CEDH, Cour (cinquième section comité), LE PEN c. FRANCE, 28 février 2017, 45416/16

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section Comité), 28 févr. 2017, n° 45416/16
Numéro(s) : 45416/16
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 5 août 2016
Niveau d’importance : Importance faible
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-172508
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2017:0228DEC004541616
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 45416/16
Jean-Marie LE PEN
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 28 février 2017 en un comité composé de :

Síofra O’Leary, présidente,
André Potocki,
Mārtiņš Mits, juges,

et de Anne-Marie Dougin, greffière adjointe de section f.f.,

Vu la requête susmentionnée introduite le 3 août 2016,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1.  Le requérant, M. Jean-Marie Le Pen, est un ressortissant français né en 1928 et résidant à Saint-Cloud. Il a été représenté devant la Cour par Me F. Joachim, avocat à Paris.

A.  Les circonstances de l’espèce

2.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

3.  À l’occasion de l’Université d’été du Front national, mouvement politique dont il est le fondateur et le président d’honneur, le requérant prononça le 22 septembre 2012 un discours dans lequel il déclara :

« (...) parallèlement, les chiffres d’expulsions sont dérisoires. Moins de trente mille expulsions officielles sont enregistrées tous les ans et parmi celles-ci dix mille retours sont aidés, concernant principalement les Roms d’Europe de l’Est, qui n’ont jamais su ni voulu s’intégrer aux sociétés européennes qu’ils côtoient, pour certaines, depuis cinq siècles et qui disent : « Nous, nous sommes comme les oiseaux, nous volons naturellement. » »

4.  Ce discours fut ensuite mis en ligne sur le site internet du Front national.

5.  L’association Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), considérant que cette formule joue sur l’homonymie en vertu de laquelle le verbe « voler » s’applique aux oiseaux et aux voleurs, fit citer le requérant pour le délit d’injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une ethnie. D’autres associations se constituèrent parties civiles en cours d’instance.

6.  Le 19 décembre 2013, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant coupable de ce délit et le condamna à une amende délictuelle de 5 000 euros (EUR). Il fut également condamné à verser au MRAP la somme de 3 000 EUR à titre de dommages-intérêts et celle de 3 000 EUR en application de l’article 475-1 du code de procédure pénale et à chacune des autres associations la somme de 1 EUR à titre de dommages-intérêts et de 500 EUR en application de l’article 475-1 précité. Le tribunal ordonna enfin la publication d’un communiqué relatant sa décision, dans un organe de presse aux choix des parties civiles et dans la limite de 4 000 EUR.

Les motifs adoptés par le tribunal correctionnel étaient les suivants :

« L’injure est caractérisée, selon le deuxième alinéa de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, par « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait ».

Elle se distingue ainsi, d’une part, de la diffamation que le premier alinéa de cet article définit comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé » – ce fait devant être précis et susceptible de faire l’objet d’un débat contradictoire sur la preuve de la vérité – et, d’autre part, de l’expression d’une opinion ou d’un jugement de valeur, autorisée par le libre droit de critique, celui‑ci ne cessant que devant des attaques personnelles.

De plus, il est exact que lorsqu’une expression injurieuse est indivisible d’une imputation diffamatoire, le délit d’injure est absorbé par celui de diffamation et ne peut être relevé seul, cette situation entraînant la relaxe du chef d’injure.

Enfin, l’appréciation du caractère injurieux du propos relève du pouvoir du juge ; elle doit être effectuée en fonction du contexte, en tenant compte des éléments intrinsèques comme extrinsèques au message, et de manière objective, sans se fonder sur la perception personnelle des victimes, le genre du mode d’expression en cause devant également être pris en considération.

(...) Il sera également rappelé que les imputations injurieuses sont réputées faites avec intention de nuire, que les mobiles sont indifférents et qu’il suffit que celui qui a proféré l’injure ait eu la conscience d’employer un terme de mépris, une invective ou une expression outrageante.

Il doit aussi être souligné que la caricature et la satire, même délibérément provocantes, participent de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions, un ton humoristique et volontairement outrancier pouvant conduire à priver les termes litigieux de tout sérieux et l’humour autorisant une plus grande liberté de ton.

Le droit à l’humour comporte cependant des limites et doit cesser là où commencent les atteintes au respect de la dignité de la personne humaine et les attaques personnelles. En l’espèce, le prévenu n’est pas un humoriste professionnel, mais un homme politique très connu tenant un discours politique sur les dangers de l’immigration, ce qui ne l’empêche pas de pouvoir faire de l’humour dans ce cadre. La presse a d’ailleurs fait état, à cet égard et notamment, d’un « jeu de mots douteux » (LE MONDE) « dont Jean-Marie Le Pen s’est fait une spécialité » (LA NOUVELLE RÉPUBLIQUE), ce qui a suscité « rires et applaudissements » (AFP). Le visionnage de la scène à l’audience montre en effet une telle réaction de l’auditoire.

Toutefois, le tribunal n’a nullement à se prononcer sur la drôlerie ou sur le bon goût du jeu de mots en question, ce qui relève des mobiles du prévenu ; il lui suffit de constater que, même si la phrase litigieuse contient un jeu de mots, elle n’en révèle pas moins une volonté de stigmatisation en réduisant le groupe de personnes concernées à ce stéréotype globalisateur et gravement outrageant. En effet, l’humour ne sert pas ici à mettre une distance faisant perdre aux propos tout leur sérieux par l’outrance et la dérision ; mais en reprenant ce lieu commun, le prévenu ne laisse aucun doute à l’auditoire sur la réalité de la teneur de son propos et sur sa véritable portée, spécialement dans le cadre d’un discours relatif aux méfaits de l’immigration. En conséquence, les limites admissibles de la liberté d’expression ayant été dépassées dans ce contexte, le délit est constitué. »

7.  La cour d’appel de Paris confirma le jugement par arrêt du 20 novembre 2014, avec la motivation suivante :

« Considérant (...) que c’est à juste titre que le tribunal a estimé que, contrairement à ce qu’allègue la défense, la phrase selon laquelle « (...) les Roms d’Europe de l’Est qui n’ont jamais ni su ni voulu s’intégrer aux sociétés européennes qu’ils côtoient pour certains depuis cinq siècles (...) » ne renferme aucun fait précis, contraire à l’honneur et à la considération et comme tel susceptible de faire l’objet d’un débat contradictoire sur la preuve de la vérité, s’agissant seulement d’une opinion, et n’est donc pas susceptible d’absorber les autres propos visés comme injurieux par la poursuite (...) ; qu’il appartient à la juridiction d’apprécier si le propos litigieux revêt bien le sens que la partie poursuivante lui donne, que l’ambiguïté du propos peut certes conduire à ne pas partager l’analyse qu’elle en fait ; que tel n’était pas le cas en l’espèce, puisqu’il résulte clairement des termes litigieux que les parties civiles sont fondées à faire valoir que le « vol » qui est évoqué doit être compris au sens pénal du terme et que prêter à un groupe de personnes de se livrer « naturellement » à une activité de délinquance est outrageant à son égard ;

(...)

Considérant que les limites du droit à l’humour doivent s’apprécier au regard de la personnalité de celui qui tient les propos litigieux et du cadre dans lequel ils ont été tenus ; que Jean‑Marie Le Pen n’est pas un humoriste professionnel, ce dont il ne disconvient pas ; que la phrase litigieuse a été tenue dans le cadre d’un discours politique ; que ces éléments ne sauraient certes suffire en eux‑mêmes à priver le prévenu de la liberté de faire rire son auditoire en se livrant à une plaisanterie ou un jeu de mots dont il n’appartient pas au juge d’apprécier s’il est ou non « de bon goût » ;

Considérant toutefois qu’il résulte de la lecture des passages du discours repris dans la citation et du visionnage de la scène (...) que Jean-Marie Le Pen qui s’employait, chiffres à l’appui, à démontrer les dangers de l’immigration et l’insuffisance du nombre annuel d’expulsions, ne s’exprime alors ni sur le ton, ni dans le registre de la plaisanterie ; que la phrase litigieuse, qui s’insère soudainement dans un tel discours, ne peut être comprise que dans le sens outrageant qui est le sien à l’égard de la communauté rom, ainsi définie exclusivement en se référant à son comportement de délinquance prétendument naturel ; que le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu’il a estimé que les limites admissibles de la liberté d’expression avaient été dépassées, dans ce contexte ;

Considérant qu’ainsi que Jean-Marie Le Pen le fait valoir, sa culpabilité ne peut être retenue qu’en qualité de complice de droit commun ; qu’il ne peut néanmoins prétendre qu’il n’aurait pas consenti à ce que les propos qu’il a tenus publiquement lors du discours prononcé à l’occasion de l’université du Front National, soient diffusés sur le site Internet du Front National, dénommé « site officiel du parti fondé par Jean-Marie Le Pen », étant observé que malgré l’écho donné dans la presse à son discours et à la phrase litigieuse et le laps de temps écoulé avant la citation litigieuse, celui-ci n’a émis aucune protestation contre cette diffusion ;

Considérant que le jugement sera en conséquence confirmé sur la culpabilité, la précision étant donnée que cette culpabilité est retenue non pas en qualité d’auteur mais de complice, ainsi que sur la peine dont le tribunal a fait une juste application au vu des condamnations déjà prononcées  (...) »

8.  Le requérant forma un pourvoi contre cet arrêt le 21 novembre 2014. Il souleva un moyen unique de cassation, pris de la violation de l’article 8 de la Convention, des articles 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 et de l’article 593 du code de procédure pénale, de la violation du principe selon lequel le doute profite au prévenu ainsi que du défaut de motifs et du manque de base légale.

9.  À cet effet, le requérant soutenait, en premier lieu, que les propos incriminés mis dans la bouche des Roms d’Europe de l’Est sont indivisibles de l’imputation diffamatoire selon laquelle ceux‑ci « n’ont jamais ni su ni voulu s’intégrer aux sociétés européennes ». Le requérant en déduisait que la cour d’appel ne pouvait donc qualifier les propos incriminés d’injures en raison de leur « absorption » par la qualification de diffamation. Il faisait valoir en second lieu que les juridictions internes ne pouvaient retenir la qualification d’injure, dès lors que les propos incriminés créaient un doute sur le sens que la poursuite avait donné à ces derniers, lesquels pouvaient simplement signifier qu’il est dans la nature des Roms d’Europe de l’Est de se déplacer. Enfin, le requérant affirmait que le sens des propos incriminés ne comportait aucune expression outrageante ni aucun terme de mépris ou d’invective à l’égard des Roms d’Europe de l’Est et ne dépassait pas les limites de la liberté d’expression.

10.  La Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant le 1er mars 2016, dans les termes suivants :

« Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué et du jugement qu’il confirme mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la cour d’appel, par des motifs exempts d’insuffisance ou de contradiction et répondant aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, a exactement apprécié le sens et la portée des propos litigieux et caractérisé, en tous ses éléments constitutifs, tant matériel qu’intentionnel, le délit d’injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une ethnie, dont elle a reconnu le prévenu coupable, et a ainsi justifié l’allocation, au profit des parties civiles, des indemnités propres à réparer le préjudice en découlant. »

B.  Le droit interne pertinent

11.  Les articles pertinents de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans leur rédaction applicable au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 29

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.

Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »

Article 33

« L’injure commise par les mêmes moyens envers les corps ou les personnes désignés par les articles 30 et 31 de la présente loi sera punie d’une amende de 12 000 euros.

L’injure commise de la même manière envers les particuliers, lorsqu’elle n’aura pas été précédée de provocations, sera punie d’une amende de 12 000 euros.

Sera punie de six mois d’emprisonnement et de 22 500 euros d’amende l’injure commise, dans les conditions prévues à l’alinéa précédent, envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non‑appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Sera punie des peines prévues à l’alinéa précédent l’injure commise dans les mêmes conditions envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap.

En cas de condamnation pour l’un des faits prévus par les deux alinéas précédents, le tribunal pourra en outre ordonner :

1o  L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l’article 131-35 du code pénal. (...) »

12.  En cas d’indivisibilité entre propos diffamatoires et propos injurieux, une jurisprudence constante (voir pour une illustration récente l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 2 octobre 2012, no 12-84.932, publié au Bulletin) n’admet qu’une seule déclaration de culpabilité à raison de la publication des propos poursuivis. Prévaut obligatoirement la qualification de diffamation qui a eu, longtemps, la plus haute expression pénale. La solution permet d’éviter que la personne visée, en ne reprochant à l’auteur des propos qu’une injure, ne l’empêche de rapporter la preuve de la vérité des imputations diffamatoires.

GRIEFS

13.  Invoquant l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, le requérant considère qu’il n’a pas eu droit à un procès équitable en raison du fait qu’il n’a pas été mis en mesure de démontrer la réalité des faits qu’il avançait, ce qui aurait été possible, selon lui, s’il avait été poursuivi pour diffamation. Il se plaint également d’un manque d’impartialité des juridictions internes, en particulier de la cour d’appel, en raison du fait qu’elle a visionné durant son délibéré l’enregistrement du discours litigieux. Il critique par ailleurs l’arrêt de la Cour de cassation, estimant qu’il n’est pas assez motivé. Il se plaint enfin d’une atteinte à son droit à la présomption d’innocence, considérant que les juridictions internes lui ont prêté de mauvaises intentions.

14.  Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant se plaint de ce que sa condamnation par les juridictions françaises pour injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une ethnie est contraire à sa liberté d’expression.

EN DROIT

A.  Sur la violation alléguée de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention

15.  Le requérant dénonce une violation de son droit à un procès équitable et à la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

2.  Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

1.  Sur le défaut allégué d’équité de la procédure

16.  Le requérant reproche tout d’abord aux juridictions nationales de l’avoir condamné pour le délit d’injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une ethnie et non pour le délit de diffamation.

17.  La Cour rappelle qu’il ne lui incombe pas normalement de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I). La Cour ne peut apprécier elle‑même les éléments de fait ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre, sinon elle s’érigerait en juge de troisième ou quatrième instance et elle méconnaîtrait les limites de sa mission (voir Kemmache c. France (no 3), 24 novembre 1994, § 44, série A no 296-C, et Perlala c. Grèce, no 17721/04, § 25, 22 février 2007 et la jurisprudence citée).

18.  La Cour observe que la cour d’appel a rappelé que la partie poursuivante est seule en droit de fixer les propos qu’elle entend poursuivre et la qualification qu’elle estime leur être applicable et que c’était à juste titre que le tribunal correctionnel avait estimé que la phrase prononcée ne renfermait aucun fait précis, contraire à l’honneur et à la considération et comme tel susceptible d’être qualifié de diffamation et de faire l’objet d’un débat contradictoire sur la preuve de la vérité, s’agissant d’une opinion. La Cour ne voit pas de raison de mettre en cause une telle analyse.

19.  Ensuite, le requérant se plaint de la motivation sommaire de l’arrêt de la Cour de cassation. La Cour rappelle que si l’article 6 § 1 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, cela ne signifie pas qu’il exige une réponse détaillée à chaque argument (Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 61, série A no 288, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I  et Perez, précité, § 81). La Cour constate que la Cour de cassation a dûment pris en compte les moyens du requérant et qu’elle y a effectivement répondu.

20.  La Cour conclut que les deux branches du grief doivent être rejetées comme manifestement mal fondées, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2.  Sur le défaut allégué d’impartialité des juridictions internes

21.  Le requérant se plaint également du manque d’impartialité des juridictions internes et en particulier de la cour d’appel, s’agissant du visionnage de l’enregistrement de son discours lors du délibéré. La Cour relève que le requérant a soumis à l’examen de la Cour de cassation un unique moyen, subdivisé en trois branches, dans lequel il n’a pas invoqué cette partie du grief, expressément ou en substance. Il s’ensuit que cette branche du grief doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

3.  Sur l’atteinte alléguée à la présomption d’innocence

22.  Le requérant se plaint enfin d’une atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

23.  La Cour rappelle que le principe de la présomption d’innocence exige, entre autres, qu’en remplissant leurs fonctions les membres du tribunal ne partent pas de l’idée préconçue que le prévenu a commis l’acte incriminé ; la charge de la preuve pèse sur l’accusation et le doute profite à l’accusé. En outre, il incombe à celle-ci d’indiquer à l’intéressé de quelles charges il fera l’objet – afin de lui fournir l’occasion de préparer et présenter sa défense en conséquence – et d’offrir des preuves suffisantes pour fonder une déclaration de culpabilité (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146 et Janosevic c. Suède, no 34619/97, § 97, CEDH 2002‑VII).

24.  La Cour estime que l’appréciation des faits en l’espèce par les juridictions nationales n’a été ni arbitraire ni manifestement déraisonnable et n’a pas traduit d’intention hostile de leur part. Le tribunal correctionnel et la cour d’appel n’ont pas dénié au requérant, comme il l’affirme, le droit à « quelques notes d’humour » sous prétexte qu’il est un homme politique et que le ton de son discours était sérieux. Elles ont au contraire examiné les circonstances de l’affaire dans leur ensemble, notamment sous l’angle du droit à l’humour, et la condamnation a été prononcée sur la base d’un ensemble d’éléments. La Cour ne relève ainsi aucune atteinte à la présomption d’innocence, le requérant se contentant en réalité de critiquer par ce biais sa condamnation par les juridictions internes.

25.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B.  Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention

26.  Le requérant se plaint de sa condamnation pénale par les juridictions françaises. Il dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention.

27.  L’article 10 de la Convention se lit comme suit :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

28.  La Cour relève que la condamnation du requérant s’analyse comme une ingérence des autorités publiques dans l’exercice de la liberté d’expression, telle que reconnue par l’article 10 § 1 de la Convention. Cette ingérence était prévue par la loi, à savoir notamment les articles 29 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (voir le paragraphe 11 ci‑dessus).

29.  La Cour estime en outre que cette ingérence poursuivait au moins un des buts légitimes visés à l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation et des droits d’autrui.

30.  La Cour rappelle que son rôle se limite à vérifier si l’ingérence qui a résulté de la condamnation du requérant du chef de ce délit peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).

31.  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, et Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998‑VII).

32.  À cet égard, la Cour rappelle qu’elle accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Elle considère en effet qu’il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 32, 23 janvier 2007, et Willem c. France, no 10883/05, § 33, 16 juillet 2009).

33.  La Cour réitère que, sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Almeida Azevedo, précité, § 23). De surcroît, et conformément aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, entre autres, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 32‑34, CEDH 2001-II, Brasilier c. France, no 71343/01, §§ 31-32, 11 avril 2006, et Mamère c. France, no 12697/03, §§ 19-20, CEDH 2006‑XIII), les ingérences dans la liberté d’expression d’un élu qui, à l’instar du requérant, représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Jerusalem, précité, § 35, et Brasilier, précité, § 42). Plus généralement, la Cour considère que tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général peut recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire être quelque peu immodéré dans ses propos (Mamère, précité, § 25).

34.  La Cour a néanmoins précisé que de tels propos ne doivent pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui. Ainsi, la Cour a notamment affirmé « qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §§ 30‑31, série A no 298).

35.  En l’espèce, la Cour note que les propos du requérant s’inscrivent dans un débat d’intérêt général relatif aux problèmes liés à l’installation et à l’intégration des Roms en France et que l’ampleur variable des problèmes auxquels les États peuvent faire face dans le cadre des politiques d’immigration et d’intégration commande de leur laisser disposer d’une marge d’appréciation assez large pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité d’une ingérence (voir Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010).

36.  La Cour considère que les propos du requérant étaient assurément susceptibles de donner une image négative de la communauté rom dans son ensemble. S’agissant des explications données par le requérant à l’appui de sa requête, comprenant notamment des références à des faits divers sur la délinquance alléguée de cette communauté, supposées étayer les propos litigieux, elles ne sauraient constituer une base factuelle suffisante du jugement de valeur que représentent ces propos et tendent en réalité à remettre en cause l’appréciation faite par les juridictions internes.

37.  La Cour note que les juridictions nationales ont condamné le requérant à l’issue d’une analyse méthodique et approfondie des propos incriminés, en relevant que ceux-ci étaient loin de se limiter à un simple trait d’humour détaché de tout contexte politique et d’intention stigmatisante à l’égard de la communauté rom, mais qu’ils étaient susceptibles de susciter un sentiment de rejet et d’hostilité envers cette communauté.

38.  La Cour en conclut que la condamnation du requérant est fondée sur des motifs pertinents et suffisants.

39.  Enfin, pour ce qui est des sanctions prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999‑IV et Soulas et autres c. France, no 15948/03, §§ 45‑46, 10 juillet 2008). En l’espèce, en ce qui concerne la peine infligée au requérant, la Cour note que la sanction maximale encourue était une peine de six mois d’emprisonnement et une amende de 22 500 EUR. Or, le requérant a été condamné au seul paiement d’une amende d’un montant de 5 000 EUR.

40.  Dès lors, eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique ».

41.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 23 mars 2017.

              Anne-Marie DouginSíofra O’Leary

              Greffière adjointe f.f.Présidente

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CEDH, Cour (cinquième section comité), LE PEN c. FRANCE, 28 février 2017, 45416/16