Cour d'appel de Paris, 17 septembre 2015, n° 14/07031

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Chronologie de l’affaire

Sur la décision

Texte intégral

Grosses délivrées RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 5 – Chambre 5

ARRET DU 17 SEPTEMBRE 2015

(n° , 7 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : 14/07031

Décision déférée à la Cour : Jugement du 17 Février 2014 – Tribunal de Commerce de PARIS – 13e chambre – RG n° 2012003987

APPELANTE

XXX

ayant son siège XXX

XXX

prise en la personne de son Président domicilié en cette qualité audit siège

Représentée par Me Florence GUERRE de la SELARL PELLERIN – DE MARIA – GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018

Assistée de Me Sylvain STAUB, avocat au barreau de PARIS, toque : K0125

INTIME

Monsieur D-E X

né le XXX à XXX

XXX

XXX

Représenté par Me Charles-Hubert OLIVIER de la SCP LAGOURGUE & OLIVIER, avocat au barreau de PARIS, toque : L0029

Assistée de Me Evelyne AVAKIAN, avocat au barreau de PARIS, toque : E0166

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 786 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 16 Avril 2015, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Monsieur Patrick BIROLLEAU, Président, chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Colette PERRIN, Présidente de chambre, magistrat rédacteur

Monsieur Patrick BIROLLEAU, Président

Madame B C, Conseillère appelée d’une autre chambre afin de compléter la Cour en application de l’article R.312-3 du Code de l’Organisation Judiciaire

Greffier, lors des débats : Monsieur Bruno REITZER

ARRÊT :

— contradictoire

— par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

— signé par Madame Colette PERRIN, Présidente et par Monsieur Bruno REITZER, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

****

Faits et procédure

La société Ogilvy & Mather est une agence de communication qui, parmi ses clients, avait la société Ford ;

M. X exerce la profession de graphiste dans le domaine de la publicité à titre indépendant sous la dénomination « Jenseb Communication » ;

A partir de 2002 et en l’absence de tout contrat écrit la société Ogilvy & Mather lui a confié l’exécution des commandes de la société Ford ;

En 2010, la société Ogilvy & Mather a informé son prestataire qu’elle n’avait aucune visibilité sur des commandes pour l’année 2011 de la part de la société Ford et a dès lors cessé de lui passer des commandes ;

Le 9 septembre 2011, M. X a invoqué une rupture des relations commerciales établies puis a assigné par exploit du 5 janvier 2012 la société Ogilvy & Mather devant le tribunal de commerce de Paris ;

Par jugement du 17 février 2014, le tribunal de commerce de Paris a :

— condamné la SAS Ogilvy & Mather à verser à titre de dommages et intérêts la somme de 75 000euros à M. X ;

— condamné la SAS Ogilvy & Mather à verser à M. X la somme de 7 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Vu l’appel interjeté par la société Ogilvy & Mather ;

Vu les conclusions en date du 20 octobre 2014 par lesquelles la société Ogilvy & Mather demande à la Cour de :

— d’infirmer le jugement entrepris ;

— dire et juger que la société Ogilvy & Mather et M. X n’étaient pas liés par une relation commerciale établie au sens de l’article L442-6-1 5° du code de commerce ;

— dire et juger que la société Ogilvy & Mather n’a pas commis de rupture brutale des relations commerciales établies ;

subsidiairement,

— dire et juger que la rupture n’était pas imputable à la société Ogilvy & Mather et que la détermination d’un préavis se heurtait à un cas de force majeure ;

infiniment subsidiairement,

— dire et juger que M. X ne justifie pas de la durée de préavis de 18 mois dont il sollicite l’indemnisation ;

infiniment subsidiairement,

— dire et juger que le tribunal a commis une erreur de calcul et limiter toute confirmation au chiffrage exact correspondant à la motivation du tribunal ;

En toute hypothèse,

— débouter M. X de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

— condamner M. X à lui payer la somme de 15 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

La société Ogilvy & Mather soutient qu’il n’existait pas de relations commerciales établies car M. X exerçait sa profession de graphiste à titre indépendant et connaissait la précarité résultant d’une part de ce type d’activité, d’autre part du fait qu’elle ne lui confiait que les commandes d’un seul client la société Ford. Elle affirme que la rupture n’a pas été délibérée de sa part mais résulte de la décision d’un tiers de ne plus lui passer de commande et constitue un cas de force majeure, cette décision présentant un caractère imprévisible et irrésistible de la part d’un tiers ;

Elle ajoute que M. X ne justifie pas de sa demande quant à la durée du préavis faute de démontrer son impossibilité à trouver de nouveaux clients ;

Elle fait observer que les premiers juges ont fixé un préavis d’un an mais ont fait un calcul erroné pour en calculer le montant.

Vu les conclusions en date du 25 mars 2015 par lesquelles M. X demande à la Cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a retenu l’existence d’une relation commerciale établie et la rupture brutale de celle-ci par la société Ogilvy & Mather ;

— de débouter la société Ogilvy & Mather de son appel, aucune force majeure ne pouvant être invoquée ;

— de confirmer la condamnation au titre de l’article 700 du code de procédure civile et d’ajouter une condamnation de la société Ogilvy & Mather à lui payer la somme de 8 000 euros ;

M. X soutient qu’il existait une relation commerciale établie dans la mesure où celle-ci s’est déroulée sans discontinuité de 2002 à 2010, soit pendant 8 ans, avec un volume d’affaires important puisqu’il représentait entre 75 et 96% de son activité, quand bien même celui-ci reposait sur un seul client de la société Ogilvy, à savoir la société Ford ;

Il fait valoir qu’à aucun moment la société Ogilvy ne l’a informé de la fin de commandes de ce client de sorte qu’il est resté dans l’attente sans pouvoir se réorganiser du fait même de la disponibilité exigée habituellement pour satisfaire ce client et estime à 18 mois la durée du préavis dont il aurait dû bénéficier ;

La Cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur l’existence d’une relation commerciale établie

Considérant que la société Ogilvy & Mather affirme que la relation commerciale n''était pas établie car M. X n’a bénéficié pendant 8 ans que des commandes d’un seul de ses clients, la société Ford, de sorte qu’il ne pouvait pas légitimement s’attendre à la stabilité de la relation ; qu’elle affirme que cette précarité est consubstantielle à la prestation de graphiste indépendant et que, dans un secteur aussi concurrentiel que celui de la publicité, le maintien d’une situation mono clientèle présentait un risque pris par M. X et dont elle ne saurait être responsable ; qu’elle indique également que la caractéristique des prestataires free lance est leur spécialisation ce qui accroit la précarité de la relation en cas de tarissement des besoins du client final ou en cas de changement de sa stratégie, ce qui a été le cas avec la société Ford ;

Considérant que M. X a été le prestataire habituel de la société Ogilvy & Mather ; qu’il importe peu qu’il ait travaillé pour un seul client de cette société en l’espèce la société Ford , ayant pour activité la création d’images, de logos, compétences dont il n’est nullement démontré qu’elles étaient limitées aux prestations propres à la société Ford, quand bien même huit années d’activité pour le compte de ce client ont pu générer une certaine spécialisation; que M. X expose d’ailleurs qu’il a dû s’adapter aux chartes graphiques des partenaires commerciaux de celle-ci, quand bien même la société Ogilvy & Mather qui avait un panel de clients diversifiés, ne lui a pas confié de prestations pour d’autres clients ;

Considérant que la société Ogilvy & Mather lui a confié des prestations pour ce seul client depuis 2002 sans aucune interruption et pour des montants qui, bien que variables d’une année sur l’autre, ont atteint un maximum de 71 860 euros en 2004 ; qu’au cours des trois dernières années, celles-ci ont été de 42 400 euros, 39 400 euros et 45 803 euros, représentant entre 75 et 96% de son résultat annuel ; que la constance de ces commandes depuis 2002 soit pendant 8 ans caractérise une relation stable et continue ; que tant la société Ogilvy & Mather que la société Ford n’ayant manifesté aucun signe d’insatisfaction, M. X était fondé à croire que cette relation commerciale allait se poursuivre ou qu’à défaut son prestataire qui ne démontre pas avoir souffert de la perte du client Ford lui assurerait des prestations autres ;

Considérant que M. X produit deux attestations dont celle de M. A, ancien chef de publicité au sein de la société Ogilvy & Mather qui atteste que « chaque tract commercial/promotionnel exigeait au moins trois semaines de développement créatif entre le brief de création et la remise des éléments à l’agence » et que «  chaque plaquette Ford Contact véhicules particuliers et véhicules utilitaires exigeait au moins 1 mois ½ de développement créatif entre le brief de création et la remise des éléments à l’agence » ; qu’il en résultait pour M. X la nécessité d’une particulière disponibilité pour lui permettre de répondre aux exigences de ce client qui sont restées constantes d’une année sur l’autre; que, si la société Ogilvy produit des attestations relativisant le nombre d’heures passées par M. X, celle de M. Y, agent d’artiste, de M. Z, graphiste, l’un estimant à 8 à 10 jours le temps nécessaire à la réalisation d’une plaquette de 12 pages, l’autre faisant état de 90 heures, alors que les notes d’honoraires de M. X visent des tracts comportant de 4 à 8 pages, ces estimations se fondent sur le nombre de pages éditées alors que le travail du graphiste ne se limite pas à un nombre de pages éditées mais repose sur un travail conceptuel préalable ;

Considérant que le 3 mai 2011, M. X a écrit « je venais aux nouvelles; Toujours pas de tracts dans les tuyaux, toujours la même logique stratégique et économique de Ford, Merci pour vos infos», démontrant ainsi ses interrogations auxquelles il n’a alors pas été fourni de réponse ; que d’ailleurs la société Ogilvy & Mather indique qu’elle ne souhaitait pas rompre la relation commerciale; que, pour autant, en laissant M. X dans l’incertitude du devenir de cette relation, la société Ogilvy & Mather s’assurait une disponibilité de son prestataire; qu’en conséquence, et si comme elle l’indique elle souhaitait garder ce prestataire, elle devait lui assurer des prestations ; qu’à défaut elle devait lui notifier la fin de leurs relations commerciales sans pouvoir invoquer la perte d’un client particulier ;

Considérant que la société Ogilvy & Mather soutient que, si l’arrêt des commandes par un client est un élément prévisible, en revanche le moment, la durée et le caractère provisoire ou définitif de la fin des commandes sont des éléments imprévisibles, irrésistibles et qui lui sont extérieurs ;

Considérant que la société Ogilvy & Mather connaissait parfaitement cet aléa propre à la vie de toute entreprise, que la perte d’un client soit temporaire ou définitive, événement dont elle a d’ailleurs minimisé les conséquences en s’organisant pour externaliser la réalisation de l’intégralité des commandes passées par ce seul client et revêtant une spécificité particulière, bénéficiant ainsi de la spécialisation acquise d’année en année par son prestataire ; qu’elle ne saurait dès lors arguer d’un événement imprévisible et de l’intervention d’un tiers puisqu’elle a organisé ses relations avec M. X en fonction de ses intérêts personnels en adoptant une stratégie économique propre au client Ford en confiant exclusivement à M. X et pendant plusieurs années l’intégralité des besoins de ce client à l’exclusion de tout autre et qu’elle ne pouvait ignorer l’aléa qui en résultait; qu’en conséquence l’absence de commandes passées par ce client, quelle qu’en soit la durée et les circonstances ne constitue pas un cas de force majeure ;

Considérant qu’il résulte de ces éléments que la société Ogilvy a entretenu une relation commerciale établie avec M. X et qu’en conséquence elle a rompu brutalement les relations commerciales avec celui-ci en ne lui signifiant aucun préavis d’une durée raisonnable afin de lui permettre de se réorganiser ;

Considérant qu’au regard des caractéristiques de celle-ci, il y a lieu de fixer à 18 mois la durée du préavis raisonnable dont aurait dû bénéficier M. X et de réformer la décision entreprise ;

Sur le préjudice

Considérant que M. X allègue d’un préjudice moral en raison de la manière dont il a été traité, la société Ogilvy & Mather ne lui ayant communiqué aucune information malgré ses demandes répétées ce qui a provoqué un état dépression ; qu’il ajoute que la société Ogilvy a effectué une prestation pour le Mondial de l’automobile en utilisant une de ses oeuvres tout en l’assurant dans le même temps qu’il n’y avait pas de commande en cours ;

Considérant que M. X expose avoir subi un préjudice matériel durant le temps du préavis dont il aurait dû bénéficier pour se réorganiser ayant assumé les charges incompressibles de son entreprise de sorte que le chiffre d’affaires est le seul élément pour apprécier sa perte ;

Considérant que la société Ogilvy était en droit de rompre sa relation commerciale avec M. X, qu’elle ait ou non perdu un de ses clients ; que, dès lors M. X ne saurait réclamer une réparation du fait de cette rupture mais seulement du fait de la brutalité de celle-ci qui a été fautive ;

Considérant que le préavis est destiné à permettre la réorganisation de l’entreprise; que s’agissant d’un entreprise personnelle, la durée du préavis a pour objet de réparer l’ensemble des préjudices, le préjudice moral lié à l’incertitude du fait de l’absence de notification du préavis et du frein ainsi donné à une réorganisation étant pris en compte dans l’appréciation de la durée raisonnable de celui-ci; qu’en revanche M. X ne saurait réclamer réparation d’un préjudice lié au fait qu’il n’a pas réussi à pallier la perte de l’activité résultant de sa relation commerciale avec la société Ogilvy; qu’il ne démontre pas que la société Ogilvy aurait utilisé son propre travail après la rupture des relations commerciales; qu’il importe peu en conséquence pour chiffrer le montant du préjudice que M. X n’ait pas produit ses chiffres d’affaires pour les années 2012 et 2013, puisque la réparation est destinée à permettre à l’entreprise de bénéficier pendant le temps du préavis de la marge brute qui a été la sienne avant la rupture sans qu’il y ait lieu de rechercher si cette réorganisation a été effective ;

Considérant que s’agissant d’un prestataire de service, il a des charges qui sont incompressibles, tels son local professionnel dédié et ses outils informatiques adaptés, qui étaient nécessaires à sa réorganisation de sorte que son préjudice doit être calculé sur sa marge brute, marge fixée avant déduction desdites charges et ne peut être chiffré au regard du bénéfice engendré par l’activité en cause ;

Considérant toutefois que seule la brutalité de la rupture est indemnisable et non les conséquence de cette rupture; que, faute de bénéficier d’un préavis, M. X s’est vu priver pendant la durée de celui-ci de la possibilité de cotiser au régime complémentaire ; qu’il s’en est suivi une suspension ; que l’octroi d’un préavis de 18 mois est dès lors de nature à pallier à cette situation en lui permettant de régler ses cotisations ; qu’il ne s’agit donc pas d’un préjudice distinct de celui réparé par le préavis ;

Considérant qu’il n’est pas démontré que l’activité de M. X ait donné lieu à des charges susceptibles d’être prises en compte ; qu’il y a lieu en conséquence de fixer le montant de sa marge brute au montant de son chiffre d’affaires ; que M. X a perçu au cours des trois dernières années d’activité pour la société Ogilvy & Mather la somme globale de 127 603 euros ( 42 400+39 400+45 803) soit une moyenne annuelle de 42 534 euros ; qu’en conséquence le montant du préavis non exécuté soit 18 mois sera fixé à la somme de 63 801 euros ; qu’il y a donc lieu de réformer le jugement quant au montant alloué ;

Sur l’article 700 du code de procédure civile

Considérant que M. X a dû engager des frais non compris dans les dépens qu’il serait inéquitable de laisser en totalité à sa charge , qu’il y a lieu de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile dans la mesure qui sera précisée au dispositif.

PAR CES MOTIFS

LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,

CONFIRME le jugement déféré sauf en ce qui concerne la durée du préavis et le montant des dommages et intérêts en résultant.

FIXE à 18 mois la durée du préavis dont aurait dû bénéficier M. X.

CONDAMNE la société Ogilvy & Mather à payer à M. X la somme de 63 801 euros à titre de dommages et intérêts.

CONDAMNE la société Ogilvy & Mather à payer à M. X la somme de 6 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

CONDAMNE la société Ogilvy & Mather aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

Le Greffier La Présidente

B.REITZER C.PERRIN

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