CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE VO c. FRANCE, 8 juillet 2004, 53924/00

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Sur la décision

Référence :
CEDH, Cour (Grande Chambre), 8 juill. 2004, n° 53924/00
Numéro(s) : 53924/00
Publication : Recueil des arrêts et décisions 2004-VIII
Type de document : Arrêt
Jurisprudence de Strasbourg : Boso c. Italie (déc), no 50490/99, 5 septembre 2002
Boso c. Italie, no 50490/99, CEDH-2002-VII
Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, § 33
Brüggemann et Scheuten c. République fédérale d'Allemagne, no 6959/75, Rapport de la Commission du 12 juillet 1977, DR 10, p. 123, § 61
Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, § 51, p. 1502-1503
Mc Cann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, § 147
Open Door and Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, p. 138, § 59, p. 139, § 61, et p. 140, § 64
L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, § 36
Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, §19
Reeve c. Royaume-Uni, no 24844/94, décision de la Commission du 30 novembre 1994, DR 79-B, p. 146
Giuliano Lazzarini et Maria Paola Ghiacci c. Italie (déc), no 53749/00, 7 novembre 2002
H. c. Norvège, no 17004/90, décision de la Commission du 19 mai 1992, DR 73, p.155. Kress c. France [GC], no 39594/98, §§ 14 et s., CEDH 2001-VI
Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2000-VIII
Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, 12 février 2004
Powell c. Royaume-Uni, (déc), no 45305/99, p. 459, CEDH 2000-V
Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31
X c. Autriche, no 7045/75, décision de la Commission du 10 décembre 1976, DR 7, p. 87
X. c. Norvège, no 867/60, décision de la Commission du 29 mai 1961, Recueil des décisions, vol. 6, p. 34
X. c. Royaume-Uni, no 8416/79, décision de la Commission du 13 mai 1980, Décisions et Rapports (DR) 19, p. 244, p. 259, § 7, et p. 262
Références à des textes internationaux :
Convention d'Oviedo sur les Droits de l'Homme et la biomédecine;Protocole additionnel à la Convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine portant interdiction du clonage d'êtres humains
Organisations mentionnées :
  • Comité des Ministres
  • Comité consultatif
Niveau d’importance : Publiée au Recueil
Opinion(s) séparée(s) : Oui
Conclusions : Exceptions préliminaires rejetées (ratione materiae, non-épuisement des voies de recours internes) ; Non-violation de l'art. 2
Identifiant HUDOC : 001-66445
Identifiant européen : ECLI:CE:ECHR:2004:0708JUD005392400
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Sur les parties

Texte intégral

AFFAIRE VO c. FRANCE

(Requête no 53924/00)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2004


En l’affaire Vo c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
SirNicolas Bratza,
M.L. Caflisch,
MmeV. Strážnická,
MM.P. Lorenzen,
K. Jungwiert,
M. Fischbach,
J. Hedigan,
MmeW. Thomassen,
MM.A.B. Baka,
K. Traja,
M. Ugrekhelidze,
MmeA. Mularoni,
M.K. Hajiyev, juges,
et de M. P.J. Mahoney, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 décembre 2003 et 2 juin 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53924/00) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Thi-Nho Vo (« la requérante »), a saisi la Cour le 20 décembre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me B. Le Griel, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  La requérante alléguait en particulier la violation de l’article 2 de la Convention au motif que l’incrimination d’homicide involontaire n’avait pas été retenue à l’encontre du médecin responsable de la mort de son enfant in utero.

4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire a décidé, le 22 mai 2003, de se dessaisir au profit de la Grande Chambre avec effet immédiat, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

5.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

6.  La requérante et le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Par ailleurs, des observations ont également été reçues du Centre des droits génésiques (Center for Reproductive Rights) et de l’Association pour le planning familial (Family Planning Association), autorisés par le président à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

7.  Une audience consacrée à la recevabilité et au fond de l’affaire s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 10 décembre 2003 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MM.F. Alabrune, directeur adjoint des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères,agent,
G. Dutertre, rédacteur à la sous-direction
des droits de l’homme
de la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,
MmeJ. Vailhe, rédactrice au service des affaires européennes
et internationales du ministère de la Justice,
MM.P. Prache, direction des affaires criminelles et des grâces
du ministère de la Justice,
H. Blondet, conseiller à la Cour de cassation,
MmeV. Sagant, service des affaires européennes
et internationales du ministère de la Justice,conseils ;

–  pour la requérante
MeB. Le Griel, avocat au barreau de Paris,conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Le Griel et M. Alabrune.

8.  Conformément aux dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention et de l’article 54 A § 3 du règlement, la Cour a décidé d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de la requête.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9.  La requérante est née en 1967 et réside à Bourg-en-Bresse.

10.  Le 27 novembre 1991, la requérante, d’origine vietnamienne, se présenta à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu de Lyon pour y subir la visite médicale du sixième mois de sa grossesse.

11.  Le même jour, une autre femme, nommée Mme Thi Thanh Van Vo, devait se faire enlever un stérilet dans le même établissement. Le médecin, le docteur G., qui devait effectuer cette opération appela dans la salle d’attente « Madame Vo », appel auquel la requérante répondit.

Après un bref entretien, le médecin constata que la requérante ne comprenait pas bien le français. Ayant étudié le dossier, il entreprit d’ôter le stérilet sans aucun examen préalable de la patiente. En cours d’opération, le médecin perça la poche des eaux, entraînant ainsi une importante perte du liquide amniotique.

Après un examen clinique qui révéla l’existence d’un gros utérus, le médecin prescrivit une échographie. Il apprit alors que celle-ci venait d’être faite et comprit qu’une erreur sur la personne avait été commise. La requérante fut immédiatement hospitalisée.

Le docteur G. tenta ensuite de procéder à l’enlèvement du stérilet sur Mme Thi Thanh Van Vo et, n’y réussissant pas, prescrivit une intervention sous anesthésie générale devant avoir lieu le lendemain matin. Une nouvelle erreur était alors commise et la requérante, conduite au bloc opératoire à la place de Mme Thi Thanh Van Vo, ne dut qu’à ses protestations et au fait qu’un médecin anesthésiste la reconnut d’échapper à l’intervention chirurgicale destinée à son homonyme.

12.  La requérante quitta l’hôpital le 29 novembre 1991. Le 4 décembre 1991, elle y revint pour la vérification de l’évolution de sa grossesse ; les médecins constatèrent que le liquide amniotique ne s’était pas reconstitué et que la grossesse ne pouvait plus se poursuivre. Une interruption thérapeutique de la grossesse fut effectuée le 5 décembre 1991.

13.  Le 11 décembre 1991, la requérante et son compagnon portèrent plainte avec constitution de partie civile pour blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail de moins de trois mois commises sur l’intéressée et pour homicide commis sur son enfant. A la suite de cette plainte, trois rapports d’expertise furent déposés.

14.  Le premier rapport, remis le 16 janvier 1992, conclut que le fœtus de sexe féminin devait se trouver entre vingt et vingt et une semaines depuis la conception, qu’il pesait 375 grammes, mesurait 28 centimètres, avait un périmètre crânien de 17 centimètres, et qu’il n’avait pas respiré à sa sortie. L’expertise conclut également qu’il n’y avait aucun signe de violence ou de malformation et qu’aucun constat ne permettait d’attribuer le décès à une cause morphologique ou à une atteinte organique. Par ailleurs, l’autopsie réalisée à la suite de l’avortement thérapeutique et l’analyse anatomo-pathologique du corps permirent de conclure que le poumon fœtal présentait un âge de vingt à vingt-quatre semaines.

15.  Le 3 août 1992, un deuxième rapport fut déposé concernant les blessures commises sur la personne de la requérante :

« a)  Il existe une période d’incapacité temporaire totale du 27 novembre 1991 au 13 décembre 1991, date d’entrée à la clinique du Tonkin pour une tout autre pathologie (appendicectomie)

b)  la date de consolidation peut être fixée au 13 décembre 1991

c)   il n’existe pas de préjudice d’agrément

d)  il n’existe pas de préjudice esthétique

e)  il n’existe pas de préjudice professionnel

f)  il n’existe pas d’incapacité permanente partielle

Il reste à évaluer le pretium doloris dû aux répercussions de cet événement. Il conviendrait de faire ces évaluations avec un médecin d’origine vietnamienne et psychiatre ou psychologue. »

16.  Le troisième rapport, rendu le 29 septembre 1992, fit état du dysfonctionnement du service hospitalier mis en cause et de la négligence du médecin :

« 1o  L’organisation des consultations des services des professeurs [T.] et [R.] à l’Hôtel-Dieu de Lyon n’est pas exempte de reproches, en particulier en ce qui concerne les risques de confusion dus aux homonymies fréquentes des patientes d’origine étrangère, risque sûrement augmenté du fait de leur ignorance ou de leur compréhension limitée de notre langue.

2o  Une orientation imprécise des patientes, une désignation insuffisamment claire des bureaux médicaux et des médecins y consultant ont favorisé l’inversion des patientes de patronyme voisin et expliquent que le Dr [G.] ayant pris connaissance du dossier médical de Mme Thi Thanh Van Vo a vu se présenter à son appel [la requérante].

3o  Le docteur a agi par négligence, par omission et il s’est fié aux seuls examens para-cliniques. Il n’a pas examiné sa patiente et par un geste malencontreux a déclenché une interruption de grossesse à cinq mois par rupture de la poche des eaux. Ce geste engage sa responsabilité mais il existe des circonstances atténuantes. »

17.  Le 25 janvier 1993, puis à la suite d’un réquisitoire supplétif du procureur de la République en date du 26 avril 1994, le docteur G. fut mis en examen pour avoir, le 27 novembre 1991, à Lyon,

–  par maladresse, imprudence, inattention, en l’espèce en perforant la poche des eaux dans laquelle se développait le fœtus de la requérante alors vivant et viable, involontairement provoqué la mort de cet enfant (faits prévus et réprimés par l’article 319 du code pénal ancien – texte applicable à la date des faits –, et à ce jour l’article 221-6 du code pénal) ;

–  par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou les règlements, causé à la requérante une atteinte à l’intégrité de sa personne, suivie d’une incapacité totale de travail n’excédant pas trois mois (faits prévus et réprimés par l’article R. 40 4o du code pénal ancien – texte applicable à la date des faits –, et à ce jour les articles R. 625-2 et R. 625-4 du code pénal).

18.  Par une ordonnance du 31 août 1995, le docteur G. fut renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lyon des chefs d’atteinte involontaire à la vie et contravention de blessures involontaires.

19.  Par un jugement du 3 juin 1996, le tribunal constata l’amnistie de plein droit de la contravention de blessures involontaires sur la personne de la requérante conformément à la loi d’amnistie du 3 août 1995. Sur le délit d’atteinte involontaire à la vie sur le fœtus, le tribunal s’exprima dans les termes suivants :

« La question posée au tribunal est de savoir si l’infraction d’homicide involontaire ou d’atteinte involontaire à la vie est constituée lorsque l’atteinte à la vie concerne le fœtus, si le fœtus de 20 à 21 semaines constitue une personne humaine (autrui au sens de l’article 221-6 du code pénal).

(...)

Les éléments d’expertise doivent être homologués. Le fœtus avait entre 20 et 21 semaines.

–  A quel stade de maturité l’embryon peut-il être considéré comme une personne humaine ?

La loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse énonce : « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. »

La loi du 29 juillet 1994 (article 16 du code civil) énonce : « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie. »

Les lois du 29 juillet 1994 utilisaient expressément pour la première fois les termes « embryon » et « embryon humain ». Aucun de ces textes ne définit cependant ce qu’est l’embryon humain.

Plusieurs parlementaires (députés ou sénateurs), dans le cadre de la préparation de la législation sur la bioéthique, ont voulu définir l’embryon. Charles de Courson proposait de le définir ainsi : « tout être humain doit être respecté dès le commencement de la vie, l’embryon humain est un être humain. » Jean-François Mattéi énonçait : « l’embryon n’est en tout état de cause que l’expression morphologique d’une seule et même vie qui commence dès la fécondation et se poursuit jusqu’à la mort en passant par différentes étapes. En l’état actuel des connaissances on ne sait pas précisément quand le zygote devient l’embryon, l’embryon fœtus, le seul fait indiscutable étant le démarrage du processus de la vie lors de la fécondation. »

Ainsi il apparaît qu’aucune règle juridique ne précise la situation juridique de l’embryon, depuis sa formation et au fur et à mesure de son développement. Il y a lieu, devant cette absence de définition juridique d’en revenir aux connaissances acquises. Il est établi que la viabilité du fœtus se situe à 6 mois, en aucun cas dans l’état actuel des connaissances à 20 ou 21 semaines.

Le tribunal ne peut que retenir cet élément (viabilité à 6 mois) et ne peut créer le droit sur une question que les législateurs n’ont pu définir encore.

Ainsi le tribunal retient que le fœtus est viable à compter de 6 mois. Qu’un fœtus de 20 à 21 semaines n’est pas viable et qu’il n’est pas une personne humaine ou autrui au sens des articles 319 ancien du code pénal et 221-6 du code pénal.

Le délit d’homicide involontaire ou atteinte involontaire à la vie sur un fœtus de 20 à 21 semaines n’est pas établi, le fœtus n’étant pas une personne humaine ou autrui (...)

Renvoie le Dr G. des fins de la poursuite sans peine ni dépens (...) »

20.  Le 10 juin 1996, la requérante interjeta appel du jugement. Elle soutint que le docteur G. avait commis une faute personnelle détachable du fonctionnement du service public et sollicita l’allocation des sommes suivantes : un million de francs français (FRF) à titre de dommages-intérêts dont 900 000 FRF pour la mort de l’enfant et 100 000 FRF pour la blessure par elle subie. Le ministère public, second appelant, requit l’infirmation du jugement de relaxe en faisant observer que « le prévenu, en omettant d’effectuer un examen clinique, a commis une faute ayant causé la mort du fœtus, qui au moment de l’acte dommageable, âgé de vingt à vingt-quatre semaines, poursuivait normalement et inexorablement, sans aucun doute médical sur son avenir, le chemin de vie qu’il avait entamé ».

21.  Par un arrêt du 13 mars 1997, la cour d’appel de Lyon confirma le jugement en ce qu’il avait constaté l’extinction de l’action publique du chef de la contravention de blessures involontaires et l’infirma pour le reste en déclarant le médecin coupable d’homicide involontaire. Elle le condamna à six mois d’emprisonnement avec sursis et 10 000 FRF d’amende. Elle statua ainsi :

« (...) Attendu qu’en l’espèce la faute du docteur [G.] est d’autant plus caractérisée que la patiente, n’ayant pas une pratique suffisante de la langue française, n’était pas à même d’exposer ses doléances, de répondre à ses questions, de lui préciser la date des dernières règles, éléments qui auraient dû l’inciter d’autant plus à pratiquer un examen clinique minutieux ; que l’allégation selon laquelle il était en droit de se fier aux seuls documents médicaux démontre que ce jeune médecin, scientifique accompli, méconnaissait toutefois un aspect essentiel de l’art médical constitué par l’écoute, la connaissance, l’examen du malade ; que d’ailleurs, devant la Cour, le Dr [G.] a précisé que depuis cet accident il avait « l’obsession de la précaution » à prendre avant d’opérer ;

Attendu que cette faute d’imprudence et de négligence présente un lien de causalité certaine avec la perte de l’enfant dont Madame Vo était enceinte, le prévenu ayant lui-même reconnu, avec une incontestable loyauté, que l’examen clinique lui aurait permis de constater l’état de grossesse de sa patiente et de déceler l’interversion de personnes s’étant produite ;

Attendu que s’agissant de la qualification d’homicide involontaire il convient dans un premier temps de rappeler les principes juridiques gouvernant la matière ;

Attendu que diverses dispositions conventionnelles telles que l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que l’article 6 du Pacte international sur les droits civils et politiques, que l’article 6 de la Convention relative aux droits de l’enfant signée à New York le 26 janvier 1990, reconnaissent l’existence, pour toute personne, et notamment l’enfant, d’un droit à la vie protégé par la loi ;

Attendu qu’en droit interne, l’article 1er de la loi 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse a précisé que « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. (qu)’Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi. » ;

Attendu, par ailleurs, que la loi 94-653 du 29 juillet 1994, relative au respect du corps humain, a rappelé dans l’article 16 du code civil que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » ;

Attendu que ces dispositions législatives ne sauraient être considérées comme de simples déclarations d’intention, dépourvues de tout effet juridique, alors que l’article 16-9 du code civil indique que les dispositions de l’article 16 sont d’ordre public ;

Attendu que de son côté la Cour de cassation, Chambre criminelle, dans deux arrêts rendus le 27 novembre 1996, a fait application de ces principes de droit international et de droit interne en précisant que la loi du 17 janvier 1975 n’admet qu’il soit porté atteinte au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie, rappelé en son article 1er, qu’en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu’elle définit ;

Qu’elle a ajouté qu’eu égard aux conditions ainsi posées par le législateur, l’ensemble des dispositions issues de cette loi et de celle du 31 décembre 1979 relative à l’interruption volontaire de grossesse n’étaient pas incompatibles avec les stipulations conventionnelles précitées ;

Qu’elle a par ailleurs rappelé que lors de la signature à New York le 26 janvier 1990 de la Convention relative aux droits de l’enfant, la France avait formulé une déclaration interprétative selon laquelle cette Convention ne saurait être interprétée comme faisant obstacle à l’application des dispositions de la législation française relative à l’interruption volontaire de grossesse ; que cette réserve démontre a contrario, que ladite Convention était susceptible de concerner le fœtus de moins de dix semaines, délai légal en France de l’interruption volontaire de la grossesse ;

Attendu qu’il en résulte que, sous réserve des dispositions relatives à l’interruption volontaire de la grossesse et de celles relatives à l’avortement thérapeutique, la loi consacre le respect de tout être humain dès le commencement de la vie, sans qu’il soit exigé que l’enfant naisse viable, du moment qu’il était en vie lors de l’atteinte qui lui a été portée ;

Attendu qu’au demeurant la viabilité constitue une notion scientifiquement contingente et incertaine comme le reconnaît le prévenu lui-même qui, poursuivant actuellement des études aux Etats-Unis, a précisé devant la Cour que des fœtus nés 23 ou 24 semaines après la conception avaient pu être maintenus en vie alors qu’une telle hypothèse était totalement exclue quelques années auparavant ; que dans la consultation établie par le professeur [T.] et produite par le docteur [G.], il est fait état du rapport du professeur Mattéi indiquant que l’embryon n’est que l’expression morphologique d’une seule et même vie qui commence dès la fécondation et se poursuit jusqu’à la mort, en passant par différentes étapes, sans que l’on sache à quel moment le zygote devient embryon, l’embryon fœtus, le seul fait indiscutable étant le démarrage du processus de vie lors de la fécondation ; (...)

Attendu qu’ainsi la viabilité lors de la naissance, notion scientifiquement incertaine, est de surcroît dépourvue de toute portée juridique, la loi n’opérant aucune distinction à cet égard ;

Attendu qu’en l’espèce il est établi que lors de l’échographie effectuée le 27 novembre 1991, suivie le même jour de la perte du liquide amniotique, la grossesse de [la requérante] se poursuivait normalement et que l’enfant qu’elle portait était en vie ; que lors de l’avortement thérapeutique réalisé le 5 décembre 1991, il a été constaté que, selon les mensurations de l’enfant comparées aux tables publiées, il était permis d’attribuer à ce fœtus un âge de 20 à 21 semaines, qui pourrait même être supérieur dans la mesure où il n’est pas certain que ces tables prennent en compte la morphologie propre aux enfants d’origine vietnamienne, le docteur [G.], interrogé sur ce point à l’audience, n’ayant pu fournir aucune précision supplémentaire ; que l’examen anatomo-pathologique avait permis de conclure que le poumon fœtal présentait un âge de 20 à 24 semaines ; attendu qu’il résulte de l’ensemble de ces indications que l’âge du fœtus était de 20 à 24 semaines, ses mensurations incitant plutôt à incliner vers la branche basse de l’évaluation ; qu’en tout état de cause l’âge de ce fœtus était très proche de celui de certains fœtus ayant pu survivre aux Etats-Unis comme l’a précisé le docteur [G.] ; que les photographies figurant au dossier sous la cote D 32 montrent un enfant parfaitement formé dont la vie a été interrompue par la négligence du prévenu ;

Attendu que comme l’avait fait remarquer la cour d’appel de Douai dans son arrêt du 2 juin 1987, si l’atteinte portée à l’enfant avait provoqué une lésion n’entraînant pas sa mort, la qualification de blessures involontaires eût été retenue sans hésitation aucune ; qu’à plus forte raison, la qualification d’homicide involontaire doit être retenue s’agissant d’une atteinte ayant provoqué la mort de l’enfant ;

Attendu qu’ainsi tant l’application stricte des principes juridiques que des données acquises de la science que des considérations d’élémentaire bon sens, conduisent à retenir la qualification d’homicide involontaire s’agissant d’une atteinte par imprudence ou négligence portée à un fœtus âgé de 20 à 24 semaines en parfaite santé, ayant causé la mort de celui-ci ;

Attendu qu’en conséquence le jugement déféré doit être infirmé (...) ;

Attendu que si l’action civile de [la requérante] est recevable, ne serait-ce que pour corroborer l’action publique, la Cour est incompétente pour statuer sur la demande en réparation ; qu’en effet, la faute d’imprudence et de négligence commise par le docteur [G.], médecin dans un hôpital public, quoique non dépourvue de gravité, ne présente pas toutefois le caractère d’une faute personnelle d’une exceptionnelle gravité, traduisant une méconnaissance totale des principes les plus élémentaires et des devoirs de sa mission, la rendant détachable du service ;

Attendu en revanche qu’il convient de condamner le docteur [G.] à payer à cette partie civile, une indemnité de 5 000 francs au titre de l’article 475-1 du code de procédure pénale au titre des frais non payés par l’Etat et exposés par celle-ci ;

(...) »

22.  Sur pourvoi du médecin, la Cour de cassation, par un arrêt du 30 juin 1999, cassa l’arrêt de la cour d’appel de Lyon et dit n’y avoir lieu à renvoi :

« Vu l’article 111-4 du code pénal ;

Attendu que la loi pénale est d’interprétation stricte ;

(...)

Attendu que, pour déclarer [le médecin] coupable d’homicide involontaire, la juridiction du second degré relève que l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaissent l’existence, pour toute personne, d’un droit à la vie protégé par la loi ; qu’elle souligne que la loi du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de grossesse, pose le principe du respect de l’être humain dès le commencement de sa vie, désormais rappelé par l’article 16 du code civil dans la rédaction issue de la loi du 29 juillet 1994 ; qu’ensuite elle énonce qu’en intervenant sans examen clinique préalable, le médecin a commis une faute d’imprudence et de négligence, qui présente un lien de causalité certain avec la mort de l’enfant que portait la patiente ;

Mais attendu qu’en statuant ainsi, alors que les faits reprochés au prévenu n’entrent pas dans les prévisions des articles 319 ancien et 221-6 du code pénal, la cour d’appel a méconnu le texte susvisé ;

(...) »

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Le code pénal

23.  Le texte, applicable au moment des faits, prévoyant et réprimant les atteintes portées involontairement à la vie était, avant le 1er mars 1994, l’article 319 du code pénal, qui se lit comme suit :

« Quiconque, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, aura commis involontairement un homicide ou en aura été involontairement la cause, sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, et d’une amende de 1 000 francs à 30 000 francs. »

24.  Depuis le 1er mars 1994, l’article pertinent est l’article 221-6 du code pénal (modifié par la loi no 2000-647 du 10 juillet 2000 et l’ordonnance no 2000-916 du 19 septembre 2000) qui figure dans la section II (« Des atteintes involontaires à la vie ») du chapitre I (« Des atteintes à la vie de la personne ») du titre II (« Des atteintes à la personne humaine ») du livre II (« Des crimes et délits contre les personnes »). L’article 221-6 est ainsi rédigé :

« Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l’article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d’autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

En cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende. »

25.  L’article 223-10 du code pénal, qui concerne l’interruption volontaire de la grossesse d’une femme sans son consentement par un tiers, figure à la section V intitulée « De l’interruption illégale de la grossesse » du chapitre III ayant pour titre « De la mise en danger de la personne » du titre II du livre II, et se lit ainsi :

« L’interruption de la grossesse sans le consentement de l’intéressée est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. »

26.  La section III intitulée « De la protection de l’embryon humain » du chapitre I (« Des infractions en matière d’éthique biomédicale ») du titre I (« Des infractions en matière de santé publique ») du livre V (« Des autres crimes et délits ») énonce plusieurs prohibitions au regard de l’éthique médicale (articles 511-15 à 511-25) dont, par exemple, la conception d’embryons humains in vitro à des fins de recherche ou d’expérimentation (article 511-18).

B.  Le code de la santé publique

27.  A l’époque des faits, le délai de prescription de l’action en responsabilité administrative était de quatre ans et la période pendant laquelle l’interruption volontaire de grossesse était légale était de dix semaines à partir de la conception.

28.  Les dispositions du code de la santé publique, telles qu’elles sont en vigueur, notamment depuis la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, se lisent comme suit :

Article L. 1142-1

« Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic, ou de soins qu’en cas de faute.

(...) »

Article L. 1142-2

« Les professionnels de santé exerçant à titre libéral, les établissements de santé, services de santé et organismes mentionnés à l’article L. 1142-1, et toute autre personne morale, autre que l’Etat, exerçant des activités de prévention, de diagnostic ou de soins ainsi que les producteurs, exploitants et fournisseurs de produits de santé, à l’état de produits finis, mentionnés à l’article L. 5311-1 à l’exclusion du 5º, sous réserve des dispositions de l’article L. 1222-9, et des 11º, 14º et 15º, utilisés à l’occasion de ces activités, sont tenus de souscrire une assurance destinée à les garantir pour leur responsabilité civile ou administrative susceptible d’être engagée en raison de dommages subis par des tiers et résultant d’atteintes à la personne, survenant dans le cadre de l’ensemble de cette activité.

(...) »

Article L. 1142-28

« Les actions tendant à mettre en cause la responsabilité des professionnels de santé ou des établissements de santé publics ou privés à l’occasion d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins se prescrivent par dix ans à compter de la consolidation du dommage. »

Article L. 2211-1

« Comme il est dit à l’article 16 du code civil ci-après reproduit :

« La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »

Article L. 2211-2

« Il ne saurait être porté atteinte au principe mentionné à l’article L. 2211-1 qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par le présent titre.

L’enseignement de ce principe et de ses conséquences, l’information sur les problèmes de la vie et de la démographie nationale et internationale, l’éducation à la responsabilité, l’accueil de l’enfant dans la société et la politique familiale sont des obligations nationales. L’Etat, avec le concours des collectivités territoriales, exécute ces obligations et soutient les initiatives qui y contribuent. »

Article L. 2212-1

« La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la douzième semaine de grossesse. »

Article L. 2213-1

« L’interruption volontaire d’une grossesse peut, à toute époque, être pratiquée si deux médecins membres d’une équipe pluridisciplinaire attestent, après que cette équipe a rendu son avis consultatif, soit que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la femme, soit qu’il existe une forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic.

(...) »

C.  La position de la Cour de cassation

29.  Par deux fois, et en dépit de conclusions contraires des avocats généraux, la Cour de cassation a confirmé sa position prise en l’espèce (voir paragraphe 22 ci-dessus) dans des arrêts des 29 juin 2001 (Cass. ass. plén., Bull. no 165) et 25 juin 2002 (Cass. crim., Bull. crim. no 144).

1.  L’arrêt du 29 juin 2001 de l’assemblée plénière

« Sur les deux moyens réunis du procureur général près la cour d’appel de Metz et de Mme X... :

Attendu que le 29 juillet 1995 un véhicule conduit par M. Z... a heurté celui conduit par Mme X..., enceinte de six mois, qui a été blessée et a perdu des suites du choc le fœtus qu’elle portait ; que l’arrêt attaqué (Metz, 3 septembre 1998) a notamment condamné M. Z... du chef de blessures involontaires sur la personne de Mme X..., avec circonstance aggravante de conduite sous l’empire d’un état alcoolique, mais l’a relaxé du chef d’atteinte involontaire à la vie de l’enfant à naître ;

Attendu qu’il est fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir ainsi statué, alors que, d’une part, l’article 221-6 du Code pénal réprimant le fait de causer la mort d’autrui n’exclut pas de son champ d’application l’enfant à naître et viable, qu’en limitant la portée de ce texte à l’enfant dont le cœur battait à la naissance et qui a respiré, la cour d’appel a ajouté une condition non prévue par la loi, et alors que, d’autre part, le fait de provoquer involontairement la mort d’un enfant à naître constitue le délit d’homicide involontaire dès lors que celui-ci était viable au moment des faits quand bien même il n’aurait pas respiré lorsqu’il a été séparé de la mère, de sorte qu’auraient été violés les articles 111-3, 111-4 et 221-6 du Code pénal et 593 du Code de procédure pénale ;

 Mais attendu que le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s’oppose à ce que l’incrimination prévue par l’article 221-6 du Code pénal, réprimant l’homicide involontaire d’autrui, soit étendue au cas de l’enfant à naître dont le régime juridique relève de textes particuliers sur l’embryon ou le fœtus ;

(...) »

2.  L’arrêt du 25 juin 2002 de la chambre criminelle

« (...)

Vu les articles 319 ancien, 221-6 et 111-4 du Code pénal ;

Attendu que le principe de la légalité des délits et des peines, qui impose une interprétation stricte de la loi pénale, s’oppose à ce que l’incrimination d’homicide involontaire s’applique au cas de l’enfant qui n’est pas né vivant ;

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué que Z..., dont la grossesse, suivie par X..., était venue à terme le 10 novembre 1991, est entrée en clinique en vue de son accouchement le 17 novembre ; que, placée sous surveillance vers 20 heures 30, elle a signalé une anomalie du rythme cardiaque de l’enfant à la sage-femme, Y..., laquelle a refusé d’appeler le médecin ; qu’un nouveau contrôle pratiqué le lendemain à 7 heures a révélé la même anomalie, puis l’arrêt total des battements du cœur ; que, vers 8 heures, X... a constaté le décès ; qu’il a procédé dans la soirée à l’extraction par césarienne d’un enfant mort-né qui, selon le rapport d’autopsie, ne présentait aucune malformation mais avait souffert d’anoxie ;

Attendu que, pour déclarer Y... coupable d’homicide involontaire et X..., qui a été relaxé par le tribunal correctionnel, responsable des conséquences civiles de ce délit, l’arrêt retient que le décès de l’enfant est la conséquence des imprudences et négligences commises par eux, le médecin en s’abstenant d’intensifier la surveillance de la patiente en raison du dépassement du terme, la sage-femme en omettant de l’avertir d’une anomalie non équivoque de l’enregistrement du rythme cardiaque de l’enfant ;

Que les juges, après avoir relevé que l’enfant mort-né ne présentait aucune lésion organique pouvant expliquer le décès, énoncent « que cet enfant était à terme depuis plusieurs jours et que, si les fautes relevées n’avaient pas été commises, il avait la capacité de survivre par lui-même, disposant d’une humanité distincte de celle de sa mère » ;

Mais attendu qu’en se prononçant ainsi, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés ;

D’où il suit que la cassation est encourue ; qu’elle aura lieu sans renvoi, dès lors que les faits ne sont susceptibles d’aucune qualification pénale ;

(...) »

30.  La chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que justifie sa décision la cour d’appel qui, pour déclarer le prévenu coupable d’homicide involontaire sur un enfant, né le jour de l’accident de circulation dans lequel sa mère, enceinte de huit mois, a été grièvement blessée, et décédé une heure après, retient que le conducteur, par un défaut de maîtrise de son véhicule, a causé la mort de l’enfant qui a vécu une heure après sa naissance et qui est décédé des suites des lésions vitales irréversibles subies au moment du choc (Cass. crim., 2 décembre 2003).

31.  Dans un article intitulé « Violences involontaires sur femme enceinte et délit d’homicide involontaire » (Recueil Dalloz 2004, p. 449), à propos du commentaire de l’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 2 décembre 2003 (paragraphe 30 ci-dessus), il est observé que la jurisprudence de la Cour de cassation précitée (paragraphe 29 ci-dessus) a été condamnée par vingt-huit auteurs sur trente-quatre.

Parmi les critiques de la doctrine, l’on peut relever la motivation laconique des arrêts de la Cour de cassation ou l’incohérence de la protection : serait passible de sanctions pénales celui qui cause des blessures involontaires alors que reste impuni celui qui provoque involontairement la mort du fœtus ; l’enfant qui a vécu quelques minutes se voit reconnaître la qualité de victime et celui mort in utero est ignoré du droit ; la liberté de procréer serait moins bien protégée que celle d’avorter.

D.  L’amendement Garraud

32.  Le 27 novembre 2003, l’Assemblée nationale a adopté, en seconde lecture, le projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ; il comprenait l’amendement Garraud, du nom du député à l’initiative du texte, qui créait le délit d’interruption involontaire de grossesse (IIG).

33.  L’adoption de cet amendement avait soulevé de vives polémiques et le garde des Sceaux, M. Perben, à l’issue d’une semaine de consultations, déclarait le 5 décembre 2003 que la proposition du député « pose plus de problèmes qu’elle n’en règle » et penchait en faveur de son abandon. Le 23 janvier 2004, le Sénat a supprimé, à l’unanimité, l’amendement. C’est la seconde fois que les sénateurs suppriment une telle proposition : en avril 2003, ils s’y étaient déjà opposés lors de l’examen de la loi renforçant la lutte contre la violence routière adoptée le 12 juin 2003.

E.  Les lois de bioéthique

34.  Le 11 décembre 2003, l’Assemblée nationale a adopté en seconde lecture le projet de loi sur la bioéthique en vue de réviser les lois de 1994 relatives au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, conformément à ce qu’avait prévu le législateur d’alors, afin de prendre en compte les progrès scientifiques et médicaux intervenus depuis et les nouvelles questions qui se posent à la société. Le projet renforce les garanties en matière d’information ainsi que de recherche et de recueil du consentement des personnes face à l’évolution rapide des techniques, prohibe des pratiques rendues possibles par la technique (le clonage reproductif) et encadre celles dont l’intérêt médical est avéré (recherche sur l’embryon in vitro). Il met en place une instance d’encadrement et de contrôle (l’Agence de la procréation, de l’embryologie et de la génétique humaines) qui assurera également des fonctions d’accompagnement, de veille et d’expertise dans ces domaines (http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/bioethique.asp).

III.  LE DROIT EUROPÉEN

A.  La Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine

35.  La Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, dite aussi Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, ouverte à la signature le 4 avril 1997 à Oviedo, est entrée en vigueur le 1er décembre 1999. Dans cette convention, les Etats membres du Conseil de l’Europe, les autres Etats et la Communauté européenne signataires,

« (...)

Résolus à prendre, dans le domaine des applications de la biologie et de la médecine, les mesures propres à garantir la dignité de l’être humain et les droits et libertés fondamentaux de la personne,

Sont convenus de ce qui suit :

Chapitre I – Dispositions générales
Article 1 – Objet et finalité

Les Parties à la présente Convention protègent l’être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine.

Chaque Partie prend dans son droit interne les mesures nécessaires pour donner effet aux dispositions de la présente Convention.

Article 2 – Primauté de l’être humain

L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science.

(...)

Chapitre V – Recherche scientifique

(...)

Article 18 – Recherche sur les embryons in vitro

1.  Lorsque la recherche sur les embryons in vitro est admise par la loi, celle-ci assure une protection adéquate de l’embryon.

2.  La constitution d’embryons humains aux fins de recherche est interdite.

(...)

Chapitre XI – Interprétation et suivi de la Convention
Article 29 – Interprétation de la Convention

La Cour européenne des Droits de l’Homme peut donner, en dehors de tout litige concret se déroulant devant une juridiction, des avis consultatifs sur des questions juridiques concernant l’interprétation de la présente Convention à la demande :

–  du Gouvernement d’une Partie, après en avoir informé les autres Parties ;

–  du Comité institué par l’article 32, dans sa composition restreinte aux Représentants des Parties à la présente Convention, par décision prise à la majorité des deux tiers des voix exprimées.

(...) »

36.  L’article 1 (paragraphes 16 à 19) du rapport explicatif à cette convention est ainsi libellé :

Article 1 – Objet et finalité

« 16.  Cet article définit le champ d’application de la Convention ainsi que sa finalité.

17.  La Convention a pour but de garantir, dans le domaine des applications de la biologie et de la médecine, les droits et libertés fondamentales de chaque personne, en particulier son intégrité, et de garantir la dignité et l’identité de l’être humain dans ce domaine.

18.  La Convention ne définit pas le terme « toute personne » (en anglais « everyone »). L’utilisation de ces termes comme équivalents est basée sur le fait que les deux se trouvent également dans les versions française et anglaise de la Convention européenne des Droits de l’Homme, qui n’en donne cependant pas une définition. En l’absence d’unanimité, parmi les Etats membres du Conseil de l’Europe, sur la définition de ces termes, il a été convenu de laisser au droit interne le soin éventuel d’apporter les précisions pertinentes aux effets de l’application de la présente Convention.

19.  La Convention utilise aussi l’expression « être humain » en énonçant la nécessité de protéger l’être humain dans sa dignité et son identité. Il a été constaté qu’il est un principe généralement accepté selon lequel la dignité humaine et l’identité de l’espèce humaine doivent être respectées dès le commencement de la vie.

(...) »

B.  Le Protocole additionnel à la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine portant interdiction du clonage d’êtres humains (12 janvier 1998)

37.  L’article 1 de ce protocole est ainsi rédigé :

« 1.  Est interdite toute intervention ayant pour but de créer un être humain génétiquement identique à un autre être humain vivant ou mort.

2.  Au sens du présent article, l’expression être humain « génétiquement identique » à un autre être humain signifie un être humain ayant en commun avec un autre l’ensemble des gènes nucléaires. »

C.  Le Protocole additionnel à la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine relatif à la recherche biomédicale

38.  Le projet de protocole a été approuvé par le Comité directeur pour la bioéthique le 20 juin 2003. Il a été soumis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Celui-ci a consulté l’Assemblée parlementaire qui a donné un avis favorable le 30 avril 2004 (Avis no 252). Le 30 juin 2004, le Comité des Ministres a adopté ce texte.

Article 1 – Objet et finalité

« Les Parties au présent Protocole protègent l’être humain dans sa dignité et son identité, et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard de toute recherche dans le domaine de la biomédecine impliquant une intervention sur l’être humain. »

Article 2 – Champ d’application

« 1.  Le présent Protocole s’applique à l’ensemble des activités de recherche dans le domaine de la santé impliquant une intervention sur l’être humain.

2.  Le Protocole ne s’applique pas à la recherche sur les embryons in vitro. Il s’applique à la recherche sur les fœtus et les embryons in vivo.

(...) »

Article 3 – Primauté de l’être humain

« L’intérêt et le bien de l’être humain qui participe à une recherche doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science. »

Article 18 – Recherche pendant la grossesse ou l’allaitement

« 1.  Une recherche sur une femme enceinte dont les résultats attendus ne comportent pas de bénéfice direct pour sa santé, ou celle de l’embryon, du fœtus ou de l’enfant après sa naissance, ne peut être entreprise que si les conditions supplémentaires suivantes sont réunies :

i.  la recherche a pour objet de contribuer à l’obtention, à terme, de résultats permettant un bénéfice pour d’autres femmes en relation avec la procréation, ou pour d’autres embryons, fœtus ou enfants ;

(...) »

Le rapport explicatif reprend les termes du rapport explicatif à la Convention.

D.  Le rapport du Groupe de travail sur la protection de l’embryon et du fœtus humains : la protection de l’embryon humain in vitro (2003)

39.  Le Groupe de travail sur la protection de l’embryon et du fœtus humains du Comité directeur pour la bioéthique a formulé la conclusion suivante dans un rapport établi en 2003 :

« Ce rapport a pour but de présenter une vue d’ensemble des positions actuelles en Europe sur la protection de l’embryon humain in vitro et des arguments qui les sous-tendent.

Il montre un large consensus sur la nécessité d’une protection de l’embryon in vitro. Néanmoins, la définition du statut de l’embryon reste un domaine où l’on rencontre des différences fondamentales reposant sur des arguments forts. Ces divergences sont, dans une large mesure, à l’origine de celles rencontrées sur les questions ayant trait à la protection de l’embryon in vitro.

Toutefois, même en l’absence d’accord sur le statut de l’embryon, la possibilité de réexaminer certaines questions à la lumière des récents développements dans le domaine biomédical et des avancées thérapeutiques potentielles, pourrait être envisagée. Dans ce contexte, tout en reconnaissant et respectant les choix fondamentaux des différents pays, il semble possible et souhaitable – au regard de la nécessité de protéger l’embryon in vitro reconnue par tous les pays – d’identifier des approches communes afin d’assurer des conditions adéquates d’application des procédures impliquant la constitution et l’utilisation d’embryons in vitro. Ce rapport se veut une aide à la réflexion vers cet objectif. »

E.  Le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne

40.  Ce groupe a notamment émis l’avis suivant sur les aspects éthiques de la recherche impliquant l’utilisation d’embryons humains dans le contexte du 5e programme-cadre de recherche (23 novembre 1998) :

« (...)

Contexte juridique

Controverses sur les notions de « débuts de la vie humaine » et de « personnalité humaine »

Les législations en vigueur dans les Etats membres diffèrent sensiblement quant à la question de savoir quand commence la vie humaine et à partir de quand apparaît la « personnalité » humaine. Force est de constater qu’il n’existe, en effet, aucune définition consensuelle, ni scientifique, ni juridique, des débuts de la vie.

On distingue cependant deux grandes conceptions du statut moral de l’embryon et par conséquent de la protection juridique dont il doit bénéficier :

Dans la première conception, l’embryon n’est pas un être humain et ne mérite donc qu’une protection limitée ;

Dans la seconde, l’embryon jouit du statut moral de tout être humain et doit donc bénéficier à ce titre d’une protection étendue.

Ce débat, qui a des incidences sur les règles à appliquer à la recherche sur l’embryon, est loin d’être clos. Récemment encore, lors des négociations de la Convention du Conseil de l’Europe sur les droits de l’homme et la biomédecine, les pays signataires ne sont pas parvenus à s’entendre sur le statut juridique de l’embryon, et n’ont donc pu trancher la question de l’admissibilité de la recherche sur l’embryon. Ils ont donc renvoyé aux lois des Etats le soin de statuer sur cette question. Cependant, l’article 18 de la Convention stipule dans son premier alinéa : lorsque la recherche sur les embryons in vitro est admise par la loi, celle-ci assure une protection adéquate de l’embryon.

(...)

Différences dans la définition même de l’embryon humain

Dans la plupart des Etats membres, il n’existe aucune définition juridique de l’embryon humain (Belgique, Danemark, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal et Suède).Dans les autres Etats (Allemagne, Autriche, Espagne et Royaume-Uni), la loi retient des notions très variables quant à la définition de l’embryon (...)

(...)

Portée variable des législations nationales

La portée des législations nationales concernant la recherche sur l’embryon est extrêmement variable.

Dans certains Etats, la recherche sur l’embryon humain n’est permise qu’au bénéfice de l’embryon concerné (Allemagne, Autriche). Dans d’autres Etats, elle n’est autorisée qu’à titre tout à fait exceptionnel (France, Suède) ou à de strictes conditions (Danemark, Espagne, Finlande, Royaume-Uni).

(...)

Diversité des points de vue

La diversité des points de vue quant au caractère moralement acceptable ou non de la recherche sur les embryons humains in vitro traduit des divergences entre principes éthiques, conceptions philosophiques et traditions nationales. Cette diversité est à la base même de la culture européenne. Deux approches s’opposent notamment : l’approche déontologique qui veut que nos devoirs et nos principes conditionnent la finalité et les conséquences de nos actions ; l’approche utilitaire ou « téléologique » qui implique que les actions humaines soient évaluées en fonction des moyens et des fins poursuivies (ou des conséquences).

(...)

Le groupe émet l’avis suivant :

En préambule, il apparaît fondamental de rappeler que le progrès de la connaissance en sciences de la vie, lequel a une valeur éthique en soi, ne saurait cependant prévaloir sur les droits fondamentaux de l’homme et sur le respect dû à tous les membres de la famille humaine.

L’embryon humain, quel que soit le statut moral ou légal qui lui est reconnu au regard des différentes cultures et des différentes approches éthiques qui ont cours en Europe, mérite donc la protection de la loi. Alors même qu’il existe un continuum de la vie humaine, cette protection doit être renforcée au fur et à mesure du développement de l’embryon et du fœtus.

Le Traité de l’Union, qui ne prévoit pas de compétence législative communautaire dans les domaines de la recherche et de la médecine, implique qu’une telle protection relève des législations nationales (comme c’est également le cas de la procréation médicalement assistée et de l’interruption volontaire de grossesse). Il n’en reste pas moins cependant que les instances communautaires doivent se préoccuper des questions éthiques soulevées par les pratiques médicales ou de recherche intéressant les débuts de la vie humaine.

Les instances communautaires doivent aborder ces questions éthiques en tenant compte des divergences morales et philosophiques reflétées par l’extrême diversité des règles juridiques applicables à la recherche sur l’embryon humain dans les quinze Etats membres. En effet, il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer en ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes les autres.

Le respect des différences d’approches philosophiques, morales, voire juridiques, propres à chaque culture nationale est consubstantiel à la construction de l’Europe.

D’un point de vue éthique, le caractère multiculturel de la société européenne invite à la tolérance mutuelle, tant les peuples que les responsables politiques des Nations de l’Europe qui ont choisi, de manière unique, de lier leur destin tout en assurant le respect mutuel de traditions historiques particulièrement fortes.

D’un point de vue juridique, ce multiculturalisme a pour base l’article 6 du Traité d’Amsterdam (ex-article F du Traité de Maastricht) qui fait dériver les droits fondamentaux, reconnus au niveau de l’Union, notamment des « traditions constitutionnelles communes aux Etats membres » et qui proclame, par ailleurs, que « l’Union respecte l’identité nationale de ses Etats membres ».

Il résulte des principes ci-dessus définis que, dans le cadre des programmes de recherche européens, la question de la recherche sur l’embryon humain doit être envisagée, tant du point de vue du respect des principes éthiques fondamentaux communs à tous les Etats membres, qu’en tenant compte de la diversité de conceptions philosophiques et éthiques exprimées à travers les différentes pratiques et réglementations nationales en vigueur en ce domaine.

(...) »

IV.  DROIT COMPARÉ

41.  Dans la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe, l’incrimination d’homicide involontaire ne s’applique pas au fœtus. Cependant, trois pays ont fait le choix d’incriminations spécifiques. En Italie, l’article 17 de la loi du 22 mai 1978 relative à l’avortement prévoit un emprisonnement de trois mois à deux ans à l’encontre de celui qui cause une interruption de grossesse par imprudence. En Espagne, l’article 157 du code pénal prévoit une incrimination concernant les dommages causés à un fœtus et l’article 146 punit l’avortement provoqué par une « imprudence grave ». En Turquie, l’article 456 du code pénal prévoit que celui qui cause involontairement un préjudice à quiconque sera puni d’une peine de six mois à un an d’emprisonnement ; si la victime est une femme enceinte et que le préjudice a provoqué une naissance prématurée, le code pénal prévoit une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement.

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE

42.  Le Gouvernement soutient principalement que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention car l’article 2 de celle-ci ne s’appliquerait pas à l’enfant à naître. Il estime par ailleurs que la requérante disposait d’une voie de droit de nature à redresser son grief, à savoir obtenir la condamnation du centre hospitalier à des dommages-intérêts par l’introduction d’un recours devant les juridictions administratives. Dès lors, elle n’aurait pas épuisé les voies de recours internes conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. A titre subsidiaire, il considère que la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement.

43.  La requérante dénonce l’absence de protection de l’enfant à naître au regard de la loi pénale française et soutient que l’Etat a manqué à ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention en ne retenant pas la qualification d’homicide involontaire en cas d’atteinte portée à celui-ci. Par ailleurs, elle juge le recours devant les juridictions administratives inefficace car inapte à faire reconnaître, en tant que tel, l’homicide commis sur son enfant. Enfin, la requérante affirme qu’elle disposait d’un choix entre la voie pénale et la voie administrative, et que si le choix de la première, sans qu’elle ait pu le prévoir, s’est soldé par un échec, la seconde s’était fermée entre-temps par le jeu de la prescription.

44.  La Cour constate que l’examen de la requête pose la question de savoir si l’article 2 de la Convention est applicable à une interruption involontaire de grossesse et, dans l’affirmative, si cette disposition exigeait dans les circonstances de l’espèce la possibilité d’un recours de nature pénale ou si les exigences de l’article 2 se trouvaient satisfaites par l’existence d’un recours en responsabilité devant la juridiction administrative. Ainsi formulées, les exceptions tirées de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention et du défaut d’épuisement des voies de recours internes sont très étroitement liées à la substance du grief énoncé par la requérante sur le terrain de l’article 2. Partant, la Cour estime opportun de joindre ces exceptions au fond (voir, notamment, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 11, § 19).

45.  La requête ne saurait dès lors être déclarée irrecevable soit comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention soit pour non-épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Par ailleurs, la Cour estime que la requête soulève des questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond. La Cour conclut par conséquent qu’elle n’est pas manifestement mal fondée. Constatant en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

46.  La requérante dénonce le refus des autorités de qualifier d’homicide involontaire l’atteinte à la vie de l’enfant à naître qu’elle portait. Elle se plaint que l’absence d’une législation pénale visant à réprimer et sanctionner une telle atteinte constitue une violation de l’article 2 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A.  Thèses des parties

1.  La requérante

47.  La requérante affirme que le commencement de la vie a un sens et une définition universels. Même si cela est dans la nature des choses, on démontre aujourd’hui scientifiquement que toute vie commence dès la fécondation. C’est une constatation expérimentale. L’enfant conçu et non encore né n’est ni un amas de cellules, ni une chose ; il est une personne. Dans le cas contraire, il faudrait conclure qu’elle n’a en l’espèce rien perdu. Une telle hypothèse n’est pas admissible pour une femme enceinte. Ainsi, le terme « personne » employé à l’article 2 de la Convention est à prendre au sens d’être humain et non pas au sens d’individu revêtant les attributs de la personnalité juridique. C’est bien ainsi que l’ont compris le Conseil d’Etat et la Cour de cassation qui, acceptant d’apprécier la compatibilité de la loi sur l’interruption de grossesse avec l’article 2, ont nécessairement admis que l’enfant à naître relevait, dès les premiers instants de sa vie intra-utérine, du champ d’application de cette disposition (Conseil d’Etat ass., 21 décembre 1990, Recueil Lebon, p. 368 ; Cass. crim., 27 novembre 1996, Bull. crim. no 431).

48.  Selon la requérante, le droit français garantit à tout être humain le droit à la vie dès l’instant de sa conception sous réserve de certaines exceptions prévues par la loi, en matière d’avortement. A cet égard, elle ajoute qu’à l’exception de l’avortement thérapeutique, toute autre forme d’avortement est incompatible avec l’article 2 de la Convention du fait de l’atteinte portée au droit à la vie de l’enfant conçu. Même dans l’hypothèse où l’on admet que les Etats peuvent autoriser, sous certaines conditions, les femmes qui le demandent à recourir à l’avortement, les Etats contractants ne seraient pas libres d’exclure l’enfant à naître de la protection de l’article 2. Le principe devrait être distingué de l’exception. L’article 1er de la loi de 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse (repris aux articles 16 du code civil et L. 2211-1 du code de la santé publique, paragraphe 28 ci-dessus) poserait le principe, à savoir le respect de tout être humain dès le commencement de la vie, et prévoirait ensuite l’exception en cas de nécessité et selon les conditions définies par la loi. Le législateur aurait, par ailleurs, implicitement admis que la vie commence dès l’instant de la conception en posant un certain nombre de règles protégeant l’embryon in vitro dans les lois de bioéthique du 29 juillet 1994 (paragraphe 34 ci-dessus). Ainsi, si la mort pourrait exceptionnellement prévaloir sur la vie, cette dernière resterait la valeur essentielle défendue par la Convention. L’exception ne devrait pas exclure la condamnation d’un tiers qui, par sa propre imprudence, fait périr un enfant à naître. La volonté de la mère ne saurait être assimilée à l’imprudence d’un tiers. La Cour pourrait donc affirmer que la loi des Parties contractantes doit assurer la protection de l’enfant conçu en réprimant pénalement l’homicide involontaire commis à son encontre même si cette loi autorise par ailleurs le recours à l’avortement.

49.  La requérante rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, les Etats ont « le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour (...) prévenir, réprimer et sanctionner les violations » (arrêts Kılıç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 85, CEDH 2000-III). D’après elle, l’infléchissement de la jurisprudence amorcé par l’arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I) selon lequel, dans l’hypothèse d’une atteinte involontaire à la vie, le système judiciaire n’exige pas nécessairement un recours de nature pénale, ne peut être suivi en l’espèce car un recours de nature civile « ne permet pas d’exprimer la réprobation publique face à une infraction [aussi] grave (...) qu’un homicide » (opinion partiellement dissidente de M. le juge Rozakis, à laquelle ont déclaré se rallier M. Bonello et Mme Strážnická, juges, dans l’arrêt Calvelli et Ciglio précité). La protection du droit à la vie garanti par l’article 2 s’en trouverait dépréciée. C’est la raison pour laquelle la requérante considère que la création du délit d’interruption involontaire de grossesse répond au vide créé par la Cour de cassation et comble la carence de l’Etat relative à son devoir de protection de l’être humain dans sa forme la plus jeune (paragraphe 32 ci-dessus).

50.  La requérante fait valoir qu’elle disposait d’une option entre les voies pénale et administrative et qu’elle pouvait choisir entre les deux ordres de juridictions. Elle explique qu’elle a choisi la première parce que, d’une part, celle-ci était la seule apte à faire reconnaître, en tant que tel, l’homicide involontaire commis sur son enfant et que, d’autre part, l’instruction pénale facilitait la détermination des responsabilités. A son avis, rien ne laissait présager que la voie pénale serait vouée à l’échec, la position de la Cour de cassation prise en l’espèce en 1999, confirmée ensuite en 2001 et 2002, semblant loin d’être acquise eu égard à la jurisprudence résistante des cours d’appel et à la critique quasi unanime de la doctrine (paragraphe 31 ci-dessus). Ainsi, dans un arrêt du 3 février 2000 (cour d’appel (CA) de Reims, Dalloz 2000, jurisp., p. 873), la cour d’appel a condamné pour homicide involontaire un automobiliste qui avait percuté un véhicule blessant grièvement la conductrice enceinte de huit mois et causant par la suite le décès du bébé (voir également CA Versailles, 19 janvier 2000, inédit). La requérante conclut qu’elle n’avait a priori aucune raison de saisir les juridictions administratives et soutient qu’elle n’aurait pu le savoir qu’après la relaxe du docteur G., prononcée par le tribunal correctionnel. Cependant, à cette date, l’action contre l’administration était déjà prescrite. C’est pourquoi le recours devant les juridictions administratives ne saurait passer pour efficace au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

2.  Le Gouvernement

51.  Après avoir souligné que ni la métaphysique ni la médecine ne donnent de réponse définitive à la question de savoir si, et à partir de quel moment, le fœtus est un être humain, le Gouvernement affirme que sur le plan juridique l’article 2 de la Convention ne protège pas le droit à la vie du fœtus en qualité de personne. L’expression « toute personne » contenue à l’article 2 mais également aux articles 5, 6, 8 à 11 et 13 de la Convention serait utilisée de telle manière qu’elle ne pourrait s’appliquer qu’après la naissance (X c. Royaume-Uni, no 8416/79, décision de la Commission du 13 mai 1980, Décisions et rapports (DR) 19, p. 244). L’article 2, pris isolément, conduirait à la même observation car les limitations apportées au droit à la vie de « toute personne » prévues au paragraphe 2 concernent toutes, de par leur nature, les personnes déjà nées.

52.  Quant au « droit à la vie », visé dans le même article, il ne pourrait davantage être interprété comme s’appliquant au fœtus et concernerait uniquement la vie de personnes déjà nées vivantes car il ne serait ni cohérent ni justifié de dissocier ce droit du sujet auquel il se rattache, en l’occurrence la personne. A la différence de l’article 4 § 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 selon lequel « Toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception », les Etats signataires de la Convention n’auraient pas envisagé une telle extension de l’article 2 de la Convention au motif que, déjà en 1950, la quasi-totalité des Parties contractantes autorisaient l’avortement dans certaines circonstances. Reconnaître que le fœtus bénéficie du droit à la vie au sens de l’article 2 place sur un pied d’égalité la vie de la mère et celle du fœtus. Par ailleurs, privilégier la sauvegarde de la vie du second ou la mettre en balance avec l’unique risque à la fois grave, immédiat et insurmontable pour la vie de la mère constituerait une régression historique et sociale ainsi qu’une remise en cause des législations en vigueur dans de nombreux Etats parties à la Convention.

53.  Le Gouvernement rappelle que la Commission s’est interrogée sur le point de savoir s’il était opportun d’accorder au fœtus un droit à la vie assorti de certaines limitations tenant à la protection de la vie et de la santé de la mère (X c. Royaume-Uni, décision précitée). Il estime qu’une telle limitation ne permettrait pas de légitimer l’avortement fondé sur des considérations thérapeutiques, morales ou sociales comme plusieurs législations nationales l’autorisaient pourtant déjà au moment de la négociation de la Convention. Cela reviendrait à sanctionner des Etats ayant fait le choix du droit à l’avortement en tant qu’expression et application du droit des femmes à disposer de leur corps et à maîtriser leur maternité. Or les Etats parties n’ont pas voulu conférer à l’expression « droit à la vie » un sens couvrant le fœtus, de manière manifestement contraire à leur droit interne.

54.  Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement considère que la Convention n’est pas adaptée au cas du fœtus et que si les Etats européens avaient la volonté de protéger efficacement le droit à la vie de celui-ci un texte distinct de l’article 2 devrait être élaboré. Une interprétation de l’article 2 selon laquelle le droit à la vie admettrait des exceptions implicites ne serait conforme ni à sa lettre ni à son esprit. D’une part, les exceptions visées constitueraient une liste limitative et il ne saurait en être autrement à l’égard d’un droit aussi fondamental : le Gouvernement se réfère à l’affaire Pretty c. Royaume-Uni (no 2346/02, § 37, CEDH 2002-III), où la Cour a dit que l’article 2 « définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort ». D’autre part, ces exceptions doivent être comprises strictement et interprétées de façon étroite (Öcalan c. Turquie, no 46221/99, § 201, 12 mars 2003).

55.  Le Gouvernement observe qu’en l’espèce l’avortement thérapeutique de la requérante a pour origine des actes commis par le médecin au-delà de la période légale d’avortement qui était à l’époque de dix semaines et qui est actuellement de douze semaines (paragraphes 27-28 ci-dessus). Toutefois, si la Cour devait estimer que cette circonstance autorise l’application de l’article 2 – le fœtus devant être considéré comme une personne protégée par cette disposition – il rappelle que, dans plusieurs Etats européens, le délai légal d’avortement atteint parfois plus de vingt semaines, comme aux Pays-Bas ou en Angleterre (où l’avortement peut être pratiqué jusqu’à vingt-quatre semaines). Sauf à remettre en cause les législations nationales et la marge d’appréciation dont les autorités nationales jouissent dans ce domaine, l’article 2 ne saurait dès lors être applicable à l’enfant à naître. C’est aussi la raison pour laquelle, selon le Gouvernement, la question de la viabilité du fœtus en l’espèce n’est pas pertinente. Il serait paradoxal que les Etats disposent d’une marge d’appréciation leur permettant d’exclure le fœtus de la protection de l’article 2 dans le cas où un arrêt de grossesse est intentionnellement pratiqué avec le consentement de la mère et parfois à cette seule condition, sans qu’il leur soit reconnu la même marge d’appréciation pour exclure du champ d’application de cette disposition le fœtus dans l’hypothèse d’une grossesse interrompue à cause d’une faute involontaire.

56.  A titre subsidiaire, le Gouvernement rappelle qu’en droit français le fœtus bénéficie d’une protection indirecte à travers le corps de la femme enceinte dont il est l’extension. Il en est ainsi lorsque l’avortement est provoqué intentionnellement hors les cas limitativement énumérés par la loi (article 223-10 du code pénal, paragraphe 25 ci-dessus) ou à la suite d’un accident. Dans cette dernière hypothèse, les mécanismes classiques de la responsabilité civile auraient vocation à s’appliquer : la mère peut être indemnisée pour son préjudice personnel, matériel, moral, qui prend nécessairement en compte le fait de la grossesse. Par ailleurs, au plan pénal, si une personne quelconque provoque par maladresse une interruption de grossesse, elle pourra être poursuivie pour blessures involontaires, la destruction du fœtus s’analysant comme une altération des organes de la femme.

57.  Le Gouvernement soutient que la requérante pouvait obtenir la condamnation du centre hospitalier pour la faute du médecin dans le délai de prescription quadriennale de l’action en responsabilité administrative. Il explique que les victimes des dommages causés par les agents publics de l’administration bénéficient de deux voies de recours distinctes. Si la faute à l’origine de leur préjudice est une faute personnelle de l’agent, détachable de l’exercice de ses fonctions, la victime pourra en obtenir réparation en attrayant ledit agent devant une juridiction judiciaire ; si la faute génératrice du dommage révèle un dysfonctionnement de l’administration, il s’agira d’une faute de service qui tombe dans la compétence du juge administratif. Le Gouvernement fait valoir que, dans l’arrêt Epoux V. (CE, 10 avril 1992), le Conseil d’Etat a abandonné l’exigence d’une faute lourde pour engager la responsabilité du service hospitalier. En outre, est considérée comme une exception à la responsabilité de l’hôpital en cas de faute médicale la faute personnelle détachable du service qui est soit purement personnelle, c’est-à-dire dépourvue de tout lien avec le service, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, soit intentionnelle ou d’une exceptionnelle gravité, ce qui s’entend d’une faute professionnelle inexcusable dont la gravité lui fait perdre son caractère indissociable du service à l’occasion duquel elle a été commise. En réalité, le Gouvernement explique que la faute personnelle de l’agent et la faute de service sont le plus souvent mêlées, notamment en matière de blessures ou d’homicide involontaires. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a très vite admis que la responsabilité personnelle de l’agent n’est pas exclusive de celle de son administration de rattachement (CE, Epoux Lemonnier, 1918). Pour le Gouvernement, la requérante disposait donc de la possibilité de demander réparation de son préjudice devant le juge administratif dès la réalisation de ce préjudice, sans devoir attendre l’issue de la procédure pénale. Son action aurait eu d’autant plus de chances de succès que la mise en cause de la responsabilité de l’administration hospitalière implique uniquement la démonstration d’une faute simple et les expertises judiciaires relevaient précisément des problèmes d’organisation du service hospitalier. On peut donc légitimement penser que les juridictions administratives en seraient venues à la même conclusion.

58.  Le Gouvernement affirme que ce recours était efficace et suffisant au regard des obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention (Calvelli et Ciglio, précité) et que la requérante s’est privée par son inaction ou sa propre négligence d’une voie de recours qui lui était pourtant ouverte pendant quatre ans à compter de la survenance du dommage et pour laquelle elle pouvait bénéficier des conseils de ses avocats. Dans l’affaire Calvelli et Ciglio, l’applicabilité de l’article 2 de la Convention à un nouveau-né ne faisait pas de doute. Dans le cas d’espèce, où l’application de l’article 2 est contestable, il y aurait donc des raisons supplémentaires pour estimer que la possibilité de mettre en œuvre les mécanismes de responsabilité civile ou administrative est suffisante. Pour le Gouvernement, cette action en responsabilité aurait pu se fonder sur l’atteinte à la vie de l’enfant que portait la requérante car la jurisprudence des juridictions administratives en la matière ne semble pas exclure, à ce jour, la possibilité de faire bénéficier les embryons de la protection énoncée à l’article 2 de la Convention (CE ass., Confédération nationale des associations familiales catholiques et autres, arrêt précité du 21 décembre 1990 – paragraphe 47 ci-dessus). Au moment des faits, la question n’était en tout cas pas clairement tranchée par le Conseil d’Etat.

59.  En conclusion, le Gouvernement considère que, à supposer même que l’article 2 soit applicable en l’espèce, cette disposition n’imposerait pas, s’agissant d’une faute involontaire, que la vie du fœtus soit protégée par le droit pénal, ainsi que cela prévaut dans bon nombre de pays européens.

B.  Les tierces interventions

1.  Le Centre des droits génésiques

60.  Selon le Centre des droits génésiques (ci-après « CCR », pour « Center for Reproductive Rights »), reconnaître au fœtus à naître la qualité de sujet de droit et donc de « personne » au sens de l’article 2 de la Convention n’est pas possible faute de fondement juridique pour le faire d’une part (i), et en raison de l’atteinte qu’une telle reconnaissance porterait aux droits fondamentaux des femmes d’autre part (ii). Il conclut au caractère peu opportun de l’extension de droits au fœtus car la perte d’un fœtus désiré représente un dommage subi par la future mère (iii).

61.  (i) L’affirmation selon laquelle le fœtus est une personne irait à l’encontre de la jurisprudence des organes de la Convention, de celle des législations des Etats membres du Conseil de l’Europe, des normes internationales et de la jurisprudence des tribunaux du monde entier. S’appuyant sur les décisions X c. Royaume-Uni (décision de la Commission précitée), H. c. Norvège (no 17004/90, décision de la Commission du 19 mai 1992, DR 73, p. 155) et plus récemment Boso c. Italie (no 50490/99, CEDH 2002-VII), par lesquelles Commission et Cour ont considéré que l’octroi au fœtus des mêmes droits qu’aux personnes entraînerait des restrictions abusives aux droits reconnus par l’article 2 aux personnes déjà nées, le CCR ne voit pas de raison de s’en départir sauf à remettre en cause le droit à l’avortement dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.

62.  Les législations européennes, pas plus que leur interprétation par les juridictions nationales, ne font du fœtus une personne. Le CCR rappelle la position constante de la Cour de cassation (paragraphe 29 ci-dessus) qui serait conforme à la distinction établie par le droit français entre les notions d’« être humain » et de « personne », la première étant une notion biologique, la seconde un concept juridique attaché à une catégorie juridique dont les droits prennent effet et sont acquis à la naissance bien que, dans certaines circonstances, les droits acquis à la naissance puissent prendre effet rétroactivement à la conception. Les juridictions nationales ont par ailleurs abordé la question du statut juridique de la personne dans le cadre de l’avortement. Ainsi, les Cours constitutionnelles autrichienne et néerlandaise ont considéré qu’il ne fallait pas interpréter l’article 2 comme protégeant l’enfant à naître, et le Conseil constitutionnel français a estimé qu’il n’y avait pas de conflit entre la législation sur l’interruption volontaire de grossesse et la protection constitutionnelle du droit à la santé de l’enfant (décision no 74-54 du 15 janvier 1975). Cette interprétation est conforme aux législations en la matière dans toute l’Europe : à l’exception d’Andorre, de l’Irlande, du Liechtenstein, de Malte, de la Pologne et de Saint-Marin qui ont maintenu des restrictions sévères à l’avortement (avec uniquement des exceptions thérapeutiques très étroites), trente-neuf Etats membres du Conseil de l’Europe permettent à une femme de mettre un terme à sa grossesse sans restriction pendant le premier trimestre ou pour des motifs thérapeutiques très larges.

63.  S’agissant des normes internationales et régionales, le CCR observe que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques n’indique pas si le droit à la vie s’applique au fœtus. Cela étant, il précise que le Comité des droits de l’homme a constamment souligné la menace pour la vie des femmes que représentent les avortements pratiqués dans l’illégalité. Il en est de même de la Convention relative aux droits de l’enfant et de l’interprétation par le Comité des droits de l’enfant de l’article 6 selon lequel « tout enfant a un droit inhérent à la vie ». A plusieurs occasions, le comité s’est préoccupé de la difficulté des adolescentes à bénéficier d’interruption de grossesse dans de bonnes conditions de sécurité et a exprimé sa crainte quant à l’incidence d’une législation répressive sur les taux de mortalité maternelle. La jurisprudence du système régional américain, nonobstant l’article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (paragraphe 52 ci-dessus), n’offre pas une protection absolue au fœtus avant la naissance. La Commission interaméricaine a estimé en effet, dans l’affaire « Baby boy » (1981), que l’article 4 précité ne faisait pas obstacle à la législation fédérale libérale sur l’interruption volontaire de grossesse. Quant à l’Organisation de l’Union africaine, elle a adopté le Protocole relatif aux droits des femmes le 11 juillet 2003, en vue de compléter la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, qui élargit la protection garantie au droit des femmes de mettre un terme à leur grossesse.

64.  Enfin, parmi les Etats non européens, le CCR note que les Cours suprêmes du Canada et des Etats-Unis se sont refusées à traiter les fœtus à naître comme des sujets de droits (affaires Winnipeg Child Family Services v. G. (1997) et Roe v. Wade (1973)). La seconde a réitéré cette jurisprudence, dans une affaire récente en l’an 2000 (Stenberg v. Carhart), dans laquelle elle a déclaré inconstitutionnelle une loi d’un Etat fédéré qui interdisait certaines méthodes d’avortement et ne prévoyait aucune protection pour la santé des femmes. De même, en Afrique du Sud, se prononçant sur une demande contestant la constitutionnalité de la loi récemment adoptée sur l’interruption volontaire de grossesse, qui autorisait l’avortement, sans restriction pendant le premier trimestre et pour de larges motifs aux stades ultérieurs de la grossesse, la High Court sud-africaine a considéré que le fœtus n’avait pas de personnalité juridique (affaire Christian Lawyers Association of South Africa and Others v. Minister of Health and Others, 1998).

65.  (ii) Selon le CCR, la reconnaissance de droits au fœtus porte notamment atteinte aux droits fondamentaux de la femme à la vie privée. Dans l’affaire Brüggemann et Scheuten c. Allemagne (no 6959/75, rapport de la Commission du 12 juillet 1977, DR 10, p. 123), la Commission aurait implicitement admis qu’une interdiction absolue de l’avortement représente une atteinte prohibée au droit à la vie privée sur le terrain de l’article 8 de la Convention. Par la suite, tout en rejetant l’idée que l’article 2 protège le droit à la vie des fœtus, les organes de la Convention auraient en outre reconnu que le droit au respect de la vie privée garanti à la femme enceinte, en tant que personne essentiellement concernée par la grossesse, sa poursuite ou son interruption, primait sur les droits du père (paragraphe 61 ci-dessus). En plus de ce respect, c’est la préservation de la vie et de la santé d’une femme enceinte qui prévaut ; en considérant que des restrictions aux échanges d’informations sur l’avortement créaient un risque pour la santé des femmes dont les grossesses menaçaient la vie, la Cour a conclu que l’injonction était « disproportionnée aux objectifs poursuivis » et que, dès lors, l’intérêt présenté par la santé d’une femme dépassait l’intérêt moral déclaré d’un Etat à protéger les droits du fœtus (Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A).

66.  (iii) De l’avis du CCR, le fait de ne pas reconnaître le fœtus comme une personne au regard de l’article 2 n’empêche pas de trouver un recours pour les dommages tels que celui qui a donné lieu à la présente affaire. La perte d’un fœtus désiré est un préjudice subi par la future mère. En conséquence, les droits qui peuvent être défendus dans cette affaire sont ceux de la requérante et non ceux du fœtus qu’elle a perdu. Il relève du pouvoir législatif de chacun des Etats membres du Conseil de l’Europe de réprimer au regard tant du droit civil que du droit pénal les infractions commises par des individus qui causent un dommage à une femme en provoquant la fin d’une grossesse désirée.

2.  L’Association pour le planning familial

67.  L’Association pour le planning familial (ci-après « FPA », pour « Family Planning Association ») cherche essentiellement à faire valoir que le droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention ne doit pas s’interpréter comme concernant aussi l’enfant à naître (i). A l’appui de sa thèse, la FPA présente à la Cour des éléments montrant quelle est à l’heure actuelle la situation juridique en matière d’avortement dans les Etats membres du Conseil de l’Europe (ii) et un résumé sur le statut juridique de l’enfant à naître en droit britannique (iii).

68.  (i) La FPA rappelle que l’article 2 est rédigé de manière à n’autoriser qu’un très petit nombre d’exceptions à l’interdiction qu’il énonce d’infliger intentionnellement la mort. L’interruption volontaire de grossesse ne fait pas partie des exceptions prévues, lesquelles ne sauraient pas non plus être interprétées comme englobant cette pratique. Les éléments récents montrent que l’interruption volontaire de grossesse sur demande au cours du premier trimestre est désormais couramment admise dans toute l’Europe et que l’interruption volontaire de grossesse pour certains motifs au cours du deuxième trimestre l’est aussi très largement. Si elle devait considérer que l’article 2 s’applique à l’enfant à naître dès la conception, ainsi que la requérante le soutient, la Cour remettrait en question les lois sur l’avortement adoptées par la plupart des Etats contractants. Par ailleurs, cela ferait tomber dans l’illégalité la majorité des méthodes de contraception actuellement utilisées dans toute l’Europe du fait qu’elles agissent ou peuvent agir après la conception pour empêcher la nidation. Cela aurait donc des conséquences désastreuses tant sur les choix et la vie de chacun que sur la politique sociale. La High Court anglaise a récemment admis que telle serait la conséquence indésirable qui se produirait si elle souscrivait à l’argument de la Society for the Protection of Unborn Children selon lequel les contraceptifs hormonaux d’urgence sont des abortifs au motif que la grossesse commence à la conception : voir Society for the Protection of Unborn Children v. Secretary of State for Health, High Court, Administrative Court (England and Wales) 2002, p. 610.

69.  Il y aurait également lieu de rejeter la possibilité que l’article 2 s’applique au fœtus moyennant certaines limitations implicites, par exemple au-delà d’un seuil critique (viabilité ou autre critère lié à la durée de la grossesse). Les éléments récents montrent que, en dehors du large consensus qui vient d’être évoqué, il n’existe pas la moindre norme généralement reconnue quant au nombre de semaines de grossesse pendant lequel l’avortement est autorisé, aux motifs pour lesquels l’avortement peut être pratiqué après un tel délai, ou aux conditions devant être respectées.

70.  (ii) Il existe des études récentes (International Planned Parenthood Federation, Abortion Legislation in Europe, IPPF European Network, juillet 2002, et Abortion Policies : A Global Review, Division de la population de l’ONU, juin 2002) sur la situation juridique en matière d’avortement dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, à l’exception de la Serbie-Monténégro. Ces études montrent que quatre Etats interdisent quasi totalement l’avortement, sauf lorsque la vie de la femme enceinte est en danger (Andorre, Liechtenstein, Saint-Marin, Irlande), alors que la grande majorité des Etats membres autorisent un recours bien plus large à l’avortement. La possibilité, attestée par ces études, de pratiquer celui-ci dans toute l’Europe concorde avec la tendance générale à la libéralisation de la législation sur l’avortement. Il ne ressort de la pratique des Etats membres aucun accord général quant à la période pendant laquelle l’avortement est autorisé après le premier trimestre, ou quant aux conditions à satisfaire pour pouvoir accéder à l’avortement aux stades ultérieurs de la grossesse. Les motifs pour lesquels l’avortement est permis sans qu’il soit fait mention d’un délai sont par ailleurs nombreux et variés. En conséquence, la FPA soutient que si l’article 2 était interprété comme s’appliquant à l’enfant à naître à partir d’un certain moment, cela remettrait en question la position juridique adoptée par plusieurs Etats au sein desquels l’interruption de grossesse est possible pour certains motifs à un stade ultérieur à celui que la Cour viendrait à déterminer.

71.  (iii) Selon un principe général de la common law désormais établi, la personnalité juridique au Royaume-Uni se concrétise à la naissance. Avant ce stade, l’enfant à naître n’a aucune personnalité juridique autonome par rapport à celle de la femme enceinte. Néanmoins, malgré cette absence de personnalité juridique, les intérêts de l’enfant à naître sont souvent protégés pendant qu’il est dans le ventre de sa mère, même s’ils ne peuvent s’imposer comme des droits susceptibles d’être sanctionnés devant la justice tant qu’il n’y a pas eu acquisition de la personnalité juridique, à la naissance.

72.  En droit civil, cela signifie spécifiquement qu’avant la naissance l’enfant à naître n’a pas qualité pour entamer une action en réparation ou faire usage d’autres recours juridictionnels à raison d’un préjudice ou d’une atteinte subis in utero, et qu’aucune plainte ne peut être présentée en son nom (affaire Paton v. British Pregnancy Advisory Service Trustees, Queen’s Bench Reports, 1979, p. 276). Des efforts ont été déployés dans cette affaire et les décisions postérieures pour convaincre la juridiction saisie que selon le droit successoral l’enfant à naître peut être réputé « né » ou « personne existante » (person in being) dès lors que ses intérêts l’exigent. Néanmoins, l’affaire Burton confirme que ce principe est également subordonné à la condition que l’enfant soit né vivant (Queen’s Bench Reports, 1993, pp. 204, 227).

73.  En droit pénal, il est bien établi que l’enfant à naître n’est pas traité comme une personne juridique sous l’angle des règles de la common law sur l’homicide volontaire ou involontaire. Dans Attorney-General’s Reference (no 3, 1994), la House of Lords a conclu que les dommages corporels subis par l’enfant à naître lorsque celui-ci ne naît pas vivant ne pouvaient aboutir à une condamnation pour meurtre, homicide involontaire ou autre crime violent. Les droits de l’enfant à naître sont également protégés par les dispositions du droit pénal se rapportant à l’avortement. Les articles 58 et 59 de la loi de 1861 sur les infractions contre les personnes (Offences against the Person Act 1861) ont érigé en infraction le fait de provoquer un avortement et de fournir les moyens d’en provoquer un. De même, en vertu de l’article 1 de la loi de 1929 sur la protection de la vie des nouveau-nés (Infant Life (Preservation) Act 1929), la suppression de l’enfant à naître, lorsque celui-ci est viable à la naissance, constitue une infraction grave. Ces lois sont toujours en vigueur. L’avortement et la suppression d’un enfant demeurent illégaux, sous réserve de l’application de la loi de 1967 sur l’interruption volontaire de grossesse (Abortion Act 1967).

C.  Appréciation de la Cour

74.  La requérante se plaint de l’impossibilité d’obtenir la condamnation pénale du médecin ayant commis une erreur médicale à la suite de laquelle elle a dû subir un avortement thérapeutique. Il n’a pas été mis en doute que Mme Vo entendait mener sa grossesse à terme et que son enfant était en bonne santé. A la suite des faits, la requérante et son compagnon portèrent plainte avec constitution de partie civile pour blessures involontaires commises sur l’intéressée et pour homicide commis sur l’enfant qu’elle portait. Les juridictions ont estimé que l’action publique était éteinte en ce qui concerne la contravention de blessures involontaires sur la personne de la requérante et, cassant l’arrêt de la cour d’appel sur le second point, la Cour de cassation a estimé que, au regard du principe selon lequel la loi pénale est d’interprétation stricte, le fœtus ne pouvait être victime d’un homicide involontaire. La question principale posée par la requérante est donc celle de savoir si l’absence de recours de nature pénale en droit français pour réprimer la suppression involontaire d’un fœtus constitue un manquement par l’Etat à son obligation de « protéger par la loi » le droit de toute personne à la vie, garanti par l’article 2 de la Convention.

1.  Etat de la jurisprudence

75.  Contrairement à l’article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme qui énonce que le droit à la vie doit être protégé « en général à partir de la conception », l’article 2 de la Convention est silencieux sur les limites temporelles du droit à la vie et, en particulier, il ne définit pas qui est la « personne » dont « la vie » est protégée par la Convention. A ce jour, la Cour n’a pas encore tranché la question du commencement du droit « de toute personne à la vie », au sens de cette disposition, ni celle de savoir si l’enfant à naître en est titulaire.

Cette question n’a été soulevée pour l’instant qu’à travers les législations sur l’interruption volontaire de grossesse. Celle-ci ne constitue pas une exception au nombre de celles énumérées explicitement au paragraphe 2 de la Convention, mais elle est compatible avec l’article 2 § 1, première phrase, selon l’ancienne Commission, au nom de la protection de la vie et de la santé de la mère, parce que « si l’on admet que cette disposition s’applique à la phase initiale de la grossesse, l’avortement se trouve couvert par une limitation implicite du « droit à la vie » du fœtus pour, à ce stade, protéger la vie et la santé de la femme » (X c. Royaume-Uni, décision de la Commission précitée, p. 262).

76.  Après avoir refusé, dans un premier temps, d’examiner in abstracto la compatibilité de lois concernant l’interruption volontaire de grossesse avec l’article 2 de la Convention (X c. Norvège, no 867/60, décision de la Commission du 29 mai 1961, Recueil des décisions, vol. 6, p. 34 ; X c. Autriche, no 7045/75, décision de la Commission du 10 décembre 1976, DR 7, p. 87), la Commission a reconnu, dans l’affaire Brüggemann et Scheuten (rapport de la Commission précité), la qualité de victime à des femmes se plaignant, au regard de l’article 8 de la Convention, de la décision de la Cour constitutionnelle limitant le recours à l’interruption de grossesse. Elle a précisé à cette occasion que l’« on ne saurait dire que la grossesse relève uniquement du domaine de la vie privée. Lorsqu’une femme est enceinte, sa vie privée devient étroitement associée au fœtus qui se développe » (p. 138, § 59). Toutefois, la Commission n’a pas estimé « nécessaire d’examiner, à ce propos, si l’enfant à naître doit être considéré comme une « vie » au sens de l’article 2 de la Convention, ou s’il doit être considéré comme une entité qui puisse, sur le plan de l’article 8 § 2, justifier une ingérence pour la protection d’autrui » (p. 138, § 60). Elle a conclu à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention car « toute réglementation de l’interruption des grossesses non désirées ne constitue pas une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la mère » (pp. 138-139, § 61), tout en soulignant que « rien ne prouve que les Parties à la Convention entendaient s’engager pour telle ou telle solution » (p. 140, § 64).

77.  Dans sa décision X c. Royaume-Uni, précitée, la Commission s’est penchée sur la requête d’un mari qui se plaignait de l’autorisation accordée à sa femme en vue d’un avortement thérapeutique. Tout en considérant le père potentiel comme « victime » d’une violation du droit à la vie, elle a estimé, à propos du terme « toute personne », employé dans plusieurs articles de la Convention, qu’il ne pouvait s’appliquer avant la naissance tout en précisant qu’on « ne saurait (...) exclure une telle application dans un cas rare, par exemple pour l’application de l’article 6 § 1 » (p. 259, § 7, et voir, pour une telle application sous l’angle de l’accès au tribunal, Reeve c. Royaume-Uni, no 24844/94, décision de la Commission du 30 novembre 1994, DR 79-B, p. 146). La Commission a ajouté que l’enfant à naître n’est pas une « personne » au vu de l’usage généralement attribué à ce terme et du contexte dans lequel il est employé dans la disposition conventionnelle. Quant au terme « vie », et en particulier le début de la vie, il existe des « divergences de points de vue sur la question du moment où [elle] commence (...). D’aucuns estiment qu’elle commence dès la conception alors que d’autres ont tendance à insister sur le moment de la nidation, sur celui où le fœtus devient « viable » ou encore sur celui où il naît vivant » (X c. Royaume-Uni, p. 260, § 12).

La Commission s’est ensuite interrogée sur le point de savoir si « l’article 2 doit être interprété : comme ne concernant pas (...) le fœtus ; comme reconnaissant au fœtus un « droit à la vie » assorti de certaines limitations implicites ; ou comme reconnaissant au fœtus un « droit à la vie » de caractère absolu » (ibidem, p. 261, § 17). Tout en ne se prononçant pas sur les deux premières hypothèses, elle a alors exclu catégoriquement la dernière interprétation eu égard à la protection nécessaire de la vie de la mère indissociable de celle de l’enfant à naître : « la « vie » du fœtus est intimement liée à la vie de la femme qui le porte et ne saurait être considérée isolément. Si l’on déclarait que la portée de l’article 2 s’étend au fœtus et que la protection accordée par cet article devait, en l’absence de limitation expresse, être considérée comme absolue, il faudrait en déduire qu’un avortement est interdit, même lorsque la poursuite de la grossesse mettrait gravement en danger la vie de la future mère. Cela signifierait que la vie à naître du fœtus serait considérée comme plus précieuse que celle de la femme enceinte » (ibidem, pp. 261-262, § 19). Cette solution fut retenue par la Commission alors que, dès 1950, quasiment toutes les Parties contractantes « autorisaient l’avortement lorsqu’il était nécessaire pour sauver la vie de la mère et que, depuis lors, les législations nationales sur l’interruption de la grossesse ont eu tendance à se libéraliser » (ibidem, p. 262, § 20).

78.  Dans l’affaire H. c. Norvège (décision de la Commission précitée) concernant un avortement non thérapeutique pratiqué contre la volonté du père, la Commission a ajouté que l’article 2 enjoint à l’Etat non seulement de s’abstenir de donner la mort intentionnellement mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie (pp. 180-181). Elle a estimé « n’avoir pas à décider du point de savoir si le fœtus peut bénéficier d’une certaine protection au regard de la première phrase de l’article 2 », sans exclure que « dans certaines conditions, cela puisse être le cas, même s’il existe dans les Etats contractants des divergences considérables quant au point de savoir si et dans quelle mesure l’article 2 protège la vie de l’enfant à naître » (p. 181). Elle a par ailleurs relevé que, dans un domaine aussi délicat, les Etats doivent jouir d’un certain pouvoir discrétionnaire et a conclu que le choix de la mère, opéré conformément à la législation norvégienne, cadrait avec celui-ci (p. 182).

79.  La Cour n’a eu que peu d’occasions de se prononcer sur la question de l’application de l’article 2 au fœtus. Dans l’arrêt Open Door et Dublin Well Woman, déjà cité, le gouvernement irlandais invoquait la protection de la vie de l’enfant à naître pour justifier sa législation relative à l’interdiction de diffuser des informations concernant l’interruption volontaire de grossesse pratiquée à l’étranger. Seule reçut une réponse la question de savoir si les restrictions à la liberté de communiquer ou de recevoir les informations en cause étaient nécessaires dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, au « but légitime de protéger la morale, dont la défense en Irlande du droit à la vie (...) constitue un aspect » (arrêt précité, pp. 27-28, § 63), car la Cour n’a pas considéré pertinent de déterminer « si la Convention garantit un droit à l’avortement ou si le droit à la vie, reconnu par l’article 2, vaut également pour le fœtus » (ibidem, p. 28, § 66). Récemment, dans des circonstances similaires à celles de l’affaire H. c. Norvège précitée, à propos de la décision d’une femme d’interrompre sa grossesse et de l’opposition du père à un tel acte, la Cour a fait valoir qu’elle n’a pas « à décider du point de savoir si le fœtus peut bénéficier d’une protection au regard de la première phrase de l’article 2 telle qu’interprétée » par la jurisprudence relative aux obligations positives du devoir de protection de la vie car « à supposer même que, dans certaines circonstances, le fœtus puisse être considéré comme titulaire de droits garantis par l’article 2 de la Convention, (...) dans la présente affaire, (...) l’interruption (...) de grossesse a été pratiquée conformément à l’article 5 de la loi no 194 de 1978 », celle-ci ménageant un juste équilibre entre les intérêts de la femme et la nécessité d’assurer la protection du fœtus (décision Boso précitée).

80.  Il ressort de ce rappel jurisprudentiel que dans les circonstances examinées par les organes de la Convention à ce jour, à savoir les législations régissant l’avortement, l’enfant à naître n’est pas considéré comme une « personne » directement bénéficiaire de l’article 2 de la Convention et que son « droit » à la « vie », s’il existe, se trouve implicitement limité par les droits et les intérêts de sa mère. Les organes de la Convention n’excluent toutefois pas que, dans certaines circonstances, des garanties puissent être admises au bénéfice de l’enfant non encore né ; c’est ce que paraît avoir envisagé la Commission lorsqu’elle a considéré que « l’article 8 § 1 ne peut s’interpréter comme signifiant que la grossesse et son interruption relèvent, par principe, exclusivement de la vie privée de la mère » (Brüggemann et Scheuten précité, pp. 138-139, § 61), ainsi que la Cour dans la décision Boso précitée. Il résulte, par ailleurs, de l’examen de ces affaires que la solution donnée procède toujours de la confrontation de différents droits ou libertés, parfois contradictoires, revendiqués par une femme, une mère ou un père, entre eux, ou vis-à-vis de l’enfant à naître.

2.  Approche en l’espèce

81.  La singularité de la présente affaire place le débat sur un autre plan. La Cour est en présence d’une femme qui entendait mener sa grossesse à terme et dont l’enfant à naître était pronostiqué viable, à tout le moins en bonne santé. Cette grossesse a dû être interrompue à la suite d’une faute commise par un médecin et la requérante a donc subi un avortement thérapeutique à cause de la négligence d’un tiers. La question est dès lors de savoir si, hors de la volonté de la mère agissant dans le cas d’une interruption volontaire de grossesse, l’atteinte au fœtus doit être pénalement sanctionnée au regard de l’article 2 de la Convention, en vue de protéger le fœtus au titre de cet article. Elle suppose au préalable de se pencher sur l’opportunité pour la Cour de s’immiscer dans le débat lié à la détermination de ce qu’est une personne et quand commence la vie, dans la mesure où cet article dispose que la loi protège « le droit de toute personne à la vie ».

82.  Comme cela découle du rappel jurisprudentiel effectué ci-dessus, l’interprétation de l’article 2 à cet égard s’est faite dans un souci évident d’équilibre, et la position des organes de la Convention, au regard des dimensions juridiques, médicales, philosophiques, éthiques ou religieuses de la définition de la personne humaine, a pris en considération les différentes approches nationales du problème. Ce choix s’est traduit par la prise en compte de la diversité des conceptions quant au point de départ de la vie, des cultures juridiques et des standards de protection nationaux, laissant place à un large pouvoir discrétionnaire de l’Etat en la matière qu’exprime fort bien l’avis du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne : « Les instances communautaires doivent aborder ces questions éthiques en tenant compte des divergences morales et philosophiques reflétées par l’extrême diversité des règles juridiques applicables à la recherche sur l’embryon humain (...). Il serait non seulement juridiquement délicat d’imposer en ce domaine une harmonisation des législations nationales mais, du fait de l’absence de consensus, il serait également inopportun de vouloir édicter une morale unique, exclusive de toutes les autres » (paragraphe 40 ci-dessus).

Il en résulte que le point de départ du droit à la vie relève de la marge d’appréciation des Etats dont la Cour tend à considérer qu’elle doit leur être reconnue dans ce domaine, même dans le cadre d’une interprétation évolutive de la Convention, qui est « un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles » (voir l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31, et la jurisprudence ultérieure). Les raisons qui la poussent à ce constat sont, d’une part, que la solution à donner à ladite protection n’est pas arrêtée au sein de la majorité des Etats contractants, et en France en particulier, où la question donne lieu à débat (paragraphe 83 ci-dessous), et, d’autre part, qu’aucun consensus européen n’existe sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie (paragraphe 84 ci-dessous).

83.  La Cour observe que la Cour de cassation française, par trois arrêts consécutifs rendus en 1999, 2001 et 2002 (paragraphes 22 et 29 ci-dessus), a considéré que le principe de la légalité des peines et des délits – qui impose une interprétation stricte de la loi pénale – empêche que les faits reprochés en cas d’atteinte mortelle au fœtus puissent entrer dans les prévisions de l’article 221-6 du code pénal réprimant l’homicide involontaire « d’autrui ». En revanche, si à la suite d’une faute involontaire la mère accouche d’un enfant vivant qui décède peu de temps après sa naissance, l’auteur pourra être condamné pour homicide involontaire sur la personne du nouveau-né (paragraphe 30 ci-dessus). La première solution, en contradiction avec celle de plusieurs cours d’appel (paragraphes 21 et 50 ci-dessus), fut interprétée comme une invitation faite au législateur à combler un vide juridique ; ce fut également la position du tribunal correctionnel en l’espèce : « Le tribunal (...) ne peut créer le droit sur une question que [le législateur n’a] pu définir encore ». Le législateur français a esquissé une telle définition, en proposant la création d’un délit d’interruption involontaire de grossesse (paragraphe 32 ci-dessus), proposition de loi qui a échoué face aux craintes et incertitudes qu’une telle incrimination pouvait susciter à l’égard de la détermination du début de la vie, et aux inconvénients jugés supérieurs aux avantages de cette nouvelle incrimination (paragraphe 33 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note que, simultanément au constat répété de la haute juridiction selon lequel l’article 221-6 du code pénal n’est pas applicable au fœtus, le législateur français est en passe de réviser les lois de bioéthique de 1994, qui avaient inséré dans le code pénal des dispositions relatives à la protection de l’embryon humain (paragraphe 25 ci-dessus), et qui nécessitaient un nouvel examen face aux progrès de la science et des techniques (paragraphe 34 ci-dessus). De cet aperçu, il ressort qu’en France la nature et le statut juridique de l’embryon et/ou du fœtus ne sont pas définis actuellement et que la façon d’assurer leur protection dépend de positions fort variées au sein de la société française.

84.  Au plan européen, la Cour observe que la question de la nature et du statut de l’embryon et/ou du fœtus ne fait pas l’objet d’un consensus (paragraphes 39 et 40 ci-dessus), même si on voit apparaître des éléments de protection de ce/ces dernier(s), au regard des progrès scientifiques et des conséquences futures de la recherche sur les manipulations génétiques, les procréations médicalement assistées ou les expérimentations sur l’embryon. Tout au plus peut-on trouver comme dénominateur commun aux Etats l’appartenance à l’espèce humaine ; c’est la potentialité de cet être et sa capacité à devenir une personne, laquelle est d’ailleurs protégée par le droit civil dans bon nombre d’Etats comme en France, en matière de succession ou de libéralités, mais aussi au Royaume-Uni (paragraphe 72 ci-dessus), qui doivent être protégées au nom de la dignité humaine sans pour autant en faire une « personne » qui aurait un « droit à la vie » au sens de l’article 2. La Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine se garde d’ailleurs de définir le terme de personne et le rapport explicatif indique que, faute d’unanimité sur la définition, les Etats membres ont choisi de laisser au droit interne le soin d’apporter les précisions pertinentes aux effets de l’application de cette convention (paragraphe 36 ci-dessus). Il en est de même du Protocole additionnel prohibant le clonage humain et du Protocole relatif à la recherche biomédicale qui ne définissent pas le concept d’être humain (paragraphes 37 et 38 ci-dessus). Il n’est pas enfin sans intérêt de noter la possibilité pour la Cour d’être saisie en application de l’article 29 de la Convention d’Oviedo pour donner des avis relatifs à l’interprétation de cette convention.

85.  Quant à ce qui précède, la Cour est convaincue qu’il n’est ni souhaitable ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une « personne » au sens de l’article 2 de la Convention. Quant au cas d’espèce, elle considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le point de savoir si la fin brutale de la grossesse de Mme Vo entre ou non dans le champ d’application de l’article 2, dans la mesure où, à supposer même que celui-ci s’appliquerait, les exigences liées à la préservation de la vie dans le domaine de la santé publique n’ont pas été méconnues par l’Etat défendeur. La Cour s’est en effet demandé si la protection juridique offerte par la France à la requérante, par rapport à la perte de l’enfant à naître qu’elle portait, satisfaisait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention.

86.  A cet égard, elle observe qu’en l’absence de statut juridique clair de l’enfant à naître, celui-ci n’est pas pour autant privé de toute protection en droit français. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, la vie du fœtus était intimement liée à celle de sa mère et sa protection pouvait se faire au travers d’elle. Il en allait particulièrement ainsi dès lors qu’aucun conflit de droit n’existait entre la mère et le père, pas plus qu’entre l’enfant à naître et ses parents, mais que la perte du fœtus résultait de la négligence involontaire d’un tiers.

87.  Dans la décision Boso précitée, la Cour a estimé que, à supposer même que le fœtus puisse être considéré comme étant titulaire de droits protégés par l’article 2 de la Convention (paragraphe 79 ci-dessus), la loi italienne relative à l’interruption volontaire de grossesse ménageait un juste équilibre entre les intérêts de la femme et la nécessité d’assurer la protection de l’enfant à naître. En l’espèce, l’objet du litige concerne l’atteinte mortelle involontaire de l’enfant à naître, contre la volonté de la mère, et au prix d’une souffrance toute particulière de celle-ci ; force est de constater que leurs intérêts se confondaient. Dès lors, il appartient à la Cour d’examiner, sous l’angle de la question du caractère adéquat des voies de recours existantes, la protection dont la requérante disposait pour faire valoir la responsabilité du médecin dans la perte de son enfant in utero et pour obtenir réparation de l’interruption de sa grossesse qu’il lui a fallu subir. La requérante allègue que seul un recours de nature pénale eût été à même de satisfaire aux exigences de l’article 2 de la Convention. La Cour ne partage pas ce point de vue pour les raisons suivantes.

88.  La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, § 147), impose à l’Etat non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir par exemple L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36).

89.  Ces principes s’appliquent aussi dans le domaine de la santé publique. Les obligations positives impliquent la mise en place par l’Etat d’un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades. Il s’agit également d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, tant ceux agissant dans le cadre du secteur public que ceux travaillant dans des structures privées, et le cas échéant d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V ; Calvelli et Ciglio, arrêt précité, § 49).

90.  Si le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi (arrêt Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I), la Cour a maintes fois affirmé qu’un système judiciaire efficace tel qu’il est exigé par l’article 2 peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale. Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, « pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées » (Calvelli et Ciglio précité, § 51 ; Lazzarini et Ghiacci c. Italie (déc.), no 53749/00, 7 novembre 2002 ; voir également l’arrêt Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002-VIII).

91.  En l’espèce, en plus de la poursuite du médecin pour blessures involontaires sur la personne de la requérante qui se solda certes par l’amnistie de la contravention, dont la requérante ne se plaint pas, celle-ci disposait de la possibilité d’engager une action en responsabilité contre l’administration à raison de la faute alléguée du médecin hospitalier (voir Kress c. France [GC], no 39594/98, §§ 14 et suivants, CEDH 2001-VI). Par ce moyen, la requérante aurait eu droit à une audience contradictoire sur le fond de ses allégations de faute (Powell, décision précitée, p. 459) et à obtenir, le cas échéant, réparation de son préjudice. Une demande d’indemnisation au juge administratif avait des chances sérieuses de succès et la requérante aurait pu obtenir la condamnation du centre hospitalier au versement de dommages-intérêts. Cela résulte du constat clair auquel avaient abouti les expertises judiciaires (paragraphe 16 ci-dessus) en 1992, soit avant que l’action ne soit prescrite, sur le dysfonctionnement du service hospitalier en cause et la négligence grave du médecin, laquelle selon la cour d’appel (paragraphe 21 ci-dessus) ne traduisait cependant pas une méconnaissance totale des principes les plus élémentaires et des devoirs de sa mission qui l’aurait rendue détachable du service.

92.  L’argument de la prescription de l’action en responsabilité administrative invoqué par la requérante ne saurait prospérer aux yeux de la Cour. A cet égard, elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (voir, parmi d’autres, l’arrêt Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, § 33). Parmi ces restrictions légitimes, figurent les délais légaux de prescription qui, selon la Cour, dans les affaires d’atteinte à l’intégrité de la personne, ont « plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51).

93.  En l’espèce, un délai de prescription de quatre ans ne lui semble pas, en tant que tel, excessivement court et ce d’autant plus ici, vu la gravité du dommage ressenti par la requérante et sa volonté immédiate de poursuivre le médecin. Cependant, il ressort du dossier que le choix de la requérante se porta délibérément vers la juridiction pénale sans qu’elle fût, semble-t-il, jamais éclairée sur la possibilité de saisir la juridiction administrative. Certes, le législateur a étendu récemment ce délai à dix ans dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 (paragraphe 28 ci-dessus). Il l’a fait dans le but d’unifier les délais de prescription des actions en réparation quelle que soit la juridiction compétente, administrative ou judiciaire. Cela permet de tenir compte de l’évolution générale d’un système de plus en plus favorable aux victimes de fautes médicales dont la voie administrative apparaît à même de répondre au souci d’équilibre entre la prise en considération du dommage qu’il faut réparer et la « judiciarisation » à outrance des responsabilités pesant sur le corps médical. La Cour n’estime cependant pas que cette nouvelle réglementation puisse faire regarder l’ancien délai de quatre ans comme trop bref.

94.  En conclusion, la Cour dit que, dans les circonstances de l’espèce, l’action en responsabilité pouvait passer pour un recours efficace à la disposition de la requérante. Ce recours, qu’elle n’a pas en l’occurrence engagé auprès des juridictions administratives, aurait permis d’établir la faute médicale dont elle se plaignait et de garantir dans l’ensemble la réparation du dommage causé par la faute du médecin, et les poursuites pénales ne s’imposaient donc pas en l’espèce.

95.  Partant, à supposer même que l’article 2 de la Convention trouve application en l’espèce (paragraphe 85 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Joint au fond, à l’unanimité, les exceptions du Gouvernement tirées de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention et du défaut d’épuisement des voies de recours internes et les rejette ;

2.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

3.  Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2004.

Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions suivantes :

–  opinion séparée de M. Rozakis, à laquelle se joignent M. Caflisch, M. Fischbach, M. Lorenzen et Mme Thomassen ;

–  opinion séparée de M. Costa, à laquelle se rallie M. Traja ;

–  opinion dissidente de M. Ress ;

–  opinion dissidente de Mme Mularoni, à laquelle déclare se rallier Mme Strážnická.

L.W.
P.J.M.


OPINION SÉPARÉE DE M. LE JUGE ROZAKIS,
À LAQUELLE SE JOIGNENT M. CAFLISCH,
M. FISCHBACH, M. LORENZEN ET Mme THOMASSEN, JUGES

(Traduction)

J’ai voté avec la majorité pour le constat de non-violation de l’article 2 de la Convention en l’espèce. Etant donné toutefois que ma démarche diffère à certains égards de celle adoptée par la Grande Chambre, j’ai souhaité joindre à l’arrêt la présente opinion séparée, qui expose les points sur lesquels mon appréciation du droit s’écarte de celle de la majorité.

La Cour souligne à juste titre qu’il ressort d’un aperçu du droit interne français que la nature et le statut juridique de l’embryon et/ou du fœtus ne sont pas définis actuellement en France et que la façon d’assurer leur protection dépend de positions fort variées au sein de la société française (paragraphe 83 in fine de l’arrêt). Elle observe également – il s’agit là pour elle d’un argument de poids – que la question de la nature et du statut de l’embryon et/ou du fœtus ne fait pas l’objet d’un consensus au plan européen : « Tout au plus peut-on trouver comme dénominateur commun aux Etats l’appartenance à l’espèce humaine ; c’est la potentialité de cet être et sa capacité à devenir une personne, laquelle est d’ailleurs protégée par le droit civil dans bon nombre d’Etats comme en France, en matière de succession ou de libéralités, mais aussi au Royaume-Uni (...), qui doivent être protégées au nom de la dignité humaine sans pour autant en faire une « personne » qui aurait un « droit à la vie » au sens de l’article 2 » (paragraphe 84 de l’arrêt).

Malgré ces constats, auxquels je souscris volontiers, la Cour refuse de tirer la conclusion qui s’impose, à savoir qu’au stade actuel de l’évolution de la science, du droit et de la morale, tant en France qu’en Europe, le droit à la vie de l’enfant à naître n’est pas encore garanti. Même si l’on admet que la vie commence avant la naissance, cela ne revient pas à conférer automatiquement et inconditionnellement à cette forme de vie humaine un droit à la vie équivalent au droit correspondant d’un enfant après la naissance. Cela ne signifie pas que la société n’offre aucune protection à l’enfant à naître : ainsi qu’en attestent la législation applicable dans les Etats européens et les accords et autres documents européens pertinents, la vie de l’enfant à naître est déjà considérée comme devant être protégée. Mais d’après mon interprétation des instruments juridiques pertinents, cette protection, tout en étant conférée à un être regardé comme en étant digne, est, comme je viens de le dire, différente de celle qui est accordée à un enfant après la naissance, et bien moins ample. Il apparaît donc qu’au stade actuel de l’évolution du droit et de la morale en Europe la vie de l’enfant à naître, bien que protégée dans certains de ses aspects, ne peut être assimilée à la vie post-natale et, dès lors, ne bénéficie pas d’un droit, au sens du « droit à la vie » que protège l’article 2 de la Convention. Partant, il se pose un problème d’applicabilité de l’article 2 dans les circonstances de l’espèce.

Au lieu de parvenir à cette conclusion inévitable, dictée par le raisonnement même de l’arrêt, la majorité de la Grande Chambre opte pour une position neutre en déclarant : « la Cour est convaincue qu’il n’est ni souhaitable ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une « personne » au sens de l’article 2 de la Convention » (paragraphe 85 de l’arrêt).

Un autre aspect me paraît problématique dans le raisonnement de la majorité : malgré ses doutes manifestes ou, en tout cas, son hésitation à admettre l’applicabilité de l’article 2 en l’espèce, elle abandonne finalement sa position neutre et fonde son constat de non-violation sur l’argument selon lequel les exigences procédurales inhérentes à la protection de l’article 2 de la Convention ont été satisfaites dans la présente affaire. En employant la formule « à supposer même » relativement à l’applicabilité de l’article 2 et en liant la vie du fœtus à celle de la mère (« la vie du fœtus était intimement liée à celle de sa mère et sa protection pouvait se faire au travers d’elle (...) » – paragraphe 86 de l’arrêt), la majorité fait subrepticement passer l’aspect matériel de l’article 2 de la Convention au premier plan de l’affaire. On peut, me semble-t-il, légitimement interpréter de cette façon la position de la majorité, surtout si l’on tient compte, d’une part, de ce que l’examen du respect des garanties procédurales de l’article 2 pour déterminer s’il y a eu ou non violation présuppose l’applicabilité apparente de cette disposition (et le recours à la formule « à supposer même » ne change rien au problème si, en fin de compte, le seul vrai motif sous-jacent aux conclusions de la Cour réside dans l’hypothèse introduite par la formule) et, d’autre part, de ce que les faits de la cause ne font pas apparaître la moindre menace pour le droit à la vie de la mère justifiant de faire jouer les garanties procédurales de l’article 2 de la Convention.

Pour les motifs exposés ci-dessus, je ne puis suivre le raisonnement de la majorité et conclus qu’eu égard à l’état actuel des choses l’article 2 est inapplicable en l’espèce.


OPINION SÉPARÉE DE M. LE JUGE COSTA,
À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE TRAJA

1.  Dans cette affaire où une grossesse de presque six mois a été interrompue contre la volonté de la femme portant l’enfant à naître, par suite d’une faute commise par un médecin, notre Cour a conclu que l’article 2 de la Convention n’a pas été violé.

2.  Le raisonnement de l’arrêt est cependant prudent : il n’est pas nécessaire, dit-on, de trancher la question de l’applicabilité de cet article car, à le supposer applicable, dans les circonstances de l’espèce il n’a pas été méconnu.

3.  J’ai voté en faveur de la non-violation de l’article 2, mais j’aurais préféré que l’on dît que l’article 2 s’appliquait, même si cela ne va pas de soi. Comme je vais essayer de l’expliquer, une telle position eût peut-être été plus claire, et elle n’aurait guère d’inconvénients à mes yeux, du point de vue de la portée de l’arrêt.

4.  Il me semble d’abord que la Cour collégialement – et je pense qu’elle a réussi avec cet arrêt à éviter ce piège – n’a pas à se placer sur un plan principalement éthique ou philosophique. Elle doit s’efforcer de rester sur le terrain qui est le sien, le terrain juridique, même si le droit n’est pas désincarné et n’est pas une substance chimiquement pure, indépendante de considérations morales ou sociétales. Les opinions individuelles des juges, qu’ils les exposent ou non, comme ils en ont le droit (mais non l’obligation) en vertu de l’article 45 de la Convention, ne sont pas tenues à mon avis à la même contrainte. La présente affaire touche de près à des convictions personnelles profondes, et j’ai cru quant à moi nécessaire, et peut-être utile, de faire part de ma position ; celle-ci, on l’a déjà compris, est un peu différente de celle qu’a adoptée la majorité.

5.  Sur le plan éthique, la façon la plus naturelle d’essayer d’interpréter l’article 2 de la Convention (« le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi », en langue anglaise, « everyone’s right to life shall be protected by law ») est de se demander ce qu’est une personne (ou « everyone ») et quand commence la vie. Or il est très difficile, sur ce plan, d’avoir une réponse unanime ou commune, l’éthique étant par trop dépendante de l’idéologie de chacun. En France, le Comité consultatif national, qui mène depuis vingt ans de remarquables travaux, et qui a consacré de nombreux avis à l’embryon humain (il préfère en général parler d’embryon, à n’importe quel stade, que de fœtus), n’a pas pu trancher définitivement ces questions. C’est normal, notamment à raison de sa composition, qui a été voulue pluraliste par le président Mitterrand lorsqu’il a créé le comité. Dire que « l’embryon doit être reconnu comme une personne humaine potentielle » (premier avis du comité en 1984, confirmé par la suite) ne résout pas le problème, car un être reconnu comme potentiel n’est pas nécessairement un être, et peut-être, a contrario, n’en est pas un. Quant à la vie, et donc à son commencement, chacun s’en fait sa propre conception (voir l’avis no 5 du comité, de 1985). On pourrait seulement déduire de cette position qu’il y a peut-être un droit d’une personne potentielle à une vie potentielle, mais de la potentialité à l’effectivité il y a, pour le juriste, un pas important.

6.  Ce qui est vrai pour les instances éthiques d’un Etat comme l’Etat défendeur est vrai aussi au plan international. L’arrêt rappelle à juste titre que la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine (élaborée dans le cadre du Conseil de l’Europe et signée en 1997) ne définit pas ce qu’est une personne. On peut ajouter que la Convention d’Oviedo ne donne pas davantage une définition de l’être humain, dont elle consacre pourtant la dignité, l’identité, la primauté, l’intérêt, le bien. Et elle ne parle pas des débuts de la vie.

7.  Que l’éthique soit impuissante en l’état actuel à dégager un consensus sur les termes de personne et de droit à la vie, cela empêche-t-il que le droit les définisse ? Je ne le pense pas. Le travail du juriste, en particulier du juge, et singulièrement d’un juge des droits de l’homme, implique de dégager des notions – notions autonomes s’il le faut, notre Cour ne s’en est jamais privée – qui correspondent à des mots ou expressions figurant dans le texte de référence (pour elle, la Convention et ses Protocoles). Ce que la Cour, dès le début, a fait pour les « droits et obligations de caractère civil », la « matière pénale », le « tribunal », pourquoi ne le ferait-elle pas pour la « personne » ou le « droit à la vie » (que la Convention européenne des Droits de l’Homme ne définit pas), même s’il s’agit de concepts philosophiques et non techniques ?

8.  Et d’ailleurs, dans le domaine de l’article 2, elle l’a déjà fait, au moins pour le droit à la vie. Par exemple en imposant aux Etats des obligations positives de protection de la vie humaine. Ou bien en considérant que, dans des circonstances exceptionnelles, des actes potentiellement meurtriers de la part d’agents de l’Etat peuvent conduire au constat de violation de l’article 2. La jurisprudence a donc étendu, sinon la notion de vie, du moins celles de droit à la vie ou d’atteinte à la vie.

9.  Par contre, on ne peut pas, je crois, s’en tirer par l’échappatoire commode selon laquelle Mme Vo, qui est une personne, avait un droit à la vie (de son enfant à naître). Il est vrai que la jurisprudence a élargi la notion de victime, par exemple en admettant qu’un neveu est recevable à alléguer que l’article 2 a été violé à raison du meurtre de son oncle (arrêt Yaşa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI). Mais ici il s’agit du droit invoqué à la vie d’un enfant non né, et ce type de précédents ne peut s’appliquer au cas de la requérante que si on admet que l’enfant non né a lui-même un droit à la vie : pour qu’elle soit victime au sens de l’article 34 de la Convention, encore faut-il que Mme Vo le soit de la violation d’un droit reconnu par celle-ci, quod est demonstrandum.

10.  Il me semble précisément que la Commission et la Cour se sont déjà placées dans l’hypothèse où l’article 2 est applicable à l’enfant à naître (sans avoir affirmé pour autant que l’enfant à naître est une personne). Elles ont en effet conclu, à plusieurs reprises, que, même si elles n’avaient pas à trancher cette question d’applicabilité, il n’y avait de toute façon pas en l’espèce de violation de l’article 2, par exemple dans un cas d’interruption de grossesse conforme à la loi, « celle-ci ménageant un juste équilibre entre les intérêts de la femme et la nécessité d’assurer la protection du fœtus » (voir la décision Boso c. Italie, no 50490/99, CEDH 2002-VII, citée dans l’arrêt, mais aussi, en des termes moins nets, la décision de la Commission du 19 mai 1992 dans l’affaire, également citée, H. c. Norvège, no 17004/90, Décisions et rapports 73). Si l’article 2 avait été jugé radicalement inapplicable, il aurait été inutile – et c’est vrai aussi en l’espèce – de se poser la question de la protection du fœtus et de la violation de l’article 2 ; et de motiver de cette façon la non-violation de cette disposition.

11.  On peut se tourner vers le droit de l’Etat défendeur, non qu’il soit un modèle à imposer aux autres, mais parce qu’il est directement en cause dans la présente affaire. Or le Conseil d’Etat, dès 1990, a jugé que la loi française relative à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) (que le Conseil constitutionnel, par sa décision no 74-54 DC du 15 janvier 1975, avait déclarée non contraire à la Constitution, tout en considérant qu’il ne lui appartenait pas d’examiner sa conformité à la Convention) n’était pas incompatible avec l’article 2 de la Convention, pas plus qu’avec l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (qui stipule : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi... ») ; surtout, le Conseil d’Etat a ainsi admis sans ambiguïté, fût-ce de façon implicite, que cette loi entrait dans le champ d’application de l’article 2 (voir sa décision du 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, publiée au Recueil, p. 369, avec les conclusions de Bernard Stirn, qui l’éclairent).

12.  Soit dit en passant, cette jurisprudence, qui émane de la plus haute juridiction administrative française, montre bien, me semble-t-il, qu’une décision de notre Cour affirmant sans ambages que la « fin de vie » d’un enfant à naître ressortit au champ de l’article 2 de la Convention ne menacerait en rien, au moins dans leur principe, les législations nationales qui, dans de très nombreux pays d’Europe, admettent, sous certaines conditions bien entendu, la licéité de l’interruption volontaire de grossesse. Dans de nombreux Etats européens, ces législations ont d’ailleurs été jugées conformes à la Constitution nationale, voire à l’article 2 de la Convention. C’est ainsi ce qu’a jugé en 1983 la Cour suprême de Norvège. La Cour constitutionnelle fédérale allemande et le Tribunal constitutionnel espagnol ont également admis que le droit à la vie, tel qu’il est protégé par l’article 2 de la Convention, peut s’appliquer à l’embryon ou au fœtus (la question de savoir si c’est un droit absolu étant différente). Voilà donc des exemples de hautes juridictions pour lesquelles le droit à la vie, qu’il soit énoncé par la Convention européenne des Droits de l’Homme en son article 2 ou qu’il résulte de principes constitutionnels nationaux ayant le même contenu et la même portée, s’applique au fœtus, sans être pour autant un droit absolu. Pourquoi notre Cour devrait-elle être plus timide, elle qui revendique le rôle d’une cour constitutionnelle dans l’ordre européen des droits de l’homme ?

13.  Evidemment, en affirmant l’applicabilité de l’article 2, à la lettre ou en substance, on est conduit à se poser en toute hypothèse (et non comme avec le présent arrêt seulement dans le cas d’espèce) la question de son respect ou de sa méconnaissance. Mais, là encore, cela ne devrait pas effrayer notre Cour. Dans la décision Boso précitée, elle a mesuré la loi critiquée à l’aune du « juste équilibre ». Cela veut bien dire qu’elle serait parvenue à une conclusion opposée si l’application d’une législation autre lui était apparue comme ne ménageant pas un équilibre juste entre la protection du fœtus et les intérêts de sa mère. Potentiellement, elle contrôle donc le respect de l’article 2 dans tous les cas où la « vie » du fœtus est atteinte.

14.  De même on pourra observer que l’article 2 étant non dérogeable au sens de l’article 15 de la Convention il serait saugrenu que la Cour admît qu’il n’est pas absolu ; ou qu’il pût souffrir des limitations implicites en dehors des cas limitativement énoncés au second alinéa de l’article 2. Cela militerait en faveur d’une inapplicabilité de cet article au cas de l’enfant à naître (cas qui n’est nullement envisagé au second alinéa). Mais je ne suis pas convaincu par ce double argument. La non-dérogeabilité interdit seulement aux Etats parties, qui peuvent en vertu de l’article 15 se prévaloir d’un état de guerre ou d’un autre danger public menaçant la vie de la nation pour prendre des mesures dérogeant à la Convention, de méconnaître dans ce cas l’article 2 : mais l’hypothèse de l’atteinte portée à l’enfant à naître n’a à l’évidence rien à voir avec ce type de situations, et de circonstances exceptionnelles. Plus troublant sur le plan logique est le raisonnement fondé sur la lettre même de l’article 2. Mais, outre que la Cour a déjà franchi le pas (sans conteste, par sa décision Boso), on ne peut pas déduire avec certitude de cette lettre qu’elle prohibe clairement toute interruption de grossesse volontaire, ne serait-ce que parce que plusieurs Etats contractants ont ratifié sans problèmes apparents la Convention alors que leurs législations admettaient déjà, dans certains cas, une telle interruption. A plus forte raison faut-il tenir compte, dans le cadre d’une interprétation évolutive de l’article 2, du grand nombre de pays européens qui, dans les années 70, ont adopté des lois tolérant l’IVG tout en l’encadrant strictement.

15.  Sur le plan des effets potentiels de l’applicabilité de l’article 2, on pourra peut-être objecter à l’inverse que la présente hypothèse se distingue de l’IVG, et qu’une atteinte fatale au fœtus résultant d’une faute médicale, ou de toute autre négligence ou imprudence, est différente d’une cessation de la grossesse voulue par la mère elle-même, placée dans une situation de détresse. Autrement dit, ceux et celles qui, au nom de la liberté de la femme, défendent le principe de l’IVG pourraient craindre que la reconnaissance de l’applicabilité de l’article 2 ne menace indirectement ces législations. Il est exact que l’« amendement Garraud » mentionné dans l’arrêt, finalement retiré du débat au Parlement, a suscité en France une vive opposition, en particulier (mais pas seulement) de la part des partisans de la loi sur l’IVG, justement pour cette raison (car il visait à instituer un délit d’interruption involontaire de grossesse).

16.  Mais je ne crois pas que ces craintes soient légitimement justifiées, ne serait-ce que parce que, précisément, une femme qui perd son enfant à naître contre sa volonté et contre ses espérances de maternité est dans une situation radicalement différente de celle qui se résigne – fût-ce, pour elle aussi, dans la souffrance et dans le deuil – à demander que l’on mette fin à sa grossesse. De toute façon, ce n’est pas une décision juridique (l’applicabilité, ou non, de l’article 2 de la Convention) qui résoudra les controverses éthiques, et encore moins qui justifiera des choix politiques de société. En outre, dans la mesure où l’arrêt Vo c. France n’exige pas – et je suis d’accord – une protection pénale contre le risque de perte du fœtus, il ne plaide pas, en tout état de cause, en faveur de la pénalisation de l’interruption involontaire de grossesse.

17.  Bref, je ne vois aucune raison convaincante en droit, ni aucune considération décisive d’opportunité, qui puisse me conduire à penser que l’article 2, ici, devrait ne pas s’appliquer. Sur un plan général, je crois (comme plusieurs hautes juridictions en Europe) qu’il y a bien une vie avant la naissance, au sens de l’article 2, que la loi doit donc la protéger, et que si le législateur national considère que cette protection ne peut pas être absolue, il ne peut y déroger, particulièrement en cas d’interruption volontaire de grossesse, qu’en encadrant cette dérogation et en lui donnant une portée restrictive. Quant au cas concret de Mme Vo, les circonstances militent a fortiori en faveur de l’applicabilité de l’article 2, puisque la grossesse était de six mois (faut-il rappeler – à titre purement indicatif – qu’aux yeux de la Cour constitutionnelle fédérale allemande la vie commence au bout de quatorze jours de gestation ?), que le fœtus avait de fortes chances de naître viable et qu’enfin c’est manifestement une faute qui a mis fin à la grossesse, contre la volonté de la requérante.

18. Je n’ai rien d’autre à dire, car pour ce qui est de la non-violation de l’article 2, l’arrêt, avec quelques nuances mineures, exprime une opinion que je partage.


OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RESS

1.  L’obligation positive de la France de protéger la vie des enfants à naître contre des homicides involontaires, c’est-à-dire des actions par négligence qui peuvent causer la mort de l’enfant, ne sera remplie que s’il y a dans le droit français des procédures effectives permettant de prévenir la répétition de telles négligences. Sur ce point je ne peux pas suivre la majorité selon laquelle une seule action en responsabilité administrative devant le juge administratif (faute alléguée du médecin hospitalier) offre une protection effective et suffisante à l’enfant à naître contre des négligences médicales. Comme cela a été souligné dans l’opinion partiellement dissidente des juges Rozakis, Bonello et Strážnická dans l’affaire Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, CEDH 2002-I), des actions pour dommages matériels et même moraux ne correspondent pas dans toutes les circonstances aux intérêts de protection de la vie dans l’hypothèse d’une atteinte involontaire, surtout, comme en l’espèce, dans le cas d’une mère qui a perdu son enfant à cause de la négligence d’un médecin. Même si j’ai admis le résultat dans l’affaire Calvelli et Ciglio, qui reposait sur le fait que les requérants avaient accepté une indemnité par un règlement amiable, il y avait là quand même une procédure pénale qui ne fut pas continuée en raison de la prescription du délit.

Ce n’est pas une question de vengeance qui fait penser à la protection pénale, mais plutôt la question de la prévention. C’est en général par le droit pénal que la société met en garde de la façon la plus explicite et stricte les membres de la société et qu’elle souligne les valeurs à protéger principalement. La vie, qui est une des valeurs sinon la valeur principale de la Convention (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, §§ 92-94, CEDH 2001-II, et McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, § 147), demande en principe une protection pénale pour être suffisamment assurée et protégée. Des responsabilités pécuniaires par la voie de l’indemnisation n’entrent qu’en deuxième ligne dans cette échelle de protection. En outre, les hôpitaux et les médecins sont normalement assurés contre de tels risques, ce qui diminue encore plus la « pression » sur eux.

2.  On pourrait penser qu’une sanction disciplinaire contre un médecin peut être considérée comme équivalant à une sanction pénale dans certaines situations. Des mesures disciplinaires ont été envisagées comme une autre solution pour prévenir ces négligences dans l’affaire Calvelli et Ciglio (arrêt précité, § 51). Mais il est également clair qu’une sanction disciplinaire, aussi pénible qu’elle puisse être sur le plan professionnel, n’équivaut pas à une dévalorisation générale (Unwerturteil). Elle est soumise à des conditions tout à fait spécifiques de la profession (contrôle interne professionnel) et ne remplit pas en général les conditions de la prévention nécessaire pour une valeur aussi importante que la vie. Néanmoins, on doit se demander si dans la présente affaire une sanction disciplinaire pour une faute aussi grave aurait pu se révéler suffisante pour cette prévention. Car justement le problème est là, parce que les autorités n’ont jamais introduit une telle procédure disciplinaire contre le médecin. Pour une faute aussi grave que celle du docteur G., au moins une telle procédure disciplinaire avec une mesure adéquate aurait pu donner au corps médical le signal voulu pour prévenir la répétition de tels événements tragiques. Il ne me semble pas nécessaire de dire qu’il faut une loi pénale en France. Mais il faut en tout cas une pratique disciplinaire stricte afin de remplir les exigences d’une protection effective de la vie des enfants à naître. A mon avis il n’y avait donc pas une protection effective.

3.  Pour arriver à cette conclusion il me semble devoir constater que l’article 2 s’applique à la vie de l’enfant à naître. Je suis disposé à accepter qu’il y a des différences admissibles du niveau de protection entre l’embryon et l’enfant né. Mais cela ne mène néanmoins pas à la conclusion (voir le paragraphe 85 de l’arrêt) qu’il n’est pas possible de répondre in abstracto à la question de savoir si l’embryon à naître est une personne aux fins de l’article 2 de la Convention. Toute la jurisprudence de la Cour comme les décisions de la Commission (voir les paragraphes 75-80) reposent sur un argument « supposant que » (in eventu). Désormais, ce n’est plus une question d’économie de procédure qui nécessite d’éviter une réponse claire. En plus, le problème de la protection de l’embryon dans le cadre de la Convention ne peut pas être résolu seulement à travers la protection de la vie de la mère. L’embryon et la mère étant deux « êtres humains » différents, comme le montre cette affaire, ils ont besoin d’être protégés chacun séparément.

4.  La Convention de Vienne sur le droit des traités (article 31 § 1) demande de prendre comme base d’interprétation le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans le contexte et à la lumière de son objet et de son but. Le sens ordinaire ne peut être compris que dans l’ensemble du texte. La notion de « toute personne » (everyone) a été perçue dans l’histoire juridique comme englobant aussi l’être humain dans la phase antérieure à la naissance et, surtout, la notion de « vie » s’étend à toute vie humaine qui commence avec la conception, c’est-à-dire avec le moment où se développe une existence indépendante, et qui finit avec la mort, la naissance n’étant qu’une étape de ce développement.

La structure de l’article 2 et, en particulier, les exceptions du second paragraphe semblent indiquer que seules les personnes déjà nées sont visées et qu’en plus seules ces personnes peuvent être considérées comme porteuses des droits de la Convention. Dans le « but » de la Convention d’assurer une protection étendue, une telle argumentation ne semble pas contraignante. D’abord le fœtus peut être visé comme objet de protection, surtout dans le cadre de l’article 8 § 2 (voir l’arrêt Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 45, CEDH 2003-III). En plus, la pratique de la Commission et de la Cour contient des indications selon lesquelles l’article 2 est applicable à l’enfant à naître. Dans toutes les affaires où cette question a été tranchée, la Commission et la Cour ont développé une conception de limitation implicite ou de juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux de l’individu, soit de la mère soit de l’enfant à naître. Certes, ces considérations ont été dégagées en relation avec des réglementations concernant l’interruption volontaire de grossesse et non l’interruption involontaire. Mais il est clair que toutes ces considérations n’auraient pas été nécessaires si les organes de la Convention avaient dès le début été d’avis que l’article 2 ne pourrait pas s’appliquer à l’enfant à naître. Même si formellement la Commission et la Cour ont laissé la question ouverte, un tel édifice juridique prouve que les deux institutions étaient enclines à suivre le sens ordinaire de la « vie humaine » et aussi de « toute personne » plutôt que l’autre sens.

De même, la pratique des Etats contractants, qui ont eu quasiment tous des problèmes constitutionnels avec leur réglementation de l’avortement, c’est-à-dire de l’interruption volontaire de grossesse, montre bien que la protection de la vie humaine s’étend en principe aussi au fœtus. Les règles spécifiques pour l’avortement volontaire n’auraient pas été nécessaires si le fœtus n’avait pas eu de vie à protéger et était soumis complètement jusqu’à la naissance à la volonté illimitée de la femme enceinte. Presque tous les Etats contractants ont eu des problèmes parce que, en principe, d’après leur droit constitutionnel la protection de la vie s’étend aussi à la phase antérieure à la naissance.

5.  Il est évident que les discussions sur la protection génétique dans plusieurs des conventions récentes et aussi l’interdiction du clonage reproductif des « êtres humains » dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 3 § 2, dernier alinéa) partent de l’idée que la protection de la vie s’étend à l’être humain dans sa phase initiale. La Convention, conçue comme un instrument vivant qui doit être interprété selon les conditions actuelles de la société, doit prendre en considération un tel développement qui ne peut que confirmer le sens ordinaire d’après l’article 32 de la Convention de Vienne.

Même si on suppose que le sens ordinaire de la « vie humaine » dans l’article 2 de la Convention n’est pas tout à fait clair et se prête à des interprétations divergentes, les exigences de protection de la vie humaine demandent une protection plus étendue surtout en vue des moyens de manipulation génétique et de la production illimitée d’embryons pour des buts divers. L’interprétation de l’article 2 doit évoluer selon ces développements et exigences et permettre de répondre aux vrais dangers actuels pour la vie humaine. Une limite d’une telle interprétation dynamique doit prendre en considération la relation entre la vie née et la vie pas encore née, c’est-à-dire qu’il ne serait pas admissible de protéger le fœtus au détriment de sa mère.

6.  Le fait que plusieurs articles de la Convention contiennent des garanties qui par leur nature ne peuvent s’étendre qu’à des personnes déjà nées n’est pas un argument susceptible de mettre en cause ce résultat. En effet, si le champ d’application de ces articles par leur nature ne peut s’étendre qu’à des personnes physiques ou morales, ou à des personnes physiques déjà nées ou adultes, il n’est pas exclu que d’autres dispositions comme la première phrase de l’article 2 ne puissent pas inclure une protection de la vie dans la phase initiale de l’être humain.

7.  Il faut souligner que la présente affaire n’a rien à voir avec la réglementation de l’interruption volontaire de grossesse. Il s’agit là d’une autre question qui se distingue fondamentalement de toutes les ingérences contre la volonté de la mère dans la vie et le bien-être de son enfant. Notre affaire concerne des infractions commises par des tiers contre la vie du fœtus, sinon celle de la mère, tandis que l’avortement volontaire concerne uniquement les relations entre l’enfant et la mère et la question de la protection des deux par l’Etat. L’applicabilité de l’article 2 à la vie humaine avant la naissance peut, certes, avoir des répercussions sur la réglementation de l’interruption volontaire de grossesse, mais ces conséquences ne donnent pas un argument contre l’applicabilité de l’article 2. Au contraire.

En plus, il n’est pas nécessaire dans cette affaire de statuer sur la question de savoir quand la vie commence. On a constaté que le fœtus de la vingt et unième semaine était viable, bien que je croie que la notion de la viabilité ne peut pas limiter l’obligation positive de l’Etat de protéger l’enfant à naître contre les ingérences et les négligences des médecins.

8.  Il ne peut pas exister une marge d’appréciation pour répondre à la question de savoir si l’article 2 est applicable. Une certaine latitude est à mon avis possible dans le cadre des mesures prises pour remplir l’obligation positive découlant de l’applicabilité de l’article 2, mais on ne peut pas restreindre l’applicabilité de cet article par référence à une marge d’appréciation. La question de l’interprétation ou de l’applicabilité de l’article 2 (droit absolu) ne peut pas dépendre d’une marge d’appréciation. S’il est applicable, seule la conséquence peut être régie par une telle marge.

9.  Etant donné que l’article 2 est applicable à l’être humain dès avant sa naissance, interprétation qui me semble aussi conforme au développement de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et étant donné que la protection du fœtus contre des ingérences de tiers par négligence n’est pas suffisante en France, j’arrive à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention. Quant aux mesures spécifiques pour remplir cette obligation positive, il revient à l’Etat défendeur de les prendre, soit en adoptant des mesures disciplinaires strictes, soit en prévoyant une protection pénale (homicide involontaire).


OPINION DISSIDENTE DE Mme LA JUGE MULARONI,
À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER
Mme LA JUGE STRÁŽNICKÁ

Je ne peux pas me rallier à la conclusion de la majorité, lorsqu’elle estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention, la requérante ayant disposé de la possibilité d’engager une action en responsabilité contre l’administration à raison du fait imputé au médecin hospitalier (paragraphe 91 de l’arrêt). Faute pour elle d’avoir engagé une telle action, il n’y aurait donc pas eu violation de l’article 2.

Je suis d’accord avec la majorité quand elle soutient qu’il faut se demander « si la protection juridique offerte par la France à la requérante, par rapport à la perte de l’enfant à naître qu’elle portait, satisfaisait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention » (paragraphe 85 de l’arrêt) et quand elle rappelle que « la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, § 147), impose à l’Etat non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir par exemple L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36) » (paragraphe 88 de l’arrêt).

Cependant, je parviens à des conclusions tout à fait différentes.

Je constate qu’en décembre 1991, date à laquelle la requérante et son compagnon portèrent plainte en se constituant partie civile pour blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail de moins de trois mois commises sur l’intéressée et pour homicide commis sur son enfant, le Conseil d’Etat n’avait pas encore abandonné l’exigence d’une faute lourde pour engager la responsabilité du service hospitalier (paragraphe 57 de l’arrêt, observations du Gouvernement).

Certes, comme le relève la majorité, la requérante aurait pu essayer d’engager une action en responsabilité contre l’administration avant la prescription de celle-ci. Mais je me demande si la Cour n’exige pas trop de cette requérante, dans la mesure où la solution adoptée par la Cour de cassation dans son arrêt du 30 juin 1999, confirmée ensuite dans ses arrêts du 29 juin 2001 (assemblée plénière) et du 25 juin 2002 (paragraphe 29 de l’arrêt), était loin d’être acquise, comme en témoignent la jurisprudence en sens contraire des cours d’appel, la position des avocats généraux près la Cour de cassation et, enfin, la critique quasi unanime de la doctrine (paragraphe 31 de l’arrêt). La requérante a choisi la voie pénale en invoquant les deux seuls articles susceptibles d’être invoqués, la possibilité d’obtenir gain de cause devant le juge administratif étant douteuse. Elle nous dit qu’elle a choisi cette voie car l’instruction pénale facilite la détermination des responsabilités (paragraphe 50 de l’arrêt). Une telle explication est tout à fait logique : c’est exactement ce que font le plus souvent les justiciables dans tous les pays qui offrent la possibilité de choisir entre la voie pénale et la voie civile ou administrative.

On pourrait soutenir que le système juridique français n’offrait à la requérante, quand les tristes faits se sont déroulés, aucune voie de recours « effective ».

Admettons néanmoins que la requérante disposait d’une option entre la voie pénale et la voie administrative. Etant entendu que la victime ne peut pas prétendre à une double indemnisation du dommage subi, il me semblerait disproportionné de reprocher à la requérante le fait de ne pas avoir simultanément engagé les deux recours. De surcroît, cela ne serait pas conforme à notre jurisprudence.

Selon la jurisprudence des organes de Strasbourg, lorsque le requérant a la possibilité de choisir entre plusieurs voies de recours, l’article 35 doit être appliqué d’une manière correspondant à la réalité de la situation de l’intéressé, afin de lui garantir une protection efficace des droits et libertés inscrits dans la Convention (Allgemeine Gold- und Silberscheideanstalt A.G. c. Royaume-Uni, no 9118/80, décision de la Commission du 9 mars 1983, Décisions et rapports (DR) 32, p. 172). Le requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu’une voie de recours a été empruntée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Wójcik c. Pologne, no 26757/95, décision de la Commission du 7 juillet 1997, DR 90-B, p. 28 ; Günaydin c. Turquie (déc.), no 27526/95, 25 avril 2002 ; Anagnostopoulos c. Grèce, no 54589/00, § 32, 3 avril 2003). Par ailleurs, le plaignant doit avoir uniquement utilisé les recours à la fois accessibles et adéquats, c’est-à-dire de nature à porter remède à ses griefs (Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 11, § 19 ; Deweer c. Belgique, arrêt du 27 février 1980, série A no 35, p. 16, § 29).

Et je me permets de rappeler que, dans l’affaire Anagnostopoulos précitée, l’enjeu du litige était un montant de 15 000 drachmes (soit environ 44 euros), alors qu’il portait sur un enfant à naître dans la présente affaire.

La majorité se réfère souvent à l’arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, CEDH 2002-I). Dans cet arrêt, la Cour a dit que « si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale ». Elle a ajouté que « dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en question offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement des dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées » (§ 51).

J’estime que les différences entre les solutions offertes par les deux systèmes juridiques nationaux doivent l’emporter sur les similitudes. Dans l’affaire Calvelli et Ciglio, les requérants, respectivement père et mère d’un nouveau-né décédé deux jours après sa naissance, avaient entamé une action pénale qui prit fin avec la prescription du délit d’homicide par imprudence reproché au médecin accoucheur. Mais les requérants avaient pu citer ce dernier devant le tribunal civil après le jugement de condamnation du tribunal pénal de première instance intervenu sept ans après le décès du nouveau-né et, le procès civil pendant, ils avaient conclu un règlement avec les assureurs du médecin et de la clinique au titre du dommage subi. La Cour a reconnu que le système juridique italien prévoyait des moyens effectifs de protection des intérêts des requérants alternatifs à la voie pénale (arrêt précité, §§ 54-55), permettant ainsi à l’Etat défendeur de s’acquitter de ses obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas dans cette affaire.

Je dois avouer que, si j’avais siégé dans l’affaire Calvelli et Ciglio précitée, j’aurais sans doute partagé l’opinion partiellement dissidente des juges Rozakis, Bonello et Strážnická. A supposer que j’eusse suivi la majorité, sa conclusion ne me paraît pas pour autant transposable en l’espèce. Dans l’affaire Vo, le délai de prescription de l’action devant le tribunal administratif, à l’époque de quatre ans à compter de la consolidation du dommage, était échu quand le procès pénal a pris fin. La requérante n’a obtenu aucune réparation pour le préjudice subi, y compris en ce qui concerne la contravention de blessures involontaires commises sur sa personne, cette infraction ayant été amnistiée par une loi du 3 août 1995.

J’en conclus que la protection juridique offerte par la France à la requérante, eu égard à la perte de l’enfant qu’elle portait, ne satisfaisait pas aux exigences procédurales inhérentes à l’article 2 de la Convention.

Il est évident que, n’acceptant pas le raisonnement de la majorité qui considère que l’article 2 n’a pas été violé pour une raison procédurale et qu’il n’est donc pas nécessaire de dire si cet article est applicable, je dois expliquer le raisonnement qui me conduit à estimer que l’article 2 est applicable et qu’il a été violé.

Jusqu’à présent, si les organes de la Convention ont évité de trancher la question de l’applicabilité ou non de l’article 2 aux enfants à naître (voir les paragraphes 75-80 de l’arrêt), ils n’ont pas exclu que le fœtus puisse bénéficier d’une certaine protection au regard de la première phrase de l’article 2 (H. c. Norvège, no 17004/90, décision de la Commission du 19 mai 1992, DR 73, p. 181 ; Boso c. Italie (déc.), no 50490/99, CEDH 2002-VII).

En premier lieu, il convient de se rappeler que le travail des juges, au niveau national ou international, n’est pas toujours facile, surtout quand les interprétations possibles des textes peuvent aller dans deux sens opposés.

Les travaux préparatoires de la Convention sont muets quant à l’étendue des termes « personnes » et « vie » et quant à l’applicabilité de l’article 2 avant la naissance.

Or je constate que, depuis les années 50, les progrès de la science, de la biologie et de la médecine ont été considérables, y compris en ce qui concerne la phase antérieure à la naissance.

De son côté, la communauté politique s’interroge au niveau national et international sur la façon la plus appropriée de protéger, même avant la naissance, les droits de l’homme et la dignité de l’être humain de certaines applications de la biologie et de la médecine.

J’estime que l’on ne peut pas ignorer le grand débat mené ces dernières années au sein des parlements nationaux sur la bioéthique et sur l’opportunité de la révision ou de l’introduction de lois sur l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, en renforçant les garanties, en prohibant des techniques telles que le clonage reproductif des êtres humains et en encadrant strictement celles dont l’intérêt médical est avéré.

La Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, ouverte à la signature à Oviedo le 4 avril 1997 et entrée en vigueur le 1er décembre 1999, a, quant à elle, pour but de protéger l’être humain dans sa dignité et son identité et de garantir à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses autres droits et libertés fondamentales à l’égard des applications de la biologie et de la médecine. Elle protège la dignité de toute personne même avant la naissance et a pour souci principal d’éviter qu’aucune forme de recherche ou d’intervention ne puisse être entreprise en violation de la dignité et de l’identité de l’être humain. Cette convention, bien que très récente, ne définit pas non plus le terme de « personne » et distingue entre « personne » et « être humain », dont, à l’article 2, elle affirme la primauté comme suit : « L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science. » Quant au problème de la définition du terme de « personne », le rapport explicatif de la Direction des affaires juridiques du Conseil de l’Europe indique, au paragraphe 18, qu’« en l’absence d’unanimité, parmi les Etats membres du Conseil de l’Europe, sur la définition de [ce terme], il a été convenu de laisser au droit interne le soin éventuel d’apporter les précisions pertinentes aux effets de l’application de la présente Convention ».

Par ailleurs, j’observe que, dans cette convention, il y a sans doute des dispositions concernant la phase d’avant naissance (voir par exemple le chapitre IV – Génome humain). Notre Cour peut être saisie en application de l’article 29 de cette convention pour donner des avis consultatifs sur des questions juridiques relatives à son interprétation. Aucune restriction à cette faculté n’a été prévue par les Etats contractants de façon à limiter la compétence de notre Cour aux questions portant uniquement sur les faits qui se déroulent après la naissance.

En présence d’une série de silences ou bien de renvois, il faut tout de même donner une réponse à la requérante.

En deuxième lieu, je tiens à souligner que les juges doivent rendre une décision sur l’affaire concrète qui leur est présentée. La requête a pour objet une interruption de grossesse provoquée par la faute d’un médecin sur un fœtus qui avait entre vingt et vingt-quatre semaines, contre la volonté de la mère.

A ce propos, j’estime que l’on ne peut pas ignorer le fait que l’âge du fœtus, dans le cas d’espèce, était très proche de celui de certains fœtus ayant pu survivre, mais également le fait qu’aujourd’hui, grâce aux progrès scientifiques, on connaît presque tout d’un fœtus de cet âge : son poids, son sexe, ses dimensions exactes, ses éventuels malformations ou problèmes. S’il n’a pas encore d’existence indépendante de celle de la mère (mais dans les premières années de vie un enfant ne peut non plus survivre de façon autonome, sans l’aide de quelqu’un qui s’occupe de lui), je considère qu’il est un être distinct de sa mère.

Si la personnalité juridique n’apparaît qu’à la naissance, cela ne signifie nullement, à mon avis, que « le droit de toute personne à la vie » ne doit pas être reconnu et protégé avant la naissance. Cela me paraît d’ailleurs être un principe partagé par tous les pays membres du Conseil de l’Europe : les lois adoptées au niveau national afin de permettre l’interruption volontaire de grossesse n’auraient pas été nécessaires si le fœtus n’avait pas été considéré comme une vie à protéger. Elles représentent donc une exception à la règle de la protection de la vie des personnes, et ce même avant la naissance.

Je rappelle que de toute façon cette affaire n’a rien à voir avec la réglementation, par les lois nationales, de l’interruption volontaire de grossesse, qui a été depuis longtemps l’objet de requêtes devant les organes de Strasbourg et qui a été jugée conforme à la Convention (paragraphes 75-80 de l’arrêt).

J’estime que, comme les autres articles de la Convention, l’article 2 doit être interprété de façon évolutive afin de permettre aussi de répondre aux grands dangers actuels pour la vie humaine. Les moyens des manipulations génétiques et la possibilité d’une utilisation des résultats scientifiques en violation de la dignité et de l’identité de l’être humain l’imposent. La Cour a, de plus, souvent affirmé que la Convention est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions actuelles (voir, par exemple, Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31 ; Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A no 310, p. 26, § 71 ; Mazurek c. France, no 34406/97, § 49, CEDH 2000-II).

J’en conclus donc que l’article 2 de la Convention est applicable en l’espèce et qu’il a été violé, dans la mesure où le droit à la vie n’a pas été protégé par la loi de l’Etat défendeur.

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CEDH, Cour (grande chambre), AFFAIRE VO c. FRANCE, 8 juillet 2004, 53924/00