CEDH, M. A. ET AUTRES c. FRANCE et 4 autres affaires, 23 mars 2021, 63664/19 et autres

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Sur les parties

Texte intégral

 
Publié le 12 avril 2021

CINQUIÈME SECTION

Requête no 63664/19
M. A. et 256 autres contre la France

et 4 autres requêtes

(voir liste des requêtes en annexe)
introduites le 6 décembre 2019
communiquées le 23 mars 2021

EXPOSÉ DES FAITS

Les requérants sont deux cent soixante et un hommes et femmes de diverses nationalités : albanaise, algérienne, argentine, belge, brésilienne, britannique, bulgare, camerounaise, canadienne, chinoise, colombienne, dominicaine, équatoguinéene, équatorienne, espagnole, française, nigériane, péruvienne, roumaine et vénézuélienne. Ils sont représentés par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

L’anonymat a été accordé aux requérants par la présidente de la Section (article 33 du règlement).

  1. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

Les requérants indiquent « exerce[r] à titre habituel l’activité de prostitution de façon licite au regard des dispositions du droit français ». Ils dénoncent l’incrimination de tout achat d’actes sexuels, même entre adultes consentants, instaurée par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostitués », et codifiée aux articles 611-1 et 225-12-1 du code pénal (ci-dessous).

Le 1er juin 2018, le syndicat du travail sexuel et les associations médecins du monde, parapluie rouge, les amis du bus des femmes, Cabiria, Griselidis, Paloma, AIDES et Acceptes-t, ainsi que cinq individus, dont quatre des requérants (T.S., requête no 24387/20 ; M.S., requête no 24393/20 ; C.D., requête no 24391/20 ; M.C., requête no 64450/19) saisirent le premier ministre d’une demande tendant à l’abrogation du décret no 2016-1709 du 12 décembre 2016 relatif notamment au stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels, une peine complémentaire instauré par la loi du 13 avril 2016 (codifiée aux articles 131-16 9o bis et 225-20 I 9o du code pénal).

Le 5 septembre 2018, ils saisirent le Conseil d’État d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du premier ministre. Ils soutenaient en particulier que le décret était dépourvu de base légale dès lors qu’il avait été pris pour la mise en œuvre de dispositions législatives contraires à la Constitution et à l’article 8 de la Convention.

Les demandeurs invitèrent le Conseil d’État à renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 611-1, 225-12, 131-16 9o bis et 225-20 I 9o du code pénal, dans leur rédaction issue de la loi du 13 avril 2016.

Le Conseil d’État transmit cette question au Conseil constitutionnel par une décision du 1er février 2019.

  1. La décision du conseil constitutionnel du 1er février 2019

Le 1er février 2019, le Conseil constitutionnel rendit la décision suivante (no 2018-761 QPC) :

« (...) 5. [Il est reproché aux articles 611-1, 225-12-1, 131-16 9o bis et 225-20 I 9o] de réprimer tout achat d’actes sexuels, y compris lorsque ces actes sont accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé. Cette interdiction générale et absolue porterait à la liberté des personnes prostituées et de leurs clients une atteinte non susceptible d’être justifiée par la sauvegarde de l’ordre public, la lutte contre le proxénétisme et le trafic des êtres humains ou la protection des personnes prostituées. Il en résulterait une méconnaissance du droit au respect de la vie privée, ainsi que du droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle qui en découleraient. Il en résulterait, en deuxième lieu, une méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle. Il est soutenu, en dernier lieu, que la pénalisation de tout recours à la prostitution contreviendrait aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines.

6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal.

7. Par ailleurs, certaines parties intervenantes soutiennent que les dispositions contestées auraient pour conséquence d’aggraver l’isolement et la clandestinité des personnes prostituées, les exposant ainsi à des risques accrus de violences de la part de leurs clients et les contraignant, pour continuer à exercer leur métier, à accepter des conditions d’hygiène portant atteinte à leur droit à la protection de la santé.

Sur le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle :

(...) 9. Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration [des droits de l’homme et du citoyen] de 1789.

(...) 11. D’une part, il ressort des travaux préparatoires que, en faisant le choix par les dispositions contestées de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l’asservissement de l’être humain. Il a ainsi entendu assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement et poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions.

12. D’autre part, l’article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Si le législateur a réprimé tout recours à la prostitution, y compris lorsque les actes sexuels se présentent comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, il a considéré que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite et que ces infractions sont rendues possibles par l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées. En prohibant cette demande par l’incrimination contestée, le législateur a retenu un moyen qui n’est pas manifestement inapproprié à l’objectif de politique publique poursuivi.

13. Il résulte de tout ce qui précède que le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et, d’autre part, la liberté personnelle. Le grief tiré de la méconnaissance de cette liberté doit donc être écarté.

Sur les autres griefs :

(...) 16. En deuxième lieu, aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ... ». Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences sanitaires pour les personnes prostituées des dispositions contestées, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate. Le grief tiré de la méconnaissance du droit à la protection de la santé doit donc être écarté.

17. En dernier lieu, il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.

18. Pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux paragraphes 11 et 12, les griefs tirés de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle doivent être écartés.

19. Il résulte de tout ce qui précède que le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal, qui ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution. (...) »

  1. L’arrêt du Conseil d’État du 7 juin 2019

Le Conseil d’État rejeta la requête par un arrêt le 7 juin 2019. Renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel du 1er février 2019, il écarta le moyen relatif à une prétendue inconstitutionnalité des articles 225-12-1 et 611-1 du code pénal. Il écarta ensuite le moyen tiré de l’article 8 de la Convention par les motifs suivants :

« (...) 5. Il ressort (...) des travaux parlementaires préalables à l’adoption de la loi du 13 avril 2016 que le législateur, faisant le constat que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains rendus possibles par l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées, a entendu, en instituant une contravention réprimant le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d’êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l’ordre public.

6. Or, dès lors qu’elle est contrainte, la prostitution est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine. Le choix de prohiber la demande de relations sexuelles tarifées par l’incrimination instituée par les dispositions contestées de la loi du 13 avril 2016 repose sur le constat, ainsi qu’il a été dit au point 5, que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains qui sont rendus possibles par l’existence d’une telle demande. Dans ces conditions, alors même qu’elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions litigieuses ne peuvent, eu égard aux finalités d’intérêt général qu’elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention (...). Il s’ensuit que le moyen tiré de ce que le décret du 12 décembre 2016 aurait été pris pour mettre en œuvre des dispositions législatives incompatibles avec ces stipulations doit être écarté (...) »

  1. Le droit et la pratique internes pertinents

Créés par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostitués », les articles 611-1 et 225-12-1 sont ainsi rédigés :

Article 611-1

« Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe [1 500 euros maximum].

Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17. »

Article 225-12-1

« Lorsqu’il est commis en récidive dans les conditions prévues au second alinéa de l’article 132-11, le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de 3 750 euros d’amende.

Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, des relations de nature sexuelle de la part d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, lorsque cette personne est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse. »

La loi du 13 avril 2016 a par ailleurs abrogé l’article 225-10-1 du code pénal, créé en 2003 par la loi no 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, qui était ainsi libellé :

« Le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. »

  1. Les avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme et du défenseur des droits sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Le 22 mai 2014, la commission nationale consultative des droits de l’homme (« CNCDH ») a rendu l’avis suivant :

« (...) 19. Les articles 16 et 17 de la proposition de loi visent à interdire et à sanctionner l’achat d’un acte sexuel, la CNCDH estime qu’ils posent problème à plus d’un titre. L’exigence de responsabilisation des clients de la prostitution et les fonctions expressive et pédagogique de la loi pénale sont des arguments qui peuvent être avancés en faveur de l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel et de la pénalisation des clients des personnes prostituées. Cependant, la pénalisation du client aura nécessairement des répercussions sur la personne prostituée, puisque l’acte interdit requiert un partenaire exerçant la prostitution. Ainsi, même si c’est le client qui est pénalisé et non la personne qui se prostitue, ces dispositions tendent indirectement à considérer la prostitution comme une activité illicite.

20. La CNCDH s’interroge par ailleurs sur le choix du législateur de fonder sa lutte contre la prostitution sur l’atteinte au principe de dignité, sans prendre les précautions qu’imposerait sa lecture, et ce d’autant que les auditions qu’elle a réalisées montrent combien la question porte division. Elle rappelle à cet égard que les différents travaux du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, ou du Comité chargé en 2009 de réfléchir à la réécriture du Préambule de la Constitution de 1958, soulignent, au-delà du caractère éminent de ce principe, son ambivalence (...).

21. La proposition de loi appréhende également la question de la prostitution à travers le prisme de l’égalité entre les femmes et les hommes : parce qu’il s’agit d’un acte sexuel imposé par l’argent et la contrainte financière, la prostitution serait en soi une violence faite aux femmes et un obstacle à l’égalité. La CNCDH relève en premier lieu que la diversification des situations de prostitution (féminine, masculine et transgenre) rend difficile l’invocation du principe d’égalité. En second lieu, elle observe que la législation sur la traite et l’exploitation, la répression du recours à la prostitution de mineurs ou de personnes particulièrement vulnérables, la législation sur le viol ... sont autant de moyens juridiques permettant déjà de sanctionner les formes de prostitution contraintes et la violence qui s’exerce alors.

22. La pertinence de la disposition visant à pénaliser le client semble de surcroît discutable tant elle risque d’être contreproductive. En effet, la pénalisation des clients relèguerait en fait les personnes prostituées vers des lieux plus reculés et donc plus dangereux. Le pouvoir de « négociation » avec les clients et de choix du client seraient diminués ; les acteurs médico-sociaux auraient plus de difficultés à accéder aux personnes. On risque également d’observer une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et donc un moindre réflexe d’y recourir en cas de violence subie, ce qui constituerait de fait un recul du droit. Cette bienveillance paradoxale induirait donc des stratégies de contournement qui ne seraient pas sans grave incidence sur la santé et les droits des personnes prostituées.

23. En vérité, plutôt que d’instituer un nouvel instrument répressif, mieux vaudrait s’interroger sur la rareté des poursuites et des condamnations dans les cas de recours à la prostitution d’un mineur. (...) La CNCDH estime que la politique pénale doit mettre au cœur de ses priorités la poursuite des clients des mineurs.

24. La pénalisation des clients, difficile à mettre en œuvre, risque de n’avoir d’impact que sur la prostitution visible, la prostitution de rue, et non sur les autres formes d’exploitation de la prostitution. Elle va sans doute contribuer à accentuer le développement d’autres formes de prostitution, dites prostitution « indoor ». Or cette prostitution « invisible » est plus mouvante, voire insaisissable. Dès lors, les victimes de ces formes d’exploitation étant moins accessibles aux associations et aux pouvoirs publics, se pose dont le problème de leur prise en charge et de leur accompagnement. De plus, dans une Europe aux législations hétérogènes, la pénalisation des clients risque de les repousser aux frontières (cf. ce qui se passe à la frontière franco-espagnole, à la Junquera, ou ce qui se passe dans les eaux territoriales danoises, entre la Suède et le Danemark).

25. On peut d’ailleurs s’interroger plus largement sur la cohérence du dispositif prévu : si l’objectif est d’inscrire la prostitution dans le champ des violences et des atteintes la dignité de la personne, pourquoi la nouvelle infraction de recours à la prostitution n’est considérée que comme un simple trouble mineur à l’ordre public, puni par une contravention de 5ème classe ? En outre qu’en est t-il de la symbolique de la loi pénale si, au-delà de l’incertitude pesant sur l’effectivité de sa mise en œuvre, l’interdit se voit discrédité par la faiblesse de la peine contraventionnelle qui l’accompagne ? Enfin, l’efficacité de la répression impliquera la mise en place de dispositifs de surveillance dont la nécessaire généralisation contredira évidemment les exigences d’une société libre.

(...) Recommandation no8 : la CNCDH estime que l’interdiction d’achat d’un acte sexuel et la pénalisation des clients de la prostitution n’est pas une mesure appropriée pour lutter contre la traite et l’exploitation de la prostitution (...) »

Le 16 décembre 2015, le Défenseur des droits a rendu l’avis (no 15-28) ci-dessous :

« (...) Le Défenseur signale que l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel basée sur le modèle suédois n’est pas la mesure la plus efficace pour « réduire la prostitution et pour dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s’implanter sur les territoires » et encore moins « la solution la plus protectrice pour les personnes qui resteront dans la prostitution » comme annoncé dans la proposition de loi.

Outre le fait qu’en France comme en Suède, nous ne disposons pas de chiffres fiables et qu’il est donc difficile de quantifier les effets de la loi sur le système prostitutionnel, le modèle suédois cité en référence est aujourd’hui fortement controversé.

Ainsi, l’impact d’une telle disposition sur le phénomène prostitutionnel en France s’annonce limité voire nul. En revanche les effets sur la santé, la sécurité des personnes et leur accès aux droits fondamentaux sont quant à eux bien étayés par les institutions internationales (OMS, ONUSIDA, PNUD) et françaises (CNS, IGAS, INVS). A l’instar des effets engendrés par la pénalisation du racolage en France, la pénalisation des clients accentuera la précarité des personnes prostituées en les forçant à davantage de clandestinité. En effet, une telle mesure déplacera l’exercice de la prostitution de rue dans des zones toujours plus reculées et/ou isolées, empirant les conditions d’exercice déjà difficiles.

À ce titre, cette plus grande clandestinité rendra plus difficile l’action des services de police dans la lutte contre la traite et le proxénétisme. Comment lutter contre les réseaux dès lors que les victimes ne sont plus visibles et accessibles ?

Cette disposition aura également pour effet d’exposer davantage les prostitué-e-s à la violence de certains clients et aux contaminations au VIH et/ou aux hépatites virales. L’OMS, l’ONUSIDA et le CNS sont unanimes : la pénalisation de la prostitution nuit à la santé des personnes qui la pratiquent. Qu’elles soient ou non contraintes à la prostitution, les personnes proposant des services sexuels tarifés verront leurs capacités de négociation réduites les forçant à accepter certaines pratiques ou rapports non protégés.

Par ailleurs, leur accès à la prévention et aux soins sera encore plus problématique en les éloignant des réseaux de soutien des structures associatives et médicales existantes et en rendant plus complexe l’action des acteurs de prévention. Comment appliquer une véritable politique de réduction des risques pourtant inscrite dans la loi dès lors que les personnes se prostitueraient dans des lieux mal connus ou inaccessibles aux associations ?

Enfin, en entretenant l’amalgame entre travail du sexe et délinquance, la pénalisation de la prostitution accroit la vulnérabilité juridique des prostitué-e-s parfois victimes de harcèlement policier, de gardes-à-vues abusives et d’humiliations. De ce fait, les associations observent une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et un moindre recours en cas de violence subie. Au lieu d’être une source de protection, la sanction des clients pour recours à la prostitution entrave dans l’accès aux droits des personnes prostituées (...) »

  1. L’enquête relative à l’impact de la loi du 13 avril 2016

Une enquête fut conduite entre 2016 et 2018 sous la supervision de deux chercheurs en sciences politiques et sociologie et en coopération avec des associations afin d’évaluer l’impact de la loi du 13 avril 2016 sur les conditions de vie et de travail des personnes prostituées. Soixante-dix entretiens individuels furent réalisés avec des personnes prostituées (trente-huit autres furent consultées via des « focus groups » et ateliers), et vingt-quatre entretiens et « focus groups » furent organisés avec des associations de personnes prostituées. Une enquête quantitative fut parallèlement menée, à laquelle cinq cent quatre-vingt-trois personnes prostituées ont répondu.

Intitulé « que pensent les travailleurs.se.s du sexe de la loi prostitution – enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système prostitutionnel » et publié en avril 2018, le rapport de l’enquête souligne notamment ce qui suit (extraits du résumé) :

« (...) malgré l’intention de protection des personnes affichée par la loi, la majorité des travailleur.se.s du sexe interrogé.e.s considèrent que la pénalisation des clients s’avère plus préjudiciable pour elles et eux que l’ancienne mesure de pénalisation du racolage public. La grande majorité des personnes considèrent qu’elles maîtrisent moins bien leurs conditions de travail alors que le nombre de clients diminue depuis l’adoption de la loi, voire pendant la période des débats étant donné leur forte médiatisation. Les revenus des travailleur.se.s du sexe ont été fortement impactés. Dans ces conditions, la quasi-totalité des personnes enquêtées se sont prononcées en défaveur de la pénalisation des clients.

(...) Si, depuis la pénalisation des clients, les travailleur.se.s du sexe continuent malgré tout de travailler, leurs conditions de travail se sont for­tement dégradées. Malgré ce que la loi annon­çait, notamment qu’en pénalisant la demande (les clients) l’offre serait également réduite, les entretiens avec les associations indiquent qu’il n’y a pas de baisse du nombre de travaileur. se.s du sexe. Les effets négatifs de la loi se font ressentir sur leur sécurité, leur santé et leurs conditions de vie en général. La loi a eu un impact négatif sur leur autonomie au travail, sur les risques qu’elles et ils sont amené.e.s à prendre, sur leur stigmatisation et sur leur situation économique. La quasi-totalité des travailleur.se.s du sexe et toutes les associations interrogées décrivent une perte de pouvoir dans la relation avec le client : ce dernier impose plus souvent ses conditions (rapports non proté­gés, baisse des prix, tentative de ne pas payer, etc.) parce qu’il est celui qui prend des risques. Cette situation entraîne un appauvrisse­ment des personnes, surtout pour celles déjà en situation de précarité, en particu­lier les femmes migrantes travaillant dans la rue.

62,9 % des répondant.e.s a l’enquête quantitative constatent une détérioration de leurs conditions de vie depuis avril 2016 et 78,2 % ont constaté une baisse de leurs revenus. Cette situation les pousse à prendre plus de risques au travail et les impacts sur la santé sont préoccupants. En effet, les entretiens qualitatifs évoquent de manière inquiétante un recul de l’usage du préservatif ainsi que des ruptures de trai­tement pour des personnes séropositives. Le stress engendré par la précarisation entraîne divers problèmes psychosomatiques, pour certain.e.s des problèmes de consommation d’alcool, de tabac ou autres substances, voire suscite des pensées suici­daires. Les résultats de l’enquête qualitative mettent en évidence une augmentation des violences multiformes : insultes de rue, violences physiques, violences sexuelles, vols, braquages dans les appartements. Précarisation, prise de risque dans les pratiques sexuelles et exposition aux violences forment un cercle vicieux.

(...) Deux ans après le vote de la loi, c’est le volet ré­pressif qui a le plus concerné les travailleur.se.s du sexe en accentuant les situations de précarité, de violences, de stigmatisation et en exposant à des risques pour la santé (...) »

GRIEFS

Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, les requérants soutiennent que la loi française qui incrimine l’achat de pratiques sexuelles met dans un état de grave péril l’intégrité physique et psychique et la santé des personnes qui, comme eux, pratiquent l’activité de prostitution. En optant pour une criminalisation de l’achat de services sexuels, la France aurait poussé les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement. Cela les aurait rendus plus vulnérables face à leurs clients, lesquels se trouveraient plus à même d’être impunément violents à leur égard ou de leur imposer des pratiques à risques, les exposerait davantage au vol, aux agressions, à la stigmatisation et aux risques de contamination, et restreindraient leur accès aux services de prévention, de soins et d’aide à l’insertion.

Invoquant l’article 8, les requérants soutiennent que la répression pénale du recours, même entre adultes consentants et même dans des espaces purement privés, à des prestations sexuelles contre rémunération porte radicalement atteinte au droit au respect de la vie privée en ce qu’il comprend le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle.

QUESTIONS AUX PARTIES

1.  Les requérants peuvent-ils se dire victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, de la violation des articles 2 et 3 de la Convention et de la violation de l’article 8 de la Convention qu’ils dénoncent ?

2.  Les requérants sont-ils fondés à soutenir que, du fait de l’incrimination de l’achat d’actes sexuels que posent les articles 611-1 et 225-12-1 du code pénal, l’État défendeur méconnait à leur égard, en tant que personnes prostituées, les obligations positives de protection qui résultent des articles 2 et 3 de la Convention ?

3.  Les requérants sont-ils fondés à soutenir que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels que posent les articles 611-1 et 225-12-1 du code pénal emporte violation de leur droit au respect de leur vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention, en tant que personnes prostituées ?


ANNEXE

Liste des requêtes (l’anonymat a été accordé)

No

Requête No

Nom de l’affaire

1.

63664/19

M. A. et 256 autres c. France

2.

64450/19

M. C. c. France

3.

24387/20

T. S. c. France

4.

24391/20

C. D. c. France

5.

24393/20

M. S. c. France

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