voir l’arrêt Parti socialiste et autres précité, p. 1258, § 51). Dans la présente affaire, elle vient de constater que l’ingérence en cause répondait à un « besoin social impérieux ». Il convient également de noter qu’après la dissolution du R.P., seuls cinq de ses membres députés (y inclus les requérants) ont été déchus temporairement de leurs fonctions parlementaires et de leur rôle de dirigeants de parti politique. Les 152 députés restants ont continué à exercer leur mandat et ont normalement poursuivi leur carrière politique. Par ailleurs, les requérants n’ont pas allégué que le R.P. ou ses membres avaient subi un préjudice matériel important en raison du transfert de leurs biens au Trésor public. La Cour estime à cet égard que la nature et la lourdeur des ingérences sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer leur proportionnalité (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV).

83.  Partant, et eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas, fut-elle étroite (paragraphe 80 ci-dessus), la Cour considère que les ingérences litigieuses n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes poursuivis, compte tenu du « besoin social impérieux » auquel elles répondaient, et que les motifs avancés par la Cour constitutionnelle pour justifier la dissolution du R.P. et la déchéance temporaire de certains droits politiques prononcée contre les autres requérants, étaient « pertinents et suffisants ».

84.  Dès lors, il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 11 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9, 10, 14, 17 ET 18 DE LA CONVENTION

85.  Les requérants allèguent également la violation des articles 9, 10, 14, 17 et 18 de la Convention. Leurs griefs portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l’article 11, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de les examiner séparément.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 1 ET 3 DU PROTOCOLE N° 1

86.  Les requérants soutiennent en outre que les conséquences de la dissolution du R.P. – la confiscation de ses biens et leur transfert au Trésor public, puis l’interdiction frappant ses dirigeants de participer à des élections – ont emporté violation des articles 1 et 3 du Protocole n° 1, libellés comme suit :

Article 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 3

« Les Hautes Parties Contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

87.  Il convient de relever que les mesures dont se plaignent les requérants ne sont que des effets secondaires de la dissolution du R.P. qui, la Cour vient de le constater, n’enfreint pas l’article 11. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ces griefs.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention ;

2.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 9, 10, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 3 du Protocole n° 1.

Fait en français, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 31 juillet 2001.

S. DolléJ.-P. Costa
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune de M W. Fuhrmann, M. L. Loucaides et Sir Nicolas Bratza.

J.-P.C.
S.D.


OPINION DISSIDENTE COMMUNE A M. FUHRMANN, M. LOUCAIDES et Sir Nicolas BRATZA, JUGES

(Traduction)

Nous sommes au regret de ne pouvoir souscrire au point de vue de la majorité de la Cour selon lequel il n'y a pas eu violation en l’espèce des droits des requérants au regard de l’article 11 de la Convention. A notre sens, la décision de la Cour constitutionnelle de prononcer la dissolution du Refah Partisi (Parti de la prospérité, ci-après le « R.P. »), de déchoir les requérants individuels de leur qualité de députés et de leur interdire, pendant cinq ans, d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou commissaires aux comptes de tout autre parti politique, s’analyse en une restriction disproportionnée à leur liberté d’association, telle que la garantit cette disposition.

D’emblée nous relevons que, conformément à l’affirmation non contestée des requérants, le R.P. est le quinzième parti politique à être dissous de manière autoritaire par la Cour constitutionnelle turque ces dernières années. La présente espèce est également le quatrième cas de dissolution dont a été saisie la Cour européenne des Droits de l’Homme, les affaires précédentes concernant le Parti communiste unifié de Turquie et autres (arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I), le Parti socialiste et autres (arrêt du 25 mai 1998, Recueil 1998-III) et le Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) (arrêt du 8 décembre 1999). Du point de vue des conséquences politiques en Turquie, il s’agit de loin de la plus importante de ces quatre affaires. Le Parti communiste unifié, le Parti socialiste et le Parti de la liberté et de la démocratie étaient des organisations non seulement de taille réduite mais également de formation récente au moment de leur dissolution. Dans le cas d’ÖZDEP, la procédure fut engagée dans les quatre mois suivant sa création. Quant au Parti communiste et au Parti socialiste, ils étaient fondés depuis à peine deux semaines lorsque débuta la procédure de dissolution initiale. En revanche, le R.P., créé en 1983, existait depuis près de quatorze ans lors de l’introduction de la procédure de dissolution. Pendant cette période, il s’était développé jusqu’à devenir l’un des plus importants partis politiques en Turquie, puisqu’il revendiquait plus de 4,3 millions de membres au moment de sa dissolution. Aux élections générales de 1995, il obtint 22 % du total des suffrages et 158 sièges à l’Assemblée nationale, et aux élections locales de novembre 1996, il fut crédité de 35 % des votes. En juin 1996, le R.P., qui était alors le parti le plus fortement représenté à l’Assemblée nationale, forma avec le Parti de la juste voie un gouvernement de coalition, son président, Necmettin Erbakan, accédant au poste de Premier ministre. Lorsque débuta la procédure de dissolution en juin 1997, le R.P. était toujours au pouvoir.

Indépendamment du nombre d’adhérents et du poids politique du parti requérant, deux autres points importants distinguent la présente espèce des affaires qui ont déjà fait l’objet d’arrêts de la Cour.


Parlons tout d’abord des motifs de dissolution. Dans les trois autres cas, le parti concerné a été à chaque fois dissous principalement au motif que des déclarations inscrites dans ses statuts ou son programme, ou des propos tenus en public en son nom visaient à porter atteinte à l’intégrité et à l’unité de la République en établissant une distinction entre le peuple kurde et le peuple turc et en prônant un droit à l’autodétermination pour les Kurdes. Certes, la Cour constitutionnelle a également invoqué d’autres motifs – dans le cas du Parti communiste unifié, l’adoption du terme « communiste » dans son appellation, et dans le cas d’ÖZDEP, la proposition de ce parti selon laquelle les affaires religieuses devaient être du ressort des institutions religieuses elles-mêmes. Mais il s’agissait de ce que la Cour constitutionnelle percevait comme une intention de porter atteinte à l’unité de la nation et à l’intégrité territoriale, en violation des articles 2 et 3 de la Constitution et des articles 78 et 81 de la loi portant réglementation des partis politiques. Le cas du R.P. est très différent. La dissolution du parti était uniquement motivée par le fait qu’il était devenu un « centre », au sens de l’article 103 de la loi portant réglementation des partis politiques, d’activités contraires au principe de laïcité garanti par l’article 2 de la Constitution, contrevenant ainsi à l’article 78 de ladite loi.

La deuxième différence est connexe à la première. Dans les cas du Parti communiste unifié et de ÖZDEP, les déclarations justifiant la décision de la Cour constitutionnelle étaient exclusivement tirées des statuts et du programme du parti en cause. Aucune référence n’avait été faite à des déclarations particulières de membres fondateurs ou de dirigeants du parti concerné, que ce soit après ou avant sa création. A cet égard, le cas du Parti socialiste est quelque peu différent. La première et vaine tentative de dissolution était exclusivement motivée par les objectifs politiques du parti, tels qu’ils étaient exprimés dans son programme. Toutefois, la deuxième demande de dissolution, qui fut accueillie, s’appuyait à la fois sur des extraits de documents de campagne du parti et sur des propos de son président, M. Perinçek, tenus lors de réunions publiques ou diffusés à la télévision.

Dans le cas du R.P., la dissolution s’est exclusivement fondée sur des déclarations publiques et/ou des actions de dirigeants, de membres ou d’anciens membres du parti. Ni le procureur général, en engageant la procédure, ni la Cour constitutionnelle, en prononçant la dissolution, n’ont invoqué les statuts ou le programme du parti, ou des manifestes de campagne ou autres documents publics qu’il aurait émis. En particulier, ni le procureur ni la Cour constitutionnelle n’ont pu faire valoir une disposition quelconque des statuts ou du programme détaillé du R.P. préconisant la création d’un Etat théocratique ou visant à porter atteinte au caractère laïque de l’Etat, tel que consacré par la Constitution : au contraire, le programme du parti reconnaissait expressément l’importance fondamentale du principe de laïcité.

Malgré ces différences, il est possible, selon nous, de tirer des trois affaires précitées certains principes qui sont d’application directe en l’espèce et qui, à notre avis, ne se dégagent pas vraiment de l’arrêt de la majorité. Ces principes peuvent se résumer comme suit :

i)  Malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie. Il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. En tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent déjà prétendre à la protection des articles 10 et 11 de la Convention (arrêt Parti communiste unifié, §§ 42-43 ; arrêt Parti socialiste, § 41 ; arrêt ÖZDEP, § 37).

ii)  L’Etat, ultime garant du pluralisme, a l’obligation, sur le terrain politique, d’organiser à des intervalles raisonnables, conformément à l’article 3 du Protocole n° 1, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. Pareille expression ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays. En répercutant ceux-ci, non seulement dans les institutions politiques mais aussi à tous les niveaux de la vie en société, ils apportent une contribution irremplaçable au débat politique, lequel se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (arrêt Parti communiste unifié, § 44).

iii)  Les exceptions visées à l’article 11 appellent, à l’égard de partis politiques, une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les Etats contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante. La Cour a déjà relevé la nécessité d’un tel contrôle à propos de la condamnation d’un parlementaire pour injure ; à plus forte raison pareil contrôle s’impose-t-il quand il s’agit de la dissolution de tout un parti politique et de l’interdiction frappant ses responsables d’exercer à l’avenir toute autre activité similaire. Des mesures d’une telle sévérité ne peuvent s’appliquer qu’aux cas les plus graves (arrêt Parti communiste unifié, § 46 ; arrêt Parti socialiste, § 50 ; arrêt ÖZDEP, § 45).

iv)  L’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés. Or, le fait qu’un projet politique passe pour incompatible avec les principes et les structures actuels d’un Etat ne le rend pas contraire aux règles démocratiques. Il est de l’essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un Etat, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (arrêt Parti communiste unifié, § 57 ; arrêt Parti socialiste, §§ 45, 47 ; arrêt ÖZDEP, § 44).

La principale question à laquelle doit répondre la Cour est celle de savoir si, eu égard à ces principes, la dissolution du R.P. et les sanctions accessoires infligées aux requérants individuels pouvaient être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre l’un ou plusieurs des buts légitimes exposés à l’article 11 § 2 et, plus précisément, si ces mesures répondaient à un « besoin social impérieux » et étaient proportionnées au but légitime poursuivi.

Avant d’aborder cette question, examinons brièvement si les graves atteintes aux droits des requérants en vertu de l’article 11, dont l’existence n’est pas controversée, étaient prévues par la loi et poursuivaient un but légitime.

Quant à la première condition, les requérants ont allégué à l’origine que la dissolution du R.P. ne satisfaisait pas aux exigences des articles 101 et 103 de la loi portant réglementation des partis politiques. En particulier, ils ont fait valoir qu’il n’avait pas été démontré que le parti s’était transformé en un « centre d’activités contraires aux dispositions de l’article 78 de la loi », puisqu’il n’avait pas été établi, conformément à l’article 103 § 2 de ladite loi, que de telles activités pouvaient être imputées à un organe dont les actes engageaient le parti, ou qu’un membre quelconque du R.P. avait été reconnu coupable d’enfreindre les dispositions de la loi. Dans ses observations écrites, le Gouvernement souligne que la Cour constitutionnelle a déclaré l’article 103 § 2 inconstitutionnel au cours de la procédure de dissolution, et que la dissolution du parti était donc conforme à la Constitution et à la loi. Nous avons eu à l’origine certains doutes quant à savoir si l’exigence de prévisibilité était remplie, puisque la Cour constitutionnelle n’a déclaré l’article 103 § 2 inconstitutionnel qu’une semaine avant la dissolution du R.P., et longtemps après les actes et déclarations des membres du parti qui motivent l’ordonnance de dissolution. Toutefois, dans leurs observations en réponse, les requérants n’ont plus contesté la légalité de la dissolution au regard du droit interne « puisque cette possibilité est prévue par la Constitution ». Eu égard à cette concession, nous concluons, comme la majorité de la Cour, que la dissolution était « prévue par la loi » aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention.

Quant à la question du but légitime, nous constatons que dans les affaires précédentes impliquant des partis politiques, la Cour a jugé établi, malgré les arguments des requérants à l’appui de l’affirmation contraire, que la dissolution visait la protection de l’intégrité territoriale de la Turquie et poursuivait donc au moins l’un des buts légitimes énoncés à l’article 11, à savoir la protection de la sécurité nationale. Nous estimons qu’en l’espèce, l’on peut dire que la dissolution du R.P. avait pour but légitime la préservation de la laïcité, notion centrale pour l’ordre démocratique en Turquie, et poursuivait donc également les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, ainsi que de la défense de l’ordre et de la protection des droits et libertés d’autrui.

Selon les requérants, le véritable motif de dissolution du parti ne tenait pas à ses opinions sur la laïcité, mais plutôt à sa politique économique, qui tendait à réduire l’endettement de l’Etat et allait donc à l’encontre des intérêts de grands groupes commerciaux. A notre sens, il n’y a pas suffisamment d’éléments pour établir que tel était le cas ou pour suggérer que la dissolution du parti était motivée par d’autres raisons que celles avancées par la Cour constitutionnelle. Partant, nous estimons comme la majorité que la dissolution poursuivait un ou plusieurs buts légitimes.

Quant à la question cruciale de la nécessité des mesures prises par la Cour constitutionnelle, nous aimerions tout d’abord formuler un certain nombre de remarques préliminaires.

En premier lieu, nous admettons volontiers l’argument du Gouvernement concernant l’importance vitale de la laïcité dans la société turque. Comme il le souligne, l’Etat turc a mené un long et difficile combat pour établir une société démocratique et laïque, et demeure le seul Etat ayant une population essentiellement musulmane à adhérer aux principes d’une démocratie libérale. Les exemples fournis par les pays où est en place un régime fondamentaliste islamique mettent en évidence le risque pour la démocratie que constitue le fait de s’écarter d’un idéal séculier.

En second lieu, non seulement le R.P. est arrivé démocratiquement au pouvoir en 1995 après avoir obtenu le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, mais, comme nous l’avons souligné ci-dessus, il n’est pas contesté qu’il était organisé selon des principes démocratiques et que rien dans ses statuts ou son programme ne vient prouver ou même suggérer un quelconque désir de s’écarter du principe de la laïcité ou d’encourager l’utilisation de moyens violents ou antidémocratiques pour remplacer l’actuelle structure constitutionnelle de la société turque.

Comme il l’a fait dans les affaires concernant le Parti communiste unifié et le Parti socialiste, le Gouvernement se fonde sur l’article 17 de la Convention et sur l’ancienne décision prise en 1957 par la Commission dans l’affaire relative à la dissolution du Parti communiste allemand. Aux paragraphes 54 et 60 de son arrêt dans l’affaire du Parti communiste unifié, la Cour a rejeté l’argument du Gouvernement. Elle a souligné que le Parti communiste turc, malgré son appellation, se distinguait clairement du Parti communiste allemand des années 1950 qui, selon les constatations de la Commission, préconisait ouvertement une période de dictature par le prolétariat pendant laquelle les droits et libertés garantis par la Convention seraient détruits. En revanche, la Cour a estimé que le Parti communiste turc satisfaisait aux exigences de la démocratie, parmi lesquelles le pluralisme politique, le suffrage universel et la libre participation à la vie politique. Elle a ajouté qu’il n’y avait pas lieu non plus de faire jouer l’article 17, les statuts et le programme de ce parti n’autorisant aucunement à conclure qu’il se prévaudrait de la Convention pour se livrer à des activités ou accomplir des actes visant à la destruction des droits et libertés qu’elle reconnaît.

A notre avis, la même remarque peut s’appliquer au R.P. Rien dans ses statuts ni dans son programme n’indique que ce parti était hostile à la démocratie, qu’il cherchait à atteindre ses objectifs par des moyens non démocratiques, ou qu’il visait à saper ou dénaturer le régime politique démocratique et pluraliste en Turquie. Certes, comme la Cour l’a souligné dans l’affaire du Parti communiste unifié (paragraphe 58) et comme la majorité le rappelle en l’espèce (paragraphe 47 du présent arrêt), on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement.

Dans l’affaire du Parti communiste unifié, la Cour a ensuite déclaré que pour s’en assurer, il fallait comparer le contenu du programme avec les actes et prises de position du parti. En l’espèce, le Gouvernement fait en effet valoir que c’est une caractéristique de la politique islamiste de dissimuler ses véritables intentions et d’atteindre ses buts par des moyens subreptices. Il prétend également que le R.P. avait un comportement activement agressif contre l’ordre établi. Pour déterminer si la véracité de cette allégation a été démontrée, il convient d’examiner les éléments sur lesquels s’est fondée la Cour constitutionnelle pour dissoudre le parti.

En troisième lieu, lorsque, comme en l’espèce, les motifs invoqués par la Cour constitutionnelle touchent non pas au programme et aux activités du parti politique lui-même mais plutôt aux actes et propos de ses dirigeants ou membres, nous estimons que la décision de dissoudre le parti tout entier doit être justifiée par des raisons particulièrement convaincantes et impératives. Tel est d’autant plus le cas lorsque, comme en l’espèce, les actes ou propos litigieux ne présentaient aucune unité de temps et de lieu, mais constituaient des événements isolés qui se sont déroulés dans des contextes très différents sur une période d’environ six ans et, dans certains cas, longtemps avant que le R.P. n’arrive au pouvoir. En outre, il nous semble important de relever que les trois dirigeants du parti n’ont jamais fait l’objet de poursuites quant à l’un ou l’autre des actes et déclarations attaqués ; de même, il n’apparaît pas qu’ils aient fait l’objet de mesures disciplinaires ou d’une autre nature. Si certains autres membres du parti ont été poursuivis pour des déclarations qu’ils avaient formulées, il convient de noter que dans tous les cas sauf un, les poursuites ont été engagées après le début de la procédure de dissolution du parti.

Pour le Gouvernement, l’absence de toute procédure à l’encontre des dirigeants du parti n’est pas un fait à prendre en considération. Il souligne que l’article 163 de la loi portant réglementation des partis politiques, qui érigeait en infraction la violation de l’une ou l’autre des dispositions de ladite loi, a été annulé. Plus important, il fait valoir que l’absence de poursuites est hors de propos puisque la dissolution du parti doit être considérée comme une véritable solution de recours, qui vient en lieu et place des poursuites de dirigeants ou d’adhérents particuliers.

L’argument du Gouvernement a dans une certaine mesure trouvé un écho favorable dans la majorité de la Cour. Au paragraphe 78 de l’arrêt, celle-ci souligne que non seulement l’article 163 a été annulé mais que M. Erbakan a exprimé clairement l’opposition du R.P. à cette disposition dans un discours prononcé en octobre 1993. Pour la majorité de la Cour, les requérants ne sauraient dans ces conditions tirer argument du fait que les dirigeants du parti n’ont fait l’objet d’aucune condamnation pénale pour des actes contraires à la laïcité en vertu d’une disposition qui a été annulée, alors que cette annulation a été souhaitée et défendue par ces mêmes personnes.

Nous ne pouvons accepter ces arguments pour un certain nombre de raisons.

i)  Plusieurs des actions et déclarations sur lesquelles se fonde la Cour constitutionnelle remontent à une période antérieure à l’annulation de l’article 163, lorsque cette disposition était en vigueur et développait tous ses effets.

ii)  nous estimons que l’argument d’« estoppel » avancé par la majorité n’est pas convaincant et nous considérons que les précédents cités au paragraphe 78 de l’arrêt n’apportent pas d’eau à son moulin à cet égard. Dans les affaires Pine Valley et Kolompar auxquelles il est fait référence, la Cour devait examiner une situation très différente, où les arguments qui lui étaient soumis étaient diamétralement opposés à ceux qui avaient été présentés aux juridictions nationales. En l’espèce, ce qui importe n’est pas de savoir si les requérants se sont publiquement prononcés pour ou contre les dispositions de l’article 163 mais de souligner que, malgré les critiques sévères formulées par la Cour constitutionnelle à l’égard des actes et propos des requérants individuels, et l’importance décisive qu’elle leur a attachée dans sa décision de dissoudre le parti, aucune mesure n’a été prise à l’époque par les autorités nationales contre les responsables des actions et déclarations litigieuses, que ce soit en vertu de l’article 163 ou d’une autre disposition.

iii)  Pour apprécier la proportionnalité des mesures prises en vue de dissoudre le parti entier au motif qu’il s’était transformé en un centre d’activités contraires à la laïcité, nous jugeons important de relever qu’avec l’annulation de l’article 163, les actions et déclarations qui sont invoquées comme preuves ne sont plus elles-mêmes contraires à la loi. A cet égard, nous ne pouvons admettre que, sur le terrain de l’article 11, l’utilisation de la mesure draconienne qu’est la dissolution d’un parti puisse être considérée comme une véritable solution de remplacement à la prise de dispositions à l’encontre de l’individu responsable.

En quatrième et dernier lieu, pour conclure que la dissolution du R.P. était une mesure proportionnée, la majorité de la Cour souligne au paragraphe 81 du présent arrêt le fait qu’à la suite de cette mesure, seuls cinq des 158 députés membres du parti, dont les requérants individuels, ont été déchus de leurs fonctions parlementaires et de leur rôle de dirigeants d’un parti politique, les autres continuant à exercer leur mandat et poursuivant normalement leur carrière politique. Là encore, nous ne sommes pas convaincus par ce raisonnement. La difficulté à cet égard réside dans le fait que cet argument ne tient pas compte de ce que c’est le R.P. lui-même, avec sa propre personnalité distincte au regard de la Convention, qui est le requérant principal, et c’est sa liberté d’association qui est avant tout en cause. Quelles que soient les conséquences de la dissolution du parti pour ses membres, l’effet sur le parti lui-même ne pourrait pas être plus grave, puisque son identité a été détruite et ses biens confisqués.

A l’instar de la majorité de la Cour (paragraphe 67 de l’arrêt), nous estimons qu’une appréciation de la nécessité des mesures litigieuses passe par l’examen des moyens exposés par la Cour constitutionnelle dans sa décision. Il convient donc, selon nous, d’étudier attentivement les douze actions et déclarations particulières sur lesquelles la majorité de la Cour constitutionnelle a fondé son arrêt.

Au paragraphe 72 de l’arrêt, la majorité de la Cour admet que, considérés isolément, quatre des moyens invoqués – ceux qui concernent le port du foulard islamique, l’organisation des horaires dans le secteur public en fonction de la prière, la visite de Sevket Kazan à un membre du parti inculpé d’incitation à la haine religieuse, et la réception offerte par Necmettin Erbakan aux dirigeants de différents mouvements islamiques – ne pouvaient passer pour constituer un danger immédiat pour le régime laïque qui prévaut en Turquie. Cependant, la majorité se laisse ensuite convaincre par la thèse du Gouvernement selon laquelle ces actes et prises de position étaient conformes au but inavoué du R.P. d’instaurer un régime politique fondé sur la Charia. Nous admettons que, outre l’examen des moyens particuliers exposés par la Cour constitutionnelle, il convient d’analyser l’arrêt de celle-ci comme un tout ; cependant, nous tenons à faire remarquer que chacun des motifs qu’elle a invoqués (y compris les quatre incidents auxquels se réfère la majorité) ont été considérés par la Cour constitutionnelle comme des éléments importants dans sa décision de dissoudre le parti et qu’il faut donc les examiner séparément au fond.

Le premier moyen exposé par la Cour constitutionnelle concerne en effet les encouragements de M. Erbakan au port du foulard islamique dans les institutions et écoles publiques, mesure qui ferait pression sur ceux qui refusent de suivre cette coutume et donnerait donc lieu à discrimination. Le port du foulard islamique a été déclaré inconstitutionnel en 1989, mais il n’apparaît pas que des mesures aient été prises contre M. Erbakan quant à un quelconque encouragement qu’il aurait exprimé à cet égard. Même si des éléments prouvaient que ses actes avaient entraîné les divisions invoquées par la Cour constitutionnelle, cela ne saurait à notre avis justifier la dissolution de tout le parti. Sur ce point, la Cour constitutionnelle et le Gouvernement invoquent deux décisions de la Commission (requêtes n° 16278/90, Karaduman c. Turquie et n° 18783/91, Bulut c. Turquie) dans lesquelles celle-ci a déclaré que l’application des règlements interdisant le port du foulard islamique dans les universités laïques ne portait pas atteinte à la liberté de religion des requérants. A notre avis, ces affaires sont plus ou moins hors de propos et ne peuvent certainement pas être invoquées s’agissant de débattre de la question très différente de savoir si le simple fait d’encourager le port du foulard islamique peut justifier la dissolution d’un parti politique.

La même remarque vaut à notre avis pour l’accusation relative à la réception donnée par M. Erbakan, alors Premier ministre, dans sa résidence officielle en l’honneur des dirigeants de différents mouvements religieux, connus pour leurs déclarations et activités contraires à la laïcité et vêtus de leurs robes religieuses symboliques. M. Erbakan aurait ainsi manifesté clairement et en public sa tolérance et son soutien à ces personnes et à ces groupes. Nous constatons qu’il y a un litige sur l’identité précise des participants à cette réception, les requérants affirmant qu’il s’agissait de fonctionnaires de la direction des affaires religieuses et des administrateurs et universitaires de l’université de théologie. Quoi qu’il en soit, nous partageons l’avis de la minorité de la Cour constitutionnelle selon laquelle pareille manifestation officielle, même si les invités étaient ainsi vêtus, ne peut en aucun cas justifier la dissolution du parti.

L’autre fait reproché à M. Erbakan, à savoir la signature en janvier 1997 d’un décret réorganisant les horaires des fonctionnaires dans le but de faciliter l’observation du Ramadan, ce qui serait révélateur de ses tendances anti-laïques, ne nous semble pas non plus constituer un fondement suffisant pour la dissolution du parti. A cet égard, nous prenons note de l’affirmation non contestée des requérants selon laquelle le décret en question avait été approuvé par tous les ministres du gouvernement, y compris ceux qui n’appartenaient pas au R.P., et des décisions similaires avaient été prises depuis 1981 sans que personne y trouve le moins du monde à redire.

La Cour constitutionnelle a en outre pris en compte quatre déclarations de M. Erbakan.

i)  un discours prononcé en mars 1993 devant l’Assemblée nationale, dans lequel il invoquait le droit des adeptes de différentes religions de choisir et de vivre selon leur propre système juridique ;

ii)  un discours prononcé en octobre 1993 lors d’une assemblée du R.P., dans lequel il déclarait que le parti garantirait à chacun le droit de vivre selon le système juridique qu’il préférait ;

iii)  un discours prononcé en avril 1994 devant le groupe parlementaire du R.P., dans lequel il prônait l’instauration par le parti de l’« ordre juste » et se demandait si la transition vers un tel ordre se ferait dans la violence ou de façon pacifique ;

iv)  et une interview et un discours datant de mai 1996, lors de l’anniversaire de la chaîne de télévision Kanal 7, dans lequel M. Erbakan soulignait l’importance de la télévision en tant qu’instrument de propagande dans le cadre de la guerre sainte (djihad), pour établir un ordre social juste.

Quant aux deux premières déclarations, la Cour constitutionnelle a estimé que le système « multi-juridique » défendu par M. Erbakan conduirait à une discrimination fondée sur la religion et, en tant que tel, était contraire aux exigences du principe de laïcité.

La majorité de la Cour (paragraphe 69 de l’arrêt) considère qu’un système multi-juridique tel que celui qui était proposé introduirait une distinction entre les particuliers fondée sur la religion et les catégoriserait selon leur appartenance religieuse, et qu’un tel modèle de société ne serait pas compatible avec le système de la Convention, puisqu’il obligerait les individus à obéir non pas à des règles établies par l’Etat mais à des règles imposées par la religion concernée.

Contrairement à la majorité, nous jugeons inutile d’examiner la nature précise ou l’effet de la société multi-juridique invoquée par M. Erbakan, puisque à notre sens, ses déclarations ne constituent pas une base suffisante pour conclure qu’elles représentaient, au moment de la dissolution du R.P., une véritable menace pour l’ordre laïque turc. A cet égard, nous relevons que les propos sur lesquels se fonde la Cour constitutionnelle étaient extraits de discours plus longs prononcés en 1993, plus de quatre ans avant que ne soit prise la décision de dissoudre le parti et quelque trois ans avant que celui-ci n’arrive au pouvoir. Nous ne voyons rien dans les éléments présentés à la Cour qui permette d’affirmer qu’une fois au gouvernement, le R.P. ait pris une quelconque mesure pour introduire une société multi-juridique de la nature décrite par la Cour constitutionnelle dans son arrêt.

La même remarque vaut en substance pour les deux autres discours qui ont également été prononcés avant que le R.P. n’arrive au pouvoir. Quant à la première, si nous pouvons nous ranger au point de vue de la majorité de la Cour selon lequel des termes tels que « ordre juste », quoique ambigus, doivent être entendus dans ce contexte comme désignant un ordre étatique fondé sur des normes religieuses, nous n’apercevons encore une fois aucun élément indiquant que le R.P., une fois au gouvernement, ait jamais cherché à mettre en œuvre un tel système. Quant à la dernière déclaration (qui, il faut le noter, n’a été ajoutée aux motifs de dissolution qu’après l’engagement de la procédure), si, là encore, nous pouvons reconnaître que, comme le dit la majorité, la terminologie utilisée dans ce discours est ambiguë, nous ne voyons aucun élément de nature à suggérer que le R.P. aurait usé ou fait l’apologie de la violence ou de moyens non démocratiques pour détruire le système laïque ou établir la suprématie d’un régime islamiste. A cet égard, il est selon nous également intéressant de relever qu’une enquête a été engagée à la suite du discours prononcé à l’occasion de l’anniversaire de la chaîne Kanal 7, mais que le procureur a décidé de classer l’affaire sans suite, au motif que les propos en question ne contenaient aucune expression pouvant inciter à la haine entre les religions ou les mouvements religieux, ou autrement constitutive d’une infraction.

Sevket Kazan était au moment des faits vice-président du R.P. et ministre de la Justice. Le seul incident dont on lui fait grief était la brève visite privée qu’il a rendu à Bekir Yıldız, maire de Sincan et également vice-président du R.P., qui était alors en détention provisoire et inculpé d’activités contraires à la laïcité. La Cour constitutionnelle a observé qu’en tant que ministre de la Justice, M. Kazan avait le devoir de se conformer à l’esprit et à la lettre de la loi dans le cadre de ses activités politiques et administratives, et que cette visite en prison donnait au public l’impression que son parti approuvait les actes dont M. Yıldız était inculpé ; dès lors, l’action de M. Kazan était contraire au principe de laïcité.

Que cette visite soit ou non raisonnable dans les circonstances, nous ne pouvons accepter qu’elle puisse être interprétée dans le sens d’un soutien du parti à des activités anti-laïques ; nous pouvons encore moins admettre qu’elle constitue un moyen justifiant la dissolution du parti alors que l’Assemblée nationale elle-même a refusé ne serait-ce que d’engager une enquête parlementaire sur l’incident.

Quant à Ahmet Tekdal, on lui a reproché un discours qu’il prononça en 1993 pendant un pèlerinage en Arabie Saoudite – plus de quatre ans avant la dissolution du R.P. –, alors qu’il était vice-président du parti. Dans ce discours, diffusé à la télévision turque en novembre 1996, il invoquait la nécessité de déployer tous les efforts nécessaires à installer un « ordre juste » en Turquie. La Cour constitutionnelle en conclut que M. Tekdal envisageait l’installation d’un régime fondé sur la Charia et que son discours était donc manifestement contraire au principe de laïcité.

Comme dans le cas de M. Erbakan, nous n’apercevons là encore aucun élément permettant de conclure qu’un discours prononcé longtemps avant l’arrivée au pouvoir du R.P. puisse motiver la dissolution du parti lui-même, d’autant qu’il semble n’y avoir eu aucune enquête juridique engagée contre M. Tekdal à l’époque des faits.

Les autres motifs de dissolution ont trait à des discours fait par quatre membres ou ancien membres du R.P. qui, à aucun moment, n’ont dirigé ou représenté le parti. Le premier est Şevki Yılmaz, qui, dans un discours public prononcé en avril 1994, appela la population à déclencher la guerre sainte et défendit l’établissement de la Charia – propos qui, comme le dit la Cour constitutionnelle, étaient indéniablement contraires aux exigences du principe de laïcité. Comme elle le constate dans son arrêt, une procédure pénale a été instituée contre M. Yılmaz à la suite de l’un de ses discours, et l’intéressé a été exclu du parti dans le mois qui a suivi le début de la procédure de dissolution.

L’accusation à l’encontre du R.P., retenue par la Cour constitutionnelle, résidait dans le fait que, nonobstant les thèses anti-laïques bien connues de M. Yılmaz, le parti avait soutenu sa candidature aux élections municipales et, après qu’il eut accédé au poste de maire de Rize, avait assuré son élection à l’Assemblée nationale, manifestant ainsi clairement son soutien aux activités et déclarations anti-laïques de l’intéressé. En outre, la Cour constitutionnelle a tiré argument du fait que le parti n’avait pas conduit ses propres investigations contre M. Yılmaz avant le début de la procédure de dissolution et n’avait pas publiquement désapprouvé ses discours, montrant par cette attitude qu’il souscrivait aux vues de celui-ci. Quant à son exclusion du R.P., la Cour constitutionnelle l’a qualifiée de simple manœuvre du parti pour tenter d’échapper à la procédure de dissolution.

Nous ne sommes pas convaincus par l’argument consistant à dire que le R.P., en ne prenant aucune mesure contre M. Yilmaz ou en omettant de désavouer les termes de son discours, a fait siennes les vues de celui-ci. En outre, contrairement à la Cour constitutionnelle et à la majorité de notre Cour (paragraphe 77 de l’arrêt), nous attachons une certaine importance à son exclusion du parti, même si cette mesure est postérieure au début de la procédure. A cet égard, nous tenons à faire remarquer que l’article 101 § d) de la loi portant réglementation des partis politiques (qui était en vigueur jusqu’à ce que l’article 103 § 2 de cette loi fût déclaré inconstitutionnel une semaine avant la dissolution du R.P.) disposait expressément que si un membre d’un parti, coupable d’avoir commis une infraction, était exclu dans les trente jours suivant le début de la procédure de dissolution motivée par son infraction, la procédure serait automatiquement abandonnée. Plus important, nous ne pouvons en aucun cas estimer qu'un discours prononcé par un membre d’un parti en 1994, qu'il soit ou non désavoué par le parti lui-même, puisse justifier la dissolution de ce parti quelque quatre ans plus tard.

La même remarque vaut pour les deux discours prononcés – en 1992 et mars 1993 – par Hasan Huseyin Ceylan, qui, selon la Cour constitutionnelle, étaient discriminatoires et incitaient les tenants de la Charia à s’adonner à la violence contre ceux qui s’opposaient à leurs thèses. M. Ceylan fut poursuivi en raison de ses déclarations après le début de la procédure de dissolution et également exclu du parti. Cependant, la Cour constitutionnelle a estimé que le R.P. avait manifesté son adhésion aux propos de M. Ceylan en soutenant sa candidature à des élections et en distribuant une vidéocassette sur laquelle il avait été enregistré un discours prononcé au sein de l’organisation locale du parti.

Bien que les termes employés dans ces discours – en particulier celui de mars 1993 – soient incontestablement peu mesurés, nous ne pouvons, encore une fois, estimer qu’ils justifiaient la dissolution du parti tout entier plusieurs années après.

Les discours de Şükrü Karatepe et Ibrahim Çelik, bien que plus récents, tombent à notre sens dans la même catégorie. Le premier, alors maire de Kayseri, a appelé les Musulmans dans un discours du novembre 1996 à préserver la haine qu’ils avaient en eux jusqu’à ce qu’il y ait un changement de régime. M. Karatepe a été poursuivi et condamné pour incitation à la haine religieuse après le début de la procédure de dissolution. Il a été établi qu’Ibrahim Çelik, membre du R.P. élu à l’Assemblée nationale avait déclaré en mai 1997 dans les couloirs de l’Assemblée que si l’on fermait les écoles religieuses, le sang coulerait, et qu’il souhaiterait mettre en place la Charia. Comme dans le cas de trois autres membres du parti, une enquête fut ouverte à son encontre pour un certain nombre de motifs. Comme MM. Yilmaz et Ceylan, il fut exclu du parti. Néanmoins, la Cour constitutionnelle a estimé que le R.P., en le présentant comme candidat en toute connaissance de ses activités et idées, avait montré qu’il approuvait celles-ci.

Comme dans le cas des deux autres membres qui n’étaient ni dirigeants ni porte-parole officiels du R.P., nous estimons que toute violation de la loi par ces personnes devait donner lieu à une enquête contre les intéressés, mesure qui a du reste été prise. Nous ne pouvons admettre que de telles déclarations, qu’elles aient ou non abouti à des poursuites, puissent également justifier la mesure draconienne consistant à dissoudre tout le parti dont les individus en question étaient membres.

La Cour constitutionnelle était appelée à se prononcer sur le point de savoir si, eu égard aux actes et déclarations des dirigeants et membres du R.P., ce parti s’était ou non transformé en centre d’activités contraires à la laïcité au sens de la loi portant réglementation des partis politiques. Dès lors qu’elle avait conclu que tel était le cas, la loi et la Constitution lui commandaient de prononcer la dissolution.

La question soumise à notre Cour est différente : il s’agit d’examiner si la mesure extrême de dissolution (que la Cour a qualifié dans ses arrêts précédents de mesure « sévère » ou « radicale ») pouvait être considérée comme justifiée par un besoin social impérieux et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

Pour répondre par l’affirmative à cette question, la majorité de la Cour a estimé que les instances nationales étaient en droit d’agir pour empêcher la réalisation d’un projet politique incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays (paragraphe 80 de l’arrêt).

Ce raisonnement ne nous convainc pas. Selon nous, il n’y a pas de preuves formelles ou convaincantes démontrant que le R.P., que ce soit avant ou après son entrée au gouvernement, ait pris des mesures visant à réaliser un projet politique incompatible avec les normes de la Convention, à détruire ou saper la société laïque, à utiliser ou encourager la violence et la haine religieuse, ou à menacer de quelque autre manière que ce soit l’ordre juridique et démocratique en Turquie.

En l’absence de telles preuves, nous estimons que la dissolution du R.P. et la confiscation de ses biens, ainsi que les sanctions accessoires infligées aux requérants individuels, ont emporté violation de l’article 11 de la Convention.


[1] Le chapitre 4 de la loi no. 2820, visé à l’article 101, comprend notamment l’article 90 § 1 reproduit ci-dessus

[2] Le paragraphe 2 de l’article 103, déclaré inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle le 9 janvier 1998, exigeait d’utiliser la procédure prévue  à l’article 101 d) lorsqu’il s’agissait d’examiner le point de savoir si un parti politique était devenu un centre d’activités contraires à la Constitution.

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Textes cités dans la décision

  1. Constitution du 4 octobre 1958
  2. CODE PENAL
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CEDH, Cour (troisième section), AFFAIRE REFAH PARTISI (PARTI DE LA PROSPERITE) ET AUTRES c. TURQUIE, 31 juillet 2001, 41340/98 et autres