Tribunal de grande instance de Paris, 11 septembre 2020, 17/10421

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Résumé de la juridiction

Contrefaçon de brevet

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Sur les parties

Texte intégral

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3e chambre 3e section

No RG 17/10421
No Portalis 352J-W-B7B-CK7KO

No MINUTE :

Assignation du :
29 mars 2017

JUGEMENT
rendu le 11 septembre 2020
DEMANDERESSES

Société ELI LILLY AND COMPANY
Lilly Corporate Center
[Adresse 1]
[Localité 1] (ETATS UNIS)

Société LILLY FRANCE
[Adresse 2]
[Adresse 3]
[Localité 2]

représentées par Maître Stanislas ROUX-VAILLARD du PARTNERSHIPS HOGAN LOVELLS ([Localité 3]) LLP, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #J0033

DÉFENDERESSES

Société FRESENIUS KABI FRANCE
[Adresse 4]
[Localité 4]

Société FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE
[Adresse 4]
[Localité 4]

représentées par Maître Elisabeth BERTHET-MAILLOLS de la SELAFA PROMARK, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #R0162

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Carine GILLET, Vice-Président
Laurence BASTERREIX, Vice-Président
Elise MELLIER, Juge

assisté de Alice ARGENTINI, Greffier

DÉBATS

A l’audience du 01 Juillet 2020
tenue en audience publique

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort

La société Eli Lilly and Company, société pharmaceutique américaine créée en 1876, a développé un médicament commercialisé sous la marque Alimta®, pour le traitement de deux types de cancer du poumon (mésothéliome pleural malin et cancer bronchique non à petites cellules), dont le principe actif est un composé nommé pemetrexed, appartenant aux antifolates, catégorie d’agents thérapeutiques contre le cancer.

Les antifolates sont utilisés dans le cadre du traitement par chimiothérapie de tumeurs cancéreuses, pour inhiber la croissance tumorale en affectant la capacité des cellules à se diviser et en interférant avec certains enzymes impliqués dans la réplication cellulaire, qui font partie de la voie métabolique des folates, lesquels accélèrent la croissance tumorale. Cependant, les antifolates ne distinguent pas les cellules cancéreuses et les cellules saines et affectent les unes comme les autres, entraînant des effets secondaires graves pour les patients, y compris létaux et bien que considérés comme des agents anticancéreux prometteurs, objets de recherche depuis les années 1950, peu d’entre eux ont fait l’objet d’une mise sur le marché, en raison de leur forte toxicité et de la difficulté à la contrôler.

Le principe actif pemetrexed (antifolate qui n’est pas en jeu dans la présente procédure) a été développé par la société Eli Lilly et fait l’objet d’un dépôt de brevet EP 677, le 10 décembre 1990 en tant que composé du médicament Alimta®, mais a été peu exploité, compte tenu de ses effets indésirables sévères.

La société Eli Lilly a déposé le 15 juin 2001 une demande de brevet EP 508, sous priorités américaines des 30 juin 2000, 27 septembre 2000 et 18 avril 2001, délivré le 18 avril 2007, intitulé « composition comprenant un antifolate et un agent réducteur d’acide méthylmalonique ». Le brevet EP 508 viendra à expiration le 15 juin 2021. Le brevet porte sur une administration combinée du médicament Alimta®/ pemetrexed avec de la vitamine B12 et éventuellement, de l’acide folique, pour traiter deux types de cancer du poumon en permettant de réduire la toxicité du principe actif, tout en préservant son efficacité thérapeutique.
Il constitue la première et seule utilisation thérapeutique autorisée. Le brevet a été maintenu tel que délivré par décision de l’OEB du 27 décembre 2010, sur opposition de la société TEVA.
Pour être administré, le médicament est présenté sous forme d’acide ou de sels (formes pharmaceutiques neutres de la partie active d’un médicament), composés de la partie active du composé pemetrexed ou anion pemetrexed, associée à deux contreparties de sodium (cation) ou « pemetrexed disodique ».

La société Lilly France, filiale d’Eli Lilly, exploite en France le médicament Alimta®.

La société Fresenius Kabi France commercialise en France la version générique d’Alimta® sous le nom de « Pemetrexed Fresenius Kabi », présenté sous la forme d’un diacide de pemetrexed (les cations de sodium sont remplacés par des cations d’hydrogène) pour laquelle la société Fresenius Kabi Oncology Plc a obtenu le 22 juillet 2016 une autorisation de mise sur le marché délivrée par l’agence européenne du médicament (EMA).

Estimant que ce médicament générique portait atteinte à leurs droits, les sociétés Eli Lilly et Lilly France ont par acte du 29 mars 2017, fait assigner devant ce tribunal les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France en contrefaçon de la partie française du brevet européen EP 1 313 508, outre autres mesures.

Dans le cadre de procédures à l’étranger, contre divers fabricants de versions génériques du médicament Alimta®, les sociétés LILLY indiquent avoir obtenu des mesures d’interdiction, au Royaume-Uni, en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Suède, en Autriche, en Finlande, au Danemark, au Portugal, en Espagne, aux Pays-bas, mais également hors du territoire européen (sauf une décision isolée de première instance du tribunal de district de La Haye du 19 juin 2019 contre les sociétés FRESENIUS KABI, et dont il a été interjeté appel).

Le brevet a par ailleurs été déclaré valide par l’OEB dans le cadre d’une procédure d’opposition, par le tribunal de district de La Haye et ses équivalents japonais et américains, également, sauf une décision de première instance du Tribunal Fédéral des Brevets allemand (Bundespatentgericht), qui a déclaré nulle, la partie allemande du brevet, laquelle a été depuis infirmée par la Cour Suprême Fédérale d’Allemagne le 07 juillet 2020 (ainsi que les parties en ont avisé le tribunal par mails du 03 août 2020).

Les sociétés Lilly ont fait signifier leurs dernières écritures le 04 octobre 2019, aux termes desquelles elles sollicitent du tribunal de :
Et par application des textes susvisés et au vu des pièces communiquées, dont la liste figure au bordereau annexé à la présente assignation,

? Dire les demandes des sociétés Eli Lilly et Lilly France recevables et bien fondées ;

? Dire et juger que :
-les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France ont commis des actes de contrefaçon directe de l’intégralité des revendications de la partie française du brevet européen EP 1 313 508, en fabriquant, offrant, mettant dans le commerce, utilisant, important, exportant, transbordant, ou détenant aux fins précitées, le Pemetrexed Fresenius Kabi,

— les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France ont commis des actes de contrefaçon par fourniture de moyens des revendications de la partie française du brevet européen EP 1 313 508, en livrant ou offrant de livrer en France, le Pemetrexed Fresenius Kabi,

Par conséquent :
? Faire interdiction aux sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France, directement ou indirectement, de fabriquer, offrir, mettre dans le commerce, utiliser, importer, exporter, transborder, ou détenir aux fins précitées, fournir, livrer ou offrir de fournir, sur le territoire français, à une personne autre que celles autorisées à exploiter l’invention, le Pemetrexed Fresenius Kabi, ou tout autre produit permettant de reproduire les revendications du brevet européen EP 1 313 508, sous astreinte de 5.000 euros par flacon à compter de la signification du jugement à intervenir,

? Ordonner le rappel de l’ensemble des stocks en France du Pemetrexed Fresenius Kabi ou de tout autre produit permettant de reproduire les revendications du brevet européen EP 1 313 508, à la charge des sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France, sous astreinte de 5.000 euros par flacon à compter de la signification du jugement à intervenir,

? Condamner les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France à réparer le préjudice subi par la société Eli Lilly, au titre de la contrefaçon de ses droits sur la partie française du brevet européen EP 1 313 508, et donc de payer à la société Eli Lilly la somme de 10.000.000 euros à titre de dommages et intérêts provisionnels, sauf à parfaire, comme détaillé ci-dessous,

? Condamner les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France à réparer le préjudice propre et entier subi par la société Lilly France en tant qu’exploitant de la spécialité Alimta® en France, et donc à lui payer la somme de 30.000.000 euros à titre de dommages et intérêts provisionnels, sauf à parfaire, comme détaillé ci-dessous ;
? Ordonner aux sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France de produire tous les documents et informations nécessaires à l’évaluation du préjudice subis par les sociétés Eli Lilly et Lilly France, notamment :
-les noms et adresses des fabricants, grossistes, importateurs, exportateurs, transbordeurs et autres détenteurs de ces produits,
-les quantités stockées, produites, importées, exportées, transbordées, commercialisées, livrées, reçues ou commandées, ainsi que leurs dates de livraison et prix,
-les marques des produits pertinents et tous les éléments d’identification des produits tels que la désignation, le nom de l’article et le numéro de série du produit,

— la marge brute réalisée sur la vente du Pemetrexed Fresenius Kabi ainsi que toute autre préparation permettant de reproduire les revendications du brevet EP 508
-les noms et adresses des clients des sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi groupe France, depuis le 1er avril 2012 jusqu’au jour du prononcé du jugement à intervenir, et ce, sous astreinte de 5.000 euros à compter de la signification du jugement à intervenir, le tribunal se réservant le droit de liquider l’astreinte directement,

? Dire et juger que cette procédure de communication d’information et de reddition des comptes sera conduite sous le contrôle du juge de la mise en état, le Tribunal restant saisi du litige de façon à pouvoir, une fois la reddition des comptes achevée, statuer sur le montant des demandes de réparation formulées par les sociétés Eli Lilly et Lilly France,

? Renvoyer la procédure avant dire droit sur la détermination des dommages, à la mise en état pour permettre le suivi et le contrôle de la procédure de communication et de reddition des comptes et pour concluions ultérieures des sociétés Eli Lilly et Lilly France sur les préjudices par elles invoqués,

? Ordonner aux sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France à adresser à chacun des clients auxquels elle a offert à la vente, vendu ou livré des produits contrefaisants la lettre suivante par voie recommandée avec accusé de réception sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard par client dès la signification du jugement à intervenir :
« IMPORTANT
Cher [?]
Nous sommes dans l’obligation de vous informer que le tribunal de grande instance de Paris, par décision du [?], a décidé que la fourniture ou l’offre de fourniture de la spécialité Pemetrexed Fresenius Kabi est constitutive d’acte de contrefaçon du brevet EP 1 313 508 et que ce produit ne peut donc être vendu, livré, utilisé, proposé à la vente ou détenu en stock en France. Par la présente, nous vous demandons de nous retourner tous les produits mentionnés ci-dessus qui sont en votre possession, et ce dans les meilleurs délais. Nous vous rembourserons immédiatement le prix d’achat ainsi que les frais liés au retour de ces produits.
Les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France »

? Ordonner aux sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France d’envoyer aux conseils des sociétés Lilly copie des lettres adressées à ses clients, et ce, sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard à compter de la signification du jugement à intervenir,

? Dire et juger que le tribunal sera compétent pour connaître de la liquidation des astreintes qu’il aura ordonnées, conformément à l’article L.131-3 du code des procédures civiles d’exécution,

En tout état de cause,

? Débouter les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France de leurs demandes reconventionnelles,

? Ordonner l’exécution provisoire du jugement à intervenir nonobstant appel et sans caution ;

? Condamner les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France à verser aux sociétés Eli Lilly et Lilly France, in solidum, la somme de 403.459,51 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, sauf à parfaire,

? Condamner enfin les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France en tous les dépens de l’instance dont distraction au profit de Maître Stanislas Roux-Vaillard, en application de l’article 699 du code de procédure civile.

*

La société FRESENIUS Kabi France SAS et la société FRESENIUS Kabi Groupe France SASU ont fait signifier leurs écritures no 7 par voie électronique le 02 octobre 2019, demandant au tribunal de :
Vu les articles L.613-3, L.613-4, L.613-9, L.614-12 et L.615-2 du code de la propriété intellectuelle,
Vu les articles 43, 52, 54, 56, 69, 83, 84 et 123 (2) et 138 (1) a), b) et c) de la Convention sur le brevet européen,
Vu l’article 1240 du code civil,
Vu les articles 31, 32-1, 122 et 700 du code de procédure civile,

In limine litis
? Déclarer irrecevable la société LILLY FRANCE en ses demandes,
En tout état de cause :

? Déclarer irrecevable l’action des sociétés ELI LILLY AND COMPANY et LILLY FRANCE à l’encontre de la société FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE,

En conséquence,
?Mettre hors de cause la société FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE,

En tout état de cause,

À titre principal,
? Constater que la portée de la partie française du brevet EP 1.313.508 B1 ne s’étend pas au produit Pemetrexed FRESENIUS KABI,

En conséquence,
? Dire et juger que les sociétés FRESENIUS KABI FRANCE et FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE n’ont commis aucun acte de contrefaçon de la partie française du brevet européen EP 1.313.508 B1,

En tout état de cause,
? Dire et juger que les sociétés FRESENIUS KABI FRANCE et FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE n’ont commis aucun acte de concurrence déloyale,

En conséquence,
? Débouter les sociétés ELI LILLY AND COMPANY et LILLY FRANCE de leurs demandes respectives au titre de la contrefaçon et de la concurrence déloyale,

À titre subsidiaire,
? Prononcer la nullité de l’ensemble des revendications de la partie française du brevet EP 1.313.508 B1 pour insuffisance de description,

? Prononcer la nullité de l’ensemble des revendications de la partie française du brevet EP 1.313.508 B1 pour extension au-delà de la demande telle que déposée,

? Prononcer la nullité de l’ensemble des revendications de la partie française du brevet EP 1.313.508 B1 pour défaut d’activité inventive,

? Ordonner la transcription du jugement à intervenir au Registre national des brevets auprès de l’INPI sur réquisition du greffier en chef du tribunal,

Dans tous les cas,
? Débouter les sociétés ELI LILLY AND COMPANY et LILLY FRANCE de l’ensemble de leurs demandes, fins et prétentions,

En toute hypothèse,
? Condamner solidairement les sociétés ELI LILLY AND COMPANY et LILLY FRANCE à verser aux sociétés FRESENIUS KABI FRANCE et FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE la somme de 5 millions euros (cinq millions d’euros) pour concurrence déloyale ;

? Condamner solidairement les sociétés ELI LILLY AND COMPANY et LILLY FRANCE à verser aux sociétés FRESENIUS KABI FRANCE et FRESENIUS KABI GROUPE FRANCE la somme de 404.420 euros (quatre cent quatre mille quatre cent vingt euros) au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

? Condamner solidairement les sociétés ELI LILLY AND COMPANY et LILLY FRANCE aux entiers dépens de l’instance et dire qu’ils seront recouvrés conformément à l’article 699 du code de procédure civile.

*

La procédure a été clôturée par ordonnance du 17 octobre 2019 et l’affaire fixée pour être plaidée le 26 mars 2020. Cette audience ayant été supprimée en raison de la situation sanitaire en France depuis le 17 mars 2020, l’examen de l’affaire a été renvoyé au 1er juillet 2020.

Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il est fait référence aux écritures précitées des parties, pour l’exposé de leurs prétentions respectives et les moyens qui y ont été développés.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I ? sur le brevet EP 1313508

? Sur la présentation du brevet

Le brevet EP 1313 508 appartenant à la société Eli Lilly, dont la demande a été déposée le 15 juin 2001 sous priorités américaines des 30 juin 2000, 27 septembre 2000 et 18 avril 2001, et qui a été délivré le 18 avril 2007et maintenu tel que délivré par décision de l’OEB du 27 décembre 2010, sur opposition de la société TEVA, est intitulé « composition comprenant un antifolate et un agent réducteur d’acide méthylmalonique ». Il porte sur une administration combinée du médicament Alimta®/ pemetrexed disodique avec de la vitamine B12 et éventuellement de l’acide folique pour traiter deux types de cancer du poumon.

Selon la description figurant au fascicule, les antifolates sont des agents antinéosplasiques destinés à bloquer la prolifération des cellules cancéreuses, étudiés depuis environ 50 ans et constituant un composant standard des régimes chimiothérapiques efficaces pour les malignités [page 1 lignes 11-13, lignes 14-15], qui inhibent des enzymes clés nécessitant des folates, lesquels sont impliqués dans la réplication cellulaire [page 2 lignes 1 et s.]. Plusieurs médicaments antifolates sont en cours de développement [page 2 lignes 11-12 ; lignes 1 et s., lignes 20 et s.], dont notamment le pemetrexed disodique (Alimta® de la société Eli Lilly) qui a un effet inhibiteur sur plusieurs enzymes (comme la thymidylate synthase (TS), la dihydrofolate réductase (DHFR) et de la glycinamide ribonucléotide formyltransférase (GARFT).Toutefois, la nocivité des antifolates [page 7 lignes 11 à 22] et l’incapacité à contrôler celle-ci et subséquemment leur efficacité, constitue un obstacle majeur à l’administration de ces substances et conduit à l’abandon de leur développement clinique [page 1, lignes 4-5, pages 2 lignes 24-25 et 29-30]. Pour moduler la toxicité des antifolates, sans toutefois parvenir à supprimer toute nocivité, l’acide folique ou des compositions nutritives (compléments de vitamine B12, folate et vitamine B6) peuvent être administrés (brevet US no 5 217 97, brevet EP A 0546870 : suppléments de vitamine A), mais la toxicité demeure une préoccupation majeure [page 3 lignes 8 et s.] et la capacité à abaisser l’activité cytotoxique constituerait un important progrès [page 4 ligne 1-2].

Pour pallier ces effets indésirables sévères, la description du brevet expose qu’il a été constaté, de manière surprenante et inattendue, que les effets toxiques indésirables pouvaient être significativement réduits par un agent tel que la vitamine B12, qui permet d’abaisser l’acide méthylmalonique, qui est un prédicteur de manifestations toxiques [page 8 lignes 27 et s.], sans pour autant affecter l’efficacité thérapeutique de l’antifolate. De même, la combinaison jusqu’alors inconnue, de la vitamine B12 et d’un agent de liaison tel que l’acide folique (connue pour la prévention et le traitement de maladies cardio-vasculaires mais non pas pour traiter la toxicité des antifolates), associée à des médicaments antifolates, réduit significativement la toxicité de ces derniers [page 4, lignes 3 et s.]

L’administration des substances peut être réalisée dans n’importe quel ordre ou simultanément sous forme de composition unique ou de deux compositions distinctes, ou encore séquentiellement, de préférence, dans l’ordre suivant : vitamine B12, puis le cas échéant acide folique puis antifolate [page 7 lignes 28 et s., page 8 lignes 1 à 15, page 11 lignes 28 et s.] et de préférence par injection parentérale [page 9 lignes 27 à 30] et par voie orale pour l’acide folique [page 12 lignes 1 et 9, page 17]. Des études ont été menées sur des souris nudes femelles portant un carcinome mammaire [page 12 lignes 25 et s., à page 16 lignes 1 à 10] et sur des patients cancéreux [page 16 lignes 11 et s., pages 17 à 21], démontrant la réduction de la toxicité médicamenteuse sans affectation négative de l’activité tumorale.

Le brevet comprend 14 revendications, d’utilisation (R1 principale et R2 à R11 dépendantes) de type suisse (seconde utilisation médicale d’un composé connu) et de produit (R12 à R14) libellées comme suit :
« 1. Utilisation du pemetrexed disodique dans la fabrication d’un médicament pour une utilisation dans une thérapie en combinaison destinée à inhiber la croissance tumorale chez des mammifères auxquels ledit médicament doit être administré en combinaison avec la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci, ledit dérivé pharmaceutique de la vitamine B12 étant l’hydroxocobalamine, la cyano-10-chlorocobalamine, le perchlorate d’aquocobalamine, le perchlorate d’aquo-10-chlorocobalamine, l’azidocobalamine, la chlorocobalamine ou la cobalamine. »

« 2. Utilisation selon la revendication 1, dans laquelle ledit médicament doit être administré en combinaison avec la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci, ledit dérivé pharmaceutique de la vitamine B12 étant l’hydroxocobalamine, la cyano-10-chlorocobalamine, le perchlorate d’aquocobalamine, le perchlorate d’aquo-10-chlorocobalamine, l’azidocobalamine, la chlorocobalamine ou la cobalamine, et un agent de liaison à la protéine fixant les folates choisi parmi l’acide folique, l’acide (6R)-5-méthyl-5,6,7,8,-tétrahydrofolique et l’acide (6R)-5-formyl ? 5,6,7,8,-tétrahydrofolique ou un sel ou un ester de ceux-ci physiologiquement acceptable. »

« 3. Utilisation selon la revendication 2, dans laquelle l’agent de liaison à la protéine fixant les folates est l’acide folique. »

« 4. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 1 à 3, dans laquelle la vitamine B12 ou le dérivé pharmaceutique de celle-ci est la vitamine B12, la cobalamine ou la chlorocobalamine. »

« 5. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 1 à 3, dans laquelle la vitamine B12 ou le dérivé pharmaceutique de celle-ci est choisi parmi la vitamine B12 ou l’hydroxocobalamine. »

« 6. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 1 à 5, dans laquelle le médicament, la vitamine B12 ou le dérivé pharmaceutique de celle-ci et, éventuellement l’agent de liaison à la protéine fixant les folates doivent être administrés simultanément, séparément ou successivement. »

« 7. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 1 à 6, dans laquelle le médicament doit être administré après l’administration de la vitamine B12 ou du dérivé pharmaceutique de celle-ci. »
« 8. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 1 à 7, dans laquelle le médicament doit être administré après l’agent de liaison à la protéine fixant les folates. »

« 9. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 2 à 8, dans laquelle le médicament doit être administré après un prétraitement avec la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci, suivi par l’acide folique. »

« 10. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 1 à 9, dans laquelle la vitamine B12 ou le dérivé pharmaceutique de celle-ci doit être administré sous la forme d’une injection intramusculaire. »

« 11. Utilisation selon l’une quelconque des revendications 2 à 10, dans laquelle l’agent de liaison à la protéine fixant les folates doit être administré oralement sous la forme d’un comprimé. »

« 12. Produit contenant du pemetrexed disodique, de la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci, ledit dérivé pharmaceutique de la vitamine B12 étant l’hydroxocobalamine, la cyano-10-chlorocobalamine, le perchlorate d’aquocobalamine, le perchlorate d’aquo-10-chlorocobalamine, l’azidocobalamine, la chlorocobalamine ou la cobalamine, et, éventuellement, un agent de liaison à la protéine fixant les folates choisi dans le groupe constitué de l’acide folique, l’acide (6R)-5-méthyl-5,6,7,8,-tétrahydrofolique et l’acide (6R)-5-formyl-5,6,7,8,-tétrahydrofolique, ou un sel ou un ester de ceux-ci physiologiquement acceptable, sous forme d’une préparation combinée pour l’utilisation simultanée, séparée ou successive dans l’inhibition de la croissance tumorale. »

« 13. Produit selon la revendication 12, dans lequel la vitamine B12 ou le dérivé pharmaceutique de celle-ci est la vitamine B12, la cobalamine ou la chlorocobalamine et, le cas échéant, l’agent de liaison à la protéine fixant les folates est l’acide folique. »

« 14. Produit selon la revendication 12, dans lequel la vitamine B12 ou le dérivé pharmaceutique de celle-ci est la vitamine B12 ou l’hydroxocobalamine et, le cas échéant, l’agent de liaison à la protéine fixant les folates est l’acide folique. »

Ainsi selon la description, l’invention porte de manière générale, sur une utilisation dans la fabrication d’un médicament, pour une administration combinée d’un antifolate pemetrexed et de la vitamine B12, seule ou de celle-ci associée à un acide folique, pour réduire la toxicité des médicaments antifolates et pour inhiber la croissance tumorale [page 5, lignes 7 et s. et 10 et s.] et de manière particulière sur l’utilisation de l’antifolate pemetrexed disodique [page 5, lignes 15 et 21, page 6 lignes 3, 9 et 19-20], en combinaison avec de la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci, et optionnellement, avec de l’acide folique. L’invention permet de diminuer les effets toxiques du principe actif de l’antifolate pemetrexed, sans pour autant affecter son efficacité thérapeutique.

L’homme du métier est une équipe plurale composé d’un oncologue doté de connaissances spécialisées et d’un pharmacoloque ayant une expérience dans l’utilisation des antifolates pour le traitement des tumeurs.
? Sur la portée du brevet

Les sociétés Eli Lilly soutiennent que le problème résolu par le brevet est celui de la diminution des effets toxiques du principe actif de l’antifolate pemetrexed sans pour autant en affecter négativement son efficacité thérapeutique, par l’utilisation de la combinaison du pemetrexed, quelle que soit sa forme, avec de la vitamine B12, chacune étant déjà connues à la date de priorité. Il s’agit d’ une combinaison de deux moyens distincts, qui constitue le moyen essentiel de l’invention, dont la fonction ou l’effet technique premier est de parvenir au double résultat recherché. La forme utilisée du pemetrexed pour en permettre l’administration par voie de perfusion, est totalement indifférente, puisque seul l’anion de pemetrexed, qui a un effet thérapeutique mais qui est également responsable des effets indésirables, produit un effet technique, les contre-ions n’ayant aucun effet technique pour résoudre le problème technique, de sorte que le choix du sel est sans incidence aucune, ce que l’homme du métier sait parfaitement. Ainsi, l’homme du métier est en mesure de comprendre que le « pemetrexed disodique » visé dans les revendications est synonyme de « pemetrexed ».

Les sociétés Lilly indiquent que l’étendue de la protection conférée par le brevet n’est pas limitée au libellé littéral des revendications et qu’elle doit être déterminée y compris même en l’absence d’ambiguïtés des revendications, en conformité avec l’article 69 de la convention européenne sur le brevet (CBE) et de son protocole interprétatif et doit être étendue aux équivalents de l’invention revendiquée.
Au cours de l’examen lors de la délivrance du brevet, le terme « antifolate » initialement visé dans la revendication principale, du brevet tel que déposé, a été remplacé par celui de « pemetrexed », pour exclure d’autres antifolates qui n’étaient pas envisagés par le breveté et pour répondre à un défaut de clarté, mais également pour pallier une éventuelle objection de nouveauté et d’activité inventive (car certains documents de l’art antérieur se référaient à des antifolates autres que le pemetrexed). Ensuite, l’examinateur a formé une objection exclusivement formelle, pour ajout de matière, sans pour autant soulever un quelconque défaut d’activité inventive, car le « pemetrexed » constitue un composé chimique distinct du « pemetrexed disodique », visé dans la demande de brevet, de sorte que dans les revendications, le terme « pemetrexed » mentionné a été remplacé par celui de « pemetrexed disodique », pour faire référence au mode privilégié de l’invention. Toutefois, la procédure d’examen devant l’OEB est sans impact pour évaluer la portée du brevet, elle n’est qu’un élément factuel pris en considération, d’autant que les sociétés Lilly, si elles ont à la demande de l’examinateur modifié le contenu, n’ont pas entendu limiter la portée du brevet, ni implicitement ni explicitement. La modification opérée est purement formelle, pour pallier à un ajout de matières, qui constitue une condition de forme, et non pas pour contrer des objections fondées sur l’art antérieur. Elle est sans effet sur la substance de la contribution inventive du brevet. Cette modification n’a aucun impact sur l’appréciation de la contrefaçon par variantes ou par équivalence, sauf à priver cette théorie de tout effet. Les consultations produites par leur adversaire (Professeurs [G] [F] et [T] [W]) sont sans pertinence.

Les défenderesses estiment, pour leur part, que du fait des revendications claires et non susceptibles d’interprétation, rédigées sous la forme d’un moyen particulier et non général, en considération des limitations intervenues dans le cadre de la procédure de délivrance et eu égard à l’exigence de sécurité juridique raisonnable des tiers et de protection équitable du breveté, la portée du brevet est strictement limitée au seul « pemetrexed disodique », à l’exclusion de tout autre produit et notamment des autres sels de la molécule, En effet une revendication limitée à une seule forme de sel d’un produit, ne peut valoir pour « tous les autres dérivés de celui-ci » et le breveté ne peut recevoir de monopole que pour l’enrichissement que son invention a réellement apporté. Par ailleurs, la théorie des équivalents n’est pas applicable dans l’hypothèse comme en l’espèce de rédaction restrictive du titre et alors que la caractéristique ajoutée (le sel disodique et non ses équivalents) constitue un élément essentiel, nécessaire à la validité du brevet.

De manière superfétatoire, les sociétés FRESENIUS soutiennent que l’attitude et les limitations, opérées volontairement par le déposant au cours de la procédure de délivrance et qui valent renoncement de celui-ci et sans lesquelles le brevet serait nul, doivent être considérées, pour assurer une cohérence entre l’examen et la validité du brevet.
Les défenderesses ajoutent en réponse à l’argumentation développée par les sociétés Eli Lilly, que l’absence de nouveauté de la fonction du moyen ne constitue pas la seule exception à l’application de la doctrine des équivalents ; que les précédents jurisprudentiels, limitant la portée d’un brevet, aux seuls sels spécifiquement mentionnés dans la description, sont opposables ; que l’invention revendiquée n’est pas pionnière et ne peut conférer une protection étendue si les revendications sont rédigées en termes restrictifs ; que les revendications portent non pas sur un produit mais sur une utilisation spécifique et l’invention ne constitue pas une combinaison nouvelle et inventive (donc brevetable). Il ne peut être soutenu que seul l’anion pemetrexed serait responsable de l’activité et pourrait fonctionner avec tout autre sel que le sel disodique, car le « concept inventif » est ici limité au seul sel disodique, excluant la doctrine des équivalents, alors que cette argumentation n’a jamais été développée antérieurement, devant l’OEB, dans le brevet lui-même et que le « concept inventif » ou le « problème technique sous-jacent » sont des notions étrangères au droit des brevets.

Sur ce,
Selon l’article 84 de la CBE, « Les revendications définissent l’objet de la protection demandée. Elles doivent être claires et concises » et en application de l’article 69 de la CBE, « l’étendue de la protection conférée par le brevet européen ou par la demande de brevet est déterminée par les revendications. Toutefois la description et les dessins [lesquels déterminent l’objet du brevet] servent à interpréter les revendications. ».
L’interprétation est menée conformément à l’article 1 du protocole interprétatif, en conciliant les impératifs de protection équitable octroyée au titulaire du brevet et celui du degré raisonnable de sécurité juridique des tiers, selon une voie médiane, en excluant toute interprétation extrême, sans s’arrêter au sens littéral et étroit du texte des revendications et sans considérer que les revendications ne servent uniquement que de lignes directrices de ce que le breveté a entendu protéger. Selon l’article 2 du même protocole, la détermination de la portée du brevet tient « compte de tout élément équivalent à un élément indiqué dans les revendications ».
Elle sert ainsi, non seulement à déterminer, la lettre même du libellé de la revendication, mais également, la véritable portée de la revendication, afin de donner tout son sens à celle-ci. La portée de la revendication est déterminée à la lumière de la description et des dessins, et également le cas échéant en considération des éléments tirés du dossier d’examen lors de la procédure de délivrance, comme les modifications opérées et les arguments invoqués par le breveté, qui constituent des éléments factuels, à considérer parmi d’autres.

En l’occurrence, quand bien même les revendications du brevet ne visent que le « pemetrexed disodique », pour une utilisation combinée avec de la vitamine B12, pour le traitement de certains cancers pulmonaires, la description du brevet fait référence de manière générale, à l’administration d’un « antifolate » (page 4 ligne 20) ou à des « médicaments antifolate » (page 4 ligne 27, page 5 ligne 2 et ligne 7) et en particulier à « l’antifolate pemetrexed disodique » (page 5 lignes 15-16) en indiquant que « l’antifolate » ou le « médicament antifolate » est le « pemetrexed disodique Alimta® » tel que fabriqué par Eli Lilly & Co (page 8 lignes 21 à 23) et utilisé dans les essais cliniques figurant au brevet. L’homme du métier sait que la partie active du principe actif du pemetrexed est l’anion (qui est à la fois à l’origine des effets thérapeutiques et des effets secondaires indésirables), lequel combiné à la vitamine B12 (et éventuellement à un acide folique), et comprendra , sans s’arrêter à la formulation littérale des revendications, que l’invention réside dans l’administration combinée du principe actif, quelle que soit sa forme, avec les autres substances revendiquées au brevet.
Cette interprétation est en conformité avec les principes rappelés ci-dessus, sans que ne puissent entrer en considération, non seulement des éléments qui sont étrangers au brevet (comme la formulation des autres brevets du titulaire, visant au contraire du présent brevet, le même principe actif et « ses sels pharmaceutiquement acceptables », l’expérience du demandeur en matière de brevet ou encore sa qualité d’industriel pharmaceutique), mais également, les éléments découlant de la procédure administrative de délivrance. En effet dès lors que le brevet est un titre qui se suffit à lui-même, la procédure d’examen devant l’office, dont la convocation comme simple outil d’interprétation est optionnelle, est sans effet sur la portée du brevet et ne lie ni le juge, ni le titulaire. Le comportement du breveté, ayant acquiescé à une demande de modification de l’examinateur ne peut être interprété comme un aveu, susceptible de s’imposer à la juridiction et est sans incidence aucune sur la portée de la revendication. Il ne vaut pas acquiescement ou renonciation de sa part, ni ne peut être considéré comme une prise de position, a fortiori comme en l’espèce, lorsque la société Lilly a entendu faire référence à un mode privilégié de réalisation, sans pour autant manifester une quelconque intention de modifier la portée de son titre, quand bien même elle n’aurait opposé aucune argumentation contraire à l’examinateur, alors au demeurant que la modification pour ajout de matière, au visa de l’article 123 §2 de la CBE n’a pas vocation à pallier un art antérieur susceptible de remettre en cause la validité du brevet, et n’intervient que pour des considérations de pure forme. La modification pour ajout de matière n’est pas de nature à interdire au breveté d’invoquer la contrefaçon par équivalents, puisque s’agissant d’une condition de forme, relative à la substance de la contribution inventive et au contenu littéral du fascicule, qui interdit au breveté d’ajouter un élément qui ne pouvait pas être déduit directement et sans ambiguïté du brevet, elle ne modifie en rien le socle sur lequel l’interprétation doit être opérée et elle est sans incidence aucune, sur l’étendue de la protection conférée. A l’inverse, en ce qui concerne l’appréciation de la portée du brevet, l’article 69 précité de la CBE impose que soient considérés les équivalents. Il s’en déduit qu’un ajout de matière dans le cadre de la procédure de délivrance, n’interdit pas d’invoquer la contrefaçon par équivalence, sous réserve que le moyen particulier ou la combinaison de moyens revendiqués (ici l’utilisation combinée, avec le principe actif, de la vitamine B12 et optionnellement de l’acide folique) aient une fonction nouvelle (à savoir la réduction des effets toxiques sans affecter l’efficacité thérapeutique), sauf à vider de tout effet la doctrine des équivalents. Les consultations des professeurs [F] et [W], réalisées par les sociétés défenderesses, outre qu’elles ont trait pour la première, au concept de sécurité juridique en partant du postulat que la société Eli Lilly a expressément renoncé au « autres sels » et ne pourrait donc réintroduire ce qu’elle a exclu, alors que cet auteur a précédemment soutenu que les conditions de forme ne présentent qu’un « intérêt d’intendance » et ne nécessitent « pas la même masse de développements », et pour la seconde, du choix volontaire du demandeur au brevet quant à la formulation des revendications, qui n’a cependant aucune incidence sur la portée du brevet, ne présentent pas d’utilité pour la solution du présent litige.

Il s’en déduit que le problème technique à résoudre est celui de réduire la toxicité de l’antifolate pemetrexed, sans en affecter l’efficacité thérapeutique et que la solution préconisée au brevet, en dépit de la formulation restrictive des revendications, est celle de l’administration combinée de l’anion pemetrexed et des autres substances spécifiées au brevet, sans que la forme sous laquelle cet antifolate est administréait une quelconque importance. La portée du brevet s’étend donc à toutes les formes de pemetrexed pharmaceutiquement acceptables (sel ou autres), employées en combinaison avec les deux autres substances.

II ? Sur l’irrecevabilité des prétentions

Les sociétés défenderesses soulèvent l’irrecevabilité des prétentions de la société LILLY FRANCE, car cette demanderesse qui est présentée comme le simple « distributeur » ou « exploitant », n’est pas titulaire du brevet et n’est pas la licenciée de Eli LILLY, titulaire du brevet, alors que les faits invoqués au titre de la concurrence déloyale, ne sont pas distincts de ceux de la contrefaçon.
La société Kabi Groupe France sollicite sa mise hors de cause, car aucun des actes de contrefaçon ne peuvent lui être reprochés, au regard de son activité telle qu’elle figure à son Kbis.

La société Lilly FRANCE expose exploiter en France, la spécialité Alimta, ainsi qu’il résulte des mentions portées au Vidal et indique poursuivre les défenderesses dont les agissements l’ont empêché de distribuer la spécialité brevetée, lui occasionnant un préjudice propre, sur le fondement de la concurrence déloyale, qui est distinct de celui de la contrefaçon, sans qu’il y ait lieu à la production d’un contrat de licence, ce qui en tout état de cause, participe d’une question de fond et non pas d’une fin de non-recevoir.

Sur ce,
? sur la recevabilité des prétentionsde la société Lilly FRANCE

Les prétentions de cette demanderesse sont fondées sur la concurrence déloyale, au visa de l’article 1240 du code civil et ne sont pas formées en qualité de licenciée du titulaire du brevet, de sorte que les dispositions de l’article L613-9 du code de la propriété intellectuelle, déterminant la recevabilité de l’action du licencié, au titre d’une contrefaçon, n’ont pas vocation à s’appliquer.
La fin de non-recevoir invoquée doit donc être écartée.

? Sur la mise hors de cause de la société Fresenius Kabi Group France

Cette société intervient dans le cadre de « la prise de participations sous quelque forme que ce soit dans toutes sociétés et la gestion de toutes ses participations et toutes opérations commerciales industrielles financières mobilières ou immobilières s’y rapportant directement ou indirectement ». Le large libellé financier des activités de la défenderesse, au demeurant indicatif, n’exclut pas l’implication et le bénéfice indirect de celle-ci dans les activités de la codéfenderesse, dès lors que si la société britannique FRESENIUS KABI ONCOLOGY Plc est titulaire de l’autorisation de mise sur le marché, délivré par l’agence européenne du médicament, le médicament générique désigne la société Fresenius Kabi France, comme titulaire en France de l’autorisation de mise sur le marché et que la société Fresenius Kabi Groupe France est domiciliée à la même adresse que celle-ci.
Il n’existe donc aucune raison sérieuse d’ordonner la mise hors de cause de la société Fresenius Kabi Group France.

III-sur la contrefaçon

La société Eli LILLY expose que le médicament générique distribué par les défenderesses constitue une contrefaçon directe par reproduction du produit dont l’utilisation est préconisée dans le brevet EP 508, de manière littérale, dès lors que tous les moyens essentiels de l’invention y sont reproduits, peu important la modification de forme, de matière ou de disposition, par l’emploi d’un sel distinct, indiquant que l’ajout d’une caractéristique au cours de la procédure de délivrance (en visant le pemetrexed disodique), pour des motifs formels et non pour pallier un motif de nullité du brevet, ne rend pas celle-ci essentielle. En l’espèce, la variante acide ou disodique est secondaire et c’est la combinaison des substances qui constitue le moyen essentiel, car elle est nouvelle et inventive.

Le médicament générique constitue également une contrefaçon directe par équivalent, car la combinaison de moyens prévue au brevet, qui constitue le moyen essentiel, est nouvelle et le produit diffusé par les défenderesses, consistant en une combinaison de moyens de structure différents, mais remplissant la même fonction globale en vue d’un résultat semblable, est équivalent donc contrefaisant. Il en est de même y compris si le moyen du sel disodique était considéré comme essentiel et la doctrine de la théorie des équivalents n’a pas vocation à être écartée, lorsque le moyen est repris sous une forme différente, dès lors que le brevet couvre la fonction et non pas uniquement la forme du moyen et que cette fonction n’est pas déjà connue de l’art antérieur.

La contrefaçon par fourniture de moyens, littérale et par équivalent, est également constituée selon les sociétés Lilly, les conditions visées à l’article L. 613-4 du code de la propriété intellectuelle étant remplies.

Les sociétés FRESENIUS répondent que la contrefaçon directe littérale n’est aucunement caractérisée, ainsi que l’ont jugé l’ensemble des juridictions étrangères, car le produit argué de contrefaçon est distinct du produit revendiqué, dans la mesure où l’élément essentiel tenant au sel disodique n’est nullement reproduit et où la combinaison revendiquée n’est ni nouvelle ni inventive. Le fascicule du brevet ne suggère nullement à l’homme du métier d’employer un autre sel et encore moins le diacide trométhamine, peu fréquemment utilisé pour une administration en intraveineuse. D’ailleurs, la société FRESENIUS a obtenu la délivrance d’un brevet en Europe et aux Etats-Unis, avec cette molécule sans que ne lui soit opposé un grief de défaut d’activité inventive. En ce qui concerne la contrefaçon directe par équivalence, celle-ci est exclue et ne peut être invoquée par la titulaire du brevet, d’une part du fait de la rédaction restrictive du brevet, et d’autre part, en l’absence de reprise par le produit argué de contrefaçon, de l’élément spécifique lié à la forme du principe actif, qu’elle désigne comme essentiel, car ajouté au cours de la procédure de délivrance, à seule fin d’obtenir la délivrance du titre. Enfin, la combinaison en cause et donc sa fonction, n’est pas brevetable.

Les conditions de la contrefaçon par fourniture de moyens, invoquée de manière totalement contradictoire avec la contrefaçon directe, ne sont pas réunies. Il ne peut être considéré qu’après dissolution dans le corps du malade, seul demeurerait l’anion pemetrexed, alors qu’il ne s’agit pas d’un élément essentiel de l’invention. Les sociétés FRESENIUS ne livrent aucun moyen relatif à l’invention, ni n’incitent les tiers à commettre une quelconque contrefaçon, indiquant que le corps médical a une stricte obligation de respecter l’AMM du médicament Fresenius, préconisant une dilution dans du glucose, de sorte que le risque de substitution par du chlorure de sodium est peu probable.

Sur ce,
? contrefaçon directe par reproduction ou par équivalent

La contrefaçon directe suppose la reprise des moyens essentiels de l’invention, c’est à dire ceux qui sont nécessaires et suffisants pour assurer la fonction première des moyens inventés et elle est admise lorsque les similitudes essentielles sont reproduites nonobstant des différences secondaires
En l’occurrence, compte tenu de la portée du brevet, et alors que la modification formelle au cours de la procédure de délivrance, ne confère aucun caractère essentiel à l’élément modifié, car elle ne conditionnait pas la délivrance du brevet, ainsi qu’il a été dit précédemment, le moyen essentiel de l’invention consiste en l’application combinée du principe actif pemetrexed, quelle que soit sa forme , avec de la vitamine B12 ou ses autres dérivés, et éventuellement, avec de l’acide folique ou ses autres dérivés.
Le médicament générique de Frésenius est composé du même principe actif pemetrexed, et son administration doit être combinée, à l’instar des préconisations du brevet EP 508, avec de la vitamine B12 et de l’acide folique. Il importe peu dès lors que le composé argué de contrefaçon utilise une solution diacide pour en permettre l’administration, puisque celle-ci ne procure aucun effet technique particulier étant précisé qu’il est admis que le spécialiste en formulation est capable de proposer un certain nombre de possibles contre-ions, autres que le sodium, sous forme d’acide libre ou sous la forme d’un certain nombre de sels pharmaceutiques acceptables bien connus. La sélection de forme de sel est donc sans intérêt aucun, seul comptant l’effet thérapeutique de l’anion pemetrexed combiné avec les autres substances.L’absence d’évidence invoquée par les défenderesses à utiliser ce sel particulier, classé en 10e position des sels fréquemment utilisés, qui est un critère de validité d’une invention et non pas de caractérisation de la contrefaçon, ou encore le fait que la société Frésenius ait obtenu des brevets (EP 768 et US9.421.207) sur cette forme de sel, sont sans incidence.
La variante liée à l’emploi d’un sel différent, est totalement secondaire. Le pemetrexed Fresenius Kabi est administré selon l’utilisation prévue à l’invention, il a vocation à traiter les mêmes affections cancéreuses, avec le même effet technique. Il a été autorisé en tant que médicament générique du médicament de référence
La contrefaçon par reproduction est caractérisée.

Dès lors que la contrefaçon directe par reproduction est constatée,en considération de la portée du brevet telle que déterminée, il est sans objet de se déterminer relativement à la contrefaçon par équivalence.

? contrefaçon par fourniture de moyens

Ces prétentions sont sans objet dès lors qu’a été constatée la contrefaçon directe.

IV-sur la nullité du brevet

A titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la contrefaçon serait déclarée constituée, les sociétés FRESENIUS poursuivent la nullité des revendications 1 et 2, et subséquemment, celle des revendications 3 à 14 dépendantes,du brevet, pour extension au-delà de la demande et pour insuffisance de description et pour défaut d’activité inventive.
Elles soutiennent que les documents de l’art antérieur à la date de priorité et/ou des connaissances générales de l’homme du métier, permettaient à celui-ci d’aboutir avec évidence à l’invention.
Les défenderesses exposent que la combinaison du pemetrexed et d’un acide folique pour remédier à la toxicité de l’antifolate, est connue (Brevet US 5.217.974, [S] et [J] ? échanges de Lilly avec l’agence européenne du médicament-EMA en vue de la demande d’AMM pour le médicament Alimta®), sans que n’ait existé un quelconque préjugé à utiliser l’acide folique. Il était par ailleurs documenté que la toxicité du pemetrexed est corrélée à un taux d’homocystéine élevé, lequel pouvait être réduit par la vitamine B12 et l’acide folique, permettant à l’homme du métier d’envisager l’usage de la vitamine B12, inoffensive. Dès lors, ces enseignements combinés permettaient d’évidence à l’homme du métier de parvenir à la solution préconisée au brevet. Le tribunal fédéral des brevets allemand a d’ailleurs déclaré nul le brevet par décision du 17 juillet 2018,.

La société Eli Lilly conclut au rejet des demandes en nullité du brevet, pour défaut d’activité inventive, indiquant qu’une thérapie en combinaison du pemetrexed avec de la vitamine B12 ne présentait à la date de priorité aucune évidence ; qu’aucun des documents invoqués, dont le nombre est à lui seul suspect, ne contient une quelconque référence à la vitamine B12 et à une combinaison avec du pemetrexed. Il existait au contraire un préjugé à utiliser la vitamine B12, laquelle aurait un effet d’accélération de la division cellulaire des tumeurs, préjugé que le brevet a surmonté. Les documents invoqués n’auraient pas été combinés entre eux, et même consultés pour certains. L’anthologie [J] est un recueil d’articles, dont deux chapitres concernent un antifolate et un seul est relatif au pemetrexed, l’autre faisant référence à la vitamine B12 et des études postérieures [A] ne militaient pas pour l’usage d’un acide folique (lequel diminuerait au contraire l’efficacité de pemetrexed). L’étude [G], considérée par l’OEB, démontre que la toxicité du pemetrexed n’est pas corrélée au marqueur de déficience en vitamine B12. Le document [E] (cycle de l’antifolate) est sans pertinence. La prétendue corrélation entre les taux d’homocystéine et la toxicité du pemetrexed, ne signifie pas que l’homocystéine est la cause des toxicités et qu’il suffit d’administrer de la vitamine B12 pour en abaisser le taux. Le document IBIS porte sur un antifolate différent et pour le traitement d’une affection distincte (arthrite rhumatoïde). Le document [A] suggère au contraire que la supplémentation en acide folique réduit l’efficacité thérapeutique du pemetrexed.
Les sociétés Lilly ajoutent que les griefs d’insuffisance de description et extension indue au-delà de la demande, ne sont pas plus caractérisés ; que le brevet n’étend pas son objet et n’est pas spéculatif, le champ du brevet ne portant pas sur tous les antifolates, mais sur d’autres variantes du pemetrexed disodique ; que l’appréciation et la caractérisation de la contrefaçon est sans effet sur la validité du brevet. L’extension indue ne peut résulter que d’une modification introduite dans le fascicule et ne peut pas résulter de l’appréciation par le tribunal de la portée du titre ou encore de l’AMM (laquelle combine à la fois la supplémentation en vitamine B12 et l’acide folique). Il en est de même en ce qui concerne la suffisance de description. Par ailleurs, les essais mentionnés au brevet concernent également la combinaison du pemetrexed et de la vitamine B12 seule.

Sur ce,
Le brevet européen est déclaré nul par décision de justice, pour les causes énoncées à l’article 138 § 1 de la CBE, dont notamment l’insuffisance de description (b/), extension au-delà de la demande (c/) et si l’invention n’est pas brevetable, et notamment est dépourvue d’activité inventive (a/ et article 56 du même texte).

? sur l’extension au-delà de la demande et l’insuffisance de description

En l’espèce, l’extension du brevet au-delà de la demande n’est pas caractérisée, puisque le brevet a fait l’objet d’une modification, au cours de la procédure de délivrance, pour ajout de matière, pour se conformer à la description du brevet et revendiquer le « pemetrexed disodique », expressément visé à la description, comme mode particulier. L’invention est également suffisamment décrite dans la mesure où les enseignements du brevet, décrits et documentés par des essais, y compris relativement à la combinaison visée à la revendication 1 (pemetrexed et vitamine B12 seule), permettent la mise en ?uvre de l’invention. Ces griefs ne peuvent en tout état de cause être caractérisés au regard des mécanismes d’interprétation, employés par la juridiction, pour déterminer la portée du brevet et pour caractériser la contrefaçon, par variantes ou par équivalence.

? sur le défaut d’activité inventive

Selon l’article L. 611-14 du code de la propriété intellectuelle « une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme du métier, elle ne découle pas d’une manière évidente de l’état de la technique. Si l’état de la technique comprend des documents mentionnés au troisième alinéa de l’article L.611-11, ils ne sont pas pris en considération pour l’appréciation de l’activité inventive. » Afin d’apprécier le caractère inventif, il faut déterminer si, eu égard à l’état de la technique, l’homme du métier, au vu du problème que l’invention prétend résoudre, et en se gardant de toute analyse a posteriori, aurait obtenu la solution technique revendiquée par le brevet en utilisant ses connaissances professionnelles et en effectuant de simples opérations. L’activité inventive se définit au regard du problème spécifique auquel est confronté l’homme du métier et est appréciée au jour de la priorité (en l’espèce, 2000).

Le problème à résoudre est celui de réduire la cytotoxicité de l’antifolate pemetrexed, sans affecter l’efficacité thérapeutique. L’argumentation supposée contraire développée en 2004 par la société Eli Lilly auprès de l’agence européenne du médicament, pour la délivrance d’une AMM, outre qu’elle n’appartient pas à l’état de la technique puisque postérieure à la date de priorité revendiquée et qu’elle n’a aucun lien avec l’activité inventive, n’est pas pertinente pour apprécier l’inventivité du brevet litigieux.

Le document [J] (pièces Frésénius no97, 128, 132) de 1999, est un ouvrage de référence, constitué d’une série d’articles rédigés par des chercheurs dans le domaine de la biochimie des folates, dont le chapitre 8 (pièces Frésenius no97 et 132) concerne le MTA LY231514 ou pemetrexed, où il est indiqué que l’association de cet « antifolate classique » avec une supplémentation en acide folique permet une relation dose/réponse antitumorale excellente et que « ces données suggèrent que la supplémentation en folate, non seulement module la toxicité, mais améliore également légèrement la réponse antitumorale du MTA ». Il y est fait référence à l’étude [S] de 1997, réalisée sur des souris, supplémentées en acide folique. Le chapitre 12 est quant à lui relatif à un antifolate distinct (lometrexol), où il est mentionné qu’une supplémentation en acide folique, normalise la dose/réponse pour atteindre une activité tumorale et il est préconisé l’emploi de quantités adaptées de vitamines B12 et B6, « qui peuvent grandement influer sur la gravité de la toxicité observée ». Les articles Adjei et Crips concernent un cancer colorectal et font référence aux études citées dans [S] ou [A].
Ces documents suggèrent donc que la combinaison pemetrexed ou antifolate et acide folique est intéressante au regard des objectifs de l’invention.

Toutefois, outre qu’il n’est aucunement avéré que l’homme du métier s’intéressant au pemetrexed aurait également consulté l’article consacré à un autre antifolate, ayant des mécanismes d’action distincts et n’ayant pas un effet inhibiteur sur les mêmes enzymes, et qu’il n’apparaît donc pas qu’ait été suggérée la supplémentation en vitamine B12 en combinaison avec le pemetrexed, des études postérieures ([A] I et II) réalisées sur l’homme, nuancent totalement ces considérations, dans la mesure où il y apparaît que la supplémentation en acide folique atténue la toxicité et améliore même la réponse tumorale, mais requiert néanmoins l’usage de doses plus importantes de pemetrexed, avec les risques potentiels d’autres effets indésirables ( un nombre important de patients présentent des insuffisances rénales.)

Ainsi il ne peut être considéré comme le suggèrent les sociétés défenderesses, que le document [J] constitue l’art antérieur le plus pertinent, puisqu’il compile des articles arrêtés à 1997 alors que des études postérieures, mais diffusées avant la priorité, nuancent ces enseignements.

De plus, le Professeur [V] [J] elle-même (Pièce HL no 61 et 61 bis), indique que l’étude [S], portant sur des souris, n’est pas transposable à l’homme ; que d’autres articles contemporains de la priorité faisaient état de préoccupations sur l’efficacité décroissante de l’antifolate en co-administration avec l’acide folique et que la communauté scientifique en 2000 était « réticente à l’utilisation de l’acide folique en co-administration avec des antifolates en général et le pemetrexed ne faisait pas exception ». A cette date il n’y avait donc aucune incitation sérieuse à combiner chez l’homme une administration d’acide folique avec le pemetrexed.

En ce qui concerne la supplémentation en vitamine B12, le document [G] ne démontre aucun lien entre l’acide méthylmalonique (marqueur spécifique de déficience en vitamine B12) et les toxicités du pemetrexed, de sorte que l’homme du métier aurait conclu que la vitamine B12 n’est pas impliquée dans la toxicité observée. Les autres documents invoqués (brevet EP 0595.005, Clarke, Brönstrup, Murray, Brattstrom, Ubbink : pièces Fresenius no 53, 76, 79, 104,129), relatifs aux niveaux d’homocystéine dans le corps, sans lien avec la thérapie anti-cancéreuse et avec les antifolates, sont sans portée.
Le document [E] de 1999 (pièces Fresenius 98 et 116) relate le rôle tenu par les folates et de la vitamine B12 dans le processus biochimique de la vie d’une cellule humaine, pour la formation de l’ADN et dans le processus de transformation de l’homocystéine en méthionine. Il ne concerne pas particulièrement le traitement des cancers, appartient au domaine de la recherche nutritionnelle et n’enseigne nullement d’utiliser la vitamine B12 pour réduire la toxicité du pemetrexed.

Par ailleurs, en 1999, le Vidal (piève HL no50) émettait en ce qui concerne la vitamine B12 une contre-indication à l’usage de la vitamine B12 pour le traitement des tumeurs malignes, en raison de l’action de cette vitamine, sur la croissance des tissus à taux de multiplication cellulaire élevée. Le brevet WO 96/8515 du 13 septembre 1995, suggérait quant à lui qu’une privation totale de vitamine B12 ( ou un appauvrissement en vitamine B12) pouvait être utile dans le traitement du cancer et autres désordres caractérisés par une croissance cellulaire incontrôlée (pièces HL no 56 et 56 bis). Il existait donc comme le suggèrent les sociétés Lilly des raisons objectivement motivées, de ne pas employer avec des traitements chimiothérapiques, la vitamine B12.

Cette analyse est en outre confirmée tant par le professeur [Y] A. [O]le que par le professeur [J], qui conclut que « la co-administration de vitamine B12 n’était pas sur le radar de la communauté antifolate en 2000 », (pièces HL no 74 et 74 bis)

Le document IBIS (pièce Fresenius 77 et 101) n’est pas pertinent, car il concerne un antifolate différent (méthotrexate), utilisé dans le traitement d’une affection différente (arthrite rhumatoïde).
Ainsi, rien ne permet de considérer que l’homme du métier, cherchant à résoudre le problème spécifique du brevet, en ses deux branches, aurait utilisé l’un des quelconques nombreux documents invoqués, seul ou selon les combinaisons suggérées, et serait parvenu avec évidence à la solution préconisée au brevet, étant souligné que l’invention intervient après plusieurs décennies de recherches scientifiques non satisfaisantes, pour répondre à un besoin éprouvé de longue date et constitue un incontestable progrès technique.

Le grief de nullité pour défaut d’activité inventive des revendications 1 et 2 et de celles dépendantes doit donc être écarté.

V ? mesures de réparation

Les demanderesses, en réparation du préjudice généré par les actes de contrefaçon et de concurrence déloyale, occasionnant un trouble dans la distribution en France du fait de la commercialisation du produit pemetrexed Fresenius Kabi, sollicitent des mesures d’interdiction de fabriquer, offrir, mettre dans le commerce, utiliser le médicament contrefaisant, le rappel des produits, leur confiscation et destruction, une communication des sociétés Fresenius Kabi à l’égard de leurs clients, la communication d’éléments dans le cadre du droit d’information (fabricants, quantités stockées, produites, importées, marge brute, noms et adresses des clients?), ainsi que des mesures indemnitaires provisionnelles, respectivement de 10.000.000 d’euros et de 30.000.000 d’euros.

Les sociétés FRESENIUS contestent le taux de redevance de 40 % sollicité qui apparaît manifestement disproportionné. Elles contestent le bien fondé des prétentions de la société Lilly France, fondées sur des faits identiques à ceux de la contrefaçon et en tout état de cause le préjudice qui en résulterait, non justifié en ce qui concerne la perte liée aux ventes, et la prétendue érosion du prix d’Alimta®. Elles concluent au rejet des demandes de réparation complémentaires (rappel des produits et mesures de publicité), et de droit d’information, les données étant publiques.

Sur ce
L’atteinte aux droits de propriété intellectuelle de la société Eli Lilly Company génère du seul fait de la contrefaçon, un préjudice que les sociétés Fresenius sont tenues d’indemniser.
Nonobstant l’absence d’un contrat de licence, la société Lilly France, en qualité de distributeur des produits sur le territoire français, supporte un préjudice économique et commercial, propre et distinct de celui occasionné par les actes de contrefaçon qu’elle ne revendique pas, du fait de l’introduction sur le marché du médicament générique litigieux qui a porté atteinte à son activité et à son organisation, les fautes des défenderesses, bien que procédant des mêmes faits, constituant des fautes distinctes à l’égard de chacune des demanderesses et occasionnant des préjudices distincts sur des fondements distincts, qui doivent être réparés.

Le préjudice économique de la société Eli Lilly, titulaire du brevet, est évalué au regard de la redevance, majorée, qu’elle aurait été en mesure d’attendre si elle avait consenti une autorisation à ses adversaires. Au regard du nombre de fioles de 100 mg (20 742) et 500 mg (46 862) vendues, ainsi qu’il résulte des données publiques disponibles du Groupement pour l’Elaboration et la Réalisation des Statistiques (GERS) et du chiffre d’affaires ainsi généré, et en application d’un taux de redevance majoré de 25 %, il apparaît justifié d’allouer à titre provisionnel, une indemnité de 8 millions d’euros à valoir sur l’indemnisation de ses préjudices.

L’indemnisation du préjudice économique de la société Lilly France, résultant des actes de concurrence déloyale, limité aux gains manqués, en tenant compte des différences entre le prix facial publié au journal officiel et celui effectivement consenti après remises conventionnelles et commerciales, et l’érosion du prix d’Alimta®, inexorable indépendamment de toute commercialisation de générique et imputable seulement partiellement aux défenderesses, sera fixée provisoirement à la somme de 20 millions.

La demande au titre du droit d’information, tel que prévu par l’article L. 615-5-2 du code de la propriété intellectuelle, plus large que les seules données disponibles par l’intermédiaire du GERS précité, est fondée et sera ordonnée dans les limites fixées au dispositif de la présente décision, et notamment, à compter de l’obtention de l’AMM du générique en juillet 2016 (et non au 1er avril 2012 tel que visé), à charge pour les parties d’exploiter entre elles ces informations, le cas échéant dans le cadre d’un cercle de confidentialité et de déterminer entre elles le préjudice et à défaut d’accord, de saisir à nouveau le tribunal afin que celui-ci tranche le différend.

Dès lors que la juridiction a tranché la question de la contrefaçon, il convient de faire droit à la demande complémentaire d’interdiction pour l’avenir, selon les modalités fixées à la présente décision, sans toutefois ordonner le rappel des circuits des produits se trouvant d’ores et déjà chez les grossistes, cette mesure apparaissant disproportionnée, étant observé que les sociétés Lilly n’ont pas fait le choix procédural de solliciter une mesure d’interdiction provisoire et ont ainsi laissé perdurer les agissements, pendant toute la durée de la procédure.

La mesure de communication aux clients n’apparaît pas non plus justifiée et proportionnée, dès lors que les défenderesses devront en tout état de cause expliquer à leurs clients la rupture prochaine de tout approvisionnement du fait de la mesure d’interdiction.

VI ? demande reconventionnelle des sociétés Fresenius

Les sociétés Fresenius invoquent le comportement fautif du titulaire, résultant de la diffusion aux tiers, non justifiée par une mise en connaissance des tiers, par courriers du 31 janvier 2017, d’imputations parcellaires et non objectives à leur égard de faits de contrefaçon, sans mentionner des décisions non encore infirmées qui leur étaient favorables, et réclament la condamnation solidaire des demanderesses au paiement de la somme de 5 millions d’euros.

Les sociétés Lilly concluent au rejet de cette prétention.

Sur ce,
La divulgation par une société d’une information de nature à jeter le discrédit sur une autre société, et notamment la divulgation de l’existence d’une action en justice, constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure.
En l’occurrence, la société Lilly France a effectivement adressé le 31 janvier 2017 (pièce Frésénius no40) un courrier à deux sociétés, mais qui fédèrent de nombreuses établissements de santé, pour les informer des droits de propriété qu’elle détenait jusqu’en 2021, en indiquant qu’elle estimait son brevet valide et qu’elle agirait en conséquence pour défendre ses droits, si un laboratoire envisageait de commercialiser un générique d’Alimta en France, et que différentes procédures étaient déjà en cours en Europe.

Outre que les propos sont généraux, mesurés et objectifs, ils ne désignent nommément aucune société, et particulièrement la société Frésenius. La divulgation fautive d’information au préjudice des défenderesses n’est donc pas caractérisée et les prétentions de ce chef seront rejetées.

VII ? sur les autres demandes

Les sociétés Fresenius, qui succombent, supporteront leurs propres frais et les dépens avec distraction au profit de Maître Stanislas Roux-Vaillard, avocat.
En application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, la partie tenue aux dépens ou à défaut, la partie perdante, est condamnée au paiement d’une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, en tenant compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée.
Les sociétés Fresenius seront condamnées à payer aux sociétés Lilly la somme de 350.000 euros au titre des frais irrépétibles.

Les circonstances de la cause justifient le prononcé de l’exécution provisoire qui apparaît nécessaire et compatible avec la nature de l’affaire.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal statuant publiquement, par jugement contradictoire, mis à disposition au greffe et en premier ressort,

Déclare la société Lilly France recevable à agir au titre de la concurrence déloyale,

Rejette la demande de mise hors de cause de la société Fresenius Kabi Groupe France,

Déboute les sociétés Fresenius de leurs demandes en nullité pour insuffisance de description, extension au-delà de la demande et défaut d’activité inventive, des revendications de la partie française du brevet EP 1 313 508, dont est titulaire la société Eli Lilly,

Dit que les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France ont commis des actes de contrefaçon par reproduction de l’intégralité des revendications de la partie française du brevet européen EP 1 313 508, en fabriquant, offrant, mettant dans le commerce, utilisant, important, exportant, transbordant, ou détenant aux fins précitées, le Pemetrexed Fresenius Kabi,

Fait interdiction aux sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France, directement ou indirectement, de fabriquer, offrir, mettre dans le commerce, utiliser, importer, exporter, transborder, ou détenir aux fins précitées, fournir, livrer ou offrir de fournir, sur le territoire français, à une personne autre que celles autorisées à exploiter l’invention, le Pemetrexed Fresenius Kabi, ou tout autre produit permettant de reproduire les revendications du brevet européen EP 1 313 508, passé le délai 15 jours à compter de la signification de la présente décision, sous astreinte de 700 euros par flacon,

Rejette la demande de rappel et de destruction des stocks en France du Pemetrexed Fresenius Kabi se trouvant dans les circuits commerciaux,

Condamne in solidum les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France à payer à la société Eli Lilly, en réparation des préjudices résultant de la contrefaçon de la partie française du brevet européen EP 1 313 508, la somme à titre provisionnel de 8.000.000 euros à titre de dommages et intérêts à valoir sur l’indemnisation de son préjudice,

Condamne in solidum les mêmes à payer à la société Lilly France en qualité d’exploitant de la spécialité Alimta® en France, la somme à titre provisionnel de 20.000.000 euros à titre de dommages et intérêts à valoir sur l’indemnisation de son préjudice résultant des actes de concurrence déloyale,

Ordonne aux sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France de communiquer aux sociétés Eli Lilly et Lilly France, le cas échéant dans le cadre d’un cercle de confidentialité qui sera organisé entre elles, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, passé le délai de deux mois après la signification du jugement à intervenir :

— les noms et adresses des fabricants, grossistes, importateurs, exportateurs, transbordeurs et autres détenteurs de ces produits,
-les quantités stockées, produites, importées, exportées, transbordées, commercialisées, livrées, reçues ou commandées, ainsi que leurs dates de livraison et prix,

— les marques des produits pertinents et tous les éléments d’identification des produits tels que la désignation, le nom de l’article et le numéro de série du produit,

— la marge brute réalisée sur la vente du Pemetrexed Fresenius Kabi ainsi que toute autre préparation permettant de reproduire les revendications du brevet EP 1 313 508

— les noms et adresses des clients des sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi groupe France, depuis le 22 juillet 2016 et jusqu’au jour du prononcé du présent jugement,

Dit que les parties évalueront amiablement entre elles, le préjudice définitif des sociétés demanderesses et à défaut d’accord, la partie la plus diligente saisira le tribunal au fond, afin de trancher le différend,

Dit n’y avoir lieu à mesure de communication à l’égard de la clientèle des sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France,

Dit que le tribunal se réserve la compétence de la laiquidation des astreintes,

Déboute les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France de leurs demandes reconventionnelles,

Ordonne l’exécution provisoire,

Condamne in solidum les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France à verser aux sociétés Eli Lilly et Lilly France, la somme globale de 350 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

Condamne les sociétés Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France aux dépens,

Autorise Maître Stanislas Roux-Vaillard, avocat, à recouvrer directement contre les défenderesses ceux des dépens dont il aurait fait l’avance sans en avoir reçu provision, en application de l’article 699 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 11 Septembre 2020

Le GreffierLe Président

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Tribunal de grande instance de Paris, 11 septembre 2020, 17/10421