CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE SÖDERMAN c. SUÈDE, 12 novembre 2013, 5786/08

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Chronologie de l’affaire

Commentaires6

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 12 nov. 2013, n° 5786/08
Numéro(s) : 5786/08
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2013
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : A c. Croatie, n° 55164/08, § 60, 14 octobre 2010
Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 32, série A n° 32
Bevacqua et S. c. Bulgarie, n° 71127/01, § 65, 12 juin 2008
Brecknell c. Royaume-Uni, n° 32457/04, § 64, 27 novembre 2007
C.A.S. et C.S. c. Roumanie, n° 26692/05, 20 mars 2012
X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, série A n° 91
Đorđević c. Croatie, n° 41526/10, §§141-43, CEDH 2012
Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, § 77, CEDH 2007 I
Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], n° 27021/08, § 117, CEDH 2011
K.U. c. Finlande, n° 2872/02, §§ 45-49, CEDH 2008-V
M.C. c. Bulgarie, n° 39272/98, CEDH 2003 XII
M. et C. c. Roumanie, n° 29032/04, §§ 112 et suiv., 27 septembre 2011
Mosley c. Royaume-Uni, n° 48009/08, § 109, 10 mai 2011
M.P. et autres c. Bulgarie, n° 22457/08, §§ 109 110, 15 novembre 2011
Nada c. Suisse [GC], n° 10593/08, § 245, CEDH 2012
Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], n° 13279/05, § 49, 20 octobre 2011
Odièvre c. France [GC], n° 42326/98, § 46, CEDH 2003 III
Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 128-30, Recueil des arrêts et décisions 1998 VIII, §§ 128-30
Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, § 65, CEDH 2002 III
Reklos et Davourlis c. Grèce, n° 1234/05, 15 janvier 2009
Sandra Janković c. Croatie, n° 38478/05, § 45, 5 mars 2009
Schüssel c. Autriche (déc.), n° 42409/98, 21 février 2002
Siliadin c. France, n° 73316/01, § 130, CEDH 2005 VII
Szula c. Royaume-Uni (déc.), n° 18727/06, 4 janvier 2007
Von Hannover c. Allemagne (n° 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, CEDH 2012
X et autres c. Autriche [GC], n° 19010/07, § 163, CEDH 2013
Z et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 29392/95, § 73, CEDH 2001 V
Organisation mentionnée :
  • Organisation Internationale du Travail
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives ; Article 8-1 - Respect de la vie privée) ; Préjudice moral - réparation
Identifiant HUDOC : 001-138444
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2013:1112JUD000578608
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Sur les parties

Texte intégral

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SÖDERMAN c. SUÈDE

(Requête no 5786/08)

ARRÊT

STRASBOURG

12 novembre 2013


En l’affaire Söderman c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Kristina Pardalos,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Helen Keller,
Helena Jäderblom,
Johannes Silvis, juges,
et de Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 avril et 25 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5786/08) dirigée contre le Royaume de Suède et dont une ressortissante de cet État, Mme Eliza Söderman (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 janvier 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été représentée par Me J. Södergren, Me K. Lewis et Me C. Crafoord, avocats exerçant à Stockholm. Le gouvernement suédois (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. A. Rönquist, Mme G. Isaksson et M. O. Widgren, du ministère des Affaires étrangères.

3.  La requérante alléguait que l’État suédois avait failli à l’obligation que lui faisait selon elle l’article 8 de la Convention de lui offrir des voies de recours qui lui eussent permis de se plaindre de l’atteinte à son intégrité personnelle commise par son beau-père, lequel avait tenté de la filmer en secret, nue dans la salle de bains, lorsqu’elle avait quatorze ans. Elle invoquait également l’article 13 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le président de cette section ayant accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 3 du règlement), l’affaire a été appelée E.S. c. Suède. Le 1er février 2011, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). L’affaire est ainsi échue à la cinquième section telle que remaniée. Le 21 juin 2012, une chambre composée de Dean Spielmann, président, Elisabet Fura, Karel Jungwiert, Mark Villiger, Ann Power-Forde, Ganna Yudkivska, André Potocki, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, a rendu un arrêt dans lequel, après avoir décidé d’examiner le grief sous l’angle du seul article 8, elle concluait, à l’unanimité, à la recevabilité de la doléance et, par quatre voix contre trois, à l’absence de violation de ladite disposition. À l’arrêt se trouve jointe l’opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Villiger et Power-Forde.

5.  Le 19 septembre 2012, la requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 19 novembre 2012, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond.

8.  Des observations ont également été reçues du Centre des droits de l’homme de l’université de Gand, que le président de la Grande Chambre avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

9.  Le 22 mars 2013, le président de la Grande Chambre a accueilli la demande de levée de son anonymat que la requérante avait formée le 12 mars 2013.

10.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 avril 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.A. Rönquist, agent, ambassadeur et directeur général
des affaires juridiques, ministère des Affaires
étrangères,conseil,
MmeG. Isaksson, coagent, directrice adjointe,
ministère des Affaires étrangères,
MM.O. Widgren, coagent, conseiller spécial, ministère
des Affaires étrangères,
M. Säfsten, conseiller juridique principal, ministère
de la Justice,
MmeV. Lång, directrice adjointe, ministère de la Justice,
M.C. Rosenmüller, conseiller juridique, ministère
de la Justice, conseillers ;

–  pour la requérante
MesJ. Södergren,
K. Lewis,
C. Crafoord,conseils.

La requérante était également présente.

La Cour a entendu M. Crafoord, M. Lewis, M. Södergren et M. Rönquist en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Ziemele, Sicilianos, Pinto de Albuquerque et Zupančič.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11.  La requérante est née en 1987 et réside à Ludvika.

12.  En septembre 2002, alors qu’elle avait quatorze ans, elle découvrit que son beau-père avait dissimulé dans le panier à linge de la salle de bains une caméra vidéo, qui était en mode enregistrement et dirigée vers l’endroit où elle s’était dévêtue avant de prendre sa douche. Immédiatement après l’incident, le film fut brûlé sans que nul ne l’eût visionné.

13.  En septembre 2004, soit deux ans plus tard, la mère de la requérante signala l’incident à la police. Le 5 octobre 2004, la jeune fille se vit assigner un conseil d’office (målsägandebiträde).

14.  Le 21 octobre 2005, le beau-père fut inculpé d’abus sexuel (sexuellt ofredande) sur le fondement du chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal. Il fut également accusé d’avoir commis pendant le printemps et l’été 2003 deux actes d’abus sexuel sur la personne de la cousine de la requérante, qui était alors âgée de seize ans, pour lui avoir caressé la cuisse et avoir exprimé le désir d’avoir un rapport sexuel avec elle. Enfin, dans le cadre d’une quatrième accusation d’abus sexuel, il lui était reproché d’avoir, à la fin de l’été 2003, regardé à travers la fenêtre de la chambre de la requérante pendant que celle-ci se déshabillait.

15.  Le 20 janvier 2006, la requérante, représentée par son conseil, déposa dans le cadre de la procédure pénale une demande de dommages et intérêts d’un montant de 25 000 couronnes suédoises (SEK) : 15 000 SEK pour l’atteinte à son intégrité personnelle et 10 000 SEK pour la peine et la souffrance endurées. La requérante fondait son action civile sur « l’acte criminel pour lequel [son] beau-père [était] poursuivi », mais elle n’invoquait aucun article spécifique de la loi sur la responsabilité civile.

16.  La requérante, son beau-père, sa mère et sa cousine furent entendus par le tribunal du district de Falun (Falu Tingsrätt). La requérante expliqua que le jour en question, en septembre 2002, alors qu’elle s’apprêtait à prendre une douche, son beau-père s’était affairé dans la salle de bains. Lorsqu’elle avait découvert la caméra, celle-ci était en mode enregistrement ; elle émettait un bourdonnement et une petite lumière clignotait. Elle n’avait touché à aucun bouton. En larmes, elle était allée voir sa mère, emportant l’appareil enveloppé dans une serviette. Le beau-père l’avait pris des mains de la mère. Par la suite, la requérante avait vu sa mère et son beau-père brûler un film, mais elle n’était pas sûre qu’il s’agissait d’un enregistrement comportant des images d’elle.

17.  La mère de la requérante confirma ces déclarations et ajouta qu’elle ignorait si des images avaient été enregistrées, le film ayant été brûlé sans qu’elle l’eût visionné. Elle n’avait signalé l’incident à la police qu’en 2004, après avoir appris que la cousine de la requérante avait elle aussi eu des ennuis avec le prévenu.

18.  Le beau-père expliqua qu’il avait vécu avec la mère de la requérante de 1997 jusqu’à l’automne 2003 et que tous deux s’étaient séparés à cause, notamment, de l’incident en question. Il déclara qu’il avait voulu tenter de filmer avec une caméra cachée, mais que cela avait été un acte impulsif. Il ajouta qu’il n’était pas certain que la caméra eût été en mode enregistrement ni qu’elle eût filmé des images. Selon ses dires, la mère de la requérante avait brûlé le film sans qu’aucun d’eux ne l’eût visionné.

19.  Par un jugement en date du 14 février 2006, le tribunal de district, se fondant sur le chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal, déclara le beau-père coupable des quatre actes d’abus sexuel qui lui étaient reprochés. Concernant le premier, il estima établi que l’intéressé avait été animé par des intentions sexuelles lorsqu’il avait dissimulé la caméra dans le panier à linge et l’avait dirigée vers la partie de la salle de bains où il était habituel de se dévêtir. Il considéra que le bourdonnement perçu par la requérante donnait fortement à penser que l’appareil était alors en fonctionnement et effectivement en train d’enregistrer, ajoutant qu’il eût été inutile, dans le cas contraire, de le cacher parmi les vêtements dans le panier à linge, et que le trou dans ce panier indiquait une stratégie assez subtile. Pour le tribunal, même si nul n’avait vérifié le contenu du film par la suite, on pouvait considérer, au vu des circonstances, qu’il était prouvé que le beau-père avait bel et bien filmé la requérante alors qu’elle était nue.

20.  Le beau-père fut condamné à une peine avec sursis et à soixante-quinze heures de travail d’intérêt général obligatoire, ainsi qu’au versement à la requérante de dommages et intérêts d’un montant de 20 000 SEK.

21.  Par un arrêt du 16 octobre 2007, la cour d’appel de Svea (Svea hovrätt), devant laquelle le jugement du tribunal de district avait été attaqué, déclara le beau-père coupable des deux actes d’abus sexuel commis sur la personne de la cousine de la requérante et le condamna à une peine avec sursis et à soixante jours-amende au taux journalier de 50 SEK, soit une somme totale de 3 000 SEK.

22.  La cour d’appel relaxa le beau-père des chefs d’abus sexuel sur la personne de la requérante.

23.  Concernant l’incident de septembre 2002, la cour d’appel tint pour établi que l’intéressé avait placé une caméra dans la salle de bains et démarré l’enregistrement alors que la requérante s’apprêtait à prendre une douche. Elle estima qu’il était cependant malaisé de déterminer si des images avaient effectivement été enregistrées. Pour elle, il était manifeste que l’intention du beau-père avait été de filmer la requérante en secret dans un but sexuel. Compte tenu de cette intention, la cour d’appel considéra également comme certain que le beau-père n’avait pas voulu que la requérante découvrît qu’elle était filmée. Elle ajouta que le beau-père n’avait pas non plus été indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Recherchant si l’acte litigieux était légalement constitutif d’un abus sexuel au sens du chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal, elle se référa à un arrêt de la Cour suprême de 1996 (NJA (Nytt juridiskt arkiv) 1996, p. 418) concernant un homme qui avait filmé en secret sa petite amie endormie tout en se masturbant. Elle indiqua que dans cette affaire l’homme avait été relaxé du chef d’abus sexuel au motif qu’il n’avait pas été dans son intention que sa petite amie découvrît qu’elle était filmée. Elle poursuivit en disant que dans l’arrêt en question la Cour suprême avait déclaré que l’acte isolé consistant à filmer n’était pas en soi une infraction, dès lors que le droit suédois ne frappait d’aucune interdiction générale le fait de filmer autrui sans son consentement. Suivant le même raisonnement, et tout en considérant en l’espèce que la scène que le beau‑père avait voulu filmer revêtait à l’évidence un caractère sensible du point de vue de l’intégrité de la personne et que l’atteinte était particulièrement grave du fait de l’âge de la requérante et de sa relation avec son beau-père, la cour d’appel conclut que la responsabilité pénale de l’intéressé ne pouvait pas être engagée pour l’acte isolé ayant consisté à filmer la requérante à son insu. Elle ajouta que la jeune fille s’était rendu compte de la tentative de la filmer, mais que cela n’attestait pas d’une quelconque intention du beau-père.

24.  La cour d’appel indiqua ensuite que, en théorie au moins, compte tenu de l’âge de la requérante, l’acte litigieux aurait pu constituer une tentative de pornographie enfantine (försök till barnpornografibrott). Elle estima cependant que, aucune accusation de ce type n’ayant été portée contre l’intéressé, elle ne pouvait rechercher si celui-ci pouvait être tenu pour responsable d’une telle infraction. En conclusion, tout en jugeant le comportement du beau-père extrêmement répréhensible, la cour d’appel le relaxa et rejeta la demande d’indemnisation de la requérante.

25.  Concernant l’incident survenu à la fin de l’été 2003, la cour d’appel jugea établi que le beau-père avait voulu regarder la requérante en secret. Elle considéra que cette conduite était répréhensible mais que l’intention de l’intéressé n’avait pas été d’être vu par la jeune fille.

26.  Le 12 décembre 2007, la Cour suprême (Högsta domstolen) refusa à la requérante l’autorisation de la saisir.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  L’abus sexuel

27.  L’opportunité d’ouvrir des poursuites pour abus sexuel (ou pour pornographie enfantine – voir ci-dessous) relève de l’appréciation du ministère public, qui applique le principe d’objectivité, en vertu duquel il doit s’abstenir de poursuivre s’il estime que les conditions d’une condamnation ne sont pas réunies. La disposition se rapportant à l’abus sexuel figure dans le code pénal (Brottsbalken, 1962:700), qui, avant le 1er avril 2005, énonçait :

Chapitre 6, article 7 – Les infractions à caractère sexuel

« 1.  Quiconque a un contact sexuel avec un enfant de moins de quinze ans dans des conditions autres que celles indiquées ci-dessus dans le présent chapitre, ou incite pareil enfant à se livrer ou à participer à un acte à caractère sexuel, encourt une amende ou une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de deux ans pour abus sexuel.

2.  Quiconque, par la contrainte, la séduction ou une autre influence indue, incite une personne ayant atteint l’âge de quinze ans mais non celui de dix-huit ans à se livrer ou à participer à un acte à caractère sexuel encourt également une sanction pour abus sexuel si l’acte en question entre dans le cadre de la production d’images pornographiques ou consiste à prendre des poses pornographiques dans des circonstances autres que celles liées à la production d’une image.

3.  Il en va de même pour quiconque s’exhibe de telle façon que la nature de son acte heurte autrui, ou, par des paroles ou des actes qui manquent ouvertement aux règles de la bienséance, se comporte avec une indécence manifeste vis-à-vis d’autrui. »

28.  Le 1er avril 2005, cette disposition fut incorporée à l’article 10 du chapitre 6. Elle se lit désormais ainsi :

« 1.  Quiconque, dans des conditions autres que celles indiquées plus haut dans le présent chapitre, a un contact sexuel avec un enfant de moins de quinze ans ou incite pareil enfant à se livrer ou à participer à un acte à caractère sexuel, encourt une amende ou une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de deux ans pour abus sexuel.

2.  Il en va de même pour quiconque s’exhibe devant autrui d’une manière susceptible de provoquer la gêne ou, par des paroles ou des actes, heurte autrui d’une manière susceptible de porter atteinte à son intégrité sexuelle. »

29.  Il convient de relever que nul ne peut voir sa responsabilité engagée pour un abus sexuel non consommé, par exemple en cas de tentative ou de préparation en vue de la commission de cette infraction (voir, a contrario, le chapitre 23, article 1, du code pénal).

30.  Par la suite, se basant sur les déclarations faites lors des travaux préparatoires de l’article en question, la Commission des infractions sexuelles mise en place en 2008 s’est exprimée comme suit :

« Il nous paraît (...) tout à fait évident que le deuxième paragraphe de l’article sur l’abus sexuel doit aussi englober les actes visant des personnes inconscientes ou endormies. Cette disposition entre donc dans la catégorie des dispositions relatives aux infractions à caractère sexuel et non dans celle relative aux atteintes à l’intégrité. Si l’on part de ce principe pour déterminer comment il convient de traiter l’infraction d’abus sexuel, il est également possible de considérer comme un abus sexuel une situation dans laquelle une personne filme ou photographie autrui en secret et de manière sexuellement intrusive. »

B.  La tentative de pornographie enfantine

31.  Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :

Article 10 a) du chapitre 16 sur les atteintes à l’ordre public

« Quiconque

1.  représente un enfant sur une image pornographique ;

2.  diffuse, transmet, confie pour utilisation, montre ou met d’une quelconque manière à la disposition d’autrui pareille image d’un enfant ;

3.  acquiert ou offre pareille image d’un enfant ;

4.  met en rapport un acheteur et un vendeur de telles images d’enfants ou prend une initiative similaire en vue de favoriser la distribution de telles images ; ou

5.  possède pareille image d’un enfant

encourt, pour pornographie enfantine, une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de deux ans ou, si l’infraction est de moindre gravité, une amende ou une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de six mois.

Le terme « enfant » désigne toute personne dont le développement pubertaire est inachevé ou qui a moins de dix-huit ans. Si le développement pubertaire de la personne est achevé, la responsabilité pour un acte visé aux points 2 à 5 ci-dessus n’est engagée que s’il ressort de l’image ou des circonstances liées à l’image que la personne qui y figure a moins de dix-huit ans.

(...) »

32.  Avant le 1er janvier 2011, le deuxième paragraphe de l’article 10 était ainsi libellé :

« Le terme « enfant » désigne toute personne dont le développement pubertaire est inachevé ou qui, pour autant que cela ressorte de l’image ou des circonstances liées à l’image, a moins de dix-huit ans (...) »

33.  Le terme « image pornographique » n’est pas défini dans le texte du code pénal. Dans les travaux préparatoires, il était précisé que la disposition relative aux infractions à caractère pornographique ne s’appliquait qu’aux images, mais aux images de toutes sortes, comme, notamment, les images dans les publications ou les images photographiques, y compris les films et images diffusés par le biais de la technique télévisuelle ou des enregistrements vidéo (projet de loi 1978/79:179, p. 9). Les travaux préparatoires comportaient par ailleurs le passage suivant :

« Une certaine prudence s’imposait, afin que le champ des actes considérés comme des infractions ne devînt pas trop vaste ou trop difficile à apprécier. L’idée n’était pas d’ériger en infraction pénale toute représentation d’enfants nus ou toute image sur laquelle on pourrait distinguer les parties génitales d’un enfant, quand bien même ces images pourraient stimuler les pulsions sexuelles de certaines personnes. Pour que son utilisation soit illicite, il faut qu’une image revête un caractère pornographique au sens commun du terme et à l’aune des valeurs généralement partagées. »

34.  À l’occasion d’une révision de la législation (loi 2010:1357), qui aboutit à la modification du deuxième paragraphe de l’article 10 a) du chapitre 16 (amendement entré en vigueur le 1er janvier 2011, comme indiqué ci-dessus), il fut déclaré notamment (Rapports officiels du gouvernement suédois, SOU 2007:54, p. 77) :

« Une image peut passer pour pornographique si, dépourvue de toute valeur scientifique ou artistique réelle, et de façon évidente et séduisante, elle révèle un but sexuel (projet de loi 1970:125, pp. 79 et suiv.). Relèvent de la disposition relative à la pornographie enfantine non seulement les images montrant des enfants impliqués dans des actes à connotation sexuelle manifeste, mais également les images où des enfants apparaissent en compagnie d’un ou de plusieurs adultes en train de se livrer à de tels actes. Une image présentant un enfant d’une manière qui vise à éveiller des pulsions sexuelles, sans pour autant que l’enfant soit considéré comme ayant pris part à la scène sexuelle lors de la réalisation de l’image, peut entrer dans le champ des actes réputés constituer des infractions (...) Une image peut être véhiculée de différentes façons, un enfant réel pouvant être photographié, filmé ou dessiné. L’utilisation de différentes techniques permet aussi de créer des images artificielles plus ou moins réalistes. Pour que la responsabilité pénale soit engagée, il n’est pas nécessaire que l’image montre un enfant réel ; l’image d’un enfant fictif est également visée. »

35.  Concernant plus particulièrement la tentative, le code pénal dispose :

Chapitre 16, article 17

« La préparation et l’entente en vue d’une mutinerie (...) sont passibles des peines prévues par les dispositions du chapitre 23. Il en va de même (...) pour la tentative de commission de l’infraction de pornographie enfantine visée à l’article 10 a), premier paragraphe (...)

(...) »

Chapitre 23, article 1

« Quiconque a commencé mais non achevé l’exécution de la commission d’une infraction est condamné, dans une situation visée par des dispositions spécifiques, pour tentative de commission d’une infraction s’il y avait un risque que l’acte en question aboutisse à la réalisation de l’infraction ou si ce risque n’a été écarté que par des circonstances fortuites.

La peine punissant une tentative ne doit pas être plus sévère que celle qui est applicable à une infraction consommée, ni être moins sévère qu’une peine d’emprisonnement si la peine la plus faible pour l’infraction consommée est une peine d’emprisonnement d’une durée de deux ans ou plus. »

C.  Autres dispositions légales pertinentes

36.  Le code de procédure judiciaire (Rättegångsbalken 1942:740) dispose en ses parties pertinentes :

Chapitre 17, article 3

« Il ne peut être statué sur des points qui sont différents ou qui vont au-delà des demandes dûment formulées par une partie. Dans les affaires qui se prêtent à un règlement non judiciaire, la décision ne doit pas reposer sur des circonstances autres que celles présentées par une partie comme constituant le fondement de son action. »

Chapitre 22, article 7

« Lorsque, à la suite d’une infraction, une action civile est jointe à une procédure pénale et que l’infraction en question est jugée non punissable, il peut néanmoins être statué sur l’action civile. »

Chapitre 29, article 6

« (...) Lorsqu’une action civile est jointe à la procédure pénale, la chose jugée au pénal s’impose au civil. »

Chapitre 30, article 3

« Le jugement ne peut porter que sur un acte pour lequel des poursuites ont été régulièrement engagées ou sur une question que la loi attribue à la compétence pénale du tribunal. Celui-ci n’est pas lié par la qualification juridique de l’infraction ou les dispositions juridiques applicables qui sont indiquées dans la demande. »

37.  La loi sur la responsabilité civile (Skadeståndslag 1972:207) dispose en ses parties pertinentes :

Chapitre 2, article 1

« Quiconque cause, délibérément ou par négligence, un dommage corporel à autrui ou un dommage à un bien doit réparer ce dommage. »

Chapitre 2, article 3

« Quiconque porte un préjudice grave à autrui en commettant une infraction entraînant une atteinte à la personne, à sa liberté, à sa sérénité ou à son honneur doit réparer le préjudice ainsi causé. »

D.  La pratique interne en matière de prise d’images en secret

38.  Dans un arrêt du 16 octobre 1992 (NJA 1992, p. 594) concernant un individu qui avait filmé en secret un rapport sexuel entre lui-même et sa petite amie puis montré le film à plusieurs personnes, la Cour suprême fit observer que le droit suédois n’interdisait pas de filmer autrui sans son consentement. La juridiction suprême ajouta qu’il en était ainsi même dans les situations où l’acte litigieux avait gravement porté atteinte à l’intégrité de la personne concernée. Elle estima que, sauf dans certains cas exceptionnels, la seule protection existante était celle offerte par les dispositions pénales sur la diffamation, combinées avec le chapitre 1, article 3 (aujourd’hui chapitre 2, article 3), de la loi sur la responsabilité civile. La Cour suprême conclut que l’accusé s’était rendu coupable de diffamation en montrant le film à des tiers.

39.  Un autre arrêt de la Cour suprême, en date du 27 juin 1996 (NJA 1996, p. 418), se rapportait à un homme qui avait filmé en secret sa petite amie endormie tout en se masturbant. Le tribunal de district avait estimé que ces actes étaient constitutifs, notamment, d’un abus sexuel, mais la cour d’appel et la Cour suprême relaxèrent l’intéressé. La juridiction suprême considéra que l’acte isolé consistant à filmer n’était pas en soi une infraction, dès lors que le droit suédois ne frappait d’aucune interdiction générale le fait de filmer autrui sans son consentement.

40.  Un autre arrêt encore de la Cour suprême, daté du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946), concernait entre autres une personne qui avait filmé en secret son ex-petite amie dans une situation intime avec un homme puis avait envoyé le film par courriel, accompagné de messages descriptifs, à des tiers. La cour d’appel avait estimé que le fait d’avoir filmé ces images était constitutif d’un abus et que l’envoi de certains des courriels s’analysait en un acte de diffamation ; elle avait alloué à l’ex-petite amie des dommages et intérêts pour atteinte à l’intégrité de la personne. La Cour suprême autorisa la formation d’un recours relativement à l’abus. Elle relaxa l’intéressé de ce chef et répéta que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret. Elle releva également que dans les cas où filmer en secret n’était pas constitutif d’une infraction, il n’était pas possible d’allouer des dommages et intérêts. Elle ajouta que, bien que la nécessité de renforcer le cadre juridique sur ce point eût été reconnue dès les années 1960 lors des travaux législatifs menés en Suède, cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention. La haute juridiction poursuivit en disant qu’il était dès lors légitime de rechercher si l’on ne pouvait pas imposer des sanctions en interprétant d’une manière conforme à la Convention des dispositions internes autrement non applicables. À ce sujet, la Cour suprême évoqua la jurisprudence nationale sur la réparation des violations de la Convention. Elle nota toutefois que, suivant une autre exigence résultant de la Convention, nul ne pouvait être condamné pour un acte qui, au moment de sa commission, ne constituait pas clairement une infraction pénale d’après le droit. Ayant constaté que, dans l’affaire dont elle était saisie, le fait d’avoir filmé des images ne relevait d’aucune disposition pénale applicable, elle décida de ne pas prononcer de sanction et de ne pas allouer de dommages et intérêts.

E.  Les travaux législatifs récents sur la prise d’images en secret

41.  En 2004, le gouvernement chargea la Commission pour la protection de l’intégrité (Integritetsskyddskommittén) d’évaluer la nécessité d’adopter des dispositions légales générales sur la protection de l’intégrité personnelle (en plus des textes sur la protection des données, sur les infractions contre les personnes, sur le secret, etc.). Dans l’intervalle le code pénal fut révisé, et, en avril 2005, fut introduit un amendement à la disposition relative à l’abus sexuel qui était censé pouvoir englober la prise d’images réalisée en secret dans un but sexuel (paragraphes 28-30 ci-dessus).

42.  En 2008, la commission proposa l’insertion dans le code pénal d’une disposition générale sur la photographie illicite. En janvier 2011, le ministère de la Justice publia un rapport sur la photographie illicite (Ds 2011:1), dans lequel il était proposé d’ériger en infraction le fait de photographier ou de filmer dans certaines situations. Le 1er mars 2012, le gouvernement approuva la présentation au Conseil législatif (Lagrådet), pour examen, d’une proposition intitulée « Photographie intrusive ». Cet organe critiqua la proposition, notamment quant aux effets qu’elle risquait à ses yeux d’avoir sur les principes énoncés dans la loi sur la liberté de la presse et la loi constitutionnelle sur la liberté d’expression – textes faisant partie intégrante de la Constitution suédoise – pour protéger les personnes qui fournissent des informations en vue de leur publication.

43.  En conséquence, le gouvernement adopta le 20 décembre 2012 une nouvelle proposition modifiant la portée de l’incrimination de la photographie intrusive. Le Conseil législatif ne fit pas de commentaires sur la teneur de cette proposition et, le 7 février 2013, le gouvernement présenta au Parlement suédois un projet de loi préconisant d’ériger en infraction la photographie intrusive selon les conditions prévues dans le texte soumis au Conseil législatif le 20 décembre 2012. Promulguée par le Parlement le 29 mai 2013, la loi (SFS 2013:366) entra en vigueur le 1er juillet 2013. Depuis lors, l’article 6 a), chapitre 4, du code pénal, relatif aux atteintes à la liberté et à la paix, dispose :

« Quiconque enregistre en secret, de manière illicite, à l’aide de moyens techniques, une image d’une personne se trouvant dans un domicile, une salle de bains, un vestiaire ou un lieu similaire encourt une amende ou une peine d’emprisonnement d’une durée maximale de deux ans pour photographie intrusive.

La responsabilité pénale n’est pas engagée si l’acte est justifiable eu égard à sa finalité ou à d’autres circonstances.

Le premier paragraphe ne s’applique pas à une personne qui représente autrui à l’aide de moyens techniques dans le cadre des fonctions qu’elle exerce pour une autorité publique. »

Concrètement, le fait de filmer une personne en secret et sans son autorisation dans une douche ou une salle de bains pourra être sanctionné au titre de l’incrimination de photographie intrusive. Le fait de placer ou de « régler » une caméra dans le but de commettre cette infraction sera également punissable en tant qu’acte de préparation d’une telle infraction.

F.  La pratique interne en matière de pornographie enfantine

44.  Dans un arrêt du 25 février 2005 (NJA 2005, p. 80) concernant la prise d’images, par photographie et par film, de jeunes personnes âgées de plus de quinze ans mais de moins de dix-huit ans, la Cour suprême conclut que le développement pubertaire des intéressées était manifestement achevé et qu’il était impossible, à partir des seules images ou de leur présentation, de déterminer si ces personnes avaient atteint ou non l’âge de dix-huit ans. Après avoir précisé qu’aucun texte accompagnant les images ni aucune autre circonstance ne permettait d’établir leur âge, elle jugea que dans ces conditions, et indépendamment du point de savoir si l’individu responsable des images avait eu connaissance de l’âge des personnes concernées, on ne pouvait considérer que l’acte litigieux s’analysait en un acte de pornographie enfantine.

G.  La pratique interne et les travaux législatifs en cours en matière de réparation pour violation de la Convention

45.  Par un arrêt du 9 juin 2005 (NJA 2005, p. 462) ayant trait à une demande de dommages et intérêts formée contre l’État suédois par un particulier qui alléguait notamment la violation de l’article 6 de la Convention à raison de la durée d’une procédure pénale, la Cour suprême conclut à la violation du droit du demandeur découlant de l’article en question. Sur la base de cette conclusion elle jugea, en renvoyant notamment aux articles 6 et 13 et à la jurisprudence de la Cour européenne y relative, et en particulier à l’affaire Kudła c. Pologne ([GC], no 30210/96, CEDH 2000‑XI), que le demandeur avait droit à être indemnisé par l’État, directement en vertu de la législation suédoise sur la responsabilité civile pour le dommage matériel, et en vertu de l’article 13 de la Convention pour le dommage moral dans la mesure où il n’existait aucun autre recours.

46.  Des décisions similaires suivirent le 4 mai 2007 (NJA 2007, p. 295 – concernant la durée d’une détention et l’article 5 de la Convention) puis le 21 septembre 2007 (NJA 2007, p. 584 – concernant l’article 8 de la Convention).

47.  Un autre arrêt de la Cour suprême, en date du 29 octobre 2007 (NJA 2007, p. 747), portait sur une demande de dommages et intérêts formée par un particulier contre une compagnie d’assurances privée. La demanderesse alléguait la violation de l’article 8 de la Convention à raison d’une surveillance secrète l’ayant visée. La Cour suprême fit observer que la Convention n’imposait pas d’obligations aux particuliers. Elle ajouta que, même si l’État pouvait avoir des obligations positives en vertu de la Convention, dès lors que le principe de prévisibilité correspondait à une exigence de l’état de droit, un individu ne pouvait être tenu d’indemniser autrui sur le fondement direct de la Convention.

48.  Le droit d’obtenir réparation au titre d’une violation de la Convention fut plus tard reconnu par la Cour suprême dans ses arrêts de décembre 2009 (NJA 2009 N 70), juin 2010 (NJA 2010, p. 363) et avril 2012 (NJA 2012, p. 211).

49.  Par ailleurs, le chancelier de la Justice a rendu plusieurs décisions concernant l’indemnisation de particuliers pour des violations de la Convention.

50.  Enfin, en mai 2009, le gouvernement suédois décida de créer une commission (en särskild utredare) sur la responsabilité civile et la Convention, qu’elle chargea d’étudier l’état actuel du droit. La commission lui soumit son rapport (Skadestånd och Europakonventionen, SOU 2010:87) en décembre 2010. Le texte propose d’insérer dans la loi sur la responsabilité civile une disposition permettant expressément aux personnes physiques et morales d’obtenir de l’État ou d’une commune des dommages et intérêts pour préjudice matériel ou moral au titre d’une violation de la Convention. Pareille action dirigée contre une autorité publique serait examinée par une juridiction ordinaire, à laquelle il appartiendrait tout d’abord de statuer sur la question de l’existence ou non d’une violation d’un droit garanti par la Convention. Cette proposition vise à permettre à la Suède de remplir, avec les autres voies de recours existantes, ses obligations découlant de l’article 13 de la Convention.

III.  LES CONVENTIONS INTERNATIONALES

A.  La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (1989)

51.  La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, est contraignante en droit international pour les États qui y sont parties, ce qui est le cas de tous les États membres du Conseil de l’Europe. Elle a été ratifiée par la Suède le 29 juin 1990. Ses articles pertinents se lisent ainsi :

Article 19

« 1.  Les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié.

2.  Ces mesures de protection doivent comprendre, selon qu’il conviendra, des procédures efficaces pour l’établissement de programmes sociaux visant à fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié, ainsi que pour d’autres formes de prévention, et aux fins d’identification, de rapport, de renvoi, d’enquête, de traitement et de suivi pour les cas de mauvais traitements de l’enfant décrits ci-dessus, et comprendre également, selon qu’il conviendra, des procédures d’intervention judiciaire. »

Article 34

« Les États parties s’engagent à protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle. À cette fin, les États prennent en particulier toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher :

a)  Que des enfants ne soient incités ou contraints à se livrer à une activité sexuelle illégale ;

b)  Que des enfants ne soient exploités à des fins de prostitution ou autres pratiques sexuelles illégales ;

c)  Que des enfants ne soient exploités aux fins de la production de spectacles ou de matériel de caractère pornographique. »

B.  La Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels

52.  Cette convention oblige les États parties à prendre les mesures législatives ou autres nécessaires pour prévenir toute forme d’exploitation et d’abus sexuels concernant des enfants, et ériger en infraction pénale certains comportements intentionnels, notamment ceux se rapportant à la pornographie enfantine. Signée par la Suède le 25 octobre 2007, cette convention est entrée en vigueur le 1er juillet 2010. La Suède l’a ratifiée le 28 juin 2013. Les passages pertinents du Chapitre VI, intitulé « Droit pénal matériel », disposent :

Article 18 – Abus sexuels

« 1.  Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale les comportements intentionnels suivants :

a)  le fait de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant qui, conformément aux dispositions pertinentes du droit national, n’a pas atteint l’âge légal pour entretenir des activités sexuelles ;

b)  le fait de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant :

–  en faisant usage de la contrainte, de la force ou de menaces ; ou

–  en abusant d’une position reconnue de confiance, d’autorité ou d’influence sur l’enfant, y compris au sein de la famille ; ou

–  en abusant d’une situation de particulière vulnérabilité de l’enfant, notamment en raison d’un handicap physique ou mental ou d’une situation de dépendance.

2.  Pour l’application du paragraphe 1, chaque Partie détermine l’âge en deçà duquel il n’est pas permis de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant.

3.  Les dispositions du paragraphe 1.a n’ont pas pour objet de régir les activités sexuelles consenties entre mineurs. »

Article 20 – Infractions se rapportant à la pornographie enfantine

« 1.  Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale les comportements intentionnels suivants, lorsqu’ils sont commis sans droit :

a)  la production de pornographie enfantine ;

b)  l’offre ou la mise à disposition de pornographie enfantine ;

c)  la diffusion ou la transmission de pornographie enfantine ;

d)  le fait de se procurer ou de procurer à autrui de la pornographie enfantine ;

e)  la possession de pornographie enfantine ;

f)  le fait d’accéder, en connaissance de cause et par le biais des technologies de communication et d’information, à de la pornographie enfantine.

2.  Aux fins du présent article, l’expression « pornographie enfantine » désigne tout matériel représentant de manière visuelle un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé, ou toute représentation des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles.

3.  Chaque Partie peut se réserver le droit de ne pas appliquer, en tout ou en partie, le paragraphe 1. a et e à la production et à la possession :

–  de matériel pornographique constitué exclusivement de représentations simulées ou d’images réalistes d’un enfant qui n’existe pas ;

–  de matériel pornographique impliquant des enfants ayant atteint l’âge fixé en application de l’article 18, paragraphe 2, lorsque ces images sont produites et détenues par ceux-ci, avec leur accord et uniquement pour leur usage privé.

4.  Chaque Partie peut se réserver le droit de ne pas appliquer, en tout ou en partie, le paragraphe 1. f. »

Article 21 – Infractions se rapportant à la participation
d’un enfant à des spectacles pornographiques

« 1.  Chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour ériger en infraction pénale les comportements intentionnels suivants :

a)  le fait de recruter un enfant pour qu’il participe à des spectacles pornographiques ou de favoriser la participation d’un enfant à de tels spectacles ;

b)  le fait de contraindre un enfant à participer à des spectacles pornographiques ou d’en tirer profit ou d’exploiter un enfant de toute autre manière à de telles fins ;

c)  le fait d’assister, en connaissance de cause, à des spectacles pornographiques impliquant la participation d’enfants.

2.  Chaque Partie peut se réserver le droit de limiter l’application du paragraphe 1. c aux situations où des enfants ont été recrutés ou contraints conformément au paragraphe 1. a ou b. »

IV.  LE DROIT COMPARÉ

53.  Les informations dont la Cour dispose, notamment une étude portant sur trente-neuf États membres du Conseil de l’Europe, font apparaître que la pornographie enfantine a été érigée en infraction dans l’ensemble de ces États.

54.  L’acte isolé consistant à filmer, photographier ou représenter un enfant en secret ou de manière non consensuelle à des fins sexuelles relève de l’infraction de pornographie enfantine ou d’une infraction spécifique dans trente-trois des États membres étudiés (Albanie, Allemagne, Autriche, Belgique, Bosnie‑Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Luxembourg, République de Moldova, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Royaume‑Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Turquie et Ukraine). Dans les six États membres restants (Azerbaïdjan, Danemark, France, Lituanie, l’ex-République yougoslave de Macédoine et Monaco), une condamnation n’est possible que lorsque l’intention de diffuser le matériel pornographique peut être prouvée. Dans la plupart de ces six pays, le comportement en question peut néanmoins être tenu pour illégal au regard d’autres dispositions du code pénal relatives aux infractions à caractère sexuel.

55.  L’acte isolé consistant à filmer ou photographier un individu (enfant ou adulte) en secret ou de manière non consensuelle, en l’absence de but sexuel, est considéré comme une infraction pénale, à savoir comme une violation du droit au respect de l’intimité, dans vingt-cinq des États membres examinés (Albanie, Allemagne, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Danemark, Espagne, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Islande, Italie, Lituanie, Luxembourg, l’ex‑République yougoslave de Macédoine, Monaco, Monténégro, Pays-Bas, Pologne, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Turquie et Ukraine). Onze des quatorze États membres restants, s’ils n’ont pas inscrit dans leurs codes pénaux des infractions au droit au respect de l’intimité, prévoient néanmoins des recours civils permettant de se plaindre d’une atteinte à l’intimité. Trois des États membres étudiés n’offrent aucune voie de droit civil au moyen de laquelle un individu pourrait se plaindre d’avoir fait l’objet d’une prise d’images réalisée en secret ou sans son consentement.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION

56.  La requérante allègue que l’État suédois a failli à l’obligation que lui faisait selon elle l’article 8 de la Convention de lui offrir des voies de recours qui lui auraient permis de se plaindre de l’atteinte à son intégrité personnelle commise par son beau-père, lequel avait tenté de la filmer en secret, nue dans la salle de bains, lorsqu’elle avait quatorze ans. Elle invoque également l’article 13 de la Convention.

57.  La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012). En l’espèce, elle estime que le grief de la requérante concerne exclusivement la question de savoir si des recours lui étaient accessibles pour se plaindre de son beau-père, et non celle de la disponibilité en Suède de recours pour agir contre l’État afin de faire respecter au niveau national la substance d’un droit ou d’une liberté garantis par la Convention. Ce grief doit donc être examiné sous l’angle du seul article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.  L’arrêt de la chambre

58.  Dans son arrêt du 21 juin 2012 (E.S. c. Suède, no 5786/08, 21 juin 2012), la chambre a elle aussi estimé que le grief devait être examiné sous l’angle du seul article 8 de la Convention. Elle a constaté que, si le droit suédois ne contenait pas de dispositions sur la prise d’images en secret, il existait néanmoins des textes susceptibles de s’appliquer, en théorie au moins, à des actes tels que celui critiqué en l’espèce. Elle a souligné que le parquet, au moment d’inculper le beau-père, et le tribunal de district, lors de la condamnation du 14 février 2006, avaient considéré que l’acte incriminé pouvait être réputé couvert par la disposition relative à l’abus sexuel. Elle a relevé qu’à l’époque pertinente des conclusions similaires se dégageaient de la jurisprudence suédoise (NJA 1996, p. 418), mais que ce n’était que lorsque la cour d’appel avait rendu son arrêt qu’il était apparu clairement que l’acte litigieux ne s’analysait pas juridiquement en un abus sexuel, du fait qu’il n’avait pas été dans l’intention du beau-père que la jeune fille découvrît qu’elle était filmée. La chambre a également rappelé que la cour d’appel, dans son arrêt relaxant le beau-père du chef d’abus sexuel, avait souligné que l’acte litigieux aurait pu, en théorie au moins, être réputé constitutif d’une tentative de pornographie enfantine au regard du code pénal, mais que, le parquet n’ayant pas porté pareille accusation contre l’intéressé, la cour d’appel n’avait pu rechercher si la responsabilité de celui-ci était engagée à raison d’une telle infraction. Enfin, la chambre a observé que des recours civils s’offraient à la requérante et que celle-ci, représentée par un conseil, avait choisi de demander des dommages et intérêts dans le cadre de la procédure pénale. La chambre a dès lors conclu que la législation et la pratique suédoises n’étaient pas défaillantes au point d’emporter violation par la Suède de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

B.  Les observations des parties

1.  La requérante

59.  La requérante allègue que l’ordre juridique suédois n’offrait aucune voie de recours susceptible de la protéger contre les agissements concrets de son beau-père.

60.  Premièrement, concernant la disposition sur l’abus sexuel, la requérante indique qu’il n’aurait été possible de condamner son beau-père que s’il avait été établi qu’il avait eu l’intention de lui faire prendre conscience qu’elle était filmée, le raisonnement étant qu’une personne ne pouvait être victime d’un abus que si elle en était consciente. Il s’ensuit, pour la requérante, que la relaxe de son beau-père de ce chef tient à l’interprétation de la disposition en question. À ses yeux, celle-ci aurait pu et dû être lue de manière à ce que la prise d’images fût considérée comme une infraction, indépendamment de la question de savoir si la victime était ou non consciente du fait d’être filmée au moment de la réalisation des images. Par conséquent, la requérante estime critiquable l’interprétation de la disposition relative à l’abus sexuel, d’autant que l’acte litigieux n’était pas visé par d’autres dispositions pénales.

61.  Deuxièmement, s’appuyant sur les travaux préparatoires de la disposition sur la pornographie enfantine et sur l’avis juridique du professeur Madeleine Leijonhufvud, la requérante soutient que son beau‑père n’aurait pas pu être condamné pour tentative de pornographie enfantine non plus, faute selon elle de l’élément constitutif essentiel de l’infraction, à savoir le caractère « pornographique » de l’image. Elle estime en effet que les images d’une adolescente de quatorze ans se déshabillant avant de prendre sa douche dans un contexte par ailleurs ordinaire ne pouvaient être considérées comme pornographiques au sens de la disposition relative à la pornographie enfantine (chapitre 16, article 10 a), du code pénal). Pour que le film pût être jugé pornographique, il eût fallu d’après elle que le beau-père le manipulât de telle façon, par exemple, qu’elle parût poser pour lui ou qu’il utilisât un autre moyen de le placer dans un contexte pornographique. La requérante expose qu’à l’époque où l’affaire était pendante devant les tribunaux nationaux il n’était pas possible d’émettre des hypothèses sur le sort que le beau-père aurait réservé au film, celui-ci ayant été détruit. Pour elle, il est donc parfaitement compréhensible que le parquet n’ait pas libellé ou modifié l’acte d’accusation de manière à y mentionner la pornographie enfantine, puisqu’une telle plainte n’aurait eu aucune chance d’aboutir.

62.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la requérante ne reproche pas au parquet, sur le plan procédural, d’avoir failli à son obligation de poursuivre des infractions ou de l’aider à obtenir des dommages et intérêts sur le fondement du chapitre 22 du code de procédure judiciaire. Ce seraient en réalité le législateur et les juridictions internes qui auraient manqué à leurs obligations positives respectives en l’espèce, le législateur en raison d’une lacune dans la législation et les tribunaux en ne lui allouant pas de dommages et intérêts.

63.  En ce qui concerne le législateur, la requérante indique que le simple fait de filmer ou de représenter une personne mineure dans une situation portant atteinte aux aspects essentiels de son intégrité personnelle ne constitue une infraction pénale que si les images réalisées peuvent objectivement être considérées comme pornographiques au sens commun du terme et à l’aune des valeurs généralement partagées. Une personne majeure ne bénéficierait d’aucune protection. La non-incrimination, des années durant, de la prise d’images en secret ou de manière illicite s’analyserait en une violation de l’article 8. La faiblesse de la protection dans ce domaine serait connue et débattue depuis 1966. Selon la requérante, il ne faut pas, aux fins de l’examen sous l’angle de l’article 8, « quantifier » cette défaillance en cherchant à déterminer s’il s’agit ou non d’une lacune « importante » ou « suffisamment importante » dans la législation. Il suffirait de conclure que la protection du droit à la vie privée était – et demeure – insuffisante dans l’ordre juridique suédois et qu’elle-même a été victime de cette défaillance. La requérante ajoute que la proposition législative concernant la prise d’images en secret a été lancée après la communication de la présente requête et que les mesures législatives en cours semblent avoir beaucoup progressé, en particulier depuis que la Grande Chambre a fait droit à sa demande de renvoi, ce qui montre à ses yeux le besoin urgent d’une telle protection législative.

64.  Enfin, se référant à l’issue de la procédure pénale devant les juridictions nationales, la requérante allègue que l’ordre juridique suédois ne lui offrait aucun recours civil susceptible de la protéger contre les agissements de son beau-père. Elle estime que, malgré la relaxe de celui-ci, les tribunaux auraient pu lui allouer une indemnité sur le fondement de la loi sur la responsabilité civile ou sur celui de la seule Convention. Elle soutient que les juridictions internes sont maîtresses de la qualification juridique des faits et qu’il n’y avait donc pas lieu pour les parties d’invoquer quelque disposition légale que ce fût. Elle ajoute que dès lors qu’il s’agissait d’une action civile engagée à la suite de la commission d’une infraction et que le chapitre 22, article 7, du code de procédure judiciaire trouvait à s’appliquer, les tribunaux étaient tenus de se prononcer sur la demande, quand bien même il eût été établi que l’acte en cause ne pouvait être puni. Partant, la requérante considère que les juridictions internes auraient dû statuer d’office, alors même qu’elle n’avait invoqué aucune disposition juridique spécifique.

2.  Le Gouvernement

65.  Selon le Gouvernement, la Suède a satisfait en l’espèce à ses obligations positives au regard de l’article 8. L’acte litigieux relèverait de la législation pénale suédoise, notamment des dispositions relatives à l’abus sexuel et à la pornographie enfantine, et rien ne donnerait à penser que l’enquête préliminaire et les poursuites n’aient pas été menées de manière effective ou qu’elles l’aient été de manière incompatible avec la législation suédoise ou l’article 8 de la Convention. Le beau-père de la requérante aurait été poursuivi pour l’acte litigieux mais, faute des preuves requises, il n’aurait pas pu être condamné. Des sanctions dissuasives, adossées à un mécanisme d’application efficace, auraient néanmoins existé en l’espèce.

66.   Le Gouvernement plaide d’emblée que la Cour a déclaré à plusieurs reprises que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation relativement à la garantie d’une protection adéquate au regard de l’article 8, même dans les cas d’agressions très graves telles que le viol d’une mineure (voir, par exemple, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 154, CEDH 2003-XII), et que seules des lacunes importantes dans la législation et la pratique, ou dans leur application, peuvent emporter violation des obligations positives que cette disposition fait peser sur l’État.

67.  En l’espèce, le beau-père de la requérante aurait été inculpé d’abus sexuel sur le fondement du chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal, et tant le tribunal de district que la cour d’appel auraient conclu que l’acte litigieux réunissait les éléments constitutifs objectifs de l’abus sexuel ; la cour d’appel aurait toutefois estimé qu’il n’était pas possible d’établir l’élément subjectif requis – à savoir l’intention du beau-père de faire prendre conscience à la requérante qu’elle était filmée – pour engager la responsabilité pénale de l’auteur au regard de cette disposition. Le motif de la relaxe ne tiendrait donc pas à l’absence d’une disposition pénale visant l’acte incriminé mais à l’impossibilité pour le parquet de prouver que le beau-père avait eu l’intention requise et donc que l’infraction avait été commise. Le Gouvernement ajoute dans ce contexte que la Convention n’exige pas la garantie que toute poursuite se solde par une condamnation (voir, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 96 et 147, CEDH 2004-XII).

68.  Le Gouvernement fait observer que la disposition relative à l’abus sexuel a été modifiée le 1er avril 2005 et intégrée au chapitre 6, article 10, du code pénal. L’élément déterminant du nouveau libellé, du point de vue de la responsabilité pénale, serait que l’acte doit avoir été commis d’une « manière susceptible de porter atteinte à [l]’intégrité sexuelle [d’autrui] ». Se référant aux observations formulées au sujet du texte amendé de la disposition par la Commission des infractions sexuelles mise en place en 2008, le Gouvernement plaide que depuis le 1er avril 2005 l’article en question couvre aussi les situations telles que celle ici en cause, où une personne en a filmé ou photographié une autre en secret et d’une manière sexuellement intrusive.

69.  La cour d’appel aurait conclu dans son arrêt du 16 octobre 2007 que l’acte litigieux aurait pu, en théorie au moins, être réputé constituer une tentative de pornographie enfantine. L’opportunité d’ouvrir des poursuites pour abus sexuel ou pour pornographie enfantine relèverait de l’appréciation du ministère public, qui appliquerait le principe d’objectivité, en vertu duquel il doit s’abstenir de poursuivre s’il estime que les conditions d’une condamnation ne sont pas réunies. En l’espèce, le dossier ne contiendrait aucune pièce expliquant pourquoi le beau-père de la requérante n’avait pas été inculpé aussi de tentative de pornographie enfantine. Le Gouvernement ne serait donc pas en mesure de déterminer sur quels motifs précis le procureur avait fondé sa décision de ne retenir que l’infraction d’abus sexuel dans l’acte d’accusation. Cela étant, plusieurs raisons pourraient, selon le Gouvernement, être à l’origine de l’absence de poursuites pour tentative de pornographie enfantine.

70.  Il se pourrait notamment que le procureur ait jugé que certaines des conditions requises pour qu’il y eût infraction n’étaient pas remplies. Ainsi, par exemple, il aurait fallu que l’image en cause pût être considérée comme « pornographique » au sens commun du terme. Le Gouvernement explique que toute représentation d’un enfant nu ou toute image sur laquelle les parties génitales d’un enfant sont visibles n’est pas passible d’une sanction, quand bien même ces images pourraient stimuler les pulsions sexuelles de certains individus. Il ajoute que ce qui figure sur l’image et la façon dont l’enfant y est représenté, notamment du fait du cadrage de l’image, sont des éléments qu’il importe de prendre en compte dans cette appréciation.

71.  Par ailleurs, selon le Gouvernement, le libellé de la disposition à l’époque des faits – plus particulièrement l’exigence qui voulait que le développement pubertaire de l’enfant ne fût pas achevé ou, s’il l’était, qu’il ressortît de l’image ou des circonstances liées à l’image que l’enfant avait moins de dix-huit ans – peut avoir fait naître dans l’esprit du procureur des doutes quant à la possibilité d’obtenir une condamnation pour cette infraction.

72.  Enfin, le Gouvernement arguë que le fait que la mère de la requérante avait déclaré avoir détruit le film immédiatement après l’incident en septembre 2002 et qu’elle et sa fille n’avaient signalé l’incident à la police qu’en septembre 2004, c’est-à-dire longtemps après qu’il se fut produit, a peut-être réduit la possibilité pour le parquet de prouver qu’il y avait eu une image « pornographique » et que le développement pubertaire de la requérante à l’époque des faits, c’est-à-dire en septembre 2002, était inachevé ou qu’il ressortait des circonstances que la jeune fille avait alors moins de dix-huit ans.

73.  Concernant la demande de dommages et intérêts formée par la requérante, le Gouvernement indique qu’en vertu du chapitre 29, article 6, du code de procédure judiciaire, lorsqu’une action civile est jointe à la procédure pénale, la chose jugée au pénal s’impose au civil. En conséquence, la cour d’appel n’aurait pas pu allouer des dommages et intérêts sur le fondement du chapitre 2, article 3, de la loi sur la responsabilité civile, aucune infraction visée par le code pénal n’ayant été constatée. Le Gouvernement estime toutefois que dans le cadre de la procédure pénale, la requérante, représentée par un conseil, aurait pu invoquer à l’appui de sa demande de dommages et intérêts contre son beau‑père d’autres éléments que les agissements mentionnés dans l’acte d’accusation, et plaider, par exemple, sur le terrain du chapitre 2, article 1, de la loi sur la responsabilité civile, qu’il lui avait causé un dommage personnel en faisant preuve de négligence vis-à-vis d’elle, ce qui aurait englobé toute atteinte physique ou psychologique. Selon le Gouvernement, cette disposition permet en effet aussi d’accorder une réparation si le dommage a été causé par un acte non criminel, commis de façon délibérée ou par négligence.

74.  Le Gouvernement ajoute que les tribunaux ne peuvent pas allouer des dommages et intérêts sur le seul fondement juridique de l’article 8 de la Convention. Certes, la Convention se trouverait incorporée dans le droit suédois et la Cour suprême suédoise aurait établi le principe selon lequel un individu peut, sans l’appui de dispositions spécifiques de la législation suédoise, se voir octroyer des dommages et intérêts par l’État en cas de violation de la Convention, mais un arrêt de la Cour suprême (NJA 2007, p. 747) aurait jugé ce principe inapplicable aux litiges entre particuliers eu égard à la difficulté pour un particulier de déduire de la jurisprudence de la Cour les circonstances dans lesquelles il pourrait être tenu de verser des dommages et intérêts.

75.  Enfin, concernant les travaux législatifs en cours sur la prise d’images en secret ou de manière illicite, le Gouvernement déclare avoir approuvé le 1er mars 2012 la présentation au Conseil législatif d’un projet de texte intitulé « Photographie intrusive ». Ce projet aurait été modifié par un projet du 20 décembre 2012 et son contenu aurait été approuvé par le Conseil législatif le 7 février 2013. L’entrée en vigueur de la loi aurait été fixée au 1er juillet 2013. Le Gouvernement indique que, concrètement, ce texte permettra de sanctionner en tant que photographie intrusive le fait de filmer une personne en secret et sans son autorisation dans une douche ou une salle de bains. Il ajoute que le fait de placer ou de « régler » une caméra dans le but de commettre cette infraction sera également punissable en tant qu’acte de préparation d’une telle infraction.

76.  Au vu de ce qui précède, le Gouvernement estime que l’absence dans la législation suédoise, à l’époque des faits, d’une quelconque disposition visant la prise d’images en secret ou de manière illicite ne peut s’analyser en une atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.

3.  Les observations de la partie intervenante

77.  Le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand estime que le critère de la « lacune importante » mis en œuvre par la chambre revient à abaisser les normes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour sur les obligations positives. Selon lui, la Grande Chambre devrait plutôt appliquer les principes de la « priorité des droits » et de l’« effectivité ». Le premier exigerait que les droits garantis par la Convention se voient principalement accorder plus de poids que les intérêts publics dans l’analyse de la proportionnalité et qu’il incombe à l’État d’établir le caractère proportionné de ses inactions. Le second commanderait qu’existe en pratique un moyen propre à protéger un droit découlant de la Convention. Dans le contexte de l’obligation positive d’enquêter, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités se heurterait au critère de l’effectivité.

C.  L’appréciation de la Cour

1.  Principes généraux

78.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, parmi d’autres, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 32, série A no 32).

79.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. Il existe en effet différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (voir, par exemple, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 104, CEDH 2012, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003‑III, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 109, 10 mai 2011). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, ou que les activités en cause concernent un aspect des plus intimes de la vie privée, la marge laissée à l’État est d’autant plus restreinte (ibidem).

80.  Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face à autrui, la Cour a déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 128-130, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 45, 5 mars 2009, A c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 141-143, CEDH 2012).

81.  En ce qui concerne les enfants, qui sont particulièrement vulnérables, les dispositifs créés par l’État pour les protéger contre des actes de violence tombant sous le coup des articles 3 et 8 doivent être efficaces et inclure des mesures raisonnables visant à empêcher les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant les enfants à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 108, 15 novembre 2011). Pareilles mesures doivent viser à garantir le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III).

82.  S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, il appartient aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces (voir, par exemple, X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 91, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150). Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 19 et 34 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et le chapitre VI, « Droit pénal matériel », de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (paragraphes 51 et 52 ci‑dessus).

83.  Concernant des actes d’une telle gravité, l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu des articles 3 et 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu peut s’étendre aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale (voir, parmi d’autres, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 72, M.P. et autres c. Bulgarie, précité, §§ 109-110, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 152) et à la possibilité d’obtenir redressement et réparation (voir, mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 72), même s’il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (voir, par exemple, Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 64, 27 novembre 2007, et Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007).

84.  Quant aux actes qui n’atteignent pas la gravité de ceux qui étaient en cause dans X et Y c. Pays-Bas (précité) et M.C. c. Bulgarie (précité), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 8 l’obligation pour l’État de protéger, par exemple, un mineur contre la diffamation (K.U. c. Finlande, no 2872/02, §§ 45-49, CEDH 2008). Si, dans l’affaire K.U. c. Finlande, l’acte litigieux ne s’était accompagné d’aucune violence physique, la Cour a néanmoins estimé qu’il ne fallait pas le sous-estimer, compte tenu du risque physique et moral que la situation litigieuse avait pu comporter pour le requérant, un garçon mineur qui avait été désigné comme cible pour les pédophiles. L’acte en question constituait une infraction pénale selon le droit interne et la Cour a considéré qu’une protection pratique et efficace du requérant supposait l’existence d’un recours permettant d’identifier l’auteur des actes incriminés et de le traduire en justice.

85.  Pour ce qui est plus généralement des actes interindividuels de moindre gravité susceptibles de porter atteinte à l’intégrité morale, en revanche, l’obligation qui incombe à l’État, au titre de l’article 8, de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pénales efficaces visant les différents actes pouvant être en cause. Le cadre juridique peut aussi consister en des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et K.U. c. Finlande, précité, § 47). La Cour observe, par exemple, que dans certaines affaires précédentes relatives à la protection de l’image d’une personne contre des abus de la part d’autrui, les recours existants dans les États membres étaient d’ordre civil, parfois combinés à des voies procédurales telles que le prononcé d’une interdiction (voir, parmi d’autres, Von Hannover, précité, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, 15 janvier 2009, et Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002).

2.  Application de ces principes au cas d’espèce

86.  La Cour observe que la cour d’appel a jugé que l’acte du beau-père était constitutif d’une atteinte à l’intégrité personnelle de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus). Elle souscrit à ce constat et estime, d’une part, que les faits étaient d’autant plus graves que la requérante était mineure, que l’incident s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. Cet incident a touché la requérante dans des aspects extrêmement intimes de sa vie privée. La Cour observe, d’autre part, que les faits en question n’ont pas comporté de violence, de sévices ou de contact physiques. Tout en prenant note de la conclusion des juridictions internes selon laquelle l’acte du beau-père était assurément répréhensible, la Cour considère qu’il n’a pas atteint le degré de gravité des actes en cause dans la jurisprudence susmentionnée, qui se rapportaient à des viols ou des abus sexuels sur des enfants (paragraphe 81 ci-dessus) et qui ont été examinés sous l’angle de l’article 8 mais aussi de l’article 3 de la Convention.

87.  Sur ce dernier point, il convient de noter que la requérante ne se plaint pas seulement de l’absence d’un recours pénal relativement à l’interprétation de la notion d’abus et du fait que la législation suédoise n’incriminait pas en tant que telle la prise d’images en secret ou de manière illicite ; elle allègue également que l’ordre juridique suédois ne lui offrait aucun recours civil susceptible de la protéger contre les agissements de son beau-père. Plus spécifiquement, elle soutient que les juridictions nationales ont manqué à leurs obligations positives en refusant de lui allouer des dommages et intérêts sur le fondement de la loi sur la responsabilité civile ou de la Convention. La requérante ne prétend donc pas que seul le recours au droit pénal pouvait permettre à la Suède de remplir son obligation, découlant de l’article 8, de la protéger contre les actes de son beau-père.

88.  L’intéressée ne met pas en cause l’effectivité de l’enquête pénale menée par les autorités suédoises. La Cour n’a pas décelé d’éléments qui indiqueraient que les organes d’enquête et le parquet aient accompli leur tâche d’une manière impropre à protéger l’intégrité physique de la requérante, ou qu’ils aient manqué à leurs obligations positives de mener des poursuites effectives pour garantir une protection adéquate des droits de la requérante résultant de l’article 8 de la Convention.

89.  À la lumière de ces observations préliminaires, la Cour recherchera si, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire dont elle se trouve saisie, la Suède possédait à l’époque pertinente un cadre juridique propre à offrir à la requérante une protection adéquate contre les agissements concrets de son beau‑père ; à cette fin, elle évaluera chacun des recours qui étaient supposément ouverts à l’intéressée.

90.  Il convient de souligner que cette approche diffère de celle adoptée par la chambre, qui a jugé que « seules des lacunes importantes dans la législation ou la pratique, ou dans leur application, emporteraient violation des obligations positives découlant pour l’État de l’article 8 ». La chambre renvoyait là aux termes employés dans M.C. c. Bulgarie (précité, § 167) pour définir l’étendue de l’obligation positive qu’ont les États en vertu des articles 3 et 8 de la Convention d’offrir une protection contre le viol et les abus sexuels. Or, dans ladite affaire, la Cour avait appliqué le critère du défaut important aux « insuffisances alléguées de l’enquête », soulignant qu’elle « n’[était] pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières » (ibidem, § 168) et considérant que les manquements étaient « significatif[s] » ou « considérables » (voir, par exemple, l’arrêt M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 179 et 184 ; voir aussi M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, §§ 112 et suiv., 27 septembre 2011 ; voir, en revanche, Siliadin c. France, no 73316/01, § 130, CEDH 2005‑VII, où des termes identiques avaient été utilisés à propos de la révision de la législation et de la pratique à la lumière de l’article 4 de la Convention).

91.  La Grande Chambre estime que ce critère du défaut important, aussi défendable soit-il dans le contexte d’une enquête, n’a pas de rôle significatif à jouer lorsqu’il s’agit de déterminer si l’État défendeur était ou non doté d’un cadre juridique adéquat au regard de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, car la question qui se pose à la Cour est de savoir si dans les circonstances le droit offrait à la requérante un niveau acceptable de protection.

a)  La pornographie enfantine

92.  La Cour observe d’emblée qu’une part considérable des observations soumises par les parties ont trait à l’existence en droit suédois d’une infraction de tentative de pornographie enfantine et à sa pertinence dans l’affaire ici examinée. Cela s’explique par le fait que dans l’arrêt de la cour d’appel en date du 16 octobre 2007, qui relaxait le beau-père de la requérante du chef d’abus sexuel (infraction visée au chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal), figurait un obiter dictum aux termes duquel, compte tenu de l’âge de la jeune fille, l’acte litigieux aurait pu, en théorie au moins, être réputé constitutif d’une tentative de pornographie enfantine au sens du chapitre 16, article 10 a), du code pénal (voir les dispositions citées aux paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Dès lors toutefois qu’aucune accusation de ce type n’avait été portée contre l’intéressé, la cour d’appel n’avait pu rechercher si celui-ci pouvait être tenu pour responsable d’une telle infraction (voir paragraphe 24 ci-dessus).

93.  Le Gouvernement arguë que les actes du type de celui ici en cause pouvaient, sous certaines conditions, relever non seulement des dispositions relatives à l’abus sexuel mais aussi de celles visant la tentative de pornographie enfantine.

94.  Cependant, tout en reconnaissant l’absence d’informations sur le point de savoir si à l’époque le parquet avait ou non envisagé d’inculper le beau‑père de l’intéressée de tentative de pornographie enfantine, le Gouvernement énumère un certain nombre de raisons susceptibles selon lui d’expliquer la décision du parquet de ne pas procéder de la sorte, évoquant notamment une série de circonstances qui auraient rendu malaisée la production d’éléments suffisants pour prouver qu’il y avait eu image « pornographique » (paragraphes 69 à 72 ci-dessus). Le Gouvernement indique ainsi que la mère de la requérante avait détruit le film immédiatement après l’incident de septembre 2002 et qu’elle et sa fille n’avaient signalé l’incident à la police qu’en septembre 2004, c’est-à-dire longtemps après qu’il se fut produit.

95.  La Cour prend note par ailleurs de la thèse de la requérante, fondée sur les travaux préparatoires de la disposition relative à la pornographie enfantine et sur un avis juridique (paragraphe 61 ci-dessus), selon laquelle son beau-père n’aurait pas pu être condamné pour tentative de pornographie enfantine même si le film avait été conservé, faute selon elle de l’élément constitutif essentiel de l’infraction, à savoir le caractère « pornographique » de l’image. La requérante estime en effet que les images d’une adolescente de quatorze ans se déshabillant avant de prendre sa douche dans un contexte par ailleurs ordinaire ne peuvent être considérées comme pornographiques au sens de la disposition relative à la pornographie enfantine (chapitre 16, article 10 a), du code pénal). Pour que le film pût être jugé pornographique, il eût fallu d’après elle que le beau-père le manipulât de telle façon, par exemple, qu’elle parût poser pour lui ou qu’il utilisât un autre moyen de le placer dans un contexte pornographique. La requérante plaide que si une accusation de tentative de pornographie enfantine avait été formulée en l’espèce, elle n’aurait eu aucune chance d’aboutir. Elle demande à la Cour de ne pas tenir compte, lors de l’examen de son grief, de l’existence de cette infraction dans le droit interne pertinent.

96.  La Cour observe que le terme « image pornographique » n’est pas défini dans le code pénal et que les travaux préparatoires évoqués par la requérante comportent le passage suivant (paragraphe 33 ci-dessus) :

« Une certaine prudence s’imposait, afin que le champ des actes considérés comme des infractions ne devînt pas trop vaste ou trop difficile à apprécier. L’idée n’était pas d’ériger en infraction pénale toute représentation d’enfants nus ou toute image sur laquelle on pourrait distinguer les parties génitales d’un enfant, quand bien même ces images pourraient stimuler les pulsions sexuelles de certaines personnes. Pour que son utilisation soit illicite, il faut qu’une image revête un caractère pornographique au sens commun du terme et à l’aune des valeurs généralement partagées. »

97.  Dans ce contexte, la thèse selon laquelle on pourrait considérer que l’incrimination de tentative de pornographie enfantine offrait à la requérante une protection contre l’acte spécifique en cause semble plutôt théorique. Non convaincue que l’acte du beau-père relevât de l’incrimination en question, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances particulières de l’espèce, de se livrer à des spéculations sur les conséquences que la formulation d’une telle accusation aurait pu avoir pour la protection du droit de l’intéressée au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

b)  L’abus sexuel

98.  Une autre question qui se pose est de savoir si l’existence de l’incrimination d’abus sexuel offrait à la requérante la protection requise par l’article 8 de la Convention. Avant le 1er avril 2005, le passage pertinent de la disposition relative à l’abus sexuel (chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal) était ainsi libellé :

« Il en va de même pour quiconque s’exhibe de telle façon que la nature de son acte heurte autrui, ou, par des paroles ou des actes qui manquent ouvertement aux règles de la bienséance, se comporte avec une indécence manifeste vis-à-vis d’autrui. »

99.  Le tribunal de district condamna le beau-père sur la base de ce texte le 14 février 2006. Par un arrêt du 16 octobre 2007, la cour d’appel prononça toutefois sa relaxe, jugeant que l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel. La juridiction d’appel tint pour établi que l’intention du beau-père avait été de filmer la requérante en secret dans un but sexuel. Elle considéra donc comme certain que le beau-père n’avait pas voulu que la requérante découvrît qu’elle était filmée et ajouta qu’il n’avait pas non plus été indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Elle se référa ensuite à un arrêt (NJA 1996, p. 418) dans lequel la Cour suprême avait dit, notamment, que la prise d’images en secret n’était pas en soi une infraction, dès lors que le droit suédois ne frappait d’aucune interdiction générale le fait de filmer autrui sans son consentement. Suivant le même raisonnement, et tout en considérant que, compte tenu en particulier de l’âge de la requérante et de sa relation avec son beau-père, l’acte litigieux constituait une atteinte à l’intégrité de la personne, la cour d’appel conclut que la responsabilité pénale du second ne pouvait pas être engagée pour l’acte isolé ayant consisté à filmer la requérante à son insu. Elle ajouta que la jeune fille s’était en fait rendu compte de la prise d’images après coup, mais que cela n’attestait pas d’une quelconque intention du beau-père. Le 12 décembre 2007, la Cour suprême refusa à la requérante l’autorisation de la saisir.

100.  Pour que l’infraction d’abus sexuel visée au chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal pût être établie, il fallait donc qu’en commettant l’acte en question son auteur voulût que la victime se rendît compte de l’abus sexuel ou qu’il fût indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Autrement dit, la victime ne pouvait passer pour avoir fait l’objet d’un abus sexuel que si elle s’était rendu compte de cet abus. La Cour rappelle que le beau-père fut de fait condamné pour abus sexuel sur le fondement de la disposition susmentionnée pour deux chefs de conduite indécente à l’égard de la cousine – alors âgée de seize ans – de la requérante, à savoir pour lui avoir caressé la cuisse et exprimé le désir d’avoir un rapport sexuel avec elle (paragraphe 14 ci-dessus).

101.  L’interprétation donnée par la cour d’appel à la disposition relative à l’abus sexuel fut confirmée par la Cour suprême dans une autre affaire le 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci-dessus). Dans l’affaire en question, la Cour suprême relaxa une personne du chef d’abus et rappela par la même occasion que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret. Elle releva également que, bien que la nécessité de renforcer le cadre juridique sur ce point eût été reconnue dès les années 1960 lors des travaux législatifs menés en Suède, cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention.

102.  La requérante considère quant à elle que l’interprétation donnée de la disposition relative à l’abus sexuel telle que libellée avant le 1er avril 2005 est contestable. Pour autant que les critiques qu’elle formule visent non seulement le législateur mais aussi l’interprétation livrée par la cour d’appel dans son arrêt du 16 octobre 2007 – plus tard confirmée par la juridiction suprême dans une autre affaire –, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, qu’il revient d’interpréter le droit interne (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). Elle souscrit toutefois à l’avis de la requérante selon lequel, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la relaxe du beau-père du chef d’abus sexuel ne s’explique pas par la non‑réunion des preuves requises, mais plutôt par la considération, d’ailleurs formulée par la cour d’appel, qu’à l’époque pertinente l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel.

103.  La disposition sur l’abus sexuel a été modifiée le 1er avril 2005, donc après la commission de l’acte litigieux (septembre 2002) et avant la relaxe du beau-père prononcée à l’issue de la procédure pénale. Elle a été étendue ultérieurement aux actes commis « d’une manière susceptible de porter atteinte à [l’]intégrité sexuelle [d’autrui] ». Par la suite, la Commission des infractions sexuelles mise en place en 2008 a déclaré qu’à son avis la disposition telle que modifiée englobait les actes visant des personnes inconscientes ou endormies et pouvait aussi s’appliquer aux situations où une personne en filme ou en photographie une autre en secret et de manière sexuellement intrusive.

104.  La Cour observe que le Gouvernement n’a renvoyé à aucune décision de justice interne dans laquelle la disposition modifiée sur l’abus sexuel aurait été appliquée à une prise d’images en secret réalisée après le 1er avril 2005. Quoi qu’il en soit, il suffit de conclure que la disposition telle que libellée avant le 1er avril 2005 et telle qu’interprétée en l’espèce par la cour d’appel dans l’arrêt du 16 octobre 2007, devenu définitif lorsque la Cour suprême refusa à la requérante l’autorisation de la saisir, ne pouvait légalement viser l’acte litigieux et qu’elle ne protégeait donc pas la requérante contre l’atteinte litigieuse à son droit au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.

c)  La législation récente en matière de prise d’images en secret

105.  Les lacunes susmentionnées dans la protection matérielle des droits de la requérante découlant de l’article 8 ne semblent pas davantage avoir été comblées de quelque manière que ce soit par d’autres dispositions internes en vigueur à l’époque des faits. À cet égard, force est à la Cour de constater que l’absence de telles dispositions est depuis longtemps une question préoccupante en Suède et que de nombreux autres États membres se sont dotés d’une législation pénale ou civile qui vise en tant que tel l’acte consistant, en dehors de tout but sexuel, à filmer ou à photographier un individu (enfant ou adulte) en secret ou de manière non consensuelle (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour suprême, dans son arrêt du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci-dessus), a déclaré que la nécessité de renforcer le cadre juridique pour lutter contre la prise d’images en secret avait été reconnue en Suède, dans le cadre de travaux législatifs, dès les années 1960, mais que cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention (voir également le paragraphe 101 ci-dessus).

106.  La Cour note que le dernier projet du Gouvernement en la matière, daté du 20 décembre 2012 et intitulé « Photographie intrusive », a été adopté par le Parlement. Concrètement, en vertu des nouvelles dispositions, qui sont entrées en vigueur le 1er juillet 2013, le fait de filmer une personne en secret et sans son autorisation dans une douche ou une salle de bains pourra être sanctionné au titre de l’incrimination de photographie intrusive. Le fait de placer ou de « régler » une caméra dans le but de réaliser une photographie intrusive sera également punissable en tant qu’acte de préparation d’une telle infraction (paragraphe 43 ci-dessus).

107.  La Cour observe en outre que la loi est censée couvrir les actes tels que celui ici en cause. Elle relève également que les principes énoncés dans la loi sur la liberté de la presse et la loi constitutionnelle sur la liberté d’expression, qui font toutes deux partie intégrante de la Constitution suédoise, notamment pour ce qui est de la protection des personnes fournissant des informations aux médias, ont été soigneusement étudiés avant la présentation du projet de loi en question au Parlement. Cela dit, nul ne le conteste, la requérante ne pouvait pas invoquer la nouvelle loi pour un incident survenu en 2002, ni se prévaloir d’une quelconque autre protection analogue de son droit au respect de sa vie privée.

d)  Les recours civils

108.  La Cour considère qu’en l’espèce le droit pénal n’était pas forcément la seule voie apte à permettre à l’État défendeur de remplir ses obligations au regard de l’article 8 de la Convention. Dès lors, la question se pose de savoir si la requérante disposait d’un recours de caractère civil.

109.  Il convient d’observer à cet égard que l’intéressée a joint à la procédure pénale une action civile en réparation dirigée contre son beau‑père. Le 20 janvier 2006, en effet, la requérante, représentée par son conseil, déposa une demande de dommages et intérêts d’un montant de 25 000 SEK (15 000 SEK pour atteinte à son intégrité personnelle et 10 000 SEK pour peines et souffrances). Elle fondait son action sur « l’acte criminel pour lequel [son] beau-père [était] poursuivi ».

110.  Selon le Gouvernement, l’action reposait en partie sur l’article 1 et en partie sur l’article 3 du chapitre 2 de la loi sur la responsabilité civile (paragraphe 37 ci-dessus).

111.  Dans son jugement du 14 février 2006 condamnant le beau-père, le tribunal de district ordonna à celui-ci de verser à la requérante 20 000 SEK à titre de dommages et intérêts. Dans son arrêt du 16 octobre 2007 relaxant le beau-père au motif que l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel, la cour d’appel rejeta toutefois la demande de réparation formée par la jeune fille. Le Gouvernement soutient à cet égard qu’en vertu du chapitre 29, article 6, du code de procédure judiciaire, lorsqu’une action civile est jointe à la procédure pénale, la chose jugée au pénal s’impose au civil. En conséquence, selon lui, la cour d’appel n’avait pas la possibilité d’allouer des dommages et intérêts sur le fondement du chapitre 2, article 3, de la loi sur la responsabilité civile, aucune infraction visée par le code pénal n’ayant été constatée. Cette conclusion cadre avec les déclarations contenues dans un arrêt du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci‑dessus), où la Cour suprême a dit que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret et que, dans les cas où cet acte n’était pas constitutif d’une infraction, il n’était pas possible d’allouer des dommages et intérêts.

112.  Le Gouvernement arguë néanmoins que dans le cadre de la procédure pénale la requérante aurait pu justifier autrement sa demande de dommages et intérêts contre son beau-père, par exemple en plaidant, au regard du chapitre 2, article 1, de la loi sur la responsabilité civile, qu’il lui avait causé un dommage personnel en faisant preuve de négligence vis-à-vis d’elle, ce qui aurait englobé toute atteinte physique ou psychologique (paragraphe 73 ci-dessus).

113.  À cet égard, il faut toutefois garder à l’esprit qu’à aucun stade de l’enquête ou de la procédure pénale le beau-père n’a prétendu que c’était par mégarde qu’il avait laissé la caméra en mode enregistrement dans le panier à linge de la salle de bains. Au contraire, il a reconnu qu’il avait agi de façon délibérée quoique impulsive. On ne saurait donc reprocher à la requérante et à son conseil de ne pas avoir invoqué la négligence simplement pour s’assurer que la demande de la jeune fille serait traitée dans l’hypothèse où l’acte litigieux serait considéré comme ne relevant pas de la notion d’abus sexuel.

114.  En conséquence, la Cour n’est pas convaincue que la requérante disposât d’un recours civil dans les circonstances particulières de l’espèce, où l’acte en cause n’était pas légalement couvert par la disposition relative à l’abus sexuel et où la prise d’images en secret ne constituait pas en tant que telle une infraction.

e)  L’indemnisation fondée sur la Convention

115.  Reste à examiner l’argument de la requérante selon lequel les juridictions nationales auraient pu d’office lui allouer une réparation sur le fondement de la seule Convention dans le cadre de la procédure pénale mais ne l’ont pas fait.

116.  Ainsi que le Gouvernement le souligne, le principe, établi par la Cour suprême, selon lequel un individu peut, sans l’appui de dispositions spécifiques de la législation suédoise, se voir octroyer des dommages et intérêts par l’État en cas de violation de la Convention, est inapplicable aux litiges entre particuliers eu égard à la difficulté pour un particulier de déduire de la jurisprudence de la Cour les circonstances dans lesquelles il pourrait être tenu de verser des dommages et intérêts (NJA 2007, p. 747 – paragraphe 47 ci-dessus). Compte tenu de la pratique interne de la Suède en matière de réparation pour violation de la Convention (paragraphes 45 à 50 ci-dessus), et notamment de l’arrêt susmentionné de la Cour suprême, la Cour n’est pas convaincue que la voie de recours évoquée existât réellement, ni qu’elle eût pu compenser l’absence de recours civil dans la situation spécifique décrite ci-dessus.

f)  Conclusion

117.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur, la Cour estime que le droit suédois pertinent, tel qu’il était en vigueur en septembre 2002, lorsque s’est produit l’acte spécifique par lequel le beau-père de la requérante a tenté, dans un but sexuel, de filmer en secret la jeune fille nue dans sa salle de bains, n’assurait pas à l’intéressée une protection de son droit au respect de sa vie privée propre à faire conclure que les obligations positives découlant pour l’État défendeur de l’article 8 de la Convention se trouvaient satisfaites. L’acte en question a porté atteinte à l’intégrité de la jeune fille et était d’autant plus grave que celle-ci était mineure, que l’incident s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. Or, ainsi que la Cour l’a constaté plus haut, le droit suédois ne comportait aucun recours pénal ni aucun recours civil propres, dans les circonstances particulières de l’espèce, à assurer à la requérante une protection effective contre ladite atteinte à son intégrité.

En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

118.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

119.  La requérante demande 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

120.  Le Gouvernement considère que ce montant est excessif et qu’une somme totale ne dépassant pas 3 000 EUR suffirait à indemniser l’intéressée.

121.  La Cour estime que la requérante doit avoir subi un préjudice moral que le simple constat de violation de l’article 8 ne suffit pas à réparer. Statuant en équité, elle lui alloue 10 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

122.  La requérante demande pour frais et dépens 516 410 couronnes suédoises (SEK) (soit environ 60 500 EUR), taxe sur la valeur ajoutée (TVA) comprise, somme qu’elle ventile ainsi :

i.  146 250 SEK pour les frais d’avocat engagés dans le cadre de la procédure devant la chambre, ce montant correspondant à 65 heures de travail au taux horaire de 1 800 SEK (hors TVA) ;

ii.  353 750 SEK pour les frais d’avocat afférents à la procédure devant la Grande Chambre, ce montant correspondant à 141,50 heures de travail au taux horaire de 2 000 SEK (hors TVA) ;

iii.  11 021 SEK pour l’avis juridique recueilli par elle ;

iv.  5 389 SEK pour les frais de déplacement et autres dépenses engagés par ses trois conseils venus assister à l’audience devant la Grande Chambre.

Concernant ce dernier point, la requérante réclame par ailleurs le remboursement de 3 260,60 EUR, somme censée correspondre aux frais d’avion et d’hébergement exposés par elle-même et ses conseils dans le cadre de leur participation à l’audience devant la Grande Chambre.

123.  Le Gouvernement estime les honoraires d’avocat excessifs, tant en ce qui concerne le nombre d’heures qu’en ce qui concerne le taux horaire. Il jugerait raisonnables un total de 80 heures et un taux horaire correspondant à celui appliqué en Suède dans le cadre de l’aide judiciaire, soit 1 242 SEK (hors TVA) pour l’année 2013. Quant aux autres frais et dépens, le Gouvernement considère que la dépense consentie pour obtenir un avis juridique n’était pas nécessaire. Il ne formule pas d’objection quant aux autres prétentions.

124.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

125.  Pour ce qui est des honoraires d’avocat, qu’ils soient liés à la procédure devant la chambre ou à celle devant la Grande Chambre, la Cour peut accepter le taux horaire indiqué par la requérante. Compte tenu des documents en sa possession et des critères exposés ci-dessus, elle juge raisonnable d’allouer à l’intéressée la somme de 25 000 EUR, TVA comprise (voir, par exemple, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 163, CEDH 2013, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 245, CEDH 2012, et Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 117, CEDH 2011).

126.  Concernant les autres frais et dépens engagés devant la Grande Chambre, il apparaît que le montant en question inclut le coût de billets d’avion pour cinq personnes. La Cour ne peut toutefois rembourser les frais de voyage que de la requérante et de ses trois conseils. Elle alloue donc 4 700 EUR à l’intéressée de ce chef.

C.  Intérêts moratoires

127.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

2.  Dit, par seize voix contre une,

a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i.  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe, pour dommage moral,

ii.  29 700 EUR (vingt-neuf mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt ou de taxe, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, lesdits montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 novembre 2013.

Erik FriberghJosep Casadevall
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ;

–  opinion dissidente de la juge Kalaydjieva.

J.C.
E.F.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE
PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

L’affaire Söderman soulève trois questions juridiques fondamentales : l’obligation internationale d’ériger en infraction le fait de filmer ou photographier un individu de manière non consensuelle, les limites d’une interprétation évolutive du droit pénal conforme aux obligations internationales de l’État défendeur, et la valeur juridique de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») en tant que fondement direct de l’octroi d’une réparation pour préjudice moral. J’estime comme la majorité qu’il y a eu violation de l’article 8, quoique pour des raisons différentes. De plus, j’aurais traité séparément le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 8, et serais à ce titre parvenu à un constat de violation.

L’obligation internationale d’ériger en infraction le fait de filmer ou photographier un individu de manière non consensuelle

La Convention garantit le droit de l’individu à la protection de son image. Filmer ou photographier une personne sans son consentement est une atteinte à l’essentiel des droits de la personnalité, car l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, du fait qu’elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel[1]. L’étendue de la protection de ce droit est définie largement, englobant toutes les situations et occasions où l’image d’une personne est prise à son insu, sans son consentement et malgré le caractère privé du cadre où se trouve l’individu en question. Cette protection vise également l’utilisation non autorisée faite par le contrevenant ou l’autorisation donnée par celui-ci à un tiers d’utiliser des images obtenues en toute légalité[2].

La protection de l’image d’un individu contre l’utilisation abusive par un tiers est une obligation pour les États parties, qui doivent empêcher la survenue de violations et offrir des recours pour les violations qui se sont déjà produites[3]. Les États n’ont guère de latitude en ce qui concerne la mise à disposition de ces recours. Lorsqu’un aspect particulièrement important de la personnalité de l’individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation de l’État est étroite[4].

L’obligation d’ériger en infraction la pornographie enfantine découle des articles 16, 19 et 34 c) de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant[5] et de l’article 3 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants[6]. Les articles 6 et 7 § 1 de la Convention (no 182) de l’Organisation internationale du travail sur les pires formes de travail des enfants imposent aux États parties de prendre des mesures pour éliminer, à l’aide des sanctions pénales nécessaires, la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie impliquant des enfants, notamment l’utilisation, le recrutement ou l’offre d’un enfant à des fins de prostitution, de production de matériel pornographique ou de spectacles pornographiques[7]. L’incrimination de la pornographie enfantine est aussi une obligation au regard de l’article 20 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels[8] et de l’article 9 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité[9]. Le Conseil de l’Union européenne a adopté en 2003 la Décision-cadre relative à la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie (2004/68/JAI), qui fait obligation aux États membres d’ériger en infractions la production, la distribution, la diffusion, la transmission, le fait d’offrir ou de rendre disponible, l’acquisition et la détention de pédopornographie, et de prévoir pour ces infractions des peines plafonds d’un certain niveau[10]. Le Parlement européen et le Conseil ont approuvé la Directive 2011/93/UE du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie, texte qui a remplacé la Décision-cadre 2004/68/JAI du Conseil tout en maintenant l’obligation d’incrimination[11]. En Europe, quarante et un pays ont érigé en infraction la pornographie enfantine, et aux États-Unis cette infraction est prévue tant par le droit fédéral que par le droit de l’ensemble des cinquante États[12]. Compte tenu de ce vaste consensus et de cette pratique constante, l’incrimination de la pornographie enfantine – c’est-à-dire toute représentation, par quelque moyen que ce soit, d’un enfant s’adonnant à des activités sexuelles explicites, réelles ou simulées, ou toute représentation des organes sexuels d’un enfant, à des fins principalement sexuelles – relève aujourd’hui du droit coutumier international, qui s’impose à tous les États.

Les obligations d’incrimination ne sont pas nouvelles au regard de la Convention. La Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») a déjà estimé que le viol[13], le travail forcé[14], l’atteinte délibérée à l’intégrité physique d’une personne[15], la traite des personnes[16] et la divulgation de certaines informations confidentielles[17] devaient être érigés en infractions[18], mais non les violations par négligence du droit à la vie et du droit à l’intégrité physique[19]. Concernant les enfants, la Cour a établi le principe selon lequel toute atteinte délibérée au bien-être physique et moral des enfants doit être érigée en infraction[20] et sanctionnée par une peine dissuasive[21]. La pornographie enfantine en fait assurément partie, eu égard à sa forte censurabilité sur le plan éthique et à son caractère répréhensible au regard du droit international coutumier et conventionnel. Compte tenu cependant du seuil d’explicitation des actes représentés et de la condition selon laquelle il doit y avoir une intention sexuelle de l’auteur des faits, cette infraction pénale donne lieu à des problèmes en matière de preuve. Ainsi, pour offrir une protection pleine et effective aux enfants, il faut ériger en infraction le fait de filmer des enfants en secret, avec ou sans intention sexuelle de l’auteur, et dans un cadre pornographique ou non. Pareille incrimination va dans le sens de la garantie par la Convention du droit de l’enfant à la protection de son image, et de l’interdiction internationale prédominante qui frappe tout type d’abus ou de violation touchant les différents aspects de la personnalité de l’enfant, y compris son image.

En outre, par principe, les adultes méritent la même protection juridique que les enfants. Il n’y a aucune raison valable d’ériger en infraction l’utilisation abusive de l’image d’un enfant et non de celle d’un adulte, et vice versa. On ne saurait raisonnablement affirmer que l’atteinte à l’image d’un adulte a en soi moins de poids sur le plan éthique que l’atteinte à l’image d’un enfant. Il s’agit dans les deux cas d’êtres humains qui possèdent le même droit individuel à la protection de leur propre image. En fait, il arrive parfois qu’il soit extrêmement difficile de distinguer un adulte d’un mineur, et l’incertitude quant à l’âge de la victime ne doit pas empêcher les poursuites pénales. Dès lors, la garantie du droit découlant de la Convention à la protection de l’image exige que soit érigé en infraction le fait de filmer ou photographier en secret des enfants ou des adultes[22].

Le cadre juridique de l’État défendeur

À l’époque pertinente, deux dispositions pénales pouvaient en théorie s’appliquer aux faits : celle relative à l’abus sexuel (chapitre 6, article 7, du code pénal) et celle concernant la pornographie enfantine (chapitre 16, article 10 a) § 1, du même code)[23].

L’abus sexuel suppose un acte spécifique de l’auteur, à savoir : 1)  avoir un contact avec un enfant de moins de quinze ans ; 2)  inciter un enfant à se livrer ou à participer à un acte à caractère sexuel ; 3)  inciter un enfant ayant atteint l’âge de quinze ans mais non celui de dix-huit ans, par la contrainte, la séduction ou une autre influence indue, à se livrer ou à participer à un acte pornographique ; 4)  s’exhiber ; ou 5)  se comporter avec indécence. Dans tous les cas, l’infraction suppose à la fois que la victime ait connaissance de la conduite de l’auteur au moment des faits, et que celui-ci ait l’intention de faire prendre conscience à la victime de la conduite en question. Cela signifie que l’élément central de l’infraction est la conduite inappropriée de l’auteur vis-à-vis de la victime, au su de celle-ci.

La pornographie enfantine présuppose elle aussi une action spécifique de l’auteur, comme représenter un enfant sur une image pornographique, diffuser, transmettre, confier pour utilisation, montrer, acquérir, offrir pareille image, favoriser la distribution d’une telle image ou posséder pareille image. L’infraction implique que le développement pubertaire de l’enfant soit inachevé ou qu’il ressorte de l’image ou des circonstances liées à l’image que l’enfant a moins de dix-huit ans. L’infraction est passible de sanctions non seulement lorsqu’elle a été achevée mais aussi lorsqu’elle a été tentée (chapitre 16, article 7, et chapitre 23, article 1). La Suède ne possède pas de définition juridique précise de la pornographie enfantine ; cependant, le projet de loi ayant contenu cette disposition déclarait : « L’idée n’était pas d’ériger en infraction pénale toute représentation d’enfants nus ou toute image sur laquelle on pourrait distinguer les parties génitales d’un enfant, quand bien même ces images pourraient stimuler les pulsions sexuelles de certaines personnes. Pour que son utilisation soit illicite, il faut qu’une image revête un caractère pornographique au sens commun du terme et à l’aune des valeurs généralement partagées. »[24] De toute évidence, une formulation aussi restrictive de la disposition pénale relative à la pornographie enfantine ne permet pas à l’État défendeur de remplir ses obligations internationales, celles-ci exigeant que soit érigée en infraction toute représentation des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles.

Enfin, le droit pénal suédois ne prévoyait pas à l’époque des faits d’infraction pénale consistant à photographier ou filmer une personne en secret. L’application par analogie de l’infraction pénale d’abus sexuel au détriment du défendeur a de toute évidence été écartée. Après l’amendement du code pénal en avril 2005, la Commission des infractions sexuelles a estimé que le nouveau chapitre 6, article 10 § 2, du code pénal suédois englobait aussi les actes visant des personnes inconscientes ou endormies, et pouvait donc s’étendre à la situation où une personne filme autrui en secret et de manière sexuellement intrusive[25]. Pourtant, cette interprétation fort discutable n’a pas prévalu dans la pratique judiciaire. Le Gouvernement n’a pas soumis à la Cour de précédents confirmant cette interprétation. En outre, le Gouvernement lui-même a reconnu que de nouveaux amendements au code pénal étaient nécessaires pour que la conduite du défendeur fût considérée comme une infraction. C’est pourquoi le récent projet de loi sur le fait de photographier ou filmer autrui de manière intrusive a été approuvé. En fait, cette initiative législative ne peut être lue que comme un aveu du Gouvernement quant à l’existence d’une lacune juridique dans le système de droit pénal interne[26]. Il reste à déterminer si cette carence est pertinente en ce qui concerne la nécessaire protection des droits découlant de la Convention.

L’application du droit pénal par les autorités nationales

Le parquet a décidé d’inculper le défendeur pour abus sexuel. Cela s’est révélé être une mauvaise voie juridique, car il n’y avait à l’évidence aucune conduite relevant de l’infraction d’abus sexuel : aucun contact, aucune incitation, aucune contrainte, aucune séduction, aucune influence indue, aucune exhibition ni aucun comportement indécent de la part de l’intéressé. De plus, l’intention criminelle pertinente de faire prendre conscience à la requérante qu’elle était filmée ne pouvait être établie. Le Gouvernement a soutenu qu’il s’agissait d’un problème de preuve, ce à quoi la requérante a répondu qu’il s’agissait plutôt d’une mauvaise interprétation de la loi pénale par le parquet. La requérante a raison, car l’élément subjectif requis pour qu’il y ait abus sexuel (c’est-à-dire l’intention de l’auteur de faire en sorte que la victime se rende compte de la conduite illicite au moment où elle se produit) est en soi incompatible avec toute action secrète consistant à filmer ou photographier.

Le parquet n’a pas inculpé l’intéressé de pornographie enfantine. Aucune raison n’a été fournie pour expliquer cette approche. Le Gouvernement a supposé que le parquet avait agi ainsi parce qu’il n’y avait ni film ni preuve matérielle que l’infraction avait été achevée. Comme l’a dit la requérante, il est clair que l’inexistence du film n’empêchait pas de formuler des accusations pour tentative de pornographie enfantine, d’autant que le défendeur avait avoué les faits et qu’il y avait deux témoins : la victime, qui avait découvert le film, et la mère, qui l’avait détruit. Les aveux étaient donc étayés par des éléments additionnels suffisants. Dès lors, il n’y avait pas non plus de problème de preuve concernant l’infraction de pornographie enfantine.

Si l’infraction pénale d’abus sexuel ne pouvait être appliquée aux faits de la cause, la tentative de pornographie enfantine aurait pu en revanche garantir le droit de la requérante découlant de la Convention à la protection de son image, si la cour d’appel avait tenu compte des obligations internationales incombant à la Suède. Si elle a admis que l’infraction de tentative de pornographie enfantine était en théorie applicable aux faits, la cour d’appel n’était pas disposée à livrer une interprétation évolutive de la notion de pornographie enfantine ; elle a préféré s’en tenir à l’interprétation historique de la disposition incriminante correspondante, fondée sur les travaux préparatoires du code pénal ci-dessus évoqués. Cette interprétation de l’infraction de pornographie enfantine adoptée par la cour d’appel, qui était conforme à la pratique de la Cour suprême et à l’avis même du Gouvernement, ne pouvait offrir aucun redressement à la requérante.

En fait, la cour d’appel avait deux options pour garantir le droit de la victime à la protection de son image : soit adopter une interprétation évolutive de la notion de pornographie enfantine, corriger la qualification juridique erronée des faits livrée par la juridiction de première instance et condamner le défendeur pour tentative de pornographie enfantine ; soit adhérer à l’interprétation historique de la notion de pornographie enfantine et relaxer l’intéressé, mais au moins allouer une réparation pour préjudice moral, ainsi que la requérante l’avait demandé en plaidant que le comportement de son beau-père avait emporté violation de son intégrité personnelle.

La modification de la qualification juridique de l’infraction

La première option aurait pu être suivie en vertu du chapitre 30, article 3, du code de procédure judiciaire : lorsqu’elles examinent un grief, les juridictions nationales ne sont pas liées par la qualification juridique de l’infraction ou les dispositions légales applicables. En Suède, comme dans bien d’autres pays d’Europe, le tribunal pénal est lié par les faits exposés dans l’acte d’accusation mais non par la qualification juridique de l’infraction contenue dans celui-ci[27].

Le fait est que les juridictions nationales n’ont pas usé du pouvoir que leur conférait le chapitre 30, article 3, du code de procédure judiciaire. Elles n’ont aucunement justifié le fait qu’elles n’aient pas eu recours à cette option, alors qu’elles auraient pu la mettre en œuvre d’office. Bien que le législateur suédois ait eu une intention restrictive en introduisant l’infraction pénale de pornographie enfantine – comme le reflètent les travaux préparatoires à ce sujet –, les juridictions nationales auraient pu et dû adopter une interprétation évolutive de la notion de pornographie enfantine, de manière à englober toute représentation des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles. Une interprétation évolutive du droit pénal est acceptable à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. Pareille interprétation serait en même temps conforme aux obligations internationales de la Suède et aux principes généraux d’interprétation du droit pénal[28]. Les actes imputés au beau-père seraient suffisants pour établir cette infraction, en sa forme accessoire et préparatoire de tentative de pornographie enfantine : les images d’une adolescente de quatorze ans se déshabillant avant de prendre sa douche dans un contexte par ailleurs ordinaire relèvent assurément de « toute représentation des organes sexuels d’un enfant », et le beau-père a mené à bien l’ensemble des étapes nécessaires pour recueillir des images des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles, images qu’il n’a finalement pas obtenues en raison de la circonstance fortuite que la jeune fille a découvert la caméra cachée[29]. Aucune référence complémentaire à la pornographie n’était nécessaire dans l’acte d’accusation, qui contenait déjà tous les éléments correspondant à la tentative de pornographie enfantine, interprétée à la lumière des obligations internationales de la Suède, ci-dessus mentionnées. C’est aux juridictions nationales qu’il revenait de modifier la qualification juridique de l’infraction et d’adopter une interprétation évolutive de la notion de pornographie enfantine qui fût compatible avec les obligations internationales de la Suède[30]. Les juridictions nationales n’ont pris aucune de ces mesures, laissant ainsi impuni un comportement extrêmement répréhensible qui aurait dû être sanctionné au regard des obligations internationales de l’État défendeur. À la longue inertie du législateur s’agissant de clarifier la situation juridique, les juridictions ont ajouté leur réticence à appliquer le droit pénal suivant le critère de l’interprétation évolutive.

La réparation du préjudice moral fondée directement sur la Convention

À supposer, aux fins de la discussion, que la première option n’était pas une voie juridique possible en l’espèce, suivant l’interprétation historique de la disposition pénale relative à la pornographie enfantine, l’autre option pour garantir le droit de la victime à la protection de son image aurait pu consister à accorder à la requérante une réparation pour préjudice moral. En effet, l’intéressée a évoqué les faits exposés dans l’acte d’accusation qui lui avaient causé peine et souffrance, et elle a même soumis des éléments indépendants sur la nature et l’étendue du préjudice subi par elle.

Le fondement juridique d’une telle réparation était le chapitre 22, article 7, du code suédois de procédure judiciaire[31]. La cour d’appel n’a pas utilisé cette disposition, alors qu’elle aurait pu le faire d’office. Elle a rejeté l’action en réparation au motif qu’aucune infraction n’avait été prouvée, mais elle n’a pas statué sur l’action civile comme elle aurait pu le faire. À supposer même qu’aucune infraction n’était établie et donc qu’aucune réparation fondée sur le chapitre 2, article 3, de la loi sur la responsabilité civile ne pouvait être allouée, il restait loisible à la cour d’appel de s’appuyer sur le chapitre 2, article 1, de la même loi, qui englobait les préjudices physiques ou psychologiques causés de façon délibérée ou par négligence, aux fins d’octroyer des dommages et intérêts à la requérante. En négligeant sans raison plausible de procéder ainsi, elle a laissé sans réparation le préjudice personnel que l’intéressée a prouvé avoir subi[32].

Enfin et surtout, la cour d’appel n’a pas alloué de réparation sur le fondement de la Convention. Cette approche cadre avec la jurisprudence de la Cour suprême suédoise selon laquelle, dans les litiges entre particuliers, il n’y a pas de responsabilité civile fondée sur les violations de la Convention lorsque celles-ci ne sont pas en même temps des violations du droit interne. Il y a deux raisons à cette approche : premièrement, la Convention n’impose pas d’obligations aux particuliers ; deuxièmement, les particuliers ne peuvent prévoir les motifs d’indemnisation lorsqu’il n’y a eu violation que de la Convention[33].

Or ce raisonnement va à l’encontre de l’effet direct de la Convention dans l’ordre juridique de l’État défendeur, du principe de subsidiarité et du principe voulant que les traités relatifs aux droits de l’homme soient interprétés de la manière qui protège le mieux les droits et libertés qui s’y trouvent inscrits[34]. Puisque la Convention s’applique directement dans l’ordre interne et que les violations de la Convention doivent être redressées au premier chef par les autorités nationales, une réparation doit être prévue pour les victimes de violations de la Convention, même lorsqu’il n’y a pas eu violation du droit interne. L’argument relatif à l’imprévisibilité n’est pas valable, dès lors que la Convention fait partie intégrante du droit interne et donc que les motifs d’indemnisation découlant de la jurisprudence de la Cour sont prévisibles. L’interprétation que la Cour livre de la Convention en ce qui concerne les motifs d’indemnisation d’une violation d’un droit garanti par la Convention lie autant les juridictions nationales que le reste de la jurisprudence de la Cour, et elle doit donc être appliquée par les juridictions nationales chaque fois que le droit interne manque à offrir une telle réparation. De surcroît, si l’octroi d’une réparation pour violation de la Convention commise par l’État est prévisible, même lorsque le droit interne ne comporte pas de dispositions spécifiques sur la responsabilité civile, comme la Cour suprême suédoise l’admet à juste titre, il en va de même pour l’octroi d’une réparation pour violation perpétrée par un particulier qui n’est pas un agent de l’État, comme la personne concernée en l’espèce[35]. En pareil cas, l’État négligerait son obligation de protéger les droits découlant de la Convention s’il ne garantissait pas une voie de recours civile dans les situations où aucune sanction pénale n’est applicable malgré la censurabilité sur le plan éthique et le caractère répréhensible de la conduite en question au regard du droit international coutumier et conventionnel. Pour employer une formule positive, lorsqu’il n’existe pas de recours à caractère pénal permettant de se plaindre du comportement d’un particulier qui n’est pas un agent de l’État, les parties contractantes à la Convention doivent néanmoins offrir un recours civil. C’est à l’État – et non aux particuliers eux-mêmes – qu’incombe l’obligation d’offrir un recours civil effectif permettant d’examiner l’essence d’un « grief défendable » de violation de la Convention, suivant l’article 13 combiné avec l’article 8. Dès lors, les juridictions nationales ont manqué à réparer le préjudice causé à la requérante, et ce malgré l’existence d’un recours de droit civil fondé sur la seule Convention.

L’application de la norme européenne à la présente espèce

La requérante avait un droit à être protégée et l’État avait l’obligation de protéger ce droit. Les parties sont d’accord sur ces deux points. Le litige entre elles a trait à cette question : l’existence, dans l’ordre juridique de l’État défendeur, de recours effectifs permettant de se plaindre de la violation en cause. Alors que la Suède possédait une disposition sur la pornographie enfantine, celle-ci a été ignorée des tribunaux, qui ne l’ont pas appliquée en l’espèce. En outre, cette infraction ne suffisait pas pour sanctionner la conduite du beau-père, en raison d’une interprétation judiciaire stricte qui voyait dans la disposition en question une condition implicite selon laquelle il devait y avoir eu un comportement sexuel explicite de la victime. La loi de 2005 qui a réformé l’infraction pénale d’abus sexuel – qui n’englobe pas le fait de filmer ou photographier en secret – ne pouvait de toute façon être appliquée aux faits litigieux, eu égard au principe fondamental qui interdit l’application rétroactive d’une loi pénale défavorable au défendeur. Enfin, le recours civil n’a pas été utilisé, en raison du refus injustifié de la cour d’appel d’appliquer la loi sur la responsabilité civile et de l’interprétation stricte que la Cour suprême a faite des conditions de la responsabilité civile fondée sur les violations de la Convention. Ainsi, aucune voie de droit ne permettait en pratique de garantir le droit de la requérante à la protection de son image[36].

Conclusion

Eu égard à l’obligation découlant de la Convention d’ériger en infraction le fait de filmer ou photographier autrui sans son consentement, indépendamment de tout but sexuel de l’auteur, et d’offrir une réparation sur le fondement direct de la violation de l’article 8, au non-respect par le législateur national de la première obligation, et à la réticence des juridictions nationales à satisfaire à la seconde, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 8, considéré seul et combiné avec l’article 13.


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KALAYDJIEVA

(Traduction)

Je souscris pleinement à l’avis de la majorité que l’acte du beau-père a porté atteinte à l’intégrité personnelle de la requérante et que la situation était d’autant plus grave que l’intéressée était mineure, que l’acte ayant consisté à la filmer en train de se déshabiller s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. La Grande Chambre a entrepris (paragraphe 89 de l’arrêt) de rechercher si la Suède possédait un cadre juridique propre à offrir à la requérante un niveau acceptable de protection (paragraphe 91 de l’arrêt) et d’évaluer à cette fin chacun des recours qui étaient ouverts à l’intéressée (paragraphe 89 de l’arrêt). À mon grand regret, je ne saisis pas la logique suivie par la majorité pour rechercher et fournir une réponse juridique à ces questions ; je ne puis, dès lors, adhérer aux conclusions formulées.

La requérante n’a pas prétendu que seul le recours au droit pénal pouvait permettre à la Suède de remplir son obligation, découlant de l’article 8, de la protéger contre les actes de son beau-père (paragraphe 87 de l’arrêt) et n’a pas non plus reproché au parquet d’avoir failli à l’obligation de poursuivre des infractions ; elle a estimé qu’en réalité c’était le législateur qui avait manqué à son obligation positive d’ériger en infraction le fait de filmer en secret une personne mineure dans une situation portant atteinte aux aspects essentiels de son intégrité personnelle. Elle a souligné que « la faiblesse de la protection dans ce domaine [était] connue et débattue depuis 1966 ». Cela, à ses yeux, « [suffisait pour] conclure que la protection du droit à la vie privée [avait été] – et demeur[ait] – insuffisante » (paragraphes 62-63 de l’arrêt).

En réponse à ce grief, et tout en relevant que les actes litigieux « [n’avaient] pas atteint le degré de gravité des actes (...) examinés sous l’angle de l’article 8 mais aussi de l’article 3 de la Convention », la majorité n’a pas indiqué clairement (comme dans les affaires mentionnées aux paragraphes 83 et 84 de l’arrêt) si des obligations positives existaient en l’espèce – suivant la thèse de la requérante – et, dans l’affirmative, lesquelles, ou si un recours pénal était néanmoins nécessaire pour atteindre le niveau approprié et acceptable de protection des droits de la requérante au regard de l’article 8 ; elle n’a pas non plus déclaré, à l’inverse, que la décision d’ériger en infraction et de poursuivre ou non pareils actes relevait de la marge d’appréciation des autorités suédoises. À cet égard, il est difficile de comprendre d’où vient l’insatisfaction de la majorité liée au fait que, « nonobstant la marge d’appréciation », le droit suédois ne comportait aucun recours pénal propre à assurer à la requérante une protection effective.

La majorité n’a pas non plus précisé (voir, en revanche, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, CEDH 2002‑I) si un recours civil – le cas échéant – aurait en principe suffi à fournir une protection adéquate à la requérante ; elle s’est plutôt penchée sur le fait que les juridictions pénales n’offraient pas de réparation pour un préjudice résultant d’une infraction, les actes litigieux n’étant pas constitutifs d’une infraction. Sur ce point, la requérante a soutenu que les juridictions pénales – étant maîtresses de la qualification juridique des faits – auraient dû requalifier les faits et se prononcer sur sa demande en prenant d’autres bases. Cependant, elle ne s’est jamais plainte de l’inexistence d’un tel recours au niveau civil (paragraphe 64 de l’arrêt). Je ne suis pas convaincue que le rejet par les juridictions pénales de sa demande de dommages et intérêts pour préjudice découlant d’une infraction suffise à conclure que le droit suédois ne comportait aucun autre recours civil qui eût permis de redresser la substance de ses griefs (paragraphe 117 de l’arrêt).

En conséquence, relevant tout d’abord que « [l]e choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants » (paragraphe 79 de l’arrêt), la majorité parvient à la conclusion que la procédure devant les juridictions pénales n’a offert ni réparation pénale ni réparation civile, suivant le grief originel de la requérante. Cette conclusion correspond uniquement aux faits de la cause, mais n’apporte pas forcément de réponse juridique à la démarche de la Grande Chambre qui visait à déterminer si le droit suédois, tel qu’il existait en septembre 2002, assurait une protection adéquate au « droit au respect de la vie privée » de la requérante. En effet, il me semble qu’en l’absence de critères définissant avec précision le « niveau acceptable de protection », comparer un recours vain et un recours non défini conduit inévitablement à l’insatisfaction « nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur » en la matière (paragraphe 117 de l’arrêt).


[1].  Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 96, CEDH 2012. En ce qui concerne les mineurs, l’exercice du droit à la protection de l’image est surveillé par leurs parents (Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 41, 15 janvier 2009).

[2].  Reklos et Davourlis, précité, § 40.

[3].  Concernant les images de personnes publiques, voir Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et Von Hannover, précité, § 57 ; pour les images d’individus qui ne sont pas des personnes publiques, voir Sciacca c. Italie, no 50774/99, § 28, CEDH 2005‑I, et Reklos et Davourlis, précité, § 35.

[4].  Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 52, série A no 45, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 46, série A no 142, A.D.T. c. Royaume-Uni, no 35765/97, § 38, CEDH 2000-IX, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI, et Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007-I.

[5].  Cette convention compte 193 États parties et a été ratifiée par l’État défendeur en 1990. Aux fins de la présente opinion, je considère toute personne de moins de dix-huit ans comme un enfant, suivant la norme établie par la convention des Nations unies. Cela n’empêche pas les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme d’étendre au-delà de cet âge la protection juridique des enfants.

[6].  Ce protocole a été adopté en 2000 et est entré en vigueur en 2002. En octobre 2013, 166 États étaient parties à cet instrument, dont la Suède, qui l’a ratifié le 19 janvier 2007, c’est-à-dire avant le prononcé de l’arrêt de la cour d’appel de Svea du 16 octobre 2007. L’article 3 c) du Protocole impose aux États parties d’ériger en infraction le fait de produire, distribuer, diffuser, importer, exporter, offrir, vendre ou détenir aux fins susmentionnées, des matériels pornographiques mettant en scène des enfants, c’est-à-dire « toute représentation, par quelque moyen que ce soit, d’un enfant s’adonnant à des activités sexuelles explicites, réelles ou simulées, ou toute représentation des organes sexuels d’un enfant, à des fins principalement sexuelles ». Le Comité des droits de l’enfant a néanmoins encouragé les pays à ériger en infraction la simple détention (voir, par exemple, Comité des droits de l’enfant des Nations unies, Observations finales relatives au Costa Rica du 2 février 2007, §§ 14-15, et relatives au Chili du 18 février 2008, §§ 23-24).

[7].  Entrée en vigueur en 2000, cette convention compte 174 États parties. Elle a été ratifiée par la Suède en 2001.

[8].  STCE no 201. Approuvée en 2007 et entrée en vigueur en 2010, cette convention compte 25 États parties et a été ratifiée par la Suède en 2013. Elle énonce l’obligation d’ériger en infractions les comportements pour lesquels l’incrimination n’est pas expressément requise par le Protocole facultatif des Nations unies concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, comme la détention de pornographie enfantine, c’est-à-dire de tout matériel représentant de manière visuelle un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé, ou toute représentation des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles.

[9].  STCE no 185. Approuvée en 2001 et entrée en vigueur en 2004, cette convention compte 39 États parties et a été signée, mais non ratifiée, par l’État défendeur.

[10].  Dans la décision-cadre, la « pédopornographie » signifie tout matériel pornographique représentant de manière visuelle un enfant réel participant à un comportement sexuellement explicite ou s’y livrant, y compris l’exhibition lascive des parties génitales ou de la région pubienne d’un enfant, ou une personne réelle qui paraît être un enfant participant ou se livrant au comportement susvisé, ou des images réalistes d’un enfant qui n’existe pas participant ou se livrant au comportement susvisé.

[11].  Dans la directive, la « pédopornographie » a un sens plus large puisqu’elle signifie : tout matériel représentant de manière visuelle un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé ; toute représentation des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles ; tout matériel représentant de manière visuelle une personne qui paraît être un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé, ou toute représentation des organes sexuels d’une personne qui paraît être un enfant, à des fins principalement sexuelles ; ou des images réalistes d’un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite ou des images réalistes des organes sexuels d’un enfant à des fins principalement sexuelles.

[12].  En plus de la Suède, il s’agit des pays suivants : Albanie (article 117 du code pénal), Autriche (article 207a § 1, no 1, du code pénal), Azerbaïdjan (article 242 du code pénal), Belgique (article 383bis du code pénal), Bosnie-Herzégovine (article 199 du code pénal de la Republika Srpska et article 211 du code pénal de la Fédération de Bosnie-Herzégovine), Bulgarie (article 159 du code pénal), Croatie (article 163 du code pénal), République tchèque (article 192 du code pénal), Danemark (article 230 du code pénal), Estonie (article 178 du code pénal), Finlande (articles 18, 18 a) et 19 du chapitre 17 du code pénal), France (article 227-23 du code pénal), Géorgie (article 255 du code pénal), Allemagne (article 184 b) § 4 du code pénal), Grèce (article 348 du code pénal), Hongrie (article 204 du code pénal), Islande (articles 209 et 210 a) du code pénal et article 99 § 3 de la loi sur la protection de l’enfance), Irlande (article 2 § 3 de la loi sur la traite des enfants et la pédopornographie), Italie (article 610 quarter du code pénal), Lettonie (article 1 § 1 de la loi de 2007 sur la limitation de la pornographie), Liechtenstein (article 219 § 1, no 1, du code pénal), Lituanie (article 162 du code pénal), Luxembourg (article 384 du code pénal), Macédoine (article 193 a) § 1 du code pénal), République de Moldova (article 208 du code pénal), Monaco (article 294-3 du code pénal), Monténégro (article 211 du code pénal), Pays-Bas (article 240 b) du code pénal), Norvège (article 201 du code pénal, selon la jurisprudence), Pologne (article 202 § 4 du code pénal), Portugal (article 176 du code pénal), Roumanie (article 51 de la loi no 161/2003), Russie (article 242.1 et 2 du code pénal), Slovaquie (articles 368 et 370 du code pénal), Slovénie (article 176 § 2 du code pénal), Espagne (articles 189 et 197 § 6 du code pénal), Suisse (article 197 § 3 du code pénal), Turquie (article 226 § 3 du code pénal), Royaume-Uni (article 1er de la loi de 1978 sur la protection de l’enfance), États-Unis d’Amérique (article 18 USC §§ 2251, 2252 et 2252a) et Ukraine (article 301 § 4 du code pénal).

[13].  X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 91, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 50 et 166, CEDH 2003-XII.

[14].  Siliadin c. France, no 73316/01, § 112, CEDH 2005‑VII, et C.N. et V. c. France, no 67724/09, §§ 105-108, 11 octobre 2012.

[15].  Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 36, 5 mars 2009.

[16].  Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 284 et 288, CEDH 2010.

[17].  Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 155, CEDH 2007-V.

[18].  La Cour examine non seulement la décision politique de ne pas ériger en infractions certains comportements, mais aussi l’incrimination excessive ou disproportionnée de certains comportements, comme dans les arrêts Dudgeon, précité, § 60, Norris, précité, § 46, Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, § 24, série A no 259, A.D.T. c. Royaume-Uni, précité, § 38 (actes homosexuels privés entre adultes consentants), S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 44, CEDH 2003–I (actes homosexuels d’hommes adultes avec des adolescents consentants âgés de quatorze à dix-huit ans), Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, § 54-56, CEDH 2008 (port d’une étoile rouge), Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 93-95, 25 octobre 2011 (dénigrement de la turcité), Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 129, 10 mai 2011 (non‑respect de la condition de notification préalable avant publication d’informations sur la vie privée), Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011 (participation à une manifestation illégale mais pacifique), Wizerkaniuk c. Pologne, no 18990/05, §§ 82-83 et 86, 5 juillet 2011 (publication non autorisée de citations mot pour mot), Mallah c. France, no 29681/08, § 40, 10 novembre 2011 (aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour d’un étranger sur le territoire national), Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, §§ 68-71, 3 avril 2012 (abus de fonction en raison du refus de permettre la consultation de travaux de recherche appartenant à une université publique), Stübing c. Allemagne, no 43547/08, §§ 63-65, 12 avril 2012 (inceste), et Sükran Aydın et autres c. Turquie, nos 49197/06, 23196/07, 50242/08, 60912/08 et 14871/09, § 55, 22 janvier 2013 (utilisation de la langue maternelle dans le cadre d’une campagne politique).

[19].  Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I, Vo c. France [GC], no 53924/00, §§ 90-94, CEDH 2004-VIII, Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 87, 17 janvier 2008, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, § 64, 15 janvier 2009, et Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 128, 15 décembre 2009.

[20].  K.U. c. Finlande, no 2872/02, § 46, CEDH 2008. Cette affaire concernait un mineur de douze ans qui avait fait l’objet d’une annonce à caractère sexuel non autorisée sur un site de rencontres par Internet. Dans C.A.S. et C.S. c. Roumanie (no 26692/05, 20 mars 2012), la Cour a clairement admis que les États sont tenus, en vertu des articles 3 et 8, de garantir une enquête pénale effective dans les affaires de violence à l’égard d’enfants ; elle se référait aux obligations internationales que l’État défendeur avait contractées aux fins de la protection des enfants contre toute forme d’abus.

[21].  Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 73, CEDH 2006-XII, et Darraj c. France, 34588/07, § 49, 4 novembre 2010.

[22].  Bien sûr, tout motif de justification et de disculpation s’applique, comme lorsque des journalistes photographient ou filment en secret quand cela contribue à un débat d’intérêt général. Les tribunaux et les parquets nationaux doivent prendre en compte les droits fondamentaux, telle la liberté d’expression, lorsqu’ils font appliquer les dispositions de droit pénal, tout spécialement la disposition qui érige en infraction le fait de filmer ou de photographier en secret des adultes ou des enfants. De plus, les États parties peuvent prévoir une exception pour les comportements liés à du « matériel pornographique » qui possède une valeur artistique, médicale, scientifique ou une autre valeur similaire.

[23].  D’autres dispositions de droit pénal invoquées par le Gouvernement, telles que celles concernant la violation de la paix du domicile, l’intrusion illicite ou la diffamation (paragraphe 22 des observations du Gouvernement devant la Grande Chambre), sont inapplicables, pour des raisons évidentes. Le Gouvernement n’a présenté aucun précédent à l’appui de son argument selon lequel ces dispositions pouvaient être appliquées, et une interprétation purement littérale de celles-ci montre qu’elles ne sont pas applicables. L’affaire ne porte pas sur la violation de la paix du domicile, pour la simple raison que l’auteur de l’infraction résidait dans la maison en question, ni sur la diffamation, puisque le beau-père n’avait pas l’intention de diffuser le film auprès de tiers.

[24].  Le Gouvernement a réitéré et soutenu cette interprétation au paragraphe 45 de ses observations devant la Grande Chambre.

[25].  Observations du Gouvernement devant la Grande Chambre, § 66.

[26].  Observations du Gouvernement devant la Grande Chambre, § 76.

[27].  Au paragraphe 54 de ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a dit : « Dans la procédure pénale suédoise, le tribunal n’est pas, dans son appréciation, formellement lié par la qualification de l’infraction qu’il a à connaître, c’est-à-dire qu’il peut prendre l’initiative d’examiner des questions concernant la qualification d’une infraction pénale et les dispositions applicables de la loi (chapitre 30, article 3, du code de procédure judiciaire). »

[28].  La Cour a déjà dit que : « (...) il est solidement établi dans la tradition juridique (...) que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible » (S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, §§ 34-36, série A no 335-B, et C.R. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, série A no 335-C). C’est pourquoi je ne puis souscrire à la déclaration que fait la Grande Chambre au paragraphe 97 du présent arrêt.

[29].  Ainsi, le beau-père a commencé mais non achevé l’exécution de la commission de l’infraction, et le risque que l’acte en question aboutît à la réalisation de l’infraction n’a été écarté que par des circonstances imprévues et non voulues. Toutes les conditions requises pour qu’il y eût tentative d’infraction étaient remplies (chapitre 23, article 1, du code pénal).

[30].  Il va sans dire que, selon le droit interne et la norme européenne, l’accusation en matière pénale modifiée doit être communiquée au défendeur, afin que celui-ci ait la possibilité de la contester.

[31].  Ainsi que l’a plaidé la requérante, la situation sur le plan procédural en Suède s’apparente à la situation dans l’affaire Y c. Norvège (no 56568/00, §§ 23-24, CEDH 2003‑II), en ce qu’une action civile peut être accueillie dans la même procédure qu’une affaire pénale même si le défendeur a été acquitté de l’infraction en question.

[32].  Le Gouvernement a soutenu que, pour bénéficier de l’application du chapitre 2, article 1, de la loi sur la responsabilité civile, la requérante aurait dû plaider que son beau-père « lui avait causé un dommage personnel en faisant preuve de négligence vis-à-vis d’elle » (observations du Gouvernement devant la Grande Chambre, § 35). Pareille interprétation de la disposition en question semble fort abstruse, et ce pour deux raisons : premièrement, cette disposition englobe littéralement les dommages commis délibérément (ou intentionnellement) ou par négligence ; deuxièmement, le beau-père a agi de façon délibérée et non par négligence.

[33].  Dans son arrêt du 29 octobre 2007 (NJA 2007, p. 747), la Cour suprême suédoise a déclaré : « le principe de prévisibilité ayant la valeur d’une règle de droit, un individu ne peut être tenu d’indemniser autrui sur le fondement direct de la Convention ».

[34].  Voir Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, § 8, série A no 7, et mon opinion séparée dans Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013.

[35].  La Cour a admis que les dommages et intérêts offrent une réparation adéquate pour les violations de droits garantis à l’article 8 nées d’un litige entre particuliers (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, §§ 72-74, CEDH 2004-VI, et Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, §§ 45-48, 25 novembre 2008). De plus, dans Kontrová c. Slovaquie (no 7510/04, 31 mai 2007), la Cour a constaté la violation de l’article 2 en raison du manquement des autorités à protéger la vie des enfants, et la violation de l’article 13, la mère n’ayant pas eu la possibilité de demander réparation à l’auteur du crime.

[36].  Ainsi que l’a conclu la Cour suprême, dans son arrêt visionnaire du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946), en déclarant que le manquement à ériger en infraction le fait de filmer des adultes en secret pouvait s’analyser en une violation de l’article 8. Le même raisonnement doit a fortiori être appliqué au fait de filmer des enfants en secret.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE SÖDERMAN c. SUÈDE, 12 novembre 2013, 5786/08