CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE MICHAUD c. FRANCE, 6 décembre 2012, 12323/11

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Chronologie de l’affaire

Commentaires41

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Patrick Michaud · Études fiscales internationales · 31 janvier 2024

patrickmichaud@orange.fr Le secret professionnel de l'avocat analysé par le conseil constitutionnel le secret professionnel de l avocat –qui vise tant l' activité judiciaire que juridique de l avocat est prévu par Article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 ,modifié en 2011 dont la violation est une infraction correctionnelle prévue par L'article 226-13 du Code pénal et par Article 2 du Règlement intérieur harmonisé LES EXCEPTIONS AU SECRET PROFESSIONNEL DE L'AVOCAT pour lire et imprimer avec les liens cliquez Le Secret professionnel de l'Avocat et la lutte contre la fraude …

 

Vogel & Vogel · 29 janvier 2024

Le secret des correspondances entre les avocats et leurs clients constitue un principe fondamental dans tous les pays démocratiques dont l'organisation repose sur un Etat de droit. Comme l'a dit pour droit la Cour européenne des droits de l'Homme, « cela se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or, un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s'il n'est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels » (Cour EDH, 6 déc. …

 

Vogel & Vogel · 26 janvier 2024

Le secret des correspondances entre les avocats et leurs clients constitue un principe fondamental dans tous les pays démocratiques dont l'organisation repose sur un Etat de droit. Comme l'a dit pour droit la Cour européenne des droits de l'Homme, « cela se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or, un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s'il n'est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels » (Cour EDH, 6 déc. …

 
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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Cinquième Section), 6 déc. 2012, n° 12323/11
Numéro(s) : 12323/11
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2012
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : André et autre c. France, no 18603/03, 24 juillet 2008
Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, §§ 65-66, CEDH 2007-IV
Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, §§ 33-34, CEDH 2008
Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, §§ 44 et 46-48, série A no 233
Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 28
Ekinci et Akalin c. Turquie, no 77097/01, § 47, 30 janvier 2007
Frérot c. France, no 70204/01, §§ 53-54, 12 juin 2007
Grifhorst c. France, no 28336/02, § 93, 26 février 2009
Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 42, série A no 112
Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260-A
Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II
Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 27, série A no 31
Mor c. France, no 28198/09, 15 décembre 2011
M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, CEDH 2011
Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, série A no 251-B
Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, §§ 30-34 et 38, série A no 142
Sallinen et autres c. Finlande, no 50882/99, 27 septembre 2005
Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, CEDH 2003-IV
Schönenberger et Durmaz c. Suisse, 20 juin 1988, série A no 137
Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, §§ 56-88, série A no 61
Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, CEDH 2005-VI
Xavier Da Silveira c. France, no 43757/05, § 36-37 et 43, 21 janvier 2010
Références à des textes internationaux :
Directive 91/308/CEE du 10 juin 1991; Article 6 du Traité sur l’Union Européenne; Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne; Articles 169, 170, 173, 175, 177, 184 et 189 du Traité instituant la Communauté européenne; Recommandations 12 et 16 du Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux; Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005 relative au blanchiment, au depistage, a la saisie et a la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme
Organisations mentionnées :
  • Cour de justice de l'Union européenne
  • Comité des Ministres
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Non
Conclusions : Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la correspondance ; Respect de la vie privée)
Identifiant HUDOC : 001-115055
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2012:1206JUD001232311
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Sur les parties

Texte intégral

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE MICHAUD c. FRANCE

(Requête no 12323/11)

ARRÊT

STRASBOURG

6 décembre 2012

DÉFINITIF

06/03/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.


En l’affaire Michaud c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

 Dean Spielmann, président,
 Mark Villiger,
 Boštjan M. Zupančič,
 Ann Power-Forde,
 Angelika Nußberger,
 Helen Keller,
 André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 octobre et 20 novembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12323/11) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Patrick Michaud (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 janvier 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me B. Favreau, avocat à Bordeaux. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le 8 décembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

4.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur la recevabilité et le fond de la requête.

5.  Le Conseil des barreaux européens, l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles et l’Institut des droits de l’homme des avocats européens se sont vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).

6.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 2 octobre 2012 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
Mme A.-F. Tissier, sous-directrice des droits de l’homme
  à la direction des affaires juridiques
  du ministère des Affaires étrangères, coagent,

Mme K. Manach, rédactrice à la sous-direction
  des droits de l’homme de la direction des affaires juridiques
  du ministère des Affaires étrangères,

M. P. Roublot, chef du bureau du contentieux
  judiciaire et européen du ministère de la Justice,

M. L. Jariel, chef du bureau de la réglementation des professions
  à la direction des affaires civiles et du sceau
  du ministère de la Justice,

Mme F. Lifchitz, rédactrice au bureau de la réglementation des
  professions à la direction des affaires civiles et du sceau
  du ministère de la Justice,

M. R. Uguen-Laithier, rédacteur au bureau de la lutte
 contre la criminalité organisée, le terrorisme et le blanchiment

  à la direction des affaires criminelles et des grâces
  du ministère de la Justice,

M. X. Domino, responsable du centre
  de recherches et de documentation juridiques
  auprès du Conseil d’Etat,

Mme S. Leroquais, chargée de recherches
  auprès du Conseil d’Etat,

Mme A. Cuisiniez, consultante
  auprès du bureau de droit européen et international
  du ministère de l’Economie et des Finances, conseils ;

–  pour le requérant
Me B. Favreau, avocat au barreau de Bordeaux,
Me M. Chauvet, conseils.

Le requérant a également comparu. La Cour a entendu Mme Tissier et Me Favreau en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses à ses questions. Elle a également entendu le requérant.

7.  La chambre était composée de M. Dean Spielmann, président, Mark Villiger, Karel Jungwiert et Boštjan M. Zupančič, Mmes Ann Power-Forde et Angelika Nußberger et André Potocki, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section. Par la suite, Helen Keller, suppléante, a remplacé Karel Jungwiert dont le mandat a pris fin le 31 octobre 2012.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant est né en 1947 et réside à Paris. Il est avocat au barreau de Paris et membre du conseil de l’Ordre.

9.  Il expose que l’Union européenne a adopté successivement trois directives visant à prévenir l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment des capitaux. La première (91/308/CEE ; 10 juin 1991) vise les établissements et institutions financières. Elle a été amendée par une directive du 4 décembre 2001 (2001/97/CE) qui, notamment, élargit son champ d’application à divers professionnels ne relevant pas du secteur financier, dont les « membres des professions juridiques indépendantes ». La troisième (2005/60/CE ; 26 octobre 2005) abroge la directive du 10 juin 1991 amendée, en reprend le contenu et le complète. Les lois de transposition – la loi no 2004-130 du 11 février 2004, s’agissant de la directive du 10 juin 1991 amendée – et les textes réglementaires d’application – le décret no 2006-736 du 26 juin 2006, s’agissant de la loi du 11 février 2004 – ont été insérés au code monétaire et financier (il est renvoyé pour plus de détails aux titres III et IV ci-dessous, relatifs aux droits de l’Union européenne et interne pertinent).

10.  De ces textes résulte notamment pour les avocats une « obligation de déclaration de soupçon », que la profession, qui y voit en particulier une menace contre le secret professionnel et la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client, a constamment critiquée par la voix notamment du Conseil national des barreaux.

11.  Toutefois, le 12 juillet 2007, le Conseil national des barreaux a pris une « décision portant adoption d’un règlement relatif aux procédures internes destinées à mettre en œuvre les obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et dispositif de contrôle interne destiné à assurer le respect des procédures » (publiée au Journal officiel le 9 août 2007). Il agissait ainsi en application de l’article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, qui lui donne la compétence, dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, d’unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d’avocat.

12.  La décision précise (article 1) que « tous les avocats, personnes physiques, inscrits à un barreau français » sont assujettis à ce règlement professionnel, lorsque, dans le cadre de leur activité professionnelle, ils réalisent au nom et pour le compte de leur client une transaction financière ou immobilière, ou lorsqu’ils participent en assistant leur client à la préparation ou à la réalisation de certains types de transactions (concernant : 1o l’achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce ; 2o la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client ; 3o l’ouverture de comptes bancaires, d’épargne ou de titres ; 4o l’organisation des apports nécessaires à la création de sociétés ; 5o la constitution, la gestion ou la direction des sociétés ; 6o la constitution la gestion ou la direction de fiducies de droit étranger ou de toute autre structure similaire) ; ils n’y sont pas assujettis lorsqu’ils exercent une « activité de consultation juridique ou lorsque leur activité se rattache à une procédure juridictionnelle » à l’occasion de l’une ou l’autre des six activités précitées (article 2).

13.  Le règlement établit en particulier que les avocats doivent dans ce contexte « faire preuve d’une vigilance constante » et « se doter des procédures internes » propres à assurer le respect des prescriptions légales et réglementaires relatives notamment à la déclaration de soupçon (article 3), précisant en particulier la procédure à suivre lorsqu’une opération paraît susceptible de faire l’objet d’une déclaration (article 7). Plus spécifiquement, ils doivent adopter des règles écrites internes décrivant les diligences à accomplir (article 5). Ils doivent de plus s’assurer que le règlement est correctement appliqué au sein de leur structure et que les avocats et les membres de leur personnel reçoivent l’information et la formation nécessaires et adaptées aux opérations qu’ils effectuent (article 9), et se doter d’un système de contrôle interne (article 10). Dans le même temps, le règlement souligne que « les avocats doivent s’assurer en toutes circonstances du respect du secret professionnel » (article 4).

14.  Le fait de ne pas se conformer à ce règlement est passible de sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation du tableau des avocats (articles 183 et 184 du décret no 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat).

15.  Le 10 octobre 2007, estimant qu’elle mettait en cause la liberté d’exercice de la profession d’avocat et les règles essentielles qui la régissent, le requérant saisit le Conseil d’Etat d’une demande d’annulation de cette décision. Il soutenait qu’aucune disposition légale ou réglementaire ne conférait au Conseil national des barreaux une compétence normative dans des domaines tels que la lutte contre le blanchiment. Par ailleurs, soulignant notamment que la décision critiquée obligeait les avocats à se doter de procédures internes propres à assurer le respect des prescriptions relatives à la déclaration de soupçon, sous peine de sanctions disciplinaires, et que la notion de soupçon n’était pas définie, il dénonçait une méconnaissance de l’exigence de précision inhérente au respect de l’article 7 de la Convention. De plus, se référant à l’arrêt André et autre c. France (no 18603/03, 24 juillet 2008), il plaidait que le règlement ainsi adopté par le Conseil national des barreaux était incompatible avec l’article 8 de la Convention, dès lors que l’« obligation de déclaration de soupçon » mettait en cause le secret professionnel et la confidentialité des échanges entre un avocat et son client. Enfin, en application de l’article 267 du Traité de l’Union européenne au Conseil d’Etat, il demandait au Conseil d’Etat de saisir la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel d’une question relative à la conformité de la « déclaration de soupçon d’infraction pénale » avec l’article 6 du Traité de l’Union européenne et avec l’article 8 de la Convention.

16.  Par un arrêt du 23 juillet 2010, le Conseil d’Etat rejeta l’essentiel des conclusions de la requête.

17.  S’agissant du moyen tiré de l’article 7 de la Convention, l’arrêt souligne notamment que la notion de « déclaration de soupçon » dont il est question dans la décision contestée ne manque pas de précision dès lors qu’elle renvoie aux dispositions de l’article L. 562-2 du code monétaire et financier (devenu, modifié, l’article L. 561-15). Quant au moyen tiré de l’article 8, l’arrêt le rejette par les motifs suivants :

« (...) si, selon le requérant, les dispositions de [la directive 91/308/CEE amendée] sont incompatibles avec les stipulations de l’article 8 de la Convention (...) qui protègent notamment le droit fondamental au secret professionnel, cet article permet une ingérence de l’autorité publique dans l’exercice d’un tel droit, notamment lorsqu’une telle mesure est nécessaire à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales ; (...) eu égard, d’une part, à l’intérêt général qui s’attache à la lutte contre le blanchiment de capitaux et, d’autre part, à la garantie que représente l’exclusion de son champ d’application des informations reçues ou obtenues par les avocats à l’occasion de leurs activités juridictionnelles, ainsi que de celles reçues ou obtenues dans le cadre d’une consultation juridique, sous les seules réserves, pour ces dernières informations, des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l’avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux, la soumission des avocats à l’obligation de déclaration de soupçon, à laquelle procède la directive litigieuse, ne porte pas une atteinte excessive au secret professionnel ; (...) ainsi et sans qu’il soit besoin de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, le moyen tiré de la méconnaissance de ces stipulations doit être écarté. »

II.  LES RECOMMANDATIONS DU GROUPE D’ACTION FINANCIÈRE (GAFI) SUR LE BLANCHIMENT DE CAPITAUX ET la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dEpistage, À la saisie et À la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme

18.  Les recommandations adoptées par le GAFI prévoient notamment un devoir de vigilance des institutions financières et la déclaration par celles-ci des opérations suspectes.

La recommandation no 12 préconise l’élargissement du champ des professions concernées par le devoir de vigilance, en incluant notamment « les avocats, notaires, autres professions juridiques indépendantes et comptables » lorsqu’ils préparent ou effectuent des transactions pour leurs clients dans le cadre des activités suivantes : achat et vente de biens immobiliers ; gestion de capitaux, de titres ou autres actifs du client ; gestion de comptes bancaires, d’épargnes ou de titres ; organisation des apports pour la création, l’exploitation ou la gestion de sociétés ; création, exploitation ou gestion de personnes morales ou de constructions juridiques, et achat et vente d’entités commerciales. La recommandation no 16 préconise l’élargissement du champ des obligations déclaratives à ces mêmes professions lorsqu’elles exercent les activités précitées, tout en prévoyant une exception lorsque les informations ont été obtenues dans des circonstances relevant du secret professionnel ou d’un privilège professionnel légal.

19.  La Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme (entrée en vigueur le 1er mai 2008, cette convention n’a pas été ratifiée par la France) prévoit notamment ce qui suit  au titre des mesures visant à prévenir le blanchiment d’argent (article 13 §§ 1 et 2) :

« 1.  Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour mettre en place un régime interne complet de réglementation et de suivi ou de contrôle pour prévenir le blanchiment. Chaque Partie doit tenir compte tout particulièrement des normes internationales applicables dans ce domaine, y compris plus particulièrement les recommandations adoptées par le Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI).

2.  A cet égard, chaque Partie adopte, en particulier, les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires :

a) pour soumettre toute personne morale ou physique qui exerce des activités pouvant se prêter tout particulièrement au blanchiment, dans le cadre de ces activités, à l’obligation :

i.  d’identifier et de vérifier l’identité de leurs clients et, le cas échéant, de leurs bénéficiaires effectifs, ainsi que de soumettre la relation d’affaires à une vigilance constante sur la base d’une approche adaptée au risque ;

ii.  de déclarer leurs soupçons de blanchiment, sous réserve de garanties;

iii.  de prendre des mesures d’accompagnement, telles que la conservation des données relatives à l’identification des clients et aux transactions, la formation du personnel et la mise en place de règles et procédures internes adaptées, le cas échéant, à la taille et à la nature des activités;

b)  pour interdire, dans les cas appropriés, aux personnes mentionnées à l’alinéa a de divulguer le fait qu’une déclaration d’opération suspecte, ou des informations qui y sont liées, ont été transmises, ou encore qu’une enquête pour blanchiment a été ou pourrait être ouverte ;

c)  pour s’assurer que les personnes mentionnées à l’alinéa a) sont soumises à des dispositifs effectifs de suivi et, dans les cas appropriés, de contrôle afin de s’assurer du respect de leurs obligations en matière de lutte contre le blanchiment. Le cas échéant, ces dispositifs peuvent être adaptés en fonction du risque. »

Le rapport explicatif indique que l’intention des auteurs de la convention était qu’elle s’applique notamment aux « professions non financières » mentionnées en particulier dans la recommandation 12 du GAFI. Il ajoute que l’expression « sous réserve de garanties » à l’article 13 § 2 a) ii signifie principalement que c’est par rapport aux professions juridiques indépendantes que les restrictions tenant au « secret professionnel ou à l’existence d’un privilège professionnel légal » contenus dans la recommandation no 16 du GAFI et sa note interprétative sont pertinentes.

III.  LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE PERTINENT

A.  Les directives 91/308/CEE, 2001/97/CE et 2005/60/CE

1.  Les directives 91/308/CEE et 2001/97/CE

20.  Le 10 juin 1991, le Conseil des Communautés européennes a adopté la directive 91/308/CEE « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ». Elle vise à obliger les établissements de crédit et les institutions financières à identifier les clients et les transactions supérieures à 15 000 euros, examiner « avec une attention particulière » toute transaction suspecte, c’est-à-dire susceptible d’être liée au blanchiment de capitaux, et dénoncer aux autorités responsables tout fait pouvant être un indice d’un acte de blanchiment de capitaux. Elle fut modifiée par une directive 2001/97/CE du 4 décembre 2001, qui élargit la définition du blanchiment et étend l’obligation d’identification des clients et de déclaration des transactions suspectes à une série de professionnels qui ne relèvent pas du secteur financier, en particulier aux « membres des professions juridiques indépendantes ».

2.  La directive 2005/60/CE

21.  La directive 91/308/CEE amendée fut abrogée par la directive 2005/60/CE du 26 octobre 2005 « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme », qui en reprend le contenu tout en le complétant. Le considérant 19 spécifie que les « membres des professions juridiques indépendantes », « tels que définis par les Etats membres » sont soumis à ses dispositions « lorsqu’ils participent à des transactions de nature financière ou pour le compte de sociétés, y compris lorsqu’ils font du conseil fiscal, car c’est là que le risque de détournement de leurs services à des fins de blanchiment des produits du crime ou du financement du terrorisme est le plus élevé ». L’article 2 § 1.3) b) précise que la directive s’applique à eux, lorsqu’ils participent, « dans l’exercice de leur activité professionnelle » « au nom de leur client et pour le compte de celui-ci, à toute transaction financière ou immobilière ou lorsqu’ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de transactions portant sur : i. l’achat et la vente de biens immeubles ou d’entreprises commerciales ; ii. la gestion de fonds, de titres ou d’autres actifs appartenant au client ; iii. l’ouverture ou la gestion de comptes bancaires, d’épargne ou de portefeuilles ; iv. l’organisation des apports nécessaires à la constitution, à la gestion ou à la direction de sociétés ; v. la constitution, la gestion ou la direction de fiducies (trusts), de sociétés ou de structures similaires ».

22.  La directive prévoit notamment dans certains cas des obligations de vigilance à l’égard de la clientèle, impliquant la prise de mesures comprenant l’identification et la vérification de l’identité du client et du bénéficiaire effectif et l’obtention d’informations sur l’objet et la nature envisagée de la relation d’affaire (article 8 § 1. a), b) et c)). Les Etats membres sont en principe tenus d’imposer aux professionnels concernés qui ne sont pas en mesure de se conformer à ces obligations « de n’exécuter aucune transaction par compte bancaire, de n’établir aucune relation d’affaires ou de n’exécuter aucune transaction, ou de mettre un terme à la relation d’affaires et d’envisager de transmettre une déclaration sur le client concerné à la [cellule de renseignement financier], conformément à l’article 22 ». Ils ne sont toutefois pas tenus de le faire dans les situations où les « membres des professions juridiques indépendantes » (notamment) « sont en train d’évaluer la situation juridique de leur client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure » (article 9 § 5).

23.  Elle consacre également des obligations de déclarations, prévoyant que « les Etats membres exigent » des personnes concernées qu’elles « coopèrent pleinement » « en informant promptement la [cellule de renseignement financier], de leur propre initiative, lorsqu’[elles] savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’une opération ou une tentative de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme est en cours ou a eu lieu » et « en fournissant promptement à la cellule de renseignement financier, à la demande de celle-ci, toutes les informations nécessaires, conformément aux procédures prévues par la législation applicable » (article 22 § 1).

24.  La directive précise toutefois que, s’agissant notamment des « membres des professions juridiques indépendantes », les Etats membres peuvent désigner un « organe d’autorégulation approprié de la profession concernée » comme étant l’autorité à informer en premier lieu, en lieu et place de la cellule de renseignement financier, lequel transmet rapidement et de manière non filtrée les informations à ladite cellule (article 23 § 1).

25.  Elle précise également que les Etats membres ne sont pas tenus d’imposer les obligations prévues à l’article 22 aux (notamment) « membres des professions juridiques indépendantes » « pour ce qui concerne les informations reçues d’un de leurs clients ou obtenues sur un de leurs clients, lors de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure » (article 23 § 2).

26.  Aux termes du considérant 48, « aucune disposition de la présente directive ne devrait faire l’objet d’une interprétation ou d’une mise en œuvre qui ne serait pas conforme à la Convention européenne des droits de l’homme ».

B.  L’arrêt Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres contre Conseil des ministres, de la Cour de justice des Communautés européennes (Grande Chambre ; 26 juin 2007 ; C‑305/05)

27.  En 2005, dans le cadre d’un recours initié par plusieurs Ordres des barreaux de la Belgique en vue de l’annulation de dispositions législatives transposant la directive 2001/97/CE, la Cour constitutionnelle belge a saisi la Cour de justice des communautés européennes de la question préjudicielle suivante :

« L’article 1er, [point 2], de la directive 2001/97 [...] viole-t-il le droit à un procès équitable tel qu’il est garanti par l’article 6 de la [Convention] (...) en ce que le nouvel article 2 bis, [point 5], qu’il a inséré dans la directive 91/308/CEE, impose l’inclusion des membres de professions juridiques indépendantes, sans exclure la profession d’avocat, dans le champ d’application de cette même directive, qui, en substance, a pour objet que soit imposée aux personnes et établissements qu’elle vise une obligation d’informer les autorités responsables de la lutte contre le blanchiment de capitaux de tout fait qui pourrait être l’indice d’un tel blanchiment (article 6 de la directive 91/308/CEE, remplacé par l’article 1er, [point 5], de la directive 2001/97/CE) ? »

Les Ordres demandeurs soutenaient en particulier qu’en étendant aux avocats l’obligation d’informer les autorités compétentes lorsqu’ils constatent des faits qu’ils savent ou soupçonnent être liés au blanchiment de capitaux, la législation contestée portait atteinte aux principes du secret professionnel et de l’indépendance de l’avocat, élément constitutif du droit fondamental de tout justiciable à un procès équitable et au respect des droits de la défense.

28.  Dans son arrêt du 26 juin 2007, la Cour de justice répond négativement à la question.

29.  Elle rappelle tout d’abord que les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont elle assure le respect, et qu’elle s’inspire à cet effet des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les Etats membres ont coopéré ou adhéré, la Convention européenne des droits de l’homme revêtant, à cet égard, une « signification particulière ». Elle en déduit que le droit à un procès équitable tel qu’il découle notamment de l’article 6 de la Convention constitue un droit fondamental que l’Union européenne respecte en tant que principe général en vertu de l’article 6 § 2 du Traité sur l’Union européenne.

Ensuite, elle relève qu’en vertu de la directive, les obligations d’information et de coopération ne s’appliquent aux avocats que dans la mesure où ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d’ordre financier et immobilier visées, ou lorsqu’ils agissent au nom et pour le compte de leur client dans toute transaction financière ou immobilière. Elle souligne à cet égard qu’en règle générale, ces activités, en raison de leur nature même, se situent dans un contexte qui n’a pas de lien avec une procédure judiciaire et, partant, en dehors du champ d’application du droit à un procès équitable.

Elle note par ailleurs que, dès le moment où l’assistance d’un avocat intervenu dans le cadre d’une transaction est sollicitée pour l’exercice d’une mission de défense ou de représentation en justice ou pour l’obtention de conseils sur la manière d’engager ou d’éviter une procédure judiciaire, la directive exonère ledit avocat de ces obligations. Selon elle, d’une part, une telle exonération est de nature à préserver le droit du client à un procès équitable, d’autre part, les exigences liées au droit à un procès équitable ne s’opposent pas à ce que, lorsqu’ils agissent en dehors de ce contexte et dans le cadre précis des situations évoquées dans le paragraphe précédent, les avocats soient soumis aux obligations d’information et de coopération, dès lors que de telles obligations « sont justifiées par la nécessité de lutter efficacement contre le blanchiment de capitaux, qui exerce une influence évidente sur le développement du crime organisé, lequel constitue lui-même une menace particulière pour les sociétés des Etats membres ».

IV.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  Le code monétaire et financier

30.  Les directives susmentionnées ont été transposées en droit français, et les normes pertinentes ont fait l’objet d’une codification (plusieurs fois modifiée) au code monétaire et financier.

31.  S’agissant des dispositions légales, les obligations de vigilance à l’égard de la clientèle sont codifiées aux articles L. 561-5 à L. 561-14-2, et les obligations de déclaration, aux articles L. 561-15 à L. 561-22 (selon la codification actuelle).

32.  Ces dispositions s’appliquent à divers organismes et professionnels précisés à l’article L. 561-2 du code, dont les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, les avocats et les avoués[1] près les cours d’appel lorsque, « dans le cadre de leur activité professionnelle » : « 1o [ils] participent au nom et pour le compte de leur client à toute transaction financière ou immobilière ou agissent en qualité de fiduciaire ; 2o [ils] assistent leur client dans la préparation ou la réalisation des transactions concernant : a) l’achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce ; b) la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client ; c) l’ouverture de comptes bancaires, d’épargne ou de titres ou de contrats d’assurance ; d) l’organisation des apports nécessaires à la création des sociétés ; e) la constitution, la gestion ou la direction des sociétés ; f) la constitution, la gestion ou la direction de fiducies, régies par les articles 2011 à 2031 du code civil ou de droit étranger, ou de toute autre structure similaire ; g) la constitution ou la gestion de fonds de dotation (article L. 561-3 I). Toutefois, elles ne s’appliquent pas à eux « lorsque l’activité se rattache à une procédure juridictionnelle, que les informations dont ils disposent soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure, non plus que lorsqu’ils donnent des consultations juridiques, à moins qu’elles n’aient été fournies à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou en sachant que le client les demande aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme » (article L. 561-3 II).

33.  L’article R. 563-3 prévoyait que les procédures internes de mise en œuvre des obligations légales seraient définies le cas échéant soit par arrêté ministériel, soit par des règlements professionnels homologués par le ministre.

1.  Les obligations de vigilance

34.  Au titre des obligations de vigilance, les personnes concernées doivent, avant d’entrer en relation d’affaires, identifier le client et, le cas échéant, le bénéficiaire de la relation d’affaire, et vérifier les éléments d’identification (article L. 561-5 I). Par dérogation, lorsque le risque de blanchiment des capitaux ou de financement du terrorisme paraît faible, il peut être procédé uniquement pendant l’établissement de la relation d’affaires à la vérification de l’identité du client et, le cas échéant, du bénéficiaire effectif (article L. 561‑5 II). S’y ajoute l’obligation de recueillir avant l’entrée en relation d’affaires avec un client les informations relatives à l’objet de cette relation ainsi que tout autre élément d’information pertinent sur ce client. Pendant toute sa durée, les personnes concernées sont tenues d’exercer sur la relation d’affaire, dans les limites de leurs droits et obligations, une « vigilance constante », et de pratiquer un « examen attentif des opérations effectuées en veillant à ce qu’elles soient cohérentes avec la connaissance actualisée qu’elles ont de leur client » (article L. 561-6).

35.  Lorsqu’une personne concernée n’est pas en mesure d’identifier son client ou d’obtenir des informations sur l’objet et la nature de la relation d’affaires, elle est tenue de n’exécuter aucune opération, quelles qu’en soient les modalités, et de n’établir ni poursuivre aucune relation d’affaires. Lorsqu’elle n’a pas été en mesure d’identifier son client ou d’obtenir des informations sur l’objet et la nature de la relation d’affaires et que celle-ci a néanmoins été établie en application du II de l’article L. 561-5, elle doit y mettre un terme (article L. 561-8).

2.  Les obligations de déclaration

36.  Les personnes concernées doivent déclarer à la cellule de renseignement financier nationale les sommes inscrites dans leurs livres ou les opérations portant sur des sommes dont elles savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme (article L. 561-15 I).

Elles doivent également déclarer les sommes dont elles savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une fraude fiscale, lorsqu’il y a présence d’au moins un des critères définis par l’article D. 561-32-1 II (article L. 561-15 II) :

« 1o L’utilisation de sociétés écran, dont l’activité n’est pas cohérente avec l’objet social ou ayant leur siège social dans un Etat ou un territoire qui n’a pas conclu avec la France une convention fiscale permettant l’accès aux informations bancaires, identifié à partir d’une liste publiée par l’administration fiscale, ou à l’adresse privée d’un des bénéficiaires de l’opération suspecte ou chez un domiciliataire au sens de l’article L. 123-11 du code de commerce ;

2o La réalisation d’opérations financières par des sociétés dans lesquelles sont intervenus des changements statutaires fréquents non justifiés par la situation économique de l’entreprise ;

3o Le recours à l’interposition de personnes physiques n’intervenant qu’en apparence pour le compte de sociétés ou de particuliers impliqués dans des opérations financières ;

4o La réalisation d’opérations financières incohérentes au regard des activités habituelles de l’entreprise ou d’opérations suspectes dans des secteurs sensibles aux fraudes à la TVA de type carrousel, tels que les secteurs de l’informatique, de la téléphonie, du matériel électronique, du matériel électroménager, de la hi-fi et de la vidéo ;

5o La progression forte et inexpliquée, sur une courte période, des sommes créditées sur les comptes nouvellement ouverts ou jusque-là peu actifs ou inactifs, liée le cas échéant à une augmentation importante du nombre et du volume des opérations ou au recours à des sociétés en sommeil ou peu actives dans lesquelles ont pu intervenir des changements statutaires récents ;

6o La constatation d’anomalies dans les factures ou les bons de commande lorsqu’ils sont présentés comme justification des opérations financières, telles que l’absence du numéro d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés, du numéro SIREN, du numéro de TVA, de numéro de facture, d’adresse ou de dates ;

7o Le recours inexpliqué à des comptes utilisés comme des comptes de passage ou par lesquels transitent de multiples opérations tant au débit qu’au crédit, alors que les soldes des comptes sont souvent proches de zéro ;

8o Le retrait fréquent d’espèces d’un compte professionnel ou leur dépôt sur un tel compte non justifié par le niveau ou la nature de l’activité économique ;

9o La difficulté d’identifier les bénéficiaires effectifs et les liens entre l’origine et la destination des fonds en raison de l’utilisation de comptes intermédiaires ou de comptes de professionnels non financiers comme comptes de passage, ou du recours à des structures sociétaires complexes et à des montages juridiques et financiers rendant peu transparents les mécanismes de gestion et d’administration ;

10o Les opérations financières internationales sans cause juridique ou économique apparente se limitant le plus souvent à de simples transits de fonds en provenance ou à destination de l’étranger notamment lorsqu’elles sont réalisées avec des Etats ou des territoires visés au 1o ;

11o Le refus du client de produire des pièces justificatives quant à la provenance des fonds reçus ou quant aux motifs avancés des paiements, ou l’impossibilité de produire ces pièces ;

12o Le transfert de fonds vers un pays étranger suivi de leur rapatriement sous la forme de prêts ;

13o L’organisation de l’insolvabilité par la vente rapide d’actifs à des personnes physiques ou morales liées ou à des conditions qui traduisent un déséquilibre manifeste et injustifié des termes de la vente ;

14o L’utilisation régulière par des personnes physiques domiciliées et ayant une activité en France de comptes détenus par des sociétés étrangères ;

15o Le dépôt par un particulier de fonds sans rapport avec son activité ou sa situation patrimoniale connues ;

16o La réalisation d’une transaction immobilière à un prix manifestement sous‑évalué. »

Elles sont également tenues de déclarer à la cellule toute opération pour laquelle l’identité du donneur d’ordre ou du bénéficiaire effectif ou du constituant d’un fonds fiduciaire ou de tout autre instrument de gestion d’un patrimoine d’affectation reste douteuse malgré les diligences effectuées conformément à l’article L. 561‑5 (article L. 561-15 IV).

Un décret en Conseil d’Etat précise les modalités de cette déclaration.

37.  Les personnes concernées sont tenues de s’abstenir d’effectuer toute opération dont elles soupçonnent qu’elle est liée au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme jusqu’à ce qu’elles aient fait cette déclaration (article L. 561-16). D’autre part, lorsqu’une opération devant faire l’objet de la déclaration a déjà été réalisée, soit parce qu’il a été impossible de surseoir à son exécution, soit que son report aurait pu faire obstacle à des investigations portant sur une opération suspectée de blanchiment des capitaux ou de financement du terrorisme, soit qu’il est apparu postérieurement à sa réalisation qu’elle était soumise à cette déclaration, la personne concernée doit en informer sans délai la cellule de renseignement financier nationale.

38.  Par dérogation, les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, les avocats et les avoués près la cour d’appel ne communiquent pas les déclarations à la cellule de renseignement financier nationale mais, selon le cas, au président de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, au bâtonnier de l’ordre auprès duquel l’avocat est inscrit ou au président de la compagnie dont relève l’avoué. Ces derniers transmettent la déclaration à ladite cellule après s’être assurés que les conditions fixées à l’article L. 561-3 sont remplies, dans les délais et selon les modalités définis par décret en Conseil d’Etat (article L. 561-17).

39.  La déclaration est confidentielle. Il est interdit de divulguer son existence et son contenu et de donner des informations sur les suites qui lui ont été réservées, sous peine d’une amende de 22 500 euros (article L. 574‑1 ; inséré dans le code monétaire et financier par l’ordonnance no 2009-104 du 30 janvier 2009) ; le fait pour un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocats ou avoués près la cour d’appel de s’efforcer de dissuader leur client de prendre part à une activité illégale ne constitue toutefois pas une divulgation prohibée (article L. 561-19).

3.  La cellule de renseignement financier nationale

40.  La « cellule de renseignement financier nationale » (dite « Tracfin », pour « traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins ») est un service d’enquête administrative du ministère des Finances, composé d’agents spécialement habilités. Elle a pour mission essentielle de recueillir, d’analyser, d’enrichir et d’exploiter tout renseignement propre à établir l’origine ou la destination des sommes ou la nature des opérations ayant fait l’objet d’une déclaration. Lorsque ses investigations mettent en évidence des faits susceptibles de relever du blanchiment du produit d’une infraction punie d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou du financement du terrorisme, elle saisit le procureur de la République par note d’information (article L. 561‑23).

41.  Elle peut notamment demander directement aux personnes concernées communication de pièces conservées dans le cadre de l’obligation de vigilance. Par dérogation, s’agissant d’avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, d’avocats et d’avoués, elle doit adresser sa demande, selon le cas, au président de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, au bâtonnier de l’ordre auprès duquel l’avocat est inscrit ou au président de la compagnie dont relève l’avoué. Ces derniers, après avoir obtenu les pièces et s’être assurés que les conditions fixées à l’article L. 561-3 sont remplies, les transmettent à ladite cellule (article L. 561-26).

4.  Procédure et contrôle interne

42.  Les personnes concernées sont tenues de mettre en place des systèmes d’évaluation et de gestion des risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme, et d’assurer la formation et l’information régulières de leurs personnels en vue en particulier du respect des obligations de vigilance et de déclaration (articles L. 561-32 et L. 561-33).

L’article R. 563-3 (abrogé par le décret no 2009-1087 du 2 septembre 2009) précisait que ces procédures internes étaient définies le cas échéant soit par arrêté du ministre compétent, soit par des règlements professionnels homologués par le ministre compétent, soit par le règlement général de l’Autorité des marchés financiers.

5.  Procédure disciplinaire

43.  Lorsque, par suite soit d’un grave défaut de vigilance, soit d’une carence dans l’organisation de ses procédures internes de contrôle, un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, un avocat ou un avoué près la cour d’appel a omis de respecter ces obligations, le Conseil de l’Ordre compétent engage une procédure disciplinaire sur le fondement des règlements professionnels ou administratifs et en avise le procureur général près la Cour de cassation ou près la cour d’appel (article L. 561-36 III).

B.  L’arrêt du Conseil d’Etat du 10 avril 2008

44.  Dans un arrêt du 10 avril 2008 (no 296845), le Conseil d’Etat a jugé la directive 2001/97/CE du 4 décembre 2001 et la loi du 11 février 2004 prise pour sa transposition conformes aux exigences des articles 6 et 8 de la Convention.

45.  S’agissant de la directive, le Conseil d’Etat a tout d’abord rappelé qu’il résulte de l’arrêt Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres de la Cour de justice des Communautés européennes que la directive ne méconnaît pas les exigences liées au droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention dès lors qu’elle impose que soient exclues du champ des obligations d’information et de coopération les informations reçues ou obtenues par les avocats à l’occasion de leurs activités juridictionnelles. Il a ensuite retenu qu’il devait être déduit de ce même arrêt que les informations reçues ou obtenues par un avocat lors de l’évaluation de la situation juridique d’un client doivent également être exclues du champ de ces obligations, sous les seules réserves des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l’avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux. Selon lui, dans ces conditions, et eu égard à l’intérêt général qui s’attache à la lutte contre le blanchiment des capitaux, la directive ne porte pas « une atteinte au droit fondamental du secret professionnel protégé par l’article 8 de la Convention (...), lequel prévoit qu’il peut y avoir ingérence de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, notamment lorsqu’une telle mesure est nécessaire à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales ».

46.  S’agissant des dispositions légales, le Conseil d’Etat a constaté qu’elles procédaient d’une exacte transposition de la directive et en a déduit qu’elles n’étaient pas incompatibles avec les droits fondamentaux garantis par les articles 6 et 8 de la Convention.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

47.  Le requérant se plaint du fait qu’à raison de l’obligation de déclaration de soupçon pesant sur les avocats, il est tenu, dans l’exercice de la profession d’avocat, sous peine de sanctions disciplinaires, de dénoncer des personnes venues entendre conseil, ce qu’il juge incompatible avec les principes de protection des échanges entre l’avocat et son client et de respect du secret professionnel. Il invoque l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

48.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

1.  Sur la qualité de victime du requérant

49.  Le Gouvernement soutient à titre principal que le requérant ne peut se dire « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Il souligne que les droits de ce dernier n’ont pas été effectivement et concrètement atteints, mettant l’accent à cet égard sur le fait qu’il ne prétend pas que la réglementation litigieuse a été appliquée à son détriment mais se borne à se plaindre d’avoir été obligé d’organiser son cabinet afin de se doter de procédures internes spécifiques. Le requérant entendrait en fait voir la Cour examiner in abstracto la conformité d’un texte de droit interne à la Convention. Quant à lui reconnaître la qualité de « victime potentielle » au sens de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement met en garde contre une application extensive de ce concept : cela ouvrirait la porte à l’actio popularis, serait contraire à l’intention des rédacteurs de la Convention, augmenterait considérablement le nombre de requérants potentiels et se conjuguerait mal avec l’obligation d’épuisement des voies de recours internes. Il estime que seules des circonstances très exceptionnelles peuvent, dans des cas particuliers, être prises en compte par la Cour pour étendre la notion de victime. Or de telles circonstances ne seraient pas réunies en l’espèce.

50.  Le requérant invite la Cour à constater qu’il est en mesure de se dire victime de la violation de la Convention qu’il dénonce. Il rappelle qu’il résulte de sa jurisprudence qu’un individu est fondé à soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’acte individuel d’exécution dès lors qu’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation. Il indique qu’étant avocat, il appartient à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la décision réglementaire litigieuse : il se trouve, sous peine de poursuites, tenu par les obligations de vigilance et de déclaration et contraint de changer de comportement et d’organiser son cabinet afin de se doter de procédures internes spécifiques. En tant qu’avocat spécialisé dans le droit financier et fiscal, il serait plus encore concerné par ces obligations et menacé par les conséquences de manquements.

51.  La Cour rappelle que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, il faut pouvoir se prétendre « victime » d’une violation des droits reconnus dans la Convention ; pour ce faire, il faut avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. La Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 31 série A no142, ainsi que, parmi de nombreux autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no13378/05, § 33, CEDH 2008).

Un particulier peut toutefois soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » au sens de l’article 34 de la Convention, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, notamment, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 27, série A no 31 ; Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 42 série A no 112 ; Norris, précité, § 31 et Burden, précité, § 34).

52.  En l’espèce, certes, le requérant n’a pas fait l’objet d’une mesure individuelle sur le fondement de la décision du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007 « portant adoption d’un règlement relatif aux procédures internes destinées à mettre en œuvre les obligations de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme et dispositif de contrôle interne destiné à assurer le respect des procédures ».

Cela étant, la Cour note qu’adoptée en application de l’article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971, qui donne au Conseil national des barreaux la compétence d’unifier par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d’avocat, cette décision a valeur normative. Elle constate ensuite que, tout comme les obligations de vigilance et de déclaration de soupçon elles-mêmes, elle vise tous les avocats français, de sorte que le requérant fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement ses effets. Ainsi, notamment, s’il ne procède pas aux déclarations de soupçon requises, il s’expose en vertu de ce texte à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation. La Cour juge par ailleurs crédible sa thèse selon laquelle, en tant qu’avocat spécialisé dans le droit financier et fiscal, il est, plus encore que nombre de ses confrères, concerné par ces obligations et exposé aux conséquences de manquements. Il se trouve en fait devant un dilemme comparable mutatis mutandis à celui que la Cour avait identifié dans les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni (22 octobre 1981, § 41, série A no 45) et Norris (précité, §§ 30-34) : soit il se plie au règlement et renonce ainsi à sa conception du principe de confidentialité des échanges entre l’avocat et son client ; soit il ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation.

53.  Compte tenu de ces éléments, la Cour admet que le requérant subit directement les effets des dispositions litigieuses et peut donc se dire « victime » de la violation de l’article 8 qu’il allègue.

2.  Sur le respect du délai de six mois

54.  Selon le Gouvernement, à supposer que le requérant puisse se dire « victime », il convient de constater que la requête est tardive au regard du délai de six mois de l’article 35 § 1 de la Convention. Il estime en effet que ce délai court à partir de l’arrêt du 10 avril 2008, dans lequel le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la conformité à l’article 8 de la Convention de la directive 2001/97/CE du 4 décembre 2001 et de la loi du 11 février 2004 prise pour sa transposition.

55.  Le requérant réplique qu’il a respecté le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention dès lors qu’il a saisi la Cour dans les six mois suivant l’arrêt rendu le 23 juillet 2010 par le Conseil d’Etat dans le cadre de la procédure en annulation de la décision réglementaire précitée qu’il avait initiée devant cette juridiction.

56.  La Cour rappelle que ce qui importe au regard de l’article 35 § 1 de la Convention, c’est que les requérants aient donné l’occasion à l’Etat défendeur de prévenir ou redresser la violation alléguée en usant à cette fin des voies de recours internes appropriées, et qu’ils aient saisi la Cour dans les six mois suivant la décision définitive à laquelle elles ont abouti.

57.  Elle constate que les modalités de l’obligation de déclaration de soupçon litigieuse ont été précisées dans la décision du Conseil national des barreaux du 12 juillet 2007, et que c’est cette décision qui constitue le fondement des sanctions disciplinaires susceptibles de frapper les avocats réfractaires. En saisissant le Conseil d’Etat de son grief tiré de l’article 8 dans le cadre d’une demande d’annulation de cette décision, le requérant a mis cette juridiction en mesure de statuer en premier lieu sur ce grief, ce qu’elle n’a d’ailleurs pas manqué de faire (paragraphes 44-46 ci-dessus). Le requérant a donc usé d’une voie de recours interne appropriée dans les circonstances de la cause. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 23 juillet 2010 à l’issue de cette procédure est en conséquence la décision interne définitive à partir de laquelle court le délai de six mois. Ainsi, introduite le 19 janvier 2011, la requête n’est pas tardive.

3.  Conclusion

58.  La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

a)  Le requérant

59.  Notant que le Gouvernement ne disconvient pas que l’article 8 de la Convention garantit le secret professionnel des avocats, le requérant soutient que l’ingérence qu’il dénonce n’était pas « prévue par la loi » au sens de cette disposition. Il indique à cet égard que la réglementation litigieuse manque de clarté : elle oblige à déclarer des « soupçons » sans définir cette notion ; le domaine des « activités » auxquelles elle s’applique est flou et il est difficile pour un avocat de scinder ou de cloisonner ses activités afin de définir celles qui sont concernées. Il ajoute que le secret professionnel des avocats est indivisible : la loi qui régit les professions judiciaires précise qu’il s’applique tout autant aux fonctions de défense qu’à celles de conseil et concerne l’ensemble des activités et des dossiers des avocats.

60.  Le requérant ne conteste pas que l’ingérence litigieuse poursuit l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8. Il considère en revanche qu’elle n’était pas « nécessaire » « dans une société démocratique » pour l’atteindre.

61.  Le requérant considère que la présomption de protection équivalente établie dans l’arrêt Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande ([GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI) doit être écartée.

Il estime que son cas se distingue de l’affaire Bosphorus, précitée, ainsi que des autres affaires dans lesquelles la Cour a admis une protection équivalente au profit de l’Union européenne en ce qu’il ne s’agit pas de la mise en œuvre par un Etat membre d’un règlement mais d’une directive. Or les Etats membres disposeraient dans le second cas d’une marge d’appréciation inexistante dans le premier. Il met en outre l’accent sur le fait qu’à la différence du système de protection juridictionnelle des droits fondamentaux mis en œuvre par la Convention, le droit positif de l’Union européenne n’offre pas aux individus un recours individuel direct devant la Cour de Luxembourg.

62.  Il souligne plus spécifiquement qu’en l’espèce les mécanismes prévus par le droit communautaire n’ont pas permis un examen spécifique du grief tiré de l’article 8 de la Convention dont la Cour est présentement saisie. D’abord parce que le Conseil d’Etat a rejeté sa demande tendant à ce qu’une question préjudicielle soit posée sur ce point à la Cour de justice. Ensuite parce que dans l’affaire Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres précitée, cette juridiction n’a examiné la problématique qu’à l’aune du droit à un procès équitable. Il en déduit que le système de l’Union européenne n’a pas offert un contrôle et une protection équivalents à ceux offerts par la Convention.

63.  Le requérant estime que pour évaluer la « nécessité » il faut prendre en compte la fonction impartie aux avocats – dont la Cour a souligné la spécificité dans le contexte de l’article 10 de la Convention – ainsi que l’importance du secret professionnel dans le cadre de l’exercice de leur profession, garant de la confiance entre eux et leurs clients, de la liberté des individus et du bon fonctionnement de la justice. Selon lui, imposer l’obligation de déclaration de soupçon aux avocats astreint ceux-ci à commettre des actes contraires à la finalité sociale de leur profession et met en cause la fonction traditionnelle de celle-ci.

Il rappelle ensuite que si la Cour a construit sa jurisprudence protectrice du secret professionnel de l’avocat sur l’article 8 de la Convention, elle a également jugé qu’il est couvert par l’article 6 § 1. Il souligne en particulier le lien qu’il y a entre le secret professionnel de l’avocat et le droit de l’accusé qu’il défend de ne pas s’auto-incriminer, que la Cour a elle-même mis en relief dans l’arrêt André et autre c. France (no 18603/03, 24 juillet 2008). Il ajoute que l’obligation faite aux avocats de déclarer leurs soupçons implique qu’ils révèlent des données à caractère personnel relatives à leurs clients – lesquelles entrent dans le champ d’application de l’article 8 –, et que l’interdiction d’informer celui qui est l’objet de la déclaration prive ce dernier non seulement du droit à l’information mais aussi de la possibilité d’une rectification et d’un effacement en cas de soupçon erroné. Cette obligation aurait ainsi des répercussions sur les droits fondamentaux d’autrui.

64.  Le requérant déclare ne pas contester la nécessité de la lutte contre le blanchiment mais dénoncer la disproportion qu’il y a à, préventivement, obliger à ce titre les avocats à déclarer auprès d’un service de renseignement financier – Tracfin – les soupçons qu’ils pourraient avoir à l’égard de clients et, ainsi, à procéder à une « auto-incrimination par procuration » et à méconnaître le secret professionnel.

65.  D’après le requérant, le système mis en place aboutit à faire des avocats les collaborateurs d’une cellule de centralisation de renseignement financier et fiscal, ce qui caractérise un détournement du but légitime. Il tire cette conclusion du constat que 98 % des informations nominales que les professionnels ont l’obligation de transmettre sont utilisées à cette fin plutôt que pour la prévention des infractions pénales. Il renvoie à cet égard aux statistiques publiées par Tracfin dont il ressort notamment qu’en 2010 ce service a reçu 20 252 informations, dont 19 208 déclarations de soupçon émanant de professionnels, que seules 5 132 de ces informations – soit 25 % – ont fait l’objet d’une analyse approfondie et que finalement seulement 404 – dont seulement un quart se rapportent à des soupçons de blanchiment – ont été externalisées en direction de la justice ; les autres ont été traitées sous forme de notes pour les services de renseignement, l’administration fiscale et les services de police judiciaire. Il observe ensuite que ces renseignements sont transmis, enregistrés et conservés par un service administratif dépendant du ministère des Finances et que l’on ignore l’utilisation qui en est faite. Ces chiffres démontreraient aussi l’inefficacité du système puisque seulement 404 déclarations sur 19 208 ont abouti entre les mains de la justice ; le secret professionnel des avocats serait donc sacrifié sans que cela serve effectivement à la lutte contre le blanchiment.

66.  Selon lui, le caractère disproportionné de l’ingérence est d’autant plus manifeste que la lutte contre le terrorisme et le blanchiment peut reposer sur des moyens alternatifs moins destructeurs des droits fondamentaux et plus efficaces au regard du but poursuivi. Il précise qu’en prescrivant que les Etats membres « veillent » à ce que le blanchiment de capitaux soit interdit, l’article 2 de la directive 2001/97/CE leur permet d’avoir recours à toute une gamme de méthodes proportionnées et adaptées à la situation de chacune des professions concernées. Il considère que l’obligation de déclaration ne peut être jugée nécessaire alors que les avocats sont soumis aux dispositions pénales interdisant les activités de blanchiment, à des obligations légales rigoureuses et à des mesures de contrôle financier. Il rappelle que le droit pénal français punit sévèrement le blanchiment, qu’un avocat peut être poursuivi pour complicité s’il omet de dissuader un client de procéder à une opération financière douteuse et que les maniements d’espèces sont interdits à la profession.

67.  Le requérant estime de plus que l’obligation de déclaration de soupçon est incompatible avec le devoir de loyauté de l’avocat à l’égard de ses clients, mis en exergue par les « principes de base relatifs au rôle du barreau » adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane du 27 août au 7 septembre 1990 et la Recommandation No R (2000)21 du comité des Ministres aux Etats membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat du 25 octobre 2000. Totalement étrangère à la fonction et à la mission de l’avocat, cette obligation ruinerait la relation de confiance entre celui-ci et ses clients.

68.  Enfin, le requérant souligne que le droit positif de certains pays de l’Union européenne (l’Italie, l’Estonie, la Belgique, les Pays-Bas et l’Irlande) et de la Suisse protègent mieux le secret professionnel que le droit français, et qu’au Canada et aux Etats-Unis d’Amérique les avocats ne sont pas assujettis à une obligation comparable à l’obligation de déclaration de soupçon.

b)  Le Gouvernement

69.  Le Gouvernement admet que l’article 8 de la Convention protège le secret professionnel des avocats. Il considère cependant qu’il n’y a pas eu « ingérence » des autorités publiques dans le droit au respect de la vie privée, du domicile et de la correspondance du requérant, au sens du second paragraphe de cette disposition, dès lors que ce dernier n’invoque aucun fait concret le concernant personnellement.

70.  A supposer qu’il y ait une telle ingérence, le Gouvernement soutient qu’elle est dûment « prévue par la loi » : la décision du Conseil national des barreaux, adoptée dans le cadre de l’application des dispositions réglementaires du code monétaire et financier issues du décret du 26 juin 2006, elles-mêmes prises en application de la loi du 11 février 2004 transposant la directive 2001/97/CE modifiant la directive 91/308/CEE relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux.

Il estime de plus que le droit interne est suffisamment clair pour qu’il n’y ait pas atteinte au principe de sécurité juridique. En particulier, la notion de déclaration de « soupçon » serait dénuée d’ambiguïté : le soupçon peut porter sur l’identité du client ou du bénéficiaire de l’opération, sur l’origine des fonds, sur le caractère inhabituel ou complexe de la transaction ou sur sa finalité ; vu l’article L. 561-15 du code monétaire et financier, la déclaration s’impose dès lors que le professionnel a une connaissance avérée, au regard d’éléments d’information objectifs et précis, de l’origine délictueuse des fonds, ou dès lors que les caractéristiques de l’opération ou le manque de preuves ou d’éléments qui lui échappent ou qu’il n’a pu obtenir font naître des suspicions de blanchiment et constituent des motifs raisonnables de penser que les fonds ont une origine douteuse. En outre, indique-t-il, l’article D. 561-32-1 du code monétaire et financier fixe des critères auxquels se référer pour déclencher une opération de déclaration de soupçon en matière fiscale – l’utilisation de sociétés écrans, par exemple –, qui constituent autant d’éléments caractérisant une opération douteuse. Quant à la notion de « consultation juridique », il considère qu’aucun avocat ne saurait sérieusement en ignorer la signification, d’autant moins qu’elle est clairement définie tant par la doctrine et la jurisprudence que par l’assemblée générale du conseil des barreaux (qui, dans une résolution adoptée le 18 juin 2011, la définit comme « une prestation intellectuelle personnalisée tendant, sur une question posée, à la fourniture d’un avis ou d’un conseil sur l’application d’une règle de droit en vue, notamment, d’une éventuelle prise de décision »). Renvoyant notamment à l’arrêt Cantoni c. France (15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V), il souligne aussi que, pour apprécier la prévisibilité des normes en cause, il faut prendre en compte le fait que la réglementation s’adresse à des professionnels du droit.

71.  Le Gouvernement ajoute que, visant à lutter contre le blanchiment de capitaux et les infractions pénales associées, l’ingérence poursuit l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 : la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.

72.  Il considère en outre que la présomption de protection équivalente s’applique.

73.  D’abord parce qu’en soumettant les avocats aux obligations de vigilance et de déclaration de soupçon dans le cadre des activités visées par la directive 91/308/CEE du Conseil et la directive 2001/97/CE du Parlement européen et du Conseil, le législateur français n’a fait que se soumettre à ses obligations issues du droit de l’Union européenne ; il ne disposait à cet égard que d’une marge de manœuvre limitée à certaines modalités pratiques telles que l’attribution d’un rôle de « filtre » aux instances d’autorégulation de la profession.

Ensuite, parce que rien ne permettrait de renverser cette présomption en l’espèce. Le Gouvernement souligne à cet égard que les développements de l’arrêt Bosphorus sur le respect des droits fondamentaux par l’ordre juridique communautaire sont toujours d’actualité, et que l’article 6 § 3 du Traité de l’Union européenne consacre expressément la référence à la Convention dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Selon lui, dans cet arrêt, la Cour a délivré in abstracto une « garantie de conventionalité » au système communautaire de protection des droits fondamentaux sur le plan des garanties tant substantielles que procédurales. Il ajoute que le secret professionnel est spécifiquement protégé par le droit de l’Union européenne, renvoyant à cet égard à l’arrêt AM & S Europe Limited c. Commission des Communautés européennes du 18 mai 1982, dans lequel la Cour de justice a constaté que « les droits internes des Etats membres révélaient (...) l’existence de critères communs en ce qu’ils protègent, dans des conditions similaires, la confidentialité de la correspondance entre avocats et clients, pour autant, d’une part, qu’il s’agisse de correspondance échangée dans le cadre et aux fins du droit de la défense du client et, d’autre part, qu’elle émane d’avocats indépendants, c’est-à-dire d’avocats non liés au client par un rapport d’emploi ». Il indique en outre que, dans ses conclusions dans l’affaire Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres précitée, l’avocat général Miguel Poiares Maduro a indiqué considérer que, tel qu’interprétée à la lumière de son dix-septième considérant, la directive 91/308/CEE modifiée respectait le secret professionnel au sens non seulement de l’article 6 mais aussi de l’article 8 de la Convention.

74.  A supposer que la Cour décide néanmoins qu’il lui revient d’examiner la nécessité de l’ingérence, il souligne notamment que tant le principe de la soumission des avocats aux obligations relatives à la lutte contre le blanchiment que la liste des activités visées ainsi que les exceptions prévues sont la transposition exacte du droit de l’Union européenne, lequel est le reflet des recommandations du GAFI. Il ajoute que, se référant spécifiquement à la lutte contre le blanchiment, la Cour elle‑même a jugé dans l’arrêt André et autre précité que la Convention n’interdit pas d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations concernant leurs relations avec leurs clients dans la mesure où ces mesures sont strictement encadrées.

Il indique par ailleurs, d’une part, que les obligations de vigilance et de coopération ne concernent que des activités définies qui, comme l’a constaté la Cour de justice dans son arrêt du 26 juin 2007, se situent en règle générale, en raison de leur nature même, dans un contexte qui n’a pas de lien avec une procédure judiciaire ;  d’autre part, les avocats n’y sont pas assujettis lorsqu’ils exercent une activité se rattachant à une procédure juridictionnelle ou une « activité de consultation juridique ». Les seuls cas où cette exception ne joue pas sont ceux où l’avocat a lui-même pris part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment et où l’avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment.

Le Gouvernement met aussi en exergue les « garanties procédurales maximales » dont le dispositif est assorti, soulignant que le législateur français a utilisé la possibilité ouverte par l’article 6 § 3 de la directive 91/308/CEE modifiée de désigner les organes d’autorégulation de la profession comme un « filtre » entre l’avocat déclarant et les autorités et a confié ce rôle aux bâtonniers : si le bâtonnier considère qu’il n’existe pas de soupçon de blanchiment de capitaux, il ne transmet pas les informations ; il en est de même s’il apparaît que l’avocat a cru à tort devoir transmette des informations reçues à l’occasion des activités exclues du champ des obligations de vigilance et de coopération. Il fait observer qu’un petit nombre seulement d’autres Etats membres de l’Union européenne ont opté pour cette option (la République tchèque, l’Espagne, le Danemark et le Portugal), ce qui fait du droit français l’un des plus protecteurs du secret professionnel des avocats au sein de l’Union européenne.

Il indique de plus que la conservation des données est limitée dans le temps (dix ans maximum lorsque l’information n’a pas fait l’objet d’un signalement judiciaire), que les informations recueillies par Tracfin sont confidentielles, que leur divulgation est strictement encadrée par la loi et que tout manquement est sanctionné par l’article 226-13 du code pénal.

Enfin, il souligne que les avocats sont de toute façon astreints à un devoir général de prudence en vertu de l’article 1.5 du règlement intérieur national de la profession d’avocat, devoir inhérent à cette profession et antérieur à la réglementation anti-blanchiment.

2.  Les observations des tiers intervenants

a)  Le Conseil des barreaux européens (« CCBE »)

75.  Le CCBE considère que les valeurs essentielles de la profession d’avocat sont gravement menacées par les directives relatives à la lutte contre le blanchiment et les dispositions adoptées par les Etats membres pour les transposer, qu’il juge attentatoires à l’indépendance des avocats, au respect du secret professionnel et au droit à la vie privée du citoyen.

Il souligne que les activités des avocats sont indivisibles et que la distinction opérée entre celles qui relèvent de l’expertise juridique – qui échappent à l’obligation de déclaration de soupçon – et les autres, crée une incertitude juridique pour les citoyens qui, croyant que l’avocat est tenu au secret professionnel, peuvent se trouver indirectement conduits à s’auto‑incriminer. Selon lui, doublée de l’obligation de révéler un « soupçon » plutôt qu’une infraction avérée, cette incertitude est incompatible avec la confidentialité des échanges entre le client et l’avocat et le droit au respect de la vie privée des clients, tels que protégés par l’article 8 de la Convention. L’avocat devient de facto un « agent de l’Etat » et entre en conflit d’intérêt avec ses clients. Or un tel processus ne serait pas indispensable à la lutte contre le blanchiment, ce que démontrerait le fait qu’au Canada et aux Etats-Unis les avocats ne sont pas assujettis à une obligation de déclaration de soupçon.

76.  D’après le CCBE, la réglementation litigieuse est contraire aux standards européens de protection de la vie privée en ce qu’elle restreint le principe de confidentialité par des « clauses obscures et vagues », qui omettent de définir la notion d’ « activité de consultation juridique » dans le cadre desquelles l’obligation de déclaration ne s’applique pas. En exposant les avocats à un pareil aléa sous peine de sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation, elle porterait par ailleurs atteinte à l’indépendance de la profession.

77.  Le CCBE renvoie au « code de déontologie des avocats européens » et à la « charte des principes essentiels de l’avocat européen » élaborés sous son égide ainsi qu’aux « principes de base relatifs au rôle du barreau » précités, qui mettent l’accent sur la nécessité de préserver l’indépendance des avocats et de garantir le respect du secret professionnel et de la confidentialité des échanges avec leurs clients.

Il souligne ensuite que la jurisprudence de la Cour reconnaît le caractère fondamental du secret professionnel de l’avocat. Il ajoute que, dans l’arrêt AM & S. Europe Limited c. Commission des Communautés européennes du 18 mai 1982 (155/79), la Cour de justice des Communautés européennes a consacré le principe de confidentialité des communications entre l’avocat et son client et, indirectement, le principe du secret professionnel de l’avocat, puis a précisé dans l’arrêt Akzo Nobel Chemicals Ltd et Akcros Chemicals Ltd c. Commission européenne du 14 septembre 2010 (C-550/07 P.) que la confidentialité trouve son fondement dans le principe d’indépendance de l’avocat. Selon lui, la manière dont la Cour de Luxembourg appréhende l’indépendance de la profession d’avocat, en insistant notamment sur une justification portant sur la discipline professionnelle qui lui est inhérente, rend difficile la démonstration de l’utilité d’une norme lui imposant une obligation de déclaration de soupçon.

78.  Enfin, le CCBE rappelle que la présomption de l’arrêt Bosphorus peut être renversée lorsque le droit de l’Union européenne laisse une marge d’appréciation aux Etats quant à sa mise en œuvre, ce qu’illustrerait l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09, CEDH 2011). Or tel serait le cas s’agissant des directives dont il est question en l’espèce.

b)  L’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles

79.  D’après l’Ordre, le secret professionnel de l’avocat est indubitablement garanti par les articles 6 et 8 de la Convention.

80.  Il rappelle que l’article 8 protège le cabinet, le domicile, la correspondance, le matériel informatique et la ligne téléphonique de l’avocat ainsi que la confidentialité de ses relations avec ses clients et le secret professionnel. Cela participerait du respect dû à la vie privée tant de l’avocat – la vie privée incluant les activités professionnelles – que de ses clients, lesquels seraient de plus fondés à invoquer la confidentialité de leurs échanges avec leur conseil au nom de leur droit à un procès équitable. Sur ce dernier point, mettant en exergue le rôle fondamental des avocats dans une société démocratique attachée à la prééminence du droit, il souligne que le secret professionnel des avocats trouve aussi son fondement dans la nécessité de donner aux justiciables qui s’adressent à eux la certitude qu’ils peuvent leur confier leurs secrets sans danger de révélation à des tiers.

Il rappelle en outre que la Cour a jugé dans l’affaire M.S. c. Suède (27 août 1997, Recueil 1997‑IV) relative au secret médical que le respect du caractère confidentiel des informations sur la santé constituait un principe essentiel du système juridique de toutes les parties contractantes à la Convention et qu’il était capital non seulement pour protéger la vie privée des malades mais aussi pour préserver leur confiance dans le corps médical et les services de santé en général. Il considère que cette approche vaut mutatis mutandis pour les échanges entre les avocats et leurs clients.

81.  L’Ordre estime que le secret professionnel des avocats est également reconnu par le droit positif de l’Union européenne ; il se réfère à cet égard à l’arrêt AM & S Europe Limited précité et, notamment, aux conclusions de l’avocat général dans l’affaire Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres précitée.

82.  Il souligne de plus que, dans la même ligne que les arrêts du Conseil d’Etat français des 10 avril 2008 et 23 juillet 2010 précités, la Cour constitutionnelle de Belgique a jugé dans un arrêt du 23 janvier 2008 (no 10/2008) que le secret professionnel de l’avocat est un principe général qui participe du respect des droits fondamentaux, et qui trouve son fondement dans les articles 10, 11 et 22 de la Constitution belge et 6 et 8 de la Convention.

83.  L’ordre rappelle ensuite, sans prendre position sur l’existence d’une « ingérence » dans l’exercice des droits garantis par l’article 8 en l’espèce et la qualité de victime du requérant, qu’un particulier peut soutenir qu’une loi viole ses droits, en l’absence d’acte individuel d’exécution, si l’intéressé est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation.

84.  Quant à la présomption de protection équivalente, elle ne trouverait pas à s’appliquer s’agissant de la transposition d’une directive européenne, ce que le paragraphe 157 de l’arrêt Bosphorus, précité, confirmerait. L’ordre se réfère également à l’affaire Cantoni, précitée, dans laquelle la Cour a exercé un contrôle sans réserve sur les mesures litigieuses alors qu’était en cause la transposition d’une directive en droit français, ainsi qu’à l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité.

85.  Enfin, l’ordre attire l’attention de la Cour sur l’arrêt du 23 janvier 2008 précité, dans lequel la Cour constitutionnelle de Belgique a jugé que, si la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme est un objectif légitime d’intérêt général, elle ne peut justifier une levée inconditionnelle ou illimitée du secret professionnel de l’avocat, les avocats ne pouvant être confondus avec les autorités chargées de la recherche des infractions. Elle a en conséquence jugé que les informations connues de l’avocat à l’occasion de l’exercice des activités essentielles de sa profession, y compris dans les matières énumérées à l’article 2 § 1 3) b) de la directive 2005/60/CE, à savoir l’assistance et la défense en justice et le conseil juridique, même en dehors de toute procédure judiciaire, demeurent couvertes par le secret professionnel et ne peuvent être portées à la connaissance des autorités.

L’ordre souligne toutefois que la Cour constitutionnelle n’admet pas pour autant que le secret professionnel est sans limite. En effet, se fondant sur l’article 20 de la directive, elle a précisé dans cet arrêt que l’avocat qui a échoué à dissuader un client d’accomplir ou de participer à une opération de blanchiment ou de financement du terrorisme dont il connaît l’illégalité est tenu, s’il se trouve dans une hypothèse dans laquelle l’obligation de communication s’applique à lui, de transmettre les informations dont il a connaissance au bâtonnier en vue de leur transmission aux autorités. Dans un tel cas, il doit mettre fin à la relation qui le lie au client en cause, de sorte qu’il n’y a plus lieu de parler de relation de confiance entre l’avocat et son client.

c)  L’Institut des droits de l’homme des avocats européens (« IDHAE »)

86.  L’IDHAE rappelle que le secret professionnel est en France une obligation légale, qui interdit la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, et qui vise à assurer la confiance nécessaire à l’exercice de certaines professions ou de certaines fonctions.

Précisant que le secret professionnel s’impose de manière absolue à l’avocat pour l’ensemble de ses activités et de ses dossiers, il souligne que le Conseil national des barreaux a déclaré ceci dans le contexte de la transposition des directives précitées : « si l’objectif de lutte contre la criminalité et le terrorisme est légitime, les avocats refusent d’être des délateurs ou des auxiliaires de police et de renier l’essence même de leur serment et leurs valeurs essentielles ; les directives anti-blanchiment et, partant, notre droit interne, menacent les droits fondamentaux des citoyens, l’indépendance de l’avocat, la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client, le secret professionnel et la présomption d’innocence ; elles ruinent la confiance indispensable entre le client et son avocat ; par crainte d’être dénoncé, le client pourra ne pas tout dire à son avocat ; celui-ci sera mal informé et ne pourra donc pas conseiller convenablement son client et défendre ses intérêts ».

87.  L’IDHAE rappelle ensuite qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 de la Convention consacre un droit au respect de la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et au respect du secret professionnel, et que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne va dans le même sens.

88.  L’IDHAE souligne en outre que pour apprécier la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 8, il faut d’abord prendre en compte « l’importance du degré de l’ingérence et ses effets ». A cet égard, il met quatre points en exergue. Premièrement, c’est aussi le droit au silence des clients qui est en cause, l’obligation de déclaration de soupçon contraignant les avocats à provoquer leur auto‑incrimination. Deuxièmement, les dispositions litigieuses étant basées sans la définir sur la notion de « soupçon », la « loi » n’a ni la qualité ni la prévisibilité requises. Troisièmement, le secret revêt une importance particulière dans la jurisprudence de la Cour – qui consacre le secret des sources journalistiques et le secret des données médicales –, la protection du secret professionnel des avocats face à ce type d’obligation a été affirmée au Canada et aux Etats-Unis, et le droit positif de certains pays de l’Union européenne (Italie, Estonie, Belgique, Pays-Bas et Irlande) ainsi que de la Suisse est plus protecteur. Quatrièmement, comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Casado Coca c. Espagne (24 février 1994, série A no 285-A), l’avocat joue un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux ; il est donc primordial que la confiance du justiciable à son égard soit garantie, ce qui exige la préservation de son indépendance à l’égard des pouvoirs publics – mise en cause par le lien avec Tracfin établi par les dispositions litigieuses – et du secret professionnel.

Il faut de plus que l’ingérence soit proportionnée par rapport au but poursuivi : la lutte contre le blanchiment et le terrorisme. Or, alors que la Cour a jugé dans l’affaire Xavier Da Silveira c. France (no 43757/05, 21 janvier 2010) que des garanties spéciales de procédure s’imposent s’agissant en l’occurrence de perquisitions ou de visites domiciliaires dans le cabinet d’un avocat, les dispositions litigieuses ne prévoient aucune garantie de ce type (le rôle du bâtonnier ne pouvant être qu’un conseil là où il est certain qu’il n’existe pas de soupçon). De plus, les avocats français sont de toute façon soumis au droit pénal relatif au blanchiment, particulièrement sévère, à des obligations déontologiques importantes et sanctionnées et à des mesures de contrôle financier. Les maniements d’espèces leur sont interdits, à l’exception de sommes minimes, et les mouvements de fonds par voie bancaire se font obligatoirement par l’intermédiaire d’une caisse des règlements pécuniaires des avocats.

89.  Enfin, s’agissant de la présomption de protection équivalente, l’IDHAE rappelle que l’affaire Bosphorus, précitée, concernait l’obligation pour l’Etat défendeur d’appliquer un règlement communautaire qui mettait en œuvre des obligations découlant d’une résolution obligatoire du Conseil de sécurité des Nations unies. Il observe, qu’à ce jour, les cas dans lesquels la Cour a admis une protection équivalente au profit de l’Union européenne ne concernaient pas la mise en œuvre de directives, qui, à l’inverse des règlements, laissent aux Etats une marge d’appréciation. Il ajoute que si le fait que certaines des directives relatives au blanchiment renvoient à la Convention peut conduire à reconnaître une équivalence des règles et de la protection substantielle, il n’y a manifestement pas d’équivalence de protection procédurale en l’absence d’un droit de recours individuel au plan de l’Union européenne. Il remarque de plus que la Cour a admis l’équivalence de la protection dans le cas du contentieux des agents et fonctionnaires internationaux en raison précisément du fait qu’ils disposent d’un recours individuel et direct devant un organisme judiciaire présentant toutes les garanties requises (il se réfère à Boivin c. 34 Etats membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 73250/01, CEDH 2008 ;  Gasparini c. Italie et Belgique (déc.), no 10750/03, 12 mai 2009 et Beygo c. 46 Etats membres du Conseil de l’Europe, no 36099/06, 16 juin 2009).

3.  L’appréciation de la Cour

a)  Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 8 de la Convention

90.  En consacrant le droit de « toute personne » au respect de sa « correspondance », l’article 8 de la Convention protège la confidentialité des « communications privées » (Frérot c. France, no 70204/01, § 53, 12 juin 2007), quel que soit le contenu de la correspondance dont il est question (ibidem, § 54) et quelle que soit la forme qu’elle emprunte. C’est donc la confidentialité de tous les échanges auxquels les individus peuvent se livrer à des fins de communication qui se trouve garantie par l’article 8.

91.  Ainsi, dès lors qu’elle les astreint à fournir à une autorité administrative des informations relatives à une autre personne qu’ils détiennent à raison des échanges qu’ils ont eus avec elle, l’obligation de déclaration de soupçon mise à la charge des avocats constitue une ingérence dans leur droit au respect de leur correspondance. Elle constitue également une ingérence dans leur droit au respect de leur « vie privée », cette notion incluant les activités professionnelles ou commerciales (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B).

92.  En l’espèce, certes, le requérant ne prétend ni s’être trouvé concrètement dans la situation de devoir déclarer de tels soupçons, ni avoir été sanctionné en application du règlement litigieux pour avoir omis de le faire. Cependant, comme indiqué précédemment, il se trouve confronté au dilemme suivant : soit il se plie à ce règlement et renonce ainsi à sa conception du principe de confidentialité des échanges entre l’avocat et son client et du secret professionnel des avocats ; soit il ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation. Ainsi, selon la Cour, l’obligation de déclaration de soupçon représente une « ingérence permanente » (voir, mutatis mutandis, Dudgeon, § 41 et Norris, § 38, précités) dans l’exercice par le requérant, en sa qualité d’avocat, des droits garantis par l’article 8, même si ce n’est pas la sphère la plus intime de sa vie privée qui est en cause mais le droit au respect de ses échanges professionnels avec ses clients.

93.  Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » « dans une société démocratique » pour le ou les atteindre.

b)  Sur la justification de l’ingérence

i.  Prévue par la loi

94.  La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » exigent avant tout que l’ingérence ait une base en droit interne (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, §§ 86-88, série A no 61). Tel est indéniablement le cas en l’espèce : l’obligation de déclaration de soupçon à la charge des avocats est prévue par des directives européennes, transposées en droit français (notamment par la loi no 2004-130 du 11 février 2004 s’agissant de la directive 91/308/CEE du 10 juin 1991 amendée) et codifiées au code monétaire et financier ; leurs modalités sont précisées par des textes réglementaires d’application (dont les dispositions sont également codifiées) ainsi que par la décision du 12 juillet 2007 du Conseil national des barreaux précitée.

95.  Il faut en outre que la « loi » soit suffisamment accessible – ce que le requérant ne conteste pas en l’espèce – et précise (ibidem). Le requérant soutient ainsi que la « loi » dont il est question manque de clarté dans la mesure où elle oblige à déclarer des « soupçons » sans définir cette notion, et où le domaine des activités auxquelles elle s’applique est flou.

96.  La Cour n’est pas convaincue par cette thèse. Elle rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (ibidem). Cela étant, elle reconnaît l’impossibilité d’arriver à une certitude absolue dans la rédaction des lois, ainsi que le risque de voir le souci de certitude engendrer une rigidité excessive. Beaucoup de lois se servent, inévitablement, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (ibidem).

97.  Elle estime que la notion de « soupçon » relève du sens commun et qu’un public averti tel que les avocats peut d’autant plus difficilement prétendre ne pas être en mesure de la cerner que, comme l’expose le Gouvernement, le code monétaire et financier fournit certaines indications spécifiques. Par ailleurs, les déclarations de soupçon étant adressées aux bâtonniers ou au président de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, tout avocat ayant des doutes quant à l’existence d’un « soupçon » dans un cas donné est en mesure de bénéficier à cet égard de l’assistance d’un confrère averti et expérimenté.

Quant au caractère prétendument flou du domaine d’activité concerné par l’obligation de déclaration de soupçon, la Cour constate que les textes litigieux (voir notamment l’article 1 de la décision du 12 juillet 2007 du Conseil national des barreaux ; paragraphe 12 ci-dessus) indiquent que cette obligation s’impose aux avocats lorsque, dans le cadre de leur activité professionnelle, ils réalisent au nom et pour le compte de leur client une transaction financière ou immobilière, ou lorsqu’ils participent en assistant leur client à la préparation ou à la réalisation de certains types de transactions (concernant l’achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce, la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client, l’ouverture de comptes bancaires, d’épargne ou de titres, l’organisation des apports nécessaires à la création de sociétés, la constitution, la gestion ou la direction des sociétés et la constitution, la gestion ou la direction de fiducies de droit étranger ou de toute autre structure similaire). D’après ces textes, ils n’y sont pas assujettis lorsqu’ils exercent une activité de consultation juridique ou lorsque leur activité se rattache à une procédure juridictionnelle à l’occasion de l’une ou l’autre des six activités précitées. La Cour estime que ces indications sont suffisamment précises, d’autant plus que les textes dont il s’agit s’adressent à des professionnels du droit et que, comme le souligne le Gouvernement, la notion de « consultation juridique » est définie notamment par le conseil des barreaux.

98.  En conclusion, l’ingérence litigieuse est « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

ii.  But légitime

99.  La Cour ne doute pas que, visant à lutter contre le blanchiment de capitaux et les infractions pénales associées, l’ingérence litigieuse poursuit l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 : la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Cela n’a d’ailleurs pas prêté à controverse entre les parties.

100.  Au surplus, la Cour rappelle que l’exécution par l’Etat de ses obligations juridiques découlant de son adhésion à l’Union européenne relève de l’intérêt général (Bosphorus, précité, §§ 150 et 151).

iii.  Nécessité

α) Sur l’application de la présomption de protection équivalente

101.  Le Gouvernement indique que les obligations de vigilance et de déclaration de soupçon auxquelles sont astreints les avocats résultent de la transposition de directives européennes à laquelle la France était tenue de procéder en vertu de ses obligations juridiques résultant de son adhésion à l’Union européenne. Renvoyant à l’arrêt Bosphorus précité, il estime qu’il doit être présumé que la France a respecté les exigences de la Convention dès lors qu’elle n’a fait qu’exécuter de telles obligations et qu’il est établi que l’Union européenne accorde aux droits fondamentaux une protection équivalente à celle assurée par la Convention.

–  Principes généraux

102.  La Cour rappelle qu’il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les Etats contractants soient exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dès lors qu’ils agissent en exécution d’obligations découlant pour eux de leur appartenance à une organisation internationale à laquelle ils ont transféré une partie de leur souveraineté : les garanties prévues par la Convention pourraient sinon être limitées ou exclues discrétionnairement, et être par là même privées de leur caractère contraignant ainsi que de leur nature concrète et effective. Autrement dit, les Etats demeurent responsables au regard de la Convention des mesures qu’ils prennent en exécution d’obligations juridiques internationales, y compris lorsque ces obligations découlent de leur appartenance à une organisation internationale à laquelle ils ont transféré une partie de leur souveraineté (Bosphorus, précité, § 154).

103.  Il est vrai cependant que la Cour a également jugé qu’une mesure prise en exécution de telles obligations doit être réputée justifiée dès lors qu’il est constant que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux (cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles et les mécanismes censés en contrôler le respect) une protection à tout le moins équivalente – c’est-à-dire non pas identique mais « comparable » – à celle assurée par la Convention (étant entendu qu’un constat de « protection équivalente » de ce type n’est pas définitif : il doit pouvoir être réexaminé à la lumière de tout changement pertinent dans la protection des droits fondamentaux). Si l’on considère que l’organisation offre semblable protection équivalente, il y a lieu de présumer que les Etats respectent les exigences de la Convention lorsqu’ils ne font qu’exécuter des obligations juridiques résultant de leur adhésion à l’organisation.

Les Etats demeurent toutefois entièrement responsables au regard de la Convention de tous les actes ne relevant pas strictement de leurs obligations juridiques internationales, notamment lorsqu’ils ont exercé un pouvoir d’appréciation (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 338). Par ailleurs, cette présomption peut être renversée dans le cadre d’une affaire donnée si l’on estime que la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’une insuffisance manifeste ; dans un tel cas, le rôle de la Convention en tant qu’ « instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale (Bosphorus, précité, §§ 152-158 ; voir aussi, notamment, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, §§ 338-340).

104.  Cette présomption de protection équivalente vise notamment à éviter qu’un Etat partie soit confronté à un dilemme lorsqu’il lui faut invoquer les obligations juridiques qui s’imposent à lui, en raison de son appartenance à une organisation internationale non partie à la Convention, à laquelle il a transféré une partie de sa souveraineté, pour justifier, au regard de la Convention, ses actions ou omissions résultant de cette appartenance. Cette présomption tend également à déterminer les cas où la Cour peut, au nom de l’intérêt de la coopération internationale, réduire l’intensité de son contrôle du respect des engagements résultant de la Convention par les Etats parties, que lui confie l’article 19 de la Convention. Il résulte de ces objectifs que la Cour n’est prête à cet aménagement que dans la mesure où les droits et garanties dont elle assure le respect ont bénéficié d’un contrôle comparable à celui qu’elle opérerait. A défaut, l’Etat échapperait à tout contrôle international de la compatibilité de ses actes avec ses engagements résultant de la Convention.

  Sur la protection des droits fondamentaux assurée par le droit de l’Union européenne

105.  S’agissant de la protection des droits fondamentaux accordée par l’Union européenne, la Cour a jugé dans l’arrêt Bosphorus (précité, §§ 160‑165) qu’elle était en principe équivalente à celle assurée par la Convention.

106.  Pour parvenir à cette conclusion, elle a en premier lieu constaté que l’Union européenne offrait une protection équivalente sur le plan des garanties substantielles, relevant à cet égard que, déjà à l’époque des faits, le respect des droits fondamentaux était une condition de légalité des actes communautaires et que la Cour de justice des Communautés européennes se référait largement aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’elle procédait à son appréciation (Bosphorus, précité, § 159). Il en va d’autant plus ainsi depuis le 1er décembre 2009, date d’entrée en vigueur de l’article 6 modifié du Traité sur l’Union européenne, qui confère à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne la même valeur que les traités et qui prévoit que les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, font partie du droit de l’Union européenne en tant que principes généraux.

107.  La Cour s’est ensuite penchée sur la question de savoir s’il en allait de même au regard du mécanisme de contrôle du respect des droits fondamentaux.

108.  Elle a relevé à cet égard que les particuliers n’ont qu’un accès restreint à la Cour de justice : les recours en manquement (prévus initialement par les articles 169 et 170 du Traité instituant la Communauté européenne) leur sont fermés, leur droit d’engager un recours en annulation ou un recours en carence (prévus initialement par les articles 173 et 175 du traité précité) est limité, comme, par conséquent, la possibilité pour eux de soulever l’exception d’illégalité (prévue initialement par l’article 184 du traité précité), et il ne leur est pas possible de former un recours contre un particulier (Bosphorus, précité, §§ 161-162).

109.  Pour conclure néanmoins à une protection équivalente sur ce plan aussi, la Cour a constaté que les recours exercés devant la Cour de justice par les institutions de l’Union européenne ou par un Etat membre constituent un contrôle important du respect des normes de l’Union européenne, qui bénéficie aux particuliers, et que ces derniers ont la possibilité de saisir la Cour de justice d’un recours en réparation fondé sur la responsabilité non contractuelle des institutions (prévue initialement par l’article 184 du traité précité) (Bosphorus, précité, § 163).

110.  Elle a de plus constaté que c’est essentiellement par l’intermédiaire des juridictions nationales que le système de l’Union européenne fournit aux particuliers un recours leur permettant de faire constater qu’un Etat membre ou un individu a enfreint le droit de l’Union européenne.

Elle a noté à cet égard que certaines dispositions du Traité instituant la Communauté européenne avaient dès le départ prévu un rôle complémentaire pour les juridictions nationales dans le cadre des mécanismes de contrôle communautaire, notamment (selon la codification initiale) les articles 189 (notion d’applicabilité directe) et 177 (procédure de renvoi préjudiciel), et que leur rôle dans l’application du droit communautaire et des garanties en matière de droits fondamentaux avait été élargi avec le développement par la Cour de justice d’importantes notions telles que la primauté du droit communautaire, l’effet direct, l’effet indirect et la responsabilité de l’Etat.

Elle a ensuite observé que le contrôle de la Cour de justice sur l’application par les juridictions nationales du droit de l’Union européenne, y compris les garanties en matière de droits fondamentaux, se fait alors par le biais de la procédure de renvoi préjudiciel (prévue initialement par l’article 177 du traité précité), dans le cadre de laquelle les parties à la procédure interne ont le droit de présenter des observations. Elle a relevé à cet égard que, bien que la Cour de justice se limite à répondre à la question d’interprétation ou de validité soumise par la juridiction nationale, sa réponse a souvent un effet déterminant sur l’issue de la procédure interne, et observé que tel avait été le cas dans le cadre de l’affaire Bosphorus (précitée, § 164).

111.  Ainsi, bien que l’accès des particuliers à la Cour de justice soit nettement plus restreint que l’accès à la Cour que leur ouvre l’article 34 de la Convention, la Cour admet que, pris dans sa globalité, le mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’Union européenne accorde une protection comparable à celle qu’offre la Convention. Premièrement, parce que les particuliers bénéficient du contrôle des normes de l’Union européenne s’effectuant par le biais des recours exercés par les Etats membres et par les institutions de l’Union européenne devant la Cour de justice. Deuxièmement, parce qu’ils ont la possibilité de faire constater un manquement au droit communautaire par un Etat membre en saisissant les juridictions nationales, le contrôle de la Cour de justice s’opérant alors par le biais de la procédure de renvoi préjudiciel, qu’il revient à ces juridictions de mettre en œuvre.

  Sur la question de l’application en l’espèce de la présomption de protection équivalente

112.  La présente affaire se distingue de l’affaire Bosphorus, précitée, notamment pour deux raisons.

113.  D’abord parce que dans cette dernière affaire, s’agissant d’un règlement, comme tel directement applicable dans les Etats membres dans tous ses éléments, l’Irlande ne disposait d’aucune marge de manœuvre dans l’exécution des obligations résultant de son appartenance à l’Union européenne.

En l’espèce, il s’agissait de la mise en œuvre par la France de directives, qui lient les Etats membres quant au résultat à atteindre mais leur laissent le choix des moyens et de la forme. La question de savoir si, dans l’exécution de ses obligations résultant de son appartenance à l’Union européenne, la France disposait de ce fait d’une marge de manœuvre susceptible de faire obstacle à l’application de la présomption de protection équivalente n’est donc pas dénuée de pertinence.

114.  Ensuite et surtout, parce que dans l’affaire Bosphorus le mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’Union européenne était pleinement entré en jeu. La Cour suprême irlandaise avait en effet saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle, laquelle s’était prononcée dans ce contexte sur l’allégation de violation du droit de propriété dont la requérante avait ensuite saisi la Cour.

A l’inverse, dans la présente espèce, le Conseil d’Etat a écarté la demande du requérant tendant à ce que la Cour de justice soit saisie à titre préjudiciel de la compatibilité de l’obligation de déclaration des avocats avec l’article 8 de la Convention, alors que cette question n’avait été préalablement tranchée par la Cour de justice ni lors d’un renvoi préjudiciel opéré dans une autre affaire, ni à l’occasion de l’un des recours susmentionnés ouverts aux Etats membres et aux institutions de l’Union européenne. La Cour observe en effet que, dans son arrêt Ordre des barreaux francophones et germanophone et autres précité (paragraphes 27‑29 ci-dessus), la Cour de justice a examiné la compatibilité de l’obligation de déclaration des avocats au seul regard des exigences du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention. Ce faisant, elle s’est prononcée uniquement en considération des droits du justiciable, client de l’avocat. Or, prise sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la question est différente : sont alors en cause non seulement les droits du client de l’avocat au regard de cette disposition, mais aussi ceux de l’avocat lui-même, comme l’illustrent les arrêts Kopp c. Suisse (25 mars 1998, Recueil 1998‑II), André et autre, précité, et Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche (no 74336/01, CEDH 2007-IV), qui portaient respectivement sur des écoutes téléphoniques, sur une perquisition dans un cabinet d’avocat dans le cadre d’une procédure dirigée contre une société cliente et sur la saisie de données informatiques.

115.  Ainsi, la Cour se doit de constater que, du fait de la décision du Conseil d’Etat de ne pas procéder à un renvoi préjudiciel alors que la Cour de justice n’avait pas déjà examiné la question relative aux droits protégés par la Convention dont il était saisi, celui-ci a statué sans que le mécanisme international pertinent de contrôle du respect des droits fondamentaux, en principe équivalent à celui de la Convention, ait pu déployer l’intégralité de ses potentialités. Au regard de ce choix et de l’importance des enjeux en cause, la présomption de protection équivalente ne trouve pas à s’appliquer.

116.  Dès lors, il appartient à la Cour de se prononcer sur la nécessité de l’ingérence litigieuse au sens de l’article 8 de la Convention.

ẞ) Appréciation de la Cour

117.  La Cour rappelle à cet égard qu’elle a examiné à plusieurs occasions des griefs développés par des avocats sur le terrain de l’article 8 de la Convention dans le contexte de l’exercice de leur profession. Elle s’est ainsi prononcée sur la compatibilité avec cette disposition de perquisitions et saisies effectuées au cabinet ou au domicile d’un avocat (Niemietz, précité ; Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, CEDH 2003‑IV ; Sallinen et autres c. Finlande, no 50882/99, 27 septembre 2005 ; André et autre, précité ; Xavier Da Silveira, précité), de l’interception de la correspondance entre un avocat et son client (Schönenberger et Durmaz c. Suisse, 20 juin 1988, série A no 137), de l’écoute téléphonique d’un avocat (Kopp, précité) et de la fouille et de la saisie de données électroniques dans un cabinet d’avocats (Sallinen et autres et Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH, précités).

Elle a souligné dans ce contexte qu’en vertu de l’article 8, la correspondance entre un avocat et son client, quelle qu’en soit la finalité (la correspondance strictement professionnelle étant incluse : Niemietz, précité, § 32), jouit d’un statut privilégié quant à sa confidentialité (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, §§ 46-48, série A no 233 ; voir aussi, notamment, Ekinci et Akalın c. Turquie, no 77097/01, § 47, 30 janvier 2007; cela vaut, comme indiqué précédemment, pour toutes les formes d’échanges entre les avocats et leurs clients). Elle a en outre indiqué qu’elle « accorde un poids singulier au risque d’atteinte au secret professionnel des avocats car il peut avoir des répercussions sur la bonne administration de la justice » (Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH, précité, §§ 65-66 ; voir aussi, précités, Niemietz, § 37, et André et autre, § 41) et est la base de la relation de confiance entre l’avocat et son client (André et autre, § 41, précité, et Xavier Da Silveira, § 36, précité).

118.  Il en résulte que si l’article 8 protège la confidentialité de toute « correspondance » entre individus, il accorde une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients. Cela se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique : la défense des justiciables. Or un avocat ne peut mener à bien cette mission fondamentale s’il n’est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels. C’est la relation de confiance entre eux, indispensable à l’accomplissement de cette mission, qui est en jeu. En dépend en outre, indirectement mais nécessairement, le respect du droit du justiciable à un procès équitable, notamment en ce qu’il comprend le droit de tout « accusé » de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

119.  Cette protection renforcée que l’article 8 confère à la confidentialité des échanges entre les avocats et leurs clients et les raisons qui la fondent conduisent la Cour à constater que, pris sous cet angle, le secret professionnel des avocats – qui toutefois se décline avant tout en obligations à leur charge – est spécifiquement protégé par cette disposition.

120.  La question qui se pose à la Cour est donc celle de savoir si, telle que mise en œuvre en France et à l’aune du but légitime poursuivi, l’obligation de déclaration de soupçon porte une atteinte disproportionnée au secret professionnel des avocats ainsi compris.

Elle rappelle à cet égard que la notion de nécessité, au sens de l’article 8 de la Convention, implique l’existence d’un besoin social impérieux et, en particulier, la proportionnalité de l’ingérence au but légitime poursuivi (voir parmi d’autres, Campbell, § 44, précité).

121.  La Cour relève que, dans son arrêt du 23 juillet 2010 (paragraphe 17 ci-dessus), le Conseil d’Etat, après avoir retenu que l’article 8 de la Convention protégeait « le droit fondamental au secret professionnel », a jugé que la soumission des avocats à l’obligation de déclaration de soupçon n’y portait pas une atteinte excessive. Il est parvenu à cette conclusion eu égard à l’intérêt général qui s’attache à la lutte contre le blanchiment de capitaux et à la garantie que représente l’exclusion de son champ d’application des informations reçues ou obtenues par les avocats à l’occasion de leurs activités juridictionnelles, ainsi que de celles reçues ou obtenues dans le cadre d’une consultation juridique (sous les seules réserves, pour ces dernières informations, des cas où le conseiller juridique prend part à des activités de blanchiment de capitaux, où la consultation juridique est fournie à des fins de blanchiment de capitaux et où l’avocat sait que son client souhaite obtenir des conseils juridiques aux fins de blanchiment de capitaux).

122.  La Cour ne voit rien à redire à ce raisonnement.

123.  Certes, comme indiqué précédemment, le secret professionnel des avocats a une grande importance tant pour l’avocat et son client que pour le bon fonctionnement de la justice. Il s’agit à n’en pas douter de l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique. Il n’est cependant pas intangible, et la Cour a déjà eu l’occasion de juger qu’il peut notamment devoir s’effacer devant le droit à la liberté d’expression de l’avocat (Mor c. France, no 28198/09, 15 décembre 2011). Il convient en outre de mettre son importance en balance avec celle que revêt pour les Etats membres la lutte contre le blanchiment de capitaux issus d’activités illicites, susceptible de servir à financer des activités criminelles notamment dans le domaine du trafic de stupéfiants ou du terrorisme international (Grifhorst c. France, no 28336/02, § 93, 26 février 2009). La Cour observe à cet égard que les directives européennes qui constituent le fondement de l’obligation de déclaration de soupçon que le requérant met en cause s’inscrivent dans un ensemble d’instruments internationaux dont l’objectif commun est la prévention d’activités constitutives d’une grave menace pour la démocratie (voir notamment les recommandations du GAFI et la Convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme, paragraphes 18-19 ci-dessus).

124.  Quant à l’argument du requérant selon lequel une telle obligation n’est pas nécessaire dans la mesure où tout avocat qui se trouverait impliqué dans une opération de blanchiment serait de toute façon passible de poursuites pénales, la Cour n’y est pas insensible. Elle estime cependant que cela ne saurait invalider le choix d’un Etat ou d’un groupe d’Etats d’assortir les dispositions répressives dont ils se sont dotés d’un mécanisme à vocation spécifiquement préventive.

125.  La Cour prend note en outre des données statistiques publiées par Tracfin auxquelles se réfère le requérant, qui retient en particulier que, sur les 20 252 informations reçues par Tracfin en 2010, dont 19 208 déclarations de soupçon émanant de professionnels, seulement 5 132 ont fait l’objet d’une analyse approfondie et seulement 404 ont été transmises au parquet, dont pas plus d’une centaine concernaient le blanchiment ou le financement du terrorisme. Le requérant en déduit l’inefficacité du système et donc l’absence de nécessité de l’ingérence dénoncée. Cela ne convainc toutefois pas la Cour. Elle voit mal quel enseignement pourrait être tiré de ces chiffres en l’espèce alors qu’il ressort du rapport d’activité 2010 de Tracfin qu’aucune de ces 19 208 déclarations de soupçon n’émanait d’un avocat. Elle relève du reste que ce rapport fait à l’inverse une appréciation positive de ces résultats et précise que le GAFI a estimé que le dispositif français de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme est l’un des plus performants au monde. Elle observe en outre que la thèse du requérant revient à occulter l’effet dissuasif que ce dispositif peut avoir.

126.  Enfin et surtout, deux éléments sont aux yeux de la Cour décisifs dans l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse.

127.  Il s’agit tout d’abord du fait que, comme indiqué précédemment et relevé par le Conseil d’Etat, les avocats ne sont astreints à l’obligation de déclaration de soupçon que dans deux cas. Premièrement, lorsque, dans le cadre de leur activité professionnelle, ils participent au nom et pour le compte de leur client à des transactions financières ou immobilières ou agissent en qualité de fiduciaire. Deuxièmement, lorsque, toujours dans le cadre de leur activité professionnelle, ils assistent leur client dans la préparation ou la réalisation de transactions concernant certaines opérations définies : l’achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce ; la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant au client ; l’ouverture de comptes bancaires, d’épargne ou de titres ou de contrats d’assurance ; l’organisation des apports nécessaires à la création des sociétés ; la constitution, la gestion ou la direction des sociétés ; la constitution, la gestion ou la direction de fiducies ou de toute autre structure similaire ; la constitution ou la gestion de fonds de dotation. L’obligation de déclaration de soupçon ne concerne donc que des activités éloignées de la mission de défense confiée aux avocats, similaires à celles exercées par les autres professionnels soumis à cette obligation.

En outre, le code monétaire et financier précise expressément que les avocats ne sont pas astreints à cette obligation lorsque l’activité dont il est question « se rattache à une procédure juridictionnelle, que les informations dont ils disposent soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure, non plus que lorsqu’ils donnent des consultations juridiques, à moins qu’elles n’aient été fournies à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou en sachant que le client les demande aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme » (article L. 561-3 II du code monétaire et financier, paragraphe 32 ci-dessus).

128.  L’obligation de déclaration de soupçon ne touche donc pas à l’essence même de la mission de défense qui, comme indiqué précédemment, constitue le fondement du secret professionnel des avocats.

129.  Il s’agit ensuite du fait que la loi met en place un filtre protecteur du secret professionnel : les avocats ne communiquent pas les déclarations directement à Tracfin mais, selon le cas, au président de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation ou au bâtonnier de l’ordre auprès duquel ils sont inscrits. Il peut être considéré qu’à ce stade, partagé avec un professionnel non seulement soumis aux mêmes règles déontologiques mais aussi élu par ses pairs pour en assurer le respect, le secret professionnel n’est pas altéré. Le président de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation ou le bâtonnier, plus à même que quiconque d’apprécier ce qui est couvert ou non par le secret professionnel, ne transmettent ensuite la déclaration de soupçon à Tracfin qu’après s’être assurés que les conditions fixées par l’article L. 561-3 du code monétaire et financier sont remplies (article L. 561-17 du même code, paragraphe 38 ci-dessus). Le Gouvernement précise à cet égard qu’ils ne procèdent pas à cette transmission s’ils considèrent qu’il n’existe pas de soupçon de blanchiment de capitaux ou s’il apparaît que l’avocat concerné a cru à tort devoir transmettre des informations reçues à l’occasion d’activités exclues du champ de l’obligation de déclaration de soupçon.

130.  La Cour a du reste déjà eu l’occasion de mettre en exergue la garantie que constitue l’intervention du bâtonnier lorsque la préservation du secret professionnel des avocats est en jeu. Ainsi a-t-elle spécifié que la Convention ne fait pas obstacle à ce que le droit interne prévoie la possibilité de perquisitionner dans le cabinet d’un avocat dans la mesure où il met en œuvre des garanties particulières ; plus largement, elle a souligné que, sous réserve d’un strict encadrement, il n’interdit pas d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients, notamment en cas d’indices plausibles de participation de l’avocat à une infraction et dans le cadre de la lutte contre le blanchiment. Elle a ensuite à ce titre pris en compte le fait que la visite domiciliaire s’était déroulée en présence du bâtonnier, voyant là une « garantie spéciale de procédure » (André et autre, précité, §§ 42-43). Elle a similairement relevé dans l’arrêt Roemen et Schmit précité (§ 69) que la perquisition dans un cabinet d’avocat dont il était question s’était accompagnée de « garanties spéciales de procédure », dont la présence du bâtonnier. Enfin, dans l’affaire Xavier Da Silveira précitée (§§ 37 et 43), elle a conclu à la violation de l’article 8 au motif notamment qu’un avocat dont le domicile avait fait l’objet d’une perquisition n’avait pas bénéficié de cette garantie.

131.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, telle que mise en œuvre en France et eu égard au but légitime poursuivi et à la particulière importance de celui-ci dans une société démocratique, l’obligation de déclaration de soupçon ne porte pas une atteinte disproportionnée au secret professionnel des avocats.

132.  Partant, il n’y a pas violation de l’article 8 de la Convention.

II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

133.  Le requérant se plaint du fait que le règlement professionnel du 12 juillet 2007 ne définit pas suffisamment les obligations mises à la charge des avocats sous peine de sanctions disciplinaires, dès lors qu’il renvoie à des notions générales et vagues telles que « déclaration de soupçon » et devoir de « vigilance ». Voyant là une méconnaissance du principe de sécurité juridique, il dénonce une violation de l’article 7 de la Convention.

La Cour rappelle que l’article 7 prohibe l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé, et consacre, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines, ainsi que le principe qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de l’accusé, dont il résulte qu’ « une infraction doit être clairement définie par la loi » (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260-A). Il ne s’applique que dans le contexte de procédures « pénales », au sens de la Convention, ayant abouti à une « condamnation » ou au prononcé d’une « peine ». Or, à supposer que l’instance disciplinaire à laquelle peut conduire le non-respect du règlement professionnel du 12 juillet 2007 puisse être qualifiée de « pénale » au sens de la Convention, la Cour constate que le requérant n’a pas fait l’objet d’une telle procédure. Ainsi, en tout état de cause, il ne peut se dire victime de la violation de l’article 7 qu’il dénonce. Cette partie de la requête est par conséquent incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de celle-ci.

134.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint du fait que l’obligation faite aux avocats de déclarer leurs « soupçons » relatifs à des activités illicites éventuelles de clients est incompatible avec le droit de ces derniers de ne pas s’auto-dénoncer et avec la présomption d’innocence dont ils doivent pouvoir bénéficier.

La Cour constate que le requérant dénonce ainsi une violation des droits d’autrui. Il ne peut donc prétendre à la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Cette partie de la requête est par conséquent incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de celle-ci.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 décembre 2012.

Claudia Westerdiek Dean Spielmann
Greffière de section Président


1.  La profession d’avoué a disparu le 1er janvier 2012 (loi du 25 janvier 2011 portant réforme de la représentation devant les cours d’appel).

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CEDH, Cour (cinquième section), AFFAIRE MICHAUD c. FRANCE, 6 décembre 2012, 12323/11