CEDH, Cour (deuxième section), AFFAIRE COLLECTIF NATIONAL D'INFORMATION ET D'OPPOSITION A L'USINE MELOX - COLLECTIF STOP MELOX ET MOX c. FRANCE, 12 juin 2007, 75218/01

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE COLLECTIF NATIONAL D'INFORMATION ET D'OPPOSITION À L'USINE MELOX - COLLECTIF STOP MELOX ET MOX c. FRANCE

(Requête no 75218/01)

ARRÊT

STRASBOURG

12 juin 2007

DÉFINITIF

12/09/2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Collectif national d'information et d'opposition à l'usine Melox - Collectif stop Melox et Mox c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM.A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
MmeD. Jočienė,
M.D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 mars 2006 et le 22 mai 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 75218/01) dirigée contre la République française et dont une personne morale de droit français régie par la loi du 1er juillet 1901, le Collectif national d'information et d'opposition à l'usine Melox – Collectif stop Melox et Mox (« l'association requérante »), a saisi la Cour le 7 août 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  L'association requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée par Me Corinne Lepage, avocate à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme Edwige Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Par une décision du 28 mars 2006, la Cour a déclaré la requête recevable.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4.  L'association requérante a son siège à Ménerbes (département du Vaucluse). Aux termes de l'article 2 de ses statuts – relatif au « but de l'association » – « [elle] se donne les moyens légaux pour s'opposer à la fabrication, à l'utilisation, au retraitement et au transport du combustible Mox et de toute matière dangereuse entrant dans la fabrication du combustible ».

5.  La Compagnie générale des matières nucléaires (« COGEMA ») exploite sur le site nucléaire de Marcoule (commune de Chuslan, département du Gard), en vertu d'un décret ministériel du 21 mai 1990 portant autorisation de création, une installation nucléaire de base dénommée « Melox » qui fabrique des combustibles nucléaires à base d'oxydes mixtes d'uranium et de plutonium (mixed oxyde fuel ; « Mox »).

La production de Mox vise au recyclage du plutonium – un élément radioactif résiduel, résultant de la transmutation de l'uranium sous l'effet des particules émises lors de la fission nucléaire –, le mélange de synthèse ainsi obtenu pouvant être utilisé dans certains réacteurs nucléaires à la place d'uranium fissile.

6.  Un décret du 30 juillet 1999 autorisa l'aménagement d'une extension à l'usine Melox, de manière à permettre l'augmentation de la fabrication de combustibles nucléaires à base de Mox.

La capacité annuelle de production de cette installation et de son extension est de 115 tonnes.

7.  Le 28 septembre 1999, l'association requérante et le Mouvement écologiste indépendant (« MEI ») saisirent le Conseil d'Etat d'une demande d'annulation de ce décret. Ils soutenaient que le recours au Mox pose des questions de sûreté, ne permet ni de résoudre le problème de l'élimination du plutonium ni de stopper l'accroissement du stock de cette matière, et n'est pas économiquement viable. Ils exposaient ensuite essentiellement que le projet d'extension de l'usine Melox n'avait pas été soumis à enquête publique et qu'aucune mesure d'information du public n'avait été prise, et en déduisaient l'irrégularité de la procédure au regard de divers textes obligeant à des modalités de cette nature : la directive 97/11/CEE du Conseil du 3 mars 1997, modifiant la directive 85/337/CEE du Conseil du 27 juin 1985 relative à l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement ; le décret du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires ; l'article L. 200-1 du code rural ; la Convention (ils soutenaient que « la Cour (...) a[vait] expressément jugé que participait des droits de l'Homme le droit d'être informé sur les activités dangereuses » et se référaient à l'arrêt López Ostra c. Espagne du 9 décembre 1994, série A no  303-C) ; la loi du 15 juillet 1975 modifiée, relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux (ils déduisaient l'applicabilité de ce texte de la définition de la notion de « déchet » retenue par la Cour de justice des Communautés européennes dans le cadre de l'interprétation de la directive 75/442/CEE du Conseil du 12 juillet 1975 modifiée, relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux) ; l'article 14 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789.

La COGEMA, partie intervenante, conclut en particulier au défaut d'intérêt et capacité à agir des requérants.

8.  Le Conseil d'Etat rejeta les requêtes et condamna l'association requérante et le MEI à verser 5 000 francs à la COGEMA en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, par un arrêt du 16 mars 2001 ainsi libellé :

« Sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir opposées par la COGEMA :

Sur les moyens tirés de la méconnaissance de la directive 97/11/CEE du conseil du 3 mars 1997 modifiant la directive 85/337/CEE du conseil du 27 juin 1985 :

Considérant que les dispositions du 2 de l'article 3 de la directive 97/11/CEE du conseil du 3 mars 1997 relatives aux projets susceptibles d'avoir des incidences notables sur l'environnement, ne sont pas applicables aux demandes d'autorisation soumises à une autorité compétente avant le 14 mars 1999 ; qu'il ressort des pièces du dossier que la demande relative à l'extension de l'installation nucléaire de base, dénommée Melox, laquelle a été autorisée par le décret attaqué,  a été présentée par la COGEMA aux autorités compétentes le 30 janvier 1997, soit avant le 14 mars 1999 ; qu'ainsi, les dispositions de la directive 85/337/CEE du conseil n'étaient applicables que dans leur version antérieure aux modifications apportées par la directive 97/11/CEE du conseil du 3 mars 1997 ; que, dès lors, les moyens tirés de la méconnaissance de la directive 85/337/CEE du conseil du 27 juin 1985 telle qu'elle a été modifiée par la directive 97/11/CEE du conseil du 3 mars 1997 doivent être écartées comme inopérants ;

Sur le moyen tiré de la méconnaissance de la directive 85/337/CEE du conseil du 27 juin 1985 :

Considérant que les dispositions combinées du 1 de l'article 4 et du 1 de l'article 5 de la directive 85/337/CEE du conseil du 27 juin 1985 ne prévoient la soumission obligatoire à une évaluation de leurs incidences sur l'environnement que des projets énumérés à l'annexe I de cette directive ; que la catégorie des installations pour la production ou l'enrichissement de combustibles nucléaires à laquelle appartient l'installation litigieuse ne relève pas de l'annexe I de la directive du 27 juin 1985 mais de l'annexe II qui laisse la faculté aux Etats de soumettre certains des types de projets qui y sont énumérés à une évaluation de leurs incidences sur l'environnement ; qu'ainsi, le moyen tiré de la méconnaissance des objectifs de la directive du 27 juin 1985, dans sa rédaction initiale, doit être écarté ;

Sur la méconnaissance du décret du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires :

Considérant qu'aux termes de l'article 6 du décret du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires : « une nouvelle autorisation, délivrée dans les formes prévues à l'article 3, doit être obtenue : ... Lorsque le périmètre d'une installation nucléaire de base est modifié » ; que l'article 3 du même texte dispose que la demande d'autorisation « ... est soumise à enquête locale. L'enquête locale n'est pas obligatoire : a) Pour une installation nucléaire de base ayant déjà fait l'objet d'une enquête préalable à une déclaration d'utilité publique, si l'installation est conforme au projet mis à cette enquête ou si les modifications apportées n'affectent pas de façon substantielle l'importance ou la destination et n'augmente pas les risques de l'installation ; b) Dans le cas de modifications apportées à une installation ou à un projet d'installation ayant déjà fait l'objet d'une enquête locale, si les modifications répondent aux conditions prévues à l'alinéa précédent » ;

Considérant que si les requérants soutiennent que des fonctions nouvelles sont créées par le décret attaqué, il ne ressort pas des pièces du dossier que l'opération contestée, qui se limite à réaliser un bâtiment annexe de tri et de stockage en vue de permettre une diversification qualitative du combustible Mox sans augmenter les capacités de production, ait apporté à l'installation ayant fait l'objet d'une enquête publique préalable à la délivrance d'une autorisation par le décret du 21 mai 1990, des modifications qui affecteraient de façon substantielle son importance ou sa destination ou augmenteraient les risques de l'installation ; que, dès lors, le moyen tiré de la violation du décret du 11 décembre 1963 doit être écarté ;

Sur le moyen tiré de la violation de l'article L. 200-1 du code rural :

Considérant que l'article L. 200-1 du code rural, issu de l'article 1er de la loi du 2 février 1995, dispose que la protection, la mise en valeur, la remise en état et la gestion des espaces, ressources, milieux naturels, sites, paysages, qualité de l'air, espèces animales et végétales « ... s'inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants : - le principe de la participation selon lequel chacun doit avoir accès aux informations relatives à l'environnement, y compris celles relatives aux substances et activités dangereuses. » ; que ces dispositions n'impliquaient, par elles-mêmes, aucune obligation de procéder à une information du public préalablement à l'autorisation d'extension de l'installation nucléaire de base, dénommée Melox ;

Sur la méconnaissance de la directive 75/442/CEE du conseil du 15 juillet 1975 relative aux déchets et de la loi du 15 juillet 1975 modifiée relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux :

Considérant qu'aux termes de l'article 2 de la directive susvisée du conseil des communautés européennes du 15 juillet 1975 relative aux déchets : « 2. Sont exclus du champ d'application de la présente directive : i) les déchets radioactifs » ; que, dès lors, les requérants ne sauraient utilement et en tout état de cause se prévaloir de la méconnaissance de la directive précitée ;

Considérant qu'aux termes de l'article 3.1 de la loi du 15 juillet 1975 relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux : « sans préjudicie des dispositions spéciales concernant ... les déchets radioactifs », « toute personne a le droit d'être informée sur les effets préjudiciables pour la santé de l'homme et l'environnement du ramassage, du transport, du traitement, du stockage et du dépôt des déchets ainsi que sur les mesures prises pour prévenir ou compenser ces effets. » ; qu'aux termes de l'article 7 : « ... L'étude d'impact d'une installation de stockage de déchets, établie en application de ladite loi, indique les conditions de remise en état du site de stockage et les techniques envisageables destinées à permettre une éventuelle reprise des déchets dans le cas où aucune autre technique ne peut être mise en œuvre ... » ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier, et notamment de la circonstance que les produits qui ont transité dans l'installation dont l'extension a été autorisée par le décret attaqué reviennent tous sur le site principal, que le projet d'aménagement de l'usine de fabrication de crayons et d'assemblages combustibles nucléaires contesté n'a pas d'incidences sur l'environnement, à capacité de production inchangée, autres que celles résultant de la création de ladite installation par le décret du 21 mai 1990 qui a prévu l'élimination des effluents liquides et gazeux ainsi que des déchets solides de l'usine Melox ; que, dès lors, cette extension n'appelait pas la mise en œuvre des mesures prévues par l'article 3.1 de la loi du 15 juillet 1975 ; que si les requérants invoquent également la méconnaissance de l'article 7 de la même loi, ils n'apportent à l'appui de ce moyen aucun élément permettant d'en apprécier le bien-fondé ;

Sur le moyen tiré de la violation de l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen :

Considérant que l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à laquelle renvoie le Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, dispose : « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée » ; que la décision attaquée ne comporte par elle-même aucune atteinte à la disposition susénoncée ;

Sur le moyen tiré de la violation de l'article 8 de la Convention (...) :

Considérant que le fait que le décret attaqué n'ait pas été précédé d'une enquête publique n'emporte aucune méconnaissance des stipulations de la Convention (...) qui garantissent le droit de tout individu au respect de sa vie privée et familiale ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que [les requérants] ne sont pas fondés à demander l'annulation du décret attaqué ;

(...)

Sur les conclusions de la COGEMA tendant à l'application des dispositions de l'article 75-1 de la loi du 10 juillet 1991 reprises à l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de condamner le Collectif national stop Melox et Mox et le Mouvement écologiste indépendant à payer à la COGEMA une somme globale de 5 000 francs (...) ;

DECIDE :

Article 1er : les requêtes du Collectif national stop Melox et Mox et du Mouvement écologiste indépendant sont rejetées.

Article 2 : le Collectif national stop Melox et Mox et le Mouvement écologiste indépendant verseront à la COGEMA une somme globale de 5 000 francs au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

(...) »


II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

9.  L'article L. 761-1 du code de justice administrative est ainsi libellé :

« Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. »

EN DROIT

10.  L'association requérante dénonce une méconnaissance du principe d'égalité des armes résultant du fait que le Conseil d'Etat ne s'est pas interrogé sur l'intérêt à agir de la COGEMA, société de droit privé, dans une instance administrative relative à une décision dont elle n'était pas l'auteur. Elle invoque l'article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Selon elle, d'une part la COGEMA aurait dû saisir une juridiction civile et non une juridiction administrative si elle estimait que ses intérêts se trouvaient en cause ; d'autre part, « l'intervention d'un tiers de droit privé (la société COGEMA) dans une instance administrative, pour obtenir des dommages intérêts [aurait] pour seul but, de facto, [de] pénaliser toute opposition efficace et tout contre-pouvoir démocratique à ses intérêts ». Elle se plaint en outre du fait qu'elle a été condamnée par le Conseil d'Etat à verser une somme à la COGEMA en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; elle estime que cette condamnation au payement de ce qu'elle qualifie de « dommages-intérêts », non pas au profit de l'Etat, auteur de la décision attaquée, mais d'une société de droit privé, est génératrice d'un déséquilibre entre les parties ; elle souligne à cet égard que c'est l'Etat et non la COGEMA qui aurait éventuellement été condamné à lui régler une somme de cette nature si ladite décision avait été annulée.

11.  Le Gouvernement rejette cette thèse. Il précise tout d'abord que, devant le Conseil d'Etat, la requête a été communiquée à la COGEMA lors de l'instruction du dossier, si bien que cette dernière n'était pas partie intervenante mais partie défenderesse. Cette pratique courante consistant à mettre en cause le bénéficiaire de l'autorisation contestée viserait à une bonne administration de la justice puisqu'elle permettrait de prévenir une éventuelle tierce opposition ultérieure. Il ajoute que, dès lors que la COGEMA avait la qualité de partie, elle était recevable à demander au juge de condamner l'association requérante et le MEI à lui rembourser les frais exposés non compris dans les dépens, et que le montant litigieux ‑ 5000 FRF – n'était pas anormalement élevé et devait être supporté par les deux groupements requérants.

12.  L'association requérante réplique en particulier que le fait que la COGEMA avait le statut de partie « défenderesse » plutôt que celui de partie « intervenante » est sans incidence sur la violation du principe de l'égalité des armes qu'elle dénonce.

13.  Tel que la Cour comprend le grief formulé par l'association requérante, cette dernière entend se plaindre sur le terrain de l'article 6 § 1 du fait que, alors que son action était dirigée contre une décision ministérielle et donc contre l'Etat, la COGEMA, société de droit privé, a pu se constituer partie. L'association requérante se serait ainsi trouvée en face de deux adversaires, ce qui aurait rompu le « juste équilibre » qui doit régner entre les parties. Cette rupture de l'équilibre voulu se serait trouvée accentuée par le fait que le Conseil d'Etat l'a ensuite condamnée à payer une somme à la COGEMA en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (il ne s'agit pas de « dommages intérêts », comme le soutient la requérante, mais des frais exposés par la COGEMA et non compris dans les dépens).

14.  Ceci étant, la Cour rappelle que le principe de l'égalité des armes, l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, exige un « juste équilibre entre les parties » : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (voir, parmi d'autres, les arrêts Ankerl c. Suisse, du 23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 38, Nideröst-Huber c. Suisse, du 18 février 1997, Recueil 1997-I, § 23, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 72, CEDH 2001-VI, et Yvon c. France, no 44962/98, § 31, CEDH 2003-V).

Dans l'affaire Yvon précitée, le requérant dénonçait une rupture de l'égalité des armes entre les parties dans la procédure en fixation des indemnités d'expropriation, résultant notamment du fait qu'y intervient le commissaire du Gouvernement, partie « alliée » de l'expropriant. Bien que relevant qu'il peut même « se produire des situations où (...) le commissaire du Gouvernement est le supérieur hiérarchique du représentant de l'Etat expropriant, et où s'installe une certaine confusion entre ces deux parties », la Cour a jugé ce qui suit (§ 32) :

« Ces circonstances – que l'on y voie un dédoublement de la représentation des intérêts de la collectivité dans la procédure en fixation des indemnités ou le renforcement de la position d'une partie par l'intervention d'une autre – affaiblissent sans doute la position de l'exproprié. Elles ne suffisent cependant pas à elles seules à caractériser une méconnaissance du principe de l'égalité des armes. Il s'agit en effet d'une situation qui se produit couramment devant les juridictions des Etats membres du Conseil de l'Europe, soit que l'une des parties ait en face d'elle plusieurs parties principales défendant des intérêts similaires ou concomitants, soit que la partie adverse principale et une partie jointe défendent la même cause. »

La Cour a conclu dans cette affaire que « le fait qu'un point de vue semblable est défendu par plusieurs parties à une instance juridictionnelle ne met pas nécessairement la partie adverse dans une situation de « net désavantage » pour la présentation de sa cause ».

Cela vaut en l'espèce s'agissant de la participation de la COGEMA à l'instance devant le Conseil d'Etat, d'autant plus que le litige portait sur une décision administrative constitutive de la base légale d'un aspect de l'activité économique de cette société, de sorte que l'article 6 § 1 s'appliquait à son égard et exigeait qu'elle puisse avoir accès à la procédure (voir, par exemple, mutatis mutandis, l'arrêt Zander c. Suède du 25 novembre 1993, série A no 279-B). Il y a lieu en outre de relever que l'association requérante était elle-même accompagnée dans l'instance par le Mouvement écologiste indépendant (« MEI »).

Quant au fait – certes indéniable – que l'association requérante et le MEI étaient ainsi confrontés à deux géants – l'Etat et une multinationale – il ne suffit pas pour considérer qu'ils se sont trouvés dans une situation de « net désavantage » pour la présentation de leur cause commune. L'intéressée ne prétend d'ailleurs pas ne pas avoir été en mesure de défendre effectivement ladite cause.

15.  Il reste que l'on peut s'étonner que, faisant application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le Conseil d'Etat a jugé équitable de condamner l'association requérante, dont les ressources sont limitées, au paiement des frais exposés par une multinationale prospère. Il a non seulement pénalisé la partie la plus faible, mais aussi pris une mesure susceptible de décourager l'association requérante d'user à l'avenir de la voie juridictionnelle pour poursuivre sa mission statutaire ; or, comme la Cour l'a souligné dans sa décision sur la recevabilité de l'affaire, la défense devant les juridictions internes de causes telles que la protection de l'environnement fait partie du rôle important que jouent les organisations non gouvernementales dans une société démocratique.

La Cour n'exclut pas que, lorsque l'article 6 § 1 trouve à s'appliquer, des circonstances de ce type puissent entrer en conflit avec le droit à un tribunal que consacre cette disposition. Elle estime cependant que tel ne fut pas le cas en l'espèce. Elle constate en effet que l'association requérante a eu la possibilité de plaider contre sa condamnation au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, dès lors que la COGEMA avait formulé une demande dans ce sens dans ses observations écrites et qu'à l'audience, la commissaire du gouvernement avait invité la formation de jugement à y faire droit (sur ce second point, il convient de rappeler que, comme la Cour l'a relevé dans son arrêt Fretté c. France du 26 février 2002 – no 36515/97, CEDH 2002-I, § 49 –, depuis le 1er janvier 2001, toute partie est informée de la date de l'audience devant le conseil d'Etat ; l'association requérante, qui ne prétend pas que tel ne fut pas le cas en sa cause, a donc eu concrètement la possibilité de se présenter à l'audience et, notamment, de prendre connaissance des conclusions de la commissaire du gouvernement et d'y répliquer par une note en délibéré – voir l'arrêt Kress c. France [GC] du 7 juin 2001, no 39594/98, CEDH 2001-VI, § 76). Elle relève ensuite que le Conseil d'Etat a retenu une somme de moitié inférieure à celle préconisée par la commissaire du gouvernement (10 000 FRF), ce qui tend à indiquer que la haute juridiction a pris en compte les capacités financières limitées de l'association requérante. Enfin, elle observe que le montant litigieux est modéré : 5 000 FRF (soit 762,245 EUR) dont l'association requérante partage le paiement avec le MEI.

16.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 juin 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. DolléA.B. Baka
GreffièrePrésident

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