CEDH, Cour (cinquième section), CARREFOUR FRANCE c. FRANCE, 1er octobre 2019, 37858/14

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Chronologie de l’affaire

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www.simonassocies.com · 13 juin 2022

A la lumière de son arrêt rendu le 25 novembre 2020 (Cass, crim, 25 novembre 2020, n° 18-86.955), la Chambre criminelle de la Cour de cassation précise par cet arrêt du 13 avril 2022 que les juridictions d'instruction, à l'instar des juridictions de jugement, doivent préalablement au prononcé d'un non-lieu, mener des investigations supplémentaires permettant de s'assurer que l'opération de fusion ou d'absorption est justifiée (par une autre cause que la volonté de la soustraction de l'absorbée à sa responsabilité pénale), et ainsi s'assurer de l'absence de fraude à la loi. Pour mémoire, …

 

Caroline Lacroix · Dalloz Etudiants · 18 décembre 2020
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 1er oct. 2019, n° 37858/14
Numéro(s) : 37858/14
Type de document : Recevabilité
Date d’introduction : 21 mai 2014
Jurisprudence de Strasbourg : A.P., M.P. et T.P. c. Suisse, 29 août 1997, Recueil 1997 V
E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse, 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997 V
Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82
G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et deux autres, §§ 271-274, 28 juin 2018
Lagardère c. France, no 18851/07, § 77, 12 avril 2012
Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 54, 8 juillet 2019
Produkcija Plus Storitveno podjetje d.o.o. c. Slovénie, no 47072/15, §§ 45-46, 23 octobre 2018
Silickienė c. Lituanie, no 20496/02, § 51, 10 avril 2012
Succession de Nitschke c. Suède, no 6301/05, § 52, 27 septembre 2007
Varvara c. Italie, no 17475/09, §§ 63 et 66, 29 octobre 2013
Organisation mentionnée :
  • Cour de justice de l'Union européenne
Niveau d’importance : Importance moyenne
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusion : Irrecevable
Identifiant HUDOC : 001-197205
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2019:1001DEC003785814
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 37858/14
CARREFOUR FRANCE
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 1er octobre 2019 en une chambre composée de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 13 mai 2014,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1.  La requérante, la société par actions simplifiée (SAS) Carrefour France, est une personne morale de droit français dont le siège se trouve à Mondeville. Elle déclare venir aux droits de la société Carrefour hypermarchés France. Elle est représentée devant la Cour par la SCP B. Odent et L. Poulet, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

A.  Les circonstances de l’espèce

3.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

4.  La société Carrefour hypermarchés France exploitait des hypermarchés de l’enseigne Carrefour sur le territoire français.

5.  Le 28 juin 2005, la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DDCCRF) du Cher procéda à un contrôle du respect des pratiques concurrentielles dans l’hypermarché Carrefour de Bourges.

6.  Le 16 novembre 2006, le Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, représenté par la DDCCRF du Cher, saisit le tribunal de commerce de Bourges afin de voir juger que la société Carrefour hypermarchés France avait obtenu de vingt-deux de ses fournisseurs des avantages manifestement disproportionnés au regard de la valeur du service rendu, au sens de l’article L. 442-6 du code de commerce. Elle demandait également, notamment, l’annulation des contrats concernés, la restitution des sommes indûment versées et la condamnation de la société Carrefour hypermarchés France au paiement d’une amende civile d’un montant de 100 000 euros (EUR).

7.  Le 21 janvier 2009, la société requérante, en sa qualité d’associé unique de la société Carrefour hypermarchés France, décida, dans le but de simplifier les structures du groupe Carrefour France, de prononcer la dissolution sans liquidation de la société Carrefour hypermarchés France. Le procès-verbal des décisions de l’associé unique du 21 janvier 2009 précisait notamment que cette dissolution entraînait transmission universelle du patrimoine de la société Carrefour hypermarchés France au profit de la société requérante.

1.Le jugement du tribunal de commerce de Bourges du 10 février 2009, l’arrêt de cour d’appel de Bourges du 10 décembre 2009 et l’arrêt de la Cour de cassation du 27 avril 2011

8.  Par un jugement du 10 février 2009, le tribunal de commerce de Bourges dit nulle et de nul effet l’assignation délivrée par la DDCCRF du Cher, en raison d’une irrégularité de forme de la délégation de signature du Ministre au profit du directeur de la DDCCRF.

9.  Le 10 décembre 2009, la cour d’appel de Bourges infirma ce jugement et fit droit aux demandes du Ministre. En particulier, elle prononça à l’encontre de la société requérante, venant aux droits de la société Carrefour hypermarchés France, une amende civile de 100 000 EUR.

10.  Le 27 avril 2011, la Cour de cassation jugea que, s’agissant de sept des vingt-deux fournisseurs concernés, les motifs retenus par la cour d’appel étaient « impropres à caractériser une disproportion manifeste entre les avantages obtenus par la société Carrefour et la valeur des services rendus ». Elle annula en conséquence l’arrêt en ce qu’il concernait ces sept fournisseurs et en ce qu’il prononçait une amende civile de 100 000 EUR, et renvoya les parties devant la cour d’appel d’Orléans.

2.L’arrêt de la cour d’appel d’Orléans du 12 avril 2012

11.  Devant la cour d’appel d’Orléans, juge de renvoi, la société requérante souleva une fin de non-recevoir tirée du principe de la personnalité des peines, soutenant que ce principe faisait obstacle à ce qu’elle soit condamnée pour des faits imputables à une autre société, quand bien même elle venait aux droits de celle-ci.

12.  Par un arrêt du 12 avril 2012, la cour d’appel rejeta cette fin de non-recevoir au motif que l’amende civile dont il était question ne présentait un caractère pénal ni par sa nature ni par son objet, mais présentait seulement un caractère « punitif et indemnitaire, en ce qu’elle tend[ait] à restaurer l’équilibre économique dans les relations commerciales entre professionnels et à réparer de façon globale et par l’intermédiaire de l’État le préjudice collectif indirect subi par l’ensemble des acteurs économiques sur le marché ». Sur le fond, la cour d’appel d’Orléans écarta les demandes du Ministre relatives à ces sept fournisseurs, et condamna la société requérante au paiement d’une amende civile de 60 000 EUR. L’arrêt est ainsi motivé sur ce dernier point :

« Attendu que la demande initiale du Ministre de l’économie en répétition des sommes perçues par la société Carrefour portait sur 50 443,61 EUR et que la cassation décidée par l’arrêt du 27 avril 2011 ne concerne que des contrats conclus pour 20 280,64 EUR et laisse subsister, hormis l’amende civile globale, les autres condamnations prononcées par la cour d’appel de Bourges ; que, dès lors, il convient de condamner la société Carrefour à une amende civile de 60 000 EUR correspondant à la part des indus (3/5) non atteints par la cassation ».

3.L’arrêt de la Cour de cassation du 21 janvier 2014

13.  La société requérante se pourvut en cassation. Invoquant notamment l’article 6 de la Convention, elle soutenait qu’en la condamnant à une amende civile pour des faits imputables à la société Carrefour hypermarchés France, la cour d’appel avait méconnu le principe de la personnalité des peines.

14.  Dans son avis, l’avocat général souligna notamment que, pour le Conseil constitutionnel, le principe de nécessité des peines énoncé à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, comme les exigences résultant des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, ne concernaient pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s’étendaient à « toute sanction ayant le caractère d’une punition » même dans les cas où le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle. Il observa ensuite que, dans la suite de cette « jurisprudence constante qui assimile à la peine toute forme de sanction édictée à des fins punitives », le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionalité portant sur l’article L. 442-6 I 2o et III du code de commerce, avait considéré que « compte tenu des objectifs qu’il s’assigne en matière d’ordre public dans l’équilibre des apports entre partenaires commerciaux, il (...) est loisible [au législateur] d’assortir la violation de certaines obligations d’une amende civile à la condition de respecter les exigences des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789, au rang desquelles figure le principe de légalité des délits et des peines qui lui impose d’énoncer en des termes suffisamment clairs et précis la prescription dont il sanctionne le manquement (décision no 2010-85 QPC, 13 janvier 2011 ; voir, pour plus de détails, le paragraphe 22 ci-dessous). L’avocat général en déduisit que l’amende civile de l’article L. 442-6 III du code de commerce, dans l’hypothèse de violation des obligations d’ordre public assurant l’équilibre entre partenaires commerciaux, devait respecter les exigences des articles 8 et 9 de la déclaration de 1798 et qu’en cet état, il n’était pas douteux que cette sanction pécuniaire était soumise au principe de la personnalité des peines.

15.  L’avocat général renvoya ensuite à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »). Il souligna que, selon cette juridiction, « le choix des auteurs des traités a[vait] été d’utiliser la notion d’entreprise pour désigner l’auteur d’une infraction au droit de la concurrence, susceptible d’être sanctionné en application des article 81 CE et 82 CE, devenus les articles 101 TFUE et 102 TFUE, et non la notion de société ou de personne morale utilisée à l’article 48 CE, actuellement l’article 54 TFUE » (arrêt du 18 juillet 2013, Schindler Holding Ltd et a., C-501/11 P, EU:C:2013:522, point 102). Il préconisa de suivre cette approche en l’espèce, dès lors qu’« une application sans nuance [du] principe [de la personnalité des peines] rendrait vaine la responsabilité « économique » des personnes morales qui auront bien vite compris, lorsque ce n’est pas déjà le cas, la procédure à suivre pour échapper à toute condamnation pécuniaire en matière économique ». Il se référa ensuite à un auteur d’après lequel, en droit économique, la personnalité des peines devrait être appliquée à l’entreprise et non à la personne juridique.

16.  La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 21 janvier 2014 ainsi motivé :

« (...) attendu que les dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce, qui visent tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, auteur des pratiques restrictives énoncées par ce texte, s’appliquent à toute entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci, et sans considération de la personne qui l’exploite ; que le principe de la personnalité des peines (...) ne fait pas obstacle au prononcé d’une amende civile à l’encontre de la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise (...) ».

B.  Le droit et la pratique internes pertinents

1.Le code pénal

17.  Aux termes des articles 121-1 et 121-2 du code pénal :

Article 121-1

« Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ».

Article 121-2

« Les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants.

Toutefois, les collectivités territoriales et leurs groupements ne sont responsables pénalement que des infractions commises dans l’exercice d’activités susceptibles de faire l’objet de conventions de délégation de service public.

La responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l’article 121-3. »

2.Le code de commerce

18.  L’article L. 236-3 du code de commerce est ainsi libellé :

« I. - La fusion ou la scission entraîne la dissolution sans liquidation des sociétés qui disparaissent et la transmission universelle de leur patrimoine aux sociétés bénéficiaires, dans l’état où il se trouve à la date de réalisation définitive de l’opération. Elle entraîne simultanément l’acquisition, par les associés des sociétés qui disparaissent, de la qualité d’associés des sociétés bénéficiaires, dans les conditions déterminées par le contrat de fusion ou de scission. (...) ».

19.  Dans sa rédaction applicable à l’époque des faits de la cause, l’article L. 442-6 du code de commerce était ainsi libellé :

I. - Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

(...)

2o a) D’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu. Un tel avantage peut notamment consister en la participation, non justifiée par un intérêt commun et sans contrepartie proportionnée, au financement d’une opération d’animation commerciale, d’une acquisition ou d’un investissement, en particulier dans le cadre de la rénovation de magasins ou encore du rapprochement d’enseignes ou de centrales de référencement ou d’achat ;

(...)

III. – L’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l’économie ou par le président du Conseil de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article.

Lors de cette action, le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d’ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article. Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites, demander la répétition de l’indu et le prononcé d’une amende civile dont le montant ne peut excéder deux millions d’euros. La réparation des préjudices subis peut également être demandée.

(...) ».

20.  Dans le contexte de l’application de l’article L. 464-2 du code de commerce relatif à la répression de pratiques anticoncurrentielles, relevant que les sanctions prévues par cette disposition s’appliquaient à des « entreprises », la Cour de cassation a retenu qu’il était permis d’imputer les pratiques anticoncurrentielles « à la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise et, à défaut d’une telle transmission, à celle qui assure en fait sa continuité économique et fonctionnelle » ou, selon une autre formule, « à une entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci et sans considération de la personne qui l’exploite », précisant que « le principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise s’applique quel que soit le mode juridique de transfert des activités dans le cadre desquelles ont été commises les pratiques sanctionnées » (Com., 23 juin 2004, no 01-17.928, Bulletin 2004, IV, no 132 ; Com., 28 février 2006, no 05-12.138, Bulletin 2006, IV, no 49).

21.  Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce, la Cour de cassation a suivi cette approche s’agissant des pratiques restrictives de concurrence visées par l’article L. 442-6 du code de commerce, retenant que les dispositions de cet article, qui visent tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, auteur des pratiques restrictives énoncées par ce texte, s’appliquent à toute entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci, et sans considération de la personne qui l’exploite, et que le principe de la personnalité des peines ne fait pas obstacle au prononcé d’une amende civile à l’encontre de la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise (Com, 21 janvier 2014, 12-29.166, Bulletin 2014, IV, no 11).

22.  Dans le cadre de sa décision 2016-542 QPC du 18 mai 2016, le Conseil constitutionnel a retenu que la possibilité d’infliger l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 III du code de commerce à une personne morale bénéficiaire d’une fusion-absorption à raison de pratiques restrictives de concurrence imputables à une autre personne morale disparue dans le cadre de cette fusion-absorption était conforme au principe de la personnalité des peines. Cette décision est ainsi motivée :

« (...) 4. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu’elle ressort de l’arrêt du 21 janvier 2014 (...), que les dispositions contestées permettent de sanctionner par une amende civile les pratiques restrictives de concurrence de toute entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci, et sans considération de la personne qui l’exploite. L’amende civile peut ainsi être prononcée à l’encontre de la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise.

5. Selon l’article 8 de la Déclaration de 1789, « la Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Selon son article 9, tout homme est « présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». Il résulte de ces articles que nul n’est punissable que de son propre fait. Ce principe s’applique non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition.

6. Appliqué en dehors du droit pénal, le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait peut faire l’objet d’adaptations, dès lors que celles-ci sont justifiées par la nature de la sanction et par l’objet qu’elle poursuit et qu’elles sont proportionnées à cet objet.

7. En premier lieu, l’amende civile instituée par les dispositions contestées, qui sanctionne les pratiques restrictives de concurrence, a la nature d’une sanction pécuniaire. Le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait lui est applicable.

8. En deuxième lieu, en définissant, au paragraphe I de l’article L. 442-6 du code de commerce, « l’auteur » passible de ces sanctions pécuniaires comme étant « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers », le législateur se réfère à des activités économiques, quelles que soient les formes juridiques sous lesquelles elles s’exercent. Les amendes civiles prévues par les dispositions du paragraphe III de l’article L. 442-6 ont pour objectif, pour préserver l’ordre public économique, de sanctionner les pratiques restrictives de concurrence qui sont commises dans l’exercice des activités économiques mentionnées par le paragraphe I de cet article. L’absorption de la société auteur de ces pratiques par une autre société ne met pas fin à ces activités, qui se poursuivent au sein de la société absorbante.

9. En troisième lieu, seule une personne bénéficiaire de la transmission du patrimoine d’une société dissoute sans liquidation est susceptible d’encourir l’amende prévue par les dispositions contestées.

10. Les dispositions contestées permettent qu’une sanction pécuniaire non pénale soit prononcée à l’encontre de la personne morale à laquelle l’exploitation d’une entreprise a été transmise, pour des pratiques restrictives de concurrence commises par la personne qui exploitait l’entreprise au moment des faits. Il résulte des motifs énoncés aux paragraphes 7 à 9 que les dispositions contestées, telles qu’interprétées par une jurisprudence constante, ne méconnaissent pas, compte tenu de la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées, le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait. (...) ».

C.Le droit pertinent de l’Union européenne

23.  L’article 81 du Traité instituant la communauté européenne (« TCE » ; devenu l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE »)) est ainsi libellé :

« 1. Sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun (...) ».

24.  La jurisprudence pertinente de la Cour de justice de l’Union européenne a été résumée par l’avocat général Y. Bot dans ses conclusions sur l’affaire Erste Group Bank (conclusions du 26 mars 2009, Erste Group Bank e.a./Commission, C‑125/07 P, C‑133/07 P, C‑135/07 P et C‑137/07 P, EU:C:2009:192). Cette affaire concernait l’infliction d’amendes à raison de violation de l’article 81 TCE précité. L’une des sociétés bancaires reprochait au tribunal de première instance de lui avoir imputé cette infraction alors qu’elle avait été commise par une autre société qu’elle avait par la suite acquise par le biais d’une fusion. L’avocat général Y. Bot soulignait ce qui suit :

« (...) 219. (...) lorsqu’une entité ayant commis une infraction aux règles de la concurrence cesse d’exister juridiquement ou économiquement après la commission de l’infraction, la Cour applique le critère dit « de la continuité économique » [voir, notamment, Commission/Anic Partecipazioni (C‑49/92 P, Rec. p. I‑4125, point 145)].

220. L’application de ce critère permet d’éviter que des entreprises échappent aux sanctions infligées par la Commission par le simple fait que leur identité a été modifiée à la suite de restructurations, de cessions ou d’autres changements juridiques ou organisationnels et donc d’assurer une mise en œuvre efficace des règles de concurrence. [En effet, dans une telle situation, la Cour considère que l’objectif de réprimer les comportements contraires aux règles de la concurrence et d’en prévenir le renouvellement au moyen de sanctions dissuasives serait compromis (voir ETI e.a., C‑280/06, Rec., point 41 et jurisprudence citée).]

221. Dans ces conditions, le juge considère que, lorsque, entre le moment où l’infraction est commise et celui où l’entreprise en cause doit en répondre, la personne responsable de l’exploitation de cette entreprise a cessé d’exister juridiquement, il est nécessaire de localiser, dans un premier temps, l’ensemble des éléments matériels et humains ayant concouru à la commission de l’infraction pour identifier, dans un second temps, la personne qui est devenue responsable de l’exploitation de cet ensemble [arrêt du Tribunal du 20 avril 1999, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission (T‑305/94 à T‑307/94, T‑313/94 à T‑316/94, T‑318/94, T‑325/94, T‑328/94, T‑329/94 et T‑335/94, Rec. p. II‑931, point 953)].

(...)

306. (...) il nous semble que les amendes visées à l’article 15 du règlement no 17 sont, par leur nature et leur importance, assimilables à une sanction pénale bien qu’elles aient, au sens strict du terme, le caractère d’une sanction administrative. L’intervention de la Commission, qui est avant tout répressive, doit donc respecter, tant sur le plan procédural que sur le fond, les principes du droit répressif et celle-ci doit donc faire la démonstration des éléments sur lesquels elle se fonde pour calculer le montant de la sanction (...) ».

25.  La CJUE a depuis lors rappelé à plusieurs reprises sa jurisprudence relative au critère de la continuité économique de l’entreprise (voir, par exemple : arrêt du 24 septembre 2009, Erste Group Bank e.a./Commission, C-125/07 P, C-133/07 P, C-135/07P et C-137/07 P, EU:C:2009:576, points 78-79 et 85 ; arrêt du 5 décembre 2013, SNIA/Commission, C-448/11 P, EU:C:2013:801, points 22-25 ; arrêt du 14 mars 2019, Vantaan kaupunki/Skanska Industrial Solutions Oy e.a., C-724/17, EU:C:2019:204, points 38-40).

GRIEF

26.  Invoquant l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, la société requérante se plaint de sa condamnation à une amende civile pour des faits imputables à la société Carrefour hypermarchés France.

EN DROIT

27.  La société requérante soutient que sa condamnation à une amende civile pour des faits imputables à la société Carrefour hypermarchés France contrevient au principe de la personnalité des peines et emporte violation de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).

2.  Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A. Thèses des parties

1.Le Gouvernement

28.  Le Gouvernement admet que l’article 6 de la Convention est applicable dans son volet pénal. Il signale à cet égard que le Conseil constitutionnel a jugé que l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code du commerce avait une nature punitive, de sorte que le principe de la personnalité des délits et des peines s’appliquait lorsque cette disposition était mise en œuvre (il renvoie aux décisions no 2010-85 QPC, 13 janvier 2011, et 2016-542 QPC, 18 mai 2016).

29.  Il observe ensuite que la Cour a consacré le principe de la personnalité des peines, jugeant dans les arrêts E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse (29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997 V), et A.P., M.P. et T.P. c. Suisse (29 août 1997, Recueil 1997 V) qu’il découlait nécessairement du principe de la présomption d’innocence garanti par l’article 6 § 2 de la Convention. Il constate cependant que ces arrêts concernaient la situation de personnes physiques dans le domaine fiscal alors que la présente affaire concerne des personnes morales dans celui du droit de la concurrence. La situation différerait donc puisque les sanctions dans le domaine du droit de la concurrence ne sont pas prononcées en raison du comportement d’une personne mais de celui d’une entreprise.

30.  Ceci étant, renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel du 18 mai 2016 précitée, le Gouvernement considère qu’appliqué à des personnes morales en dehors du droit pénal, le principe de la personnalité des peines peut faire l’objet d’adaptations justifiées par la nature de la sanction et par l’objet qu’elle poursuit, et proportionnées à cet objet. Il observe que les personnes morales présentent des spécificités par rapport aux personnes physiques en ce qu’elles peuvent notamment décider de se transformer et de poursuivre leurs activités sous une nouvelle forme juridique. Une société peut ainsi disparaître en transmettant son patrimoine à une autre société par la voie notamment de son absorption par celle-ci. Si une opération de fusion-absorption fait ainsi « disparaître la personnalité juridique de la personne morale d’une société », elle ne touche pas à sa réalité économique, que cherchent précisément à atteindre les sanctions pécuniaires dans le domaine du droit de la concurrence. Selon le Gouvernement, l’efficacité de ce droit nécessite un « tempérament » dans l’application du principe de la personnalité des peines, qui doit prendre en considération la réalité économique de l’entreprise, indépendamment de ses enveloppes juridiques ; il en déduit la possibilité de condamner à une amende une société ayant absorbé une société qui a eu des pratiques restrictives de concurrence.

31.  Le Gouvernement renvoie aussi à la jurisprudence de la CJUE telle que l’avocat général l’a résumée dans le cadre de l’affaire Erste Group Bank AG et autres (paragraphe 24 ci-dessus).

32.  Selon le Gouvernement, dès lors que la personne morale sanctionnée est la continuité économique et fonctionnelle de la personne morale absorbée, au sens où l’ensemble des éléments matériels et humains qui a été l’instrument de ces pratiques subsiste, le changement de la forme juridique et du nom d’une entreprise importe peu dans la mesure où ce changement n’a pas pour effet de dégager la nouvelle entreprise de la responsabilité des comportements restrictifs de la concurrence de la précédente.

33.  Le Gouvernement observe que la société requérante détenait l’ensemble du capital social de la société Carrefour hypermarchés France. La fusion simple par dissolution anticipée sans liquidation de cette dernière a entraîné la transmission universelle de son patrimoine à la société requérante. La société requérante se trouvait en conséquence subrogée dans tous les contrats en cours de la société Carrefour hypermarchés France et devenait l’employeur de ses salariés, il lui revenait de supporter les impôts, taxes, contributions et autres charges de toute nature et de prendre en charge tous ses actifs et passifs, et elle se retrouvait avec tous les pouvoirs pour intenter ou suivre toutes actions judiciaires. Il y avait ainsi « continuité économique de l’entreprise » entre l’une et l’autre à la suite de cette opération de fusion-absorption. Le Gouvernement invite en conséquence la Cour à rejeter la requête comme « non fondée ».

2.La société requérante

34.  La société requérante estime que l’article 6 est applicable en l’espèce dès lors que l’amende civile prononcée contre elle en vertu de l’article L. 442-6 du code du commerce a une nature pénale, au sens de cette disposition. Elle rappelle de plus que la Cour a jugé que le second paragraphe de cette disposition garantit le principe de la personnalité des peines. Elle note que le Gouvernement ne conteste pas ces points, mais que, se référant à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il retient que ce principe peut faire l’objet d’adaptations.

35.  La société requérante conteste l’approche suivie par le Conseil constitutionnel. Elle estime que le fait que l’amende en question ne relève pas de la matière pénale stricto sensu ne saurait justifier qu’il soit fait exception au principe fondamental de la personnalité des peines ; elle observe que le Conseil constitutionnel ne fournit pas d’élément à cet égard et n’indique pas en quoi l’exigence de proportionnalité qu’il pose serait remplie. La société requérante note ensuite que le Gouvernement soutient que la « particularité de la nature juridique des personnes morales » et le but poursuivi par la répression justifient ce qu’il qualifie de « tempérament » de ce principe, alors qu’il s’agit de son effacement puisque cela aboutit à la condamnation sans appel d’une entité dont il est certain qu’elle n’a pas commis l’infraction appelant cette condamnation. Elle rejette aussi l’argument du Gouvernement selon lequel une opération de fusion-absorption telle que celle à laquelle elle a procédé fait disparaître la personnalité juridique de la personne morale d’une société mais ne touche pas à sa réalité économique, que la sanction pécuniaire cherche à atteindre. Selon elle, si tel était l’objet de la sanction pécuniaire, il n’y aurait pas d’obstacle à ce qu’une amende encourue par une personne physique frappe ses héritiers, ce que la Cour a cependant jugé contraire à la Convention. La sanction ne frapperait pas une réalité économique ; elle serait justifiée par une réalité économique et frapperait une personne.

36.  La société requérante estime que, plaçant le droit au second plan, le Gouvernement prend comme point de départ l’idée que le but poursuivi exige l’efficacité de la sanction ; en conséquence, il raisonne à rebours pour tenter de trouver une justification théorique à ce qu’une personne soit sanctionnée pour une infraction commise par une autre. Un tel procédé serait indéfendable dans un État de droit et au regard des principes garantis par la Convention. Elle souligne qu’il appartient à l’État de se donner les moyens législatifs et réglementaires que nécessite la lutte contre les dérives qu’il identifie – la fuite de la responsabilité, en l’occurrence – et que le défaut de tels moyens ne peut justifier qu’il soit porté atteinte à des principes fondamentaux. Elle relève aussi que, dans des cas tels que le cas d’espèce, rien n’empêche les tribunaux de rechercher si une société nouvelle issue d’une fusion-absorption a participé par fraude et mauvaise foi à une opération visant à soustraire la société absorbée à ses responsabilités et à l’amende civile.

37.  La société requérante observe par ailleurs que le Gouvernement renvoie à la jurisprudence de la CJUE. Elle souligne que cette dernière n’est cependant pas « garante des mêmes droits ». Elle ajoute que la notion d’« entreprise » sur laquelle cette jurisprudence est fondée n’est pas opérante en l’espèce dès lors qu’elle est étrangère à l’article L. 442-6 du code du commerce, qui utilise les notions de « producteur », « commerçant » ou « personne ».

38.  La société requérante estime que la recherche d’une solution au problème pouvant se poser du fait du recours à la fusion par des personnes morales dans le but d’échapper à leur responsabilité pénale est légitime, tout comme la prise en compte des impératifs de la police économique. Elle estime toutefois que cela ne peut conduire à sacrifier les exigences du droit et les principes fondamentaux garantis par la Convention.

B. Appréciation de la Cour

39.  La Cour observe que la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce à une amende civile à raison de pratiques restrictives de concurrence. Se pose en premier lieu la question de savoir s’il y avait là une « accusation en matière pénale » et si la société requérante pouvait se dire « accusé[e] d’une infraction », au sens de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.

40.  La Cour rappelle à cet égard que la notion d’« accusation en matière pénale », telle que la conçoit l’article 6 § 1, est une notion autonome. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une telle accusation doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second, la nature même de l’infraction, et le troisième, le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (voir, par exemple, Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 54, 8 juillet 2019, ainsi que les références qui y figurent). Ces considérations valent aussi pour la notion de « personne accusée d’une infraction » à laquelle renvoie l’article 6 § 2 de la Convention (voir, par exemple, A.P., M.P. et T.P. c. Suisse, précité, § 39).

41.  S’agissant des deux premiers de ces critères la Cour observe que, prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce, l’infraction dont il s’agit ne relève pas en droit interne du droit pénal. Elle observe toutefois également que le Conseil constitutionnel a précisé que l’amende civile instituée par cette disposition « a la nature d’une sanction pécuniaire » et que le principe de la personnalité des peines est applicable. Quant au troisième critère, la Cour relève la sévérité de la sanction encourue, puisqu’il s’agit d’une amende civile pouvant atteindre deux millions d’euros. Ces éléments confirment l’applicabilité de l’article 6 dans son volet pénal (voir, par exemple, Produkcija Plus Storitveno podjetje d.o.o. c. Slovénie, no 47072/15, §§ 45-46, 23 octobre 2018), applicabilité que, du reste, le Gouvernement admet.

42.  Au vu de ces considérations et à la lumière de sa jurisprudence consolidée en la matière, la Cour considère que l’article 6 de la Convention, dans son volet pénal, est applicable à l’amende civile à laquelle la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce.

43.  La Cour rappelle que les affaires E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse (§§ 51-53) et A.P., M.P. et T.P. c. Suisse (§§ 46-48) précitées concernaient la condamnation d’héritiers à des amendes de nature pénale pour des actes de fraude fiscale qui étaient imputés au défunt. Elle a souligné dans le cadre de celles-ci que la situation où des sanctions pénales ont été infligées aux survivants pour des actes apparemment commis par une personne décédée appelait un examen attentif de sa part. Elle a ensuite indiqué que la règle fondamentale du droit pénal selon laquelle la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur de l’acte délictueux découlait aussi de la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2 de la Convention. Soulignant de plus qu’hériter de la culpabilité d’un défunt n’était pas compatible avec les normes de la justice pénale dans une société régie par la prééminence du droit, elle a conclu à la violation de cette disposition. La Cour a réaffirmé ce principe dans des affaires postérieures relatives à des décès et successions (voir, par exemple, Succession de Nitschke c. Suède, no 6301/05, § 52, 27 septembre 2007, Silickienė c. Lituanie, no 20496/02, § 51, 10 avril 2012, et Lagardère c. France, no 18851/07, § 77, 12 avril 2012). Dans le même sens, elle a jugé que le principe de légalité en droit pénal, tel qu’il se trouve consacré par l’article 7 de la Convention, induit l’interdiction de punir une personne alors que l’infraction a été commise par une autre ; autrement dit, cette disposition commande d’interdire qu’en droit pénal l’on puisse répondre pour le fait d’autrui (Varvara c. Italie, no 17475/09, §§ 63 et 66, 29 octobre 2013 ; voir aussi G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et deux autres, §§ 271-274, 28 juin 2018). Cela vaut pour les personnes morales comme pour les personnes physiques (voir G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, ibidem)

44.  La Cour constate que l’on retrouve ces règles dans le droit positif français (paragraphes 17 et 22 ci-dessus), qui comprend en particulier un principe de valeur constitutionnelle selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, qui vaut pour les personnes morales comme pour les personnes physiques.

45.  Elle constate ensuite que la Cour de cassation a pris ce principe en compte en l’espèce dans son arrêt du 21 janvier 2014. Ce faisant, elle a toutefois jugé, dans la ligne de sa jurisprudence (paragraphe 20 ci-dessus), qu’en cas de transmission d’une entreprise par une personne morale à une autre personne morale, il ne faisait pas obstacle au prononcé de l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce à l’encontre de la seconde personne morale à raison de pratiques restrictives de concurrence commises par l’entreprise alors qu’elle appartenait à la première. Elle a en effet retenu qu’en visant tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers qui se rend responsable de pratiques restrictives de concurrence, cette disposition s’applique à toute « entreprise », indépendamment du statut juridique de celle-ci (paragraphe 16 ci-dessus). Autrement dit, d’après la Cour de cassation, dès lors que la fusion-absorption de la société Carrefour hypermarchés France par la société requérante a permis la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, il n’y a pas eu méconnaissance du principe de la personnalité des peines du fait de la condamnation de la seconde sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce à raison d’actes commis avant cette fusion-absorption dans le cadre de l’activité de la première.

46.  La Cour relève par ailleurs que le Conseil constitutionnel a jugé qu’ainsi interprété, l’article L. 442-6 du code de commerce était conforme au principe de valeur constitutionnelle selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, compte tenu de la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées. Pour parvenir à cette conclusion, il a retenu qu’appliqué en dehors du droit pénal stricto sensu, ce principe pouvait faire l’objet d’adaptations « justifiées par la nature de la sanction et par l’objet qu’elle poursuit et qu’elles sont proportionnées à cet objet ». Il a relevé à cet égard qu’en définissant « l’auteur » passible des sanctions pécuniaires prévues par ce texte comme étant « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers », le législateur se référait à des activités économiques, quelles que soient les formes juridiques sous lesquelles elles s’exercent. Il a ajouté que les amendes civiles prévues par l’article L. 442-6 avaient pour objectif, pour préserver l’ordre public économique, de sanctionner les pratiques restrictives de concurrence commises dans l’exercice de ces activités économiques, et que l’absorption de la société auteur de ces pratiques par une autre société ne met pas fin à ces activités, qui se poursuivent au sein de la société absorbante. Le Conseil constitutionnel a en outre constaté que seule une personne bénéficiaire de la transmission du patrimoine d’une société dissoute sans liquidation était susceptible d’encourir l’amende prévue par les dispositions contestées (paragraphe 22 ci-dessus).

47.  La Cour estime que cette approche fondée sur la continuité économique de l’entreprise, qui vise à prendre en compte la spécificité de la situation générée par la fusion-absorption d’une société par une autre, ne contrevient pas au principe de la personnalité des peines tel qu’il se trouve garanti par la Convention (paragraphe 43 ci-dessus).

48.  Elle observe en effet qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, il y a transmission universelle du patrimoine et les actionnaires de la première deviennent actionnaires de la seconde (paragraphe 18 ci-dessus), et l’activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui était l’essence même de son existence, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération. Du fait de cette continuité d’une société à l’autre, la société absorbée n’est pas véritablement « autrui » à l’égard de la société absorbante. Ainsi, condamner la seconde à raison d’actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion-absorption ne contrevient qu’en apparence au principe de la personnalité des peines, alors que ce principe est frontalement heurté lorsqu’il y a condamnation d’une personne physique à raison d’un acte commis par une autre personne physique.

49.  Par ailleurs, comme l’a souligné en l’espèce l’avocat général devant la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), une mise en œuvre sans nuance du principe de la personnalité des peines dans ce contexte pourrait rendre vaine la responsabilité économique des personnes morales, qui pourraient échapper à toute condamnation pécuniaire en matière économique par le biais d’opérations telles que la fusion-absorption. Le choix opéré en droit positif français est donc dicté par un impératif d’efficacité de la sanction pécuniaire, qui serait mis à mal par une application mécanique du principe de la personnalité des peines à des personnes morales.

50.  Ainsi que le fait valoir le Gouvernement, l’approche du droit positif de l’Union européenne dans le domaine de la concurrence est similaire et traduit le même souci d’éviter, tout en assurant la protection des droits de la défense, que des entreprises échappent aux sanctions infligées par la Commission par le simple fait que leur identité a été modifiée à la suite de restructurations, de cessions ou d’autres changements juridiques ou organisationnels, et d’assurer la mise en œuvre efficace des règles de concurrence (paragraphes 24-25 ci-dessus).

51.  En l’espèce, la Cour observe que la société Carrefour hypermarchés France a été absorbée par la société requérante après dissolution, avec transmission universelle de son patrimoine à cette dernière. La décision de procéder à cette fusion-absorption a de plus été prise par la société requérante elle-même, qui était alors l’unique actionnaire de la société Carrefour hypermarchés France (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour observe aussi que cette décision a été prise en janvier 2009, soit après le contrôle effectué par la DDCCRF et la saisine par cette dernière du tribunal de Bourges, et juste avant le jugement de ce tribunal, rendu le 10 février 2009 (paragraphes 5-8 ci-dessus).

52.  S’il est vrai qu’à l’issue de cette opération la société Carrefour hypermarchés France a cessé d’exister sur le plan juridique, il n’en reste pas moins que l’activité de l’entreprise dont elle était la structure juridique s’est poursuivie au travers de la société requérante. Le Gouvernement précise à cet égard qu’à l’issue de la fusion-absorption, cette dernière s’est notamment trouvée subrogée dans tous les contrats en cours de la société Carrefour hypermarchés France et est devenue l’employeur de ses salariés. Or c’est précisément pour des actes restrictifs de concurrence commis dans le cadre de cette activité, continuée après la fusion-absorption par la société requérante, que la procédure litigieuse avait été initiée contre la société Carrefour hypermarchés France.

53.  Partant, la Cour estime qu’en prononçant contre la société requérante l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, les juridictions internes n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines.

54.  La requête est en conséquence manifestement mal fondée et, en tant que telle, doit être déclarée irrecevable et rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 24 octobre 2019.

              Claudia WesterdiekGabriele Kucsko-Stadlmayer
GreffièrePrésidente

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CEDH, Cour (cinquième section), CARREFOUR FRANCE c. FRANCE, 1er octobre 2019, 37858/14