CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE NODET c. FRANCE, 6 juin 2019, 47342/14

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Chronologie de l’affaire

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www.revuegeneraledudroit.eu · 21 février 2021

Imprimer ... 722 • Le droit de l'Union est, depuis ses débuts, un droit qui a été voulu par les auteurs des traités originaires et par la Cour de justice, comme le droit d'un ordre juridique autonome, droit directement applicable dans les Etats membres et dont la primauté et l'application uniforme sont des éléments considérés comme consubstantiels (selon CJCE, 15 juillet 1964, Costa contre ENEL, Aff. n°C-6/64,Rec. CJCE, p. 1141 : « La Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les États ont limité, bien que dans des domaines restreints, …

 

Le Petit Juriste · 30 septembre 2019

Le 6 juin dernier, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a rendu un arrêt « Nodet c. France » en matière d'abus de marché. Cette dernière a condamné la France à la suite d'une violation du principe non bis in idem. Un analyste financier réalisa un certain nombre d'opérations d'achats et de ventes d'instruments financiers à partir de quatre comptes dont il avait un pouvoir. Début 2005, le cours de ce type d'instrument financier cotait à 149 € contre 4.225 € en mars 2006. Constatant la hausse du cours des actions FPR, l'autorité des marchés financiers (AMF) ouvra une enquête sur …

 

June Perot · Lexbase · 18 septembre 2019
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 6 juin 2019, n° 47342/14
Numéro(s) : 47342/14
Type de document : Arrêt
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Violation de l'article 4 du Protocole n° 7 - Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois-{général} (Article 4 du Protocole n° 7 - Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois)
Identifiant HUDOC : 001-193457
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2019:0606JUD004734214
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE NODET c. FRANCE

(Requête no 47342/14)

ARRÊT

STRASBOURG

6 juin 2019

DÉFINITIF

06/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Nodet c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

 Yonko Grozev, président,
 André Potocki,
 Síofra O’Leary,
 Mārtiņš Mits,
 Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
 Lәtif Hüseynov,
 Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 47342/14) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Antoine Nodet (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 juin 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me  S. Tandeau de Marsac, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

3.  Le requérant allègue une violation de l’article 4 du Protocole no 7.

4.  Le 31 août 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1956 et réside à Paris.

  1. Contexte de l’affaire

6.  Euronext, qui résulte de la fusion, en 2000, des Bourses de Paris, Bruxelles et Amsterdam, ainsi que de celle de Lisbonne depuis 2002, a mis en place un marché réglementé unique en 2005, Eurolist, au sein duquel les sociétés cotées sont réparties dans les compartiments A, B et C en fonction du montant de capitalisation boursière (A pour les grandes valeurs, B pour les moyennes et C pour les petites, inférieures à 150 millions d’euros (EUR)).

7.  Les titres de la société Fromageries Paul Renard (FPR), filiale de la SAS Bongrain Europe, sont admis à la négociation sur le compartiment C de l’Eurolist d’Euronext Paris.

8.  Au début de l’année 2005, le cours de l’action FPR cotait à environ 149 EUR, avant de fortement progresser : de 205 EUR le 1er novembre 2005, à 441 EUR le 30 décembre 2005, atteignant jusqu’à 4 225 EUR le 30 mars 2006.

9.  Le requérant, analyste financier qui était alors notamment le gérant et le principal détenteur de la société Ceteris, réalisa des transactions sur le titre de FPR en utilisant quatre comptes ouverts auprès de la banque Cholet Dupont et sur lesquels il disposait d’un pouvoir (celui de la société Ceteris, celui de sa sœur, M.-A. P., ainsi que les deux comptes d’une amie de la famille, N.D.).

10.  Le requérant acheta et vendit un certain nombre d’actions FPR à partir de ces quatre comptes afin de dégager une plus-value substantielle.

  1. La procédure devant l’AMF

11.  Le 21 juin 2006, le secrétaire général de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) décida de faire procéder à une enquête sur le marché du titre FPR à compter du 1er janvier 2006.

12.  Le 12 janvier 2007, le requérant fut auditionné. Le procès-verbal d’audition rédigé par la direction des enquêtes et de la surveillance des marchés fait état des différents comptes dont il était le titulaire ou le mandataire, tout en détaillant les investissements effectués sur le titre FPR par le biais de ces comptes.

13.  Le 26 février 2006, la direction des enquêtes et de la surveillance des marchés de l’AMF déposa son rapport d’enquête, aux termes duquel les opérations effectuées par le requérant sur le titre FPR étaient susceptibles d’être considérées comme constitutives d’une opération de manipulation au sens des articles 631-1 et 631-2 du règlement général de l’AMF et de l’article L. 465-2 du code monétaire et financier (CMF). Tout en évoquant les informations recueillies, les données connues du requérant et l’évolution du marché de l’action FPR, il releva notamment les faits suivants : la forte activité du requérant sur le titre FPR au vu du nombre d’ordres passés (256 sur 961, soit 26,1 %), d’ordres annulés (167 sur 506, soit 33% des annulations du marché et 65,23 % des ordres passés par le requérant) et d’opérations réalisées (81 sur 158, soit 51,2 %) ; la réalisation de 25 opérations en face-à-face entre les quatre comptes gérés par le requérant ; à la lecture du carnet d’ordre, l’annulation systématique avant cotation des affichages d’intentions du requérant, avec 32 ordres annulés dans les dix minutes suivant leur enregistrement et 16 dans les dix minutes précédant les « fixings » (calcul du cours d’équilibre du titre en confrontant les ordres de transaction inscrits au carnet d’ordre). Elle conclut que cela avait eu pour effet de provoquer une hausse du cours, ainsi que des réservations de cotation de l’action à la hausse.

14.  Par une lettre recommandée avec accusé de réception du 2 avril 2007, après examen du rapport d’enquête de la commission spécialisée du collège de l’AMF, le président de cette dernière notifia au requérant, d’une part, les griefs qui lui étaient reprochés, repris du rapport d’enquête et, d’autre part, la saisine de la commission des sanctions de l’AMF.

15.  Le 29 octobre 2007, le rapporteur de la commission des sanctions de l’AMF estima les fautes caractérisées et proposa de prononcer à l’encontre du requérant une sanction de 250 000 EUR, outre la publication de la décision.

16.  Le 20 décembre 2007, la commission des sanctions de l’AMF, se fondant sur le rapport d’enquête, releva en particulier : que le requérant disposait d’un pouvoir sur quatre comptes ouverts chez Cholet-Dupont ; qu’il avait réalisé au cours du premier trimestre, sur le titre FPR, 25 opérations en « face à face » ; qu’il avait annulé 167 ordres – 32 annulés peu de temps après, 16 dans les 10 minutes précédant le fixing – , les annulations étant massives et systématiques, dénuées de toute raison économique et ayant essentiellement concerné la valeur du titre ; et, enfin, que ses interventions avaient été accompagnées d’une forte appréciation du cours de cette valeur au début 2006. Elle considéra que le manquement de manipulation de cours imputable au requérant avait permis à la société Ceteris, dirigée et détenue à 95% par lui, de réaliser une plus-value de plus de 80 000 EUR. Faisant expressément application de l’article L. 621-15 du CMF, elle lui infligea une sanction de 250 000 EUR, ordonnant également la publication de la décision au Bulletin des annonces légales obligatoires.

17.  Par un arrêt du 24 septembre 2008, la cour d’appel de Paris, adoptant les « motifs pertinents, exacts et suffisants » de la commission des sanctions de l’AMF, rejeta le recours du requérant. Celui-ci forma un pourvoi en cassation le 26 novembre 2008.

18.  Le 10 novembre 2009, la Cour de cassation rejeta son pourvoi.

  1. La procédure pénale

19.  Par une lettre du 4 avril 2007, le Président de l’AMF informa le procureur de la République. Le 11 septembre 2007, ce dernier chargea la brigade financière de procéder à une enquête préliminaire sur les faits susceptibles de mettre en cause le requérant pour manipulation de cours.

20.  Le 8 avril 2009, alors que le pourvoi relatif à la sanction prononcée par l’AMF était pendant, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris, afin d’y être jugé pour délit d’entrave au fonctionnement régulier d’un marché financier, faits prévus et réprimés par les articles L. 465-1, alinéa 1 et L. 465-2 du CMF. Il lui était précisément reproché :

« d’avoir à Paris, en tout cas sur le territoire national, en janvier, février et mars 2006, depuis temps non couvert par la prescription, exercé ou tenté d’exercer, directement ou par personne interposée, une manœuvre ayant pour objet d’entraver le fonctionnement régulier du marché de l’action Fromageries Paul Renard, cotée sur le compartiment C de l’Eurolist d’Euronext, en induisant autrui en erreur, en l’espèce, en saisissant sur ce marché très peu liquide, pour quatre comptes sur lesquels il détenait un pouvoir, des ordres portant sur des quantités significatives, susceptibles d’influencer le cours, dont 25 concernaient des opérations de « face à face », 167 ont été annulés, parmi lesquels 32 très peu de temps après leur saisie et 16 dans les 10 minutes précédant le fixing, ayant eu pour objet de provoquer une hausse du cours et ayant, à plusieurs reprises, eu pour conséquence de déclencher le seuil de réservation de l’action à la hausse. »

21.  Le requérant, estimant que la citation reprenait littéralement et exactement les mêmes faits que ceux pour lesquels il avait été condamné par la commission des sanctions de l’AMF (procédure devenue définitive par l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 novembre 2009), déposa des conclusions, à tous les stades de la procédure, soulevant notamment la violation du principe ne bis in idem protégé par l’article 4 du Protocole no 7.

22.  Par un jugement du 9 avril 2010, le tribunal correctionnel de Paris rejeta ses conclusions et le déclara coupable des faits reprochés. Dans son jugement longuement motivé, il s’appuya largement sur les constatations de l’AMF, reprenant l’établissement des faits effectué par cette dernière. S’agissant de la peine infligée au requérant, il prit expressément en compte la sanction pécuniaire prononcée par la Commission des sanctions de l’AMF pour ne pas infliger d’amende au requérant, le condamnant à une peine de huit mois d’emprisonnement avec sursis.

23.  Le 28 mars 2012, la cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité. Dans son arrêt, elle fit référence, à plusieurs reprises, à la fois aux investigations des enquêteurs de l’AMF et à ceux de la brigade financière. Par ailleurs, sans évoquer la sanction prononcée par cette dernière, elle réduisit la peine à trois mois d’emprisonnement avec sursis.

24.  S’agissant des conclusions invoquant la violation de l’article 4 du Protocole no 7, elle estima qu’il ne lui appartenait pas d’apprécier la légalité de la clause de réserve formulée par l’État français et que, selon celle-ci, l’article 4 du Protocole no 7 ne trouvait à s’appliquer que pour les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale et, de plus, qu’elle n’interdisait pas l’exercice des poursuites parallèlement à une procédure conduite devant l’AMF aux fins de sanctions administratives.

25.  Par un arrêt du 22 janvier 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. S’agissant du moyen tiré notamment de la violation de l’article 4 du Protocole no 7, de l’article 14-7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, elle se prononça comme suit :

« (...) l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’une personne sanctionnée pour un manquement relevant de la compétence de l’AMF puisse, en raison des mêmes faits, être poursuivie et condamnée pour un délit dès lors que, d’une part, ce cumul garantit la sanction effective, proportionnée et dissuasive, au sens de l’article 14-1 de la directive no 2003/6/CE du 28 janvier 2003, dont dépend la réalisation de l’objectif d’intérêt général reconnu par l’Union européenne, entrant dans les prévisions de l’article 52 de la Charte et tendant à assurer l’intégrité des marchés financiers communautaires et à renforcer la confiance des investisseurs, d’autre part, le montant global des amendes susceptibles d’être prononcées ne peut dépasser le plafond de la sanction encourue la plus élevée ;

D’où il suit que le moyen qui, en ses deux premières branches [relatives respectivement aux article 4 du Protocole no 7 et 14-7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques], se borne à reprendre l’argumentation que, par une motivation exempte d’insuffisance comme de contradiction, la cour d’appel a écarté à bon droit, ne peut être accueilli (...) »

  1. LE DROIT INTERNE ET DE L’UNION EUROPÉENNE PERTINENT

26.  Les dispositions pertinentes du CMF, applicables au moment des faits, se lisent comme suit :

Article L. 465-1

« Est puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 500 000 euros dont le montant peut être porté au-delà de ce chiffre, jusqu’au décuple du montant du profit éventuellement réalisé, sans que l’amende puisse être inférieure à ce même profit, le fait, pour les dirigeants d’une société mentionnée à l’article L. 225-109 du code de commerce, et pour les personnes disposant, à l’occasion de l’exercice de leur profession ou de leurs fonctions, d’informations privilégiées sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marché réglementé, de réaliser ou de permettre de réaliser, soit directement, soit par personne interposée, une ou plusieurs opérations avant que le public ait connaissance de ces informations.

(...) »

Article L. 465-2

« Est puni des peines prévues au premier alinéa de l’article L. 465-1 le fait, pour toute personne, d’exercer ou de tenter d’exercer, directement ou par personne interposée, une manœuvre ayant pour objet d’entraver le fonctionnement régulier d’un marché réglementé en induisant autrui en erreur.

Est puni des peines prévues au premier alinéa de l’article L. 465-1 le fait, pour toute personne, de répandre dans le public par des voies et moyens quelconques des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marché réglementé, de nature à agir sur les cours. »

L. 621-15

« (...)

II. - La commission des sanctions peut, après une procédure contradictoire, prononcer une sanction à l’encontre des personnes suivantes :

(...)

c) Toute personne qui, sur le territoire français ou à l’étranger, s’est livrée ou a tenté de se livrer à une opération d’initié ou s’est livrée à une manipulation de cours, à la diffusion d’une fausse information ou à tout autre manquement mentionné au premier alinéa du I de l’article L. 621-14, dès lors que ces actes concernent un instrument financier émis par une personne ou une entité faisant appel public à l’épargne ou admis aux négociations sur un marché d’instruments financiers ou pour lequel une demande d’admission aux négociations sur un tel marché a été présentée, dans les conditions déterminées par le règlement général de l’Autorité des marchés financiers ;

(...)

III. - Les sanctions applicables sont :

(...)

c) Pour les personnes autres que l’une des personnes mentionnées au II de l’article L. 621-9, auteurs des faits mentionnés aux c et d du II, une sanction pécuniaire dont le montant ne peut être supérieur à 1,5 million d’euros ou au décuple du montant des profits éventuellement réalisés ; les sommes sont versées au Trésor public.

Le montant de la sanction doit être fixé en fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages ou les profits éventuellement tirés de ces manquements.

(...)

V. - La commission des sanctions peut rendre publique sa décision dans les publications, journaux ou supports qu’elle désigne. Les frais sont supportés par les personnes sanctionnées. »

27.  Le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant le cumul des poursuites pour délit d’initié et pour manquement d’initié, a rendu une décision le 18 mars 2015 (no 2014‑453/454 QPC et 2015-462 QPC). Après avoir rappelé dans quels termes les articles L. 465-1 et L. 621-15 du CMF définissaient respectivement le délit d’initié et le manquement d’initié, le Conseil constitutionnel a considéré : que ces deux textes tendaient à réprimer les mêmes faits ; qu’ils définissaient et qualifiaient de la même manière le manquement d’initié et le délit d’initié ; qu’ils protégeaient les mêmes intérêts sociaux ; qu’ils étaient susceptibles de faire l’objet de sanctions qui n’étaient pas de nature différente ; et, enfin, que les sanctions relevaient à chaque fois des juridictions de l’ordre judiciaire. Il conclut dans les termes suivants :

« 19. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que les sanctions du délit d’initié et du manquement d’initié ne peuvent (...) être regardées comme de nature différente en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction ; que, ni les articles L. 465-1 et L. 621-15 du code monétaire et financier, ni aucune autre disposition législative, n’excluent qu’une personne (...) puisse faire l’objet, pour les mêmes faits, de poursuites devant la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers sur le fondement de l’article L. 621-15 et devant l’autorité judiciaire sur le fondement de l’article L. 465-1 ; que, par suite, les articles L. 465-1 et L. 621-15 méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines ; que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, l’article L. 465-1 du code monétaire et financier et les dispositions contestées de l’article L. 621-15 du même code doivent être déclarés contraires à la Constitution ; qu’il en va de même, par voie de conséquence, des dispositions contestées des articles L. 466-1, L. 621‑15-1, L. 621-16 et L. 621-16-1 du même code, qui en sont inséparables ; (...) »

28.  Afin d’éviter des conséquences manifestement excessives, il reporta l’abrogation des dispositions concernées au 1er septembre 2016, tout en précisant ce qui suit :

« 34. (...) afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, des poursuites ne pourront être engagées ou continuées sur le fondement de l’article L. 621-15 du code monétaire et financier à l’encontre d’une personne (...) dès lors que des premières poursuites auront déjà été engagées pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne devant le juge judiciaire statuant en matière pénale sur le fondement de l’article L. 465-1 du même code ou que celui-ci aura déjà statué de manière définitive sur des poursuites pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne ; que, de la même manière, des poursuites ne pourront être engagées ou continuées sur le fondement de l’article L. 465-1 du code monétaire et financier dès lors que des premières poursuites auront déjà été engagées pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne devant la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers sur le fondement des dispositions contestées de l’article L. 621-15 du même code ou que celle-ci aura déjà statué de manière définitive sur des poursuites pour les mêmes faits à l’encontre de la même personne. »

29.  A la suite de la décision du Conseil constitutionnel, la loi no 2016‑819 du 21 juin 2016 a apporté deux modifications connexes aux dispositifs de répression des abus de marché, afin d’éviter la violation du principe ne bis in idem. D’une part, elle a augmenté le montant des amendes pénales encourues par les personnes reconnues coupables de telles infractions, afin de les aligner sur le montant maximum des sanctions pécuniaires pouvant être infligées par l’AMF (article L. 465-3-1 du CMF). D’autre part, elle a établi un mécanisme de coordination entre les autorités pénales et l’AMF, pour éviter un cumul de leurs actions répressives (article L. 465-3-6 du CMF). Les articles L. 465-3-1 et L. 465-3-6 du CMF se lisent comme suit :

Article L. 465-3-1

« I. – A. – Est puni des peines prévues au A du I de l’article L. 465-1 le fait, par toute personne, de réaliser une opération, de passer un ordre ou d’adopter un comportement qui donne ou est susceptible de donner des indications trompeuses sur l’offre, la demande ou le cours d’un instrument financier ou qui fixe ou est susceptible de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d’un instrument financier.

B. – Le A du présent I n’est pas applicable dans les cas où l’opération ou le comportement mentionné au présent I est fondé sur un motif légitime et est conforme à une pratique de marché admise, au sens du 9 du 1 de l’article 3 du règlement (UE) no 596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission.

II. – Est également puni des peines prévues au A du I de l’article L. 465-1 le fait, par toute personne, de réaliser une opération, de passer un ordre ou d’adopter un comportement qui affecte le cours d’un instrument financier, en ayant recours à des procédés fictifs ou à toute autre forme de tromperie ou d’artifice.

III. – La tentative des infractions prévues aux I et II du présent article est punie des mêmes peines. »

Article L. 465-3-6

« I. – Le procureur de la République financier ne peut mettre en mouvement l’action publique pour l’application des peines prévues à la présente section lorsque l’Autorité des marchés financiers a procédé à la notification des griefs pour les mêmes faits et à l’égard de la même personne en application de l’article L. 621-15.

L’Autorité des marchés financiers ne peut procéder à la notification des griefs à une personne à l’encontre de laquelle l’action publique a été mise en mouvement pour les mêmes faits par le procureur de la République financier pour l’application des peines prévues à la présente section.

II. – Avant toute mise en mouvement de l’action publique pour l’application des peines prévues à la présente section, le procureur de la République financier informe de son intention l’Autorité des marchés financiers. Celle-ci dispose d’un délai de deux mois pour lui faire connaître son intention de procéder à la notification des griefs à la même personne pour les mêmes faits.

Si l’Autorité des marchés financiers ne fait pas connaître, dans le délai imparti, son intention de procéder à la notification des griefs ou si elle fait connaître qu’elle ne souhaite pas y procéder, le procureur de la République financier peut mettre en mouvement l’action publique.

Si l’Autorité des marchés financiers fait connaître son intention de procéder à la notification des griefs, le procureur de la République financier dispose d’un délai de quinze jours pour confirmer son intention de mettre en mouvement l’action publique et saisir le procureur général près la cour d’appel de Paris. A défaut, l’Autorité des marchés financiers peut procéder à la notification des griefs.

III. – Avant toute notification des griefs pour des faits susceptibles de constituer un des délits mentionnés à la présente section, l’Autorité des marchés financiers informe de son intention le procureur de la République financier. Celui-ci dispose d’un délai de deux mois pour lui faire connaître son intention de mettre en mouvement l’action publique pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne.

Si le procureur de la République financier ne fait pas connaître, dans le délai imparti, son intention de mettre en mouvement l’action publique ou s’il fait connaître qu’il ne souhaite pas y procéder, l’Autorité des marchés financiers peut procéder à la notification des griefs.

Si le procureur de la République financier fait connaître son intention de mettre en mouvement l’action publique, l’Autorité des marchés financiers dispose d’un délai de quinze jours pour confirmer son intention de procéder à la notification des griefs et saisir le procureur général près la cour d’appel de Paris. A défaut, le procureur de la République financier peut mettre en mouvement l’action publique.

IV. – Saisi en application des II ou III du présent article, le procureur général près la cour d’appel de Paris dispose d’un délai de deux mois à compter de sa saisine pour autoriser ou non le procureur de la République financier à mettre en mouvement l’action publique, après avoir mis en mesure le procureur de la République financier et l’Autorité des marchés financiers de présenter leurs observations. Si le procureur de la République financier n’est pas autorisé, dans le délai imparti, à mettre en mouvement l’action publique, l’Autorité des marchés financiers peut procéder à la notification des griefs.

V. – Dans le cadre des procédures prévues aux II et III, toute décision par laquelle l’Autorité des marchés financiers renonce à procéder à la notification des griefs et toute décision par laquelle le procureur de la République financier renonce à mettre en mouvement l’action publique est définitive et n’est pas susceptible de recours. Elle est versée au dossier de la procédure. L’absence de réponse de l’Autorité des marchés financiers et du procureur de la République financier dans les délais prévus aux mêmes II et III est définitive et n’est pas susceptible de recours.

La décision du procureur général près la cour d’appel de Paris prévue au IV est définitive et n’est pas susceptible de recours. Elle est versée au dossier de la procédure.

VI. – Les procédures prévues aux II, III et IV du présent article suspendent la prescription de l’action publique et de l’action de l’Autorité des marchés financiers pour les faits auxquels elles se rapportent.

VII. – Par dérogation à l’article 85 du code de procédure pénale, une plainte avec constitution de partie civile pour des faits susceptibles de constituer un des délits mentionnés à la présente section n’est recevable qu’à la condition que le procureur de la République financier ait la possibilité d’exercer les poursuites en application du présent article, et que la personne qui se prétend lésée justifie qu’un délai de trois mois s’est écoulé depuis qu’elle a déposé plainte devant ce magistrat contre récépissé ou par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou depuis qu’elle a adressé, selon les mêmes modalités, copie à ce magistrat de sa plainte déposée devant un service de police judiciaire. La prescription de l’action publique est suspendue, au profit de la victime, du dépôt de la plainte jusqu’à la réponse du procureur de la République financier à l’expiration du délai de trois mois mentionné à la première phrase du présent VII.

VIII. – Par dérogation au premier alinéa de l’article 551 du code de procédure pénale, la citation visant les délits mentionnés à la présente section ne peut être délivrée qu’à la demande du procureur de la République financier, à la condition qu’il ait la possibilité d’exercer les poursuites en application du présent article.

IX. – Sans préjudice de l’article 6 du code de procédure pénale, l’action publique pour l’application des peines prévues à la présente section s’éteint, à l’issue des procédures prévues aux II, III et IV du présent article, par la notification des griefs par l’Autorité des marchés financiers pour les mêmes faits et à l’égard de la même personne en application de l’article L. 621-15 du présent code.

X. – La section 8 du chapitre Ier du titre II du livre II du code de procédure pénale est applicable aux délits mentionnés à la présente section.

XI. – Un décret en Conseil d’État précise les conditions et modalités d’application du présent article. »

30.  Les dispositions pertinentes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne se lisent ainsi :

Article 50 – Droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction

« Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi. »

Article 51 – Champ d’application

« 1. Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. (...)

(...) »

Article 52 – Portée et interprétation des droits et des principes

« 1. Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

(...)

3. Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue.

4. Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions.

(...) »

Article 53 – Niveau de protection

« Aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ainsi que par les constitutions des États membres. »

31.  Dans son arrêt Menci (C‑524/15) du 20 mars 2018, la CJUE (Grande Chambre) a notamment dit ceci :

« 63. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 50 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle des poursuites pénales peuvent être engagées contre une personne pour omission de verser la TVA due dans les délais légaux, alors que cette personne s’est déjà vu infliger, pour les mêmes faits, une sanction administrative définitive de nature pénale au sens de cet article 50, à condition que cette réglementation

–  vise un objectif d’intérêt général qui est de nature à justifier un tel cumul de poursuites et de sanctions, à savoir la lutte contre les infractions en matière de TVA, ces poursuites et ces sanctions devant avoir des buts complémentaires,

–  contienne des règles assurant une coordination limitant au strict nécessaire la charge supplémentaire qui résulte, pour les personnes concernées, d’un cumul de procédures, et

–  prévoie des règles permettant d’assurer que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées soit limitée à ce qui est strictement nécessaire par rapport à la gravité de l’infraction concernée.

64. Il appartient à la juridiction nationale de s’assurer, compte tenu de l’ensemble des circonstances au principal, que la charge résultant concrètement pour la personne concernée de l’application de la réglementation nationale en cause au principal et du cumul des poursuites et des sanctions que celle-ci autorise n’est pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction commise. »

32.  Dans ses arrêts Garlsson Real Estate e.a. (C-537/16) et Di Puma (C‑596/16) du 20 mars 2018, la CJUE (Grande Chambre) a examiné l’article 50 de la Charte dans le cadre de la mise en œuvre de la directive 2003/6/CE sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché. Elle a notamment jugé ce qui suit :

« 1) L’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui permet de poursuivre une procédure de sanction administrative pécuniaire de nature pénale contre une personne en raison d’agissements illicites constitutifs de manipulations de marché pour lesquels une condamnation pénale définitive a déjà été prononcée à son encontre, dans la mesure où cette condamnation est, compte tenu du préjudice causé à la société par l’infraction commise, de nature à réprimer cette infraction de manière effective, proportionnée et dissuasive. » (dispositif de l’arrêt Garlsson Real Estate e.a, C-537/16) »

« Or, dans une situation telle que celles en cause au principal,  la poursuite d’une procédure de sanction administrative pécuniaire de nature pénale dépasserait manifestement ce qui est nécessaire afin de réaliser l’objectif visé au point 42 du présent arrêt, dès lors qu’il existe un jugement pénal définitif de relaxe constatant l’absence d’éléments constitutifs de l’infraction que l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2003/6 vise à sanctionner. » (point 44 de l’arrêt Di Puma, C-596/16) »

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7

33.  Le requérant allègue une violation du principe ne bis in idem en raison des poursuites pénales et de sa condamnation, malgré une décision antérieure de l’AMF portant exactement sur les mêmes faits et devenue irrévocable le 10 novembre 2009. Il invoque l’article 4 du Protocole no 7, ainsi libellé :

« 1.  Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.

2.  Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’État concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu.

3.  Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. »

  1. Sur la recevabilité

34.  Le requérant soutient que l’article 4 du Protocole no 7 est applicable.

35.  Le Gouvernement n’entend pas se prévaloir, dans cette instance, de la réserve que la France a formulée sur l’article 4 du Protocole no 7.

36.  Prenant acte du fait que le Gouvernement n’entend pas se prévaloir de la réserve formulée par la France, et constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Thèses des parties

a)      Le Gouvernement

37.  Sur le fond, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

38.  Il tient seulement à préciser que le Conseil constitutionnel a constaté que les sanctions du délit d’initié et du manquement d’initié ne peuvent être regardées comme étant de nature différente en application de règles distinctes devant leur propre ordre de juridiction. Il a jugé que les articles L. 465-1 et L. 621-15 du CMF méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines (paragraphe 27 ci-dessus). Le Gouvernement précise que des poursuites ne pourront donc plus être engagées ou continuées sur le fondement de l’article L. 621-15 du CMF dès lors que, d’une part, des premières poursuites auront déjà été engagées pour les mêmes faits et à l’encontre de la même personne devant le juge pénal sur le fondement de l’article L. 465-1 ou que, d’autre part, le juge pénal aura déjà statué de manière définitive sur des poursuites pour les mêmes faits et la même personne. Il précise qu’il en va de même dans l’hypothèse inverse, c’est-à-dire concernant l’engagement ou la poursuite d’une procédure pénale sur le fondement de l’article L. 465-1 alors que l’AMF aura déjà engagé des poursuites ou se sera définitivement prononcée sur le fondement de l’article L. 621-15.

b)     Le requérant

39.  Le requérant prend note du fait que le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour. S’agissant de la décision du Conseil constitutionnel citée par le Gouvernement, il ajoute qu’elle a donné lieu à une modification législative, avec la création d’un nouvel article L. 465-3-1 du CMF. Il maintient avoir été victime d’un système qui, jusqu’à la décision du Conseil constitutionnel, était contraire au droit européen et que sa double condamnation a violé l’article 4 du Protocole no 7.

  1. Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux

40.  La Cour rappelle que les principes généraux permettant d’apprécier le respect du principe ne bis in idem prévu à l’article 4 du Protocole no 7, dans le cadre des procédures mixtes, ont été confirmés et développés par la Cour dans son arrêt A et B c. Norvège ([GC], nos 24130/11 et 29758/11, §§ 130-134, CEDH 2016).

41.  Elle rappelle en particulier que si l’article 4 du Protocole no 7 a pour objet d’empêcher l’injustice que représenterait pour une personne le fait d’être poursuivie ou punie deux fois pour le même comportement délictueux, il ne bannit toutefois pas les systèmes juridiques qui traitent de manière « intégrée » le méfait néfaste pour la société en question, notamment en réprimant celui-ci dans le cadre de phases parallèles, menées par des autorités différentes et à des fins différentes (A et B, précité, § 123).

42.  Dans une telle hypothèse, l’État défendeur doit établir de manière probante que les procédures mixtes en question étaient unies par un « lien matériel et temporel suffisamment étroit ». Autrement dit, il doit être démontré que celles-ci se combinaient de manière à être intégrées dans un tout cohérent (A et B, précité, § 130). De plus, outre le fait qu’en la matière les garanties offertes par le volet pénal de l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur (A et B, précité, § 133), les éléments pertinents pour statuer sur l’existence d’un lien suffisamment étroit du point de vue matériel sont notamment les suivants (A et B, précité, § 132) :

« – le point de savoir si les différentes procédures visent des buts complémentaires et concernent ainsi, non seulement in abstracto mais aussi in concreto, des aspects différents de l’acte préjudiciable à la société en cause ;

– le point de savoir si la mixité des procédures en question est une conséquence prévisible, aussi bien en droit qu’en pratique, du même comportement réprimé (idem) ;

– le point de savoir si les procédures en question ont été conduites d’une manière qui évite autant que possible toute répétition dans le recueil et dans l’appréciation des éléments de preuve, notamment grâce à une interaction adéquate entre les diverses autorités compétentes, faisant apparaître que l’établissement des faits effectué dans l’une des procédures a été repris dans l’autre ;

– et, surtout, le point de savoir si la sanction imposée à l’issue de la procédure arrivée à son terme en premier a été prise en compte dans la procédure qui a pris fin en dernier, de manière à ne pas faire porter pour finir à l’intéressé un fardeau excessif, ce dernier risque étant moins susceptible de se présenter s’il existe un mécanisme compensatoire conçu pour assurer que le montant global de toutes les peines prononcées est proportionné. »

b)     Application au cas d’espèce

  1. La sanction de l’AMF était-elle de nature pénale ?

43.  La Cour estime que la coloration pénale de la sanction de l’AMF ne fait en l’espèce aucun doute (Messier c. France (déc.), no 25041/07, 19 mai 2009, Messier c. France (déc.), no 25041/07, § 35, 30 juin 2011, et X et Y c. France, no 48158/11, § 49, 1er septembre 2016 ; voir également, mutatis mutandis, Grande Stevens et autres c. Italie, no 18640/10, §§ 100-101 et 222, 4 mars 2014). Les parties ne le contestent pas.

  1. L’infraction pénale pour laquelle le requérant a été poursuivi et condamné était-elle la même que celle pour laquelle une sanction lui a été infligée par l’AMF (idem) ?

44.  La Cour rappelle que l’article 4 du Protocole no 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes (Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, § 82, 10 février 2009, et Jóhannesson et autres c. Islande, no 22007/10, § 45, 18 mai 2017).

45.  En l’espèce, elle constate que les faits reprochés étaient identiques dans les deux procédures.

  1. Y a-t-il eu une décision définitive ?

46.  La Cour rappelle que la question du caractère « définitif » ou non d’une décision ne se pose pas dès lors qu’il y a non pas une répétition des poursuites à proprement parler, mais plutôt une combinaison de procédures dont on peut considérer qu’elles forment un tout intégré : à ses yeux, la circonstance que la première procédure a été clôturée de manière « définitive » avant la seconde n’a donc aucune incidence sur l’examen de l’articulation entre elles deux (A et B, précité, §§ 126 et 142, et Jóhannesson et autres, précité, § 48). Cependant, au regard des circonstances de l’espèce et de la conclusion à laquelle elle parvient ci-dessous sur les relations entre les deux procédures, il lui suffit de constater que, bien que la décision de l’AMF soit devenue définitive le 10 novembre 2009, la procédure pénale engagée contre le requérant s’est poursuivie et a abouti à la condamnation que celui-ci considère comme contraire à l’article 4 du Protocole no 7.

  1. Y a-t-il eu répétition de poursuites (bis) ?

47.  La Cour constate tout d’abord qu’en l’espèce la mixité des procédures était une conséquence sinon certaine, du moins possible et prévisible, aussi bien en droit qu’en pratique, du même comportement reproché au requérant.

48.  En revanche, s’agissant de savoir si les deux procédures visaient des buts complémentaires et concernaient ainsi, non seulement in abstracto mais aussi in concreto, des aspects différents de l’acte préjudiciable à la société en cause, la Cour relève que le Gouvernement ne le soutient pas. Ce dernier tient au contraire à préciser que, dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil constitutionnel a estimé que les sanctions du délit d’initié et du manquement d’initié ne peuvent être regardées comme étant de nature différente en application de règles distinctes devant leur propre ordre de juridiction (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour note en effet que, dans sa décision, le Conseil constitutionnel a considéré que ces deux textes tendaient à réprimer les mêmes faits, qu’ils définissaient et qualifiaient de la même manière le manquement d’initié et le délit d’initié, qu’ils protégeaient les mêmes intérêts sociaux et, enfin, qu’il étaient susceptibles de faire l’objet de sanctions qui n’étaient pas de nature différente (paragraphe 27 ci-dessus). Dans les circonstances de l’espèce, qui concernaient le délit de manipulation au sens de l’article L. 465-2 du CMF, l’identité des buts visés par les procédures devant l’AMF et les juridictions pénales, qui concernaient des aspects identiques de l’acte préjudiciable à la société en cause, exclut la complémentarité exigée pour constater l’existence d’un lien suffisamment étroit du point de vue matériel et, partant, la compatibilité des procédures mixtes (A et B, précité, § 132).

49.  Elle note également que le tribunal correctionnel s’est largement référé aux différentes constatations de l’AMF, qu’il cite expressément et à plusieurs reprises dans sa motivation, reprenant l’établissement des faits effectué par cette dernière (paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois, la cour d’appel s’est quant à elle fondée à la fois sur le travail des enquêteurs de l’AMF et sur celui des enquêteurs de la brigade financière (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour note au surplus que ces derniers ont été saisis le 11 septembre 2007 pour procéder à leurs propres investigations (paragraphe 19 ci-dessus), et ce alors que le rapport d’enquête de la direction des enquêtes et de la surveillance des marchés de l’AMF avait été déposé depuis plus d’un an (paragraphe 13 ci‑dessus). Il y a donc eu à tout le moins répétition dans le recueil des éléments de preuve.

50.  De plus, si le tribunal correctionnel a expressément tenu compte de la sanction pécuniaire prononcée par la Commission des sanctions de l’AMF (paragraphe 22 ci-dessus), tel n’a pas été le cas de la cour d’appel. La Cour relève cependant que cette dernière n’a pas infligé d’amende au requérant et qu’elle a réduit la peine d’emprisonnement avec sursis de huit à trois mois (paragraphe 23 ci-dessus).

51.  Par ailleurs, la Cour rappelle que même lorsque le lien matériel est suffisamment solide, la condition du lien temporel demeure et doit être satisfaite (A et B, précité, §§ 125 et 134). Ce lien doit être suffisamment étroit pour que le justiciable ne soit pas en proie à l’incertitude et à des lenteurs, et pour que les procédures ne s’étalent pas trop dans le temps. Plus le lien temporel est ténu, plus il faudra que l’État explique et justifie les lenteurs dont il pourrait être responsable dans la conduite des procédures (A et B, précité, § 134).

52.  Sur ce point, la Cour constate qu’en l’espèce les procédures ont débuté avec l’enquête de l’AMF lancée le 21 juin 2006 (paragraphe 11 ci‑dessus) et se sont terminées avec l’arrêt de la Cour de cassation du 22 janvier 2014 relatif à la procédure pénale (paragraphe 25 ci-dessus). Elles ont donc globalement duré plus de sept ans et demi. Pendant cette période, elles ont partiellement été conduites en parallèle, entre la saisine de la brigade financière par le procureur de la République le 11 septembre 2007 (paragraphe 19 ci-dessus) et l’arrêt de la Cour de cassation du 10 novembre 2009 relatif à la procédure de l’AMF (paragraphe 18 ci‑dessus), soit pendant deux ans et deux mois. Néanmoins, après l’arrêt de la Cour de cassation du 10 novembre 2009 qui mettait fin à la procédure de l’AMF, la procédure pénale a continué jusqu’au 22 janvier 2014, soit pendant encore quatre ans et plus de deux mois. Le Gouvernement, qui s’en remet à la sagesse de la Cour sur le fond de l’affaire, ne justifie pas d’un tel délai.

53.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime tout d’abord qu’il n’existait pas de lien matériel suffisamment étroit, compte tenu de l’identité des buts visés par les procédures devant l’AMF et les juridictions pénales (paragraphe 48 ci-dessus) et, dans une certaine mesure, d’une répétition dans le recueil des éléments de preuve par différents services d’enquête (paragraphes 13, 19, 23 et 49 ci-dessus). Ensuite, et surtout, elle relève également l’absence d’un lien temporel suffisamment étroit pour considérer les procédures comme s’inscrivant dans le mécanisme intégré de sanctions prévu par le droit français (paragraphes 51-52 ci-dessus). Partant, le requérant a subi un préjudice disproportionné en conséquence de la double poursuite et de la double condamnation, par la commission des sanctions de l’AMF et les juridictions pénales, pour les mêmes faits.

54.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 7.

  1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

55.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage

56.  Le requérant réclame 3 140 647 EUR au titre du préjudice matériel (soit 710 574 EUR pour une perte de revenus de 2010 à 2015, 1 302 719 EUR pour un manque à gagner sur ses revenus de 2015 à 2026, 940 372 EUR pour un manque à gagner sur le montant de sa retraite, 94 185 EUR pour un abandon de créance en compte courant, 89 144 EUR pour une perte de valeur du capital social détenu dans la société, et 3 653 EUR pour une perte de revenus liés à sa fonction d’enseignant). Il sollicite également 1 500 000 EUR pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi.

57.  Le Gouvernement estime que la sanction prononcée par l’AMF ne peut ouvrir droit à aucune réparation et que le requérant ne démontre pas que les différents chefs de préjudice ont été directement causés par la sanction pénale. Il considère que tel n’est pas le cas et qu’aucune somme ne devrait être allouée au requérant pour les préjudices matériels qu’il invoque. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement est d’avis qu’une somme de 10 000 EUR pourrait lui être accordée.

58.  La Cour, n’apercevant pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, rejette la demande du requérant à ce titre. En revanche, elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 10 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il a subi.

  1. Frais et dépens

59.  Le requérant demande également 157 453 EUR au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions pénales et la Cour.

60.  Le Gouvernement indique que le requérant ne produit aucune facture d’honoraires mais seulement un listing de factures, dont les mentions ne permettent pas de les relier à la procédure pénale litigieuse et à la procédure devant la Cour. Il relève en outre que seule une somme de 142 140,82 EUR a été acquittée et que, dans le cadre de l’affaire Grande Stevens et autres c. Italie (no 18640/10, §§ 242-244, 4 mars 2014), la Cour a accordé 40 000 EUR alors que les requérants en demandaient plus de 20 000 000. Il conclut que, faute d’élément justificatif, aucune somme ne devrait être allouée à ce titre.

61.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a produit un relevé de trente-neuf factures d’honoraires, sur une période allant du 3 juin 2009 au 9 mai 2016, ce qui correspond à la période à partir de laquelle la procédure pénale s’est déroulée. Ce document contient notamment l’indication, pour chacune des factures, de sa date d’émission, de son numéro, du code et du libellé du dossier (« NODET/MP »), du montant hors taxe, du taux de TVA applicable et du montant TTC, ainsi que du solde restant à payer (soit 15 312,21 EUR, sur un montant total de 157 453,03 EUR). Ce relevé, à en-tête du cabinet d’avocats qui assure la défense des intérêts du requérant depuis la procédure interne, est également certifié conforme par le représentant de ce dernier. Compte tenu des documents dont elle dispose, de sa jurisprudence, et du fait que le requérant a été contraint de se défendre au cours d’une procédure pénale entamée et poursuivie en violation de l’article 4 du Protocole no 7 (Grande Stevens et autres, précité, § 244), la Cour estime raisonnable la somme de 20 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

  1. Intérêts moratoires

62.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 7 ;
  3. Dit

a)    que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

  1. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
  2. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b)    qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

 Milan Blaško Yonko Grozev
 Greffier adjoint Président

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE NODET c. FRANCE, 6 juin 2019, 47342/14